Le réveil des frontières - La Documentation française

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L’islam politique existe-t-il en Europe ?
Jamaïque : l’envers de la carte postale
Jordanie : défis sécuritaires et humanitaires
Questions
internationales
Questions
Nos 79-80 Mai-août 2016
Le réveil
des frontières
CANADA : 18,75 $ CAN
M 09894 - 79 - F: 13,00 E - RD
3’:HIKTSJ=YVXUUY:?k@a@h@t@a";
Des lignes en mouvement
NUMÉRO
DOUBLE
192 PAGES
X Version papier : 272 pages. Plus de 200 photos. 27 €
X Version livre numérique enrichi : 288 photos supplémentaires
et plus de 50 minutes de vidéos et d’entretiens. 9,99 €
La
documentation
Française
Questions
internationales
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légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des
cartes et graphiques publiés.
Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication
contraire.
Éditorial
L
e réveil des frontières méritait bien un numéro double de Questions
internationales. Les frontières en effet concentrent, de par leur double
nature d’écluses et de barrières, de fermeture et d’ouverture, la structure
et la dynamique des relations internationales. Ce sont des lignes
immatérielles parce que juridiques, ce sont aussi des lignes inscrites
physiquement sur le terrain. Elles relèvent autant de la carte que du territoire. Elles
ne divisent pas seulement des relations matérielles, mais aussi bien des relations
humaines, intellectuelles et morales. Elles incarnent la relativité des organisations
nationales, politiques, juridiques, économiques, culturelles et sociales, en bref
elles définissent les États dans toutes leurs composantes. Elles les suivent donc
dans toutes leurs vicissitudes, et longtemps leurs évolutions ont accompagné la
montée ou la chute de leur puissance.
Mais, depuis quelques décennies, les frontières semblaient perdre de leur
importance, parce que l’accent était mis sur la libre circulation, des hommes, des
idées, des marchandises. L’obstacle qu’elles représentaient à l’unification d’un
monde réconcilié avec lui-même semblait en passe d’être résorbé. Leur intangibilité
proclamée réduisait les menaces extérieures pour leur stabilité. L’autonomie et les
contacts croissants entre sociétés civiles, la mondialisation, privilégiaient des flux
multiples entre elles. Un nomadisme universel, voyages, migrations, interactions,
réduction des formalités administratives, explosion des échanges et homogénéisation
de leurs règles : tous ces mouvements n’annonçaient-ils pas la fin des territoires,
l’effacement des espaces ? Ainsi raisonnaient quelques prophètes des relations
internationales plus rapides à figer les conjonctures qu’à analyser les structures.
Car les frontières ont résisté. Non seulement elles ont résisté, mais on a redécouvert
l’importance des territoires, de leur diversité, de leurs distances, tant en termes
stratégiques qu’économiques ou humains. La porosité des frontières fait place
aux murs qui les ferment. Leur intangibilité a été affectée par de nombreuses
modifications, le plus souvent violentes, en Europe mais pas seulement. Leur
ouverture est désormais davantage perçue comme menace virtuelle que comme
progrès. En même temps, elles se sont démultipliées dans l’espace aérien, et
les aéroports sont comme de nouvelles frontières. Dans les espaces maritimes,
l’emprise des États côtiers tend à s’élargir, plateau continental et zone économique
projetant loin l’influence du territoire terrestre. Aux contestations et aux
mouvements des frontières traditionnelles s’ajoute donc la survenance de lignes
annexes de plus en plus nombreuses. C’est le monde d’Héraclite : tout bouge !
Pour les rubriques récurrentes de Questions internationales, le cadre étatique
demeure prégnant. Les « Regards sur le monde » font justice de la carte postale à
quoi l’on résume souvent la Jamaïque, et analysent les défis actuels de la Jordanie,
tandis que les « Questions européennes » traitent des déboires économiques
de la Finlande. Avec la question de l’islam politique en Europe, c’est une autre
manière d’envisager les frontières, comme en creux, et de mesurer leurs limites.
« Les questions internationales à l’écran » reviennent enfin sur le thème, avec
deux études, l’une sur la cartographie des films de James Bond et l’autre sur le
franchissement des frontières européennes au cinéma.
Questions internationales
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
1
N  79-80 SOMMAIRE
os
DOSSIER…
Le réveil des frontières
Ouverture – Lignes et frontières,
4tout
bouge
Serge Sur
Quelques questions frontalières
dans le monde
De l’utilité des frontières
14À quoi servent les frontières ?
Les frontières : une condition
22nécessaire
à la vie du droit
Vincent Hiribarren
Michel Foucher
Paul Klötgen
La frontière : un atout dans
un monde urbain globalisé
Christophe Sohn
La frontière comme
51construction
sociale
Laetitia Perrier Bruslé
La frontière sino-indienne :
92une
impossible normalisation
Isabelle Saint-Mézard
entre la Bolivie
103etLalefrontière
Brésil
37
Les frontières en Afrique
82subsaharienne
Laetitia Perrier Bruslé
Définir et défendre
les frontières en Europe
frontières de l’Europe
112àLesl’épreuve
de la violence
Philippe Bonditti
Frontières et lignes liquides
62L’océan à la découpe
72Les fleuves contigus
Jean-Paul Pancracio
Florian Aumond
Les frontières allemandes :
125un
problème continental
Christine de Gemeaux
France : de la défense
135des
frontières à la défense
sans frontières
Tristan Lecoq
2
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Regards sur le MONDE
147
Pour en savoir plus
sur les frontières
Et les contributions de
Céline Bayou (p. 132),
Patrick Charaix (p. 139),
Maria Eugenia Cosio Zavala (p. 58),
Antoine Dubreuil (p. 69),
Nathalie Fau (p. 78),
Sébastien Gobert (p. 89),
Édith Lhomel (p. 144),
Anne-Thida Norodom (p. 34),
Irène Salenson (p. 98),
Bénédicte Tratnjek (p. 47)
et Serge Weber (p. 121)
:
161Jamaïque
l’envers de la carte postale
Romain Cruse
La Jordanie entre défis
168sécuritaires
et humanitaires
Myriam Ababsa
Les questions internationales
à L’ÉCRAN
Bond,
176James
géopolitique et cartographie
Thibaut Klinger
Questions EUROPÉENNES
149
L’islam politique
existe-t-il en Europe ?
Samir Amghar et Khadiyatoulah Fall
:
154Finlande
une économie qui patine
Franchir les frontières
182européennes
au cinéma
Yves Gounin
Liste des CARTES et ENCADRÉS
Antoine Jacob
ABSTRACTS
189 et 190
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
3
Dossier Le réveil des frontières
Lignes et frontières,
tout bouge
L’image des frontières, celle des lignes, c’est
qu’elles sont stables. Je hais le mouvement
qui déplace les lignes, disait Baudelaire. Dans
l’ensemble, la société des États n’aime guère
que l’on touche aux frontières, tandis que les
sociétés civiles aspirent plutôt, si l’on en croit
leur expression militante, à leur dépassement
voire à leur suppression. Avant même la mondialisation, avec les ONG, Médecins sans frontières,
Reporters sans frontières, etc., la transnationalisation était à l’œuvre.
En même temps, les lignes qui accompagnent,
confortent ou relaient les frontières se multiplient, dans les airs, en mer comme sur terre.
Alors, omniprésentes mais archaïques, ou dépassées mais structurelles ? Distinguons d’abord
lignes et frontières, constatons ensuite les liens
essentiels entre frontière et État, mesurons les
pathologies des frontières et la prolifération des
lignes de nature diverse.
Lignes et frontières
Frontière : voici un mot dont l’utilisation recouvre
des significations multiples. Dans l’acception la
plus large, le terme vise toute forme de séparation entre des espaces et, de façon métaphorique,
tout type de coupure, spatiale ou non, y compris
dans le royaume de l’imaginaire. C’est ainsi que
des philosophes 1 voient Merleau-Ponty « aux
frontières de l’invisible ». On se doute qu’il
convient d’en retenir une acception plus rigoureuse lorsqu’on s’attache aux relations internationales – et par-là plus étroite. Au sens le plus
restreint, celui du droit international, la frontière
est une ligne, juridiquement construite, qui
Marie Cariou et alii, Merleau-Ponty aux frontières de l’invisible,
2003.
1 4
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
sépare deux ou plusieurs États souverains, ou un
État d’un espace international, ce qui est le cas de
la mer territoriale. C’est dire qu’elle est intimement liée à l’existence de l’État et qu’il n’y a pas
de frontière sans État.
Mais d’autres lignes de délimitation, qui ne
méritent pas la qualification de frontière au
sens étroit, concourent à définir la compétence
spatiale des États, voire d’une multitude d’autres
entités : c’est notamment le cas des limites des
espaces maritimes, qui opposent des zones
aquatiques ou sous-marines sur lesquelles les
États exercent leur souveraineté ou de simples
compétences souveraines, plateau continental et
zone économique exclusive d’un côté, et la haute
mer ou le fond des mers de l’autre. Il est aussi
d’autres lignes, cessez-le-feu, armistices, qui ne
sont pas des frontières. Dans le langage courant,
on retient cependant le terme générique comme
désignant toutes les limites spatiales des États,
quitte à le préciser lorsque nécessaire.
A priori, on pourrait opposer frontières et lignes
par leurs différences, non seulement de statut
juridique mais aussi de stabilité. La frontière
porte avec elle l’image de l’enracinement, de
la stabilité, de la pérennité qui est aussi celle
de l’État, dont elle devient la métonymie. Et
pourtant, les frontières étatiques ont bougé, particulièrement au cours des dernières décennies, et
bougent encore. Leur intangibilité peut être une
aspiration politique et juridique, mais l’histoire
la dément régulièrement. Que de mouvements
en Europe depuis la chute du mur de Berlin et
l’effondrement de l’URSS, par exemple ! Les
frontières bougent, mais la frontière subsiste,
comme la forme étatique elle-même.
Pour certains, les frontières sont des survivances
archaïques, des reliques barbares des temps
© BNF / Département des cartes et plans
hostiles. Il convient de les dépasser, et même de
les supprimer pour consacrer un droit universel
de circulation des hommes et des marchandises,
tous citoyens du monde, no border, l’avenir est
au nomadisme, non à la fragmentation artificielle
et dangereuse de notre Terre commune. Car les
frontières appellent des armées pour les défendre,
elles sont fronts, c’est-à-dire guerres. Mais en
temps de paix, mieux encore pour enraciner la
paix, ne faut-il pas les éliminer ? Aussi bien les
frontières connaissent nombre de vicissitudes,
tandis que le concept même, séparation territoriale entre souverainetés, se voit contesté.
Sans doute on ne saurait concevoir, sinon de
façon utopique, un monde totalement unifié,
sans coutures, sans limites intérieures et sans
lignes fonctionnelles diverses. Mais celles-ci ne
devraient avoir ni la dignité de frontières ni la
dimension d’exclusion, la distinction entre Eux et
Nous qu’elles emportent. Elles pourraient d’abord
les compléter ensuite s’y substituer ou encore
les corriger. Ces lignes sont plus précaires, voire
liquides comme dans les espaces maritimes. Mais
que constate-t-on au cours des années récentes ?
Que là où les frontières sont menacées, transgressées, elles se voient renforcées et même remplacées par des murs, obstacle cette fois physique et
non seulement juridique.
Carte éditée à Paris en 1784, dédiée au ministre plénipotentiaire près de
la Cour de France, Benjamin Franklin, avec les tracés des nouveaux États
qui suivent les lignes de latitude et la notion de frontier nord-américaine,
liés à l’immensité d’un pays « neuf » pour les Européens.
Derrière la remise en cause des frontières se cache
celle de l’État et plus spécialement de l’Étatnation, l’aspiration à dissoudre des communautés
établies pour les fusionner ou les transcender
par des constructions plus larges et plus hautes.
À cette dimension idéologique s’ajoute aussi la
dynamique technologique et économique qui
pousse à l’ouverture et à la mondialisation des
échanges. Porosité des frontières, élargissement, organisation et facilitation des points de
passage, accords de survol aérien, aéroports, ports
maritimes sont à l’ordre du jour. Cependant, les
frontières demeurent une composante essentielle des États et de la société internationale
dont elles sont les piliers. Quant aux lignes, elles
entretiennent avec les frontières des rapports
complexes, mais toujours subordonnés.
La frontière,
métonymie de l’État
Voici quelques décennies, on parlait de la fin
des territoires. On en parle moins désormais,
mais cela a toujours été une erreur. Le terri-
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
5
DOSSIER Le réveil des frontières
toire implique en général des frontières et, en
surplomb, l’État, sa population, son autorité
souveraine, un modèle universel d’organisation
politico-territoriale qui, jusqu’à maintenant, n’a
pas été remplacé. Sans doute les États fragmentent et hachent le sol, divisent l’humanité et l’on
peut leur opposer, outre le développement des
problèmes globaux, la dynamique des flux, des
idées, des hommes et des marchandises. Les
sociétés civiles n’aspireraient-elles pas spontanément à la disparition des frontières, gage
d’une paix perpétuelle et structurelle ? En réalité,
celles-ci conservent une dimension organisatrice
qui demeure indépassable.
On peut également soutenir que les frontières
sont contre nature. Empêchent-elles la circulation des nuages, des fleuves, des animaux, voire la
transhumance organisée ? Ne favorisent-elles pas à
l’inverse contrebande et trafics qui sont comme la
revanche sur des coupures artificielles de la liberté
d’aller et venir ? Principe d’enfermement, elles
reposent sur des lignes arbitraires, et le terme de
« frontière naturelle » est trompeur. Lacs, rivières,
montagnes unissent autant qu’ils séparent, et les
États qu’ils divisent sont le plus souvent conduits
à coopérer pour leur intérêt commun, quand leur
coexistence ne débouche pas sur une concurrence
nuisible aux espaces en cause. Il est vrai que les
frontières sont toujours construites, qu’elles aient
été imposées ou convenues, mais leurs fonctions
positives sont de loin dominantes.
l 
Elles maintiennent d’abord l’identité de la
collectivité instituée en État. La frontière ouvre et
ferme le territoire et devient le symbole du territoire dans son ensemble, dans sa consistance.
L’attachement aux frontières, comme définissant le cadre spatial d’une nation, est général. La
perte des territoires est le plus souvent douloureusement ressentie et peut entraîner des conflits
irréconciliables sur plusieurs générations. Les
États anciennement constitués, qui ont enraciné
leur histoire dans leur géographie, y sont peut-être
plus sensibles, mais des États plus récemment
créés ne sont pas en reste, et ceci dans les diverses
parties du monde. Même si le territoire n’a plus
de nos jours l’importance qu’il a revêtue pour la
puissance, il demeure un marqueur d’une identité
étatique, nationale ou simplement collective.
l 
6
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Elles sont ensuite essentielles à la sécurité
des États. À cet égard, le droit international les
protège expressément, puisque la Charte des
Nations Unies prohibe l’usage de la force contre
« l’intégrité territoriale » de tout État 2. Mais
une barrière de papier ne saurait suffire. C’est
l’espace, l’ordre juridique et la population de
l’État qu’il s’agit de protéger par des moyens
civils, par la police, la douane, le contrôle des
frontières, mais ce sont aussi les agressions
armées qu’il convient de dissuader, de contenir
ou de repousser par des moyens militaires. Le
système de sécurité collective de l’ONU est
censé y parvenir, mais l’État demeure le premier
responsable et acteur de sa propre sécurité face
à ses frontières et dispose du droit de s’armer
suivant sa convenance, avec la limite éventuelle
des engagements qu’il a pu prendre.
l En même temps, les frontières n’enferment
nullement l’État ou sa population. Elles sont
en effet un filtre qui lui permet d’admettre les
passages et circulations directes. Cette double
dimension, clôture et ouverture, est bien connue.
La frontière est comme une écluse qui permet
de canaliser, régulariser et étaler des flux de
toute nature. Elle concentre en conséquence
nombre d’activités et représente une ressource
pour l’État. Les zones frontalières, même si la
frontière en elle-même est une ligne, sont souvent
une interface entre des voisins. Il n’est pas rare
qu’une coopération transfontalière soit organisée
entre collectivités locales d’États différents. La
frontière concourt alors à la confiance et à l’harmonie entre eux en même temps qu’elle permet
de gérer de façon coordonnée les problèmes
d’espaces adjacents.
l Elle ne s’oppose pas davantage à l’expansion
hors du territoire de certaines règles de l’ordre
juridique de l’État territorial. Ces règles peuvent
en effet être appliquées hors de ses frontières à
ses ressortissants sur la base de la compétence
personnelle, ou à des activités ou à des personnes
extérieures, dès lors qu’elles ont un lien avec
l 
Charte des Nations Unies, article 2, § 4 : « Les membres de
l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales,
de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre
l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État,
soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations
Unies. »
2 © Schuminka janička / Wikimedia Commons
En Tchéquie, quatre bornes frontières en forme
de pyramide tronquée bordent la rivière Jihlava,
à proximité de la ville éponyme. Elles
ont été installées en 1750, sur décision de
Marie-Thérèse d’Autriche qui souhaitait ainsi
mettre fin aux différends autour de la frontière
entre la Bohême et la Moravie. Chaque borne
porte les emblèmes des deux territoires.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
7
DOSSIER Le réveil des frontières
son territoire. On parle alors d’exterritorialité
ou d’extraterritorialité pour désigner les effets
extérieurs de normes étatiques, mais les termes
sont trompeurs car ces effets sont toujours en
lien avec le territoire et ses frontières. Là encore,
la frontière n’est pas une clôture ; territoire et
lien de nationalité permettent de la dépasser.
Simplement, l’extraterritorialité doit respecter
les frontières des autres États, qui peuvent lui
opposer l’application de leurs propres normes,
tout au moins sur leur propre territoire.
Dans l’état présent de la société internationale, structurée par la coexistence de quelque
deux cents États souverains, la frontière est une
donnée politique et juridique fondamentale. Elle
n’est pas pour autant indispensable à l’existence
d’un État. S’il n’y a pas de frontière sans État, il
existe des États sans frontières. Entre Corée du
Nord et du Sud par exemple, il n’existe pas de
frontière mais une ligne d’armistice, par nature
provisoire. Israël n’a pas non plus de frontières
avec la Cisjordanie ou Gaza, mais une séparation dont la qualification demeure disputée.
De façon plus générale, il ne suffit pas d’avoir
des frontières pour que leurs fonctions régulatrices, ou en d’autres termes stabilisatrices,
soient remplies. Encore faut-il avoir de bonnes
frontières. C’est dire qu’elles peuvent aussi
devenir élément pathologique des États, pour des
raisons très variées.
Les frontières,
pathologie des États
Peut-on avoir de bonnes frontières parce
qu’elles sont adéquates à un concept, à leur
concept ? Mais lequel ? Pour certains, ce seront
celles qui respectent le principe du droit des
peuples à disposer d’eux-mêmes, ou son ancêtre
le principe des nationalités. Mais les frontières
peuvent alors être différentes suivant qu’on
envisage ces principes de façon objective ou
subjective. Pour d’autres, elles ne sont qu’une
ligne de contact entre puissances, dépendant de
la capacité de pression relative des protagonistes,
ce qui conduit à leur mobilité, souvent guerrière.
Pour d’autres encore, elles doivent être stratégiques, c’est-à-dire pouvoir être défendues contre
l 
8
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
intrusions ou agressions extérieures. On demandera alors des « frontières naturelles », appuyées
sur des obstacles physiques, ou de la profondeur
territoriale. Mais aucun de ces concepts ne rend
raison de la diversité des situations actuelles, ni
de leur raison d’être.
L’appréciation dépend dès lors de données plus
empiriques et concrètes. Les bonnes frontières
sont stables, reconnues, correspondent aux
aspirations des populations, sont fixées avec
certitude, faciles à défendre et ouvertes. Leur
stabilité est indispensable à leurs fonctions
régulatrices. C’est ainsi que le Conseil de sécurité
a reconnu, par sa résolution 242, le droit d’Israël
à des frontières « sûres et reconnues » 3.
Les frontières peu satisfaisantes, pour les États
comme pour leurs voisins, sont en revanche
incertaines sur le terrain, contestées politiquement, mal protégées stratégiquement, et parfois
les trois. Alors la solution face à des situations
apparemment inextricables ne serait-elle pas de
les dépasser radicalement ? Mais cette négation
positive risque fort, en pratique, de conduire à
une autre forme de négation, la construction de
murs qui résulte de la défaillance des frontières.
l Les contestations de frontière sont de plusieurs
ordres. Elles peuvent tenir à une insuffisante
fixation d’une ligne qui n’est pas contestée
dans son principe, mais qui n’est pas reportée
in situ, faute d’abornement, parfois parce que
les cartes qui les reproduisent sont imprécises,
parfois parce que la configuration territoriale
a évolué, parfois parce que les règles internationales de partage, des fleuves internationaux
par exemple, sont incertaines. De telles contestations se prêtent à des règlements arbitraux ou
judiciaires, qui ne sont pas pour autant facilement acceptés par les États qui s’estiment lésés.
Plus dangereuses sont les contestations de territoires, au nom de principes de légitimité contradictoires, ou de titres juridiques et historiques
confus. Les exemples contemporains sont divers,
la Crimée est l’un des plus récents. Certains sont
liés à la détermination de lignes maritimes, et on
va y revenir.
Conseil de sécurité, résolution 242, 22 novembre 1967, La
situation au Moyen Orient, adoptée après la « guerre des Six
Jours ».
3 © Ed Jones / AFP
Érigée à partir de IIIe siècle av. J. C., la Grande Muraille de Chine
a eu pour vocation, des siècles durant, de marquer autant que de
défendre la frontière nord de l’empire du Milieu. Il s’agissait de
marquer la limite entre civilisation et tribus barbares. De la même
façon, le mur d’Hadrien, plus modestement construit sur toute la
largeur de l’Angleterre, viendra lui aussi, un peu plus tard, séparer
le monde romain civilisé des Barbares venus d’Écosse.
La protection des frontières se situe sur
plusieurs registres et, à cet égard, il convient de
distinguer, en droit international, l’inviolabilité
des frontières, leur intégrité et leur intangibilité,
trois notions que l’on a tendance à confondre.
L’inviolabilité les protège en principe contre les
agressions armées, mais aussi contre des violations individuelles par intrusion, éventuellement
involontaires. Celles-ci relèvent alors autant du
droit pénal interne des États que des relations
internationales. Sur ce plan, ces actions peuvent
aussi conduire à engager la responsabilité d’États
auxquels l’intrusion est imputée.
L’intégrité concerne autant le territoire dans sa
profondeur que les frontières. On l’a dit, elle
est spécifiquement protégée par la Charte des
Nations Unies contre tout recours à la force.
l 
Il appartient avant tout à l’État territorial de
défendre ses frontières, enjeux stratégiques,
mission essentielle des forces armées.
L’intangibilité n’est, en revanche, nullement
garantie par le droit international, pas davantage
qu’elle n’est un principe politique universel. Au
demeurant, comme on le sait, les frontières ont
beaucoup bougé, y compris au cours des décennies récentes. Deux vagues successives, celle de
la décolonisation, celle de la chute de l’URSS
et de ses suites plus centrées sur l’Europe, ont
bouleversé cartes et mappemondes. Et pourtant,
en Amérique latine au xixe siècle, en Afrique
au milieu du xxe avec le principe de l’uti possidetis juris, en Europe avec la Conférence sur la
sécurité et la coopération en Europe (CSCE) puis
la charte de Paris 4, on a proclamé soit l’intangibilité des frontières, soit la nécessité de leur
stabilité. C’est dire que l’on mesurait leur contribution à la pacification et à la stabilisation des
Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en
Europe (CSCE), Helsinki, 1er août 1975 ; Charte de Paris pour
une nouvelle Europe, 19-21 novembre 1990.
4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
9
DOSSIER Le réveil des frontières
relations internationales, en même temps que le
rôle structurant des États.
L’intangibilité des frontières apparaît en réalité
comme un corollaire de la condamnation du
recours à la force armée pour les modifier. Il en
résulte a contrario que les modifications pacifiques
sont toujours possibles, et l’on sait qu’elles ont
été récemment nombreuses, avec la dislocation
de l’URSS, la réunification de l’Allemagne ou la
partition de la Tchécoslovaquie. Mais la violence
armée a très vite resurgi, avec l’éclatement de
l’ex-Yougoslavie, le conflit autour des frontières
de la Géorgie, l’affaire ukrainienne. Et où sont
aujourd’hui les frontières de l’Irak, de la Syrie, de
la Libye ? Pathologie contemporaine, violents ou
pacifiques, ce sont des processus de dislocation
d’États constitués qui peuvent provoquer, de l’intérieur, la remise en cause des frontières.
l La négation des frontières résulte d’une
dialectique entre leur dépassement et leur consolidation par des murs. Murs et frontières sont la
négation l’un de l’autre, mais souvent résultent
l’un de l’autre. L’espace Schengen est très révélateur à cet égard, mais des situations de ce type
se développent dans diverses parties du monde.
On l’a dit, la mondialisation entraîne l’ouverture des frontières et l’internationalisme idéologique milite en ce sens, au nom de l’humanité
tout entière. Mais leur porosité, les phénomènes
massifs d’immigration incontrôlée, la défaillance de certains États incapables de maîtriser les
passages, la diffusion d’un terrorisme endémique
contrarient cette tendance, voire l’inversent.
Barrière juridique artificielle, parfois invisible, la
frontière n’est plus respectée et les États territoriaux ont plus ou moins baissé la garde.
Alors, le moyen le plus simple de chercher à les
protéger est de les consolider par une barrière
physique, dont le mur est l’archétype. Rien de
nouveau en la matière, mais on croyait en avoir
fini après la chute du mur de Berlin, oubliant
que celui qui divise Nicosie, capitale d’un pays
membre de l’Union européenne occupé par un
pays candidat, la Turquie, est maintenant ancien.
Aujourd’hui les murs prolifèrent 5, sans même
parler des champs de mines qui subsistent dans
d’anciennes zones de conflits, faisant oublier
que la frontière est aussi pont. Ces obstacles
physiques ne consolident pas tant les frontières
qu’ils soulignent leurs insuffisances. C’est ainsi
qu’en Europe on voit resurgir des murs. Les
accords de Schengen n’ont créé qu’une ligne
artificielle englobant les pays membres, superposée à leurs frontières extérieures. Ils ont du
coup affaibli les frontières intérieures sans
renforcer les frontières extérieures, faute de
gestion et de protection communes.
La prolifération
des lignes de délimitation
Ces lignes sont parfois antérieures aux frontières
et contribuent à les déterminer – ainsi des lignes
définies par le pape Alexandre VI au xve siècle
entre l’Espagne et le Portugal pour le partage de
la future Amérique latine 6, ou encore de certaines
lignes que les puissances coloniales se reconnaissaient mutuellement pour établir leurs possessions ultramarines. Elles ont fondé durablement
des espaces géoculturels et géojuridiques
analysés par Carl Schmitt par exemple 7. Sans
autorité désormais, leur empreinte se prolonge
dans un cadre interétatique, même lorsqu’il est
en crise, ainsi au Moyen-Orient actuellement.
D’une nature différente sont les diverses lignes
de délimitation contemporaines qui viennent
compléter les frontières quand elles ne se substituent pas à elles. Elles concernent aussi bien les
espaces maritimes, aériens que terrestres.
l Les lignes de délimitation maritime sont les
plus générales, à valeur universelle et les plus
cohérentes, puisque fondées sur la coutume
internationale et codifiées par la convention de
Montego Bay en 1982, dernier grand traité à
vocation universelle sur les espaces maritimes.
Fonctionnelles, elles manifestent l’emprise croissante des États riverains sur les mers adjacentes à
leurs côtes. Elles se sont développées et étendues
après la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit
Inter Caetera, bulle de 1493 confirmée en 1494 par le traité de
Tordesillas entre les deux États.
7 Carl Schmitt, Der Nomos der Erde (1950), traduction française
Le Nomos de la Terre, PUF, Paris, 2008.
6 Alexandra Novosseloff et Frank Neisse, Des murs entre les
hommes, La Documentation française, Paris, 2e éd., 2015.
5 10
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
© Ed Jones / AFP
pas au sens propre de frontières, car dans les
espaces délimités l’État n’est pas souverain mais
seulement doté de certaines compétences. C’est
le cas pour les zones contiguës, les zones économiques exclusives et le plateau continental, fond
des mers sur la marge continentale.
Ce sont des portions importantes des mers et des
océans qui sont ainsi soumises à la juridiction
étatique, et les contentieux liés à leur délimitation
entre pays voisins sont nombreux. Lorsqu’il s’agit
d’îles, qui possèdent une mer territoriale et donc
une véritable frontière, celle-ci permet d’étendre
les compétences des États très au large, grâce
à ces zones complémentaires. Des contentieux
terrestres au sujet de la souveraineté sur les îles
sont ainsi des contentieux maritimes déguisés 8.
En revanche, lorsque sont définies des lignes de
navigation que doivent suivre les navires à proximité des côtes, c’est notamment une protection des
côtes qui est envisagée par des mesures maritimes.
Spécialement en mer de Chine, où la politique chinoise tend à
l’appropriation des espaces maritimes à partir de revendications
sur les îles.
8 Créée en 1953, une zone démilitarisée, connue sous le sigle de « DMZ »
(de l’anglais DeMilitarized Zone), sépare toujours les deux Corées. Étroite
bande de terre longue de près de 250 km et large de 4 km, elle sert de zone
tampon entre les deux États de part et d’autre du 38e parallèle.
Les lignes de délimitation aérienne reposent
également sur une frontière, la frontière aérienne,
puisque l’espace surjacent relève de la souveraineté de l’État de survol. Mais elle est prolongée
ou canalisée par des lignes additionnelles.
Elles peuvent être extérieures, avec la définition d’un espace à partir duquel les aéronefs
doivent s’identifier pour des raisons de sécurité.
Elles sont aussi intérieures lorsque les aéronefs
bénéficiant d’un droit de survol doivent suivre un
couloir déterminé pour transiter ou pour atterrir
sur un aéroport local. Ces aéroports eux-mêmes
peuvent comporter des zones internationalisées
pour les voyageurs en transit, d’où une délimitation spécifique, en particulier sur le plan
douanier.
l Les lignes de délimitation terrestre sont
les plus variées. Classiquement, il peut s’agir
de lignes de cessez-le-feu dans le cadre d’un
conflit, ou d’armistice. Il en existe toujours
l 
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
11
DOSSIER Le réveil des frontières
dans le monde sur divers continents, dans la
péninsule coréenne et en Palestine spécialement. Elles sont en principe provisoires, tout
comme celles qui délimitent des territoires
occupés, voire un partage entre puissances
occupantes. En outre, si les frontières d’un État
ne sont pas reconnues, sont disputées, ou que
l’existence même de ce dernier est contestée,
on est en présence de lignes au statut international indéterminé plus que de frontières consolidées – un exemple en est celui de la prétendue
République turque de Chypre et, plus anciennement, celui des bantoustans, en Afrique du Sud
et en Namibie.
Nombre d’autres lignes terrestres, d’ordre
intérieur, ont des effets internationaux et
concernent les relations internationales. Les
zones de rétention des migrants destinées à ne pas
leur permettre de demander l’asile par exemple,
ou les hot spots que l’Union européenne se
propose d’installer sur ses marges pour canaliser
les flux d’immigration en provenance du Sud.
Dans ce cadre, ces lignes tentent de répondre à un
affaiblissement des frontières, puisqu’elles ont
par hypothèse été franchies de façon incontrôlée.
Elles peuvent aussi résulter de la fermeture
d’autres frontières, qui oblige l’État territorial à
gérer ces flux chez lui, et l’exemple de Calais est
présent dans tous les esprits. On crée ainsi des
sortes de vésicules proches des frontières qui,
comme les murs, sont à la fois signe de leur fragilité et un non moins fragile remède.
12
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
lll
La mobilité des frontières, la multiplication des
lignes diverses de délimitation n’augurent pas
leur disparition. On assiste plutôt à leur réveil,
aussi bien comme frontière-territoire que comme
frontière-ligne. Frontière-territoire, notamment
parce que l’attractivité relative des territoires
est devenue une composante importante du
dynamisme économique, frontière-ligne parce
que leur franchissement incontrôlé est source de
déstabilisation pour les États et que la nécessité de
leur contrôle est renforcée. S’il faut aller au-delà,
si elles débouchent sur des murs, c’est leur échec
et c’est aussi celui de la mondialisation.
À supposer même, en revanche, que l’utopie
d’une mondialisation politique débouche sur un
État universel cosmopolite, les lignes actuelles
ne disparaîtraient pas. Elles changeraient
simplement de nature, devenant limites internes
d’entités fédérées. L’affaiblissement actuel de
nombreuses frontières étatiques conduit à des
replis locaux et à la promotion d’autres lignes
secondaires. Leur unité la plus petite est le
condominium immobilier, hérissé de murs, de
caméras et de codes, tout comme les châteaux
forts du Moyen Âge étaient cernés de fortifications, de douves et de mâchicoulis. On peut rêver
d’un meilleur avenir, à l’intérieur de frontières
stables et reconnues. n
Serge Sur
© Kim Kyung-hoon / AFP – Un soldat nord-coréen surveillant la frontière
De l’utilité des frontières
DOSSIER Le réveil des frontières
À quoi servent
les frontières ?
Justifications, séparations,
transitions et passages
Michel Foucher *
* Michel Foucher
est géographe, ancien ambassadeur,
titulaire de la chaire de géopolitique
Les frontières internationales sont un périmètre de l’exercice
de la souveraineté des États qui composent le système
international et l’un des paramètres de l’identité des nations.
Comme le prouve une chronologie des faits frontaliers, la réalité des
interactions est vivante, conflictuelle parfois, mais bien plus réelle
qu’une vision strictement économique de la planète ne le suggère. La
Chine peut, par exemple, jouer de la globalisation économique d’un
monde ouvert et s’attacher à délimiter ce qu’elle considère comme son
espace maritime. Les frontières sont des discontinuités, qui séparent
et relient, et les sociétés humaines localisées ont besoin de ces deux
versants. Un monde sans frontières ne serait pas vivable.
appliquée au Collège d’études mondiales.
Qu’est-ce qu’une frontière ? Elle dessine
le périmètre de l’exercice d’une souveraineté étatique et constitue l’un des paramètres
de l’identité en traçant la distinction entre le
dedans et le dehors, en délimitant le cadre de la
définition d’une citoyenneté. La frontière internationale est la limite entre deux souverainetés
étatiques, deux ordres juridiques, deux systèmes
politiques, monétaires, deux histoires nationales. Elle est une discontinuité et un marqueur
symbolique. Les frontières sont des lignes où
s’exercent une série de fonctions – ainsi que dans
les ports et les aéroports. En 2016, on compte
environ 252 000 km de frontières internationales
terrestres. Ce chiffre pourra s’accroître en cas de
nouvelles déclarations d’indépendance.
14
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Justifications
La réalité des frontières a été mise en cause
à la fois par les discours du « sans frontières »,
par le mouvement irrépressible de la mondialisation économique et financière – qui a contribué
à un moindre contrôle des frontières – et, enfin,
par l’installation de réseaux de communication
tissant la toile d’un cyberespace réputé lui aussi
« sans frontières ».
Illusion, car le cyberespace, représentation mentale d’un territoire venant se superposer aux États, reste un réseau, reposant sur
une infrastructure physique, que des États, dans
leur rivalité, entendent contrôler, au point que
l’ère numérique voit se reproduire et même
Voir Alix Desforges, « Les frontières du cyberespace »,
in Frédérick Douzet et Béatrice Giblin (dir.), Des frontières
indépassables ? Des frontières d’État aux frontières urbaines
(Armand Colin, Paris, 2013), et Olivier Kempf, « Cyberespace
et dynamique des frontières », Inflexions, no 30, printemps 2015.
Voir aussi, dans ce même dossier, la contribution de
Anne-Thida Norodom.
2 Michel Foucher, Le Retour des frontières, CNRS Éditions,
2016.
3 Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la
géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris, 2003.
4 « La fin d’une définition westphalienne des limites
internationales, c’est-à-dire fondée sur la traduction
territorialement linéaire de l’équilibre des forces entre les États,
implique que l’expérience de la frontière se différencie des
conditions de l’appartenance citoyenne. » (Anne-Laure Amilhat
Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, PUF, Paris,
2015.)
1 © Wikimedia Commons
se renforcer les frontières étatiques 1. C’est
parce que le cyberespace fragilise la souveraineté étatique que des États – Chine en premier
lieu – ont entrepris d’acquérir des attributs de
cyber-souveraineté.
Limite, la frontière est un lieu d’interaction. L’étymologie signale que de nombreux
termes ont été utilisés dans le passé pour signifier
la limite. Si le grec horos marque la limite, peiras
vient de la racine per, qui veut dire traverser. Le
sens moderne vient, en français, de « front »,
militaire, dont est issu le terme « frontière ».
Plusieurs régimes frontaliers se superposent,
où la fluidité des échanges matériels et l’interconnexion des flux d’images ne s’accompagnent pas
de la même mobilité des personnes. C’est sur le
continent européen qu’avait été menée la politique
la plus avancée de démantèlement des fonctions
de barrière et c’est désormais là que s’opère ce
paradoxal « retour des frontières 2 », au sens où des
États décident de rendre l’enveloppe frontalière à
nouveau visible et opératoire dans sa fonction de
contrôle des flux.
Dans une démarche géographique
attachée aux réalités concrètes, l’observation des
processus frontaliers effectivement à l’œuvre
hors d’Europe apporte un démenti à certaines
théorisations réduisant « la » frontière à un objet
unique et abstrait voire, pour bien des auteurs,
voué à disparaître dès lors que, « dans un monde
démilitarisé et ouvert aux échanges, la frontière
perd son sens 3 », devenue un héritage anachronique dans un monde supposé post-westphalien 4.
Reconstitution d’un poste de garde des limes romains de Germanie. Au-delà
de leur fonction défensive, les limes romains marquaient également la limite
des territoires dans lesquels l’Empire assurait la sécurité.
Vingt événements (voir focus p. 16) ont
été retenus parce qu’ils sont à la fois illustratifs
de la dynamique qui anime en permanence la
scène frontalière contemporaine et révélateurs de
tendances actuelles et plus générales.
Dans la problématique frontalière
contemporaine, six lignes directrices sont
identifiables :
– la territorialisation des océans – tentatives de
partage de l’océan glacial Arctique 5, délimitation et extension des zones économiques riches
en hydrocarbures et exacerbation des rivalités
stratégiques en Asie du Sud-Est ;
Michel Foucher (dir.), L’Arctique. La nouvelle frontière, CNRS
Éditions, Paris, 2014.
5 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
15
DOSSIER Le réveil des frontières
➜ FOCUS
Chroniques frontalières dans le monde *
(mars 2016-octobre 2015)
Mars 2016. Le gouvernement du
Guyana provisionne 200 millions
de dollars pour assurer la défense
juridique de la province d’Esequibo
(40 % du territoire) revendiquée par
le Venezuela depuis son attribution au
Royaume-Uni en 1899 par un tribunal
international. Le traité de Genève
de 1966, qui disposait une mission
de bons offices assurée par le secrétaire général des Nations Unies, ayant
échoué, le Guyana lui demande de
porter l’affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye.
