Yves LÉONARD, Lusotopie 1999, pp. 37-54
Le référendum au Portugal, quel avenir ?
vec en toile de fond, l’exposition de Lisbonne, le Nobel de Saramago
et l’entrée dans l’euro, l’année 1998 a été dominée, sur le plan politi-
que, par la question des référendums. Toutefois, tant celui sur la
légalisation de l’avortement (28 juin) que celui sur la régionalisation
(8 novembre) se sont soldés par de larges échecs. Les deux projets ont été re-
jetés, incapables de mobiliser fortement une opinion publique portugaise
découvrant la pratique référendaire et désorientée, semble-t-il, par les ques-
tions posées. Les résultats de ces deux scrutins n’ont pas été sans répercus-
sions sur la vie politique, d’aucuns les interprétant comme un vote sanction
pour le gouvernement et le Parti socialiste qui, sans enthousiasme, s’était
prononcé en faveur des deux projets. Mais, pour autant, l’opposition n’a pu
en retirer un véritable profit politique, tant le gouvernement d’António
Guterres, aidé par une conjoncture particulièrement favorable, est resté lar-
gement en tête des sondages et des intentions de vote pour les législatives
d’octobre 1999, où l’objectif de plus en plus net du PS est bien l’obtention,
sinon de la majorité absolue, du moins d’une « majorité sans équivoque »
uma maioria inequívoca »), selon les termes employés par António Vitorino,
un proche du Premier ministre et ministre de la Défense jusqu’en novembre
1997.
Le référendum, une pratique nouvelle
Aux lendemains de la Révolution des œillets, le référendum n’avait pas
bonne presse au Portugal. Les partis politiques l’assimilaient au plébiscite,
rejetant le spectre du référendum organisé par Salazar le 19 mars 1933 pour
faire approuver la « dictature constitutionnalisée » de l’Estado Novo. Ainsi, le
référendum avait-il systématiquement été écarté du processus d’élaboration
et d’adoption de la Constitution du 2 avril 1976, l’Assemblée constituante
ayant reçu plein pouvoir en l’espèce1. Absent de la Constitution de 1976, le
référendum ne faisait son apparition dans le dispositif constitutionnel que
lors de la seconde révision celle de 1989, sans être utilisé pour autant. Avec
la révision de 1997 la pratique référendaire semblait recevoir une impulsion
1. Cf., notamment, J. MIRANDA, « A Constituição de 1976 no âmbito do constitucionalismo por-
tuguês » in M.B. COELHO, ed., Portugal, O Sistema Politíco e Constitucional, 1974-1987,
Lisbonne, Universidade de Lisboa, Instituto de Ciências Sociais, 1989 : 625-626.
A
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décisive, tant par l’élargissement de son champ d’application que par son
extension au niveau local.
Dans le cadre de cette révision, l’initiative du référendum est en effet
étendue aux citoyens, de même que son domaine d’application « aux ques-
tions d’intérêt national devant faire l’objet d’une convention
internationale », questions relevant jusque-là de la compétence du seul
parlement, tels les traités concernant la participation du Portugal à des
organisations internationales, les traités d’amitié ou de défense. Au niveau
local, reprenant les dispositions d’une loi de 1990, un nouvel article
incorporé à la Constitution (art. 240, « Référendum local ») dispose que les
« collectivités locales peuvent soumettre à un référendum auprès de leurs
concitoyens les questions relevant de la compétence de leurs organes, dans
les cas et selon les termes établis par la loi », loi qui par ailleurs « peut
attribuer aux citoyens électeurs le droit d’initiative du référendum ».
Restreignant néanmoins la portée du dispositif au niveau national, l’alinéa
11 du nouvel article 115 de la Constitution dispose que « le référendum ne
peut être suivi d’application effective que si le nombre de votants est
supérieur à la moitié des électeurs régulièrement inscrits »2.
En 1997, l’enlisement avait menacé deux projets liés à des engagements
pris lors de la campagne pour les législatives d’octobre 1995. Ainsi, la
proposition de loi à l’initiative de députés de la Jeunesse socialiste en vue
d’étendre le champ d’application de la loi de 1984 sur l’avortement avait
placé le gouvernement en porte-à-faux, plusieurs membres de celui-ci étant
très réservés, sinon hostiles, à une telle libéralisation. Quant au projet de
régionalisation, des obstacles juridiques en avaient entravé la progression,
obstacles habilement mis en avant par le président du PSD, Marcelo Rebelo
de Sousa3, pour mettre en difficulté le gouvernement. Dans les deux cas, le
recours au référendum était la solution choisie pour sortir de l’ornière, la
« patate chaude » étant ainsi transmise à un peuple jugé opportunément
souverain en la circonstance. 1998 promettait donc d’être une année décisive
pour le référendum puisque trois projets étaient à l’ordre du jour : l’un sur la
dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse ; un autre sur la
création de régions et la carte régionale au Portugal ; un enfin sur l’inté-
gration européenne. Seuls les deux premiers ont été organisés. Tous deux se
sont soldés par de lourds échecs qui font planer un doute sur l’avenir du
référendum au Portugal.
