ENTREPRISE ET PATRIOTISME ÉCONOMIQUE <D L'Harmattan, 2008 5-7, rue de ('Ecole polytechnique; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com di tTusion. harmattan (il wanadoo. fr harmattan I ({(wanadoo. tiISBN: 978-2-296-06674-8 EAN : 9782296066748 Sous la direction de Georges VIRASSAMY UNIVERSITÉ DES ANTILLES ET DE LA GUY ANE FACULTÉ DE DROIT ET D'ÉCONOMIE DE MARTINIQUE ENTREPRISE ET PATRIOTISME ÉCONOMIQUE Travaux du C.E.RJ .D.A. (Centre d'Etudes et de Recherches Juridiques en Droit des Affaires) Volume 8 Colloque organisé le JO novembre 2007 L' Harmattan LES TRAVAUX DU CERJDA: Volume I : Droit et pratiques syndicales en matière de conflit collectif du travail, l'Harmattan, 2002. Volume 2: L'entreprise et l'illicite, l'Harmattan, 2003. Volume 3: L'entreprise insulaire: moyens et contraintes, l'Harmattan, 2004. Volume 4: L'entreprise et la commande publique, l'Harmattan, 2005. Volume 5 : L'entreprise face au bicentenaire du Code civil, l'Harmattan, 2006. Volume 6: L'entreprise confrontée aux risques naturels, l'Harmattan, 2007. Volume 7: L 'entreprise face à l'éthique du profit, l'Harmattan, 2008. Volume 8 : Entreprise et patriotisme économique, l'Harmattan, 2008. Volume 9 : La notation d'entreprises, l'Harmattan, à paraître A VANT-PROPOS La mondialisation est désormais un phénomène bien connu qui affecte très largement l'activité des entreprises. Elle s'est traduite par de nombreuses délocalisations préjudiciables à l'emploi et à l'aménagement du territoire, les entreprises souhaitant très logiquement s'implanter dans des lieux offrant des coûts de production moins élevés. Elle s'est également traduite par la circulation des hommes, essentiellement des cadres, ces expatriations faisant généralement suite au déplacement des entreprises. S'y ajoute une circulation de plus en plus massive de capitaux qui a cette conséquence que des entreprises nationales passent ou risquent de passer sous contrôle étranger. L'apparition plus récente des fonds souverains, dont la puissance financière est annoncée comme devant dépasser les 12.000 milliards de dollars dans les années prochaines, aggrave cette tendance. On comprend dès lors que la plupart des pays soient tentés de protéger leurs entreprises, la différence entre eux portant surtout sur la méthode et le vocabulaire. En France, y compris parmi les plus hautes autorités de l'Etat, on fait référence au patriotisme économique pour justifier la résistance à la prise de contrôle d'entreprises françaises prestigieuses. D'autres pays européens, tel l'Allemagne ou la Russie, sans s'y référer expressément, ont aussi adopté des mesures de préservation de leurs entreprises ou de secteurs de leur économie. Cette préoccupation est ou tend à devenir générale. La difficulté tient à la légalité des procédés employés, que ce soit au regard des règles de liberté du commerce posées par l'Organisation mondiale du commerce (OMC), ou par rapport à celles du droit communautaire (liberté d'établissement et liberté de circulation des capitaux.. .). Il reste qu'au-delà de la légalité discutée du patriotisme économique, il est incontestable qu'aucun pays, quel qu'il soit, ne peut accepter que certains domaines ou secteurs économiques passent sous contrôle étranger, mettant ainsi en jeu sa sécurité ou son indépendance. Qu'il me soit permis de remercier tous ceux qui rendent chaque année possibles nos travaux: le Conseil Général et le Conseil Régional de la Martinique, le Conseil scientifique de l'Université des Antilles et de la Guyane, la société d'embouteillage de l'eau minérale de Didier, l'Imprimerie Berger Bellepage, la SOMADICOM, la SNEMBG, Caresses Antillaises, la Roseraie Serge BURNET et les membres du CERJDA : Madame Corinne BOULOGNE- y ANG-TING, Maître de conférences, Mesdemoiselles Chantal MEZEN, Jacqueline de PERCIN, Katia REGIS, Ater, Monsieur Anthony GUlGNOT et Mademoiselle Manuéla ERIMEE, allocataires-mon iteurs. Georges VIRASSAMY Directeurdu CERJDA Présidentde l'Universitédes Antilles et de la Guyane RAPPORT D'OUVERTURE LA GUERRE ÉCONOMIQUE: UNE AUTRE FORME DE GUERRE? Georges VIRASSAMY Professeur agrégé des Facultés de droit Doyen honoraire de la Faculté de droit et d'économie de la Martinique Directeur du Centre d'Etudes et de Recherches Juridiques en Droit des Affaires (CERJDA) Président de l'Université des Antilles et de la Guyane Les échanges internationaux reposent ,actuellement sur des traités bien connus: traité constitutif de l'Union européenne, traité de l'Alena unissant essentiellement les Etats-Unis d'Amérique, le Canada et le Mexique, et le MERCOSUR, dont le champ d'application englobe bon nombre d'Etats d'Amérique latine. Ces alliances économiques ou économiques et politiques régionales tiennent nécessairement compte des règles fixées par l'Organisation Mondiale du Commerce (OMC) en matière de liberté du commerce. En conséquence, une première analyse du commerce mondial peut conduire à l'apparence d'un système apaisé et policé. Les critères d'échanges sont le prix et la qualité des produits ou des services dans un cadre de liberté des échanges, auxquels s'ajoutent de plus en plus fréquemment il est vrai des considérations éthiques ou des préoccupations environnementales l, Dans ces conditions, s'interroger sur le point de savoir si la guerre économique