Février 2016. L’Indonésie et le TimorLeste (Timor oriental) s’accordent
pour réaliser conjointement une
enquête de terrain dans les zones
disputées de la province orientale
de Nusa Tenggara (petites îles de la
Sonde) avec consultation des populations locales sur leurs pratiques
territoriales.
Le ministre vietnamien des Affaires
étrangères estime que la plateforme
pétrolière Haniyang Shiyou 981,
exploitée par China Oilfield Services,
se situe dans une aire contestée et
non délimitée des deux plateaux continentaux, assertion démentie par le
ministère chinois des Affaires étrangères. Le forage se localise à 130 milles
marins de la côte du Vietnam, dans sa
zone économique exclusive. En 2014,
un forage réalisé à 120 milles avait
provoqué des émeutes antichinoises.
La ville tchèque de Chrastava s’oppose
à la cession à la Pologne d’une forêt
de 52 hectares – considérée comme
tchèque depuis le xie siècle – décidée
par les deux gouvernements pour
mettre fin à un différend datant d’un
demi-siècle. La région de Těšín, en
Moravie du Nord, avait été divisée
entre les deux pays en 1918. Le
tracé fut confirmé en 1945 avec une
clause de simplification du tracé sur
80 km. Suite à 85 échanges succes-
16
sifs de terres, la Pologne a perdu
368 hectares.
Selon la Commission nord-coréenne
pour la réunification pacifique de la
Corée, la Corée du Nord a ordonné
à tous les Sud-Coréens de quitter la
zone industrielle intercoréenne de
Kaesong et annoncé la saisie de tous
les équipements sud-coréens. Cette
décision fait suite à celle de Séoul de
fermer la zone, en réponse à l’essai
nucléaire et au tir de fusée réalisés par
Pyongyang. Il s’agit, pour la Corée du
Sud, d’empêcher l’utilisation des investissements réalisés par elle au profit du
développement nucléaire et balistique
de Pyongyang. Toutes les communications militaires avec la Corée du Sud,
y compris via le village frontalier situé
sur la ligne d’armistice de Panmunjom,
principal canal de contact entre les
deux États rivaux, sont interrompues.
Janvier 2016. Un navire armé des
garde-côtes chinois pénètre dans les
eaux territoriales des îles Senkaku/
Diaoyu, disputées depuis 2010 entre le
Japon et la Chine.
Un méandre de la Meuse relié aux
Pays-Bas et coupé de la Belgique,
abri de dealers, est échangé contre
un terrain situé près d’une écluse.
Les deux Parlements ratifieront cet
échange au cours de l’année 2016.
Les ministres égyptien et soudanais
des Affaires étrangères confirment
leur intention de régler la question
du triangle de Hala’ib, en suspens
depuis 1899 (ligne de partage sur
le 22e parallèle, puis, en 1902, ligne
placée plus au nord créant une zone
administrée par Khartoum). La gestion
a été conjointe jusqu’en 1992, avant
que Khartoum n’octroie une concession sur l’eau à une compagnie du
Canada. En 2014, Le Caire a signé des
contrats d’exploration de gisements
aurifères, provoquant le déploiement
de troupes de marine par Khartoum.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Le Premier ministre japonais
Shinzo Abe appelle à la tenue d’un
sommet avec la Russie à propos des
Kouriles du Sud, intégrées à l’URSS
en 1947 (17 000 habitants de Russie)
mais revendiquées par le Japon sous le
nom de Territoires du Nord. Plusieurs
options de partage ont été étudiées
par Moscou – respectant la possession russe du centre de détection
sous-marine de Kunashir (Kunashiri en
japonais) en mer d’Okhotsk.
Novembre 2015. Le Timor-Leste
(Timor oriental) recherche le soutien
de l’opinion publique en Australie
pour des négociations sur le tracé de
la frontière maritime, après le traité
de 2002. Les revenus des hydrocarbures sont partagés. Le Timor a arrêté
son recours à la CIJ en juin 2015 pour
demander un arbitrage international.
Le champ de Golden Sunrise contient
5,1 milliards de mètres cubes de gaz et
226 millions de barils de condensats.
Les entretiens à New Delhi entre le
général Fan Changlong, vice-président
de la Commission militaire centrale
chinoise, et le ministre indien de la
Défense, Manohar Parrikar, n’aboutissent qu’à considérer la frontière de
l’Arunachal Pradesh, non reconnue
par la Chine, comme actuelle « ligne
de contrôle » sans accord ni démarcation. L’accord de coopération de
défense de 2013 a été confirmé, sans
avancée sur le contentieux.
Octobre 2015. Reprise des tensions
entre le Pérou et le Chili à propos du
problème récurrent du point de départ
terrestre de la délimitation maritime.
Le Chili se réfère au jugement de la
CIJ de 2014 qui accordait 19 000 km2
de zones de pêche additionnelles au
Pérou et juge que le point désigné par
les Péruviens n’est pas conforme au
traité de 1929.
Réunion entre l’Indonésie et la
Malaisie sur dix litiges frontaliers liés
à l’interprétation des traités anglohollandais de 1891 et 1915 : cartes
imprécises, manque de bornes, différence de 15 km sur la longueur du
tracé (2 004 ou 2 019 km), dispute en
mer de Célèbes, à l’est des détroits de
Singapour, en mer de Chine et sur la
zone économique exclusive dans les
détroits.
L’Inde soutient la position des
Philippines sur le différend en mer
de Chine du Sud. Le ministère indien
des Affaires étrangères nomme la
zone disputée « mer des Philippines
occidentales » et récuse l’emploi de
la force. Manille a déposé un recours
devant la Cour internationale d’arbitrage en 2013. La Chine, pour sa part,
estime que la convention de 1982 sur
le droit de la mer ne s’applique pas
dans ce cas précis.
L e s d é c o u v e r t e s d e ga z e n
Méditerranée orientale avivent les
tensions. Les six découvertes israéliennes se situeraient dans des zones
disputées par le Liban et la Syrie,
celles de Chypre dans un bassin
commun avec Israël et l’Égypte,
selon Ibrahim Zahran, ex-président
de la Khalda Petroleum Company.
Les réserves sont estimées à
122 000 milliards de barils (chiffres de
l’US Geological Survey pour le bassin
du Levant). La démarcation a été
décidée en 2014, dans la déclaration
du Caire (Égypte, Chypre et Grèce),
contestée par la Turquie.
Le Kenya récuse les revendications
de la Somalie devant la CIJ à propos
de la frontière maritime. Il exige
une solution amiable. Le contentieux porte sur 100 000 km2, selon
la Somalie. La limite actuelle a fait
l’objet d’un protocole d’entente
(Memorandum of Understanding,
MoU) depuis 2009, contesté par la
Somalie depuis 2015.
Échange de territoires entre l’Inde
et le Bangladesh et, à la suite
de l’échange de 162 enclaves
– la persistance ou l’aggravation des tensions :
menaces transfrontalières au Moyen-Orient et en
Afrique, violation de frontières agréées en Europe
et risques issus des héritages de 1945-1953 dans
la péninsule coréenne ;
– le développement des pratiques de durcissement – sous forme de clôtures – au MoyenOrient, en Asie du Sud, en Amérique du Nord et
désormais en Europe ;
– la poursuite de la délimitation – recours à
la Cour internationale de justice (CIJ) et aux
arbitrages, signature d’accords bilatéraux – et de
la démarcation – sous l’impulsion des Nations
Unies et de l’Union africaine ;
– la prégnance des questions migratoires :
Amérique du Nord, Europe du Sud, Inde ;
– enfin, les pratiques de désenclavement –
Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA), Chine du Sud et de l’Ouest via l’initiative chinoise One Belt One Road.
En plus longue durée, quatre tendances
générales sont à l’œuvre :
décidé le 31 juillet 2015,
15 000 résidents de ces enclaves
se voient octroyer, avec leur
accord, la citoyenneté indienne.
La démarcation doit s’achever le
30 juin 2016.
Le Ghana saisit le Tribunal international du droit de la mer à propos d’un
différend avec la Côte d’Ivoire. Une
réponse est attendue le 30 avril 2016.
Abidjan accuse Accra de forer dans ses
eaux territoriales et exige la suspension des activités, demande récusée
par la Chambre spéciale du Tribunal.
La CIJ accepte de se saisir du dossier
du différend entre la Bolivie et le Chili.
La dispute porte sur le littoral perdu
par la Bolivie en 1879, soit 400 km de
côtes.
Passage d’un navire américain au large
des récifs revendiqués par la Chine en
mer de Chine du Sud.
* Cette chronique ne traite pas de la problématique
migratoire en et autour de l’Europe.
– la réaffirmation des frontières internationales, terrestres et maritimes, dans un monde
d’États souverains – par des voies légales, par
des moyens technologiques de surveillance et de
sécurité ;
– la permanence des enjeux de l’exercice des
fonctions régaliennes de base – contrôle des
enveloppes et des périphéries, sécurité et protection des populations et des biens dans les confins,
articulation des logiques de surfaces et de
réseaux ;
– la remise en cause des statu quo territoriaux par
plusieurs États « révisionnistes » – où les « droits
historiques » invoqués divergent d’avec le droit
international ;
– enfin, la multiplication des franchissements
(échange de biens et circulation des hommes).
Séparations, une typologie
Un des symptômes d’un « retour » des
frontières est exprimé par le vocable de « mur »
dont l’emploi prolifère pour décrire le durcis-
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
17
DOSSIER Le réveil des frontières
sement des régimes frontaliers alors que, dans
la majorité des cas, il s’agit de séparer les flux
légaux de ceux qui ne le sont pas. Ces dispositifs réinventent la méthode antique du « limes »
romain qui servait à filtrer le passage des
non-citoyens romains via des portes préétablies dans les confins : fines exercictus syraitice et commercium Barbarorum – « territoire
limitrophe de l’armée de Syrie et espace
d’échanges avec les Barbares », lit-on sur les
itinéraires de la Table de Peutinger 6.
Le limes est bien un espace, une bande de
terre, un lieu de passage permettant de contrôler
l’amont et l’aval. Le mur est un bornage linéaire. Il
est l’une des configurations de l’interdiction, avec
une fonction de coupure et de blocage des sorties
ou des entrées. C’est une limite fonctionnelle
et visuelle, destinée à séparer, un écran noir qui
cherche à rendre l’autre invisible : on ne veut pas
se voir, on ne veut plus les voir (Israël/Palestine).
Se distinguent quatre types de régimes
de séparation frontalière.
l Le premier désigne des barrières et des murs
installés dans les territoires disputés et ayant
une fonction de sécurité et de délimitation pour
mettre fin à un contentieux territorial. Exemples :
Sahara occidental, Line of Control (LoC)
indienne dans l’ouest du Cachemire, mesures
unilatérales d’installation de lignes barbelées
par l’Ouzbékistan et le Kirghizstan dans les
enclaves de la vallée de la Ferghana, ligne Tirza
ou barrière de sécurité édifiée depuis 2003 sur les
marges occidentales du territoire palestinien en
Cisjordanie.
l Le deuxième type concerne des murs et des
barrières dans des territoires non disputés
entre les États mais où persistent des tensions
ethniques, démographiques ou politiques.
Exemples : peace lines en Irlande du Nord,
clôture métallique et murs de brique sur la
dyade indo-bangladaise, érection d’un mur de
béton par la Thaïlande en 2004 avec le nord
de la Malaisie, projets en cours de réseaux de
surveillance électronique avec des systèmes de
capteurs, radars et caméras de surveillance mis
en œuvre en Algérie depuis 2006, en commençant par l’Ouest, sur les confins de la Mauritanie
et du Mali, pour contrôler les mouvements des
groupes jihadistes.
 Un troisième type consiste en barrières établies
après un conflit militaire. C’est le fameux cas
de la zone démilitarisée (DeMilitarized Zone ou
DMZ), fermée et en fait militarisée et du no man’s
land miné et forestier de 4 km de large qui sépare
sur 250 km la péninsule coréenne et s’étend à ses
espaces maritimes, avec des tensions récurrentes
autour de l’archipel sud-coréen d’Ongjin, face à
la Corée du Nord. Il dure depuis 1953.
l
À Chypre, on ne trouve de portions de
mur stricto sensu que dans le centre de Nicosie,
l’essentiel étant géré depuis 1974 comme
une ligne de séparation plus ou moins large
patrouillée par les forces des Nations Unies.
Mais il y a des points de passage, dans les deux
sens, et des travailleurs turcs chypriotes peuvent
se rendre au sud quotidiennement.
La frontière du Koweït avec l’Irak
comprend une zone démilitarisée avec tranchées
antichars, barrière électrifiée et routes de
patrouille. Il en va de même du projet saoudien
MIKSA (Minister of Interior, Kingdom of Saudi
Arabia) au sud de l’Irak.
 Le dernier cas de durcissement des régimes
frontaliers consiste à édifier des barrières antimigratoires : exclaves de Ceuta et Melilla (2001),
barriérisation depuis 2006 de la scène frontalière
américaine avec des dispositifs électroniques et
des tôles récupérées sur les pistes d’atterrissage
des sables du Koweït.
l
Quelle est l’efficacité de ces dispositifs d’interdiction 7 ? Leur évaluation dépend
d’abord des objectifs assignés aux quatre types
de clôtures décrites. Dans le cas de contentieux
territoriaux graves, l’effet des clôtures est d’installer le statu quo sans pour autant garantir la
Michel Foucher, « La vision géopolitique : objectifs et efficacité
des murs et des clôtures », in Jean-Marc Sorel (dir.), Les Murs et
le droit international, « Cahiers internationaux », no 24, Pédone,
Paris, 2010 (actes du colloque qui s’est tenu à Paris les 15 et
16 janvier 2009).
7 Il s’agit de la copie médiévale d’un itinéraire du IVe siècle de
notre ère, représentant les routes de l’Empire romain et le réseau
des villes. Claudia Moatti, « La terre de personne », Médium,
no 24-25, juillet-décembre 2010, p. 51-69.
6 18
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Le tracé des frontières dans le monde
Frontières
actuelles
tracées...
avant 1800
1800 - 1899
avant 1800
1800 - 1899
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016
1900 - 1919
1920 - 1944
avant 1800
1800 - 1899
1900 - 1919
1920 - 1944
1945 - 1990
depuis 1991
Sources : d’après Michel Foucher, Fronts et frontières, Fayard, 1988 ;
« Les nouveaux (des)équilibres mondiaux »,
Documentation photographique, n°8072, La Documentation française, 2009
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
19
DOSSIER Le réveil des frontières
sécurité recherchée. Le contrôle des enveloppes
(Sahara et Sahel) suppose que des stratégies
politiques d’ensemble, inclusives, soient menées
à bien. Enfin, les barrières migratoires haussent
le coût et le risque des franchissements. Là
encore, le traitement politico-diplomatique à la
source, dans les foyers de guerre et de crise, est le
seul remède durable (Syrie, Irak, Afghanistan).
Transitions et passages
La frontière moderne et civilisée est un lieu
de passage ouvert mais contrôlé et une ressource.
Dans les États affectés par des attentats, l’articulation entre liberté et sécurité, ouverture et
fermeture, redevient d’une brûlante actualité.
Les impératifs de sécurité contredisent la logique
économique du flux tendu.
Des études récentes ont tenté de chiffrer
le coût collectif d’une suppression de la libre
circulation interne à l’Europe de Schengen :
de l’ordre de 10 milliards d’euros pour la
France seule ; 77 milliards pour l’Allemagne
entre 2016 et 2025 et 470 milliards d’euros
pour l’Union européenne 8. D’où l’insistance
nouvelle chez les Européens pour la mise en
place de frontières extérieures efficaces, seule
manière de sauvegarder la liberté de mobilité
intérieure. Des évaluations comparables avaient
été calculées par les chambres de commerce
d’Amérique du Nord après les attentats du
11 septembre 2001.
La mondialisation par le bas se traduit en
effet par une mobilité accrue des humains. Il en
résulte que les frontières deviennent de plus en
plus des lieux de passage, et souvent, en période
de crise, de refuge. Dix-sept millions de visas
Schengen sont délivrés chaque année pour des
ressortissants de pays tiers.
L’accord (1985) et la convention d’application (1990) de Schengen ont édifié un espace
unique de circulation pour les ressortissants des
26 États signataires 9, soit plus de 400 millions
d’habitants sur 4,3 millions de kilomètres carrés.
Les flux légaux d’origine externe concernent à
leur tour plus de 400 millions de personnes (et
1 700 points d’entrée). Enfin, 1,7 million de
travailleurs frontaliers dans l’Union européenne
franchissent une frontière quotidiennement.
La Customs and Border Patrol (CBP)
américaine, avec 60 000 fonctionnaires,
contrôle chaque jour un million de passagers
entrants, 67 000 conteneurs, arrête plus de
1 100 individus et saisit en moyenne 6 tonnes
de drogue. La frontière entre les États-Unis et
le Mexique, dans le seul segment entre Tijuana
et San Diego, au poste-frontière de San Ysidro,
est franchie quotidiennement en toute légalité,
dans le seul sens sud-nord par 50 000 véhicules
et 25 000 piétons. Ceci représente plus de
18 millions de véhicules et plus de 9 millions de
piétons par an, soit plus de 45 millions d’entrées
légales aux États-Unis. C’est le point de passage
terrestre frontalier le plus fréquenté sur le continent américain. L’Association des autorités
locales de San Diego prévoit une hausse de
87 % du trafic d’ici à 2030.
Et, depuis la reprise des relations diplomatiques entre Washington et La Havane, 110 vols
réguliers quotidiens sont autorisés en survol du
détroit de Floride. Même mobilité interne en
Afrique, où les migrations internes sont plus
importantes que vers l’extérieur. La frontière
n’est pas un obstacle mais une ressource.
Quand surgissent des drames – exode
de demandeurs d’asile depuis l’Orient vers
l’Europe – et des crises graves – attentats
de 2015 – s’impose une sorte de « retour des
frontières », comme si elles avaient disparu. Elles
étaient en réalité devenues moins visibles dans
un monde liquide, et même dématérialisées dans
une économie de réseaux. Elles n’en restent pas
moins concrètes et opératoires, au point d’être
Il s’agit de 22 États membres de l’Union européenne – parmi
les 28, la Bulgarie, la Roumanie Chypre et la Croatie n’en sont
pas membres à part entière, tandis que le Royaume-Uni et
l’Irlande n’en relèvent pas –, auxquels sont associés quatre pays
de l’Association européenne de libre-échange (AELE), à savoir
la Suisse, le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande.
9 « Les conséquences économiques d’un abandon des accords
de Schengen », La Note d’analyse, no 39, France Stratégie,
février 2016 ; Ulrich Schoof, « End to Schengen could mean
dramatic decline in growth for Europe », Fondation Bertelsmann,
22 février 2016.
8 20
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
© Wikimedia Commons
Dans la région de Perm, en Russie, une ligne et un obélisque
marquent la frontière virtuelle entre l’Europe et l’Asie. Cette
ligne conventionnelle, dessinée avec une certaine assurance au
xviiie siècle et objet depuis de controverses, traverse la Russie
sur plus de 5 500 km du nord au sud, et passe notamment par
le fleuve et la chaîne de l’Oural.
devenues un marché crucial pour les entreprises
de sécurité 10.
Les États interpellés dans leur mission
de sécurité doivent exercer leurs fonctions
régaliennes : la souveraineté sur un territoire
consiste à regere fines, à régler les confins
– en 2016 en rétablissant le contrôle aux
frontières intérieures –, c’est-à-dire régner sur les
confins, par le tracé et la surveillance de lignes
et de points de passage, comme acte d’autorité.
Voir Michel Foucher, L’Obsession des frontières, Perrin,
Paris, 2012.
10 lll
Objets géopolitiques par excellence – en
tant que « du politique inscrit dans l’espace » –,
les frontières servent à différencier le dedans
du dehors et délimitent des appartenances. Le
« retour » des frontières – ouvertes mais maîtrisées – marque l’exigence du primat du politique
et du symbolique sur le jeu déstructurant d’une
globalisation économique sans limites.
Et si un monde réputé sans frontières
advenait, il deviendrait bien vite un monde
borné. On peut se demander si la destruction
des limites n’a pas pour résultat l’émergence
d’une multitude de bornes nouvelles. Peut-être
est-ce parce qu’il ne supporte plus les limites
que l’homme moderne ne cesse de s’inventer des
bornes. Auquel cas, il ferait l’échange de bonnes
frontières contre les mauvaises. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
21
DOSSIER Le réveil des frontières
Les frontières :
une condition nécessaire
à la vie du droit
Paul Klötgen *
* Paul Klötgen
est maître de conférences à la faculté de
droit, sciences économiques et gestion,
université de Lorraine.
La notion de frontière est juridique. Le droit définit les
frontières – lignes, zones, réseaux, groupes... – de manière
souple et évolutive. Certaines théories soutiennent que les
frontières seraient l’origine et la source même du droit. Pourtant,
le droit n’est pas d’abord une science des bornes mais un art de
la balance, de la répartition équilibrée des biens disputés. Sans
être source, les frontières sont néanmoins une condition du droit :
elles délimitent – plus qu’un espace de souveraineté – un espace
de juridiction au sein duquel pourra être dit – et imposé – ce qui
est juste, droit, équilibré et écarté ce qui ne l’est pas.
Les frontières territoriales peuvent être
de multiples espèces – géographiques, culturelles, linguistiques, économiques, idéologiques,
militaires… – mais elles se réalisent notablement sous la forme juridique. Afin de mieux
comprendre les liens entre frontière, droit international et droit transfrontière, il apparaît nécessaire de commencer par s’arrêter quelques
instants sur les rapports qui existent entre la
frontière et le droit en général.
La naissance du phénomène
juridique par les frontières
Une certaine conception pessimiste du
droit défendue par les théories du contrat social
tend à voir dans les frontières l’origine même de
la société civile et du droit. Ainsi, au xviie siècle,
pour justifier le pouvoir absolu du Prince,
Thomas Hobbes pose l’idée que l’homme indéfiniment libre à l’état de nature a un appétit sans
bornes. « L’homme est un loup pour l’homme »,
22
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
au point que la société civile ne pourrait exister
sans qu’une autorité vînt fixer les frontières aux
libertés naturellement infinies de chacun. Selon
cette approche, le droit se compose d’une multitude de petites prérogatives individuelles, les
« droits subjectifs », reliquats de liberté laissés
aux sujets par le Léviathan 1 et susceptibles d’être
revendiqués à l’intérieur des seules bornes que ce
dernier aura posées.
Plus tard, Jean-Jacques Rousseau, tout en
partant d’une conception différente de l’état de
nature, attribue plus encore aux frontières l’origine du droit 2 : « Le premier qui, ayant enclos un
terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva
des gens assez simples pour le croire, fut le vrai
fondateur de la société civile. Que de crimes, de
guerres, de meurtres, que de misères et d’horDans son ouvrage éponyme (1651), Th. Hobbes fait du
Léviathan une métaphore de l’État fort.
2 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de
l’inégalité parmi les hommes – Discours sur les sciences et les
arts, Partie II, Flammarion, Paris, 1995, p. 222 [1re éd. 1755].
1 © BNF / Département des cartes et plans
Carte de Bayaha de 1728 représentant la frontière terminée
par la rivière du Massacre à Haïti/Saint-Domingue, limite entre
la partie française de l’île et la partie espagnole.
reurs n’eût point épargnés au genre humain celui
qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût
crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter
cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez
que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à
personne ! »
Nous doutons qu’il faille suivre ces
théories sur la source du droit. En effet, l’allégorie classique de la Justice ne tient pas en sa
main une borne, ni même une barrière, mais une
balance. C’est que le droit n’est pas la science des
frontières, mais l’art de l’équilibre. La fonction
de l’activité juridique n’est pas de freiner ou
de stopper les libertés, mais d’offrir un milieu
favorable au développement des personnes par
la recherche du juste équilibre entre les biens
disputés. Le comprendre, c’est adopter un regard
fondamentalement renouvelé sur l’exercice du
pouvoir et de la justice.
Est-ce à dire que frontière et droit n’ont
rien à voir ? Certainement pas. Si les frontières
ne sont ni la source ni l’origine du droit, elles
n’en demeurent pas moins une condition nécessaire à la vie du droit. Non pas source mais
condition. Pour le droit, les frontières sont une
technique destinée à circonscrire un espace de
juridiction au sens premier du terme – jurisdictio : dire le droit –, plus encore qu’un espace
de souveraineté.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
23
DOSSIER Le réveil des frontières
Le droit positif contemporain rappelle
ce principe : la ligne frontière détermine le
« domaine de validité spatiale des normes de
l’ordre juridique d’un État 3 ». Au sein de cet
espace, il convient à chaque souverain de dire ce
qui, selon son appréciation complexe du réel, est
droit (ou de travers), équilibré (ou déséquilibré),
juste (ou injuste).
Peut-être se demandera-t-on alors
pourquoi il est nécessaire d’avoir des frontières
pour « dire le droit ». C’est que, trop souvent,
« dire » ne suffit pas. Il faut aussi rendre le droit
effectif, c’est-à-dire le faire respecter par autorité
et le mettre en œuvre si nécessaire par exercice
de la force. Or, la puissance de contrainte, essentielle au droit distinct des normes simplement
morales, n’est jamais infinie dans l’espace. Il
est d’ailleurs intéressant de noter que le terme
romain d’imperium avait une double acception.
Il désignait à la fois le pouvoir de commandement du juge et le territoire.
Le champ d’action d’une puissance étatique
est en pratique toujours limité dans l’espace, sauf
à rêver d’un « Prince de l’univers » – qui n’est
souhaité par personne, pas même ceux tentés par
la qualité de « citoyen du monde », alors pourtant
qu’une citoyenneté mondiale supposerait une
puissance unique.
L’histoire, la sociologie, l’anthropologie,
l’économie nous enseignent que le droit s’épanouit toujours dans un temps et un espace donnés,
que les règles juridiques sont variables selon les
peuples, les mœurs et les climats. Il y a autant de
cultures juridiques qu’il y a de frontières.
Le philosophe Pascal déjà, dans une conception sans doute trop idéale et légaliste de la vertu
de justice, tournait malheureusement en dérision
cette diversité. On connaît la formule ironique de
ses Pensées : « Trois degrés d’élévation au pôle
renversent toute la jurisprudence... Plaisante
justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des
Pyrénées, erreur au-delà 4. » Mais tout juriste sait
Tribunal arbitral, 18 janvier 1990, « Affaire de la frontière
maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal », Revue générale
de droit international public, 1990, p. 253.
4 Blaise Pascal, Pensées, fragment 56, in Œuvres complètes,
tome II, Gallimard, Bibl. La Pléiade, Paris, 2000, p. 560.
que le droit, contrairement peut-être aux sciences,
n’a pas pour horizon immédiat la vérité.
Pour preuve encore que la frontière est une
technique servant à délimiter un espace de jurisdictio, rappelons qu’historiquement la limite des
territoires a été d’abord conçue et posée unilatéralement, pour séparer un domaine de civilisation, un espace d’humanité. Derrière la frontière
se trouvait la jungle, le no man’s land. Avant
d’être ligne séparative entre nations voisines, la
frontière a signifié la limite entre civilisation et
barbarie, entre droit et vide juridique.
Ainsi, le problème de la frontière moderne
– délimitation de compétences égales – était
inconcevable à Rome comme dans l’Empire
franc, dans le stade impérialiste de l’État puissant
et solitaire. Le limes imperii n’était pas le résultat
d’un accord, même imposé, mais une simple
ligne d’arrêt volontaire. La frontière, introduite
dans le droit public interne, était un régime
d’organisation territoriale unilatérale 5. Ce n’est
que plus tard, lors de la dissolution de l’empire
de Charlemagne, que la frontière deviendra la
limite entre deux parties d’égale dignité.
Avec ce partage, séparation d’une unité,
apparaît proprement la question de la délimitation. D’abord problème de droit privé de
type successoral tournant autour de l’égalité des héritiers, la délimitation des frontières
devient plus tard, à l’apogée de la féodalité, un
problème de droit public résidant en la séparation de puissances publiques et de compétences
limitrophes : on peut, cette fois, parler de la
délimitation des frontières comme question de
droit inter-national.
La délimitation des frontières est alors
venue au soutien de la théorie moderne de l’État
liée au sol politique qui se raréfie. La frontière
est désormais non seulement une nécessité pour
l’État mais aussi un attribut et un cadre d’exercice de la puissance publique, un champ spatial
de la responsabilité étatique tout autant que de
sa compétence ratione loci – à raison du lieu
du litige se détermine la « nationalité » du juge
3 24
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Paul Geouffre de Lapradelle, La Frontière, thèse, Les Éditions
internationales, Paris, 1928, p. 25.
5 © Sheridon / Wikimedia Commons
compétent ; le lieu de naissance d’un individu
influera sur sa nationalité jure soli, etc.
C’est pourquoi la délimitation des
frontières est un droit pour l’État, entraînant
corrélativement l’obligation pour ses voisins d’y
contribuer. Aussi l’Association de la Paix par le
Droit (APD) a-t-elle élaboré en 1919, dans le
cadre de la conférence de Bruxelles sur la Société
des Nations, une Déclaration des droits et devoirs
des nations dont l’article 4 énonçait : « Toute
Nation a droit à un territoire entouré de frontières
nettement définies et à l’exercice d’une souveraineté exclusive sur ce territoire. »
La délimitation
de la frontière
par le droit international
Dans une triple perspective de paix du
voisinage, d’affirmation d’indépendance de
Point de passage frontalier entre les villes de Rio Braco (Uruguay) et Yaguaron
(Brésil). L’Uruguay compte plus 985 km de frontière avec le Brésil, loin
des 5 255 km qui existent entre le Chili et l’Argentine.
l’État et de sécurité internationale, le droit international public définit la frontière à travers un
corpus normatif d’origine coutumière et conventionnelle, mais celui-ci se trouve en constante
évolution.
La dualité de nature de la frontière
En droit international, la frontière peut
être abordée sous deux dimensions : la frontièreligne et la frontière-zone, comme nous y invite
la langue anglaise en adoptant deux termes
distincts. The boundary désigne la ligne frontière,
the frontier qualifie la zone frontalière.
La frontière-ligne
Il s’agit de tracer la ligne nette et précise
séparant deux espaces territoriaux sur lesquels
s’exercent des souverainetés distinctes, comme
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
25
DOSSIER Le réveil des frontières
Thaïlande / Cambodge : le contentieux territorial du temple de Preah Vihear
Zone revendiquée par
la Thaïlande depuis 2007
Temple de Preah Vihear
inscrit au patrimoine mondial
de l'UNESCO
500 m
Altitude
(en mètres)
650
600
500
400
300
200
0
VIETNAM
THAÏLANDE
Bangkok
CAMBODGE
Phnom Penh
200 km
D’après CERISCOPE Frontières, 2011, http://ceriscope.sciences-po.fr
Source : compilation de cartes de la Cour internationale de justice (CIJ), La Haye.
l’a rappelé la Cour internationale de justice (CIJ)
dans la fameuse affaire du temple de PreahVihear jugée le 15 juin 1962 6.
Pour dessiner cette ligne, une sédentarisation des peuples semble a priori requise. La
spécificité du nomadisme doit alors être relativisée, puisque celui-ci est pratiqué dans un
espace certes vaste mais jamais illimité. La
revendication du nomadisme apparaît davantage
comme celle d’un ample espace que celle d’un
espace indéfini. Actuellement, certains Touaregs
au Mali ne voient pas de contradiction entre
pratique du nomadisme et revendication d’autodétermination et d’indépendance.
Quoi qu’il en soit, le processus de fixation de
la frontière peut s’échelonner sur de nombreuses
années – la délimitation de la frontière entre les
États-Unis et le Canada, par exemple, a débuté
en 1783 pour s’achever en 1910.
Il s’agit d’une opération juridique
complexe, supposant trois étapes. La préparation,
tout d’abord, consiste à fixer les grandes orientations au cours d’un débat politique puis technique
afin d’adapter les principes directeurs à la géographie locale. La décision, ensuite, se traduit par
un traçage sur plan d’une ligne séparant les territoires. Il peut être contenu dans le traité même,
ou résulter d’un procédé indépendant (arbitrage).
Enfin, la démarcation donne lieu à une opération
matérielle d’abornement sur le terrain.
Érigé au ixe siècle, ce temple a été l’objet de nombreux litiges
entre le Cambodge et la Thaïlande, tranchés en 1962 par la CIJ
qui, arguant notamment de l’approbation par la seconde de la
carte préalablement définie, donna raison au Cambodge.
l
6 26
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Aucune règle de droit international ne
précise quelles frontières doit avoir un État
objectivement. Le choix des frontières, sans
être arbitraire, est largement artificiel. Elles
sont généralement fixées dans des dispositions
conventionnelles, négociées entre les États
limitrophes sur la base de considérations de
nature avant tout opportuniste.
Elles peuvent aussi résulter de sentences
arbitrales ou de décisions juridictionnelles prises
depuis 1945 par la CIJ, organe des Nations
Unies dont le siège est situé à La Haye. Chaque
puissance concernée dresse, à l’occasion des
négociations, un catalogue des différents
éléments d’ordre géographique, ethnographique,
économique, stratégique ou autres pouvant
guider le choix de la ligne divisoire.
 La « frontière naturelle », c’est-à-dire celle
qui coïncide avec un obstacle naturel – thalweg,
ligne de crêtes, configuration des côtes, ligne du
© FNSP. Sciences Po - Ceri et Atelier de cartographie, 2011
Limite sud de la zone
revendiquée par la Thaïlande
de 1962 à 2007
CAMBODGE
LAOS
Frontière internationale
définie par la CIJ en 1962
THAÏLANDE
© Tang Chhin Sothy / AFP
Situé à 400 km de Phnom Penh, le temple de Preah Vihar a
été à l’origine d’un contentieux frontalier entre la Thaïlande
et le Cambodge. En 1962, la Cour internationale de justice
a reconnu la souveraineté cambodgienne sur le temple.
partage des eaux –, revêt une certaine légitimité
mais n’est nullement une exigence juridique. Le
principe du plébiscite peut également constituer un élément objectif important. La prise en
compte des « besoins des populations » est aussi
l’un des éléments actuels d’analyse de la CIJ.
En cas de succession d’États – accession à l’indépendance ou dissolution d’un
État fédéral –, les parties peuvent aussi choisir
une règle générale telle que l’uti possidetis
juris, c’est-à-dire le statu quo des frontières
antérieures, de nos jours consacré en « principe
général » par le droit international. La frontière
ne se réduit cependant pas à un tracé sur le sol.
Non seulement terrestre, elle peut aussi être
maritime, aérienne ou spatiale.
 Les frontières maritimes soulèvent des
enjeux de ressources qui tendent à effacer peu à
l
peu l’antique principe de la « liberté des mers »
énoncé au xviie siècle par le juriste Grotius 7.
La convention de Montego Bay de 1982
fixe actuellement la mer territoriale à 12 milles
marins à partir des « lignes de base ». L’État y
exerce la souveraineté sous réserve du droit de
« passage inoffensif » des navires étrangers. À
celle-ci s’ajoute le plateau continental – fonds
marins et leur sous-sol – sur toute l’étendue
du prolongement naturel du territoire terrestre
de l’État. Cependant, si ce plateau dépasse
200 milles, une extension n’est possible qu’après
autorisation d’une commission d’experts.
Enfin, une zone économique exclusive est
située au-delà de la mer territoriale, adjacente à
celle-ci et comprenant fonds marins, sous-sol et
eaux adjacentes. Sa limite est fixée à 200 milles
marins. Cette ligne extrême sépare le « territoire national » d’avec la haute mer qui relève de
l’espace international.
Sur cette question, voir l’article de Jean-Paul Pancracio dans ce
même dossier.
7 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
27
DOSSIER Le réveil des frontières
On comprend que les îles puissent devenir
l’objet de riches contentieux, offrant des zones
maritimes importantes – un minimum de
200 milles marins de rayon. Toutefois, entre
États limitrophes, les eaux sont délimitées en
principe par la règle de l’équidistance tempérée
par la prise en compte des « circonstances
spéciales » et l’absence de disproportion entre
les zones attribuées à chaque État. L’équité est
un facteur important.
l La question de la frontière aérienne (voir
graphique p. 30) est évidemment beaucoup
plus récente (conférence de Paris, 1919) 8.
Conformément à la convention de Montego Bay,
tout État dispose d’une souveraineté complète
et exclusive sur l’espace aérien surplombant
son territoire terrestre et maritime, sans pouvoir
user pour autant de n’importe quel moyen pour
la faire respecter. Le protocole additionnel
du 10 mai 1984 à la convention de Chicago
de 1944 précise l’interdiction « de recourir à
l’emploi des armes contre des aéronefs civils ».
l À partir des années 1950 s’est posée la question
du statut de l’espace extra-atmosphérique
(voir graphique p. 32) 9. Les principes posés par
le Traité sur les principes régissant les activités
des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris
la Lune et les autres corps célestes, conclu le
27 janvier 1967 (dit « Traité de l’espace »), ont
pris valeur de règles coutumières et consacrent
un espace international sans frontière ni souveraineté, ainsi qu’un libre accès. Ces éléments de
base ont été remis en cause par un petit nombre
d’États dont le territoire terrestre est traversé par
l’équateur. Ils ont prétendu, sans succès, exercer
une maîtrise sur l’accès à l’« orbite géostationnaire » à la verticale de leur territoire, espérant
tirer des avantages pécuniaires.
La question de la frontière entre espace
aérien – national – et espace extra-atmosphérique – international – revêt donc une importance pratique. L’état du droit n’est pas encore
arrêté sur cette question, mais devra être précisé
Voir François Rivet, « Le transport aérien sans frontières ? »,
Questions internationales, n° 78, mars-avril 2016, p. 47-51.
9 Voir le dossier « L’espace, un enjeu terrestre », Questions
internationales, n° 67, mai-juin 2014.
8 28
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
à mesure que les activités aéronautiques et
cosmonautiques tendront techniquement à se
confondre.
La frontière-zone
La notion de frontière-zone n’est pas
parvenue à s’imposer en droit positif. Une tentative de « théorie des confins » ou de condominium avait notamment été présentée par
la France, face à l’Espagne, dans l’affaire de
l’utilisation des eaux du lac de Lanoux 10. Elle
consiste à soutenir que, sur les espaces frontaliers, les deux États doivent exercer en commun
un certain nombre de compétences, spécialement
lorsque celles-ci risquent d’avoir des conséquences dommageables sur le voisin. En 1957,
cet argument a été rejeté par le tribunal arbitral.
La voie privilégiée sera plutôt celle de la coopération bilatérale ou multilatérale, y compris en
matière environnementale.
Demeure cependant incontesté que la zone
frontalière entraîne des obligations entre États
limitrophes, non sans un certain parallélisme
avec le droit civil des rapports entre propriétaires
voisins. Il s’agit de devoirs de bon voisinage,
voire de coopération : interdiction des abus de
propriété, interdiction d’agir de façon unilatérale
– par exemple, si la frontière est un fleuve, ne pas
en modifier unilatéralement le cours ni en utiliser
les eaux de manière préjudiciable.