Le référendum sur l’avortement
En matière d’avortement, thème du premier référendum, la législation
portugaise est l’une des plus restrictives dans l’Europe des Quinze. Le dis-
positif juridique date en effet d’une loi de 1984 que les députés ont tenté
d’aménager début 1997. Pour l’essentiel, l’avortement n’est autorisé que
2 . Cf. nouvel article 115 de la Constitution révisée, se substituant à l’ancien article 118,
et article 240 sur le « référendum local ».
3. Fin mars 1999, face à la persistance de mauvais sondages et aux réticences toujours aussi
vives au sein de son propre parti en vue de s’allier électoralement avec le CDS-PP (projet
mort-né d’Alternative démocratique), Marcelo Rebelo de Sousa a préféré jeter l’éponge
et démissionner de la présidence du PSD, fonction qu’il assumait depuis fin mars 1996. Lui
a succédé José Manuel Durão Barroso, 43 ans, ancien ministre des Affaires étrangères (1992-
1995), proche de Cavaco Silva, farouche adversaire d’une alliance avec le CDS-PP dirigé par
un ancien contempteur du « cavaquisme », Paulo Portas.
Le référendum au Portugal, quel avenir ? 39
dans quatre cas : lorsque la santé ou la vie de la mère sont menacées (au
cours des 12 premières semaines de grossesse) ; lorsqu’il y a eu viol ou
crime sexuel (délai de 14 semaines) ; en cas d’anomalie psychique du fœtus
(22 semaines) ; en cas de malformation du fœtus (jusqu’à 24 semaines).
Hormis l’Irlande, où l’avortement est interdit depuis l’échec du référendum
de 1992, le Portugal se singularise sur la scène européenne comme le pays le
moins libéral en matière d’interruption volontaire de grossesse, ses voisins
latins – comme la France (en 1975), et même ceux où la tradition catholique
est particulièrement forte, comme l’Espagne (en 1985) ou l’Italie (depuis la
victoire du « oui » au référendum de 1978) ayant adopté des législations
plus souples.
Une classe politique embarrassée
Depuis plusieurs années, des mouvements s’étaient constitués au
Portugal pour demander un assouplissement de ce cadre juridique et
dénoncer notamment la discrimination sociale que celui-ci engendre, seules
les familles aisées ayant la possibilité d’échapper à la clandestinité en allant
à l’étranger, en Espagne principalement, où de nombreuses villes proches de
la frontière (Badajoz, Mérida…) se sont spécialisées dans ce type de chirur-
gie. Malgré ces efforts de la société civile pour mobiliser l’opinion publique,
la classe politique s’est montrée prudente sur cette question. Ainsi, lors du
débat parlementaire qui s’est déroulé à l’Assemblée de la République, début
1997, les réticences sont restées vives quant à une légalisation de l’avorte-
ment, tant au sein de l’opposition de droite, traditionnellement hostile à une
telle évolution, qu’au sein même du Parti socialiste dont plusieurs membres
de premier plan ont émis des réserves, à commencer par le Premier ministre
António Guterres, dont la ligne de conduite est dictée, en l’espèce, par ses
convictions religieuses.