ne serait pas une autre forme de guerre ne pourrait-il pas, dans le meilleur des cas, être le signe d'un esprit particulièrement belliqueux ou conflictuel? Tel n'est pas le cas, car l'observation de la réalité quotidienne du monde des affaires ne peut laisser indifférent même le plus distrait des observateurs: sous des apparences paisibles et policées ne se donne même plus la peine de se cacher une lutte désormais féroce pour la conquête de positions commerciales, fort peu en rapport avec l'analyse des familiers de la théorie des stades. On sait que pour les tenants de cette théorie, l'humanité aurait connu plusieurs stades de développement passant des peuples barbares assez fréquemment en guerre les uns contre les autres à une époque plus civilisée sous l'effet du développement du commerce. Adam SMITH, dans son célèbre ouvrage sur la 1 Voir S. GRANDVUILLEMlN, Commerce équitable: comment réguler un marché alterfnatif? 1. C. P. 2008, éd., E et A, 2604. - G. VlRASSAMY, Les aspects juridiques du commerce équitable, in L'entreprise face à l'éthique du profit, travaux du CERJDA, vol., 7, L'Harmattan, 2008, p. 151. 10 Entreprise et patriotisme économique richesse des nations2, voulait voir dans le libre-échange un jeu à somme positive qui expliquerait l'apparition de ces richesses. Cette analyse postulait par conséquent les valeurs pacificatrices du commerce3. Elle semblait être partagée à cette époque puisqu'on la retrouve dans une formule de Montesquieu pour qui « l'effet naturel du commerce est de porter à la paix »4. On la retrouve également chez l'Abbé Antonio GENOVESI, dans ses célèbres Lezioni. Il invoquait deux raisons pour expliquer que la paix était un effet du commerce. « Premièrement, parce que la Guerre et le Commerce sont choses aussi diamétralement opposées que le mouvement et le repos; de sorte que là où l'on aime le Commerce, il n'est pas possible que s'ensuive la Guerre, si ce n'est pour le soutien du Commerce. Deuxièmement, parce que le Commerce unit les Nations par des intérêts réciproques, lesquels ne peuvent subsister que dans la paix commune» 5. Le commerce étant facteur de prospérité et assurant une vie tranquille et réglée, il éloigne de toute querelle et dérèglements ses bénéficiaires, de sorte que passer de la guerre au commerce, ce n'était pas seulement passer de la sauvagerie primitive à la politesse des mœurs, mais c'était aussi passer d'une vie républicaine cruelle et austère à la douceur de la vie moderne qui recueillait enfm les beaux fruits du commercé. Près de trois siècles plus tard, il est toutefois permis de s'interroger sur la pertinence de l'observation. On relèvera en effet en premier lieu, que si lien il y a entre commerce et paix, c'est que le commerce a besoin de paix ou d'apaisement pour prospérer ou se développer, alors qu'à l'inverse, la guerre ou les tensions internationales conduisent au renchérissement des matières premières stratégiques (énergie...) et par suite au ralentissement des échanges internationaux. En second lieu, il doit être souligné que bien que le commerce se soit largement développé depuis l'époque des lumières, cela n'a nullement empêché les guerres entre Etats, 2 Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations, 1776. - Sur Adam SMITH, voir les analyses de H. DENIS, Histoire de la pensée économique, Puf., 2e éd., 2008, p. 211 et s. - G. DELEPLACE, Histoire de la pensée économique, Dunod, 2e éd., 2007, p. 49 et s. 3 B. CARA YON, Patriotisme économique. De la guerre à la paix économique, éd., du Rocher, 2006, p. 25. - Voir également, plutôt dubitatif, M. DECAILLOT, Après le marché, l'équité démocratique, in Marchés et démocratie, sous la dir. de J.-c. DELAUNAY et B. FREDERICK, éd., 2007, p. ISO et s. 4 De l'esprit des lois, Livre XX, Chapitre II. 5 A. GENOVESI, Lezioni, l, 19,7, cité par Ph. AUDEGEAN, Des leçons sur le sucre et le cacao,' Antonio GENOVESI, premier professeur d'économie, in Généalogie des savoirs juridiques contemporains, Bruylant, 2007, p. 75 (sous la dir. de M. XIFARAS). 6 Cf. Ph. AUDEGEAN, Art. précité, p. 72 et 77. - Voir également pour la présentation et la critique de cette conception, A. O. HIRSCHMAN, La passion et les intérêts, Puf., 3e éd., 2005, spéc., p. 55 et s. La guerre économique: une autre forme de guerre? II dont deux guerres mondiales7. Autrement dit, le commerce a sans doute besoin de paix pour se développer, mais il ne peut manifestement être affirmé que l'existence de ce commerce suffit à garantir la paix8. Le reproche qui peut être adressé à cette analyse, vient de ce que l'accent n'a pas été suffisamment mis sur ce que recouvre la réalité du marché dont elle ne retient que le côté policé des règles9 et des Institutions qui sont sensées le faire vivrelO. « Et si l'économie n'était pas seulement un marché offrant des choix irifinis à des consommateurs hédonistes et égoïstes, mais aussi un champ de batailles, le théâtre de rapports de force et de stratégies collectives? ». Voilà clairement posée la question fondamentale par un observateur très attentif de la situation économique nationale et internationale II . De fait, il ne semble pas avoir été correctement perçu que le commerce est une forme de compétition qui peut, malheureusement, dégénérer en véritable affrontement ou guerre entre les