Cette notion de frontière-zone peut
intéresser certaines régions, qui vont parfois
jusqu’à créer des entités transnationales. C’est
le cas, par exemple, de la Grande Région SarreLor-Lux, dans le cadre de laquelle l’Allemagne, la Belgique, la France et le Luxembourg
coopèrent dans certains domaines d’intérêt
commun ou encore du Conseil du Léman, organe
visant à instaurer une coopération institutionnelle entre collectivités territoriales françaises et
suisses riveraines du lac Léman.
Alors que la France souhaitait dévier le cours d’eau afin
d’alimenter une centrale hydroélectrique, ce qui aurait eu pour
effet de priver l’Espagne d’apport en eau, cette dernière opposa
son veto malgré les concessions proposées par la France.
L’Espagne fut finalement déboutée en 1957 par une sentence
arbitrale.
10 OCÉAN GLACIAL ARCTIQUE
Quelques contentieux territoriaux internationaux
Nicaragua
Îles en mer
des Caraïbes
Costa Rica
Sahara occ.
Mauritanie
Moldavie
Territoires
palestiniens
Niger
Colombie
Crimée
Cachemire
Soudan
Japon
Corée
du Sud
Chine
Ukraine
Transnistrie
Fleuve San Juan
et Laguna de los
Portillos
Rochers de
Liancourt
Russie
Royaume-Uni
Espagne
Îlot Persil
Maroc
Îles Kouriles
Russie
Arunachal
Pradesh
Îles Paracels
Vietnam
Pakistan Inde
Thaïlande
Temple de Préah-Vihéar
Cambodge
Îles Senkaku (Diaoyutai)
Tibet
Taïwan
Philippines
Îles Spratleys
Brunei
Malaisie
Burkina Faso
Soudan du Sud
Désert d’Atacama,
débouché maritime
Bolivie
Chili
Argentine
Quelques murs contemporains
Chine / Corée du Nord
Corée du Sud / Corée du Nord
Ouzbékistan / Kirghizistan
Ouzbékistan / Afghanistan
Turkménistan / Ouzbékistan
Turquie / Irak
Hongrie / Serbie
États-Unis / Mexique
Union européenne / Afrique
Maroc / Territoires sahraouis
Murs réalisés ou en cours
de construction
Israël / Terr. palestiniens
Égypte / Gaza
Israël / Égypte
Arabie S. / Irak
Koweït / Irak
« Barrières » maritimes
Inde / Birmanie
Inde / Bangladesh
Thaïlande / Malaisie
Australie / Asie du Sud-Est
Inde / Pakistan
Iran / Pakistan
EAU / Oman
Arabie S. / Yémen
Le premier État mentionné est celui
qui a décidé de la fermeture de la frontière.
Botswana / Zimbabwe
Sources : Les nouveaux (Des)équilibres mondiaux,
Afrique du Sud / Zimbabwe
La Documentation française, 2009 ; Brown, Wendy, Murs :
les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique,
Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 ; L'Enjeu mondial, les migrations, Presses de Sciences Po, Paris, 2009.
L’évolution de la notion de frontière
Le droit de l’immigration illustre combien
la définition classique de la frontière est susceptible d’évoluer au gré des besoins, à travers
l’invention de certains mécanismes juridiques.
l  Ainsi en va-t-il en France des « zones
d’attente », concept créé par une loi du 22 janvier
1992 en vue de faciliter l’éloignement des étrangers interpellés à l’occasion de leur entrée irrégulière sur le territoire français. L’objectif était
d’instaurer une sorte de « zone extraterritoriale »,
car, tant que l’étranger n’a pas juridiquement
franchi la frontière, l’administration n’est pas
tenue de respecter les procédures d’éloignement.
Au contraire, une fois la frontière franchie, la
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016
Contentieux international
Pays concerné
Îles Malouines
procédure d’éloignement devient lourde. Pour un
mineur, elle devient même impossible.
L’étranger arrivant en France par la voie
ferroviaire, maritime ou aérienne et qui n’est pas
autorisé à entrer sur le territoire peut être maintenu
dans l’une de ces zones. Celles-ci ont un statut sui
generis. Elles incluent des lieux d’hébergement.
La liberté de mouvement y est limitée. Chaque
zone d’attente est circonscrite par l’autorité
administrative à un espace s’étendant des points
d’embarquement et de débarquement à ceux où
sont effectués les contrôles de personnes.
Mais la loi va plus loin. Elle considère par
une fiction juridique que la zone s’étend à tous
les lieux dans lesquels l’étranger doit se rendre
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
29
DOSSIER Le réveil des frontières
Les « frontières » aériennes
ESPACE EXTRA-ATMOSPHÉRIQUE
régi par le traité de 1967 reconnaissant sa libre
utilisation par tous les pays
200
(km)
Pas de limite basse définie
200 km
Altitude de première
orbite satellitaire utile.
En dessous, les frottements
font retomber le satellite
150
Il n’existe pas de limite
supérieure internationalement
reconnue entre l’espace aérien
national souverain et le début de
l’espace extra-atmosphérique
(Comité des Nations Unies pour
l'utilisation pacifique de l'espace
extra-atmosphérique)
100
100 km
Limite officieuse
de l’espace aérien.
Orbite la plus basse
de satellisation
Limite théorique de vol
d’un aéronef s’appuyant
sur l’air pour voler
(ligne de Karman)
80
50
660 000 pieds (20 km)
Limite standard de l’espace
aérien contrôlé en France
(autorisation obligatoire
pour le survol du territoire)
20
22 km
0
Espace aérien national
souveraineté totale
(il n’y a pas de droit de passage
inoffensif comme dans les eaux
territoriales)
Haute mer :
liberté de circulation
Région d'information de vol
(espace aérien supérieur).
L’État y est chargé de la
responsabilité du contrôle
aérien (information, alerte,
contrôle).
Source : François Rivet
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie,
© Dila, Paris, 2016
30
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
– par exemple auprès d’un médecin ou bien au
consulat pour obtenir un laissez-passer, etc. À
l’occasion de ces déplacements, l’étranger sort
de facto de la zone géographique délimitée.
Pourtant, il n’en est pas moins réputé demeurer
juridiquement sous le régime de la zone d’attente.
Celle-ci apparaît alors davantage comme un
statut juridique de la personne que comme une
délimitation territoriale. La frontière change de
nature et, de territoriale, devient personnelle.
L’étranger non admis sur le territoire français
porte en lui-même la frontière, il la transporte
avec lui. Il y a là clairement une évolution de la
notion classique de frontière.
l Autre institution du droit de l’immigration
interrogeant la notion de frontière, les « accords
de réadmission » visent à rendre plus efficaces
les mesures d’éloignement. Les pays européens
souhaitent que les États pourvoyeurs d’immigration acceptent facilement de reprendre leurs
nationaux refoulés, voire de « réadmettre » les
ressortissants d’États tiers ayant transité par leur
territoire avant d’atteindre l’espace Schengen.
C’est pourquoi, dès les années 1950, ils ont suivi
une politique de conclusion d’accords internationaux « de prise en charge aux frontières » avant
d’en déléguer mission à l’Union européenne.
Il s’agit de faciliter la preuve de la nationalité des étrangers et l’obtention de documents
de voyage, ainsi que d’interdire aux États de
faire obstacle au retour. Ces accords modifient
néanmoins indirectement la conception classique
de la frontière. En prévoyant le retour de l’étranger
en situation irrégulière vers l’État responsable se
crée un glacis de pays autour de l’Union. C’est
une évolution vers une « frontière de groupe ».
Allant très loin, l’Accord de réadmission
germano-helvétique pose en son article 2 une
définition tout à fait étonnante de la frontière,
particulièrement fonctionnaliste : « La naissance
sur le territoire souverain de la Partie contractante requise équivaut à l’entrée par sa frontière
extérieure 11. » L’enfant qui naîtra d’une femme
étrangère sur le territoire allemand ou suisse sera
considéré comme ayant franchi, au moment de
« Die Geburt im Hoheitsgebiet der ersuchten Vertragspartei
steht der Einreise über deren Aussengrenze gleich. »
11 l’accouchement, la frontière extérieure à ce pays.
Les cols utérins des femmes étrangères résidant
en Suisse constituent donc la frontière de ce
pays. La manière la plus certaine de s’assurer
qu’un étranger ne franchira pas la frontière est
de l’inscrire en lui-même. Ici encore, d’une
frontière purement territoriale, on se dirige vers
une définition personnaliste de la frontière.
Ailleurs, dans le Code de l’entrée et du
séjour des étrangers et du droit d’asile, on trouve
l’instauration de sanctions contre les transporteurs internationaux. Elles constituent un
procédé permettant de repousser les « frontières
réelles » au-delà des frontières territoriales. Les
transporteurs internationaux ont une obligation
de contrôle des documents de voyage, sous peine
de sanctions civiles et pénales. Cette mesure les
incite à accroître le contrôle des passagers dès
le lieu d’embarquement depuis l’État d’origine.
Voilà la création de ce que nous serions tenté
d’appeler une « frontière-réseau », repoussant la
frontière réelle jusqu’aux États d’émigration.
Dans le sens inverse, la création d’un
« espace sans frontières » au sein de l’Union
européenne, à la suite de l’accord signé à
Schengen le 14 juin 1985 par la France, l’Allemagne et les trois pays du Benelux, constitue l’un
des phénomènes les plus remarquables d’évolution des frontières. Tout en laissant inchangées
les frontières géographiques des pays européens,
cet espace en modifie la nature juridique.
Les frontières nationales entre les États
parties sont devenues des « frontières intérieures »,
tandis que la convention définit les « frontières
extérieures ». On notera d’ailleurs que, si l’espace
Schengen constitue un processus tout à fait inédit
par son degré d’intégration, il l’est moins par sa
nature, puisque les autres régions de la planète se
meuvent également vers l’intégration – Mercosur
(Marché commun du Sud, 1991) pour l’Amérique
du Sud, Unasur (Union des nations sud-américaines, 2008), Alena (Accord de libre-échange
nord-américain, 1992), ASEAN (Association des
nations de l’Asie du Sud-Est, 1967), UA (Union
africaine, anciennement Organisation de l’unité
africaine créée en 1963), ou encore OHADA
(Organisation pour l’harmonisation en Afrique du
droit des affaires, 1993), etc.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
31
DOSSIER Le réveil des frontières
Les « frontières » extra-atmosphériques
1 900
1 500 000 km
Limite du champ d’influence
gravitationnelle de la Terre
36 000 km
2 000 km
2 100
ba
se
de
so
(M rbite
EO s m
RB
) oye
1 800
1 700
Ba s e d e s o
r b it e s h
a u te s
Orbite des sat
( HE O
ellites g
RB )
éostat
ionna
ires (
GEO
ST)
36 000 km Satellites de télévision
Constellation Meteosat
nn
es
1 600
1 500
1 400
1 300
1 200
23 222 km Constellation Galileo
20 000 km
20 200 km Constellation GPS
700 - 1 700 km
Satellites en
orbite polaire
1 100
1 000
900
Spot
satellite de
télédétection
(800 km)
800
Metop
satellite météo
(817 km)
700
600
500
400
2 000 km
300
ba
se
de
so
r bi t
60 - 200 km
Zone
aérospatiale
de transition
es m o
ye n nes ( M E O
RB)
32
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
1957 Spoutnik
premier satellite
artificiel (215 km)
Station spatiale
internationale (ISS)
(340 km)
200
1 re
100
or
bit
eb
as
se
ut
ile
(LE
OR
B)
60 km : limite de
l’espace aérien
Début de zone
de freinage
atmosphérique
au retour sur Terre
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie, © Dila, Paris, 2016
Télescope
Hubble
(600 km)
lll
Ces mouvements révèlent une volonté de
dépassement des frontières traditionnelles. À
peine le droit a-t-il fixé les frontières, cadre de son
existence, qu’il s’efforce déjà de les dépasser pour
organiser des rapports transfrontières. Cette évolution est avérée dans les relations entre entités de
droit public – États – mais aussi dans les rapports
qui s’établissent entre personnes privées – entre-
prises échangeant dans le cadre du commerce
international, particuliers nouant des relations
familiales… C’est alors le rôle d’une autre branche
du droit, le droit international privé, d’articuler les
systèmes juridiques nationaux. Ce dépassement,
plus qu’un effacement, est une prise en considération concrète de la frontière comme condition du
droit qui, à travers la paix et la sécurité, favorise
les relations et les échanges. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
33
DOSSIER Le réveil des frontières
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Internet et ses frontières
Internet est souvent perçu comme un espace dans
lequel il n’y aurait aucune frontières, définie comme
la limite du territoire d’un État. Le cyberespace, conçu
comme un espace échappant à la souveraineté de
l’État, a ainsi notamment été l’idée défendue par
John Perry Barlow, fondateur de l’Electronic Frontier
Foundation, dans sa fameuse Déclaration d’indépendance du Cyberespace, publiée le 8 février 1996.
Pourtant, Internet n’est pas exempt de frontières, bien
au contraire. Le cyberespace est d’abord délimité par
une frontière qui sépare l’espace virtuel de l’espace
réel. Cette distinction, qui pourrait paraître sans
intérêt du fait de son évidence, a des répercussions
importantes lorsqu’on s’interroge, du point de vue
juridique, sur la transposition à l’espace virtuel des
règles de droit applicables dans l’espace réel.
Pour ne prendre qu’un exemple, comment adapter
la liberté d’expression ou le droit au respect de la
vie privée et au secret de la correspondance dans
l’espace numérique ? En France et en Europe, la
jurisprudence a reconnu l’applicabilité de ces règles
à Internet et les a adaptées.
Les trois couches du cyberespace
La distinction entre le virtuel et le réel peut être
affinée, au même titre que la frontière qui sépare ces
deux dimensions. Le cyberespace a été modélisé
comme un ensemble de couches. Le modèle le plus
simple est constitué de trois couches 1 : la couche
physique, qui correspond aux infrastructures
nécessaires au fonctionnement d’Internet – les
serveurs stockant les données, les câbles ou la fibre
optique permettant le transfert de ces données,
par exemple –, la couche logicielle relative aux
softwares et la couche informationnelle qui désigne
les contenus. À chacune de ces couches peuvent
être associées une ou des frontières.
Daniel Ventre, Cyberespace et acteurs du cyberconflit, Hermès
Sciences publications, Lavoisier, Paris, 2011, p. 4.
1 34
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
La couche physique, puisqu’elle concerne les
infrastructures situées sur le territoire des États,
est délimitée par les frontières terrestres étatiques.
La couche logicielle peut être segmentée par des
frontières numériques. Enfin, la couche informationnelle renvoie à la réglementation, en vertu du
droit interne notamment, des contenus diffusés sur
Internet. La couche informationnelle connaîtrait ainsi
des frontières juridiques, projection dans l’espace
virtuel de la compétence normative des États.
Étudier Internet et ses frontières amène à s’interroger
plus largement sur Internet et l’État. Si, historiquement, Internet a été créé par un État – en l’occurrence
les États-Unis –, son développement, son fonctionnement et sa gouvernance relèvent pour l’essentiel
des acteurs privés. Les États sont présents mais en
seconde ligne et, parmi eux, les États-Unis occupent
une place prépondérante. Mais les révélations du
lanceur d‘alertes Edward Snowden et la dénonciation
des systèmes de surveillance électronique, déployés
à une échelle jusqu’alors inégalée, ont conduit les
États à vouloir se réapproprier Internet.
À l’échelle internationale, cette tendance s’est illustrée par la réaffirmation des principes d’une gouvernance multipartite et multilatérale, lors du sommet
NETmundial à São Paulo en 2014. Mais elle est également apparue, à l’échelle des États, avec la volonté
des juridictions internes d’affirmer leur compétence
pour juger les activités illicites commises sur Internet.
Les frontières d’Internet sont donc multiples, mais
elles peuvent être rattachées à l’idée de réappropriation progressive de cet outil par les États. La délimitation de frontières numériques et juridiques au sein
du cyberespace constitue pour l’État un enjeu de
souveraineté.
Les frontières numériques
Les frontières numériques sont multiples. Tout
d’abord, les noms de domaine géographiques ont
parfois été assimilés aux territoires nationaux. Les
États comme les régions, voire certaines villes, sont
associés à un nom de domaine, dont l’extension
géographique leur est propre : par exemple « .fr »
pour la France ou « .nyc » pour New York City.
Certaines entités utilisent cet argument à l’appui de
leurs revendications d’indépendance ou d’accession
à la qualité d’État. Ainsi en est-il de la demande de la
Catalogne pour obtenir un nom de domaine « .cat »
ou de l’obtention par la Palestine d’une extension
« .ps ».
Pourtant, cette analogie ne peut être soutenue.
La procédure d’attribution des noms de domaine
empêche toute assimilation avec l’exercice de la
souveraineté et les États n’ont pas de contrôle
absolu sur les sites enregistrés sous leur nom 2.
L’extension géographique des noms de domaine
peut être assimilée à un territoire numérique au sein
du cyberespace, mais elle ne s’apparente pas à la
projection du territoire étatique dans celui-ci.
La frontière interétatique peut toutefois être
numérique lorsque des États créent, ou souhaitent
créer, des intranets nationaux ou internationaux,
soit des réseaux informatiques particuliers, déconnectés du réseau mondial, faisant l’objet d’une
gouvernance spécifique. On peut citer la « grande
muraille électronique chinoise » ou la proposition de
la chancelière allemande Angela Merkel, en 2014, de
mettre en place un Intranet européen. Ces frontières
numériques pourraient faire figure de projections,
dans le cyberespace, des frontières interétatiques
réelles. Ces espaces numériques nationaux ou internationaux permettent aux États concernés de se
protéger des intrusions extérieures mais également
de réglementer, voire de censurer, les sites Internet
qui en font partie.
Un autre type de frontière numérique existe, au
sein du cyberespace, délimitant ce qu’on appelle le
darknet, parfois appelé réseau friend-to-friend (F2F).
Il s’agit à l’origine de créer des réseaux privés virtuels
de partage de fichiers anonymes, pour échapper à
la surveillance étatique ou commerciale qui accomÀ propos des tensions entre les États et l’ICANN (Internet
Corporation for Assigned Names and Numbers), voir Patrick Jacob,
« La gouvernance de l’Internet du point de vue du droit international
public », Annuaire français de droit international, vol. 56, 2010,
p. 543-563 [p. 557-560]. (www.academia.edu/15339959/_La_
gouvernance_de_lInternet_du_point_de_vue_du_droit_international_public_AFDI_2010_p._243-263).
2 pagne le réseau classique et les mégadonnées
(Big Data). Mais ce type de réseaux, en raison de
leur caractère anonyme, est souvent associé à des
activités illégales.
La virtualité d’Internet constituant un obstacle pour
le droit, les États ont souhaité créer, au-delà des
frontières numériques, des frontières juridiques, dans
le cyberespace.
Les frontières juridiques
Les États cherchent à établir leur compétence
normative à l’égard des activités illicites se déroulant
dans le cyberespace. Ce faisant, ils projettent, par le
droit, les frontières de leur territoire national dans la
couche physique et informationnelle du cyberespace.
Alors que la majeure partie des opérateurs privés
réside sur le territoire états-unien et relève de ce fait
de la compétence territoriale de cet État, de plus en
plus d’États souhaitent rapatrier les infrastructures
d’Internet sur leur territoire afin de les soumettre à
leur propre compétence. Est ainsi entrée en vigueur,
le 1er septembre 2015, la loi fédérale russe N242-FZ
du 21 juillet 2014, obligeant les organismes étrangers à stocker les données personnelles des ressortissants russes sur le territoire russe. Ce texte permet
à la Russie d’exercer sa compétence normative et
juridictionnelle sur les serveurs étrangers en raison
de leur rattachement territorial.
Ce mouvement de territorialisation du cyberespace
concerne également sa couche informationnelle. Les
États souhaitent soumettre à leur législation nationale les contenus des sites Internet consultables
sur leur territoire, même si ceux-ci sont gérés à partir
d’un territoire étranger. Se pose toutefois un double
problème de compétence des États.
l Tout d’abord, les juridictions nationales ont dû justi-
fier le critère de rattachement de leur compétence à
l’égard d’activités illicites effectuées sur Internet par
des opérateurs privés situés sur un territoire autre
que le leur, américain notamment. Les juges français,
par exemple, se sont déclarés compétents en raison
des effets produits par le site Internet sur le territoire
français. La jurisprudence française a progressivement affiné l’appréciation des critères de rattachement des biens et des personnes dans le cadre de
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
35
DOSSIER Le réveil des frontières
ces activités illicites en prenant en compte l’accessibilité du site, le public visé, la langue utilisée, l’aire
de livraison, etc.
l Mais
les sanctions adoptées à l’encontre de ces
sites Internet, en vertu du droit national, ont inversement déployé des effets extraterritoriaux. À la suite
de l’affaire « Google Spain » portée devant la Cour
de justice de l’Union européenne (CJUE) 3, toute
personne peut demander à un moteur de recherche
de déréférencer des sites Internet la concernant.
En France, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a mis en demeure Google
d’étendre le déréférencement à toutes les extensions
géographiques du moteur de recherche, sans se
limiter aux extensions européennes, avec pour conséCJUE, Google Spain SL et Google Inc. c. Agencia Española de
Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González, C-131/12,
13 mai 2014, pt. 99.
3 36
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
quence l’application du droit français à l’ensemble
de la planète. En réglementant les activités illicites,
au regard du droit interne, sur les sites Internet
accessibles à partir du territoire français – et donc,
potentiellement, tous les sites Internet –, l’État est
susceptible de donner un plein effet extraterritorial à
sa compétence normative et juridictionnelle.
La délimitation des frontières dans le cyberespace
est en cours. Les problèmes de concurrence des
compétences étatiques qu’elle engendre ne pourront
toutefois être résolus que par le droit international.
Cet aspect de la gouvernance internationale de
l’Internet permettra sans doute aux États de se
réapproprier le cyberespace.
Anne-Thida Norodom *
* Professeur de droit public, université de Rouen Normandie,
codirectrice du Centre universitaire rouennais d'études juridiques
(CUREJ – EA 4703).
La frontière : un atout dans
un monde urbain globalisé
Christophe Sohn *
* Christophe Sohn
est géographe, chercheur
au Luxembourg Institute
En dépit d’un récent renforcement des dispositifs
de surveillance et de contrôle des mobilités humaines,
de nombreuses régions du monde ont expérimenté
une relative ouverture des frontières étatiques au cours des
trois dernières décennies.
Portées par l’accélération du processus de globalisation des échanges
économiques et culturels, les villes et les régions frontalières ont acquis
de nouvelles perspectives liées à la mobilisation des frontières comme
une ressource et non plus exclusivement comme une barrière.
Cette transformation du rôle et de la signification des frontières
se traduit par une intensification de l’urbanisation des régions
frontalières et l’émergence de nouvelles formes de coopération
et d’interaction transfrontalières.
of Socio-Economic Research (LISER).
Les régions frontalières ont longtemps été
considérées comme des espaces périphériques
peu propices à l’essor d’activités économiques,
et donc désavantagées du point de vue de leur
développement urbain. À l’effet barrière des
frontières qui grève les coûts de transaction et
réduit les aires de marché s’ajoutaient des effets
de marginalisation liés à la volonté des États de
ne pas laisser se développer des activités susceptibles d’attiser la convoitise des pays voisins,
ainsi que les impératifs militaires qui conféraient
aux régions frontalières le statut de zone tampon.
Ces conditions, qui ont accompagné
la formation des États modernes à partir du
xvie siècle, expliquent que les grandes villes
– et a fortiori les capitales d’État – ne sont que
rarement localisées à proximité d’une frontière
internationale. En dehors des cas où un centre
urbain préexistait à l’imposition d’une frontière,
la présence de villes frontalières découlait soit
de l’établissement de places fortes destinées à
renforcer la fonction défensive de la frontière,
soit du développement d’activités spécifiquement transfrontalières, comme le transit et le
stockage des biens ou les opérations de douane.
L’accélération du processus de globalisation des échanges économiques et culturels ainsi
que le renforcement des mécanismes d’intégration régionale comme l’Union européenne,
l’Accord de libre-échange nord-américain
(ALENA) ou l’Association des nations de l’Asie
du Sud-Est (ANASE ou ASEAN) ont transformé
les fonctions traditionnellement assignées aux
frontières étatiques.
À partir des années 1980, la levée
progressive des contrôles douaniers vis-à-vis
des échanges commerciaux, des transactions
financières et, dans une moindre mesure, de la
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
37
DOSSIER Le réveil des frontières
➜ FOCUS
Les villes frontalières européennes,
hauts lieux de la coopération transfrontalière
Les villes frontalières ont joué un rôle
central dans le développement historique de la coopération transfrontalière en Europe, tant au niveau de
l’évolution des formes institutionnelles
de la coopération et de ses modes de
gouvernance qu’en ce qui concerne
les thèmes et les enjeux traités. Certes,
dans un premier temps, c’est le niveau
régional qui semble avoir été privilégié avec la création de communautés
transfrontalières de travail et, surtout,
d’eurorégions.
À partir des années 1990, les possibilités
de financement offertes en particulier
par les programmes Interreg promus par
la Commission européenne contribuent
à l’essor de cette forme de coopération.
Le pôle européen de développement
de Longwy (1985) à cheval entre la
France, la Belgique et le Luxembourg,
les Eurocités de Gubin-Guben (1991)
et Francfort sur l’Oder-Slubice (1993)
à la frontière germano-polonaise, ou
encore l’Agglomération trinationale de
Bâle – ATB (1997) au point de rencontre
entre la Suisse, l’Allemagne et la France
constituent des initiatives emblématiques en la matière, parce qu’elles sont
porteuses d’un projet de territoire urbain
qui vise à transcender une frontière.
Dans la plupart des cas, les coopérations ont surtout porté sur l’amélioration des relations de voisinage et la
résolution de problèmes locaux induits
par la proximité de la frontière comme
la gestion des ruptures de charge dans
les systèmes de transport ou l’aménagement d’un équipement commun.
Ce n’est qu’à partir des années 2000
que des coopérations transfrontalières
d’envergure métropolitaine voient le
jour. L’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau
au point de contact entre la France et
l’Allemagne lancé en 2005, l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai à cheval
entre la France et la Belgique instituée en 2008, le projet d’agglomération
franco-valdo-genevois sur la frontière
franco-suisse lancé en 2007 et transformé depuis en Grand Genève (2013)
ou encore la création de l’Eurodistrict trinational de Bâle (ETB) en 2007
– qui vient se substituer à la structure
antérieure ATB – sont autant d’initiatives
qui signalent l’émancipation du fait
métropolitain en milieu frontalier.
On assiste ainsi à un changement de
registre, puisqu’il s’agit de coopérations
transfrontalières qui concernent les
fonctions stratégiques des métropoles
– compétitivité économique, renforcement de l’interconnexion aux grands
réseaux de transport, planification territoriale et rayonnement international –,
et à un changement d’échelle, dans la
mesure où ce sont désormais de vastes
ensembles urbains qui sont concernés.
mobilité des personnes a renforcé la fonction
d’interface des frontières au détriment de leur
rôle de barrière. Cette relative ouverture des
frontières, qui a connu son apogée au cours des
années 1990, ne signifie toutefois pas l’avènement d’un monde sans frontières.
Au contraire, la disparition des entraves
vis-à-vis de la libre circulation des biens et des
capitaux s’accompagne désormais d’un renforcement des dispositifs de surveillance et de
38
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Certes, toutes ces initiatives n’ont
pas été couronnées de succès. Mais,
dans certains cas, comme à Bâle
ou à Genève, on assiste à l’élaboration d’une planification urbaine
coordonnée entre les deux côtés
de la frontière ainsi qu’à l’aménagement d’infrastructures de transports transfrontaliers. Dans le cas
du Grand Genève, le projet de
liaison CEVA (Cornavin – Eaux-Vives
– Annemasse) va ainsi prochainement relier les réseaux ferroviaires
du canton de Genève et de la HauteSavoie et permettra la mise en place
d’un RER au sein de l’agglomération
transfrontalière.
Dans d’autres cas, comme pour l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, l’accent
a été mis, d’une part, sur l’institutionnalisation de la coopération transfrontalière à travers l’adoption pionnière du
Groupement européen de coopération
territoriale (GECT), un instrument doté
de la personnalité juridique, promu par
le Parlement et le Conseil européens
et, d’autre part, sur l’implication de
la société civile dans la gouvernance
transfrontalière à travers l’installation
d’une assemblée consultative appelée
le Forum.
Source : Birte Wassenberg et Bernard Reitel, La
Coopération territoriale en Europe. Une perspective
historique, Office des publications de l’Union
européenne, Luxembourg, 2015.
contrôle des mobilités humaines. Dans un monde
globalisé, les murs et les frontières se multiplient.
Dans le sillage de cette transformation
spectaculaire des frontières, les villes et les
régions frontalières ont acquis de nouvelles
perspectives qui se traduisent par une intensification de l’urbanisation des régions frontalières à travers le monde et une diversification
des configurations urbaines. Si les villes frontalières restent dépendantes de la frontière quant à
© Gordon Hyde / Wikimedia Commons
À la frontière entre les États-Unis et le Mexique, le contraste
est grand des deux côtés de la clôture qui sépare, d’une part, la
populeuse ville de Tijuana et, de l’autre, la région de San Diego.
L’ensemble forme la plus grande agglomération transfrontalière
partagée entre ces deux pays.
leur existence même, la nature de la relation qui
les lie a changé : au-delà des contraintes et des
obstacles qu’elle induit, la frontière constitue
désormais aussi une ressource.
L’urbanisation des régions
frontalières dans le monde :
un tour d’horizon
L’urbanisation des régions frontalières
représente un processus global en ce sens qu’elle
est portée par l’intensification des échanges
économiques et culturels à l’échelle de la
planète. Toutefois, dans la mesure où ces régions
sont encore souvent l’angle mort des études sur
l’urbanisation, une appréciation exhaustive du
phénomène demeure délicate. Tout au plus est-il
possible de souligner certaines de ses caracté-
ristiques et de relever l’existence de spécificités
régionales marquées par des trajectoires historiques et des contextes géopolitique, économique
et culturel différenciés.
En Europe, l’intégration amorcée dans la
période de l’après-guerre, et qui a donné lieu à
une ouverture progressive des frontières internes
à l’Union européenne et à un soutien affirmé à la
coopération territoriale, a créé un contexte particulièrement favorable à l’essor des villes et des
régions frontalières. Le niveau d’urbanisation
des régions frontalières en Europe s’avère inégal,
avec une concentration des principaux foyers
urbains en Europe rhénane. Mais la population
résidant à proximité d’une frontière étatique
– moins de 45 minutes en voiture – avoisinait
102 millions d’habitants en 2006, dont 80 %
dans des zones considérées comme urbaines 1.
À côté des agglomérations transfrontalières et des « villes jumelles » qui repréC. Sohn et Nora Stambolic, « The Urban Development of
European Border Regions: A Spatial Typology, Europa Regional,
vol. 21, Leibniz-Institut für Länderkunde, 2013, p. 177-189.
1 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
39
DOSSIER Le réveil des frontières
sentent les figures classiques de l’urbanisation
frontalière, l’émergence de métropoles transfrontalières est emblématique des mutations à
l’œuvre. Il s’agit d’aires urbaines fonctionnelles,
quoique discontinues, qui transcendent une ou
plusieurs frontières étatiques et dont la taille
démographique varie de quelques centaines de
milliers à quelques millions d’habitants. Leurs
pôles métropolitains, de taille souvent modeste,
concentrent des services avancés et des fonctions
stratégiques, ce qui leur assure une insertion dans
les réseaux de l’économie mondialisée et un fort
rayonnement international.
Les exemples les plus pertinents qui
illustrent cette configuration urbaine originale comprennent les cas de Bâle (SuisseFrance-Allemagne), de Copenhague-Malmö
(Danemark-Suède), de Genève (Suisse-France),
de Lille (France-Belgique), de Luxembourg
(Luxembourg-France-Allemagne-Belgique), de
Strasbourg (France-Allemagne) et de VienneBratislava (Autriche-Slovaquie) 2.
Au niveau institutionnel, la plupart de ces
régions métropolitaines transfrontalières sont les
lieux privilégiés d’expérimentation et de mise
en œuvre de différentes formes de coopération
transfrontalière dans les domaines de la planification urbaine, des transports et du développement économique (voir focus 1). La plupart de
ces initiatives de coopération sont promues par
les autorités publiques locales et régionales.
Toutefois, l’affirmation des métropoles
transfrontalières en tant que nouveaux pôles
périphériques de croissance est également considérée par certains États dans leur politique
d’aménagement du territoire, notamment la
France, l’Allemagne et la Suisse 3.
La concentration d’habitants, d’industries et de services tertiaires qui caractérise le
phénomène d’urbanisation à grande échelle des
régions frontalières est également prégnante
ESPON, Metroborder. Cross-Border Polycentric Metropolitan
Regions, Final Report 31-12-2010, European Spatial Planning
Observation Network, Luxembourg, 2010.
3 C. Sohn et Bernard Reitel, « The Role of National States in the
Construction of Cross-Border Metropolitan Regions in Europe:
A Scalar Approach », European Urban and Regional Studies,
11 décembre 2013.
2 40
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
en Amérique du Nord, notamment le long
de la frontière, longue de plus de 3 000 km,
entre les États-Unis et le Mexique qui compte
quelque 22 millions d’habitants en 2000 4 et une
douzaine de villes jumelles égrenées le long de
cette frontière. En dépit de la fortification de la
frontière du côté états-unien avec la construction d’une barrière agrémentée d’un dispositif
de surveillance sophistiqué, l’urbanisation transfrontalière y demeure soutenue et marquée par
de fortes disparités socio-économiques de part et
d’autre de la frontière 5.
En Asie du Sud-Est aussi, certaines
régions frontalières sont soumises à d’intenses
dynamiques d’intégration économique et d’urbanisation. Les cités-États de Singapour et de Hong
Kong, polarisant leur hinterland frontalier 6, en
sont des cas emblématiques.
Pour la première, l’établissement à partir
de 1989 d’une coopération entre Singapour,
Johor (Malaisie) et l’archipel de Riau (Indonésie)
a donné naissance à une zone économique transfrontalière baptisée « triangle de croissance
SIJORI ».
Dans le cas de Hong Kong, l’intensification
des relations économiques avec la Chine continentale et les nouvelles perspectives de coopération transfrontalière dans le delta de la rivière des
Perles, liées à la rétrocession du territoire par les
Britanniques en 1997, laissent entrevoir l’émergence d’une vaste mégapole transfrontalière.
Parallèlement à ces dynamiques d’intégration économique transfrontalière « postcoloniales », on assiste également à l’essor de villes
frontalières de la sous-région du Grand Mékong
dans le cadre de la stratégie chinoise de coopération économique visant l’extension de son
influence en Asie du Sud-Est 7.
Michael Dear, Why Walls Won’t Work: Repairing the US-Mexico
Divide, Oxford University Press, New York, 2013.
5 Sur ce cas, voir l’article de Maria Eugenia Cosio Zavala dans
ce même dossier.
6 Nathalie Fau, « Hong Kong et Singapour, des métropoles
transfrontalières », Espace géographique, tome 28, n° 3, 1999,
p. 241-255.
7 Xiangming Chen et Curtis Stone, « China and Southeast Asia:
Unbalanced Development in the Greater Mekong Subregion »,
The European Financial Review, 29 août 2013, p. 7-11.
4 La croissance débridée de villes frontalières comme Kunming (Yunnan), qui en
quelques décennies est passée du statut de
capitale provinciale à celui de pôle métropolitain à partir duquel la Chine entend déployer ses
zones frontalières de coopération économique
et ses réseaux commerciaux en direction de la
Birmanie, du Laos et du Vietnam, souligne la
force des dynamiques d’intégration transfrontalière à l’œuvre.
Enfin, le continent africain n’est pas en reste
avec un essor des villes frontalières, en particulier
en Afrique de l’Ouest, lié au commerce transfrontalier, licite ou de contrebande 8. Ce processus, qui
s’est amorcé dans les années 1980 avec la détérioration de la conjoncture économique, s’est par
8 Pour une analyse détaillée, voir notamment Paul Nugent,
« Border Towns and Cities in Comparative Perspective », in
Thomas M. Wilson et Hastings Donnan (dir.), A Companion to
Border Studies, Wiley-Blackwell, Chichester, 2012, p. 557-572 ;
Karinne Bennafla, Le Commerce frontalier en Afrique centrale.
Acteurs, espaces, pratiques, Karthala, Paris, 2002.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
41
DOSSIER Le réveil des frontières
la suite amplifié à travers l’insertion des villes
frontalières dans des réseaux commerciaux transnationaux de biens manufacturés (notamment
chinois) et de denrées alimentaires.
La réduction des barrières tarifaires dans
le cadre de la constitution des zones d’intégration économique régionale et les investissements
dans les infrastructures de transport ont égale42
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
ment contribué à la croissance de certaines villes
frontalières. Celles-ci deviennent des nœuds
stratégiques dans ces réseaux transcontinentaux
– ainsi de Katima Mulilo à la frontière entre la
Namibie et la Zambie.
Même dans le contexte de multiplication
des conflits qui affecte l’Afrique subsaharienne
depuis les années 1990, de nombreuses villes
La mobilisation de la
frontière comme ressource
De tout temps, les frontières ont offert
certains avantages à ceux qui savent en profiter
– passeurs, courtiers, trafiquants, contrebandiers… Toutefois, avec la relative ouverture
des frontières dans certaines régions du monde,
les mécanismes d’intégration régionale et, plus
largement, le processus de globalisation, les
ressources que peuvent activer les frontières ont
changé de nature et d’ampleur, et de nouveaux
phénomènes ont fait leur apparition.
Désormais, la configuration frontalière
offre aux villes et aux régions la possibilité de
renforcer leur insertion dans les réseaux de l’économie mondialisée et d’affirmer leur identité
territoriale. Quatre formes de ressources frontalières sont examinées 9.
La frontière comme rente de position
À partir du moment où une frontière
s’ouvre, les espaces frontaliers peuvent mettre
à profit l’avantage d’être localisés à proximité
du territoire limitrophe. Dans le cas des villes et
des métropoles transfrontalières, cette rente de
position peut générer deux avantages.
Le premier découle de la situation de porte
d’entrée ou d’avant-poste, qui rend possible la
captation de flux internationaux, de personnes ou
de marchandises et profite aux entreprises exportatrices. Le second tient à l’opportunité offerte
au centre métropolitain de délocaliser certaines
activités de l’autre côté de la frontière tout en
restant suffisamment proche pour pouvoir en
C. Sohn, « The Border as a Resource in the Global Urban Space:
A Contribution to the Cross-Border Metropolis Hypothesis »,
International Journal of Urban and Regional Research, vol. 38,
n° 5, septembre 2014, p. 1697-1711.
