L`euthanasie et le débat publique - Croire

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FICHE DE LECTURE
L’euthanasie et
le débat publique
L
e 26 octobre 1994, les porte-parole de la
Conférence des évêques catholiques du Canada
(CECC) ont exposé le point de vue de la CECC au
Comité du Sénat canadien sur l’aide au suicide et
l’euthanasie. Nous présentons ici les interventions
de Mgr Marcel Gervais, membre de la Commission
des Affaires sociales, de Mgr Bertrand Blanchet,
membre du Conseil permanent de la CECC,
et du P. Ron Mercier, spécialiste de l’éthique
fondamentale et de l’éthique sociale. Nous
proposons également la position des épiscopats
français et belges sur la légalisation de
l’euthanasie (voir encadrés p. 37 et 38).
RÉSUMÉ
M
gr Gervais donne des définitions précises de
l’euthanasie active et passive, du suicide et de l’aide au
suicide. Mgr Blanchet explique que la vie est un don,
confié à l’homme et dont l’homme, à son tour, est
donateur. Le P. Mercier montre que le désir qu’a
l’homme de contrôler et de choisir le moment de sa
mort remet en question la liberté de l’individu et les
fondements de notre société.
Mgr Gervais intervient une deuxième fois pour
expliquer que la souffrance est intrinsèque à la vie,
et que l’homme devrait en redécouvrir la dimension
sociale, d’où l’importance des soins palliatifs.
Mgr Blanchet rebondit sur le fait que la mort n’est pas
une histoire personnelle, mais nous concerne tous. Il
donne alors une liste des conséquences pour la société,
et surtout pour les plus pauvres, de l’assouplissement
de la loi à l’égard de l’euthanasie et du suicide assisté.
A
PERSPECTIVES
vant cette intervention, la CECC avait transmis
au Comité du Sénat un mémoire intitulé « La vie et
la mort dans une communauté compatissante ».
Les porte-parole de la CECC reprenaient les idées
principales de ce mémoire pour présenter la réflexion
de l’Église sur les aspects éthiques, philosophiques et
pastoraux du problème.
Texte français du Secrétariat de la CECC. Titre de Questions
Actuelles. Pour les textes intégraux de ces interventions, voir
DC 1994, n° 2106, p. 1087-1090.
Définitions (Mgr Gervais)
Nous croyons, comme beaucoup de vos intervenants, à l’importance de définir d’abord
certains termes, non seulement pour éclairer
le sens de nos propos, mais aussi pour contrecarrer la désinformation qui obscurcit le débat public.
On rapporte que l’une des plus grandes
craintes des gens serait de mourir dans un
environnement dépersonnalisé, branchés
sur un appareillage technologique impuissant à guérir, mais uniquement capable de
retarder la mort. L’Église catholique considère la mort comme un phénomène naturel :
nous voudrions être très clairs sur ce point.
Nous comprenons bien les limites de la médecine et de la condition humaine, et il ne
saurait être question d’envisager le maintien
de la vie physique à n’importe quel prix.
Nous espérons que les définitions suivantes
contribueront à atténuer quelques-unes des
inquiétudes entretenues par les gens au sujet de la mort.
L’euthanasie est :
une action ou une omission qui a pour but
d’éliminer toutes les souffrances, mais qui, en
soi ou par intention délibérée, entraîne la mort
de la personne en cause. Une injection mortelle est typique de cette action, qu’on appelle
parfois « euthanasie active » ; supprimer ou
refuser un traitement médical prescrit ou approprié sans le consentement du patient serait
un exemple d’omission, qualifiée parfois – et
de façon erronée – d’« euthanasie passive ».