entreprises en premier chef (et les Etats ensuite) pour la conquête de parts de marché, tous les moyens étant utilisés dans ce butl2. C'est pourquoi le même observateur a ainsi pu justement relever que « si les relations des marchés sont régies par le droit et que les violences militaires sont 7 Cf. FAVILLA, Le monde va bien et mal, Les Echos, 5 juin 2007, p. 20, qui observe que « toutes proportions gardées, la guerre de 1914 s'est déclarée après une longue phase de croissance économique en Europe. Cela signifie sans doute que les ressorts identitaires, que les conflits de valeurs peuvent à certains moments de l 'Histoire être beaucoup plus importants que le simple commerce. Il convient donc de leur porter une grande attention en se gardant de croire que des intérêts économiques convergents produisent nécessairement des valeurs communes ». 8 Assez curieusement, on retrouve encore cette vision pacificatrice du commerce chez des auteurs plus contemporains, comme par exemple S. PISAR, Les armes de la paix, 1919. Parfois et à l'inverse, c'est l'existence même de ce commerce qui est présentée comme facteur de guerre, voir L. FRANCART, lnfosphère et intelligence stratégique, Economica, 2002, p. 32, qui écrit que «faire la guerre rompt l'impasse des échanges existants, les supprime pour en instaurer d'autres. Empêcher la guerre suppose la capacité de restaurer ou de recréer les échanges ». 9 Voir sur ces règles, C. LUCAS DE LEYSSAC et G. PARLEANI, Droit du Marché, Puf., 2002. 10 Voir sur l'Organisation mondiale du commerce (OMC), J.-M. MOUSSERON, J. RAYNARD, R. FABRE et J.-L. PIERRE, Droit du commerce international, Litec., 2000, n° 5 et s. Il B. CARA YON, op. cit., p. 29. - Cf. René GIRARD, « si la concurrence économique est positive, elle peut aussi se transformer en guerre» (interview dans le Figaro Littéraire, 8 novembre 2007, p. 3). - Voir également, 1. FOLLOROU, La complainte du Blackberry dans les ministères, Le Monde, 20 juin 2007, qui rapporte le propos de Monsieur Alain JUILLET, haut responsable de l'intelligence économique auprès du Gouvernement français selon lequel « les risques d'interceptions sont pourtant réels, c'est la guerre économique ». 12 Cf. Annie KAHN, Les brevets sont devenus des armes sophistiquées de guerre commerciale, Le Monde, 27 février 2008, p. 13. Entreprise et patriotisme économique 12 interdites ou rigoureusement encadrées, les Etats se livrent à une véritable guerre économique })13. Sans doute cette guerre présente-t-elle par bien des aspects de notables particularités par rapport à la guerre classique. D'abord, elle n'est qu'économique en ce sens qu'il s'agit d'une guerre entre amis, une guerre sans mort visible, sans image, sans visage, où s'affrontent des armées invisibles, ces armées de l'ombre étant composées pour l'essentiel de cols blancs 14. Ensuite, cette guerre ne poursuit aucune visée territoriale ou géographique, même si la guerre économique, comme la guerre classique, tend à assurer au vainqueur la première place ou une place éminente dans la zone d'influence considérée. Cette réalité du marché semble avoir été comprise par la doctrine moderne qui a renoncé à véhiculer la vision angélique et apaisante du commerce international issue du siècle des lumières. C'est le cas par exemple d'Edward LUTTWAK, universitaire américain, promoteur de la géo-économie, qui est la synthèse du politique et de l'économique, du stratégique et du commercial, la guerre continuant pour lui mais en se déplaçant sur d'autres espaces, l'économie et l'informationI5. LUTTW AK, avec force métaphores militaires, considère ainsi que «les capitaux investis ou drainés par l'Etat sont l'équivalent de la puissance de feu; les subventions au développement des produits correspondent aux progrès de l'armement; la pénétration des marchés avec l'aide de l'Etat remplace les bases et les garnisons militaires déployées à l'étranger })16.On retrouve cette analyse, avec les mêmes métaphores militaires, chez Bernard ESAMBERT, ancien conseiller économique du Président Georges POMPIDOU, qui écrit: « il est temps de prendre la mesure de l'enjeu. Considérons l'économie mondiale: on n'y voit qu'un champ de bataille où les entreprises se livrent à une guerre sans merci. On n 'y fait pas de prisonnier. Qui tombe meurt. A l'instar de la stratégie militaire, le vainqueur s'inspire toujours de règles simples: la meilleure préparation, les mouvements les plus rapides, l'offensive sur le terrain adverse, de bons alliés, la volonté de vaincre}) 17. Le changement d'analyse ou de perspective est radical. Mais ne l'est-il pas trop? Faut-il considérer que cette présentation du commerce international relève d'un emballement excessivement guerrier de cette doctrine et qu'i! serait plus 13 Cf. B. CARAYON, op. cit., p. 25. 14 Cf. B. CARA YON, op. cil., p. 30. IS Bernard CARA YON observe qu'en relevant que même si les Etats coopèrent quotidiennement dans de multiples organisations internationales, ils restent fondamentalement antagonistes, {(Luttwak promeut le concept de géo-économie qui remplace la guerre et les conquêtes territoriales par un appui stratégique aux firmes par et pour des conquêtes commerciales» op. cit., p. 85 et 86. 16 E. LUTTW AK, The american dream en danger, O. Jacob., 1995. 