9 Travailleurs frontaliers (2000-2012)
Luxembourg
Lieu de travail
Lieu de résidence
Belgique
France
Genève
Allemagne
France
Suisse
Principales aires
métropolitaines
transfrontalières
selon le nombre
de travailleurs
frontaliers
50 000
Bâle
2012
2000
5 000
500
France
Allemagne
Nice-Monaco-San Remo
Lille
France
France
Italie
Belgique
Aix-Liège-Maastricht
Sarrebruck
Belgique
France
Pays-Bas All.
CopenhagueMalmö
Suède
Dan.
All.
Strasbourg
VienneBratislava
France
Slova.
All.
Autriche
Sources : ESPON, 2010, Metroborder, Final Report (données 2000) ;
LISER, 2015, Opportunities of Cross-border Cooperation Between Small
and Medium Cities in Europe, Report (données 2015).
Réalisation : Christophe Sohn, LISER, 2016.
frontalières ont su tirer leur épingle du jeu en
devenant des centres d’affaires lucratifs. Bien
souvent, ces territoires en marge des États représentent des zones d’opportunité attractives pour
les entrepreneurs (para)militaires qui cherchent
à contrôler les échanges commerciaux et le trafic
de matières premières.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
43
DOSSIER Le réveil des frontières
➜ FOCUS
Géographie du travail frontalier en Europe
Le terme « travailleur frontalier » désigne
toute personne qui réside dans un pays,
travaille dans un autre et rejoint son
domicile chaque jour ou au moins une
fois par semaine. En Europe, l’essor
de cette mobilité est lié au processus
d’intégration communautaire – abolition progressive des barrières frontalières et établissement du marché
intérieur à travers la libre circulation
des biens, des services, des capitaux
et des personnes – mais son origine est
toutefois plus ancienne. Ainsi, au début
du xxe siècle, les industries textiles et
métallurgiques du nord de la France
employaient quelque 25 000 travailleurs résidant en Belgique.
En 2007, l’Union européenne – élargie à
la Suisse, la Norvège et au Liechtenstein –
comptait plus de 780 000 travailleurs
frontaliers. Si le phénomène apparaît
limité dans la mesure où il ne représente
que 0,2 % de la population européenne
totale, le nombre de travailleurs frontaliers est en forte augmentation depuis le
début des années 1990.
Pour prendre toute la mesure des évolutions en cours, il convient toutefois de
tenir compte de la répartition géographique très inégale des flux de travail
pendulaire frontalier. Ainsi, en 2007,
près de 85 % des travailleurs frontaliers concernaient les pays de l’Union
européenne des Quinze et la Suisse.
Plus précisément, une part importante des flux de travailleurs frontaliers se concentre le long des frontières
françaises. La France en est effectivement le premier pays fournisseur avec
360 000 personnes en 2011, soit
40 % de l’ensemble des flux de travail-
leurs frontaliers en Europe. La Suisse, le
Luxembourg et l’Allemagne figurent au
rang des principaux pays bénéficiaires.
exercent une activité professionnelle
dans leur pays de résidence peuvent
être très importants.
À l’échelle régionale, ce sont les villes
frontalières de Luxembourg, Genève,
Bâle et Monaco qui apparaissent
comme les principaux pôles
d’emploi frontalier, avec respectivement 160 000, 90 000, 53 000 et
40 000 travailleurs frontaliers en 2012.
Le phénomène du travail frontalier constitue ainsi à la fois l’un des
principaux moteurs et l’un des enjeux
majeurs de la coopération transfrontalière qui a pour but de surmonter les
obstacles liés aux frontières, d’œuvrer
à une meilleure coordination des
politiques publiques nationales et de
promouvoir un développement économique, social et territorial harmonieux.
Dans la plupart des cas, les flux de
travail frontalier sont à sens unique,
de la périphérie frontalière vers le pôle
métropolitain, et sont mus par des différences de développement économique
– taux de chômage et opportunités
d’emploi –, des différentiels de salaire
et de fiscalité ou des avantages liés aux
prestations sociales.
Dans le cas du Luxembourg, le
nombre de travailleurs frontaliers en
provenance des régions frontalières
française (Lorraine), belge (Wallonie)
et allemandes (Rhénanie-Palatinat et
Sarre) est passé de 35 300 en 1990, à
90 300 en 2000 et 165 300 en 2014,
soit une évolution de 468 % sur vingtquatre ans.
Une telle interdépendance transfrontalière portée par l’intégration du marché
du travail pose de sérieux défis aux
autorités publiques – amélioration
des infrastructures de transport et de
communication, formation professionnelle et linguistique, financement des
pensions et des régimes de sécurité
sociale, répartition de la fiscalité,
cohésion sociale et territoriale – dans
la mesure où les écarts de salaire entre
les travailleurs frontaliers et ceux qui
bénéficier et exercer un contrôle. Il s’agit là d’un
processus de débordement métropolitain qui
peut conduire à une « hinterlandisation », c’est-àdire la mise en place d’un rapport de domination
entre la ville-centre et sa périphérie frontalière.
44
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Dans la plupart des villes et des régions
frontalières européennes, le nombre et
l’évolution des travailleurs frontaliers
sont considérés comme révélateurs
du niveau d’intégration transfrontalière. Dans la mesure où l’ampleur
de ce phénomène est toutefois fortement liée à l’importance des disparités
socio-économiques entre les régions
séparées par une frontière et que son
impact en matière de convergence territoriale apparaît limité, on peut finalement s’interroger sur la signification
du travail frontalier et son adéquation
avec les principes de cohésion sociale
et territoriale promus dans le cadre
de la politique régionale de l’Union
européenne.
Sources : Antoine Decoville, Frédéric Durand et
Valérie Feltgen, Opportunities of Cross-Border
Cooperation Between Small and Medium
Cities in Europe, Report prepared on behalf of
the Ministry of Sustainable Development and
Infrastructure, Luxembourg, 2015 ; Mission
opérationnelle transfrontalière – MOT (www.espacestransfrontaliers.org) ; STATEC (www.statistiques.
public.lu) ; MKW Wirtschaftsforschung, Empirica,
Scientific Report on the Mobility of Cross-Border
Workers within the EU-27/EEA/EFTA Countries, Final
Report, European Commission, DG Employment and
Social Affairs, janvier 2009.
De tels processus ont été observés dans le
cas de villes soumises à des contraintes spatiales
drastiques comme Genève qui a longtemps
favorisé l’urbanisation de sa périphérie
française – Annemasse et le pays de Gex –
afin de sauvegarder sa zone agricole dans le
cadre d’une politique de planification urbaine
malthusienne 10.
La frontière comme rente différentielle
La deuxième forme de ressource repose
sur la mobilisation des avantages comparatifs qui
découlent des différentiels frontaliers dans les
coûts de production – main-d’œuvre, terrains –
ou des différences dans les régimes fiscaux et
réglementaires.
L’exemple le plus représentatif de cette
captation de valeur transfrontalière est sans
conteste localisé sur la frontière entre les ÉtatsUnis et le Mexique à travers le développement
des maquiladoras, ces usines d’assemblage
orientées vers l’exportation et implantées à
partir des années 1960 dans les villes frontalières
mexicaines. Fondées sur une division internationale du travail, ces industries à bas coûts entretiennent des relations étroites avec les entreprises
de services supérieurs localisées aux ÉtatsUnis et sont à l’origine du développement des
métropoles transfrontalières comme San DiegoTijuana et El Paso-Ciudad Juárez.
En Asie du Sud-Est, Hong Kong et
Singapour offrent un autre exemple de division
transfrontalière du travail. Suite à la transformation de leurs économies visant à privilégier les
activités manufacturières à forte valeur ajoutée
ainsi que les services supérieurs, les deux villesÉtats ont entrepris la délocalisation de leurs
activités de production grandes consommatrices de main-d’œuvre et d’espace en direction
de leurs arrière-pays frontaliers – la province du
Guangdong en Chine méridionale pour Hong
Kong, Batam en Indonésie et Johore en Malaisie
dans le cas de Singapour 11.
La constitution de réseaux de production
transfrontaliers s’est généralement accompagnée d’un essor du travail frontalier. Compte
Nicole Surchat Vial, Frédéric Bessat et Pascale Roulet (dir.),
Genève Agglo 2030. Un projet pour dépasser les frontières,
éditions Parenthèses, Marseille, 2010.
11 Matthew Sparke, James D. Sidaway, Tim Bunnell et Carl
Grundy-Warr « Triangulating the Borderless World: Geographies
of Power in the Indonesia-Malaysia-Singapore Growth
Triangle », Transactions of the Institute of British Geographers,
vol. 29, n° 4, décembre 2004, p. 485-498.
10 tenu de la libre circulation des personnes au
sein de l’espace Schengen, c’est en Europe que
cette mobilisation des différentiels frontaliers à
des fins de captation de nouvelles ressources en
main-d’œuvre s’avère la plus importante (voir
focus).
Pour les pôles métropolitains, la mobilisation des travailleurs frontaliers est particulièrement intéressante, puisqu’ils bénéficient d’une
main-d’œuvre souvent qualifiée sans avoir à
endosser les coûts de sa reproduction sociale. Ce
phénomène peut en outre faire l’objet de mesures
de régulation et, en cas de baisse conjoncturelle
ou saisonnière de l’activité, la situation frontalière permet de licencier sans incidence sur le
taux de chômage national 12.
Enfin, la juxtaposition de différentiels
frontaliers articulés à une plus grande perméabilité des frontières a également des répercussions
sur les migrations résidentielles, ce que l’on
constate dans les régions marquées par de fortes
disparités en termes de niveau de vie et de coût
du logement.
Ces mobilités résidentielles peuvent être à
l’origine d’une périurbanisation transfrontalière
aux conséquences ambivalentes pour les régions
concernées : l’impact positif lié à l’installation de
nouveaux résidents – en matière d’économie dite
« présentielle » – est contrebalancé par l’accroissement de la pression foncière et des coûts du
logement ainsi que par la saturation des réseaux
de transport.
La frontière comme lieu d’hybridation
En tant que lieu de confrontation de
pratiques, d’idées et de valeurs, la frontière, dès
lors qu’elle est érigée en zone de contact, peut
aussi devenir une source de stimulation menant
à des logiques d’hybridation et d’invention de
nouvelles manières de faire et de penser. Le
concept d’hybridation renvoie à la production de
nouvelles formes et pratiques sociales à travers le
mélange d’antécédents séparés à l’origine.
C. Sohn, Bernard Reitel et Olivier Walther, « Cross-Border
Metropolitan Integration in Europe: The Case of Luxembourg,
Basel, and Geneva », Environment and Planning C: Government
and Policy, vol. 27, n° 5, octobre 2009, p. 922-939.
12 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
45
DOSSIER Le réveil des frontières
L’opportunité offerte par la frontière se
fonde sur le dépassement des contraintes et des
divergences grâce à un processus d’adaptation
et d’apprentissage mutuel négocié à travers des
échanges quotidiens. Parce qu’elles sont des
lieux de concentration et de diversité sociale et
culturelle, les villes apparaissent comme des
espaces privilégiés de manifestation de logiques
d’hybridation 13.
Au niveau culturel et identitaire, un des
exemples les plus remarquables d’hybridation
transfrontalière est l’essor du spanglish, une
langue bâtarde mêlant l’espagnol à l’anglais dans
les régions frontalières du Mexique et des ÉtatsUnis 14. De la Californie au Texas, des millions
de personnes parlent cette langue informelle et
de nombreuses radios et stations de télévision
diffusent des émissions qui mélangent des mots
anglais et espagnol dans une même phrase.
En Europe, l’intensification des coopérations transfrontalières dans le domaine du
développement urbain et de la planification
territoriale donne à voir une hybridation de
nature institutionnelle. En effet, la confrontation dans la longue durée de normes d’urbanisme, de procédures d’aménagement et, plus
largement, de systèmes juridiques et de cultures
administratives différentes donne finalement
lieu à la mise en place de pratiques et de règles
innovantes.
En réalité, la complexité territoriale et ses
contraintes incitent les acteurs locaux et régionaux à développer une intelligence territoriale
spécifique basée sur l’apprentissage mutuel et
l’ajustement des politiques publiques nationales.
En ce sens, la frontière est un lieu de réinvention
du politique 15.
Jean-Luc Piermay, « La frontière et ses ressources : regards
croisés », in Benoît Antheaume et Frédéric Giraut (dir.), Le
Territoire est mort. Vive les territoires !, IRD Éditions, Paris,
2005, p. 203-221.
14 Michael Dear et Andrew Burridge, « Cultural Integration and
Hybridization at the United States-Mexico Borderlands », Cahiers
de géographie du Québec, vol. 49, n° 138, décembre 2005,
p. 301-318.
15 Bernard Reitel, « Governance in Cross-Border Agglomerations
in Europe: The Examples of Basel and Strasbourg », Europa
Regional, n° 14-1, 2006, p. 9-21.
13 46
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
La frontière
comme objet de reconnaissance
Enfin, la mobilisation de la frontière
comme objet de reconnaissance permet d’afficher
le caractère multiculturel de certains territoires et
les possibilités que cette richesse représente dans
un contexte de compétition mondiale pour attirer
les entreprises internationales et les travailleurs
qualifiés. La présence de la frontière constitue
un levier susceptible de renforcer le caractère
international d’une ville ou d’une région dans le
cadre d’une stratégie de marketing territorial. La
fonction d’affirmation de la frontière n’est ainsi
plus mobilisée pour mettre en scène des différences nationales ou le pouvoir souverain d’un
État, mais pour valoriser un projet territorial et
une identité transfrontalière.
Cette ressource symbolique a été
mobilisée en Europe par certaines régions
métropolitaines transfrontalières à travers
la promotion de grands équipements emblématiques. La région de l’Øresund met ainsi
systématiquement en avant le pont qui relie
Copenhague à Malmö dans les supports de
communication de sa stratégie marketing 16.
Dans un autre registre, des villes comme
Bâle et Luxembourg mettent en scène des
événements transfrontaliers dans le dessein
d’accroître leur visibilité et leur caractère
international – respectivement l’Internationale Bauausstellung « IBA Basel 2020 » et
« Luxembourg et Grande Région, Capitale
européenne de la culture 2007 ».
La reconnaissance qu’apporte un contexte
transfrontalier peut aussi être de nature politique.
Lorsqu’elles sont placées en situation frontalière, les collectivités locales ou régionales sont
souvent négligées au sein de leur système institutionnel national. Il s’agit là d’une pesanteur liée à
la marginalisation des espaces frontaliers par les
politiques étatiques au cours de l’histoire.
Avec l’ouverture des frontières, la situation
frontalière permet aux acteurs locaux concernés
d’espérer un gain d’autonomie par le jeu de
Gert Jan Hospers, « Borders, Bridges and Branding: The
Transformation of the Øresund Region into an Imagined Space »,
European Planning Studies, vol. 14, n° 8, 2006, p. 1015-1033.
16 coopérations et d’alliances qui transcendent
les clivages institutionnels et territoriaux. Un
des enjeux principaux semble être l’accès à
des interlocuteurs autres que ceux imposés par
les cadres nationaux. Pour les acteurs périphériques, cette paradiplomatie transfrontalière leur
confère un rôle souvent plus important que ce
que leur niveau institutionnel laisserait augurer.
Dans cette quête de reconnaissance politique, les
ressources financières que la coopération transfrontalière permet de mobiliser dans certains
contextes s’avèrent sans nul doute une motivation forte, de même que les retombées positives
en termes d’image. n
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
© Bénédicte Tratnjek
Les frontières dans la ville en guerre
Séparant les Roms du Kosovo, logés dans une ancienne caserne, des habitants « ordinaires » dans le nord de
Mitrovica, les barbelés, fruits d’une fonction militaire, servent de paysage « ordinaire ».
Les villes affectées par des guerres sont traversées
par des frontières multiples. Les plus médiatiques
sont les frontières matérielles, dont les murs sont
la manifestation la plus connue parce que la plus
ancrée dans les paysages. Pourtant, réduire la
question des frontières dans les villes en guerre aux
seules limites matérielles ne permet pas d’appréhender la complexité de l’inscription de la guerre
dans le quotidien, et ce par-delà le temps des
combats. Plusieurs frontières invisibles sont tout
aussi structurantes, dans la mesure où elles participent de la manière dont les habitants vivent dans
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
47
DOSSIER Le réveil des frontières
leurs territoires au quotidien, telles que celles que
dessinent les mines antipersonnel, traces de lignes
de front dans la ville par-delà le temps des combats.
Les frontières-murs,
paradoxes d’une frontière de la paix
Les frontières-murs sont des matérialisations
paradoxales de la dispute territoriale, comme en
témoigne le nom de celles de Belfast et de Londonderry,
les peacelines. Dans les villes nord-irlandaises, à
Bagdad (murs de sécurité) ou encore à Nicosie (ligne
verte), les murs sont en effet bâtis par des acteurs qui
prônent la séparation comme sécurisation.
Deux logiques s’opposent alors. L’imposition de la
paix comme ordre public est obtenue en séparant
physiquement les adversaires. Mais le retour à la
paix comme réalité sociale est brisé parce que les
habitants « ordinaires » se retrouvent eux aussi
séparés, et ne peuvent plus vivre ensemble. Ce
vivre ensemble est pourtant au fondement même
de l’« urbanité », c’est-à-dire de l’essence de la
ville comme espace de diversité, de densité et de
proximité maximales. Érigées afin de séparer pour
protéger, les frontières-murs brisent les mobilités,
enfermant ainsi chaque communauté dans « son »
quartier ou « ses » territoires.
Cette géographie de l’enfermement communautaire
produit une géographie de la peur. Les quartiers de
l’Autre deviennent ainsi, dans les représentations
spatiales des habitants, des territoires de l’interdit et
du danger. Belfast en est un exemple emblématique.
Les peacelines n’y sont pas détruites mais, bien au
contraire, prolifèrent. La pérennisation de ces murs
de sécurité, réponse dans l’urgence aux désordres
civils, s’est poursuivie par la récupération paysagère
de ces frontières-murs. La délimitation de l’espace
par les murs s’est ainsi renforcée par l’appropriation
symbolique qui en a été faite, notamment, au moyen
de fresques. Celles-ci contribuent à marquer l’espace
en promouvant, dans le paysage, l’identité communautaire du quartier ainsi délimité.
En 1969, un habitant a par exemple peint sur un
mur « ordinaire » – celui d’une maison – le message
« You are entering free Derry » à l’entrée du Bogside,
quartier populaire de Derry/Londonderry. Le mur est
48
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
dès lors devenu un symbole de résistance collective
pour ce quartier catholique, à l’est de la ville, enserré
par des quartiers protestants.
Les frontières-murs ne sont pas seulement des
limites architecturales imposant des contournements
et des détours dans les mobilités. Elles s’imposent
dans le quotidien, séparent physiquement et
symboliquement les habitants, leur rappellent sans
cesse combien ils sont partagés entre un « Nous »
et un « Eux ». La division de la ville en guerre par
les frontières-murs est tout autant inscrite dans les
paysages urbains – elle est visible – que dans les
quotidiennetés – elle se pratique.
Les frontières-barbelés, des traces de la
guerre qui s’ancrent dans le quotidien
Mais d’autres types de fragmentations, plus
nombreuses, s’inscrivent également dans les villes
en guerre. Moins médiatiques, les barbelés et
les frontières invisibles sont pourtant les principaux enjeux de la pacification des territoires. Si les
frontières-murs prennent le plus souvent la place de
barricades ou de barbelés érigés dans l’urgence des
affrontements, les frontières-barbelés ne sont pas
toutes des frontières-murs provisoires, en attente
d’une construction « en dur ».
Le barbelé peut être, en lui-même, une frontière. Plus
qu’un outil qui laisse rapidement place à un mur,
les frontières urbaines marquées par des barbelés
façonnent et refaçonnent les territoires urbains au
gré des affrontements. Les barbelés permettent
ainsi aux acteurs en armes d’établir des frontières
mobiles et de modeler le territoire approprié au gré
des avancées dans le territoire de l’Autre. Outre son
rôle de barrière physique, le barbelé joue aussi celui
de marqueur spatial puissant.
La frontière n’est alors pas uniquement matérialisée par l’impossibilité d’être franchie, mais par sa
symbolique. Le barbelé contribue à mettre en scène
la violence parce qu’il parvient à la fois à produire
des frontières visibles dans la ville en guerre, tout en
maintenant l’état de guerre comme vécu par-delà le
temps des combats. Par sa présence, il construit le
quartier-territoire comme espace-refuge, et les autres
espaces urbains comme territoires du danger.
© Zain al Rifai / AFP
Dans une rue d’Alep, en Syrie, un mur de rideaux cherche à protéger la population des tirs des snippers.
DOSSIER Le réveil des frontières
Ainsi, tout comme la clôture permet de marquer
l’espace privé – le portail étant alors un seuil
que seules les personnes autorisées ont le droit
de franchir sans transgresser l’espace privé –, le
barbelé clôture l’espace d’« un » public, devenant
symboliquement le territoire d’un « Nous » excluant.
À Mitrovica, dans le nord du Kosovo, par exemple,
les barbelés ont longtemps marqué la frontière
entre les deux quartiers-territoires, l’un majoritairement serbe du Kosovo au nord de la ville, l’autre
albanais du Kosovo au sud. Le pont principal qui
relie les deux centres-villes – serbe au nord et
albanais au sud – est ainsi devenu une frontièrebarbelé, en totale opposition avec la symbolique du
pont – celle de faire le lien.
La violence du barbelé est en outre accentuée par
ses usages « habituels », hors guerre. En effet, cet
objet peut marquer la frontière de la prison, du camp
d’étrangers, etc. Il est d’emblée associé à l’idée d’un
enfermement de l’Autre, de celui qui ne doit pas
pénétrer chez Nous.
Les frontières mentales,
délimitations dans les esprits
Qu’il s’agisse de murs, de barbelés, de barricades
ou autres, toutes ces frontières matérielles sont
poreuses et peuvent être détruites. Mais ces séparations matérielles s’inscrivent dans les esprits et dans
les pratiques spatiales. Ainsi, lorsque le mur tombe,
le quartier d’à côté paraît toujours être un territoire
50
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
du danger. Pendant plusieurs années, il arrive que les
habitants n’y pénètrent pas.
Ces frontières matérielles se sont généralement
inscrites dans une réorganisation fonctionnelle – tel
le dédoublement des écoles, des commerces et des
administrations de part et d’autre de la « ligne verte »
dans la périphérie sud beyrouthine –, démographique,
sociale – telles la taudification du centre et la périphérisation des riches à Kampala – et ethnique – telle la
forte homogénéisation communautaire des quartiers
de l’agglomération sarajévienne de part et d’autre de
la ligne-frontière inter-entité. L’enfance de guerre est
particulièrement marquée par cette territorialisation
violente des quartiers-territoires. Elle ne connaît pas
« l’autre » quartier et elle se construit sur l’idée d’une
homogénéisation communautaire comme norme.
Si l’érection de barrages, de barricades, de barrières, de
barbelés, de murs ou de no man’s land dans les villes
en guerre conduit à des partitions urbaines visibles,
l’efficacité indirecte, parce qu’invisible, des frontières
mentales s’y révèle finalement bien plus durable. Les
frontières, même lorsqu’elles ne s’inscrivent plus dans
les paysages, se prolongent par une géographie de la
peur qui s’ancre durablement dans la ville.
Bénédicte Tratnjek *
* Doctorante en géographie (université Blaise-Pascal, ClermontFerrand) et responsable du blog et du site Géographie de la ville
en guerre (http://geographie-ville-en-guerre.blogspot.com/ ;
http://sites.google.com/site/geographievilleenguerre).
La frontière comme
construction sociale
Laetitia Perrier Bruslé *
* Laetitia Perrier Bruslé
est maître de conférences
en géographie, membre du
La frontière n’est pas une ligne intangible dans le
temps et dans l’espace. Elle est aussi une construction
l’organisation et la diffusion de
l’information géographique),
sociale, modelée par les discours et les pratiques
université de Lorraine.
d’une pluralité d’acteurs, de l’État aux habitants de la
frontière. Le rôle de l’État a souvent été analysé, en lien
avec les pressions que la mondialisation engendre sur les territoires
nationaux. Le poids des populations locales est tout aussi important
dans la construction de la frontière, via le métissage, le commerce et
le trafic, la mise à distance, etc. Comment l’État peut-il s’adapter aux
effets induits par ces autres constructeurs de frontière ?
PRODIG (Pôle de recherche pour
La frontière n’est pas qu’une ligne. Elle ne
procède pas seulement de l’État. Elle n’est pas
un invariant. Dans un monde en effervescence, il
est plus facile de dire ce que ne sont pas ou plus
les frontières que ce qu’elles sont.
L’ordre du monde a été bouleversé par
deux phénomènes concomitants et contradictoires survenus en 1989. Au printemps, les
manifestations en Chine ont lancé un processus
qui a mené à l’« éveil » du pays et, le 9 novembre
1989, le mur de Berlin est tombé. L’accélération
des flux de personnes, de biens, d’informations
et de capitaux a ensuite paru sans limites.
Puis, le 11 septembre 2001, le monde
occidental a découvert la violence d’une
nouvelle forme de guerre. Depuis, l’avènement
d’un monde sans limites, qui semblait si proche,
recule face aux crispations sécuritaires des États.
Terrorisme, migrations, tensions ethniques,
partout les troubles géopolitiques font naître de
nouvelles frontières. Des murs sont élevés et les
points de contrôle frontaliers s’étendent dans
l’espace bien au-delà des lignes frontalières.
Dans le même temps, la création de nouveaux
États affine le maillage frontalier mondial.
Ouverte ou fermée, débordée ou confortée,
la frontière se multiplie, telle une hydre jamais
vaincue. Elle ne se laisse pas facilement
appréhender. Pour comprendre ce qu’elle est
devenue, il convient de s’extraire d’une épistémologie territoriale centrée sur l’État qui, dans
les analyses géopolitiques classiques, fait de la
frontière un simple prolongement de sa propre
puissance. En réalité, la frontière est aussi une
construction sociale qui renvoie à une multitude d’acteurs au-delà de l’État. C’est un objet
spatial chargé de sens qui varient en fonction
des échelles d’observation et des acteurs qui le
produisent.
En tant que construction sociale, la
frontière est donc polysémique. Elle dépend
des représentations et des pratiques des acteurs.
Elle naît dans les discours qui définissent
l’identité et l’altérité. Elle est confortée par
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
51
DOSSIER Le réveil des frontières
➜ FOCUS
La frontière russo-finlandaise
La Finlande fut rattachée à la
Russie en 1809 en tant que duché
autonome. Elle acquiert son indépendance en 1917, en conséquence de
la Révolution russe. Pour cette vieille
nation mais ce nouvel État, l’enjeu est
alors de conforter ses frontières afin
de donner corps au territoire, preuve
matérielle de son existence.
Toutefois, sur le terrain, les choses
sont plus compliquées. Résultat de
sa porosité historique, la ligne frontalière traverse une région métissée. Des
populations finnophones sont établies
des deux côtés. Si un traité règle
dès 1920 la question de la démarcation
frontalière, le continuum transfrontalier
ne cesse d’être menaçant. Les gouvernements successifs finlandais et soviétiques œuvrent par les lois et par les
mots à fermer cette frontière et, à partir
des années 1930, les échanges économiques transfrontaliers sont officiellement inexistants. Dans le même temps,
la vulgate géographique nationale finlandaise peint le voisin russe sous les traits
de l’altérité la plus menaçante.
À l’issue de la Seconde Guerre
mondiale, Helsinki doit céder la partie
orientale de la Carélie – qui repré-
sente 12,5 % du territoire finlandais –
à l’Union soviétique, ce qui entraîne
l’exode de 420 000 personnes issues
de cette région vers la Finlande. Cette
diaspora, installée prioritairement sur
les marges orientales au plus proche
de la frontière, introduit une ambiance
particulière dans cette zone. Églises
orthodoxes, mémoriaux dédiés à la
guerre, maisons construites dans le
style carélien, les signes se multiplient
pour fixer dans le paysage la mémoire
collective de cette Carélie perdue. Puis,
à la faveur de l’effondrement du bloc
soviétique, la demande de récupération de la Carélie gagne en vigueur dans
les années 1990, exprimée par des
associations diasporiques.
À quelques exceptions près, cette
exigence ne sera jamais partagée par
la population finlandaise, pas plus que
par son gouvernement qui ambitionne
plutôt de multiplier les échanges
commerciaux avec la Russie. La
frontière devient ainsi l’objet de projets
contradictoires, en fonction des acteurs
qui la racontent.
L’ouverture relative de la frontière à
partir de 1992 ne conduira donc pas
au retour d’une grande Carélie. Des
les stratégies des habitants qui en font une
ressource lorsqu’ils profitent du différentiel
frontalier – vendre des produits en contrebande,
aller travailler de l’autre côté, etc. Pratiques et
discours confortent un ordre frontalier qui, bien
que soumis à la conjoncture, reste prégnant.
On le constate à l’échelle locale, dans les
représentations que s’en font les habitants, mais
aussi dans les pratiques spatiales qui modèlent la
frontière – tantôt pont, tantôt barrière – ou encore
en observant la difficulté avec laquelle l’État
définit sa place, dès lors qu’il n’est plus le seul
producteur de frontière.
52
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
deux côtés d’une frontière hermétiquement fermée durant cinquante ans,
les populations et les systèmes économiques ont évolué de manière divergente. Les premiers voyages effectués
par des Caréliens dans leur pays d’origine leur confirment qu’ils ne retrouveront pas la patrie utopique perdue
un demi-siècle plus tôt. La soviétisation des populations et des paysages a
fait son œuvre. Aucun métissage n’est
plus possible, la frontière hermétique a
décousu des territoires.
Paradoxe frontalier fréquent, la frontière
précédemment forte dans les faits et
faible dans la représentation d’une
grande Carélie transfrontalière devient,
avec l’affaiblissement de sa fonction
barrière, forte dans les représentations,
les populations prenant la mesure
des disjonctions opérées par deux
systèmes politiques et économiques
opposés durant toute la période de la
guerre froide.
Sources : Anssi Paasi, « Boundaries as Social
Practice and Discourse : The Finnish-Russian
Border », Regional Studies, vol. 33, n° 7,
1999, p. 669-680, et Anssi Paasi, Territories,
Boundaries and Consciousness: The Changing
Geographies of the Finnish- Russian Border,
Wiley, Londres, 1996.
Jeux croisés d’identité
à la frontière
La frontière et l’identité sont dans une
relation de co-production permanente, la première
traçant les contours de la seconde, qui elle-même
renforce la première. Elles sont reliées comme la
poule l’est à l’œuf sans qu’on puisse dire laquelle
précède l’autre. C’est dans le registre des représentations que se noue la symbiose, ce qui a été
maintes fois souligné à propos de la construction
de l’édifice État-nation-territoire.
Sur le terrain, cette construction discursive
de la frontière est tout aussi forte. Car les habitants
© Wikimedia Commons
qui vivent sur la frontière ne se contentent pas de
l’utiliser, ils la disent et, ce faisant, la produisent.
Cette production peut ériger la frontière en pont
aussi bien qu’en barrière.
Construire un pont :
le métissage frontalier
Du côté des constructeurs de pont se
trouvent les populations frontalières pour
lesquelles la limite est l’occasion de rencontres
et de partages. Ce métissage est souvent inscrit
dans la mémoire de régions situées aux marges
des royaumes, des empires, des États. Mal
connectées au reste du pays, oubliées des États
centraux, ces populations trouvaient chez
leurs confrères frontaliers, tout aussi relégués,
quelques ressources à échanger.
Longtemps, sur les frontières d’Amérique du Sud, on s’entraida, on communiqua et
on fit peu de cas d’une ligne qui renvoyait à un
État absent. Les populations parlaient le « portugnol », un mélange de castillan mâtiné de portugais ou de portugais mâtiné d’espagnol. Cette
Un panneau du département des transports de Californie met en garde les
automobilistes contre les migrants illégaux pouvant traverser l’autoroute près
de San Ysidro, le principal poste-frontière entre les États-Unis et le Mexique.
langue était aussi variée que ses locuteurs, car
elle témoignait d’un degré de métissage propre
à chaque individu. L’arrivée des migrants nationaux, des médias nationaux et la plus forte
intégration de ces marges au territoire national
fait aujourd’hui reculer cet idiome.
Ailleurs, la surimposition des frontières
sur des bassins démographiques préexistants fut
aussi un puissant vecteur de métissage. Comment
une ligne exogène, surimposée, pourrait-elle
séparer des populations unies par une langue,
une culture et des modes de vie communs ? La
question traverse de nombreux essais consacrés
aux frontières africaines, sur fond de critique
postcoloniale. À force de dénoncer l’artificialité
de telles frontières, ces ouvrages ne montrent pas
toujours combien la frontière est devenue, sur la
base de cet héritage commun, un médiateur des
échanges plutôt qu’une barrière hermétique. Le
métissage passe par la frontière.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
53
DOSSIER Le réveil des frontières
Dans bien des lieux, enfin, la frontière
pénètre au cœur de la cellule familiale lorsque les
mariages mixtes, nés des nombreuses interrelations frontalières, inscrivent la frontière dans la
biographie des individus.
Une étude a ainsi montré que, dans les
communes belges frontalières de la France et
de langue française, la proportion de mariages
mixtes franco-belges atteint 20 % en moyenne,
tandis que, dans celles de langue flamande,
la proportion tombe en dessous de 1,5 % 1.
Le métissage frontalier, s’il s’affranchit des
frontières institutionnelles, déborde difficilement les frontières linguistiques.
Élever, par le verbe, des barrières
Dans d’autres cas, les habitants frontaliers
renforcent l’effet barrière de la ligne alors que
celle-ci est fonctionnellement ouverte. Lorsque
les hommes circulent librement de part et d’autre
d’une frontière ouverte, les barrières mentales,
sociales et culturelles s’érigent comme le résultat
d’un processus nécessaire de mise à distance. La
proximité de l’autre rend vitale une production
de clichés sur le voisin pour persister dans son
identité et se raccrocher à un ensemble national
malgré sa position géographique excentrée.
C’est ainsi que les poncifs s’égrènent de chaque
côté, tantôt positifs, tantôt négatifs.
Déjà Arthur Rimbaud, frontalier parce
qu’Ardennais, chantait la douceur de la Belgique
vue de France. Adolescent fugueur, il s’arrête au
Cabaret-Vert et découvre au-delà de la frontière
un espace de liberté et de bières dorées 2.
Cependant, le plus souvent, les clichés
produits par les frontaliers pour reconstruire la
frontière sont négatifs.
En Afrique de l’Ouest, les lieux frontaliers sont caractérisés par d’intenses relations
commerciales. Contrôles douaniers, montant
des taxes de marché, choix des emplacements
Grégory Hamez, Du transfrontalier au transnational :
approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge,
thèse de doctorat de géographie, université Panthéon-Sorbonne
– Paris I, 2004 (https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00007191/file/
tel-00007191.pdf)
2 Arthur Rimbaud, « Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir »,
17e poème du Cahier de Douai, octobre 1870.
1 54
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
pour les étals, tout est fonction de la nationalité
du vendeur, ce qui a pour effet d’exacerber chez
chacun son sentiment d’appartenance nationale
ou ethnique 3.
Bien évidemment, entre pont et barrière,
métissage et mise à distance, les situations
peuvent aussi être plus complexes. L’exemple
de la Carélie, dont le destin évolue entre Russie
et Finlande, montre que les représentations
projetées sur l’outre-frontière sont fonction des
contextes géopolitiques, du destin individuel de
chacun et de la morphologie institutionnelle de la
frontière – fermée ou ouverte.
Pratiques et stratégies
territoriales à la frontière
La frontière se construit aussi dans les
pratiques des habitants et en fonction de leur
stratégie territoriale. Remodelée à l’échelle
locale, elle est loin d’être le simple résultat de la
projection d’un État dans ses marges.
La frontière source de profit :
stratégies économiques à la frontière
Limite internationale entre deux États, la
frontière établit une discontinuité magistrale dans
l’organisation de l’espace. D’un bord à l’autre,
tout parfois diffère : monnaie, système économique, valeur de la main-d’œuvre, pouvoir d’achat
des habitants, fiscalité, accès aux ressources, etc.
Peu importe qu’elle soit fermée ou ouverte, la
frontière crée de la différence, laquelle peut se
révéler source de profit. Le différentiel frontalier est exploité par les locaux ou par des acteurs
extérieurs venus pour le mettre en valeur.
À la frontière Mexique-États-Unis 4, les
maquiladoras en sont un exemple bien connu.
Ces usines d’assemblage montées avec des
capitaux états-uniens se sont développées à
partir des années 1960 sur le côté mexicain de
la frontière. Elles profitent d’un régime d’exonération fiscale, du bas coût de la main-d’œuvre
Karine Bennafla, Le Commerce frontalier en Afrique centrale,
Karthala, Paris, 2002.
4 Sur cette question, voir l’encadré de Maria Eugenia Cosio
Zavala dans ce même dossier.
3 © Mario Sanchez Bueno / Wikimedia Commons
Depuis son indépendance en 1956, le Maroc revendique les
enclaves espagnoles de Ceuta (photo) et Melilla, qui font aussi
partie du territoire de l’Union européenne. L’Espagne considère
pour sa part que ces enclaves lui appartiennent, en raison de
leur population d’origine espagnole.
et de la proximité des marchés de consommation nord-américains. Elles existent à cause de la
frontière qu’elles contribuent à conforter tout en
tirant le développement économique de la zone 5.
Souvent, cette mise en valeur prend des
formes moins spectaculaires et se traduit par de
simples activités commerciales. Dans les pays
du Sud, les frontières donnent lieu à toutes sortes
de trafics. Même à la frontière entre Israël et les
territoires palestiniens de Cisjordanie, l’impératif sécuritaire n’arrête pas les échanges. Bien
au contraire, il accuse le différentiel frontalier qui
donne lieu à une « économie de la frontière » :
Entre les années 1960 et 2000, le taux de croissance annuel des
maquiladoras a été de l’ordre de 25 %. Voir Daniel Villavicencio,
« Les “Maquiladoras” de la frontière nord du Mexique et la
création de réseaux binationaux d’innovation », Innovations,
n° 19, 2004/1, p. 143-161.
5 les trafics informels de marchandises explosent 6.
L’activité commerciale conforte la frontière tout
en la débordant, la contournant et la subvertissant.
Ce faisant, les frontaliers construisent la frontière.
Cette tendance va d’ailleurs bien au-delà
des seules activités économiques. Le différentiel frontalier joue aussi sur la qualité des
services offerts de part et d’autre. En Bolivie,
les femmes de la frontière vont accoucher au
Brésil. Meilleure attention médicale, gratuité des
soins, facilités d’accès pour les étrangers, tout
concorde pour justifier le choix individuel d’aller
de l’autre côté au moment de la naissance. Ces
mères boliviennes inscrivent ainsi la frontière au
cœur même du destin de leurs enfants, qui seront
Brésiliens par leur lieu de naissance et Boliviens
par leurs parents. Pour la Bolivie en tant qu’État,
cette multiplication des petits Brésiliens sur les
frontières ne laisse pas d’inquiéter.
