. 6 LA PRESSE AFFAIRES LA PRESSE MONTRÉAL SAMEDI 16 OCTOBRE 2004 llllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllllll DOSSIER IL Y A 75 ANS, LE KRACH OCTOBRE 1929, UN RUDY LE COURS Avant et après 1929, il y a eu bien d’autres krachs et corrections boursières, mais jamais le marché des actions n’aura mis aussi longtemps à s’en remettre: un quart de siècle, pas moins. On a compté six autres récessions au XXe siècle après la Grande Crise de 1929-1933, mais aucune n’aura eu son ampleur ni sa durée : une chute de 40% de la valeur du produit intérieur brut qui mettra 10 ans pour revenir à niveau. «L’industrie financière était bien moins stable durant les années 20 qu’aujourd’hui, notait dans la foulée du krach de 1987, Philip Cross, directeur d’analyse économique à Statistique Canada. En plus, elle était bien moins réglementée.» «La théorie de gestion de portefeuille n’avait pas encore été développée à l’époque, renchérit Raymond Théoret, professeur de finances à l’École des sciences de la gestion de l’UQAM. On n’a pas eu de mesure du risque avant les années 50.» La diversification est d’autant plus possible aujourd’hui que l’économie est beaucoup mieux ramifiée maintenant que durant les années 20. L’agriculture occupait alors 29% de la main-d’oeuvre au Canada contre à peine 4% de nos jours. À l’opposé, le secteur très diversifié des services employait 37% des forces actives, contre 70% aujourd’hui. Or, une économie fondée sur les services connaît des cycles économiques moins prononcés. Les crises de surcapacité généralisée, comme c’est le cas dans les années 30 sont désormais improbables, car les services ont cette belle propriété de ne pouvoir être stockés. «C’est le secteur de la production qui provoque les récessions», précise M. Théoret. Après quelques années de surchauffe et d’investissements excessifs, l’économie avait déjà commencé à décliner dans les mois qui ont précédé le krach de 1929. 1987 : grand krach, petite crise En revanche, avant celui du 19 octobre 1987 où le Dow Jones s’était affaissé de 22,6%, l’économie était toujours en pleine croissance, sans surchauffe. Deux ans après, le Dow Jones aura d’ailleurs regagné les sommets qui l’avaient précédé. Il se sera purgé des effets de la spéculation causée par les émissions colossales de junk bonds, ces titres à hauts risques qui promettaient aux détenteurs des rendements hors norme. La récession n’est au rendez-vous qu’en 1990 et durera moins d’un an. La corrélation entre la Bourse et l’économie restera difficile à saisir. «Le lien entre les marchés financiers et l’économie est d’ordre comportemental dans une large mesure, explique Philip Cross. Il n’est pas bien compris par les économistes et les statisticiens.» Au Canada, la tempête boursière d’octobre 1987 coûte 11,3% au marché boursier torontois, la moitié exactement de la purge new-yorkaise. Mais la Bourse de la Ville reine met plus de six ans à s’en remettre. L’explication se résume en un nom: John Crow. Sa politique monétaire dogmatique en tant que gouverneur de la Banque du Canada faisait grimper indûment le loyer de l’argent. Le dollar canadien s’est apprécié artificiellement face au billet vert, «au moment où les entreprises faisaient des pieds et des mains pour s’adapter aux nouvelles conditions de marché créées par l’entrée en vigueur de l’Accord de libre-échange avec les États-Unis», fait remarquer Stéfane Marion, économiste en chef adjoint à la Financière Banque Nationale. Alan Greenspan, qui était déjà aux commandes de la Fed, avait agi avec plus de doigté en sachant se montrer accommodant. L’investissement excessif Aujourd’hui comme hier, l’investissement excessif demeure une réalité périodique. Il se soigne comme autrefois au moyen de purges radicales, tant dans l’industrie par des licenciements massifs comme chez Nortel qu’en Bourse par une plongée en piqué des valeurs. Ce fut le cas aux États-Unis en 1973-1974, après un emballement pour les titres technologiques qui n’allait pas être le dernier. «Le marché baissier a fait suite à l’euphorie pour Polaroid, Xerox et les autres titres de croissance de l’époque qu’on appelait les Nifty Fifty (les 50 chouettes)», confiait en 1997 à Bloomberg Roy Neuberger, courtier à Wall Street et actif durant les krachs de 1929 et de 1987. La Bourse mettra bien du temps à s’en remettre car l’économie américaine traverse une dure récession en 1975 causée par le choc pétrolier de 1973 et une flambée générale des prix sur fond de Watergate. La techno-bulle qui a ballonné les marchés boursiers à la fin des années 90 témoigne aussi des dégâts qui font suite aux investissements excessifs accapareurs de bénéfices. Son éclatement aura cependant été suivi seulement par un ralentissement de la croissance économique au Canada et par une très faible récession aux États-Unis, la plus légère en fait depuis la Grande Crise. En outre, le choc externe causé par les attentats du 11 septembre aura paralysé l’économie américaine et freiné les exportations canadiennes pendant un mois. Ses stigmates sur les marchés boursiers perdureront longtemps, par contre, en particulier sur la Bourse NASDAQ. Une politique monétaire différente Outre la diversification des portefeuilles et de l’économie, la conduite de la politique monétaire s’est