17 B. ESAMBERT, La guerre économique mondiale, Paris, O. Orban, 1991, cité par CARA YON, p. 216. La guerre économique: une autre forme de guerre? 13 conforme à la réalité de nuancer le propos? La réponse à ces questions suppose de connaître quelle est précisément la réalité et pour le savoir, il n'est pas inutile de s'immerger dans la presse économique sur une année entière. Que révèle cet examen des pratiques nationales en matière de commerce international? Il confirme l'existence effective d'une véritable guerre économique (I), dont le fondement oscille entre le protectionnisme et le patriotisme économique (II). I. - LA RÉALITÉ GUERRE ÉCONOMIQUE DU COMMERCE INTERNATIONAL: UNE Avec le phénomène de la mondialisation, les échanges internationaux n'ont jamais été aussi importants, les marchés extérieurs constituant pour les entreprises des zones d'expansion qui leur permettent de compenser les faiblesses ou les ralentissements qui peuvent survenir dans leurs marchés internes. Il serait cependant à la fois inexact et exagéré de prétendre que tous les échanges internationaux se déroulent dans un contexte de guerre économique. Ainsi que cela a été observé, « s'il ne s'appuie pas sur des dispositifs publics et des méthodes illégales, cet affrontement relève de la concurrence pure et simple. La guerre économique est bien en vérité l'expression d'une compétition plus sophistiquée, mobilisant de part et d'autre, ou d'un côté seulement, une ou des puissances publiques s'affranchissant, pour les besoins de conquête, des critères de prix et de qualité des produits ou des services» 18. La notion de guerre économique suppose donc la réunion de plusieurs éléments étrangers aux critères classiques des échanges commerciaux que sont la qualité des produits et leurs prix de vente. Il s'agit en l'occurrence de la recherche de plus en plus systématique d'une intelligence des situations (A) et le recours tout aussi fréquent à une stratégie d'influence (8). A. - La recherche d'une intelligence des situations Aucun chef d'entreprise sérieux ne se hasarderait aujourd'hui à se lancer à l'international, quoique l'observation puisse également s'appliquer au marché domestique, sans avoir préalablement procédé à une étude de marché destinée à lui permettre d'évaluer la faisabilité de son projet et par suite ses chances de succès ou les risques d'échec. La recherche d'une intelligence des situations repose sur la capacité permanente et le besoin d'évaluer les situations de toute sorte qui marquent la scène internationale. Cette compréhension passe naturellement par l'analyse des différents acteurs qui peuvent intervenir dans le secteur considéré et tout d'abord les concurrentsl9. D'où le développement contemporain de ce qu'il est convenu 18 B. CARA YON, op. cU., p. 166. - Voir également, A. LAIDI, Les secrets de la guerre économique, éd., Seuil, 2004. - Ph. LAURIER, Déstabilisation d'entreprises, éd., Maxima, 2004. 19 C. DELANGHE et H. PARIS, Les nouveaux visages de la guerre, éd., Pharos, 2006, p. 273 et s. 14 Entreprise et patriotisme économique d'appeler l'intelligence économique20 comme moyen de conquête de parts de marché. Cette recherche n'a, a priori, rien d'illégitime ou d'illégal, car dans le cadre d'une compétition commerciale internationale, le succès résulte de la nécessaire combinaison de ses propres forces et qualités et de l'exploitation des faiblesses adverses. Dans une vision quelque peu idéalisée de la réalité, on pourrait affirmer que « les praticiens doivent avoir à l'esprit les limites qui séparent l'intelligence économique de l'espionnage et des actions illicites. L'intelligence économique s'arrête devant le mur du droit et de la déontologie. Un processus d'intelligence économique bien conduit doit être suffisamment prospectif et imaginatif pour anticiper les situations et détecter en temps utile l'émergence par exemple d'une technologie avant qu'elle ne soit brevetée ou protégée. C'est en ce sens que l'intelligence économique ne viole pas les secrets mais les précède car elle se situe à l'émergence des idées et des faits »21. Le commerce international révèle malheureusement une réalité dans laquelle la recherche d'une intelligence des situations peut être proche d'une pratique répréhensible sur le plan pénal. Et de fait, le droit pénal offre, selon les situations, de nombreuses possibilités de qualification d'actes relevant d'une certaine pathologie de l'intelligence économique et constitutif d'un véritable espionnage industriel22 : violation du secret des télécommunications, accès frauduleux aux systèmes de traitement automatisé de données, violation du secret professionnel, violation du secret de fabrique, violation d'un secret de défense nationale23. Mais à supposer même que l'information n'ait pas été obtenue de manière illicite, les entreprises ne s'en contentent pas toujours. Il leur faut davantage, en 20 Voir sur la définition de l'intelligence économique, B. CARAYON, op. cit., p. 153, qui y voit « l'ensemble des actions coordonnées de recherche, de traitement et de distribution, en vue de son exploitation, de l'information utile aux acteurs économiques». Voir également, E. PATEYRON, La veille stratégique, Economica, 1998. - B. BESSON et J.CI. POSSIN, Du renseignement à l'intelligence économique, Dunod, 2e éd., 2001. - L. FRANCART, Infosphère et intelligence stratégique, Economica, 2002. - J.