Les logiques d`action à l`œuvre dans l`acte d`entreprendre

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RIMHE, Revue Interdisciplinaire sur le Management et l’Humanisme
n°1 - NE - mars/avril 2012 - Ethique et Organisation
Fabien REIX1
Résumé
Cet article vise à interroger la relation entre éthique et entrepreneuriat à travers
l’identification des logiques d’action à l’œuvre dans l’engagement dans une car-
rière entrepreneuriale. Les raisons qui conduisent un individu à créer sa propre
entreprise sont multiples et ce d’autant plus que le groupe des entrepreneurs ne
peut être appréhendé comme une catégorie sociale homogène. L’analyse des récits
de vie d’une soixantaine de créateurs d’entreprises aquitains permet cependant
d’identifier trois grandes logiques d’action à l’œuvre dans l’acte d’entreprendre.
On observe ainsi que créer son entreprise renvoie à une pluralité de motifs d’ac-
tion dont les principaux sont d’accéder à un statut social (logique d’intégration),
de maximiser ses ressources (logique stratégique) et de se réaliser comme sujet
(logique subjective).
Mots clés
Sociologie économique, éthique, entrepreneuriat, entrepreneurs, créateurs et créa-
tion d’entreprises, logiques d’action, carrière, engagement, méthode biographique.
Abstract
This paper aims at studying the relationship between ethics and entrepreneurship
through the identification of logics of action in the commitment to an entrepreneurial
career. The reasons that lead a person to create his own business are multiple given
that the group of entrepreneurs is not an homogeneous social group. The analysis of
sixty life stories of entrepreneurs living in Aquitaine (South-West of France) allows
to identify three major approaches of logics of action in entrepreneurship. Finally,
the act of founding business can be understood as a means to achieve a social status
(logic of integration), a means to maximize its resources (logic of rationality) and a
means to access to self achievement (logic of subjectivation).
Keywords
Economic sociology, ethic, entrepreneurship, entrepreneurs, logics of action, ca-
reer, commitment, biographical method.
1 - Sociologue, Chercheur au Centre Emile Durkheim, Université Bordeaux Segalen, [email protected]
L’auteur tient a remercier Barbara, Maël et Pierre-Marie pour leur lecture minutieuse.
Les logiques d’action à l’œuvre dans l’acte
d’entreprendre
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Introduction
Faire de l’entrepreneuriat un objet sociologique revient à considérer ce
phénomène comme une action sociale et à s’intéresser en premier lieu à
ceux qui accomplissent l’acte d’entreprendre, comme les créateurs d’en-
treprises par exemple2. En effet, parmi la pléthore d’articles universitaires
traitant de la création d’entreprise, on peut regretter que si peu portent sur
les acteurs qui en sont à l’origine. Quand elle ne lui préfère pas l’entre-
prise comme objet d’étude, cette littérature tend par ailleurs trop souvent
à véhiculer une vision héroïque de l’entrepreneur (self made man, goût du
risque, gestion de l’incertitude, innovation,…) inspirée en partie de celle
de Schumpeter (1935 [1911]). Le domaine d’étude de l’entrepreneuriat
n’a rien d’un champ unifié (Filion, 1997 ; Verstraete et Fayolle, 2005),
mais il faut bien reconnaître que depuis les débats séminaux entre Gartner
et Carland sur ce que doit recouvrir la notion d’entrepreneurship, c’est
bien l’approche du premier - centrée sur l’étude du processus de création
d’une entreprise perçue comme une organisation - qui semble avoir obte-
nue l’adhésion de la plupart des gestionnaires. Et si l’article de Shane et
Venkataraman (2000) semble marquer une « rupture » (Chabaud et Mes-
seghem, 2010) dans une opposition stérile entre les deux approches, force
est de constater que l’étude de l’entrepreneur en tant qu’acteur social reste
le parent pauvre du modèle processuel qu’ils défendent. Il existe évidem-
ment des contre-exemples, notamment parmi les gestionnaires qui s’ins-
crivent dans la perspective dialogique entre individu et création de valeur,
conception inspirée des travaux fondateurs de Bruyat (1993). On pourrait
ainsi citer les travaux de Fayolle sur les ingénieurs créateurs d’entreprises
(2003) ou encore ceux d’Hernandez sur « les dimensions de la décision
d’entreprendre » qui s’appuie sur l’analyse de récits de vie d’entrepre-
neurs (2006).
Longtemps absente du champ de l’entrepreneuriat, notamment en France,
la sociologie semble aujourd’hui vouloir s’intéresser à ce domaine d’étu-
de3. On peut cependant regretter que la figure de l’entrepreneur demeure
encore si souvent attachée à celle de l’homo oeconomicus. Pour compren-
dre l’action de l’entrepreneur, on ne peut pourtant pas se limiter à une
simple interprétation en termes de rationalité instrumentale. Sen dénonce
cette importance exagérée accordée au principe d’utilité en économie en
invitant à réintroduire l’analyse de la dimension éthique des motivations
2 - La figure de l’entrepreneur se confond souvent avec celle du créateur d’entreprises sans pour autant s’y
réduire en réalité. En effet, on peut « entreprendre » dans bien d’autres mondes que celui de l’économie.