Nous sommes d’avis, comme beaucoup de
vos intervenants, qu’il faudrait cesser d’utiliser
ces adjectifs « active » ou « passive », qui ne
sont source que de confusion. L’expression
« euthanasie passive », en particulier, alimente
l’impression qu’il est contraire à l’éthique de
supprimer les moyens de maintenir la vie,
Juillet-Août 2001 • 35
même lorsque le traitement est vain ou quand
le prix en est disproportionné par rapport aux
bénéfices escomptés. (•) Cette interprétation
erronée contribue involontairement à apporter
de l’eau au moulin des partisans de l’euthanasie et de l’aide au suicide. Nous considérons
que le vocable « euthanasie » ne doit être utilisé qu’en référence à des actions ou omissions
dont la mort est le but, et nous rejetons l’ambiguïté d’euthanasie « active » et/ou « passive ».
le patient meurt avant son heure d’une mort
qui n’est pas naturelle. Quand on refuse ou
supprime un traitement extraordinaire, c’est la
maladie du patient qui le fait mourir; dans l’euthanasie, c’est une injection mortelle, une balle
d’arme à feu ou tout autre moyen qui le tue. La
notion d’intention est la clé qui permet de faire
la distinction entre l’euthanasie et toute autre
forme de décision de mettre fin à la vie.
Le suicide
(•) Pour d’autres
réflexions sur le
principe de la
proportionnalité,
voir p. 12 et 33
du dossier.
L’euthanasie n’est pas :
a) respecter le refus d’un traitement ou la
demande d’un patient d’y mettre fin ;
b) suspendre ou omettre un traitement
quand sa complexité est disproportionnée par
rapport aux bénéfices éventuels ;
c) administrer des analgésiques, dont on
anticipe, sans délibérément le vouloir, qu’ils
peuvent hâter la mort.
L’intention inhérente à la suppression ou au
refus d’un traitement extraordinaire ou disproportionné n’est pas de causer la mort, mais
plutôt de permettre au malade de mourir; l’euthanasie, par contre, vise à causer la mort, et
Le suicide est l’acte délibéré de se donner
la mort. La décriminalisation de la tentative
de suicide en 1973 n’a créé aucun droit légal
au suicide ; elle a simplement octroyé la liberté d’attenter à ses jours sans être passible
de poursuites criminelles. Elle n’a pas davantage sanctionné la pratique du suicide. Notre
société continue de réprouver le suicide et,
en 1986, la Commission de réforme du droit
du Canada affirmait que « le suicide demeure
un acte fondamentalement contraire à la nature humaine ».
L’aide au suicide
L’EUTHANASIE AUX PAYS-BAS
Le 10 avril 2001, le Sénat néerlandais a voté une loi
autorisant l’euthanasie, sous certaines conditions.
Les Pays-Bas devient ainsi le premier pays au monde
à la reconnaître officiellement. Même si cette loi ne
fait qu’entériner une pratique déjà en usage – 2123
cas d’euthanasie ont été officiellement répertoriés
pour la seule année 2000 – elle crée un précédent
qui relance le débat dans les autres pays. Ainsi,
la Belgique envisage de suivre cet exemple.
Peter Van Zoist, porte-parole de l’épiscopat
néerlandais, commentant ce vote, craint que
la pression sociale ne pousse des patients à recourir
à ce moyen, alors que la médecine propose des
traitements qui atténuent, voire suppriment,
la douleur. L’utilisation de ces traitements conduit
souvent le patient à renoncer à son désir de mourir.
Pour Peter Van Zoist, il est indispensable que l’Église
dialogue le plus possible avec la population
néerlandaise, plaçant chacun devant sa responsabilité
de s’informer sur les alternatives qui existent par
rapport à l’euthanasie, mais que la loi risque de
faire oublier.
Pour plus de détail, lire l’article « L’euthanasie est légalisée aux Pays-Bas »,
et l’interview de Peter Van Zoist, parus dans La Croix du 12 avril 2001.
36 • Questions actuelles
Dans l’aide au suicide, un tiers fournit les
moyens – par exemple, des médicaments – à
une personne qui veut mettre fin à ses jours.
Bien que la loi établisse une distinction entre
l’euthanasie et l’aide au suicide, il n’existe aucune différence éthique. Le tiers peut fournir
les pilules ou administrer une injection, sa
responsabilité morale demeure la même.