-F. DAGUZAN et H. MASSON (sous la dir. de), L'intelligence économique. Quelles perspectives? L'Harmattan, 2004. - S. PERRINE (sous la dir. de), Intelligence économique et gouvernance compétitive, La Dac. française, 2006. - F. JAKOBIAK, L'intelligence économique, éd. d'Organisation, 2006. - E. DELBECQUE, L'intelligence économique, Puf., mai 2006. 21 B. BESSON et J.-c. POSSIN, op. cit, p. 130. - T. DU MANOIR DE JUA YE, Le droit de l'intelligence économique, Litec., 2007, p. 137 et s. 22 Voir R. EPSTEIN, L'espionnage industriel et le droit, Informateur du chef de l'entreprise, 1970, p. 70. 23 Voir sur ce point, B. BESSON et J.-c. POSSIN, op. cit., p. 131 et s. - C. VAN DEN BUSSCHE, La protection pénale contre l'espionnage des secrets d'affaires, Les Petites Affiches, n° 135, 10 novembre 1995. - G. VIRASSAMY, Les limites à l'information sur les affaires d'une entreprise, Rev. Tr. Dr. Corn., 1988, p. 179. La guerre économique: une autre forme de guerre? 15 l'occurrence du renseignement. Il faut entendre par là un élément recoupé, vérifié ou retraité qui permet à l'information brute de faire sens24. B. - Le recours à une stratégie d'influence Il ne suffit cependant pas d'avoir acquis une intelligence de la situation. Il faut encore pouvoir l'exploiter en la modifiant en sa faveur. On assiste dès lors au développement d'une stratégie d'influence qui peut avoir pour auteurs tantôt les entreprises elles-mêmes, tantôt les Etats25. Son objectif est d'amener des partenaires, des adversaires éventuels ou des acteurs neutres, au moins à ne pas s'opposer à un projet, au mieux à y coopérer, et parfois aussi à contrer l'influence d'un adversaire26. Les entreprises sont ainsi fréquemment tentées d'obtenir une décision favorable à leurs produits et services qui ne repose pas uniquement sur leur qualité et les prix offerts, mais sur l'intervention de spécialistes: les lobbyistes. Le lobbying est une stratégie d'influence qui connaît une redoutable expansion, surtout dans les marchés d'Etats ou d'entreprises publiques et même auprès de la Commission européenne27. La loi n'interdit pas ce type de pratique qui peut toutefois flirter dangereusement avec le trafic d'influence ou la corruption active sanctionnés par les articles 432-11 et 433-1 du nouveau Code pénal28. L'existence de conventions 24 Voir sur la notion de renseignement, dans ses rapports avec l'information, B. BESSON et J.-C. POSSIN, op. cit., p. 12. 25 C. REVEL, L'influence, volet offensif de l'intelligence économique, in S. PERRINE (sous la dir. de), Intelligence économique et gouvernance compétitive, La Dac. française, 2006, p. lOI et s. - Cf. 1. de CLAUS SADE, La France doit renforcer sa stratégie d'influence à l'égard de l'Union européenne, J. C. P. A, 2007, n° 13,26 mars, 2073. 26 L. FRANCART, op. cit., p. 21S. 27 J. BOESPFLUG et C. VAD CAR, Les entreprises européennes faces aux normes: mieux défendre leurs besoins et leurs intérêts, Rev. du marché commun et de l'Union européenne, 2004, n° 480, p. 466. - Voir pour un exemple de demande, Ph. RICARD, Des industriels reprochent à Bruxelles de ne pas les protéger contre le dumping, Le Monde, 5 juin 2007, p. 14. - E. LEPRINCE, Vers un « Small Business Act ii à la française pour relancer la croissance, Le Figaro, 24 juin 2007, p. 16. - Cette demande semble avoir été entendue, voir le communiqué de la Commission, CE communiqué, IP/08/I003, 25 juin 200S, J. C. P. 200S, Actualités, 46S. 28 Voir sur ces notions, W. JEANDIDIER, Droit pénal des affaires, 3e éd., 1995, n° 34. G. VERMELLE, La corruption, in L'entreprise et l'illicite, Travaux du CERJDA, vol., 2, j'Harmattan 2003, p. 41 et s. - L'illicite dans le commerce international, sous la dir. de Ph. KAHN et de C. KESSEDJIAN, Utec., 1996. - H. MATSOPOULOU, L'éthique du profit de l'entreprise en droit pénal, in L'entreprise face à l'éthique du profit, Travaux du CERJDA, vol., 7, l'Harmattan, 200S, p. 103 et s. - Il importe de tenir compte de la nouvelle loi n° 2007159S du 13 novembre 2007, relative à la lutte contre la corruption, sur laquelle voir F. STASIAK, J. C. P. 2007. éd., G, 36S. Entreprise et patriotisme économique 16 internationales ayant directement pour objet de lutter contre ce type illicite de stratégie d'influence29 ne suffit pas toujours à dissuader les entreprises d'y recourir. Mais l'Etat lui-même peut aussi céder à cette tentation de la stratégie d'influence. Monsieur Nicolas SARKOZY écrivait ainsi que « la compétitivité est certes, à la base, l'affaire des forces vives du pays, industriels, chercheurs, salariés des entreprises, mais l'Etat a la mission stratégique de créer un cadre favorable à leur réussite, d'accompagner efficacement cette dynamique par ses politiques, ses moyens, le savoir-faire de ses agents, ses capacités, enfin, d'animation territoriale, de coordination et de sécurité »30. Comment l'Etat met-il en œuvre la stratégie d'influence ainsi avouée, étant observé que la France n'a nullement le monopole de ce type de comportement? - Il peut ainsi par exemple devenir acteur de l'opération en n'hésitant pas à prendre une participation dans le capital lui conférant une minorité de blocage ou en conservant une part substantielle de titres qui lui assurent une influence réelle dans la société et qui la met à l'abri des convoitises3!. - Il peut vouloir disposer de champions nationaux (au pire européens) dans certains secteurs d'activité, tels que l'énergie32, les télécommunications33, les transports. . .34. 