Face à un tel blocage, l’idée a germé de soumettre la question de la
libéralisation de l’avortement à un référendum, s’inspirant en cela de la
démarche suivie dans des pays comme l’Italie et l’Irlande. Le PSD s’est fait
l’avocat d’un tel référendum, son président Marcelo Rebelo de Sousa y
voyant un moyen commode de mettre en difficulté le gouvernement. Quant
au Parti socialiste, c’était une manière de rester fidèle à ses engagements de
la campagne pour les législatives de 1995 et de répondre à la pression d’une
partie de ses bases, notamment celle émanant de la Jeunesse socialiste, sans
pour autant occulter ses divisions sur cette question. Afin de pallier les ater-
moiements de la classe politique, les électeurs portugais furent donc invités,
le 28 juin, à répondre par oui ou par non à la question suivante : « êtes-vous
d’accord pour dépénaliser l’interruption volontaire de grossesse, si celle-ci
répond à la volonté de la mère, au cours des dix premières semaines, sauf
contre-indication médicale ? »
Avec des personnalités politiques plutôt en retrait, répugnant à prendre
publiquement position, avec des partis politiques refusant, pour la plupart,
de donner des consignes de vote, la campagne pour ce référendum allait
mettre au premier plan divers mouvements favorables ou hostiles à l’avorte-
ment, sans parvenir toutefois à provoquer un véritable débat au sein d’une
société portugaise assez réservée et troublée par la dimension manichéenne
de la campagne, chaque camp étant convaincu d’incarner le bien. Aux yeux
de beaucoup d’électeurs, il apparaissait trop difficile de répondre de façon
40 Yves LÉONARD
tranchée, par oui ou par non, à la question posée. Le cas de conscience (droit
à la vie contre droit à la dignité de la femme) était le plus souvent invoqué.
Mais beaucoup soulignaient également l’ambivalence de la question, se
déclarant prêts à se prononcer en faveur de la « dépénalisation » de l’avorte-
ment, sans pour autant approuver le second volet de la question, le problè-
me de la légalisation dans le cadre de situations autorisées.
Hormis le Parti communiste et l’extrême-gauche (UDP, PSR et Política
XXI) aucune autre formation politique n’a souhaité prendre clairement et
publiquement position en faveur du « oui », laissant ce rôle au mouvement
« Oui à la tolérance » (Sim à Tolerância), coordonné par Manuela Tavares,
membre de l’UDP, qui avait déjà participé, en 1979, à la « Campagne
nationale pour l’avortement et la contraception ». En faveur du « non »,
quatre mouvements distincts se sont mobilisés : « Unis pour la vie » (Juntos
pela Vida), le plus ancien et le plus radical, déjà très actif lors du débat parle-
mentaire de 1997 ; « Solidarité et vie » (Solidariedade e Vida), sorte
d’Alternative démocratique (AD) de la société civile, accueillant en son sein
de nombreuses personnalités du PSD, comme l’ancien Premier ministre
Cavaco Silva, ou du CDS-PP, comme Luís Nobre Guedes et Maria José
Nogueira Pinto ; « Vie Nord » (Vida Norte), sorte dantenne pour le Nord du
pays de Juntos pela Vida ; « L’avortement à la demande ? Non » (Aborto a
pedido ? Não), centré autour de la ville de Coimbra et regroupant notamment
plusieurs médecins. Plutôt divisés sur la question au plan national, certains
médecins évoquaient l’objection de conscience, s’appuyant sur le Code de
déontologie de l’Ordre qui prohibe l’avortement, sauf dans quelques cas
thérapeutiques. Quant à l’Église catholique, bien qu’hostile au principe
même de l’avortement, sa position oscillait entre une condamnation catégo-
rique (comme celle de Mgr António Monteiro, évêque de Viseu, l’un des
plus radicaux dans la croisade anti-avortement) et une forme de tolérance,
incarnée par le nouveau cardinal-patriarche de Lisbonne, Mgr José
Policarpo, qui tenait à préciser que « voter "oui" au référendum n’entraîne-
rait pas d’excommunication »4.
La « victoire de l’indifférence »
Malgré l’implication de nombreuses personnalités médiatiques dans
cette campagne5, celle-ci est restée atone et s’est soldée, le 28 juin, par une
très faible mobilisation de l’électorat et un taux d’abstention record,
supérieur à 68 %. Si, avant le scrutin, les sondages et l’opinion courante
optaient plutôt pour une victoire du « oui », la principale surprise est venue
non pas tant de la courte majorité qui s’est dégagée en faveur du « non »
(50,92 % des suffrages exprimés) que de l’indifférence manifestée par une
4. Cf. entretien accordé par D. José Policarpo à l’hebdomadaire Visão, 18 juin 1998, n ° 274 : 30.
5. Plusieurs personnalités avaient appelé à voter « oui », des journalistes ou présentatrices à la
télévision, comme Catarina Furtado et Catarina Portas, des représentants du milieu sportif,
comme Rosa Mota, championne olympique du marathon à Séoul, ou du spectacle, comme le
chanteur Pedro Abrunhosa. Dans les rangs du « non », on pouvait relever notamment la
présence du footballeur Jardel (brésilien d’origine et l’une des stars du FC Porto, meilleur
buteur du championnat portugais à plusieurs reprises), de la chanteuse Teresa Salgueiro
(vedette du groupe Madredeus), de D. Duarte Pio, duc de Bragance, héritier et prétendant au
trône du Portugal, ou bien encore de Paulo Portas, président du CDS-PP et frère de
Catarina, impliquée quant à elle dans le mouvement Sim à Tolerância, tout comme son autre
frère, le journaliste Miguel Portas, ce qui reflétait sur le plan familial l’extrême division de
l’ensemble de la société portugaise.