L’expression de « suicide avec l’aide d’un médecin » est une tentative à peine masquée
d’atténuation ou de camouflage de la nature
réelle du geste posé, puisque nous attendons
des médecins qu’ils soient soucieux de la vie
et non qu’ils l’enlèvent.
Votre Comité rendrait un signalé service
s’il clarifiait ces expressions d’usage courant.
Nous sommes inquiets que les résultats de
plusieurs sondages soient fondés sur l’idée
fausse selon laquelle les gens agoniseraient
dans la solitude ou seraient l’objet d’un
acharnement thérapeutique qu’ils n’ont
pas autorisé. Nous nous inquiétons aussi de
voir certaines personnes entretenir la confusion entre ce qui est acceptable et ce qui ne
l’est pas, afin de promouvoir l’inacceptable.
La valeur de la vie humaine
et sa nature relationnelle
(Mgr Blanchet)
Quand nous nous penchons sur la problématique de la vie, nous touchons à l’essentiel
de nos relations, de la place de la personne
dans la société et des liens qui nous unissent.
Les gens sont très souvent tentés de parler
de la vie comme d’un bien de consommation ou
comme d’une chose parmi d’autres. Une telle
perspective en dit long sur l’argumentation des
partisans de l’euthanasie ou de l’aide au suicide.
Nous croyons que la vie diffère essentiellement
des autres biens humains et que cette position
conditionne directement nos « droits » sur elle.
Dans la tradition chrétienne, cette différence
essentielle tient à l’origine divine de la vie humaine, don de l’amour de Dieu. Nous sommes
les intendants et non les maîtres de ce qui demeure toujours un don extrêmement précieux.
La vie est aussi une réalité relationnelle, un
don, certainement reçu de Dieu au sens religieux, mais aussi reçu des autres puisque nous
demeurons bénéficiaires et donateurs de la
vie. La vie n’est pas tant un bien absolu qu’un
prérequis fondamental à tous les autres biens
et tous les autres droits. Elle est la source première de toutes nos relations et, bien entendu,
de la justice qui régit la qualité des relations
entre les personnes. La justice d’une société
s’évalue par sa capacité à promouvoir et à protéger la vie de ses membres, compte tenu que
la vie constitue la base de tous les autres biens
dans la société. C’est pourquoi les traditions
juridiques, philosophiques et religieuses de
l’Occident ont mis l’accent sur la défense de la
vie contre toute agression.
De par sa nature, la vie humaine implique
interdépendance et responsabilité mutuelle
puisqu’elle est relation. À la limite, nous savons que nos efforts pour maîtriser la vie butent contre un obstacle absolu : la réalité de la
mort en soi. Pareillement, la gestion de notre
vie et la poursuite même de notre existence
dépendent fortement de la bienveillance et de
l’appui des autres. Cette dépendance remet
radicalement en question l’autonomie de l’individu. Ce concept de vie échappe inévitablement à notre contrôle tout en sollicitant
constamment notre attention ; il nous amène
LA POSITION DE L’ÉGLISE DE FRANCE
Le 4 mars 2000, suite à la publication du texte
« Fin de vie, arrêt de vie, euthanasie » (rapport
du Comité consultatif national d’éthique),
Mgr Louis-Marie Billé, président de la Conférence
des évêques de France, s’est exprimé sur la
question du droit à l’euthanasie :
(…) À propos de l’euthanasie, le Comité commence
par énoncer deux positions répandues en France :
le respect jusqu’au bout de toute vie humaine, le droit
à l’euthanasie sur demande personnelle. Constatant
leur opposition irréductible et un décalage important
entre le droit et certaines pratiques, il propose ce qui
lui apparaît comme une voie de conciliation : ne pas
dépénaliser, mais inscrire dans la loi, au nom de
la « solidarité humaine et de la compassion », une
« exception d’euthanasie », pour des cas supposés
rares et exceptionnels. Comment ne pas voir que
le compromis proposé, contrairement à ce qui est
affirmé, modifierait profondément nos règles
juridiques et représenterait une véritable acceptation
sociale de l’euthanasie ?