29 Cf. convention de l'OCDE du 17 décembre ]997 contre la corruption active d'agents publics étrangers dans le domaine du commerce international. - M. DELMAS-MARTY, L'ébauche d'un droit pénal économique européen.' de la convention interétatique au corpus juris supraétatique, in Philosophie du droit et droit économique. Quel dialogue? Mélanges en I'honneur de Gérard Farjat, éd., Frison-Roche, 1999, p. 121 et s. 30 N. SARKOZY, Préface de l'ouvrage Intelligence économique et gouvernance compétitive (sous la dir. de S. PERRINE), La Documentation Française, 2006, p. 10. 31 Voir par exemple dans l'affaire de la fusion Suez et Gaz de France, P. BRIANCON, GDF Suez sous la pesante tutelle de l'Etat français, Le Monde, 18juin 2008, p. 18. 32 C'est le sens de la fusion de GDF et SUEZ, qui en fait le n° 1 mondial de l'énergie, y compris devant le géant russe Gazprom. 33 Voir à propos du groupe de télécommunications chinois Huawei, candidat au rachat de l'entreprise américaine 3Com, projet auquel le gouvernement américain s'oppose au nom de la sécurité nationale, Marc CHERKI, Le Figaro de l'économie, 17/18 mai 2008, p. 22. 34 Voir sur ce point, S. LEON-DUFOUR, La Chine veut se doter de 50 firmes multinationales d'ici à 2010, Le Figaro, Economie, 1er décembre 2006, p. 21. - Cf. 1.-J. BOZONNET, Telecom ltalia: Rome à nouveau accusé de patriotisme économique, Le Monde, 19 avril 2007, p. 15, qui cite Romano Prodi : « personne ne souhaite interférer sur les choix, le marché a ses règles, mais il est de mon devoir de dire qu'au moins un des grands protagonistes des télécommunications doit rester italien. Ensuite, que le meilleur gagne ». Voir GD et Y. LG, Airbus choisit des européens pour ses usines, Le Figaro Economie, 20 décembre 2007, p. 22. - D. GALLOIS, Les considérations nationales pèsent sur les choix d'Airbus, Le Monde, 20 décembre 2007, p. 17. La guerre économique: une autre forme de guerre? 17 - 11peut intervenir, tantôt pour développer un secteur35, tantôt pour protéger une entreprise y compris en prenant des libertés avec les conventions internationales dont son pays est pourtant signataire36. - Il peut chercher à contrôler des secteurs ou des pans d'une économie étrangère grâce à ses fonds souverains3?, ce qui pose le problème de l'indépendance des secteurs stratégiques concernés ou de l'existence de visées qui ne seraient pas strictement commerciales ou industrielles38. La question est controversée, mais l'inquiétude face aux menées des fonds souverains est très perceptible et n'est pas nécessairement sans fondement39. 35 Voir GD, Moscou soutient son aéronautique militaire, Le Figaro, 22 août 2007, p. 19. - D. BARROUX, L'Amérique antichinoise se trompe de cible, Les Echos, 5 juin 2007, p. 20. L. OUALALOU, Brasilia tente de protéger son textile laminé par la concurrence chinoise, Le Figaro, Economie, 27 mai 2007, p. 24. - A propos du Japon, M. DE GRANDI, Le gouvernement soutient activement la recherche, Les Echos, 19 avril 2007, p. 9. 36 Commande Géante d'Eurofighter, Le Figaro Economie, 18 septembre 2007, p. 1, qui rapporte que «Al-Yamanah est à l'origine d'une controverse en Grande-Bretagne en raison de rumeurs de corruption. Soupçonné par la justice britannique d'avoir versé des commissions à des membres de lafamille royale saoudienne, BAE Systems afait l'objet d'une enquête en Grande-Bretagne, mais celle-ci a été abandonnée au nom de « l'intérêt national» fin 2006 sur décision du gouvernement britannique ». - Voir également, 1. GUISNEL, Quand Londres fait des loopings, Le Point, n° 1802,29 mars 2007, p. 57. 37 M. DAY et A. de TRICORNOT, L'essor des fonds souverains ravive les protectionnismes, Le Monde, 2 octobre 2007, Dossier économie, p. II. - C. GATINOlS, La banque américaine Morgan Stanley secourue par Pékin, Le Monde, 21 décembre 2007, p. 17. - B. B. Pékin entre chez Morgan Stanley, Le Figaro Economie, 20 décembre 2007, p. 23. - 1.P. ROBIN, Les fonds étrangers se bousculent en Allemagne qui s'en réjouit et se lamente à la fois, Le Figaro, 18 décembre 2007, p. 15. - C. DE CORBlERE, Allemagne: les grandes firmes sous contrôle étranger, Le Figaro Economie, 18 décembre 2007, p. 20. - B. PEDROLETTI, Petrochina, bras armé du gouvernement chinois dans l'énergie, Le Monde, 5 décembre 2007, p. 13. 38 A la différence des Etats membres qui n'excluent pas de réagir, d'une manière ou une autre, parfois à la demande expresse de leurs élus (Cf. M.-N. LIENEMANN, Volontarisme économique. Afin de contrer les délocalisations et les fuites de richesses, il faut des fonds souverains français, Le Monde, Mardi 5 février 2008, p. 21), la Commission européenne reste sereine (Cf. P. AVRIL, Bruxelles n'entend pas contrarier les fonds souverains, Le Figaro Economie, Jeudi 28 février 2008, p. 19). En toute hypothèse, il paraît avéré que la création de fonds souverains français ne constitue pas la réaction appropriée au regard de l'importance des fonds à mobiliser, Cf. D. PLIHON, La nationalité des entreprises et le patriotisme économique sont-ils solubles dans la mondialisation, in Le patriotisme économique à l'épreuve de la mondialisation, La revue internationale et stratégique, été 2006, spéc., p. 73. 