Basel Natsheh et Cédric Parizot, « Du Kit Kat au 4×4. La
séparation vue sous l’angle du trafic de marchandises entre Israël
et la Cisjordanie (2007-2010) », in Stéphanie Latte Badallah et
Cédric Parizot (dir.), À l’ombre du Mur. Israéliens et Palestiniens
entre séparation et occupation, Actes Sud/MMSH, Arles, 2011.
6 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
55
DOSSIER Le réveil des frontières
La frontière dans un champ de forces :
stratégies géopolitiques
Les États voient d’ailleurs fréquemment leur stratégie territoriale bouleversée
par des constructions sociales aux frontières.
En fonction de leurs objectifs territoriaux, les
populations locales aménagent la frontière qui,
même exogène, ne s’établit jamais sur un espace
socialement neutre.
L’histoire de la ligne Durand en témoigne 7.
Établie à la fin du xixe siècle entre l’Inde et
l’Afghanistan – lui-même conçu comme un État
tampon entre l’Empire britannique et l’Empire
russe –, elle n’est pas seulement le résultat d’une
stratégie géopolitique unidirectionnelle, imposée
par des puissances depuis l’échelle internationale. Si certaines de ses portions ont en effet été
imposées, d’autres ont été déterminées par des
tensions géopolitiques locales.
Le corridor de Wakhan, bande de terre
de 5 à 15 km de large qui sépare le Tadjikistan
actuel du Pakistan, a été attribué à l’Afghanistan
pour établir une solution de continuité, c’est-àdire une rupture entre les puissances impériales
rivales, contre la volonté de l’émir de Kaboul qui
rechignait à se voir attribuer ce couloir difficile à
contrôler. L’Agence de Kurram, coin enfoncé du
Pakistan dans l’Afghanistan, est, elle, passée sous
domination anglaise, car les Turis – en majorité
chiites – qui habitaient la région voulaient se
défendre des tribus sunnites environnantes.
La ligne Durand présente donc un cas
typique où la frontière s’inscrit dans un champ
de forces contradictoires émanant de diverses
échelles, alors que les besoins de chaque groupe
sont différents. L’État colonial veut assurer
son accès à la ressource et placer un pion dans
l’échiquier géopolitique mondial, tandis que les
populations locales, elles-mêmes divisées en
fonction d’appartenances ethniques, souhaitent
défendre leur espace de vie. C’est dans la
rencontre de ces pouvoirs territoriaux disparates
que s’élabore la frontière.
Retour à l’État
Si les habitants, à l’échelle locale, prennent
donc une part importante dans l’élaboration des
frontières, celles-ci n’en restent pas moins les
marqueurs spatiaux statiques du pouvoir d’un
État. Comment celui-ci peut-il s’arranger de
cette fluidité et accepter de perdre la prérogative d’ordonner le monde en le découpant ? Pour
parer à ce danger, l’État, en tant qu’institution
sociale, se doit d’agir sur la frontière et, dès lors,
de participer lui aussi à sa construction sociale.
Discours nationalistes,
ferments de frontière
Les frontières procèdent de l’État qui a
besoin, depuis l’époque moderne, de ces lignes
fixes pour tracer dans l’espace les contours de
son pouvoir. Elles lui donnent sens en dessinant
les limites d’une « communauté imaginée » 8,
la nation, qui justifie son existence comme État
indépendant. Autour des frontières se greffe
alors un discours national, diffusé en partie par
l’État pour conforter l’unité du pays.
En Bolivie, c’est à l’école et dans les casernes
que se transmettent les bases d’un catéchisme
territorial où les frontières occupent une place de
choix. Dans ce pays, qui a vu toutes ses frontières
reculer depuis son indépendance (1825), les
enfants sont tôt initiés au culte des frontières. Pas
un manuel scolaire qui ne commence par une carte
du pays, l’évocation de ses déboires territoriaux
et la nécessité de défendre les frontières. Pour ce
faire, il n’est pas forcément besoin d’une armée, il
faut construire une nation forte, sûre de son unité
et de son territoire.
« En ces vases clos [dessinés par les
frontières], la nation fermente » 9, affirmait
Jacques Ancel, premier géographe français à s’être
intéressé aux frontières, dans les années 1930.
Les géographes africanistes, eux aussi, ont été
nombreux à voir le sentiment national s’affirmer
progressivement à force de discours nationalistes,
L’expression est de Benedict Anderson, L’Imaginaire
national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme,
La Découverte, Paris, 1996.
9 Jacques Ancel, Géographie des frontières, Gallimard, Paris,
1938.
8 Paolo Novak, « The Flexible Territoriality of Borders »,
Geopolitics, vol. 16, n° 4, 2011, p. 741-767.
7 56
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
© Patrick Hertzog / AFP / 2002
de cartes, d’hymnes, de drapeaux et de jours nationaux où la mémoire nationale est ravivée 10. Ces
États aux frontières souvent qualifiées d’artificielles ont pris forme par la force de discours qui
leur ont donné du sens.
Dispositifs frontaliers
dans l’agenda sécuritaire
Au-delà de ce registre discursif, l’État
produit aussi concrètement de la frontière en
disposant dans l’espace de multiples artefacts.
L’Europe témoigne de cette évolution. Alors
que ses États peinent encore à définir les
contours d’une citoyenneté européenne, ils
sont confrontés, aux limites de la « Forteresse
Europe », à des vagues de migrants, perçus
comme une main-d’œuvre bon marché bienvenue
mais qui doit être régulée. Les frontières sont
alors transformées pour contrôler ces flux, quitte
à se délocaliser.
À l’intérieur de l’espace Schengen, elles
ont d’abord été répliquées via la multiplication de
checkpoints et d’opérations policières pour lutter
contre les clandestins et les réseaux illégaux.
C’est ainsi que l’idée d’établir dans les
pays situés aux portes de l’Europe des « centres
10 Roland Pourtier, Afriques noires, Hachette, Paris, 2001.
Érigé au Sahara occidental par le Maroc entre 1980 et 1987, le mur des
Sables sert au Maroc à affirmer sa souveraineté sur l’ancienne colonie du
Sahara espagnol face aux revendications d’indépendance portées par le Front
Polisario. Ce mur est gardé par environ 100 000 soldats marocains.
d’accueil » des migrants, les hotspots, ayant
mission d’enregistrer et de distinguer les
réfugiés des migrants économiques, a fait son
chemin, d’autant plus vite que la crise en Syrie a
accéléré, à partir de 2015, le processus d’arrivée
des migrants.
La frontière se déplace, elle se démultiplie,
elle est partout, ubiquiste et manifeste. Elle suit
les transformations des États centraux et leurs
tentatives d’exister par-delà les bouleversements
géopolitiques. Les dispositifs deviennent de plus
en plus complexes et se déplacent jusque dans les
corps et les pensées des individus d’une société
de contrôle. Les passeports biométriques, le
contrôle des activités sur Internet témoignent de
cette expansion de l’État.
La frontière n’est plus le rivage du politique
mais l’espace du politique lui-même. Aux côtés
de ces dispositifs élaborés, la frontière aussi se
rigidifie et les murs renaissent. Entre Israël et la
Palestine, entre le Mexique et les États-Unis, les
séparations contredisent l’existence de systèmes
économiques interdépendants. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
57
DOSSIER Le réveil des frontières
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
La frontière Mexique-États-Unis
Le long de la frontière entre le Mexique et les ÉtatsUnis, longue de 3 152 km, de grandes agglomérations transfrontalières s’égrènent à cheval entre les
deux pays. Tijuana, avec sa ville jumelle San Diego, est
la plus peuplée (2,87 millions d’habitants en 2010).
Ciudad Juárez et El Paso atteignaient 1,98 million
d’habitants en 2010. On trouve ensuite une série de
villes jumelles de taille inférieure, comme Mexicali
et Calexico (0,98 million d’habitants) ou Reynosa et
Mc Allen (0,62 million d’habitants).
Un boom démographique
des deux côtés de la frontière
La population des deux côtés de la zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis a fortement
augmenté tout au long du xxe siècle. Sur le flanc
mexicain, en 2010, on comptait 7,2 millions d’habitants dans les 39 municipes qui jouxtent la frontière,
rattachés aux États de la Basse-Californie, du Sonora,
du Chihuahua, du Coahuila, du Nuevo León et du
Tamaulipas 1, soit une superficie de 794 345 km²
(40 % de la superficie du Mexique). Or, la zone était
faiblement peuplée jusqu’en 1930, date à partir de
laquelle la population a doublé en moyenne tous les
sept ans. Même si la croissance démographique a
depuis diminué, elle demeure rapide : 2,1 % par an
entre 2000 et 2010, soit un doublement tous les
trente trois ans.
Du côté nord-américain, les 25 comtés frontaliers
qui appartiennent aux États de la Californie, de l'Arizona, du Nouveau-Mexique et du Texas regroupaient
21,4 millions d’habitants en 2010, une superficie
de 1 730 391 km² (18 % de la superficie des ÉtatsUnis). Dans les comtés du sud de la Californie, un tiers
de la population est désormais d’origine mexicaine,
contre un habitant sur dix en 1970. Les taux annuels
d’accroissement démographique de la populaFrancisco Alba, Manuel Ángel Castillo et Gustavo Verduzco,
Migraciones internacionales, Tomo III, Los grandes problemas de
México, El Colegio de México, México, 2010 (http://2010.colmex.
mx/tomos/migraciones1.html).
1 58
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
tion de ces comtés y ont souvent dépassé les 6 %
depuis 1950, soit un doublement tous les douze ans.
Cet accroissement démographique exceptionnel au
nord du Mexique et au sud des États-Unis résulte
de flux migratoires de plusieurs types : du sud vers
le nord en provenance du Mexique et de l’Amérique centrale, et dans une proportion plus faible du
nord vers le sud depuis les États-Unis. Cette longue
histoire a commencé à la fin du xixe siècle, lorsque
les journaliers mexicains sont venus travailler en
Californie au moment des récoltes. L’agglomération
de Tijuana-San Diego est alors devenue le principal
point de passage vers le nord 2.
Puis, de 1942 à 1964, l’accord mexicano-américain
Bracero a officialisé les premiers circuits d’émigration de main-d’œuvre pour l’agriculture du sud
des États-Unis (Californie, Texas). Après la fin du
programme, la migration vers les États-Unis s’est
toutefois poursuivie, de manière illégale cette fois,
profitant des réseaux d’emplois existants favorables
aux travailleurs mexicains et centraméricains, une
main-d’œuvre bon marché et appréciée par les
patrons américains dans l’agriculture et les services.
Davantage de migration interne
et moins d’émigration internationale
L’Enquête sur la migration internationale de la
Frontière Nord (EMIF) permet d’observer les
tendances et les évolutions des flux depuis plus de
vingt ans 3. D’après l’EMIF de 2011, les trois quarts
des migrants en provenance du sud ont l’intention
de demeurer et de travailler dans les villes frontalières du nord du Mexique, et seulement un quart des
migrants désireraient aller aux États-Unis.
En 2013 à Tijuana-San Diego, 60 000 véhicules et 30 000 piétons
en moyenne ont franchi chaque jour le point de passage de
San Ysidro, le plus emprunté du monde, surtout par des commuters.
(Source : EMIF, Encuesta sobre migración en la Frontera Norte de
México, 2011, SEGOB, Mexico, 2013, p. 13.)
3 Nous nous appuyons sur les résultats de l’EMIF, la source
de données la plus riche sur ces flux migratoires, qui publie
depuis 1993 un rapport annuel – le plus récent date de 2011 – ainsi
que des données statistiques mises à jour jusqu’en 2014.
2 © Matt H. Wade / Wikimedia Commons
Le poste-frontière de San Ysidro, au sud de San Diego en Californie, est le point de passage transfrontalier le plus
fréquenté au monde. Un certain nombre de guérites sont réservées aux personnes jugées à « faibles risques » par la
sécurité américaine, tandis que les autres voitures doivent patienter de longues heures pour pouvoir traverser la frontière.
l On
constate des migrations internes avec comme
destination finale les villes de la frontière nord du
Mexique. Il s’agit très majoritairement d’hommes
(68 %), de jeunes de 15 à 39 ans (74 %) et, pour une
grande partie d’entre eux, de personnes qui travaillaient auparavant dans l’agriculture de leur région
d’origine (47 %). Les zones traditionnelles de départ
sont l’ouest et le nord du Mexique 4. À l’arrivée, ces
migrants trouvent un emploi dans les industries de
sous-traitance pour l’exportation (maquiladoras 5), la
construction, les services et l’agriculture.
des Honduriens et des Salvadoriens. Les flux centraméricains restent minoritaires, mais ils ont augmenté
depuis une décennie, car des catastrophes naturelles
se sont produites dans ces pays, venant s’ajouter
aux problèmes économiques, politiques et sociaux 6.
Comme pour les migrations internes, ces mouvements concernent une majorité d’hommes jeunes.
Mais de plus en plus de femmes, d’adolescents et
d’enfants émigrent dans le cadre d’un regroupement familial ou, individuellement, dans l’intention
de travailler – y compris des enfants encore mineurs.
constate également des migrations internationales vers les États-Unis, avec l’intention de s’y
établir.Aux Mexicains se joignent des Guatémaltèques,
l Dans
l On
EMIF, ibid, p. 71.
Depuis la signature, en 1994, de l’Accord de libre-échange nordaméricain (ALENA), les industries maquiladoras d’assemblage et
d’exportation se sont beaucoup développées dans les villes frontalières du nord du Mexique.
4 5 l’autre direction, les flux migratoires du
nord vers le sud sont composés de migrants résidant
soit aux États-Unis, soit au Mexique. Ceux qui quittent
le territoire nord-américain où ils étaient installés
représentaient les trois quarts de ces flux en 2011,
mais seulement les deux tiers en 2014. Le durcis6 EMIF, op. cit., p. 13.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
59
DOSSIER Le réveil des frontières
sement du franchissement de la frontière les incite
à ne pas rentrer au pays. Cependant, on trouve aussi
parmi eux des migrants en situation irrégulière, interceptés par les autorités migratoires nord-américaines
et reconduits sur le territoire mexicain.
Une diminution des flux migratoires
et un contrôle accru de la frontière
Les données de l’EMIF montrent, entre 2011
et 2014, une baisse de 20 % des flux migratoires
toutes catégories confondues, dans les deux sens.
Les reconduites à la frontière se sont réduites encore
plus, de 40 %.
Ces changements coïncident avec la diminution de la
croissance économique à partir de la crise de 2008,
le marché du travail étant devenu moins attractif pour
l’emploi des migrants. Mais c’est aussi le résultat
d’un contrôle renforcé : surveillance intensifiée, avec
plus d’agents de la patrouille frontalière (Border
Patrol), renforcement du mur métallique de séparation, moyens électroniques de détection (capteurs,
caméras, réflecteurs, vision nocturne, etc.).
Cette consolidation de la ligne de démarcation n’a
pas cessé depuis la loi de 1986 sur la réforme et
le contrôle de l’immigration (Immigration Reform
and Control Act, IRCA). Plusieurs opérations ont eu
pour objectif de mieux surveiller les principaux points
de passage : Hold the Line à El Paso-Ciudad Juárez
(1993), Gatekeeper à Tijuana et Ciudad Juárez
(1994), Safeguard à Nogales (1995), Operación
Río Grande au Texas (1997) et, en 2004, l’Arizona
Border Control Iniciative 7.
Il n’en reste pas moins que, même si ces flux migratoires ont diminué d’un cinquième depuis 2011, ils
demeurent importants. Surtout, ils se sont déplacés
à l’est de Tijuana et de Ciudad Juárez, en utilisant
de nouveaux points de passage, notamment dans le
désert du Sonora. Dans ces régions inhospitalières et
peu peuplées, les risques de la traversée ont forte7 60
EMIF, ibid., p. 15-16.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
ment augmenté, ce dont témoigne le nombre plus
élevé de décès. Inférieurs à 100 en 1997, ils s’établissent entre 300 et 494 par an depuis dix ans.
lll
La zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis,
parsemée de plusieurs grandes villes démographiquement et économiquement très dynamiques, ne
cesse donc de se métamorphoser. Les centaines de
milliers de migrants qui y vivent, circulent et travaillent
manifestent de moins en moins le désir de résider du
côté états-unien de la séparation. Mais, pour ceux qui
souhaitent toutefois traverser la frontière, les points
de passage se déplacent peu à peu vers l’est, dans
les zones désertiques et difficilement accessibles.
Parmi les candidats au départ, on trouve de plus en
plus de femmes, d’enfants et d’adolescents. Pour
tous, malgré l’accumulation des difficultés, la quête
d’un travail et le rêve d’une vie meilleure constituent
l’aiguillon qui les pousse à continuer leur parcours.
Maria Eugenia Cosio Zavala *
* Professeur émérite de démographie, Unité de formation et de
recherche « Sciences sociales et administration », université Paris
Ouest Nanterre La Défense.
Bibliographie
●● Censos
de Población y
Vivienda, de 1930 à 2010,
INEGI, Aguascalientes (www.
inegi.org.mx/est/contenidos/
Proyectos/ccpv/default.aspx)
●● Census
2010, US Census
Bureau, Washington (www.
census.gov/2010census/)
●● EMIF, Encuesta
sobre
migración en la Frontera Norte
de México, 2011, SEGOB,
Mexico, 2013
●● Ana
Langner, « En los
últimos 10 años. Número
de muertes de migrantes en
la frontera, sin reducción »,
24 septembre 2015,
El Economista (http ://
eleconomista.com.mx/
sociedad/2015/09/24/numeromuertes-migrantes-fronterasin-reduccion)
© Johannes Jansson – Pont de l’Øresund entre la Suède et le Danemark
Frontières et lignes liquides
DOSSIER Le réveil des frontières
L’océan à la découpe
Jean-Paul Pancracio *
* Jean-Paul Pancracio
est professeur émérite à l’université
de Poitiers.
Même s’ils portent des noms particuliers, les océans et
leurs mers périphériques, qui sont tous en communication
naturelle, ne font qu’un : l’océan mondial. Au cours du xxe siècle,
cette unité n’a pas résisté aux tentations des États d’étendre leur
emprise sur des parties de plus en plus vastes de l’espace maritime.
Des zones nouvelles sont ainsi apparues, tant en surface que sur les
fonds, suscitant de nouvelles limites. De nos jours, avec de plus en plus
d’acuité, se pose toutefois la question de la gouvernance internationale
de l’espace océanique en lien avec son unité géophysique essentielle.
Une carte juridique des mers offre une
vision bien différente de celle de l’océan mondial.
Toute une série de lignes apparaissent alors. Ne
parlons pas ici de frontières mais plutôt de limites
– l’homme n’est toujours là qu’en transit, comme
le dit si bien le droit international –, lignes de
partage sur lesquelles les États, à force de négociations, se sont mis d’accord. Pour un temps !
Reste cependant ce cœur d’océan, la haute
mer, bloc marin non découpé, international,
libre, qui représente encore 60 % des espaces
marins, avec un régime juridique différend entre
la surface, la colonne d’eau et les fonds marins
– la Zone 1.
Ce processus de découpe, récemment
mis en œuvre, n’a cependant pas fait perdre
toute unité, même au plan juridique, à l’océan
mondial. Celle-ci est en effet préservée par
la liberté de navigation, les fonctions universelles que remplissent les États sur les espaces
Ce que l’on appelle la colonne d’eau s’applique à l’ensemble
de la masse des eaux située entre la surface et les fonds
océaniques. Quant aux fonds de la haute mer, ce sont ceux
qui sont situés au-delà des limites extérieures des plateaux
continentaux des États. Il s’agit du plancher océanique (croûte
terrestre sous-marine) et de son tréfonds. Depuis la convention de
Montego Bay, ils constituent ce que l’on appelle « la Zone » qui
bénéficie du statut de patrimoine commun de l’humanité.
1 62
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
maritimes et la nécessité qui se fait jour d’une
vraie gouvernance des espaces océaniques pour
affronter les défis du xxie siècle à une échelle qui
est celle du globe.
L’analyse conduira ainsi des anciennes
revendications de possession d’espaces
maritimes au processus contemporain de la
découpe, pour apprécier ce qui contribue encore
actuellement à l’unité de l’espace océanique.
La lutte ancienne
pour l’unité juridique
des espaces océaniques
Les tentatives d’accaparement
et leur rejet
En des siècles où le droit de la mer était
encore embryonnaire, il était inévitable que soit
posée la question de l’emprise, et parfois même
de la propriété, d’un ou plusieurs États sur des
espaces maritimes plus ou moins étendus. De
telles revendications se sont élevées au gré de
l’émergence de puissances qui entendaient se
projeter sur les mers et y faire prévaloir leurs
intérêts commerciaux et stratégiques au détriment de leurs concurrentes qui surent, avec leurs
Compagnie hollandaise des
Indes orientales, créée en 1595
Ligne de base
par des marchands d’AmsMer territoriale
terdam. La Compagnie, qui
12 milles marins
Eaux intérieures
Zone contiguë
était dans ses premières années
24 milles marins
d’existence, et déjà florissante,
Baie
souhaitait se développer sur
la route maritime des épices,
Estuaire
ill
celle des Célèbes – l’actuelle
12 m m Zone économique
24
exclusive (ZEE)
Haute mer
Indonésie. Elle commanda un
200 milles marins
mémoire à son juriste 2.
Dans le chapitre 12,
m
Sédiments
200
intitulé Mare liberum (De
la liberté des mers), Grotius
défendit le principe d’une
Sous-sol
Ma
rg
liberté générale de la mer,
ec
on
tin
« jusque dans les approches
en
Pla
tal
te
ep
au
hy
terrestres ». Le gouvernement
co
siq
nt
ue
ine
hollandais vit tout le parti que le
nt
Dorsale
al
jur
idi
pays et son commerce maritime
Plaine abyssale
qu
e
1 mille marin = 1 852 mètres.
pouvaient tirer de cette théorie.
Il décida, en 1609, de faire
Source : Le Grand Atlas de la mer, Encyclopaedia universalis, Albin Michel, Paris, 1989
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie, © Dila, Paris, 2016
éditer ce chapitre qui devint
la doctrine juridique maritime
juristes, défendre le principe de non-appropriades Provinces-Unies.
tion et celui de liberté des mers. Ce dernier fut
Dans son Mare clausum publié en 1635,
le fer de lance juridique de l’unité océanique,
le juriste et parlementaire anglais John Selden
faisant de l’ensemble des mers un immense
(1584-1654) ne s’opposa pas à la liberté des mers
espace international, libre et ouvert.
en général, mais fit une exception à ce principe
Sur son fondement, les États ont été finaleavec la notion de British Seas ou Oceanus
ment contraints d’accepter, de façon coutumière,
Britannicus. Sorte de royaume maritime britansans qu’un traité universel l’établisse, une zone
nique, celui-ci portait sur une grande partie de la
de souveraineté strictement côtière, limitée à une
mer du Nord, la Manche – ou British Channel –,
largeur de 3 milles marins (5,5 km), qui perdura
les eaux anglo-irlandaises de l’Atlantique et,
jusqu’en 1958. Pour la modifier, la bataille fut
plus au sud, la mer d’Iroise et une partie du golfe
rude et longue.
de Gascogne – souvenir de l’occupation anglaise
des terres françaises adjacentes.
S’il fallait choisir un moment clé dans ces
affrontements entre puissances maritimes – et les
La même année, le Portugais Serafim
juristes qui en défendaient les intérêts –, ce serait
de Freitas (1570-1633) publia à Valladolid
l’année 1635. Elle fut en quelque sorte le point
où il était professeur son De justo imperio
d’orgue des controverses autour de la possession
Lusitanorum asiatico (Du juste Empire portudes mers. Elles opposaient alors la République des
gais en Asie), dans lequel il s’opposa fermement
Provinces-Unies, puissance maritime et commerau principe de liberté des mers. Il entendait que
ciale considérable, aux prétentions que tentaient
le roi du Portugal ait l’entier contrôle de l’océan
de faire valoir l’Angleterre et le Portugal pour la
Indien en sa qualité de « Seigneur de la navigapossession de vastes espaces maritimes.
tion » et en vertu de la bulle Inter Caetera, émise
Huigh de Groot, dit Hugo Grotius (15832 1645), travaillait comme juriste pour la
Intitulé De jure predae, il est remis en 1606 à la Compagnie.
il e
s
e
ille s
s
Les limites de l’espace maritime
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
63
DOSSIER Le réveil des frontières
en 1493 par le pape Alexandre VI. Il s’autorisait ainsi à confisquer toute marchandise transportée sans sa permission par un navire étranger
soit en provenance, soit en direction des Indes,
de la Malaisie et de l’Indonésie où les Portugais
avaient installé des comptoirs pour le lucratif
commerce des épices.
Mais, pour prétendre contrôler un océan ou
de vastes approches maritimes, il faut en avoir
les moyens. Le principe de liberté des mers finit
donc par s’imposer au xviiie siècle.
La justification d’une mer territoriale
aux dimensions réduites
Au xvie siècle, rien n’était encore bien établi
non plus du point de vue de la zone de souveraineté de l’État. Aux débats sur l’existence ou non
de la liberté des mers s’ajoutaient certaines prétentions désordonnées et arbitraires à des espaces de
souveraineté qui s’éloignaient parfois beaucoup
des simples approches du littoral.
C’est ainsi que les Génois en étaient venus
à considérer que leur souveraineté sur la mer
Ligure s’étendait sur un espace équivalant à deux
jours de navigation, soit en moyenne 100 milles
marins à l’époque. En mer du Nord, le comté
de Flandre appliquait le concept de stroom, une
zone d’exclusivité maritime correspondant à la
distance à partir de laquelle une vigie placée sur
un navire au large pouvait apercevoir, par temps
clair, la côte et ses amers, estimée à l’époque à
environ 12 milles marins 3.
Toutefois, au xviie siècle, c’est encore un
juriste néerlandais, Cornélius Van Bynkershoek
(1673-1743), président de la Cour suprême
de Hollande et favorable, comme Grotius,
à la liberté des océans, qui posa dans son De
dominio maris dissertatio (1702) le principe
qui devait finalement s’imposer d’une mer
territoriale aux dimensions réduites. Non sans
logique, il considérait que la mer territoriale
devait correspondre à la distance sur laquelle
le territoire peut faire valoir la puissance de ses
armes sur la mer pour assurer sa sécurité et ses
droits : « Le pouvoir de l’État [sur la mer] finit
là où finit la force de ses armes 4. »
Sur ce fondement, arrêter une limite
certaine à la mer territoriale reviendra toutefois
à l’Italien Ferdinando Galiani en 1782. Il établit
alors le critère artificiel, mais raisonnable et sûr,
d’une largeur de mer territoriale fixée à une lieue
marine, soit 3 milles marins (5,5 km).
Est ainsi admise la conception selon laquelle
l’État côtier ne pouvait pas projeter sa souveraineté sur l’espace maritime au-delà de ce qu’il était
raisonnablement en mesure de contrôler depuis la
côte elle-même, en définitive sur une mince bande
de mer littorale et sous réserve de laisser le libre
passage inoffensif aux navires de tous pavillons.
Au-delà s’ouvrait l’espace international, indivis et
libre, de la haute mer.
Le principe de liberté qui voue les océans à
la libre communication entre les peuples assura
ainsi, jusqu’au milieu du xxe siècle, une grande
unité juridique à l’espace maritime.
Le phénomène
contemporain
de la découpe
Cette quasi-indivision de l’océan mondial
a perduré jusqu’au milieu du xxe siècle. Puis,
en moins d’un quart de siècle, l’océan subit
un véritable processus de découpe pour faire
place aux volontés d’emprise des États où tous
ont trouvé leur compte, aussi bien les grandes
puissances maritimes que les nombreux États
nouvellement indépendants nés après 1945.
Lors de deux phases successives de codification du droit international de la mer, en 1958 puis
surtout en 1982, l’ancien espace international de
haute mer qui venait jusque dans le voisinage des
littoraux s’est vu amputer d’un tiers de sa superficie, aussi bien la colonne d’eau que les fonds.
Le régime juridique de ces derniers a en outre été
dissocié de celui de la première en se voyant attribuer le statut de patrimoine commun de l’humanité.
Livre I, C.VIII : « Potestam terrae finiri ubi finitur armorum
vis ». Modifié en 1737 en « Imperium terrae finiri ubi finitur
armorum potestas ».
4 Dominique Gaurier, Histoire du droit international, PUR,
Rennes, 2005, p. 281.
3 64
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Extension de la mer territoriale
et création de la zone économique
exclusive
La largeur de la mer territoriale a été
étendue à deux reprises, et à chaque fois du
double. Elle est ainsi passée de 3 à 6 milles
marins à l’occasion de l’adoption de la convention de Genève sur la mer territoriale en 1958
puis de 6 à 12 milles marins en 1982 avec la
convention de Montego Bay.
Trois États de la côte occidentale de
l’Amérique du Sud (Chili, Pérou, Équateur),
actifs dans cette revendication, y avaient un
intérêt particulier. Leurs pêcheries les plus
productives se situent en effet dans le courant
de Humboldt qui remonte de l’Antarctique
vers le nord, avant de bifurquer vers l’ouest
au niveau de l’Équateur. Or, il se situe précisément à 200 milles marins des côtes de ces
pays. L’extension de la mer territoriale, zone de
souveraineté dans laquelle la pêche est exclusivement réservée à l’État côtier, était considérée par eux comme la solution idéale. Les
grandes puissances maritimes, quant à elles, ont
jugé qu’elles ne pouvaient accepter l’idée d’une
extension universelle de la zone de souveraineté
à de telles limites.
La solution consista alors à créer la zone
économique exclusive (ZEE), d’une portée de
200 milles marins à partir des lignes de base de
la mer territoriale (188 milles marins effectifs),
dans laquelle la pêche et l’exploitation de toutes
ressources biologiques sont protégées par des
droits souverains – et non pas une souveraineté –
de l’État côtier. En contrepartie, la mer territoriale a été certes étendue, mais dans la limite
raisonnable de 12 milles marins.
© Hoang Dinh Nam / AFP
Cette dernière extension a été obtenue de
haute lutte à l’issue d’un marchandage entre
grandes puissances maritimes et un groupe
d’États en développement d’Amérique latine et
d’Afrique qui, en l’absence de zone de protection
des pêcheries situées en dehors des limites de la
mer territoriale, revendiquaient une extension de
celle-ci à 200 milles marins du littoral. C’est en
effet dans cette limite que se trouve 90 % de la
ressource halieutique mondiale.
En février 2016, à Hanoï, au cours d’un rassemblement non autorisé « contre
l’impérialisme chinois », un manifestant vietnamien porte un tee-shirt sur
lequel les archipels des Spratleys et des Paracels figurent comme partie
intégrante du territoire vietnamien. Spratleys et Paracels font l’objet d’une
importante rivalité géopolitique entre la Chine et ses voisins.
La zone contiguë, une zone ambiguë
Cet espace est strictement contigu, en
direction du large, à la mer territoriale et de
même largeur, soit 12 milles marins. Il empiète
sur la ZEE.
La zone contiguë est ambiguë à deux
égards. Tout d’abord parce qu’elle n’est qu’une
zone de police dans laquelle l’État côtier peut :
« a) Prévenir les infractions à ses lois et règlements douaniers, fiscaux, sanitaires ou d’immigration sur son territoire ou dans sa mer
territoriale ; b) Réprimer les infractions à ces
mêmes lois et règlements […] ». Elle est une
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
65
DOSSIER Le réveil des frontières
sorte de sas de sécurité pour les navires étrangers
qui se dirigent vers son littoral ou en reviennent.
Elle n’est pas une zone de commission d’infraction en tant que telle, ni une zone protégée pour
elle-même, mais elle sert à protéger la mer territoriale et le territoire de l’État côtier.
La seconde ambiguïté tient à ce qu’elle est
recouverte par la ZEE, ce qui tend à en faire une
zone, non de souveraineté, mais de compétences
d’attribution limitativement énumérées.
La création du plateau continental
juridique
La notion juridique de plateau continental
trouve son origine dans la déclaration solennelle faite par le président Harry Truman, le
28 septembre 1945, au nom des États-Unis, par
laquelle ce pays considère « les ressources du
sous-sol et du lit de la mer du plateau continental
recouvert par la haute mer, mais contigu à la côte
des États-Unis, comme appartenant aux ÉtatsUnis, et soumis à sa juridiction et à son contrôle » 5.
À la suite de cette précision, plusieurs
pays ont procédé à des déclarations similaires
entre 1945 et 1958, dissimulant mal leur volonté
d’emprise sur des gisements pétroliers et gaziers
offshore dont on découvrait l’existence grâce
aux moyens technologiques nouveaux. De sorte
qu’il était devenu nécessaire de codifier dans une
convention cette notion inédite et la nouvelle
zone maritime dont elle était le fondement. Ce
fut fait en 1958 par la convention de Genève sur
le plateau continental, puis en 1982 par celle de
Montego Bay.
Le droit de la mer dissocie les notions
géographique et juridique de plateau continental. Celui-ci intègre un ensemble de zones
sous-marines que l’article 76-3 de la convention
de Montego Bay rassemble sous l’expression de
marge continentale. Il s’agit du « prolongement
immergé de la masse terrestre de l’État côtier ;
elle est constituée par les fonds marins correspondant au plateau, au talus et au glacis ainsi que
leur sous-sol [...] ».
Harry S. Truman, Proclamation 2667 – Policy of the United
States With Respect to the Natural Resources of the Subsoil
and Sea Bed of the Continental Shelf, 28 septembre 1945
(www.presidency.ucsb.edu/ws/?pid=12332).
La limite de droit commun du plateau continental a été fixée à 200 milles marins des lignes de
base de la mer territoriale, à l’identique de la ZEE.
Mais avec une possibilité d’extension lorsque la
marge continentale de l’État côtier se prolonge
au-delà de cette limite générique, sous réserve que
l’État apporte les preuves qu’il y a bien continuité
géologique des fonds marins concernés.
L’extension ne peut toutefois dépasser
la limite de 350 milles marins. Dans cette zone
d’extension, le plateau continental de l’État
côtier vient donc mordre sur les fonds de la
ZEE – fonds marins de la haute mer, patrimoine
commun de l’humanité.
La création des eaux archipélagiques
Une autre des grandes innovations de la
convention de Montego Bay en matière de zones
maritimes a consisté dans la définition des eaux
de l’État archipel 6 incluses dans le polygone
archipélagique. Il est l’espace intérieur délimité
par les lignes archipélagiques droites reliant sur
la carte les caps les plus avancés de ses îles les
plus excentrées.
Ces mêmes lignes vont servir, à l’extérieur
du polygone, de points d’appui pour le tracé de
la mer territoriale, de la ZEE ainsi que du plateau
continental de l’État archipel, ces trois zones
constituant ainsi des anneaux « englobants »
formés autour du polygone archipélagique. Ce
dernier est conçu comme un espace de souveraineté de l’État archipel, formant une entité
insulaire indivisible où les espaces marins tendent
à se fondre juridiquement dans la terre des îles.
Avec la notion de « zones maritimes englobantes », le résultat est que de vastes parties des
océans sont passées sous l’emprise d’États archipels dont certains, comme l’Indonésie ou les
Philippines, mais aussi de petits États insulaires
du Pacifique, s’étendent sur des millions de
kilomètres carrés d’océan. Situé dans le Pacifique
central et formé de 33 îles sur lesquelles vivent
73 500 habitants, Kiribati possède ainsi en sa
qualité d’État archipel une superficie de zones
maritimes de 3,5 millions de kilomètres carrés.
5 66
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
« Constitué entièrement par un ou plusieurs archipels et
éventuellement d’autres îles » (article 46-a de la convention).
6 Ajoutons que les îles sous souveraineté
d’un État continental mais situées en dehors des
limites de sa mer territoriale, si elles ont en outre
une population et une vie économique suffisantes, ont droit à leurs propres zones maritimes
– mer territoriale, ZEE et plateau continental.
Les petits conflits de la découpe
C’est quasi mathématique : plus sont
créées des zones maritimes avec, dans chaque
catégorie, des compétences diverses reconnues
aux États côtiers, plus sont créées des limites à
tracer et plus s’accroissent les risques de potentiels litiges. C’est ce qui s’est produit au cours de
la seconde moitié du xxe siècle et se poursuit de
nos jours, tant il est vrai que ce potentiel de différends est encore loin d’être épuisé.
De 1951 à la fin 2015, vingt-cinq litiges
ayant trait directement ou indirectement à la
délimitation de zones maritimes sont venus
devant la Cour internationale de justice (CIJ), le
Tribunal international du droit de la mer (TIDM)
et en arbitrage international. Les plus récents,
actuellement en instance, concernent la délimitation maritime entre la Somalie et le Kenya
– devant la CIJ – et la délimitation maritime entre
le Ghana et la Côte d’Ivoire – devant le TIDM.
Autant de disputes au règlement desquelles
les juges ou les arbitres se sont appliqués à rechercher ce que la convention de Montego Bay fixe
comme une sorte de Graal à atteindre, à savoir
la « solution équitable ». En d’autres termes, il
s’agit de trouver un équilibre subtil entre, d’un
côté, un ensemble d’éléments objectifs constitués du linéaire côtier pertinent, des circonstances
pertinentes favorables ou défavorables à l’un des
États en cause – la présence d’îles côtières par
exemple –, des contraintes géographiques du
dessin des côtes et, de l’autre, le souci de reconnaître à chacune des parties, compte tenu de tous
ces ingrédients, ce qu’elle peut raisonnablement
escompter d’espace maritime sans se sentir lésée.
Il convient d’y ajouter les revendications
contestées relatives à des extensions de plateaux
continentaux, dont la plus importante est celle
concernant les fonds de l’océan Arctique 7.
7 Voir, dans ce même dossier, l’article d’Antoine Dubreuil.
Des océans découpés
à l’océan mondial
Des principes juridiques
compensent la découpe
Derrière le découpage en zones maritimes,
il existe une unité foncière des océans. Toutes
ces zones et leurs limites ne dessinent ni territoires ni frontières maritimes. C’est pourquoi
l’idée même d’une territorialisation des espaces
maritimes au profit des États, si elle parle
naturellement aux marins et aux géographes,
n’a guère de sens en droit.
Même la mer territoriale sur l’espace de
laquelle on pourrait considérer que l’État côtier
détient un titre territorial, au sens juridique de
ces termes, n’est qu’une projection imparfaite,
incomplète, de la souveraineté de l’État du fait
du principe de liberté de navigation qui y prévaut,
associé à celui de libre passage inoffensif des
navires de pavillon étranger. Elle est grande
ouverte à la navigation internationale, et 90 %
des États du globe ne disposent pas des forces
navales qui leur permettraient, le cas échéant,
d’en contrôler l’accès.
Au-delà, le régime juridique de la ZEE
garantit une liberté de navigation internationale
identique à celle qui prévaut en haute mer. Le
régime des détroits internationaux, qui mettent
en relation les différents océans et les mers,
garantit quant à lui le libre transit de la navigation internationale, qui ne peut en aucun cas être
suspendu par leurs États riverains. Par-delà le
découpage dont l’océan mondial est l’objet, tous
ces éléments permettent de maintenir en droit
son unité et, en définitive, d’être moins découpé
qu’il n’y paraît.