Le Comité reconnaît que dans toute société « la valeur
de l’interdit du meurtre demeure fondatrice ». Telle
est aussi la ferme conviction de l’Église catholique,
maintes fois réaffirmée : « Tu ne tueras pas » est
un commandement de Dieu. C’est aussi le fondement
de toute vie sociale respectueuse d’autrui, spécialement
des plus faibles et de ceux qui en viennent à douter
de la valeur de leur propre vie, surtout s’ils estiment
représenter une charge pour leur entourage. Il est de la
plus haute importance de ne pas affaiblir la force d’un
tel repère. Le droit d’une société ne peut, sans se ruiner
lui-même, faire place à toute forme d’arrangement.
Une exception juridiquement reconnue conduirait
rapidement à l’oubli progressif d’un principe jugé
cependant fondateur.
Les évêques de France savent qu’il existe pour les
malades en fin de vie des situations très éprouvantes.
Ces situations appellent à la solidarité humaine et à
la compassion. Encore faut-il s’entendre sur les termes.
La véritable compassion ne craint pas la souffrance
née de la proximité avec l’épreuve d’autrui, elle
s’efforce d’atténuer cette épreuve en s’ingéniant à
trouver des moyens appropriés, elle reconnaît jusqu’au
bout la grandeur et la dignité de toute personne.
C’est cette reconnaissance, et non pas la mise à mort
délibérée d’une personne, fût-ce sur sa propre
demande, qui permet d’inscrire la mort – pour
reprendre des expressions du texte du Comité – « au
sein de la vie elle-même et de ne pas exclure d’un
monde humanisé les derniers instants d’une existence ».
DC 2000, n° 2223, p. 333.
Juillet-Août 2001 • 37
à une distinction fondamentale entre le
meurtre (euthanasie et aide au suicide), le fait
de laisser mourir (suppression ou refus de
traitement quand le prix en est supérieur aux
bénéfices) et les soins palliatifs (qui pourvoient aux besoins physiques, émotifs, sociaux et spirituels des mourants et de leur
entourage). Tout en reconnaissant les droits
et la dignité de la personne, nous considérons que la dimension relationnelle de la vie
humaine est tout aussi cruciale. Plus précisément, le droit à la vie ne commande pas
l’isolement de la personne ni une restriction
de la responsabilité de la société, mais plutôt une réaffirmation de notre dépendance
mutuelle et ainsi de la nécessité de nous
soucier les uns des autres.
Les droits de la personne :
liberté et contrôle
(P. Mercier)
Le cœur du débat sur l’euthanasie et
l’aide au suicide aujourd’hui met l’accent sur
la question du contrôle ou de la libre disposition de soi. En effet, des intervenants antérieurs appartenant aux deux parties du débat ont identifié le désir de contrôler et de
choisir le moment et la manière de la mort
comme le principe d’une légalisation éventuelle. Leur argumentation assimile souvent
le contrôle à la liberté. Bien que nous estimions grandement la liberté légitime et
l’autonomie de la personne, nous ne pouvons nous empêcher d’être profondément
LA POSITION DES ÉVÊQUES BELGES
Le 9 décembre 1999, les
évêques de Belgique ont
publié un communiqué
de presse dans lequel ils
condamnaient l’euthanasie.
Ce communiqué confirmait
la position des évêques,
exprimée dans leur lettre
pastorale de février 1994
(voir DC 1994 n° 2089,
p. 233-236) :
(…) Nous répétons aujourd’hui
que l’on doit être proche, par
tous les moyens, des personnes
gravement malades. Quand
le malade ne peut plus espérer
la guérison et que la lutte
avec la mort est entamée,
l’accompagnement, l’amitié,
les soins et les remèdes contre
la douleur deviennent très
importants. Dans ce contexte
nous demandons une attention
particulière pour l’ensemble
de l’accompagnement
thérapeutique des personnes
âgées. Jamais on ne peut
détourner cette aide jusqu’à
rompre la relation avec le
mourant en mettant fin à ses
jours, d’autant plus que
l’approche progressive de
la mort est souvent l’occasion
d’un approfondissement des
liens avec l’entourage. Et si le
malade lui-même demande la
mort, cela ne nous semble pas
être une justification suffisante.