39 Cf. P. DOCKES, qui écrit que «la propriété du capital donne des pouvoirs, le pouvoir. Le moderne finanzkapital, surtout celui des grandes banques d'affaires américaines, détient un pouvoir d'orientation et de dynamisation considérable. Il détient les leviers du processus de concentration du capital à l'échelle globale, et le bouclage macro-économique dépend de leur stratégie. Les fonds souverains qui acquièrent une fraction de la propriété des grandes entreprises industrielles américaines ou européennes peuvent obtenir le contrôle de leur stratégie, favoriser les coopérations avec leurs entreprises, voire leur acquisition et les 18 Entreprise et patriotisme économique Que faut-il en penser? Lorsque les actions de guerre économique (intelligence des situations et stratégie d'influence) sont le fait des entreprises elles-mêmes, on pourrait y voir au mieux une fâcheuse dégradation de la moralité commerciale qui s'explique par l'âpreté de la compétition. En revanche, lorsqu'elles sont le fait des Etats euxmêmes, cela change considérablement le fondement de cette guerre économique. II. - LE FONDEMENT DE LA GUERRE ÉCONOMIQUE: PROTECTIONNISME ET PATRIOTISME ÉCONOMIQUE ENTRE Les exemples cités par la presse montrent, partout dans le mondéo, l'intervention de la puissance publique en appui de l'action de ses entreprises, pour obtenir des marchés ou promouvoir leurs produits41 ou pour les défendre contre des prises de contrôle étrangères. 11est clair que ces interventions faussent le libre jeu de la concurrence ou les règles du libre échange international ou de la liberté d'investissement. Pour tenter de les justifier et les faire échapper à la qualification de protectionnisme, il est plutôt fait référence à la notion de patriotisme économique. Cela n'enlève rien à la réalité du rôle perturbateur de la puissance publique, mais le fondement de son intervention apparaît nettement plus noble et a priori moins critiquable dans ce dernier cas. Le problème est que le départ entre l'un et l'autre est malaisé, l'intervention de la puissance publique n'étant légitime que dans des secteurs d'activité stratégique. Il est incontestable que la notion de patriotisme, même accolée à l'économie, est chargée de sens ou de valeur positive, ce qui lui permet d'échapper, en première analyse, aux critiques classiquement adressées au protectionnisme. Il serait assurément réducteur d'y voir une simple défense de ce qui est français ou national42, car il se différencierait alors mal du nationalismé3 voire du banal transferts de technologie. Un espionnage industriel à la maison?» (Impérialisme d'émergence ou bienveillance souveraine? in Fonds souverains. A nouvelle crise, nouvelle solution? Sous la direction de J.-P. BETBEZE, Puf., 2008, spéc., p. 38. 40 Voir encore récemment pour la Chine, H. WANG-FOUCHER, La réglementation des opérations d'acquisition sur le marché chinois, 1. C. P. 2007. éd., E et A, 2356. 41 On sait que c'est là une attitude trop fréquente des Etats-Unis. Pourtant, l'actualité récente témoigne de ce que cela n'a rien de systématique et qu'ils pouvaient être conduits à donner la préférence à un groupe industriel étranger, et cela alors même que les contrats litigieux concernaient le domaine militaire, voir S. CYPEL, Le Pentagone préfère EADS à Boeing pour ravitailler ses avions, Le Monde, Dimanche 2 lundi 3 mars 2008, p. 13. Mais cela n'a pas duré, puisque sur action du groupe BOEING, ce contrat a été remis en cause. Voir A. RUELLO et V. ROBERT, EADSfragilisé par la remise en cause du mégacontrat des tankers américains, Les Echos, 20/21 juin 2008, p. 19. 42 Cf. la déclaration de Dominique de VILLEPIN, alors Premier ministre, du 27 juillet 2005 : « Je sais que cela ne fait pas partie du langage habituel. Mais il s'agit bien, quand la La guerre économique: une autre forme de guerre? 19 protectionnisme44. On sait en effet que ce dernier constitue une protection quasi systématique de ses produits ou de ses marchés par un pays. C'est pourquoi un auteur a préféré définir le patriotisme économique comme « une politique publique globale d'identification de nos vulnérabilités, de nos atouts, de mutualisation dans l'action. Vouloir protéger nos entreprises, ce n'est pas édifier un « mur de l'atlantique» ou une (( ligne Maginot». C'est simplement, avec méthode et en s'appuyant sur nos alliés européens, s'inspirer des dispositifs de nos concurrents »45. A s'en tenir à cette définition, le patriotisme économique serait purement défensif, face à une attitude de fermeture qui plus est irrégulière du marché adverse ou confTonté à des pratiques non conformes aux règles du commerce international. Et en conséquence, son admission est a priori nettement moins problématique. Il n'est pourtant pas certain que l'on doive retenir cette définition, car il n'est nul besoin de faire référence au patriotisme économique pour réagir face aux manquements par un Etat à ses obligations internationales. La seule absence de réciprocité, qui est la règle en matière de commerce international, justifie des mesures de protection46, voire de rétorsion47. Il faut donc chercher ailleurs la justification ou la définition du patriotisme économique. La notion de patriotisme fait classiquement appel à la fidélité et à la défense des intérêts nationaux fondamentaux d'un pays, de sorte que l'on aurait pu songer à se référer à la définition qu'en donne l'article 410 du Code pénal. Ce texte indique situation est difficile, quand le monde change, de rassembler nos forces. Rassembler nos forces, cela veut dire que nous valorisons le fait de défendre la France et ce qui est français. Cela s'appelle le patriotisme économique », cité par B. CARAYON, op. cit., p. 36. 