Vers un océan mondial retrouvé
Osons anticiper que le droit de la mer du
xxie siècle sera un droit fonctionnel transcendant
limites et exclusivités. Outre la probable persistance des zones maritimes et des découpages
créés au cours du xxe siècle, ce sont les grandes
fonctions marines assumées par les États et les
acteurs intervenant en milieu marin qui devraient
tendre à prévaloir : fonction de sécurité, fonction
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
67
DOSSIER Le réveil des frontières
environnementale et de protection du milieu,
fonction de sauvegarde de la vie humaine,
fonction de gestion raisonnée des littoraux,
fonction de régulation de l’exploitation minière
des fonds marins… fondées à l’échelle universelle sur des normes juridiques contraignantes
qui seules permettront une véritable gouvernance internationale des océans, sans doute sous
le couvert d’une future organisation océanique
intergouvernementale.
L’évolution du climat global de la planète,
la croissance démographique, la raréfaction
des ressources halieutiques conjuguée à une
68
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
demande accrue d’accès à ces dernières sont
autant de défis qui ne seront affrontés qu’à ces
conditions. n
Bibliographie
●● Dominique Gaurier,
Histoire du droit international
(chapitres 4 et 5), PUR, Rennes,
2005
●● André Louchet
(cartographie de
Frédéric Miotto), Atlas des
mers et des océans, Autrement,
Paris, 2015
●● Jean-Paul Pancracio, Droit
de la mer, Dalloz, Paris, 2010
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Les frontières de l’Arctique
Le drapeau onusien donne à voir une représentation
du monde en projection polaire centrée sur l’Arctique.
Ce choix, dicté par un impératif de neutralité politique
au début de la guerre froide, a le mérite de rappeler
la position de l’Arctique dans le monde. Malgré son
apparente simplicité – région entourant le pôle Nord –,
ses limites s’avèrent en fait variables et, si ses frontières
ont fait l’objet d’accords récents, l’extension de ses
plateaux continentaux demeure un sujet épineux.
Les limites
Certains auteurs ont avancé une série de « critères
d’arcticité » 1 pour tenter de délimiter la région, comme
la banquise, l’enneigement, le pergélisol. Mais ces
critères subissent des variations saisonnières et il
convient donc de garder à l’esprit que la région ne se
résume pas à une zone climatique spécifique.
Elle est traditionnellement définie selon trois facteurs
qui modèlent les conditions de vie de la région.
premier concerne la limite septentrionale de
la forêt, au-delà de laquelle les arbres ne poussent
plus. Cette limite, appelée « tree line », sépare
visuellement dans le paysage le passage de la taïga
à la toundra. Elle englobe le nord de la Sibérie, de
l’Alaska et du Canada mais, en raison de la présence
du Gulf Stream, elle n’existe pas en Scandinavie et
dans la péninsule de Kola en Russie. Elle est soumise
à l’évolution du changement climatique.
l Le
deuxième critère, dit de la ligne de Köppen, est
celui de l’isotherme moyen maximal de + 10 °C lors
du mois le plus chaud, en juillet. Soumis aux mêmes
aléas climatiques que le précédent, il concerne en
plus la moitié nord de l’Islande et l’extrême nord
de la péninsule scandinave. À ce critère terrestre
correspond son équivalent maritime, l’isotherme
moyen maximal de + 5 °C de l’eau de mer. Ce critère
thermique maritime associé à celui de la limite foresl Le
tière délimite le domaine de l’ours polaire, animal
emblématique de la région.
l Le
troisième critère, qui est aussi le plus traditionnel et le plus symbolique, est lié à la lumière.
L’Arctique y est alors défini comme la zone comprise
à l’intérieur du cercle polaire arctique qui marque
la latitude la plus méridionale à laquelle il est
possible d’observer le soleil de minuit ou la lune de
midi dans l‘hémisphère nord, c’est-à-dire la limite
du jour polaire lors du solstice d’été et de la nuit
polaire lors du solstice d’hiver. À l’échelle humaine,
et compte tenu des aléas climatiques, ce critère est
le plus permanent.
L’Arctique se définit comme la combinaison de ces
différents facteurs qui fixent ainsi un écosystème et un
œkoumène spécifiques. La question des frontières a
contribué à lui conférer une autre unité, plus politique.
Les frontières
La question des frontières constitue un enjeu de
souveraineté 2 pour les États circumpolaires. Appuyés
sur des considérations économiques et stratégiques,
ces enjeux concernent essentiellement la délimitation des frontières maritimes. Les États côtiers ont
rappelé par la déclaration d’Illulissat de 2008 que la
convention de Montego Bay de 1982 relative au droit
de la mer avait vocation à régler ces litiges.
De fait, les États arctiques ne connaissent pas de
différends frontaliers terrestres. Seule l’île de Hans,
d’une superficie de 1,3 km² et située dans le détroit
de Nares entre l’île d’Ellesmere et le Groenland, fait
l’objet d’une revendication territoriale concurrente
de la part du Danemark et du Canada. Après une
période de forte tension, les deux États s’acheminent
en 2012 vers un accord de partage de l’île sous
forme de condominium.
A. Dubreuil, « Vers une redéfinition de la souveraineté en
Arctique ? », Les Cahiers de la revue Défense nationale, numéro
spécial « L’Arctique, théâtre stratégique », octobre 2011, p. 7-14.
2 Amiral René Besnault, Géostratégie de l’Arctique, Économica,
Paris, 1992, p. 138-144.
1 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
69
DOSSIER Le réveil des frontières
Quant aux frontières maritimes, aussi bien entre mers
territoriales qu’entre zones économiques exclusives
(ZEE), la plupart ont fait l’objet de délimitations par
voie bilatérale : Norvège/URSS puis Russie en 1957,
2007 et 2010 3 ; Canada/Danemark en 1973
et 2012 ; Islande/Norvège en 1980 ; États-Unis/
70
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
URSS en 1990 ; Danemark/Norvège en 1995,
suite à un arrêt de la Cour internationale de justice
(CIJ) en 1993, puis en 2006 ; Danemark/Islande
en 1997. Le seul différend frontalier encore d’actualité est la délimitation de la frontière maritime en mer
de Beaufort entre le Canada et les États-Unis.
L’extension des plateaux continentaux
L’extension des plateaux continentaux constitue ainsi
un autre enjeu spatial d’importance 4, d’autant plus
que la relative simultanéité des dépôts de demandes
d’extension a pu faire naître l’illusion d’une tentative
d’appropriation par les États riverains. En effet, la
diffusion parallèle de scénarios fantaisistes, dits « des
secteurs polaires » ou « des lignes médianes », en
jouant sur la confusion entre souveraineté des eaux
et droit sur les plateaux continentaux, a pu donner
l’impression, erronée, d’un partage de l’Arctique.
Or, il n’en est rien, puisque l’extension des plateaux
continentaux est soumise à demande auprès de la
Commission des limites du plateau continental, qui
dépend des Nations Unies. Il s’agit d’un droit imprescriptible dont la demande doit être effectuée dans les
dix ans à compter de l’entrée en vigueur de la convention de Montego Bay à l’égard de l’État demandeur.
tivement en 2012, 2013 et 2014. Le Canada a
fourni en 2013 des informations préliminaires à sa
demande ultérieure.
Ainsi, ni l’intérêt économique croissant pour les
ressources de la région, ni les effets attendus du
changement climatique, ni la rhétorique agressive
de certains États, au premier chef la Russie ou le
Canada, n’ont eu d’influence sur le calendrier de
dépôt des demandes. En effet, compte tenu du délai
de dix ans, il s’agit surtout d’« une course contre la
montre, pas contre les voisins » 5.
Ce sera bien finalement à la Commission des limites
du plateau continental de juger les demandes et
de trancher en faveur ou en défaveur de l’extension
projetée. La Commission se voit ainsi investie d’un
rôle politique dépassant ses attributions techniques.
C’est pourquoi l’extension des plateaux continentaux
est l’un des dossiers les plus sensibles en Arctique.
Des demandes ont ainsi été soumises : par la
Russie en 2001 – premier dépôt que la Commission
a demandé à la Russie de compléter en 2002 –,
puis une nouvelle version complémentaire en 2009
et 2015 ; par la Norvège en 2006 et acceptée
en 2009 ; par l’Islande en 2009 ; par le Danemark
pour le nord des îles Féroé en 2009 et acceptée
en 2014, pour le sud des îles Féroé en 2010, pour
le sud, le nord-est et le nord du Groenland respec-
* Doctorant en science politique à l’université Paris II (PanthéonAssas), spécialiste de l’Arctique. Il a publié récemment
« L’Arctique, un espace ouvert à la coopération des États
riverains », Questions internationales, n° 65, janvier-février 2014,
et « La coopération en Arctique : diversité et enjeux », in Michel
Foucher (dir.), L’Arctique. La nouvelle frontière, CNRS Éditions,
Paris, 2014, p. 129-136.
Rolf Einar Fife, « Le traité du 15 septembre 2010 entre la Norvège
et la Russie relatif à la délimitation et à la coopération maritime
en mer de Barents et dans l’océan Arctique », Annuaire français
de droit international, vol. 56, CNRS Éditions, Paris, 2010,
p. 399-412.
4 Kristin Bartenstein, « Planter des drapeaux. Quelles règles pour
répartir le plancher océanique de l’Arctique ? », Études internationales, vol. 39, n° 4, décembre 2008, p. 537-561 ; « Le fond marin
arctique : convoitises et confusions », in Frédéric Lasserre (dir.),
Passages et mers arctiques. Géopolitique d’une région en mutation,
Presses de l’université du Québec, Québec, 2010, p. 291-317 ;
Hélène De Pooter, L’Emprise des États côtiers sur l’Arctique,
éditions A. Pedone, Paris, 2009, p. 29-89.
5 Frédéric Lasserre, « Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit
de la mer est-il un cadre applicable ? », CERISCOPE Frontières,
2011 [publication scientifique en ligne du Centre d’études et de
recherches internationales] ; « La géopolitique de l’Arctique sous
le signe de la coopération », CERISCOPE Environnement, 2014.
3 Antoine Dubreuil *
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
71
DOSSIER Le réveil des frontières
Les fleuves contigus
Florian Aumond *
* Florian Aumond
est maître de conférences à la faculté
de droit de Poitiers (Centre d’études
Les fleuves contigus condensent les enjeux liés à toutes les
questions frontalières. Ils illustrent en particulier la tension
internationale – CECOJI, EA 7353).
entre fonction séparatrice et fonction unificatrice de chaque
frontière.
La première vient de ce que les fleuves contigus servent à la
délimitation des territoires respectifs de deux ou plusieurs États.
La pratique montre que le recours à ces frontières dites naturelles
n’est pas si évident qu’il pourrait y sembler. Elle donne en outre à voir
une tendance à privilégier les procédés consacrant une frontière-ligne
au détriment d’une frontière-zone.
La fonction unificatrice s’exprime pour sa part au niveau de
l’utilisation des fleuves contigus, liée notamment au développement
des usages autres que la navigation. La préférence désormais accordée
à l’expression « cours d’eau international » traduit cette évolution.
sur la coopération juridique
La fermeture, à l’été 2015, des vannes de
deux barrages sur l’Euphrate par l’État islamique
(Daech) a ajouté une nouvelle arme à la panoplie
de cette organisation. Cette guerre de l’eau, qui
prolonge celle des armes, des mots, des images
et de la mémoire, témoigne de l’importance des
cours d’eau dans une région, la Mésopotamie,
précisément définie par sa situation entre (mesos)
deux fleuves (potamos).
Le Jourdain et le Nil constituent d’autres
exemples de fleuves à la fois vecteurs de tensions
et porteurs de civilisation. Concernant le second,
la signature d’un accord de principe en mars 2015
entre l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan, au sujet
de la construction par Addis-Abeba du plus grand
barrage d’Afrique, ouvre la voie au règlement de
l’un des contentieux fluviaux les plus sensibles.
L’apurement complet du différend demeure
néanmoins suspendu à l’adoption d’un accord
définitif précisant les modalités de répartition
des eaux. Telle est bien la principale pomme de
72
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
discorde entre États d’amont et États d’aval de ce
fleuve dit successif, car traversant les territoires
de plusieurs pays.
Les fleuves successifs partagent avec les
fleuves contigus, également internationaux du
fait qu’ils servent de frontière entre les territoires de deux ou plusieurs États, des particularités communes. Elles se manifestent cependant
différemment.
Ainsi, les fleuves contigus rendent plus
aiguë la tension fondamentale qui existe entre
leur fonction séparatrice et leur fonction unificatrice. La gestion des différentes utilisations qui
en sont faites suppose une coordination sinon une
coopération, donc un dépassement de la séparation impliquée par la première fonction. Pris, en
d’autres termes, entre logiques d’indépendance
et d’interdépendance, ces fleuves subliment la
dialectique qui travaille le droit international en
général, et celui des espaces en particulier.
© Pawel Ryszawa / Wikimedia Commons
Le tracé de la frontière entre Israël et la Jordanie (ici l’un des
points de passage entre Aqaba et Eilat), fixé depuis le traité de paix
de 1994, prend notamment pour référence le cours du Jourdain.
Quatre procédés sont susceptibles d’être
mobilisés pour déterminer les frontières fluviales.
 La double frontière à la rive est le cas le plus
atypique ainsi que le plus daté. Cette modalité
se subdivise en deux configurations. Selon la
première, le fleuve ne relève d’aucune souveraineté. Il est en effet enserré entre les territoires des deux riverains, ayant chacun une rive
comme limite. À l’inverse, selon la seconde, il
peut relever conjointement de la souveraineté des
États qu’il borde. Dans les deux configurations,
on prend en considération une frontière-zone.
C’est toute l’originalité de ce modèle qui, ayant
eu cours au Moyen Âge, n’a pu résister à l’affirmation d’un État moderne dont la souveraineté,
essentiellement territoriale, suppose que soient
précisément définies les limites de l’espace sur
lequel s’exercent des compétences exclusives.
l
Frontières et fleuves
Les fleuves contigus sont, en tant que
frontières naturelles, couramment utilisés dans la
répartition des territoires tant nationaux qu’internationaux, ce qui n’est pas sans poser quelques
difficultés.
La délimitation – opération juridique de
séparation des espaces relevant de souverainetés
territoriales distinctes – ne peut se contenter
de ratifier une situation factuelle que dicterait
la nature. Elle doit composer avec une forme
d’artificialité.
La délimitation est alors affaire d’accords
internationaux, bilatéraux ou multilatéraux, qui
dessinent une certaine tendance allant notamment dans le sens d’une consécration de la
frontière-ligne au détriment d’une frontièrezone. Toutefois, ces accords de délimitation ne
témoignent pas d’une pratique à même d’attester
l’existence de principes coutumiers.
Les procédés appréhendant le fleuve
contigu comme une frontière-ligne lui sont donc
désormais préférés.
 La frontière à la rive en propose une première
déclinaison. S’appuyant sur une frontière
naturelle, elle a pour elle son apparente simplil
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
73
DOSSIER Le réveil des frontières
cité, le fleuve relevant de la souveraineté exclusive de l’un des riverains 1. Ce principe consacre
en revanche une profonde iniquité que nombre des
traités qui en précisent le régime tentent d’atténuer en concédant des droits au(x) riverain(s)
opposé(s). Leur mise en œuvre n’est cependant
pas exempte de difficultés, comme en témoignent
les contentieux opposant le Nicaragua et le Costa
Rica au sujet du fleuve San Juan 2. Si l’on y ajoute
l’imprécision d’un critère s’appuyant sur une rive
rétive à toute définition rigoureuse, on conçoit que
cette modalité n’ait pas la faveur des États.
l Plus fréquente, la technique de la ligne médiane
identifie la frontière à la ligne continue formée
des points situés à équidistance des points les plus
proches sur chaque rive. Son équité et sa simplicité sont tempérées par son imprécision, conséquence de son indexation sur des rives parfois
mouvantes sous l’effet de l’érosion et des crues.
Qui plus est, la ligne médiane pâtit de son caractère artificiel dès lors qu’elle ne fait aucun cas de
l’utilisation réelle du fleuve, de sorte notamment
que la navigation pourra tout entière s’effectuer
dans la partie attribuée à l’un des riverains.
l De là tout l’intérêt de la méthode du thalweg
qui prend en considération l’usage du fleuve,
du moins dans l’acception la plus couramment
retenue. Une première définition présente en
effet le thalweg comme la ligne formée par la
succession ininterrompue des points de sonde
les plus profonds. Frontière-ligne de caractère
naturel, son application est délicate en cas de
pluralité de lignes. Surtout, elle ignore la réalité
de la navigation.
En revanche, prendre en compte la navigation est central pour la deuxième définition,
laquelle s’appuie sur le chenal principal utilisé
par les bateliers en descendant le fleuve. Fidèle
à l’usage des fleuves navigables, cette définition
constitue cependant une modalité de frontièrezone dont on a vu qu’elle est peu en phase avec la
conception territorialiste désormais dominante.
La Gambie constitue une application originale du procédé,
puisque la frontière court le long du fleuve mais à une certaine
distance de sa rive.
2 « Différend relatif à des droits de navigation et des droits
connexes » (CIJ, arrêt du 13 juillet 2009) ; « Certaines activités
menées par le Nicaragua/Construction d’une route au Costa Rica
le long du fleuve San Juan » (CIJ, arrêt du 16 décembre 2015).
1 74
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Aussi bien est-elle combinée, dans
une troisième définition du thalweg, avec la
technique de la ligne médiane, ligne qu’il s’agit
ici de tracer non pas au niveau du fleuve dans
son ensemble mais du chenal principal. Visant
à identifier une frontière-ligne, cette technique
propose une synthèse de deux procédés, dont elle
n’évite pourtant pas tous les écueils. Outre que
l’identification du chenal principal pourra être
compliquée – en particulier par la présence d’îles
artificielles 3 –, elle pourra se révéler inéquitable
pour les fleuves dont l’activité principale n’est
pas la navigation.
Il n’en reste pas moins que s’esquisse une
tendance conventionnelle à privilégier ce dernier
procédé pour les fleuves navigables, tandis que
la technique de la ligne médiane se voit réservée
aux fleuves non navigables. On peut néanmoins
douter que ce mouvement reflète d’ores et déjà
une pratique générale acceptée comme étant de
droit. Cela ne veut toutefois pas dire que, faute
de règle coutumière en la matière, la détermination des frontières sur les fleuves, par voie de
traité, est entièrement laissée à la discrétion des
riverains.
Comme le droit international en général, le
droit fluvial international est pris entre indépendance et interdépendance. La délimitation,
support de la première, ne peut faire abstraction
des contraintes inhérentes aux diverses utilisations de la voie d’eau susceptibles de soutenir la
seconde.
Les diverses utilisations
des fleuves
La question des délimitations singularise
les fleuves contigus. Ces derniers partagent en
revanche des problématiques communes avec les
fleuves successifs en ce qui concerne les utilisations qui en sont faites. En la matière, les réglementations de la navigation ont fourni le premier
canal d’irrigation d’un droit international fluvial
qui s’est densifié au long du xxe siècle avec
Le différend ayant opposé le Botswana et la Namibie au sujet de
l’île de Kasikili/Sedudu en propose une illustration (CIJ, arrêt du
13 décembre 1999).
3 l’épanouissement de dispositions régissant les
autres utilisations.
La navigation
Le congrès de Vienne (1815) a impulsé une
tendance à l’internationalisation qui n’a cessé
de s’approfondir jusqu’à l’entre-deux-guerres et
s’est traduite, en premier lieu, par une libéralisation de la navigation.
Consacré dans l’Acte final du 9 juin 1815
pour toute « rivière navigable » dont les États
parties sont « séparés ou traversés », le principe
de liberté en la matière a par la suite été appliqué
à tous les grands fleuves européens 4 puis, à la
faveur du congrès de Berlin (1885), au Congo et
au Niger. En 1919, le traité de Versailles consacre
la liberté de navigation commerciale assortie du
principe d’égalité de traitement. Il la généralise,
pour le Rhin, à tout État partie, que celui-ci soit
donc riverain ou non.
Il est significatif que ces dispositions
prennent place dans des traités de paix. Le
commerce fluvial peut en effet se trouver entravé
par des conflits dont il est précisément attendu
que les causes s’effacent grâce au déploiement des échanges. Le libéralisme économique
promeut la libéralisation de la navigation.
Cette libéralisation s’accompagne d’un
développement de l’institutionnalisation,
second volet de l’internationalisation. La
gestion des fleuves internationaux européens
est alors confiée à des institutions permanentes
– Commission centrale de la navigation du Rhin
(1815), Commission européenne puis internationale du Danube (1856 puis 1948) –, parfois
significativement qualifiées d’« État fluvial ».
Quoique usurpée, cette dénomination témoigne de l’inconfort face à des entités
atypiques dont on peut, avec le recul du temps,
considérer qu’elles préfiguraient les organisations internationales contemporaines. C’est
d’ailleurs dans le cadre de la Société des Nations,
parangon de ces nouveaux sujets du droit international, qu’est adopté en 1921 le statut de
Barcelone sur le régime des voies navigables
d’intérêt international – quoique faiblement
ratifié, il est entré en vigueur le 31 octobre
1922. Traduisant la tendance très libérale alors
prégnante, ce texte constitue encore de nos jours
la convention générale de référence en matière
de navigation.
L’interna­tiona­lisa­tion marque un ralentissement, sinon un reflux, à la veille du second
conflit mondial, tant elle va à contre-courant de
la vague de nationalisme qui se répand alors. Et
Hitler de dénoncer en 1936 les clauses fluviales
du traité de Versailles.
Le régime rhénan est rétabli à l’issue de la
guerre. Mais la réglementation de la navigation
se ressent du recul enregistré précédemment.
Les amendements adoptés à la convention de
Mannheim (Rhin), comme la convention de
Belgrade pour le Danube (1948), cantonnent
la liberté aux seuls riverains. Ils posent les
jalons d’un droit coutumier naissant dont les
principes ont été énoncés par l’International
Law Association (ILA) dans ses Règles d’Helsinki (1966), complétées par les Règles de
Berlin (2004) 5.
Il en ressort que la liberté de navigation, même au bénéfice des seuls riverains, est
doublement limitée. D’un point de vue géographique, c’est le cas dès lors que s’applique,
sur le continent américain, une coutume régionale subordonnant la navigation à l’accord des
États dont la rive est longée. D’un point de vue
matériel, cela l’est aussi dans la mesure où
n’est concernée que la navigation pacifique et
où la liberté de navigation ne bénéficie pas au
petit cabotage 6. En revanche, il semble acquis
que relèvent du droit international général et le
principe d’égalité de traitement et celui de la
liberté du commerce.
C’est dire que, dorénavant, le régime en
matière de navigation se situe entre le libéralisme très poussé ayant cours jusque dans les
années 1930 et l’application rigide du principe
Fondée en 1873, l’ILA joue un important rôle consultatif,
en qualité d’organisation non gouvernementale, auprès de
nombreuses institutions et organisations internationales.
6 Il désigne le déplacement de navires entre deux ports fluviaux
d’un même État.
5 Le principe a été par exemple réaffirmé pour le Rhin dans les
conventions de Mayence (1831) puis de Mannheim (1868) et
appliqué au Danube dans le traité de Paris (1856).
4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
75
DOSSIER Le réveil des frontières
de territorialité que l’on rencontre – non sans
surprise si l’on considère sa partie septentrionale – sur le continent américain.
Cet entre-deux souligne la nature
juridique ambivalente des fleuves internationaux. Classiquement caractérisés par le fait
qu’ils se jettent dans la mer ou l’océan, ils
devaient selon certains bénéficier du principe
de liberté y régnant.
Il n’en est désormais plus rien. Les
fleuves contigus ne sont pas un prolongement
vers l’amont des eaux maritimes. Ils relèvent
du territoire terrestre de l’État. Et l’on en vient
à se demander si la relation aux mers et océans
les spécifient encore. La frontière entre le fleuve
et la « rivière » s’efface 7. Tous deux relèvent de
l’eau douce, tous deux constituent des eaux non
maritimes. Régis par des conventions internationales, les fleuves contigus sont des eaux non
maritimes internationales.
La sémantique a suivi l’évolution dans
l’utilisation des fleuves. La prise en considération d’autres usages que la navigation implique
d’élargir la perspective, ce que traduit la préférence accordée désormais à l’expression, plus
compréhensive, de cours d’eau international.
Vers la notion
de cours d’eau international
De tout temps les fleuves ont été utiles à
la navigation comme à l’irrigation des terres
agricoles, leurs diverses ressources faisant aussi
l’objet d’exploitation. Des premières conventions en la matière sont apparues dès la fin du
xixe siècle.
Le remarquable essor à l’orée du siècle
suivant, par exemple dans le domaine industriel (hydroélectricité), a eu pour conséquence de focaliser davantage l’attention sur
ces usages des fleuves. Se multiplient alors les
accords venant prendre place aux côtés de ceux
portant sur la navigation. Les fleuves européens
Elle était en réalité peu évidente en droit international,
notamment dès lors que la distinction n’apparaît pas dans toutes
les langues (ainsi en anglais, où river est le terme générique).
7 76
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
traduisent cette dualité, à la fois normative et
institutionnelle 8.
Reflet de la différence des enjeux entre les
utilisations des cours d’eau internationaux, cette
dichotomie ne doit pas dissimuler les problématiques communes. De nouveau, le jeu dialectique entre indépendance et interdépendance en
propose une claire illustration.
L’indépendance, d’un côté, explique la
revendication d’une souveraineté absolue par
l’État sur le territoire duquel il s’écoule, sans
égard pour ses conséquences sur les autres
riverains. Une telle conception, de nos jours
largement condamnée, ne se rencontre plus guère
en pratique 9. L’interdépendance, à l’inverse, fait
signe vers l’internationalisation évoquée au sujet
de la navigation. Même si elle renvoie aussi à
l’institutionnalisation, elle ne repose pas en
revanche sur la libéralisation.
Dans le domaine de l’irrigation, de l’installation de barrages, de la captation des eaux
comme de la protection de l’environnement,
l’application du principe de liberté menace les
intérêts des autres États riverains, voire l’intérêt
de tous les États. Ici, l’interdépendance suppose
– au mieux – la mise sur pied d’une gestion
rigoureuse et intégrée.
La recherche d’un équilibre entre indépendance et interdépendance a innervé les travaux
de la Commission du droit international (CDI),
chargée au début des années 1970 par l’Assemblée générale des Nations Unies d’examiner la
thématique de l’« utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ».
Le fait qu’elle ait dû composer avec la
première exigence s’observe notamment dans
le rejet de la proposition de l’un des rapporteurs
du texte, Stephen Myron Schwebel, d’y voir une
« ressource partagée ». Face aux craintes qu’elle
La Commission internationale pour la protection du Danube,
instituée par la Convention sur la coopération pour la protection
et l’utilisation du fleuve Danube (1994), côtoie par exemple la
Commission du Danube, mise en place par la convention de
Belgrade (1948) et chargée pour ce qui la concerne de la navigation.
9 Cette mise à l’écart peut être rapprochée de celle effectuée par le
tribunal arbitral dans l’instance concernant l’utilisation des eaux
du lac Lanoux, frontalier à la France et à l’Espagne (sentence du
16 novembre 1957). Voir, à ce sujet, l’article de Paul Klötgen
dans ce même dossier.
8 fasse le lit d’un glissement vers une conception
qui ferait litière des prérogatives des riverains,
l’expression est abandonnée 10.
Des considérations puisant à l’interdépendance ne sont néanmoins pas absentes du texte
proposé par la CDI. Il reprend à cet égard les deux
principales limites – prévalant dans la pratique –
contraignant l’exercice par l’État de ses compétences territoriales : l’obligation de ne pas causer
de dommage significatif aux autres États du cours
d’eau et celle d’utiliser le fleuve sur son territoire
de manière raisonnable et équitable.
Le compromis auquel s’est efforcé de
parvenir la CDI n’a pas permis de dégager un
consensus. Au contraire, le sujet a suscité une
tension d’une rare intensité dans des cénacles
où mesure et retenue sont traditionnellement les
maîtres mots. Si bien que le scepticisme prévalait au lendemain de l’ouverture à la ratification,
par l’Assemblée générale des Nations Unies, du
projet établi par la CDI (1997).
Pourtant, le dépôt du trente-cinquième
instrument de ratification a permis l’entrée en
vigueur, au 17 août 2014, de la Convention
sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. Il n’est
alors pas sans surprendre que la France soit au
nombre des États parties, tant elle était l’une des
plus farouches opposantes au projet lors de son
adoption 11.
Ce changement de pied résulte en particulier de la volonté de soutenir un accord
présenté comme spécialement ambitieux dans
le domaine de la préservation de l’environnement. L’évolution est significative. La prise en
compte de l’impératif environnemental dans le
domaine de l’utilisation des cours d’eau, qu’il
s’agisse de la navigation ou des autres usages,
s’est imposée 12.
Et cette dimension n’est pas étrangère à
la question de la délimitation, si l’on veut bien
admettre que dorénavant cette opération doit,
dès l’amont, prendre en considération les utilisations qui seront faites du fleuve. La porosité de la
frontière entre ces deux principaux chapitres du
droit international fluvial est indéniable. Elle
apparaît d’autant plus avec la multiplication et la
diversité des usages.
Ces derniers ont suscité la consécration
d’une notion de cours d’eau international qui,
entendue dans la Convention de 1997 comme
« système d’eaux de surface et d’eaux souterraines
constituant, du fait de leurs relations physiques, un
ensemble unitaire et aboutissant normalement à
un point d’arrivée commun », déborde la conception d’une ligne constituée par le fleuve.
Dans ce contexte, la pertinence de l’idée
même d’une frontière fluviale a pu être remise
en cause. Elle suppose d’être réinterrogée. L’on
retrouve là des réflexions qui sont au cœur de la
question frontalière en général 13. n
Bibliographie
●● Bogdan Aurescu et
Recueil des cours de l’Académie
Alain Pellet (dir.), Actualité du de droit international de La Haye,
droit des fleuves internationaux, tome 219, 1989, p. 9-225
Pedone, Paris, 2010
– « La convention du 21 mai
1997 sur l’utilisation des cours
●● Laurence Boisson
d’eaux internationaux à des
de Chazournes, Fresh Water
fins autres que la navigation »,
in International Law, Oxford
Annuaire français de droit
University Press, Oxford, 2013
international, volume 43, 1997,
p. 751-798
●● Lucius Caflisch :
– « Règles générales du droit des
cours d’eau internationaux »,
On en trouve une illustration dans l’affaire concernant
l’apurement des comptes entre les Pays-Bas et la France en
application du protocole du 25 septembre 1991 additionnel à la
Convention relative à la protection du Rhin contre la pollution
par les chlorures du 3 décembre 1976 (sentence arbitrale, 12 mars
2004).
13 Pierre-Marie Dupuy, « La frontière et l’environnement »,
in La Frontière, colloque de la Société française pour le droit
international (SFDI), Pedone, Paris, 1980, p. 275 et suivantes.
12 La notion de ressource naturelle partagée a cependant été
consacrée et appliquée au Danube par la Cour internationale de
justice – alors présidée par S. M. Schwebel – dans l’affaire du
projet de barrage de Gabčikovo-Nagymaros opposant la Hongrie
et la Slovaquie (CIJ, 25 septembre 1997).
11 Son adhésion n’est intervenue qu’en février 2011.
10 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
77
DOSSIER Le réveil des frontières
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Le détroit, charnière ou frontière des territoires ?
Espace particulier et complexe de l’interface maritime
et terrestre, le détroit est un bras de mer étroit
entre deux terres qui fait communiquer deux mers.
Pour l’appréhender, il est nécessaire de prendre en
compte les flux longitudinaux, les flux transversaux et
l’espace maritime lui-même, car un détroit assure à
la fois une séparation et une mise en contact dans
les deux directions.
Dans un détroit, la mer occupe-t-elle une position
centrale ou périphérique ? Cela dépend du point
de vue, s’il est maritime ou terrestre, mais aussi du
degré d’ouverture du détroit aux flux transversaux.
Lorsqu’un détroit fixe une frontière fermée ou que
les littoraux et les populations qui se font face se
« tournent le dos », la mer est en situation périphérique par rapport aux États riverains. S’il a un statut
international, le détroit peut même être perçu comme
une faille dans le système de défense du territoire
national. En revanche, lorsque la frontière est ouverte,
que des flux transversaux unissent les deux rives,
l’espace maritime est au centre, il est assimilable à
une mer intérieure.
Le détroit, ses deux rives et son espace maritime,
peuvent alors être envisagés comme un véritable
territoire. Qu’il soit nommé espace terraqué – id est
formé de terre et d’eau – ou espace transfrontalier
s’il est le support d’une frontière, la compréhension
de ce territoire implique de mettre en évidence les
interactions au sein de cet interface terre-mer-terre
ouvert à la fois vers d’autres espaces maritimes et
vers des arrière-pays continentaux.
78
en découle, les détroits sont devenus des enjeux
majeurs du commerce mondial.
En permettant d’éviter de longs contournements de
continents et de caps, ils participent directement
à la réduction des distances-temps. Les détroits
sont notamment des axes de convergence des flux
énergétiques et du trafic conteneurisé mondial.
Par les détroits d’Ormuz (30 % des flux) et de
Malacca (27 %) transite plus de la moitié des
flux mondiaux de pétrole. Ces deux détroits
fonctionnent en parfaite symbiose, puisque 85 %
des flux pétroliers empruntant le détroit d’Ormuz
se dirigent ensuite vers le marché asiatique et
passent alors presque exclusivement par le détroit
de Malacca. Les deux détroits assurent cependant
deux fonctions bien différentes. Le détroit d’Ormuz
est essentiellement une porte de sortie pour les
ressources pétrolières du golfe Persique, tandis que
celui de Malacca est un axe de transit entre l’océan
Indien et l’océan Pacifique. Quant à la principale
route maritime conteneurisée, la route Est-Ouest
qui assure 30 % du trafic mondial en 2014, elle
emprunte deux canaux interocéaniques (Panama et
Suez) et trois détroits (Malacca, Bab el-Mandeb et
Gibraltar).
Des enjeux majeurs
du commerce mondial
Ces couloirs intenses de la circulation maritime
peuvent devenir de véritables goulets d’étranglement, car soit les difficultés de navigation dans ces
espaces maritimes resserrés et moins profonds que
la haute mer imposent des limitations de vitesse,
voire de tonnages, soit les volumes en transit
dépassant les capacités de charge limites des différents détroits y rendent la navigation hasardeuse et
beaucoup plus lente.
Les détroits sont souvent perçus comme des
couloirs maritimes traversés par des flux longitudinaux. Véritables portes océanes, points de passage
parfois obligés – Ormuz, Bab el-Mandeb ou les
Dardanelles –, ils canalisent des flux toujours croissants. Avec la mondialisation des échanges et la
très forte croissance du trafic maritime mondial qui
On estime ainsi qu’au rythme de croissance actuel du
trafic dans le détroit de Malacca, ce dernier devrait
être saturé en 2025, ce qui multipliera les risques
de collisions. Enfin, la proximité des rives confère aux
détroits une dimension stratégique particulière car,
si un détroit relie, il peut aussi être plus aisément
contrôlé que la haute mer.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
© Jorge Guerrero / AFP
Large de 18,7 km, le détroit de Gibraltar est le seul passage maritime entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée.
Sur sa rive européenne, le « Peñón » (« rocher » en espagnol, ici avec l’image de la reine Elisabeth projetée à l’occasion
de son 90e anniversaire en avril 2016) et la ville de Gibraltar sont britanniques depuis le traité d’Utrecht en 1713.
De son côté, l’Espagne possède la ville de Ceuta sur la rive marocaine du détroit.
Dans une logique militaire, la fermeture potentielle
d’un détroit international est envisagée comme
une menace, puisqu’elle remettrait directement en
cause le déploiement des flottes navales, et donc
le maintien de l’équilibre des puissances militaires.
De fait, toutes les grandes puissances se sont
accordées lors de la convention de Montego Bay
de 1982 sur le principe de la liberté de circulation
dans les détroits internationaux : libre passage des
navires et des flottes navales, interdiction d’imposer
des péages, obligation d’y assurer la sûreté et la
sécurité de la navigation.
Des points de passage obligés
Un détroit est également un point de passage
transversal entre deux littoraux, deux pays ou deux
continents. S’il est une barrière, un obstacle à la
circulation terrestre, il offre aussi des possibilités de
traversées nettement plus faciles qu’ailleurs, puisque
les littoraux sont exceptionnellement rapprochés.
D’un point de vue terrestre, il est le point de passage
où la traversée maritime est la plus courte. Un « effet
de pont » se manifeste par la concentration de tous
les flux terrestres transversaux de personnes et de
marchandises en ce point privilégié. Il est donc un
espace de transit, et lorsqu’un lien fixe – pont ou
tunnel, mais aussi câbles énergétiques, de télécommunication ou gazoduc – est aménagé entre ses
deux rives, et que le maillon terrestre manquant ne
l’est plus, il peut occuper une situation de carrefour
à l’intersection des réseaux de transports maritimes
et terrestres.
Au sein d’une Europe où la mobilité des biens et
des personnes est de plus en plus aisée, les détroits
deviennent un des maillons des transports longues
distances. La création d’un lien fixe – détroit du
pas de Calais ou détroits danois – résulte souvent
de la croissance des flux traversiers et elle permet
de réduire les risques de collisions avec les navires
empruntant le détroit dans le sens longitudinal.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
79
DOSSIER Le réveil des frontières
Le détroit du pas de Calais, qui relie le Royaume-Uni
à la France, concentre 95 % du fret transmanche.
Le tunnel sous la Manche, inauguré en 1994, a
permis la mise en place d’un service de navettes de
poids lourds (1,4 million d’unités de fret transporté
en 2014) et le raccordement des réseaux britanniques autoroutiers, routiers et de trains à grande
vitesse à ceux de la France et du continent européen.
De part et d’autre des détroits, des ports fonctionnent
parfois en binômes : Douvres et Calais dans le détroit
de la Manche, mais aussi Penang et Medan dans
celui de Malacca.
Le rapprochement des rives en fait également un
point de passage privilégié des flux illégaux. Le
détroit de Malacca est ainsi une porte d’entrée des
migrants illégaux indonésiens tentant leur chance en
Malaisie, mais aussi un espace de transit privilégié
pour les migrants du Moyen-Orient, du Pakistan ou
du Sri Lanka qui désirent accoster l’île australienne
de Christmas.
Des frontières tout désignées
Cependant, de nombreux détroits fixent les frontières,
car ils sont a priori considérés comme une limite
naturelle au même titre que les fleuves ou les chaînes
de montagnes : détroit de Gibraltar entre le Maroc et
l’Espagne, de Malacca entre l’Indonésie et la Malaisie
ou encore de Formose entre la République populaire
de Chine et la République de Chine à Taïwan.