Le référendum au Portugal, quel avenir ? 41
écrasante majorité des électeurs (plus de 5,5 millions d’abstentionnistes sur
environ 8,5 millions d’inscrits).
Plusieurs raisons ont été invoquées pour tenter d’expliquer cette
« victoire de l’indifférence »6. Tout d’abord, il semblerait que de nombreux
électeurs aient eu tendance à considérer que la question posée ne constituait
pas une priorité dans la vie politique du pays et que, d’une certaine façon, la
loi en vigueur, celle de 1984, était suffisante. D’autre part, l’ambivalence de
la question posée (dépénalisation/légalisation) de même que la complexité
du problème, complexité que le manichéisme des deux camps en présence
traduisait mal, ont, semble-t-il, désorienté l’électorat. En outre, une forme
d’apathie civique, héritage des longues années de dictature salazariste, et
une incapacité plus générale à structurer de puissants mouvements au sein
de la société civile (en matière d’écologie, de féminisme, de droit des
consommateurs, de défense des droits de l’homme), reflet d’une trop grande
dépendance à l’égard de l’État, pourraient également expliquer la faible
mobilisation du 28 juin7. Ainsi, les électeurs auraient été, en quelque sorte,
désorientés, tant par l’émergence de mouvements, en apparence non politi-
ques, en faveur du « oui » ou du « non », que par le silence des leaders des
principales formations politiques et par l’absence de consignes de vote
claires. Par ailleurs, au sein d’un électorat encore fortement imprégné de
catholicisme – et donc quelque peu tétanisé par les enjeux du scrutin –,
l’hypothèse du recours à l’abstention pour ne pas voter « non », sans pour
autant franchir le pas en direction du « oui », peut être prise en compte.
Il s’agirait en quelque sorte, sinon d’une victoire déguisée du « oui », du
moins d’une abstention annonciatrice de bouleversements futurs8. Enfin, la
date même du scrutin – un dimanche au début de l’été étant peu propice à
une forte mobilisation électorale, notamment dans les grandes agglomé-
rations – pourrait également entrer en ligne de compte dans l’explication de
l’abstention-record lors de ce référendum9.
Quant à la courte victoire du « non », elle reflète la forte division de
l’électorat sur la question posée ainsi qu’une opposition Nord-Sud particu-
lièrement marquée, entre un Nord plutôt hostile à la libéralisation de
l’avortement et un Sud plus enclin à voter « oui ». Ainsi, les meilleurs scores
du « non » ont tous été obtenus au nord d’une ligne Figueira da Foz/
Coimbra/Covilhã, notamment dans les districts de Vila Real (76,03 % en
faveur du « non »), Viseu (75,78 %), Bragança (73,75 %) et, au premier rang,
le district de Braga (77,27 %), dont la capitale est d’ailleurs surnommée la
« Rome du Portugal ». Ces districts ruraux du Nord et du Nord-Est, où
l’Église catholique exerce encore une influence particulièrement importante
et qui, sur le plan politique, sont fidèles à la droite et au centre-droit (terres
d’élection du CDS-PP et du PSD), se sont donc massivement prononcés en
faveur du « non », sans pour autant se mobiliser fortement (taux d’abs-
tention supérieurs à 60 %), tout comme d’ailleurs les archipels des
6. Cf. le titre de l’article « Referendo, A vitória da indiferença » publié dans Expresso, Revista,
4 juil. 1998.
7. Cf. le constat que dressait en ce sens, avant même le scrutin, Boaventura de Sousa SANTOS,
« Em redor do aborto », Visão, 18 juin 1998 : 36.
8. Je remercie Michel Cahen de m’avoir signalé cette hypothèse.
9. Trois cartes ci-jointes, élaborées par Monique Perronnet-Menault, permettent de saisir
l’essentiel des informations spatiales au niveau du concelho : le taux de participation
(carte 1), la proportion des suffrages blancs et nuls (carte 2), le vote en faveur du « oui »
(carte 3).
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