On pense ici notamment aux entrepreneurs de morale décrits par Becker (1985 [1963]).
3 - On pourrait citer en exemple le programme de recherche sur « Les appuis sociaux de l’entrepreneuriat »
piloté par les sociologues Grossetti et Zalio (financé par l’Agence Nationale de la Recherche, 2007-
2012).
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des agents économiques : « L’homme purement économique est à vrai dire
un demeuré social. La théorie économique s’est beaucoup occupée de cet
idiot rationnel drapé dans la gloire de son classement de préférences uni-
que et multifonctionnel » (Sen, 1993, p. 107). Il convient également de
déconstruire la vision héroïque de l’entrepreneur schumpétérien qui tend
à le limiter à un simple « rebelle isolé et créatif » (Mustar, 1994). Les
travaux de sociologie économique ont ainsi permis de montrer que l’en-
trepreneur est bien un acteur « socialisé » (Boutillier et Uzunidis, 1999) et
« encastré » dans des réseaux de relations qui servent d’appui à son acti-
vité entrepreneuriale (Arocena et al., 1983 ; Granovetter, 2003 ; Grossetti
et Barthe, 2008).
La question des motifs de l’entrepreneur reste quant à elle en suspens. En
effet, les tenants de l’approche par les traits (trait approach) n’ont pas réussi
à épuiser le délicat sujet des « mobiles » de l’entrepreneur que Schumpeter
avait lui-même tenté d’élucider en son temps (1935). La question des mo-
tifs de l’action renvoie plus généralement à l’étude de l’éthique qui anime
les entrepreneurs, comme l’a fait Weber en associant éthique protestante
et esprit du capitalisme (2003). Tout au long de son ouvrage, Weber in-
siste cependant sur le fait que le capitalisme contemporain n’a plus besoin
du soutien d’un ascétisme protestant devenu séculaire. Il décrit ainsi la
recherche effrénée du profit de l’entrepreneur moderne comme relevant
plus d’un comportement « sportif » purement agnostique que d’une valeur
proprement religieuse : « l’idée d’accomplir son « devoir » à travers une
besogne hante désormais notre vie, tel le spectre de croyances religieuses
disparues. […] Aux Etats-Unis, sur les lieux mêmes de son paroxysme,
la poursuite de la richesse, dépouillée de son sens éthico-religieux, a ten-
dance aujourd’hui à s’associer aux passions purement agonistiques, ce qui
lui confère le plus souvent le caractère d’un sport » (Weber, 2003, p. 161)4.
Ces considérations nous conduiront à utiliser la notion d’éthique entrepre-
neuriale pour désigner l’ensemble des valeurs qui guident l’entrepreneur
sans pour autant que celle-ci fasse référence de manière explicite aux va-
leurs morales religieuses. Aussi, nous défendrons l’idée que pour étudier
l’éthique entrepreneuriale il est nécessaire d’adopter une approche com-
préhensive d’inspiration wébérienne en cherchant à identifier les motifs
qui conduisent un individu à s’engager dans une carrière d’entrepreneur.
Cela revient à suivre un précepte méthodologique qui consiste à préférer
la question du comment à celle du pourquoi (Becker, 2002). En effet, pour
prétendre arriver à expliquer pourquoi on devient un entrepreneur, il faut
4 - Analogie avec le sport que l’on retrouve également chez Schumpeter lorsqu’il caractérise l’entrepreneur
par la volonté du vainqueur : « Il aspire à la grandeur du profit comme à l’indice du succès - par absence
souvent de tout autre indice - et comme à un arc de triomphe. L’activité économique entendue comme
sport, course financière, plus encore combat de boxe » (Schumpeter, 1935, p.105).
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avant tout comprendre comment on le devient.
Cet article s’appuie sur l’usage de la méthode biographique (Peneff, 1997)
appliquée à l’étude de l’engagement entrepreneurial (Pailot, 2003 ; Her-
nandez, 2006) à travers l’analyse de plus d’une soixantaine de « récits
de vie » (Bertaux, 1997) de créateurs d’entreprises aquitains, aux profils
volontairement très hétérogènes, réalisés entre 2005 et 20105. En effet, les
enquêtes SINE de l’INSEE sur les créateurs et la création d’entreprises
démontrent que les entrepreneurs ont des caractéristiques très différentes
en termes d’origine sociale, d’âge, de niveau de diplôme, etc.6. Pour res-
pecter la diversité de la catégorie des créateurs d’entreprises, nous avons
donc privilégié l’étude des cas les plus variés tant au niveau du profil du
créateur (sexe, âge, origine sociale) qu’au niveau du type d’entreprises
créées (secteur d’activité, taille de l’entreprise), l’objectif étant d’éclairer
les significations générales de l’acte d’entreprendre à travers la comparai-
son d’un ensemble de cas singuliers. Nous faisons ainsi l’hypothèse que
ce que les entrepreneurs ont en commun n’est pas à chercher dans leurs
profils mais plutôt dans le sens qu’ils accordent à l’acte d’entreprendre.