beaucoup raffinée pour limiter l’amplitude des cycles économiques, même si La Bourse de Montréal s’affaisse aussi RUDY LE COURS PHOTO ARCHIVES LA PRESSE L’effet de levier Les bulles de spéculation partagent toutes le même outil financier qui prend des formes différentes, selon les époques. C’est l’effet de levier. Voici sa mécanique dans les comptes sur marge proposés alors par les maisons de courtage : avec 200 $ comptants, on vous en avance 800. Vous achetez pour 1000$ d’actions que vous pourrez revendre bientôt 1200 $ puisqu’on vous baratine que le marché ne cesse de grimper. Profit de l’opération : 200 $, soit un rendement, 20 % sur 1000 $, mais de 100 % pour vous qui vous retrouvez avec 400 $ de valeur sur papier. Si vous avez la sagesse de vous retirer du marché, bravo! l’effet de levier vous a enrichi. Mais vous êtes l’exception. La plupart des spéculateurs, éblouis par leur sagacité, sont convaincus qu’ils peuvent faire mieux encore. Quand les marchés se mettent à culbuter et que leurs actions valent moins que les 800$ avancés par la banque ou la maison de courtage, on demande aux détenteurs DOW JONES 381,17 Dow Jones 8 JUIL. 1932 DOW JONES 41,32 89,16 % KRACH DE 1929… de comptes de renflouer leur marge. Bref, non seulement, ont-ils perdu leurs 200 $, mais ils devront avancer d’autres dollars dans l’espoir de les récupérer. Jusqu’en 1928, les banques canadiennes et les maisons de courtage ont exigé seulement 10 % de comptant pour un compte sur marge. En 1928, quand la bulle spéculative s’approchait de son ballonnement critique, les banques canadiennes ont porté de 10 à 35 % la couverture des comptes sur marge, pour se protéger. KRACH DE 1929 3 SEPT. 1929 En 1929, on ne parle pas de mondialisation, mais le capital ignore déjà les frontières. Montréal est alors et va rester une vingtaine d’années encore le centre financier du Canada. C’est à sa Bourse que sont négociées les actions des grandes sociétés canadiennes de l’époque : International Nickel (Inco), Montreal Power, Canadian Car et autres Canadian Pacific ou Dominion Bridge. En tout, un peu plus d’une centaine de titres. Les plus fortes de ces capitalisations sont aussi cotées à New York et à Londres où se font l’essentiel des transactions sur leurs titres d’ailleurs. Quand la Bourse de New York se met à chanceler, celle de Montréal trébuche vite aussi. «La Bourse subit une autre chute», lit-on à la une de l’édition d’après-midi de La Presse du mardi noir 29 octobre. Dans ses pages financières, un long titre en italique imitant les rubans téléscripteurs des parquets donne la mesure des dégâts : «Les stocks s’écrasent en Bourse locale – N.Y. dégringole». «Les pertes causées par la chute d’hier et d’aujourd’hui sont incalculables, y lit-on. Nombre de gens, considérés comme riches il y a quelques jours sont maintenant dans le complet dénuement. Les profits accumulés sur le papier ont disparu en un tour de main et les spéculateurs restent pantelants.» Ces spéculateurs, à l’époque on appelait un chat un chat, affluent Sommet du cycle : Creux : Ampleur de la correction : Retour au sommet : Temps de récupération : 381,17 le 3 septembre 1929 41,32 le 8 juillet 1932 89,16 % 382,73 le 23 novembre 1954. 25 ans , 2 mois et 82 jours Standard & Poor’s 500 Sommet d’avant chute : Creux : Ampleur de la correction : Retour au sommet : Temps de récupération : chez leurs courtiers Foster, Barrette Rupert & Low, AE Ames & Co, Royal Securities et autres Nesbitt Tomson de la rue Saint-Jacques tandis que, sur le parquet de la rue Saint-François-Xavier, les commis s’épuisent à exécuter les ordres de vente. Les comptes sur marge sont liquidés avec précipitation. «Tous les stocks sans exception ont été jetés par-dessus bord et les transactions ont pris une allure affolée», ajoute le reporter, anonyme selon l’usage en vigueur à l’époque. Brazilian Traction Light and Power Company Limited (aujourd’hui Brascan), un titre-vedette de l’époque, est des plus malmenés pour la deuxième journée d’affilée. La veille, on a appris que la Bourse du café de Rio de Janeiro avait fermé ses portes pour cause de «crise financière». À Ottawa, où des pressions s’exercent, c’est en l’absence du ministre des Finances que son bureau publie un communiqué pour tenter de calmer les esprits. «Il n’y a rien dans la situation générale du Canada qui peut justifier une panique à la Bourse, lit-on. Ce qui se passe actuellement n’est qu’une phase temporaire due à la spéculation sur marge.» La «phase temporaire» durera deux ans et demi. Selon les calculs de Charles Kindleberger, auteur de The World in Depression, la capitalisation de la Bourse locale aura fondu de 84,5 % entre son sommet de septembre 1929 et son creux de juin 1932, soit presque autant que les indices Dow Jones et S&P 500. Les cinq grandes perdantes NOM Inco Imperial Oil* Canadian Pacific* Montreal Power Consol. Smelters VALEUR DES ACTIONS Sommet 72,50 $ 41,75 $ 265,00 $ 180,00 $ 575,00 $ Creux 4,00 $ 7,88 $ 8,50 $ 20,88 $ 25,00 $ PERTE DE CAPITALISATION 940 millions 895 millions 790 millions 285 millions 279 millions * La loi 101 n’était pas en vigueur 31,83 le 6 septembre 1929 4,41 le 8 juillet 1932 86,15 % 32,00 le 22 septembre 1955 26 ans et 16 jours Source : A.B. Jamieson; Chartered Banking in Canada. … À 1954 .