Personne n’a pleine disposition
de soi-même au point de
pouvoir prendre la décision
d’abréger ses jours et de
détourner au service de son
désir de mort l’art de guérir.
Aussi sommes-nous
préoccupés par les projets de
modifications législatives qui
approuveraient l’euthanasie.
Ce souci grandit à la pensée
qu’une première facilité
donnée à l’euthanasie
permettra peut-être un
élargissement de la loi à
d’autres malades qui ne
sont pas dans une situation
irréversible du point de vue
médical et qui choisiront de
mourir. Nous pensons aussi
aux malades pour lesquels des
tiers décideront d’avoir recours
à l’euthanasie. Nous appelons
chacun à ne s’engager dans
aucune de ces voies.
En légiférant en faveur de
l’euthanasie, les responsables
du bien-vivre des citoyens
38 • Questions actuelles
fragiliseraient les malades,
leurs familles ainsi que
le personnel soignant dans
la lutte contre la douleur
et finalement dans leur
espérance.
L’Église « mue par la certitude
que la vérité morale ne peut pas
rester sans écho dans l’intime
des consciences, encourage
les hommes politiques, à
commencer par ceux qui sont
chrétiens, à ne pas se résigner
et à faire les choix qui, compte
tenu des possibilités concrètes,
conduisent à rétablir un ordre
juste dans l’affirmation et
la promotion de la valeur de
la vie » (Evangelium vitae, 90).
Si on légifère en la matière,
nous serons reconnaissants
à ceux qui veilleront à ce que la
loi en la matière se rapproche
le plus possible de la norme
fondatrice « tu ne tueras pas ».
Néanmoins, nous attirons
l’attention sur le fait qu’une
réglementation légale ne
remplace jamais la norme
éthique.
Service de presse et d’information de la
Conférence épiscopale.
inquiets du fait que le « contrôle » devienne
la valeur fondamentale à laquelle toutes les
autres – et la vie elle-même – seraient subordonnées.
Dans la tradition chrétienne et dans la civilisation occidentale sur lesquelles sont fondées nos institutions politiques et sociales, la
liberté, par opposition aux débats centrés plus
étroitement sur l’autonomie ou le contrôle, a
toujours trouvé son fondement dans le désir
du bien de la personne, intervenant non pas
dans la solitude, mais dans la relation.
Il semble opportun de rappeler comment le
discours sur les droits humains est apparu dans
nos traditions politiques. Il visait surtout à protéger l’individu contre l’exercice arbitraire du
pouvoir qui caractérisa toute une période d’absolutisme royal. Les droits servaient à garantir
l’épanouissement serein des membres d’une
communauté en limitant les contraintes et les
contrôles. Il est ironique de constater qu’on utilise ce même discours des droits pour obtenir
l’autorisation de pratiquer l’euthanasie et l’aide
au suicide, sans voir que cette permission aurait pour conséquence d’ébranler les droits de
nos concitoyens en venant y ajouter une forme
de pouvoir et de contrôle sur la vie humaine
elle-même. Compte tenu du fait que les professionnels de la santé ou de la classe politique seraient souvent appelés à trancher, il pourrait arriver que, dans ce contexte de pouvoir et de
contrôle, une question aussi essentielle que
celle de la vie dégénère en une affaire purement utilitaire, d’ordre économique ou social.
Un tel pouvoir sur un droit aussi fondamental
que celui de la vie humaine transformerait inévitablement les rapports de force entre les
membres de la société qui, de membres d’une
société libre, deviendraient agents de contrôle.
Et ainsi se dégraderait radicalement ce qui a
été un élément clé de la protection des droits
au long de siècles de progrès politique.