Comme toute frontière, les détroits sont parfois
devenus des lignes de discontinuités économiques
et même des lignes de front. Le détroit de Formose,
ou détroit de Taïwan, est une frontière militarisée
accueillant régulièrement la VIIe Flotte des ÉtatsUnis, et ce en dépit des relations économiques
entre les deux rives.
Le détroit est un point de passage transversal qui
permet de relier ou au contraire d’isoler le territoire
80
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
situé de l’autre côté. Cette porte entre deux terres
peut en effet être maintenue ouverte, fermée ou
même sélectivement ouverte selon l’étanchéité des
frontières. La temporalité des migrations légales
dans le détroit de Malacca fluctue notamment au
gré des changements de la politique migratoire
malaisienne.
La frontière maritime d’un détroit est cependant
distincte d’une frontière terrestre. Elle ne peut en
effet être réduite à une ligne, car elle a une certaine
épaisseur mais également une profondeur. Il est
possible non seulement de la traverser mais aussi
de la suivre dans sa longueur. La mer n’est pas
un « vide » et, malgré des rivalités ou des conflits
politiques, les États riverains sont contraints d’en
tenir compte et parfois de collaborer afin de gérer
cet espace fragile : risque de pollution, de surpêche
ou encore de destruction des écosystèmes. La
proximité des rives rend inopérante une gestion
unilatérale des ressources maritimes et les risques
environnementaux sont communs en dépit de l’existence d’une frontière.
Nonobstant les rivalités et les contentieux politiques
et économiques, les États riverains sont en outre
contraints par les articles 42 et 43 de la convention
de Montego Bay d’instaurer une gestion coopérative
des détroits internationaux et d’assurer la sécurité du
trafic maritime. Dans les détroits de la Manche et de
Malacca, les États côtiers ont mis en place, à leurs
frais, des systèmes de séparation du trafic reposant
sur l’instauration de couloirs de navigation montant
et descendant ainsi que des aides à la navigation
dans les endroits risqués.
Nathalie Fau *
* Maître de conférences en géographie à l’université ParisDiderot, Paris 7, membre du laboratoire CESSMA (Centre
d’études en sciences sociales sur les mondes africains,
américains et asiatiques).
© Jung Ha-Won / AFP – Des messages d’espoir de réunification accrochés sur les grillages de la DMZ en Corée
Quelques questions
frontalières
dans le monde
DOSSIER Le réveil des frontières
Les frontières
en Afrique subsaharienne
L’héritage colonial en question
Vincent Hiribarren *
* Vincent Hiribarren
est maître de conférences en histoire de
Créées rapidement entre la fin du xixe siècle et le début du xxe,
de Londres ([email protected]).
les frontières africaines ont depuis cette époque relativement
Il est cocréateur du blog Africa4 pour
peu changé. Issues du colonialisme européen, elles ont pour la
Libération.
plupart été conçues en dehors de l’Afrique. Davantage que des
limites interétatiques, elles font figure de symbole encore visible
du passé colonial. Pourtant, l’histoire de leur création est plus complexe
qu’il n’y paraît, et leur analyse à partir d’une lecture historique peut
donc se révéler trompeuse. De nos jours, des millions d’Africains vivant
autour de ces frontières s’emploient notamment à faire fructifier
leur potentiel économique.
l’Afrique contemporaine, King’s College
L’imprécision des traités et la présence de
frontières précoloniales a indéniablement joué
un rôle dans le tracé des frontières africaines au
tournant du xxe siècle. L’accession des colonies
à l’indépendance s’est ensuite parfois accompagnée de la remise en cause de ces frontières, soit
entre deux pays, soit à l’intérieur des nouveaux
États créés. Dans la très grande majorité des
cas, les tracés antérieurs ont toutefois été assez
largement acceptés, tant par les gouvernements
africains que par les populations riveraines des
frontières.
Des frontières préexistantes
L’Afrique du xixe siècle n’était pas vide. Il
ne s’agissait pas de la terra nullius juridique que
les Européens avaient imaginée. De nombreuses
sociétés africaines vivaient dans des États et il
82
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
était donc déjà possible de trouver des frontières
sur le continent.
Au début du xixe siècle, les HaoussasFoulanis avaient ainsi organisé un puissant califat
basé à Sokoto. Cet ancien État islamique, qui sert
dorénavant de référence à de nombreux jihadistes
au début du xxie siècle, s’étendait quasiment sur
toute la partie nord du Nigeria contemporain. À
la fin du xixe siècle, l’Éthiopie de l’empereur
Ménélik II menait pour sa part une politique
expansionniste. Le royaume du Bouganda, en
Afrique de l’Est, et celui des Zoulous, en Afrique
australe, cherchaient eux aussi à étendre les
limites de leur autorité.
Pourtant, lorsque la question des frontières
en Afrique est évoquée, les États précoloniaux
ne sont que très rarement mentionnés. Au-delà
des empires, tels que ceux du Mali ou du
Kongo, il existait bel et bien des États africains
© Carl de Souza / AFP
Plus petite île d’un groupe de trois situées sur le lac Victoria,
l’île Migingo abrite, sur à peine un demi-hectare, 250 pêcheurs
kenyans et ougandais. En 2008 et 2009, l’île a fait l’objet d’un
différend territorial entre le Kenya et l’Ouganda avant qu’une
commission d’enquête internationale confirme la souveraineté
du Kenya.
au xixe siècle. De nombreuses sources attestent
leur bureaucratie, leur structure hiérarchique ou
encore leurs frontières.
Dans de très nombreuses situations, si ce
n’est la majorité des cas, les limites qui séparaient
ces entités étaient toutefois floues et pouvaient
recouvrir des zones entières. Certains États
africains définissaient déjà leurs frontières à
partir de repères géographiques. Contrairement
aux idées reçues, les frontières-lignes existaient
donc en Afrique avant la colonisation européenne,
même si la situation ne peut être généralisée à tout
le continent. Ainsi, dans la Corne de l’Afrique, les
Somalis ou les Afars avaient développé un concept
dynamique de limites lié à leur pratique du pastoralisme, tandis que les Oromos avaient quant à eux
un système de frontières basé sur une conception
ethno-nationaliste du territoire.
Le partage par les Européens
À regarder une carte actuelle de l’Afrique,
il apparaît nettement que le découpage a été
effectué de l’extérieur, sans tenir compte des
réalités locales. Les quelque 83 500 km de
frontières africaines ont été définis très largement depuis l’Europe dans un laps de temps très
court, entre la fin du xixe siècle et le premier
quart du xxe siècle.
Résultat d’un marchandage à grande
échelle, les frontières africaines sont clairement
le fruit de l’impérialisme européen. Britanniques
et Français ont par exemple échangé des territoires en Afrique de l’Ouest, en Asie du Sud-Est,
dans le Pacifique et des droits de pêche dans
l’Atlantique pour sceller leur Entente cordiale
en 1904. De nombreux tracés ont été effectués
pour satisfaire les ambitions géopolitiques des
capitales européennes qui voulaient protéger ou
affirmer leurs sphères d’influence respectives.
Quand les chancelleries européennes se
sont intéressées aux ressources disponibles en
Afrique, elles ont notamment voulu profiter des
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
83
DOSSIER Le réveil des frontières
Colonisation de l’Afrique (1884-1914)
1884
États indépendants
Constructions politiques
précoloniales
Possessions :
allemandes
britanniques
espagnoles
françaises
italiennes
portugaises
Empire ottoman
1914
États indépendants
Possessions :
portugaises
Empire ottoman
D’après M.-F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin,
P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation,
dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013
Sources : F. W. Putzger, Historischer Weltatlas,
Berlin, Cornelsen, 1995 ;
J. Sellier, Atlas des peuples d’Afrique, Paris, La Découverte, 2011.
84
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
© FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2012
allemandes
belges
britanniques (dominions,
colonies et protectorats)
espagnoles
françaises (département
algérien, colonies et protectorats)
italiennes
retombées commerciales provenant des fleuves
africains. L’un des exemples les plus célèbres
est la bande de Caprivi, qui a donné à la future
Namibie un accès au Zambèze.
Près de 44 % des frontières africaines
ont été définies en fonction de lignes astronomiques, 30 % selon des lignes mathématiques (arcs et lignes) et 26 % selon des repères
géographiques (rivières, montagnes). Ce sont
les Européens et les Ottomans qui ont été les
acteurs principaux de ces tracés territoriaux.
La France est à l’origine de 32 % du tracé de
ces limites, le Royaume-Uni de 26,8 %, l’Allemagne de 8,7 %, la Belgique de 7,6 %, le
Portugal de 6,9 %, l’Empire ottoman de 4 %,
l’Italie de 1,7 % et l’Espagne de 1,5 % 1.
Dès leur création, ces frontières ont fait
l’objet de nombreuses critiques soulignant leur
caractère injuste et artificiel 2 et dénonçant le
fait que le continent avait été divisé sans prêter
grande attention aux populations locales ni aux
ensembles culturels préexistants.
La réalité doit cependant être nuancée, car
nombre de frontières africaines ont été adaptées
sur le terrain une fois leur tracé décidé entre
Européens. Les grandes lignes, au propre comme
au figuré, ont donc d’abord été tracées en Europe,
mais la délimitation exacte a ensuite été faite sur
le terrain, avec l’aide des acteurs locaux.
L’imprécision des traités entre Européens
ou la méconnaissance du terrain ont en effet
obligé à redessiner certaines frontières pour
des raisons pratiques. De nombreux dirigeants
africains de l’époque ont d’ailleurs joué un rôle
d’arbitre dans ces délimitations sur le terrain.
Le royaume préexistant de Bornou – dans
le nord-est du Nigeria actuel – a par exemple
laissé une empreinte territoriale non seulement dans le tracé de la frontière entre le Niger
et le Nigeria mais aussi entre le Cameroun et
le Nigeria. Pour collecter les impôts ou simplement administrer les territoires nouvellement
Michel Foucher, Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un
mythe, CNRS, Paris, 2014, p. 16-17.
2 Camille Lefebvre, « La décolonisation d’un lieu commun.
L’artificialité des frontières africaines : un legs intellectuel
colonial devenu étendard de l’anticolonialisme », Revue
d’histoire des sciences humaines, vol. 24, 2011/1, p. 77-104.
1 © Jules Hansen, d’après les carnets de route de M. Chavannes / BNF / Département des cartes et plans
conquis, les Européens n’ont bien souvent eu
d’autre choix que de s’appuyer sur des structures
antérieures.
Cette volonté de coller au plus près des
réalités africaines s’est exprimée encore plus
après la Première Guerre mondiale. Au moment
de se partager les colonies allemandes, les
Européens ont cherché à obtenir des frontières
plus viables entre leurs colonies. Dans ce
nouveau partage de l’Afrique réalisé sous l’égide
de la Société des Nations (SDN), les frontières
se sont davantage rapprochées – du moins en
apparence – des réalités africaines.
Vivre autour d’une frontière
Les frontières en Afrique ne sont pas un
sujet de préoccupation uniquement pour les
États ou les organisations internationales. De
nombreux chercheurs tentent d’analyser leur
signification pour les populations vivant dans
ces zones, avec comme modèle les études sur la
frontière entre le Mexique et les États-Unis.
Spécialiste des frontières africaines, l’historien nigérian Anthony Asiwaju a publié en 1976
une étude comparative des colonialismes français
et anglais 3. Il y signale que les Yoroubas, majoritairement présents sur le territoire britannique
du Nigeria, ont tour à tour contesté puis utilisé
la frontière, et ce des deux côtés de la séparation.
Son analyse porte sur les effets de la colonisation
et stigmatise en particulier la politique française
au Dahomey (actuel Bénin) qui a provoqué un
afflux massif de population vers les provinces du
sud du Nigeria. La frontière était alors traversée
Anthony Ijaola Asiwaju, Western Yorubaland under European
Rule, 1889-1945: A Comparative Analysis of French and British
Colonialism, Longman, Londres, 1976.
3 Carte dessinée après 1885 à l’encre rehaussée de crayon de couleur.
Établissement de la frontière de l’État indépendant du Congo, nouvellement
créé sous l’autorité du roi des Belges, en face du domaine français, de
l’autre côté du fleuve.
par des populations qui cherchaient à échapper au
travail forcé, à la conscription et aux impôts plus
importants du côté français. L’historien confirme
la division de nombreuses populations africaines
par les frontières tout en montrant comment ces
dernières ont été peu à peu instrumentalisées par
les premières. Paradoxalement, les frontières ont
tout autant été critiquées du fait de leur origine
qu’utilisées dès leur création par les populations riveraines souhaitant commercer ou fuir
une guerre : en 2015, 3 millions de réfugiés ont
traversé une frontière internationale en Afrique.
Le même constat ressort des travaux de
Paul Nugent consacrés à la frontière entre le
Togo et le Ghana 4. Après la Première Guerre
mondiale, l’ancienne colonie allemande du
Togoland a été divisée entre Britanniques et
Français. Après la Seconde Guerre mondiale,
les Ewes du Togoland britannique ont mené une
campagne auprès des Nations Unies pour obtenir
un rattachement de leur territoire au Ghana sur la
base de leur histoire commune avec les Ewes du
Ghana. Ce rattachement s’est effectué officiellement en 1957, montrant comment la frontière
entre Togoland et Ghana a été subvertie par les
Ewes qui ont utilisé leur position en zone frontalière pour se faire reconnaître titres et droits sur
leurs terres.
De part et d’autre de la frontière, les populations ont par ailleurs tout intérêt à conserver cette
ligne en l’état pour continuer à commercer, que
leur activité soit légale ou pas. Bien souvent, la
Paul Nugent, Smugglers, Secessionists & Loyal Citizens on the
Ghana-Togo Frontier: The Lie of the Borderlands Since 1914,
Ohio University Press, Athens, 2002.
4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
85
DOSSIER Le réveil des frontières
contrebande n’apparaît en effet pas comme un
acte de contestation de la frontière, mais comme
un moyen d’en tirer profit.
Contrairement à une idée reçue, les sociétés
vivant à cheval sur les frontières ne sont pas
toujours les victimes de leur tracé. Au contraire,
elles sont souvent actives dans les rôles de
création, d’utilisation, voire de subversion de la
frontière et, finalement, de définition des identités.
Un héritage colonial
peu remis en cause
Au début du xxi e siècle, un constat
s’impose. Les frontières africaines ont relativement peu changé depuis la fin de la colonisation
européenne. Les choix effectués par les Européens
à la fin du xixe et au début du xxe siècle ont été
largement respectés par les Africains.
Comme l’a souligné le géographe
Michel Foucher, cette relative stabilité repose,
notamment à partir de la résolution de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) adoptée au
Caire en juillet 1964 5, sur le principe de l’intangibilité des frontières qui s’est ancré juridiquement dans les anciennes colonies devenues États
souverains.
Dans le monde issu de la Seconde Guerre
mondiale, de longs débats théoriques ont pourtant
eu lieu concernant la forme que l’autorité politique
devrait revêtir. Après 1945, le principe de l’Étatnation était perçu comme responsable du dernier
conflit mondial et il n’était alors pas évident que ce
modèle et sa conception des frontières s’imposent
dans les empires coloniaux européens.
Kwame Nkrumah, le premier président du
Ghana, un pays devenu indépendant en 1957,
a ainsi défendu avec force l’adoption d’une
approche panafricaniste afin de mieux émanciper
et unir politiquement les Africains. Même si le
projet est demeuré un échec politique, en partie
à cause des ambitions personnelles de Nkrumah
mais aussi de celles des puissances colonisatrices, les idées panafricanistes ont contribué à la
naissance de l’OUA en 1963.
Michel Foucher, Fronts et frontières : un tour du monde
géopolitique, Fayard, Paris, 1988.
5 86
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Tout comme les Européens s’étaient
octroyés le droit de tracer des frontières en
Afrique au tournant du xx e siècle, ils ont
aussi tenté de redessiner la carte de l’Afrique
en créant des fédérations après la Seconde
Guerre mondiale. Les dirigeants français,
ainsi que certains politiciens africains, comme
Léopold Sédar Senghor ou Félix HouphouëtBoigny, ont cherché une solution pour garder
un lien avec la France. L’avenir des fédérations
d’Afrique-Occidentale française ou d’AfriqueÉquatoriale française a fait l’objet de considérations politiques et légales au plus haut niveau
après la Seconde Guerre mondiale, que ce
soit pour créer l’Union française (1946) ou la
Communauté française (1958). La Fédération
du Mali entre le Sénégal et le Soudan français
(Mali), qui dura deux mois en 1960, fut l’un des
résultats avortés de cette ambition fédérale.
Les Britanniques, quant à eux, partageaient
cette volonté de créer de grands ensembles
géopolitiques et économiques, mais ne désiraient
pas rattacher les futures fédérations à Londres.
Ainsi, le Nigeria allait devenir une fédération indépendante en 1960. Comme dans le cas
français, d’autres projets ont fait long feu comme
la East African High Commission (1948-1961)
ou la Central African Federation (1953-1963).
Une fois devenues États souverains, les
anciennes colonies se sont très vite reconnues
dans leur dimension territoriale, et ce sous
l’impulsion des Nations Unies. Entre pragmatisme politique des nouveaux dirigeants africains
et intérêts stratégiques des anciennes puissances
colonisatrices, les frontières coloniales ont alors
été maintenues. En quelques années, elles ont
acquis le statut de frontières internationales.
D’autres tentatives de regrouper les pays
africains ont vu le jour sous un angle plus économique. Sur le modèle de l’Union européenne,
de nombreux pays africains ont cherché à se
réunir afin d’abolir certains tarifs douaniers.
Pour ces organisations – comme la Communauté
économique des États de l’Afrique de l’Ouest
(CEDEAO) –, les frontières font en effet
obstacle au développement. Que ce soit dans les
grands ports du continent ou dans des corridors
commerciaux tels que le sud du lac Tchad, les
➜ FOCUS
Une tentative manquée de redessiner les frontières en Afrique :
la sécession du Biafra (1967-1970)
La république du Biafra est le nom
donné à la région Est du Nigeria qui a
déclaré unilatéralement son indépendance en 1967. Cette sécession, qui a
duré jusqu’en 1970, s’est soldée par la
mort de plus d’un million de personnes
et la victoire du Nigeria. À l’instar de la
sécession de la région congolaise du
Katanga (1961-1965), le cas du Biafra
est souvent perçu comme le symbole de
la remise en cause des frontières fabriquées par les colonisateurs européens.
Les frontières du Biafra n’ont pas
d’antécédent historique précolonial.
Tout comme les frontières du Nigeria,
elles n’existaient pas avant l’arrivée
des Européens. Pourtant, la création
du Biafra est souvent analysée comme
l’aboutissement de la volonté de
constituer des frontières autour d’un
groupe ethnique, les Igbos. Il est vrai
que les Britanniques avaient voulu
créer au Nigeria des frontières régionales autour de trois groupes ethniques
différents. La région Est n’était cependant pas une zone strictement igbo
et les frontières du Biafra résultent en
fait du processus de décolonisation du
Nigeria enclenché par les Britanniques
à la fin des années 1950. En effet, la
question du découpage des frontières
régionales de la colonie du Nigeria
avait été envisagée par les Britanniques
dès 1957, soit préalablement à son
accession à l’indépendance, en 1960.
La découverte de pétrole, en 1956, est
souvent considérée comme l’un des
principaux facteurs de la sécession du
Biafra. Très rapidement, le Nigeria a
cherché à reconquérir la zone côtière
et maritime du Biafra et, en moins d’un
an, la République du Biafra a perdu le
contrôle militaire des régions pétrolifères de son territoire. Dépourvu de
réalité sur le terrain, le territoire revendiqué par la République a rétréci
au fur et à mesure des avancées de
l’armée nigériane en 1968 et 1969.
L’encerclement du Biafra a entraîné
l’une des plus grandes famines du
continent et a indirectement contribué
à la naissance d’une nouvelle forme
d’action humanitaire, incarnée par
l’ONG Médecins sans frontières.
Depuis 1999, date du retour de la
démocratie au Nigeria, deux mouvements militent pour la renaissance
du Biafra. Le premier, le Mouvement
pour l’actualisation de l’État du Biafra
(Movement for the Actualization of the
Sovereign State of Biafra, MASSOB),
se livre à des actions de désobéissance civile en utilisant les symboles
de l’ancien État. Le second, le Peuple
indigène du Biafra (Indigenous People
Of Biafra, IPOB), utilise quant à lui
des méthodes violentes pour déstabiliser le Nigeria, déjà en proie à un
conflit avec le groupe islamiste Boko
Haram. Le Biafra n’existe plus, mais
le fantôme de la guerre civile hante
toujours le Nigeria.
frontières constituent des goulets d’étranglement
qui finissent par asphyxier les économies des
pays enclavés.
preuve nombre de régions frontalières peut contribuer à réaffirmer la souveraineté de certains États.
Drapeaux, postes de douane et autres symboles de
l’autorité de l’État y sont alors omniprésents.
Vers une nouvelle carte
de l’Afrique ?
Que les frontières issues de la colonisation
aient été rapidement acceptées ne signifie pas
que des conflits frontaliers n’ont pas éclaté. La
Libye et le Tchad se sont ainsi en partie mené
une guerre entre 1978 et 1987 pour s’assurer le
contrôle de la bande d’Aozou. L’affrontement
entre le Mali et le Burkina Faso pour le contrôle
de la bande d’Agacher a donné lieu à la guerre de
Noël entre les deux pays du 14 au 30 décembre
1985. Le Kenya et l’Ouganda se disputent
toujours la minuscule île de Migingo sur le lac
Victoria. Les frontières maritimes sont elles
aussi disputées, puisque la péninsule de Bakassi,
entre le Nigeria et le Cameroun, a donné lieu
à une série d’affrontements qui n’ont pu être
Les cartes traçant des limites nettes entre
les différents États créent bien souvent l’illusion que l’autorité des gouvernements africains
s’étend de manière uniforme sur tout le territoire
du pays. Il existe pourtant toute une palette de
situations où les frontières sont soit complètement ignorées, soit bien acceptées par les populations vivant dans les zones frontières.
De nombreuses régions échappent ainsi
directement au contrôle des gouvernements
centraux, comme dans le Sahara actuellement. A
contrario, le dynamisme commercial dont font
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
87
DOSSIER Le réveil des frontières
résolus que par l’intervention de la Cour internationale de justice en 2002. Grâce à la zone économique exclusive due à la possession de Bakassi,
le Cameroun peut donc bénéficier des ressources
halieutiques et pétrolières de la péninsule.
Un système international de régulation
juridique et politique existe pourtant pour éviter
ou prévenir les conflits frontaliers. Dans de
nombreux contentieux, la Cour internationale de
justice (CIJ) a rendu plusieurs arrêts permettant
de mettre fin à des conflits frontaliers entre deux
pays 6. L’Union africaine encourage pour sa part
activement la démarcation des frontières entre
pays africains. Héritière de l’OUA, l’organisation se veut la gardienne du respect du principe
d’intangibilité des frontières en Afrique.
Les conflits internes aux pays africains
peuvent également être générateurs de nouvelles
frontières, même s’il est à noter que ceux-ci ne
sont pas majoritairement sécessionnistes par
nature. Les multiples rébellions et guerres civiles
qu’a connues le continent ont davantage eu pour
origine la conquête du pouvoir central que la
volonté de modification des frontières étatiques.
De la décolonisation à nos jours, seulement
quatre modifications majeures des frontières se
sont produites en Afrique :
– la première est l’invasion de 80 % du territoire
de l’ancienne colonie du Sahara espagnol par
le Maroc en 1975. La République sahraouie,
88
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
elle, contrôle 20 % du territoire dans une bande
située entre le territoire contrôlé par le Maroc et
la Mauritanie ;
– la deuxième résulte de la sécession de l’Érythrée d’avec l’Éthiopie en 1993, après une guerre
qui a duré de 1962 à 1991 ;
– la troisième est officiellement intervenue
en 2011 lors de la création du Soudan du Sud,
avec l’appui des États-Unis, à partir de la région
du sud du Soudan. Comme dans le cas de l’Érythrée, la naissance du nouvel État a mis fin à une
longue guerre (1955-1972 et 1983-2005) ;
– enfin, le conflit toujours en cours en Somalie
a donné naissance à un troisième État de facto,
le Somaliland, dont les frontières ne sont pas
reconnues par la communauté internationale.
D’autres conflits sécessionnistes armés
ont existé ou existent toujours. Au Nigeria, la
guerre du Biafra (voir encadré) est toujours
présente dans les esprits alors que le groupe
islamiste Boko Haram menace l’intégrité territoriale du pays. De nombreux conflits perdurent
en Afrique et, malgré leur relative stabilité,
certaines frontières africaines pourraient encore
être modifiées au cours du xxie siècle. n
Cour internationale de justice, Liste des affaires portées devant
la Cour depuis 1946 par date d’introduction (www.icj-cij.org/
docket/index.php?p1=3&p2=2&lang=fr).
6 Ò POUR ALLER PLUS LOIN
La ligne de front du Donbass, nouvelle frontière
« Vous savez combien coûtent les bananes à
Donetsk ? Au moins deux fois plus cher qu’ici. Et le
dentifrice ? C’est une trentaine de hryvnias ici, contre
une centaine là-bas ! Enfin, 300 roubles, puisqu’on
a le rouble là-bas… » Maya X. s’en est fait une
raison. La mère de deux enfants, dans sa quarantaine, vit à Donetsk. Elle ne veut pas quitter sa ville
natale, devenue capitale de la République populaire
autoproclamée de Donetsk. « Il n’y a pas de pénurie,
là-bas. Mais il y a moins de produits de bonne
qualité, la plupart viennent de Russie. Et les prix…
Donc une fois par mois, moi et mon mari avons pris
l’habitude de venir en Ukraine pour faire des courses.
Même si le passage de la frontière peut prendre plus
d’une journée, cela vaut le coup. »
politiques, sociaux et éducatifs différents. Chaque
camp est délimité par un drapeau bien distinct. Et,
dans des magasins d’alimentation situés à quelques
kilomètres de distance, le prix des bananes varie du
simple au triple.
Maya X. est une frontalière. Du moins, elle se perçoit
comme telle, et organise sa vie en conséquence.
Après des mois d’un conflit hybride dans le Donbass,
le statut des territoires non contrôlés par l’Ukraine est
certes encore incertain, et sujet aux progrès éventuels
de l’application des accords de Minsk 1. Ceux-ci
prévoient la réintégration des Républiques populaires
de Donetsk (RPD) et Louhansk (RPL) au sein d’une
Ukraine unie et décentralisée. Pour l’heure, la séparation reste néanmoins bien réelle.
En témoigne le poste de contrôle de Zaitseve, entre
la ville de Bakhmout (anciennement Artemivsk), sous
contrôle ukrainien, et Horlivka, sous administration
séparatiste. Établi à un carrefour sur la base d’un
ancien blockpost militaire ukrainien, il s’est aujourd’hui
développé en un poste imposant, administré par les
corps de gardes-frontières et de douanes ukrainiens.
Les contrôles rigoureux de documents d’identité et
du contenu des véhicules entraînent un engorgement
dramatique. La file de voitures peut s’étaler jusqu’à
sept kilomètres, depuis la sortie de Bakhmout.
Ligne de front ou frontière ?
La langue parlée des deux côtés de la « ligne de
contact », telle que le jargon diplomatique désigne la
ligne de front, est majoritairement le russe. Les villes
ukrainiennes ressemblent à s’y méprendre aux agglomérations séparatistes. Malgré la guerre, l’interconnexion des infrastructures de transport et d’énergie
reste visible. Mais, de chaque côté des quelque
400 kilomètres de cette ligne évoluent désormais,
en parallèle, des administrations, des systèmes
La guerre du Donbass dure depuis le printemps 2014. Elle est
considérée comme un conflit « hybride » en raison de la diversité
des forces en présence et des intérêts complexes qui l’influencent.
Selon les estimations, elle aurait causé plus de 10 000 morts. Depuis
l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu à la mi-février 2015, après
la bataille de Debaltseve, les combats se sont calmés, malgré de
régulières échauffourées. Le processus de résolution politique du
conflit enclenché par les accords de Minsk est, lui, au point mort.
1 « Jusqu’en février 2015, c’était une ligne de front,
avec des combats, des mouvements de troupes, un
danger de tous les instants », commente un membre
de la mission d’observation de l’Organisation pour la
sécurité et la coopération en Europe (OSCE), sous
couvert d’anonymat. « Aujourd’hui, malgré une situation très volatile, c’est une frontière, au sens fonctionnel
du terme. Elle est pensée et utilisée comme telle par
les parties en présence, notamment pour réguler la
circulation des marchandises et des personnes. »
Pourtant, ce n’est pas ici une « frontière » officielle.
Au-delà des barrières du poste de Zaitseve
commence la zone de l’Opération antiterroriste,
toujours sous contrôle ukrainien. Ce n’est qu’à une
vingtaine de kilomètres plus au sud que l’on trouve
le premier barrage séparatiste. À en croire le discours
officiel ukrainien, celui-ci ne marque cependant pas
non plus « une frontière ». Kiev ne reconnaît pas la
perte de territoires considérés comme « temporairement occupés par l’armée russe ».
Le « chez nous » et le « chez eux »
Le gouvernement utilise néanmoins la ligne de
démarcation pour organiser un réel blocus, dont
le but assumé est de « compliquer la vie des
occupants », explique avec calme Pavlo Jerbivskiy,
gouverneur de l’oblast (région) de Donetsk. Très
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
89
DOSSIER Le réveil des frontières
critiqué pour les contraintes économiques qu’un
tel blocus engendre pour une population civile
par ailleurs fragilisée par la guerre, le gouverneur, aux ordres directs du président ukrainien
Petro Porochenko, justifie sa politique par « la
nécessité d’assurer l’imperméabilité de nos
défenses, afin d’empêcher l’infiltration de provocateurs et d’agents russes dans le reste du pays ».
Afin de garantir la sécurité des Ukrainiens, le pouvoir
central en vient ainsi à placer dans une cruelle précarité des millions de personnes qu’il considère, du
moins officiellement, comme des citoyens ukrainiens.
« La différenciation qui en résulte est vécue avec
amertume », explique Olena Malioutna, une mère
de famille de Donetsk, en exil à Kramatorsk 2. « Les
plus raisonnables des gens là-bas comprennent que
les séparatistes sont à l’origine de cette situation et
qu’ils ne font rien pour relâcher la tension. Mais nous
voyons tous que l’Ukraine a sa logique propre, et que
les autorités n’aident pas… »
De cette différenciation géographique et physique
s’ensuit le renforcement d’une frontière psychologique. Passer d’un côté à l’autre devient plus qu’une
question de shopping ou d’attente à la frontière,
mais bien un état d’esprit. La distinction entre le
« chez nous » et le « chez eux » dans un espace
autrefois uni et intégré contribue à l’élaboration de
« nouvelles représentations du monde comme des
cartes mentales », pour reprendre l’expression du
géographe Michel Foucher.
Le phénomène va au-delà de cette nouvelle frontière
du Donbass. Dans le tumulte qui a suivi la révolution de la Dignité de l’hiver 2013-2014, c’est toute la
carte mentale des Ukrainiens qui a été bouleversée.
Dans un contexte d’évolution des géographies
politiques, notamment l’annexion de la péninsule de
Crimée par la Fédération de Russie en mars 2014
et la guerre hybride du Donbass, les représentations
du monde sont soumises à évolution constante, que
ce soient la perspective d’une reprise du Donbass
par l’Ukraine ou la concrétisation du projet de
« NovoRossiya – Nouvelle Russie » dans de nouvelles
régions d’Ukraine.
À quelque 70 kilomètres au nord de la ligne de front, la ville
de Kramatorsk est la nouvelle capitale administrative de l’oblast
(région) de Donetsk, sous contrôle ukrainien.
2 90
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Des dispositifs de fermeture
et de contrôle renforcés
Face à cette incertitude, un processus continu d’affirmation de l’autorité de l’État est à l’œuvre sur ses
frontières. Cette emprise sur la terre est une expression classique des prérogatives régaliennes d’un
pouvoir politique central. Elle n’allait néanmoins pas
de soi dans l’Ukraine d’avant-guerre.
Sur le pourtour nord-est du pays, là où ne s’étendaient que des champs et des forêts sans délimitation claire entre l’Ukraine et la Fédération de
Russie, se dressent désormais miradors et grillages,
dominant des sentiers réservés aux gardes-frontières
et des tranchées antichars.
Le dispendieux projet de « Mur », promu par le Premier
ministre Arséni Iatseniouk dès le printemps 2014,
s’est révélé très populaire dans l’opinion publique.
Sur les réseaux sociaux, la multiplication des
montages photographiques réclamant l’édification
d’une nouvelle ligne Maginot, voire d’un mur de
plusieurs kilomètres de haut inspiré d’œuvres de
science-fiction, a attesté la demande croissante pour
l’affirmation de la frontière. Au-delà d’une démarcation protectrice, l’engouement populaire a aussi
révélé le besoin d’un marqueur d’identité et de différenciation vis-à-vis du « grand frère ennemi ».
La même logique a joué dans l’établissement de
postes-frontières aux deux routes d’accès à la
péninsule de Crimée. Un premier dispositif gouvernemental permettait la circulation des personnes et
des marchandises. À partir de septembre 2014, un
« blocus citoyen » lancé par des militants nationalistes et des Tatars de Crimée a entériné une radicalisation de la séparation, notamment à travers des
embargos commercial et énergétique. Le président
Petro Porochenko s’est démarqué de ce blocus
citoyen, sans jamais chercher à le briser.
De même, en retardant la reprise des livraisons
d’électricité à la Crimée, il utilise la radicalisation de
cette frontière dans un but politique, afin de rappeler
les droits de l’Ukraine sur la péninsule. Ce faisant, il
use de cette frontière mentale pour réaffirmer l’autorité du pouvoir central.
Dans un autre contexte, le chef de l’État s’est aussi
démarqué en déclarant une guerre aux multiples
trafics de contrebande aux frontières. Beaucoup en
Ukraine doutent du bien-fondé de cette lutte, et encore
© Sébastien Gobert, février 2016.
Le village de Jovanka, dans l’oblast de Donetsk. Au bout de la route, la ligne de front, nouvelle frontière.
plus de son efficacité. Elle produit néanmoins l’impression d’un renforcement du contrôle de l’État sur
certaines zones grises des périphéries ukrainiennes,
telles que la frontière avec la Transnistrie, les ports
internationaux d’Odessa 3 ou encore la frontière de
l’oblast de Transcarpathie, au contact de la Roumanie,
de la Hongrie, de la Slovaquie et de la Pologne.
En termes de représentation mentale, il est intéressant
de constater que l’affirmation de l’autorité régalienne
sur sa frontière occidentale est perçue non comme un
signe de fermeture mais de conformité aux exigences
de l’intégration européenne de l’Ukraine. La frontière
occidentale incarnait il y a peu une rupture claire entre
une Ukraine postsoviétique, résistante à la modernisation, et des pays européens postcommunistes
dynamiques, européanisés et mondialisés.
Voir, du même auteur, « Les ports d’Odessa : l’impossible
moderni­sation », P@ges Europe, 10 novembre 2015 (www.
ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000805-les-ports
d-odessal-impossible-modernisation-par-sebastien-gobert/article).
La réalité de cette frontière n’a guère évolué
depuis 2013. Mais, à en croire un imaginaire collectif
véhiculé par les discours politiques et médiatiques,
de même que par les perspectives de libéralisation du
régime de visas Schengen et de consolidation d’une
zone de libre-échange avec l’Union européenne, cette
frontière occidentale apparaît désormais comme la
plus flexible – et la plus attractive – des interfaces de
l’Ukraine avec le monde extérieur.
L’Ukraine, dont l’étymologie première du nom signifie
« délimitation, frontière », a entamé depuis 2013
un processus de redéfinition du sentiment d’appartenance nationale, et du « vivre ensemble ». Pour
ce faire, le pays se dote de démarcations claires
aux justifications diverses, d’une logique militaire
à une dynamique commerciale. Elles représentent
néanmoins toutes des marqueurs d’identité essentiels pour l’Ukraine contemporaine.
Sébastien Gobert *
3 * Journaliste indépendant.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
91
DOSSIER Le réveil des frontières
La frontière sino-indienne :
une impossible
normalisation
Isabelle Saint-Mézard *
* Isabelle Saint-Mézard
est maître de conférences à
l’Institut français de géopolitique,
université Paris 8.
L’Inde et la Chine ont coexisté pendant l’essentiel de leur
longue histoire en l’absence de frontière au sens moderne
du terme. C’est leur émergence en tant qu’États-nations
indépendants à la fin des années 1940 qui les a confrontées à la
difficile nécessité de déterminer une frontière. Mais ni les efforts
du Premier ministre Nehru pour amadouer le régime maoïste ni ses
pourparlers avec le Premier ministre Zhou Enlai ne purent endiguer
la spirale du conflit. À ce jour encore, après trente-cinq ans de
négociations, les perspectives de normalisation paraissent lointaines.
Pour sa première visite en Chine en tant
que Premier ministre indien, en mai 2015,
Narendra Modi avait un agenda ambitieux.
Parmi les nombreux dossiers bilatéraux à l’ordre
du jour figuraient notamment la promotion des
investissements chinois en Inde, l’amorce d’une
coopération dans les domaines de l’exploration
spatiale et du nucléaire civil, la valorisation des
échanges culturels et la décision d’ouverture de
nouveaux consulats, respectivement à Chennai
(Madras) et Chengdu, en plus du lancement
d’un forum d’interactions entre dirigeants
locaux au niveau des provinces chinoises et des
États indiens.
Dans ce climat marqué par la recherche
de coopération en tout domaine, N. Modi n’a
cependant pas hésité à évoquer publiquement les
préoccupations indiennes concernant le conflit
frontalier. Pour la plus grande satisfaction des
observateurs en Inde, il a même appelé la Chine
à « reconsidérer son approche » de la question et
92
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
à adopter « une perspective stratégique et de long
terme » 1.
En cela, la visite de N. Modi a bien reflété la
nature ambiguë des relations sino-indiennes. Elle
a en effet rappelé que même si les liens bilatéraux
s’étaient considérablement diversifiés et intensifiés au cours des deux dernières décennies, le
vieux conflit frontalier n’en conservait pas moins
un caractère central – voire irréductible.
D’un point de vue territorial, ce conflit
recouvre une superficie de presque 130 000 km²,
soit plus d’un quart de la France métropolitaine. Il
se divise en deux zones séparées l’une de l’autre
par le Népal et le Bhoutan. Respectivement
désignées l’une comme le « secteur Est », l’autre
comme le « secteur Ouest », elles sont au centre
d’un jeu de revendications croisées.
« Text of Prime Minister Narendra Modi’s Statement to Media
at Joint Press Statement with Chinese Premier Li Keqiang », The
Hindu, 15 mai 2015.
1 Dans le secteur Ouest, l’Inde revendique
38 000 km² en Aksai Chin, un plateau désertique
situé à plus de 4 500 mètres d’altitude et contrôlé
par la Chine. Dans le secteur Est, la Chine
conteste la souveraineté indienne sur une région
montagneuse et reculée de 90 000 km², peuplée
d’environ 1,3 million d’habitants, et aujourd’hui
intégrée à l’État de l’Arunachal Pradesh 2.