43 Voir sur la différence entre patriotisme et nationalisme, G. DELANNOI, Sociologie de la nation, Fondements théoriques et expériences historiques, éd., Armand Colin, 1997, p.92. - Sur l'histoire du nationalisme, Voir R. GIRARDET, Le nationalisme français, Anthologie 1871-1914, éd., du Seuil, 1983. 44 Etant observé que le protectionnisme peut prendre des formes renouvelées et très diverses, Cf. D. GAMERDINGER, Les formes nouvelles ou renouvelées du protectionnisme étatique. Aspects juridiques, th. Nice, 1989. - P. CASSAGNARD, Reconsidérations théoriques des implications stratégiques et éducatives du protectionnisme, th. Bordeaux IV, 2002. 45 B. CARA YON, op. cit., p. 232. 46 La réciprocité et l'équité de traitement étant les règles de base du commerce loyal, Voir D. CARREAU et P. JULLIARD, Droit international économique, 3" éd., 2007. - P. DAILLIER, G. de LA PRADELLE et H. GHERAR1 (sous la dir de), Droit de l'économie internationale, éd., Pédone, 2004. - S. JAVELOT, La loyauté dans le commerce international, Economica, 1998, p. 22 et s. 47 Le non-respect de ces règles peut en effet conduire à des contre-mesures, voir sur cette notion, L. BOISSON DE C1-IAZOURNES, Les contre-mesures dans les relations internationales économiques, éd., Pédone, 1993. - Cf. C. STALLA-BOURDILLON et S. NUNES, La légitime défense économique.' une alternative à la non-gouvernance mondiale? Défense nationale et sécurité collective, décembre 2006, p. 65. 20 Entreprise et patriotisme économique en effet que les intérêts fondamentaux de la nation s'entendent « de son indépendance, de l'intégrité de son territoire, de sa sécurité, de la forme républicaine de ses institutions, des moyens de sa défense et de sa diplomatie, de la sauvegarde de sa population en France et à l'étranger, de l'équilibre de son milieu naturel et de son environnement et des éléments essentiels de son potentiel scientifique et économique et de son patrimoine culturel ». Pour intéressante qu'elle soit, cette définition est excessivement large, car bien peu d'activités ou d'investissements pourraient y échapper. Probablement faut-il alors considérer, en partant du patriotisme qui est l'amour de sa patrie, que le patriotisme économique consiste à défendre, non pas tout ce qui est national, mais quelques secteurs ou domaines dans lesquels les intérêts nationaux seraient compromis s'ils venaient à passer sous contrôle étranger48. Et encore faudrait-il ajouter qu'il doit s'agir d'intérêts nationaux fondamentaux ou stratégiques, entendus comme ceux relevant de la défense nationale (télécommunications...) ou de la satisfaction de besoins indispensables (énergie, eau...). Sortie de ces secteurs bien défmis, l'intervention de la puissance publique ne serait alors rien d'autre qu'un banal protectionnisme ou l'expression d'une fierté nationale mal placée. Et il est indéniable que trop souvent, c'est en raison de la menace du passage sous contrôle étranger d'une importante entreprise française par le jeu normal du droit sociétaire et boursier que cette intervention de la puissance publique a eu lieu. Mais autant le dire, en quoi le passage par exemple de Danone sous contrôle étranger met-il en cause des impératifs de sécurité nationale ou la satisfaction de besoins fondamentaux? L'intervention de la puissance publique n'est légitime et ne peut se recommander de la notion de patriotisme économique que dans le cadre limité précédemment défini. Il reste que même ainsi précisée, la question n'est pas définitivement résolue. En effet, ce qui aujourd'hui peut apparaître comme relevant d'un secteur stratégique ou participant à la satisfaction de besoins fondamentaux, peut demain, du fait de l'évolution de la technologie et de la science, en être exclu et réciproquement. Dans le même esprit, peut-être conviendrait-il de réfléchir à établir une distinction entre ce qui est structurellement stratégique ou fondamental, par opposition à ce qui ne l'est que de manière purement conjoncturelle... Ainsi compris et défini, existe-t-il une tendance au patriotisme économique en droit français? Nous tâcherons de le vérifier durant nos travaux de la matinée, puis nous consacrerons l'après-midi à nous interroger sur la légalité du patriotisme économique. 48 Cf. B. CARA YON, Patriotisme économique, action publique et marchés stratégiques, in Le patriotisme économique à l'épreuve de la mondialisation, La revue internationale et stratégique, été 2006, p. 75. - Voir également, C. HARBULOT, La légitimité du patriotisme économique, Problèmes économiques, 5 juillet 2006, p. 5, qui écrit que {(le patriotisme économique définit donc le cadre de développement d'un pays confronté aux opportunités et aux menaces des nouvelles dynamiques de puissance issues de la mondialisation des échanges ».