
Commence alors la chute de Dom Juan*, son voyage
vers la n. Sa course en avant trouve toujours de nou-
veaux empêchements - tous viennent lui demander des
comptes, des dettes non payées -, et sa façon de se tirer
d’affaire dans un monde couvert des signes de la défaite,
de l’impossibilité, l’amène toujours plus près de la n.
Lui qui est dangereux et aime le danger, est suivi d’un
Sganarelle effrayé et continuellement surpris.
Des objets inutilisables remplissent les étagères de la
chambre de Dom Juan, symboles de son incapacité à
prendre, à saisir les choses. Les choses peuvent seule-
ment être dévorées, car c’est le seul moyen de les faire
disparaître. Les femmes notamment sont dévorées et
chaque conquête amoureuse est une femme de moins
dans la grande réserve de vivres du monde qui doit
être consommée jusqu’au bout par le grand Dom Juan
angélique, boulimique et sombre.
Les personnages changent autour de lui tandis qu’avec
Sganarelle à ses côtés, il voyage vers la mort en prenant
tout et en ne donnant rien, toujours dèle à son nihilisme
absolu. C’est un monde à dévaster qu’il a devant lui, et
sa dévastation génère la transformation des autres.
La pièce repose sur les épaules d’un ange noir, dont le
dos correspond au plateau.
Sganarelle assiste et écoute, c’est ce qu’il doit faire ;
son regard et son oreille sont ceux du public, un public
privé - cet Autre synthétisé justement en Sganarelle,
gure merveilleuse de la simplicité, de la surprise, du
bon sens chargé de banalité poétique et de superstition.
Sur l’écran du fond se projettent les pensées, les paroles ;
la parole domine comme un souverain absolu, mais
la parole, sujette à la censure et l’autocensure, laisse
toujours échapper le merveilleux des profondeurs - la
Le ciel
de pierre
censure pratiquée par les ennemis de la parole libre
laisse toujours échapper des mots qui trahissent la
vraie nature des censeurs.
Paroles projetées, paroles déchirées.
Le monde devient parfois une roue fermée sur elle-
même (faisant pédaler les petits animaux en cage), ou
encore une bande de pelouse avec deux chaises.
La statue du Commandeur est le défi suprême,
l’extrême doute : qu’y a-t-il après la mort ? La statue
du Commandeur est comme le masque mortuaire en
or posé sur le visage de Joseph Beuys qui tient dans ses
bras un lièvre. C’est la mort qui annonce toujours son
arrivée et qui, même si elle ne l’annonce pas, arrive
quand même. C’est là le grand dé de Dom Juan, son
grand appel à la vie : déer jusqu’au bout la mort. Lui
qui nalement « ne trouve rien de trop chaud ni de trop
froid » est brûlé par un feu invisible et assiste à la n de
son propre corps.
Le festin de pierre est le moment de la perte ; l’atta-
chement à la vie porte à l’extrême dérision l’apostasie,
l’hypocrisie, dernier acte de mépris à l’égard du monde
et de ses faiblesses, et seule stratégie possible pour ne
pas payer ses dettes quand on est au pied du mur.
Une èvre s’empare de Dom Juan après la visite au
cimetière ; le fond du puits dans lequel se déroule la
pièce est obscurci par le visage du Commandeur qui se
découpe là-haut sur le cercle de ciel qu’on arrive à voir.
Un visage d’or comme un masque mortuaire. Un ciel de
pierre comme le puits qui se referme et se transforme
en tombeau.
GIORGIO BARBERIO CORSETTI
Trad. Angela De Lorenzis
J’ai dit « cruauté » comme j’aurais dit « vie »
ou comme j’aurais dit « nécessité »
ANTONIN ARTAUD
* Dom Juan de Molière, s’écrit avec « m », les autres Don Juan s’écrivent avec un « n ».