Le récit de vie est un instrument particulièrement adapté lorsqu’il s’agit
de rendre compte des interprétations subjectives qui guident les conduites
individuelles (Fillieule, 2001). La méthode biographique permet de retra-
cer des « histoires de vie » tant sur le plan personnel que professionnel
et d’analyser le regard réflexif que portent les acteurs sur leurs trajectoi-
res. L’interprétation croisée de ces longs entretiens (entre 2 et 4 heures en
moyenne) a ainsi permis de repérer les grands registres d’action qu’ils mo-
bilisent pour justifier leur engagement dans une carrière d’entrepreneur.
Les raisons qui conduisent un individu à créer sa propre entreprise sont
multiples et ce d’autant plus que le groupe des entrepreneurs ne peut être
appréhendé comme une catégorie sociale homogène. L’analyse des ré-
cits de vie de ces entrepreneurs permet cependant d’identifier trois gran-
des logiques d’action à l’œuvre dans l’acte d’entreprendre qui renvoient
plus généralement aux trois grands registres d’action proposés par Du-
bet (1994) dans sa sociologie de l’expérience (socialisation, rationalité,
5 - Cette base de données a été principalement alimentée par une enquête sur les trajectoires sociales
des créateurs d’entreprises aquitains (financée par le Conseil Régional d’Aquitaine entre 2003 et 2006)
regroupant 45 récits de vie de créateurs d‘entreprises aux profils très variés. Elle a été récemment
complétée par une seconde enquête sur les appuis sociaux de l’entrepreneuriat (financée par la Maison
des Sciences de l’Homme d’Aquitaine entre 2009 et 2010) regroupant 18 entretiens biographiques avec
des fondateurs d’entreprises innovantes accompagnées par l’IRA (Incubateur Régional d’Aquitaine).
6 - Voir les résultats des enquêtes SINE (Système d’Information sur les Nouvelles Entreprises) de 2006.
En effet, ce travail s’appuie aussi sur une analyse secondaire de la base de données de l’INSEE sur les
créateurs et la création d’entreprises en 2006.
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subjectivation)7. Nous montrerons donc que l’engagement (Becker, 2006)8
dans une carrière entrepreneuriale renvoie à une pluralité de motifs dont
les principaux sont d’accéder à un statut social (logique d’intégration), de
maximiser ses ressources (logique stratégique) et de se réaliser comme
sujet (logique subjective).
1. La logique d’intégration ou la création d’entreprise comme moyen
d’accéder à un statut
Si la création d’entreprises est généralement décrite par les entrepreneurs
comme « une aventure solitaire »9, nous verrons qu’elle se fonde bien
souvent sur leurs appartenances sociales et en particulier sur leur appar-
tenance familiale. En effet, notre recherche montre que l’engagement
dans une carrière d’entrepreneur peut d’abord être compris comme une
conduite suivant une logique d’intégration qui procède de certains modes
de détermination par la socialisation et le contrôle social intériorisé. Sans
pour autant considérer que la socialisation doit se réduire à l’institution
familiale, la tendance qu’ont les entrepreneurs interrogés à « naturelle-
ment » chercher certains des motifs de leur engagement entrepreneurial
dans leur histoire familiale nous conduira à nous concentrer sur cette di-
mension dans un premier temps.
Pour ceux dont les parents étaient eux-mêmes entrepreneurs, l’idée de
transmission du goût d’entreprendre par la famille est présentée comme
une évidence. En choisissant de devenir créateurs d’entreprises, certains
reconnaissent donc vouloir s’inscrire dans une tradition familiale entre-
preneuriale. Il reste que parmi les créateurs d’entreprises de notre panel,
ceux dont les parents étaient eux-mêmes des entrepreneurs sont loin d’être
majoritaires. Pour la plupart des créateurs d’entreprises, l’influence de la
famille sur leur parcours n’est donc pas à chercher dans la reproduction
pure et simple d’un modèle entrepreneurial parental. Elle serait plutôt liée
à la transmission d’une éducation qui valorise pêle-mêle la créativité, la
prise d’initiatives, l’indépendance, le sens des responsabilités, la valorisa-
tion du travail : vertus qu’ils jugent nécessaires d’avoir pour devenir entre-
preneur. Ainsi, au-delà de la seule référence à la famille comme modèle,
on observe que la vocation d’entrepreneur « s’enracine » souvent dans
l’histoire familiale à travers l’intériorisation d’une culture entrepreneuria-
7 - Le concept de logiques d’action formalisé par Dubet (1994) doit ainsi être distingué de celui présenté
dans l’ouvrage collectif d’Amblard et al. (1994) et mobilisé par Hernandez dans son analyse des décisions
de l’acte d’entreprendre (2006).
8 - Messeghem et Sammut (2010) ont eux aussi montré toute l’utilité du cadre d’analyse de Becker (1963)
pour étudier l’engagement entrepreneurial.
9 - Toutes les citations en italique sont des extraits tirés des entretiens réalisés avec les entrepreneurs de
notre échantillon.
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