La relation intrinsèque entre la liberté personnelle et la dynamique de notre vie commune constitue l’un des traits de la tradition
chrétienne. L’affirmation de la valeur de la personne, faite pour vivre avec les autres et donc
avec Dieu, se situe au cœur de notre foi. Pour
nous, les droits ne nous séparent pas les uns
des autres, mais nous unissent pour édifier
une vie commune. Nous nous opposons donc
fortement à la tentative de redéfinir les droits
de la personne selon un mode individualiste
qui saperait le sens de responsabilité mutuelle,
si important dans notre vie collective. Lorsque
ce sens de la responsabilité et de l’interdépendance s’amoindrit, le pauvre, le délaissé et le
faible en paient généralement le prix.
Souffrance et compassion
(Mgr Gervais)
Vous avez eu l’occasion d’entendre les témoignages de personnes qui cherchent quotidiennement à soulager la souffrance. Le sens
de la souffrance et la valeur et la dignité de la
personne souffrante sont extrêmement importants. Nous ne soutiendrions pas que la
souffrance ennoblit toujours, ni qu’elle constitue un bienfait. Dans toutes ses dimensions,
physique, psychologique et sociale, la souffrance remet en question le fondement même
de la vie humaine. Elle dévoile notre faiblesse
et notre vulnérabilité. Elle peut nous isoler, et
singulièrement, dans un monde qui se dérobe
si souvent devant la réalité de la souffrance et
de la douleur humaine. D’autre part, nous attestons la valeur de la souffrance héroïque et,
comme catholiques, nous reconnaissons d’une
manière particulière la façon dont la souffrance nous unit à Dieu et aux autres.
Il arrive fréquemment que le langage des
droits rabaisse le sens de la compassion –
c’est-à-dire de la participation et de la communion aux souffrances d’autrui – au niveau de
pitié condescendante, supprimant ainsi le sentiment de tristesse engendré par les souffrances de l’autre, alors laissé seul face à son
mal. Bien que la pitié puisse devenir de la sympathie, seule, elle risque de nous couper des
autres et de nous laisser distants ou étrangers
à leur souffrance. Nous nous devons de redécouvrir la dimension sociale de la souffrance.
Nous devons nous souvenir que, jusqu’à récemment, la souffrance faisait partie de la vie
de la communauté. Elle suscitait la compassion de la communauté et modifiait à la fois
son activité et le sens de son identité, particulièrement lorsque les moyens de contrôler
la souffrance lui faisaient défaut. Aujourd’hui,
la souffrance semble nous isoler les uns des
autres. Ce qui nous rend de plus en plus susceptibles de recourir aux mécanismes de
contrôle pour résoudre de tels problèmes.
Juillet-Août 2001 • 39
LA SITUATION EN EUROPE
Dans une intervention lors de la VIe Assemblée
générale de l’Académie pontificale pour la Vie,
Mgr Jean-Louis Tauran, Secrétaire de la Section
pour les relations avec les États, a abordé la
question de la défense de la vie dans le contexte
des politiques et des normes internationales. Voici
son analyse du débat en Europe sur l’euthanasie :
Le débat concernant la « mort douce », mené parfois
à l’aide de définitions peu adaptées à la réalité
scientifique et aux problèmes éthiques impliqués,
a commencé avant la publication d’Evangelium vitae.
On peut souligner qu’au niveau international (…)
à chaque fois qu’il s’est agi de voter pour des
instruments juridiques, la défense de la vie
a jusqu’à présent prévalu.
Au Parlement européen, dès 1991, une Résolution sur
l’assistance aux personnes mourantes qui permettait
de fait l’euthanasie et qui avait reçu l’approbation
de la Commission pour l’environnement, la santé et la
protection des consommateurs, ne fut pas présentée à
l’Assemblée plénière, en partie en raison de
l’intervention des évêques européens et des membres
du Parlement sensibles à la position catholique.
En 1996, le Parlement a adopté une Résolution
concernant les atteintes au droit à la vie des personnes
handicapées. La Résolution rejette avec force la thèse
selon laquelle les mineurs, les patients dans un état de
« coma vigile », et les nouveau-nés, n’ont pas un droit
illimité à la vie ; elle affirme que le droit à la vie est
garanti à tout être humain quels que soient son état de
santé, son sexe, sa race, et son âge ; elle rejette
l’euthanasie active en ce qui concerne les patients dans
un cas de « coma vigile » et les nouveau-nés porteurs
d’un handicap.
En juin 1999, l’Assemblée parlementaire du Conseil de
l’Europe a approuvé une Recommandation en faveur
du maintien de l’interdiction absolue de mettre fin de
façon délibérée à la vie des malades en phase
terminale ou des personnes mourantes. Tous les
États-membres doivent adopter toutes les mesures
législatives nécessaires pour assurer la protection
juridique et sociale du malade en phase terminale ;
il faut assurer à chacun les soins palliatifs, même à
domicile, et le recours aux analgésiques, même si
ceux-ci peuvent avoir comme effet secondaire
d’aggraver l’état du patient. L’adoption de cette
position rejette donc la thèse d’un « droit à la mort »
avancé par certaines organisations et pourrait rouvrir
le débat aux Pays-Bas et en Suisse, où l’euthanasie est
pratiquée dans le cadre d’une stricte réglementation, et
influencer d’autres pays comme la Belgique et le
Luxembourg, où des propositions de loi sur ce sujet ont
récemment été présentées.
40 • Questions actuelles
Bien que la souffrance humaine puisse
conduire à des relations porteuses de vie, il
nous incombe de faire tout notre possible
pour l’atténuer. Vous avez entendu plusieurs témoignages éloquents de médecins
et de praticiens des soins de santé qui œuvrent dans les unités de soins palliatifs.
Nous savons, par vos réponses à leurs propos, qu’il est superflu de vous pousser à accorder une attention toute particulière au
travail extraordinaire qu’ils ont accompli
pour défendre la dignité des hommes et des
femmes confrontés à la mort. Bien que les
soins palliatifs ne puissent enrayer la souffrance dans tous les cas, ils sont une excellente façon de soutenir la vie de la personne
agonisante. Nous vous demandons instamment de recommander à tous les paliers de
gouvernement d’accroître les ressources
consacrées aux soins palliatifs dans les hospices, les hôpitaux et les foyers, à la recherche sur la douleur et les soins aux patients, ainsi qu’à l’éducation des étudiants en
médecine et du public en général, sur la nature des soins palliatifs.
Nous encourageons aussi nos concitoyens
et concitoyennes à s’engager plus résolument
à prendre soin de ceux et celles qui souffrent.
Cet engagement donnerait une dimension
plus profonde à la compassion et nous unirait
face à la peur de la mort, caractéristique de
notre époque, plutôt que d’isoler ceux et
celles dont les souffrances ou la mort sont inévitables ou incontournables. En outre, nous
percevons le ministère que peuvent exercer
ceux qui souffrent à l’égard de notre société,
éveillant nos cœurs à la compassion, si nous
nous donnons la peine d’écouter. (…)
Conséquences de la
légalisation de l’euthanasie
et de la décriminalisation
(Mgr Blanchet)
Mgr Gervais a dit plus tôt que nous nous
opposions à la légalisation de l’euthanasie et
à la décriminalisation de l’aide au suicide pour
une question de principes. Ces principes sont
la valeur intrinsèque de la vie humaine et la
nature relationnelle, ou interdépendante, de
la vie humaine qui nous impose nécessairement un sens de responsabilité mutuelle.
La chambre des Lords britannique, dans son
rapport du mois de janvier de cette année, se
prononçait sur l’interdit social du meurtre délibéré et affirmait : « Cet interdit est la pierre angulaire de la loi et des relations sociales. Il protège chacun d’entre nous avec impartialité, et
confirme la croyance selon laquelle tous sont
égaux. Nous ne souhaitons pas que cette protection soit amoindrie et, dans cet esprit, nous
recommandons qu’aucun changement ne soit
apporté à la loi qui autoriserait l’euthanasie.
Nous reconnaissons l’occurrence de cas d’espèce pour lesquels l’euthanasie peut sembler
appropriée à certains. Mais on ne peut raisonnablement élaborer une politique aux conséquences si graves et étendues à partir de ces
cas isolés. En outre, la mort n’est pas seulement une affaire personnelle ou individuelle. La
mort de quelqu’un retentit sur la vie des autres
souvent d’une manière et à des degrés imprévus. Nous croyons, que dans la question de l’euthanasie, l’intérêt de l’individu est indissociable
de l’intérêt de l’ensemble de la société ». (•)
Quoi qu’opposés à tout changement à la loi,
et en dépit des balises qu’on pourrait ériger
pour protéger les plus faibles, nous voudrions
souligner quelques-unes des conséquences
d’un assouplissement éventuel de la loi. (••)
Nous sommes conscients que les intervenants précédents les ont déjà mentionnées
mais, considérant l’importance de l’enjeu,
nous croyons qu’elles valent d’être répétées.
1. Les démunis, les pauvres, les personnes
âgées et tous ceux qui sont vulnérables seront
l’objet de pressions de la part de tiers, ou même
d’eux-mêmes, si une mort prématurée est disponible. Cette pression pourrait s’accentuer
dans la mesure où décroissent les ressources
pour les soins de santé. Quand la possibilité de
choisir la mort devient-elle une obligation?
2. Les nombreux témoignages entendus
sur la situation aux Pays-Bas vous ont au
moins alertés sur l’impossibilité d’esquisser
une réglementation qui prévienne les abus.
Une interprétation conservatrice des chiffres
contenus dans une étude gouvernementale
démontre que sur 3 300 morts par euthanasie, 1 000 décès y étaient involontaires, sur
une période d’un an.
3. Le rôle du médecin et la confiance de son
patient seraient ébranlés. Les soins palliatifs
deviendraient marginaux.
Tous ceux qui sont vulnérables
seront l’objet de pressions
de la part de tiers, ou même
d’eux-mêmes, si une mort
prématurée est disponible.
4. Le droit de l’un à l’aide au suicide deviendra-t-il le devoir de l’autre de donner la mort ?
5. Si l’on autorise l’aide au suicide ou l’euthanasie pour le malade en phase terminale,
en se fondant sur ses souffrances, son autonomie et son droit de regard sur sa vie même,
comment pourrait-on les refuser aux déprimés, aux infirmes, aux faibles ou à ceux qui
souffrent pour d’autres raisons ?
6. En légitimant l’euthanasie ou l’aide au suicide, qui permet à une personne d’en tuer une
autre, on diminuera le respect pour la vie humaine et on sapera cette confiance première,
essentielle au fonctionnement de toute société, qui veut que la vie humaine soit protégée. Dans le cas de l’euthanasie ou de l’aide au
suicide, la volonté d’un tiers assume un rôle actif pour causer la mort. On ne peut pas prétendre assumer un simple rôle de mandataire
de la volonté d’un autre, comme si l’on n’engageait pas sa propre volonté. Le tiers a une implication directe dans l’acte, d’une manière nécessaire à son exécution. La sanction publique
de cette implication pourrait endormir nos
consciences devant la gravité de la suppression de la vie humaine.
Certains événements, qui à première vue
ne semblent toucher que les intéressés, deviennent parfois, après réflexion, d’une importance capitale pour la société tout entière.
L’euthanasie et l’aide au suicide appartiennent
à cette catégorie. En intervenant dans ce débat, nous cherchons à défendre et à affirmer la
valeur intrinsèque de la vie humaine, la nature
de la vraie liberté et l’importance de notre vie
en commun. Nous en appelons fermement à
une communauté enracinée non dans le pouvoir, mais dans la responsabilité, la compassion et la dignité humaine qui nous relient les
uns aux autres, en dépit des barrières sociales
■
qui nous séparent les uns des autres.
Juillet-Août 2001 • 41
(•) Voir encadré
p. 17.
(••) Pour une
réflexion
des évêques
allemands
sur les
conséquences
éventuelles d’un
assouplissement
de la loi sur
l’euthanasie,
voir plus haut,
p. 34.
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