À défaut de frontière, une ligne de contrôle
– ci-après désignée par LAC pour Line of Actual
Control – sépare les deux États. Mais, son tracé
ne faisant l’objet d’aucun accord, la situation sur
le terrain demeure floue et sujette à interprétations divergentes de part et d’autre. Avec le petit
État du Bhoutan, l’Inde est aujourd’hui le seul
voisin avec lequel la Chine n’a toujours pas
normalisé ses frontières terrestres 3.
2 Il existe un troisième secteur, appelé « secteur central », qui se
situe au niveau des zones frontalières entre le Tibet et les États
indiens de l’Uttarakhand et de l’Himachal Pradesh. Mais les
superficies en conflit y sont mineures et les enjeux moindres en
regard des deux autres secteurs.
Le poids du passé
L’Inde et la Chine ont coexisté pendant
l’essentiel de leur longue histoire en l’absence de
frontière au sens moderne du terme. C’est leur
émergence en tant qu’État-nation indépendant à
la fin des années 1940 qui les a confrontées à la
difficile nécessité de déterminer une frontière.
Le défi était immense, car il s’agissait pour
ces deux nouveaux États, nés l’un et l’autre dans
des circonstances géopolitiques difficiles, de
s’accorder sur une ligne de démarcation là où
auparavant des milliers de kilomètres carrés de
zones grises – faites d’espaces topographiquement inaccessibles et de royaumes plus ou moins
autonomes – suffisaient à les séparer. Les efforts
du Premier ministre Nehru pour amadouer le
régime maoïste, de même que ses pourpar-
Le Bhoutan demeure très proche de l’Inde. Son conflit frontalier avec la Chine est donc tributaire de la dispute territoriale
sino-indienne. Sur la politique générale de la Chine concernant
ses frontières, voir Sébastien Colin, La Chine et ses frontières,
Armand Colin, Paris, 2011.
3 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
93
DOSSIER Le réveil des frontières
lers avec son homologue Zhou Enlai durant les
années 1950 ne purent y suffire.
Le Tibet au cœur du conflit
L’entrée de l’Armée populaire de libération au Tibet en 1950 rendit d’emblée la situation
inextricable. En affirmant sa pleine souveraineté
sur le Tibet, non seulement la Chine rentrait pour
la première fois en contact territorial direct avec
l’Inde, mais elle le faisait surtout dans des conditions conflictuelles. Confronté à des révoltes
récurrentes, le pouvoir chinois devint très fébrile
à l’idée que les rebelles tibétains obtiennent un
soutien de l’extérieur, vraisemblablement américain, via l’Inde 4.
Conscient de la gravité de la situation, le
Premier ministre Nehru s’évertua néanmoins à
garder le cap des négociations sur la frontière.
En dépit de la sympathie générale qu’inspirait
la cause tibétaine dans son pays, il fit la sourde
oreille aux demandes d’aide venues de Lhassa.
Il signa l’accord sino-indien d’avril 1954 et
reconnut de la sorte le complet contrôle de la
Chine sur le Tibet, dans l’espoir de trouver un
modus vivendi avec le régime maoïste.
Fin 1956, il refusa que le jeune dalaï-lama,
alors venu célébrer les 2 500 ans de la naissance
du Bouddha, prolonge son séjour en Inde.
Pourtant, lorsque ce dernier prit définitivement la
fuite en 1959, le Premier ministre indien n’eut
d’autre choix que de l’accueillir, lui et sa suite, en
tant que réfugiés politiques. Mao vit dans cette
décision une preuve décisive de la duplicité de
Nehru et de ses ambitions expansionnistes sur
le Tibet, dans la tradition impérialiste du Raj
britannique 5.
La spirale du conflit s’accélérera dès lors
irrémédiablement. Pour mater le soulèvement
de Lhassa au printemps 1959 et empêcher la
fuite des rebelles tibétains vers l’Inde, la Chine
renforça son dispositif militaire dans la région
et empiéta de plus en plus sur les zones frontaLa CIA a, de fait, fourni un soutien limité aux rebelles tibétains
à la fin des années 1950.
5 John W. Garver, « China’s Decision for War with India
in 1962 », in Alastair Iain Johnston et Robert S. Ross (dir.),
New Directions in the Study of China’s Foreign Policy, Stanford
University Press, Stanford, 2006, p. 86-130.
4 94
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
lières litigieuses. Des accrochages entre troupes
chinoises et indiennes éclatèrent en août 1959,
et les négociations tombèrent dans l’ornière
l’année suivante.
À partir de 1961, Nehru décida de poster
une présence militaire avancée sur les zones
disputées. Il espérait ce faisant tenir le terrain
– à titre symbolique du moins, car les troupes
indiennes étaient sous-armées – en pariant que la
Chine n’oserait pas répondre par la force dans le
contexte général de la guerre froide 6.
Cette stratégie s’avéra catastrophique.
Les Chinois y virent une provocation de plus
et, leurs avertissements restant lettre morte,
ils lancèrent finalement une offensive éclair
sur les zones disputées en octobre 1962. Mal
préparées, les forces indiennes subirent une
humiliante débâcle. De cet épisode malheureux,
les dirigeants indiens ne tirèrent qu’une seule et
unique conclusion. Le voisin chinois avait trahi
la politique d’amitié de Nehru et il ne serait dès
lors plus digne de confiance.
Revendications historiques
et intérêts stratégiques
Sur les deux principaux secteurs qui constituent le conflit frontalier, Indiens et Chinois ont
des revendications historiques et des intérêts
stratégiques difficilement conciliables.
Dans le secteur Est, le conflit a de surcroît
été tributaire de la politique d’influence britannique sur le Tibet. L’Inde indépendante a en effet
hérité de la ligne McMahon, une frontière que
le Raj britannique avait négociée avec les représentants tibétains lors de la conférence de Simla
de 1913-1914. La Chine n’a cependant jamais
reconnu cette ligne, fruit selon elle de l’expansionnisme britannique puis indien.
Du point de vue chinois, la frontière
devrait respecter l’intégrité territoriale du Tibet,
en incorporant les régions situées au sud de la
ligne McMahon et aujourd’hui administrées par
l’État indien de l’Aranuchal Pradesh. Dès lors,
la frontière ne se situerait plus sur les hauteurs
himalayennes – à l’instar de la ligne McMahon –,
Srinath Raghavan, « Beyond Victimilogy », Outlook Magazine,
22 octobre 2012.
6 mais aux abords des plaines de l’Assam, ce qui
fragiliserait considérablement le dispositif de
défense indien dans le Nord-Est, une région
fragile et instable.
Lors de l’offensive de 1962, les armées
chinoises occupèrent pendant un mois les territoires convoités, avant de s’en retirer et de
revenir au statu quo ex ante. De sorte que la LAC
suit peu ou prou l’ancienne ligne McMahon. La
Chine n’en a pas moins maintenu ses revendications sur le secteur Est, qu’elle désigne comme le
« Tibet méridional ».
Dans le secteur Ouest, qui concerne
l’Aksai Chin, Pékin invoque aussi les frontières
historiques du Tibet. Ses revendications se
fondent de surcroît sur d’importants intérêts
stratégiques, l’Aksai Chin offrant une voie
de passage permanente entre le Xinjiang et le
Tibet. La Chine acheva d’ailleurs la construction d’une route en Aksai Chin dès 1955, au
grand dam de l’Inde.
Cette dernière resta néanmoins inflexible
dans ses revendications, arguant pour sa part que
l’Aksai Chin rentrait dans les frontières coutumières de l’ancien royaume du Cachemire 7. Elle
refusa d’ailleurs les offres informelles de la Chine
qui, des années 1950 aux années 1980, suggérait d’officialiser peu ou prou le statu quo, en
gardant le secteur Ouest pour concéder à l’Inde
l’essentiel – mais pas l’intégralité – du secteur
Est. Face aux fins de non-recevoir indiennes, la
Chine modifia peu à peu sa posture et considéra
la question de l’Aksai Chin réglée, puisque sous
son contrôle, pour ne plus concentrer ses revendications que sur le secteur Est.
Des années 1960 aux années 1980, les
zones frontalières restèrent en outre très militarisées. Cette militarisation fut à l’origine de deux
sérieux incidents. Le premier se déroula dans le
protectorat indien du Sikkim en 1967 et conduisit
à une confrontation armée d’une semaine. Le
En ce sens, le conflit frontalier sino-indien sur l’Aksai Chin
s’imbrique partiellement au conflit indo-pakistanais sur le
Cachemire. Le cas de la vallée de Shaksgam illustre bien cette
imbrication. Le Pakistan a en effet cédé à la Chine ce territoire de
5 000 km² dans le cadre de la normalisation frontalière de 1963.
L’Inde continue néanmoins de revendiquer cette zone au nom de
l’intégrité territoriale du Cachemire.
7 second intervint en 1986-1987 dans la vallée de
Sumdorong Chu, à la frontière Est du Bhoutan,
et il donna lieu à une importante mobilisation
militaire de part et d’autre avant d’être résolu
pacifiquement. Hormis ces deux épisodes,
les zones frontalières demeurèrent calmes, y
compris lorsque l’Inde annexa le royaume du
Sikkim en 1975.
Des zones frontalières
au calme relatif
Après les avoir momentanément rompues,
New Delhi et Pékin rétablirent leurs relations
diplomatiques en 1976. Les négociations frontalières reprirent, elles, en décembre 1981. Elles
continuent à ce jour, sans que l’on distingue
vraiment de perspectives de normalisation. En
pratique, les deux parties n’ont jamais dépassé
le stade des pourparlers sur les conditions et les
règles qui devraient guider leurs négociations, ce
qui en dit long sur le chemin qui reste à parcourir
en vue d’une résolution.
Quelques avancées
depuis la fin des années 1980
L’acquis majeur des années 1980 et 1990
fut de reconnaître une volonté partagée et un
intérêt commun à maintenir le calme et la stabilité sur les zones frontalières. Cette approche fut
entérinée lors de la visite du Premier ministre
Rajiv Gandhi à Pékin en 1988. Elle déboucha
ensuite sur deux accords importants, signés
respectivement en 1993 et en 1996, pour limiter
les déploiements et mouvements de troupes le
long de la LAC.
La stabilité des zones frontalières ayant
été rétablie, les dirigeants indiens et chinois
purent dépasser les seules préoccupations sécuritaires et se consacrer au développement et à la
diversification des relations bilatérales. Cette
nouvelle approche permit d’entamer des consultations sur de grands dossiers internationaux et
de promouvoir les liens commerciaux. Ceux-ci
ont depuis considérablement augmenté, au point
que la Chine est devenue le premier partenaire
commercial de l’Inde.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
95
DOSSIER Le réveil des frontières
À la faveur de ce réchauffement général,
de nouvelles petites avancées furent obtenues
entre 2000 et 2006. Elles consistèrent pour
l’essentiel à donner une nouvelle impulsion – de
nature politique – à un processus de négociations qui était resté au niveau technocratique.
Des représentants spéciaux proches du pouvoir
furent nommés responsables de la conduite des
pourparlers sur la frontière en 2003.
Deux ans plus tard, en 2005, les deux
parties parvinrent à clarifier leurs postures
de négociations respectives en définissant
les « paramètres politiques et les principes
directeurs » qui guideraient désormais leurs
pourparlers. Par cet accord, Indiens et Chinois
s’accordaient enfin sur les règles et conditions de
la négociation. Sur le terrain, la Chine reconnut
de facto la souveraineté indienne sur le petit
État du Sikkim, en acceptant après soixante ans
la réouverture aux échanges transfrontaliers du
col de Nathu. L’Inde, en retour, réaffirma que le
Tibet constituait une région sous pleine souveraineté chinoise.
Mais cette dynamique positive s’est avérée
de courte durée. Les deux pays ont depuis été
incapables d’amorcer la phase suivante des
négociations, consistant à clarifier le tracé de la
LAC sur la base d’un échange de cartes 8.
Des tensions depuis 2006
Le calme et la stabilité observés dans les
secteurs Est et Ouest sont aujourd’hui altérés par
diverses provocations, pour la plupart à l’instigation de la Chine. À l’Est, Pékin a durci ses revendications sur l’Arunachal Pradesh, en n’hésitant
pas à protester vivement lorsque des dirigeants
indiens se déplacent dans cet État ou à refuser
ponctuellement de délivrer des visas à des hauts
fonctionnaires qui y sont en poste. Le district de
Tawang, qui abrite l’un des plus grands monastères du monde tibétain, est devenu un point de
fixation de ces différends, alors que la partie
indienne pensait le dossier résolu depuis l’accord
de 2005 stipulant que les zones habitées ne
pourraient faire l’objet d’échanges territoriaux.
Seul le secteur central, où les enjeux territoriaux sont mineurs, a
fait l’objet d’un échange de cartes.
8 96
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Dans le secteur Ouest, les patrouilles
chinoises le long de la LAC sont devenues plus
fréquentes et intrusives, ce qui a débouché sur
des cas de transgressions récurrents. Le nombre
d’incidents augmentant d’année en année, les
deux voisins ont mis au point un protocole pour
désamorcer la tension localement dans le cadre
d’un accord de coopération pour la défense de la
frontière signé en octobre 2013.
Les transgressions ont néanmoins continué
et se sont cristallisées sur de petites infrastructures, postes de surveillance, pistes et abris.
Les forces indiennes se sont mises à leur tour à
conduire des patrouilles plus fréquentes en vue
de préempter les transgressions chinoises, de
sorte que les incidents ont gagné en ampleur,
mais sans jamais tourner à la confrontation
armée. Dans les deux cas les plus sérieux – en
avril 2013 et en septembre 2014 –, les troupes
chinoises et indiennes sont entrées dans un faceà-face de deux à trois semaines, avant que les
diplomates ne parviennent à résoudre la crise.
De façon troublante, ces deux incidents se
sont produits juste avant les visites respectives
du Premier ministre Li Keqiang et du président
Xi Jinping à New Delhi 9. Et même si les deux
capitales ont, à chaque fois, minimisé la gravité
des événements en invoquant l’absence de
démarcation sur le terrain, il ne fait pas de doute
que ces transgressions ont pesé sur le climat des
échanges au plus haut niveau.
Ces incidents montrent surtout que la
tendance de fond de chaque côté de la LAC est
au renforcement des capacités de surveillance
ainsi qu’à celui de l’infrastructure de transports. La Chine est en l’occurrence bien plus
avancée. La modernisation de son infrastructure
des transports au Tibet – routes, chemins de fer
et aéroports – rend sa présence perceptible aux
abords des régions frontalières et lui donne un
avantage tactique certain.
De son côté, l’Inde a opéré un revirement drastique en 2008. Après avoir laissé ses
régions frontalières à l’abandon pendant plus de
trente ans, elle s’efforce désormais – et non sans
Harsh V. Pant, « Why borders stand-offs between India and
China are increasing », BBC News, 26 septembre 2014.
9 peine – de réhabiliter ses infrastructures civiles et
militaires. Les armées indiennes ont ainsi remis
en activité plusieurs terrains d’aviation, souvent
très isolés, mais situés à proximité de la LAC, en
plus d’avoir édifié des postes de surveillance très
proches des zones disputées.
La partie chinoise en a pris ombrage, au
point de se désengager progressivement du
processus de clarification de la LAC. Et alors
que l’Inde réclame une relance de ce même
processus, Pékin demande depuis 2014 l’élaboration d’un code de conduite qui limiterait le recours aux systèmes de surveillance les
plus sophistiqués 10. Autrement dit, face aux cas
récurrents de transgression, les deux voisins ne
parviennent même plus aujourd’hui à s’entendre
sur la marche à suivre.
lll
La montée des tensions dans les zones
frontalières s’inscrit dans des rapports de force
qui se jouent à de multiples échelles. À l’échelle
locale, les troubles dans les régions tibétaines de
Chine en 2008-2009 ont sans nul doute conduit
Pékin à durcir son attitude générale, y compris
par rapport au voisin indien à qui il n’a jamais
été pardonné d’avoir hébergé le dalaï-lama.
Et même si l’Inde assure qu’elle interdit aux
quelque 150 000 Tibétains réfugiés sur son territoire d’engager des « activités antichinoises »,
Pékin reste peu convaincu.
À l’échelle régionale, c’est l’Inde qui
demeure sur ses gardes face à l’ambitieux
Indrani Bagchi, « China for border code of conduct, India
mum », The Times of India, 15 février 2014.
10 projet de Corridor économique Chine-Pakistan
lancé par le président Xi Jinping en avril 2014.
New Delhi redoute qu’au nom de ce grand
projet la Chine ne renforce toujours plus sa
présence au Cachemire sous contrôle pakistanais, un territoire revendiqué par l’Inde. Si une
telle perspective devait se réaliser, la posture
stratégique de cette dernière au Jammu-etCachemire s’en trouverait passablement fragilisée, car ses forces armées seraient exposées
à un double front face au Pakistan à l’Ouest et
face à la Chine à l’Est.
À l’échelle internationale enfin, la Chine
surveille avec irritation le rapprochement de
l’Inde avec les États-Unis et, dans une moindre
mesure, avec le Japon. Ses provocations sur les
zones frontalières visent peut-être à rappeler
à l’Inde qu’elle a les moyens de lui nuire si
celle-ci devait s’aligner trop ouvertement sur
les intérêts américains en Asie. Mais ni Pékin
ni New Delhi n’imaginent que ce jeu, contenu
aux seules zones frontalières, puisse déraper en
un conflit armé. Et même s’il altère clairement
l’ambiance générale, il n’empêche pas les deux
voisins de nourrir de grands espoirs en matière
de coopération économique, scientifique et
culturelle. Autrement dit, Pékin et New Delhi
maintiennent le pari que le développement
rapide des échanges socio-économiques reste
compatible avec un conflit frontalier dont la
résolution ne progresse quasiment pas. Ce pari
est audacieux et, sans présager d’un échec,
il risque toutefois de perpétuer le climat de
malaise et les postures ambivalentes, en compliquant toujours plus une dispute que le seul
passage du temps ne saurait résoudre. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
97
DOSSIER Le réveil des frontières
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Israël/Palestine :
multiples limites mais quelle frontière ?
L’image du mur de séparation entre Israël et la
Cisjordanie vient facilement à l’esprit quand on pense
aux figures de frontières fermées. Pourtant, en 2016,
il n’existe toujours pas de frontière interétatique
reconnue par les gouvernements israélien et palestinien et la construction du « mur » est inachevée.
En revanche, de nombreuses autres fermetures
apparaissent dans l’espace israélo-palestinien.
Une référence,
à défaut d’une frontière : la Ligne verte
On trouve d’abord la « Ligne verte », tracée lors de
l’armistice de 1949 entre Israël et ses voisins. Les
accords stipulaient qu’elle ne préfigurait pas des
frontières futures, celles-ci ne pouvant être déterminées que par un processus diplomatique. Mais
en 1967, l’État hébreu envahissait des espaces situés
au-delà de cette limite – Golan, Gaza, Cisjordanie,
Sinaï. Le Conseil de sécurité de l’ONU réagissait par
la résolution 242, enjoignant l’État d’Israël de se
retirer des Territoires occupés et reconnaissant ainsi
la Ligne verte comme une frontière de facto.
Du côté égyptien, le traité de paix Sadate-Begin
de 1979 permettait le retrait israélien du Sinaï et
l’établissement de la frontière sur une partie de la
Ligne verte. Du côté jordanien, le royaume hachémite renonçait officiellement à la Cisjordanie
en 1988, et la frontière était tracée en 1994, non
pas le long de la Ligne verte, mais le long des
vallées du Jourdain et d’Arabah. En revanche, les
retraits israéliens de la bande de Gaza (2005) et
du sud du Liban (2006), opérés de façon unilatérale, n’aboutirent à aucune frontière reconnue par
les parties. De même, au début 2016, il n’existait
toujours pas de frontière officielle entre Israël et la
Syrie et le plateau du Golan demeurait un territoire
occupé aux yeux du gouvernement syrien.
La Ligne verte est cependant restée une référence.
Durant le processus de paix dit d’Oslo, à partir
de 1993, les négociateurs palestiniens s’y rappor-
98
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
taient pour définir leurs revendications spatiales.
Puis, en 2002, le gouvernement israélien affirmait
que la « barrière de sécurité » se déploierait le long
de cette ligne. Cependant, il ne la considérait pas
comme une frontière interétatique. Selon lui, les
négociations devaient se poursuivre, permettant un
redécoupage futur des frontières, avec des échanges
de territoires de part et d’autre.
L’édification de cette barrière de plus de 700 km de
long a été approuvée par le gouvernement israélien
sans recueillir l’avis de l’Autorité palestinienne, en
mettant en avant des raisons « sécuritaires », dans le
contexte de la seconde Intifada. Il s’agissait d’empêcher les attaques meurtrières en limitant strictement
la circulation des personnes. Mais, au fur et à mesure
de sa construction et des procès à son encontre,
d’autres motivations ont été dévoilées, et parfois
même avouées par le gouvernement.
Tout d’abord, seuls 20 % de l’ouvrage suivent la Ligne
verte, le reste englobant des terres palestiniennes, si
bien que 9,4 % de la superficie totale de la Cisjordanie
se retrouvent du côté contrôlé par Israël, ce qui a été
perçu comme une annexion. Le régime de propriété
foncière n’est toutefois pas modifié, les agriculteurs
palestiniens peuvent se rendre sur leurs terres en
passant par des portes aménagées. Mais ce tracé
place 85 % des colons israéliens du côté occidental
de l’enceinte : le gouvernement a admis que la protection d’un nombre optimal de citoyens israéliens faisait
partie de ses objectifs. Il en a profité pour renforcer son
contrôle territorial par l’entremise des colonies.
Les ONG B’Tselem et Bimkom ont montré que
l’espace tampon entre la Ligne verte et la barrière
de sécurité comprenait également un grand nombre
de lieux non construits, ce qui permettait d’inclure
les projets d’agrandissement des colonies 1. Le tracé
Bimkom et B’Tselem, Under the Guise of Security, Routing the
Separation Barrier to Enable the Expansion of Israeli Settlements
in the West Bank, Bimkom et B’Tselem, Jérusalem, 2005.
1 © Wikimedia Commons
En cours d’édification depuis 2002, le mur de séparation
entre Israël et la Cisjordanie est dénommé « barrière »,
« clôture de sécurité israélienne », « zone de couture »,
« barrière antiterroriste » ou « muraille de protection » par
les Israéliens et « mur de la honte » ou « mur d’annexion »
par les Palestiniens. Long de plus de 700 km, son tracé
ne recoupe que 20 % de la Ligne verte.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
99
DOSSIER Le réveil des frontières
contre le passage de la barrière ont abouti au déplacement du tracé.
En revanche, dans les banlieues de Jérusalem, la
Cour suprême israélienne a reconnu que l’édifice ne
remplissait pas uniquement une finalité sécuritaire,
mais qu’il défendait les « intérêts politiques d’Israël »,
à savoir le maintien de l’annexion de Jérusalem-Est.
En outre, l’objectif « sécuritaire » était perçu dans
un sens extensif par le gouvernement. Les auteurs
du rapport d’enquête préliminaire commandé par
le gouvernement écrivaient : « Tsahal n’a pas de
solution concrète pour les trois principaux problèmes
liés à la zone de suture : les activités hostiles de
terrorisme, la délinquance et les individus présents
de façon illégale » 2.
Ainsi, bien que les attentats fussent systématiquement
évoqués dans les discours officiels au moment de
l’édification de l’obstacle, les petits délits – cambriolages par exemple – et les migrations clandestines
– souvent de nature économique – étaient également
visés. Cette conception extensive de la sécurité se
retrouve dans d’autres cas de frontières fortifiées, par
exemple entre les États-Unis et le Mexique.
Un objectif désormais prioritaire :
la séparation
L’emploi de l’expression « zone de suture » révèle
qu’avant la création de la barrière, le gouvernement
israélien ne considérait pas la Ligne verte comme
une frontière divisant des pays et des hommes, mais
au contraire comme l’espace du rapprochement de
liens distendus durant la partition (1948-1967). En
effet, après 1967, en étendant le système juridique et
administratif israélien à la Cisjordanie, l’État hébreu
avait dans un premier temps cherché à intégrer les
territoires occupés dans un « Grand Israël ».
illustre donc sans doute les futures revendications
de souveraineté de l’État hébreu. Plusieurs procès
intentés auprès de la Cour suprême israélienne
Rapport cité dans Kobi Michael et Amnon Ramon, A Fence
Around Jerusalem. The Construction of the Security Fence Around
Jerusalem, Jerusalem Institute for Israel Studies, Jérusalem, 2004.
2 100
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Pourtant, ce modèle de la fusion a curieusement
cohabité avec celui de la séparation, jusqu’à ce que
ce dernier devienne dominant. Ainsi, les documents
de planification israéliens pour la Cisjordanie préconisaient « la séparation afin d’empêcher la constitution de blocs d’implantations arabes » 3. Les colonies,
Meron Benvenisti, The West Bank Data Project: A Survey of
Israel’s Policies, American Enterprise Institute for Public Policy
Research, Washington, 1984.
3 construites principalement à partir des années 1980,
se sont alors insérées entre des bourgs palestiniens
afin de segmenter la continuité territoriale et elles se
sont entourées d’une clôture. Elles ne s’intégraient
donc pas dans leur environnement local, mais
étaient à l’inverse fortement reliées au territoire israélien situé à l’ouest de la Ligne verte, par des voies
express contournant les localités palestiniennes et
dont l’accès était restreint pour les Palestiniens dès
la première Intifada (1987).
La séparation se renforça durant la seconde Intifada
(2000), avec l’émergence en Cisjordanie et à Gaza de
multiples contraintes physiques : plus de 500 checkpoints, monticules de terre et blocs en ciment étaient
comptabilisés dans les années 2010 par l’Office de
coordination humanitaire des Nations Unies. Ceux-ci
se superposaient à la fragmentation territoriale créée
par les accords d’Oslo, qui maintenait – en principe
pour une période intérimaire – 60 % de la Cisjordanie
sous contrôle militaire israélien (zones C).
Puis, plus récemment, en 2015, la ville de Jérusalem
a vu s’ériger de nouveaux murs. En riposte aux attentats, des blocs de béton ont enfermé les quartiers
palestiniens de Jabal Mukaber et Ras al-Amoud,
coupant les liaisons routières avec les quartiers
israéliens voisins mais aussi avec le centre de la Ville
sainte et les autres quartiers palestiniens.
Basel Natsheh et Cedric Parizot, « La séparation sous l’angle
du trafic de biens de consommation courante entre Israël et la
Cisjordanie », in Stéphanie Latte Abdallah et C. Parizot (dir.),
À l’ombre du Mur. Israéliens et Palestiniens entre séparation et
occupation, Actes Sud, Arles, 2011, p. 153-184.
5 I. Salenson, « Le schème de la clôture en Israël-Palestine »,
L’Espace géographique, vol. 38, 2009, p. 207-221 ; I. Salenson,
Jérusalem, bâtir deux villes en une, Éditions de l’Aube, La Tour
d’Aigues, 2014.
4 La séparation entre Israël et la Palestine ne s’est
donc pas matérialisée autour d’une frontière unique.
Elle s’illustre par de multiples dispositifs administratifs et limites physiques.
Toutefois, malgré les mesures de fermeture, les
échanges entre les sociétés et les économies israéliennes et palestiniennes se sont poursuivis, voire
renforcés dans certains domaines, depuis l’irruption
de la barrière.
D’une part, celle-ci n’est construite qu’aux deux tiers,
ce qui permet de préserver des passages. Un nombre
important d’ouvriers cisjordaniens ont ainsi continué
à se rendre en Israël pour y travailler, sans détenir
nécessairement un permis. D’autre part, les différences de réglementations et de coûts de production
(salaires, prix moyens, etc.), accentuées depuis le
processus d’Oslo et la création de l’Autorité palestinienne, ont été mises à profit par des acteurs économiques israéliens et palestiniens pour développer
des activités informelles, sources de revenus. Les
trafics de biens de consommation courante se sont
ainsi développés 4.
La multiplication des limites ne signifie donc pas
que les sociétés israéliennes et palestiniennes sont
devenues hermétiques. Cependant, la prédominance
de l’objectif prioritaire de séparation sur différents
plans, à différentes échelles et sur une longue durée
historique 5 rend peu crédible l’option d’un État
binational démocratique et équitable.
Irène Salenson *
* Chercheuse associée au Centre de recherches français de
Jérusalem.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
101
La frontière entre
la Bolivie et le Brésil
Une invention des conquérants
Laetitia Perrier Bruslé *
* Laetitia Perrier Bruslé
est géographe, maître de
conférences à l’université de
Longue de 3 200 km, la frontière entre la Bolivie et
le Brésil traverse les espaces centraux du continent
PRODIG (Pôle de recherche pour
sud-américain. Sa progressive construction accompagne
l’organisation et la diffusion
de l’information géographique).
le processus d’occupation de cette marge au centre du
continent. Son déplacement vers l’ouest témoigne de la
conquête territoriale du Brésil, tandis que la Bolivie, centrée sur les Andes,
a hérité de l’Empire espagnol un désintérêt pour ses plaines orientales.
Lorraine et membre du laboratoire
« Une frontière ça ne se voit pas, c’est une invention
des hommes. La nature s’en fout. »
Jean Renoir, La Grande Illusion, 1937.
La frontière entre la Bolivie et le Brésil
s’établit au centre du continent sud-américain.
De l’Amazonie, au nord, aux marais du Pantanal,
au sud, elle traverse des zones de faible densité
de population, souvent hors de contrôle des
États. Pour cette raison, elle fut longtemps une
frontière de papier, définie par les chancelleries
dans l’ignorance des réalités locales. Plus que
toute autre frontière, elle est d’abord une invention des hommes. Invisible sur le terrain, elle tire
sa légitimité de son ancienneté, en tant qu’héritière du méridien établi à Tordesillas en 1494
pour partager le monde.
Un récit historique en trois étapes révèle
que sa progressive translation vers l’ouest est le
résultat de logiques d’occupation territoriale différentes de la part des Portugais-Brésiliens, d’une
part, et des Espagnols-Boliviens, d’autre part. Les
premiers progressent résolument vers le centre
du continent, tandis que les seconds, qui tirent
leurs richesses des Andes, délaissent leurs marges
orientales. C’est ainsi que si les frontières sont
toujours une invention des hommes, en Amérique
du Sud elles renvoient tout particulièrement aux
États et à leur forme de territorialisation.
Une frontière à la pliure
du monde (1492-1801)
La frontière entre la Bolivie et le Brésil
trouve son origine à Tordesillas, en Espagne, à des
milliers de kilomètres des forêts d’Amazonie et
des marais du Pantanal qu’elle traverse. Au crépuscule du xve siècle, le pape Alexandre VI Borgia
se soucie de l’ordre du monde et assiste, préoccupé, à la rivalité commerciale grandissante entre
les Espagnols et les Portugais. Ces derniers sont
devenus maîtres de la route des Indes en contournant l’Afrique par l’est.
En 1491, les rois catholiques sont en
passe d’achever la Reconquête et s’intéressent
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
103
DOSSIER Le réveil des frontières
La construction de la frontière Bolivie Brésil.
Lorsque les bandeiras brésiliennes fixèrent la ligne
Ne
gro
Japurá
apo
zone
Ama
Barcelos (1754)
Belém
(1616)
648)
avare (1
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Exp
ira
(16 édition de Teixe
3 7)
e
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Salvador
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por
é/I
Vila Bela (1752)
Cuiabá (1719)
teñ
ez
Vila Boa - Goiás (1725)
Pa
Coimbra
Tietê
ra
na
Sucre
a
aib
ran
Santa Cruz
Océ a n
P a cifique
Rio de Janeiro
Pa
Para
g ua
y
Asunción
São Paulo
Océan
Atlantique
Buenos Aires
La conquête brésilienne de l’intérieur fixe la frontière
(principalement dans sa portion centrale)
1 000 km
Les traités internationaux
sanctionnent le déplacement vers l’ouest
Territoire occupé par les Portugais au XVIe siècle
Ligne de Tordesillas (1494)
Bandeiras de découverte du XVIIe siècle
La ligne du traité de Madrid (1750)
Bandeiras commerciales du XVIIe siècle
Portions de la frontière modifiées plus tardivement
Monçoes du XVIIIe siècle
Les avancées brésiliennes dans le bassin amazonien
Les villes de l'or
Villes capitales
Villes de l’intérieur
104
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Source : Martine Droulers, Brésil : une géohistoire, PUF, 2001.
Réalisation : Lætitia Perrier Bruslé, 2016.
La Paz
© BNF http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b525032167/f1.item
déjà à l’Orient. Ils se laissent pourtant emporter
par le rêve d’un aventurier qui les convainc
que l’océan est petit et que la Terre est ronde.
Christophe Colomb en est certain, c’est par
l’ouest, sur cette route libre de l’emprise portugaise, qu’il faut atteindre les Indes. Deux
semaines après le retour de son premier voyage,
le pape s’inquiète de possibles affrontements
ibériques. Par la bulle Inter Caetera (1493),
il entend partager l’Atlantique. Les Portugais
gardent le privilège de la route par l’est, et les
Espagnols celui de la route de l’ouest, ouverte
par Christophe Colomb. Au-delà des Açores,
détenues par les Portugais, les eaux et les terres
seront sous domination espagnole, à charge pour
eux de christianiser ces Indes-là.
Un an plus tard, à Tordesillas, les
Ibériques règlent entre eux les modalités de
ce partage du monde. Intuition qu’il existe des
terres à conquérir au-delà des Açores ? Volonté
de contrer l’hégémonie naissante espagnole ?
En tout cas, les Portugais obtiennent un déplacement de 370 leguas (soit quelque 2 100 km) à
l’ouest de la ligne fixée par le pape. Ce qui leur
donne a priori des droits sur la bande côtière du
futur Brésil.
C’est donc une frontière maritime qui
donne naissance à la frontière terrestre qui départagea l’Amérique du Sud. Malgré cette filiation
biaisée, le méridien reste une référence incon-
Ce planisphère a été élaboré en 1573 par Domingos Teixeira, cartographe
portugais, à la demande de Philippe II. C’est une des premières cartes
qui montre le partage des routes maritimes entre les Espagnols et les
Portugais. Au centre de la carte, le méridien de Tordesillas départage
les aires d’influence espagnole et portugaise.
tournable tant dans les traités frontaliers à venir
que dans les historiographies nationales.
Sur le terrain, les effets de ce partage sont
ambivalents. Les Brésiliens y voient un stimulus
de leur conquête. Il leur laisse une portion si
congrue qu’ils n’ont pas d’autres options que
repousser la ligne de Tordesillas. Côté espagnol,
en revanche, son existence endort la vigilance
d’un Empire qui tire sa richesse des Andes où se
concentrent les mines. Au pied des montagnes,
les terres orientales incapables d’offrir une
liaison directe vers l’Atlantique sont délaissées.
Jésuites et bandeirantes
Deux figures historiques incarnent cette
relation différenciée à la ligne : le père jésuite et
le bandeirante portugais qui s’affrontent dans le
ventre mou de l’Amérique du Sud tout au long
des xviie et xviiie siècles. Le premier fonde des
missions, rassemble les indigènes, développe
l’agriculture et l’élevage. Il établit un contrôle
territorial dans des terres jadis occupées par des
« Indiens sauvages ». L’ensemble des missions
constitue un môle de résistance à l’avancée
portugaise. Les pères défendent le front dans
une allégeance relative au roi d’Espagne. Leur
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
105
DOSSIER Le réveil des frontières
puissance devient telle qu’ils sont finalement
expulsés, des possessions portugaises, en 1759,
et espagnoles, en 1767.
En face, les bandeirantes, aventuriers
et commerçants, partent de São Paulo pour se
lancer dans des raids de rapines vers l’intérieur
du continent, d’où ils rapportent or et esclaves.
Héros nationaux, ils repoussent toujours plus
loin la ligne de Tordesillas et donnent au futur
Brésil sa dimension de pays continent.
Au milieu du xviiie siècle, leurs échauffourées inquiètent cependant les cours ibériques.
Le siècle des Lumières commence. Les États
modernes ne peuvent plus se satisfaire de ces
confins imprécis où se dissout l’autorité centrale,
ni de ces lignes idéales tracées dans des époques
où les papes se piquaient de géopolitique.
L’heure des traités
La découverte de l’or rend aussi plus
impérieux le partage des ressources. L’heure des
traités frontaliers a sonné. À Madrid, en 1750,
les négociateurs portugais arrivent mieux armés.
Il faut dire que la publication de la carte du
monde du géographe et cartographe français
Guillaume Deslile (1720) a montré l’ampleur
de l’avancée portugaise au-delà du méridien de
Tordesillas. Alerté, le roi du Portugal, João V
(1706-1750), a lancé une entreprise ambitieuse
de cartographie pour défendre les prétentions
territoriales portugaises en Amérique. Alexandre
de Gusmão, l’habile négociateur portugais,
impose alors aux négociateurs espagnols deux
principes fondamentaux : celui de l’uti possidetis
selon lequel l’occupation d’un territoire entraîne
son attribution, et celui de l’abandon du méridien
de Tordesillas.
En dépit des péripéties diplomatiques qui
suivirent, le traité de Madrid reste l’acte fondateur de la frontière lusitano-espagnole. Certes,
comme au temps de Tordesillas, la ligne est
une frontière de papier définie à des milliers de
kilomètres du terrain. Cependant, en s’appuyant
sur le tracé des fleuves, elle se pare des atours
d’une frontière naturelle, la notion étant en
vogue en ce milieu du xviiie siècle. Cela l’ancre
plus profondément sur le continent.
106
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Les États nationaux
et la conquête
de la frontière (1801-1903)
Cet ancrage n’est toutefois pas égal sur
toutes les parties du terrain et sa stabilité s’en
voit rapidement affectée. La portion centrale de
la frontière de 1750, qui suit le cours du fleuve
Guaporé – Iteñez, ne sera plus jamais discutée.
Elle s’appuie sur les fortifications portugaises
établies au xviiie siècle par le marquis de Pombal
(1699-1782) et elle reprend le parcours emprunté
par les expéditions commerciales portugaises.
À partir des indépendances, alors que la pièce
change d’acteurs, ce sont les portions sud et
nord, en Amazonie et le long du Paraguay, qui
donnent matière à discussion.
En 1822, le Brésil devient un empire,
qui jouit d’un État central fort, et la capitale est
transférée à Rio de Janeiro. De l’autre côté de la
frontière, la Bolivie est la plus fragile de toutes les
républiques issues de l’Empire espagnol. Fondée
en 1825, la Bolivie n’a pas de structures étatiques
solides, elle ne s’appuie sur aucune nation et
dispose d’un vaste territoire hors de contrôle.
Simon Bolivar lui-même ne croit pas possible sa
survie. Un an après sa fondation, il milite pour son
ralliement au Pérou. « La Bolivie ne peut continuer à vivre ainsi, parce que le Río de la Plata
et l’empereur du Brésil pourraient causer [sa]
destruction 1. » Bolivar est un visionnaire. Son
pays éponyme perd dans le premier siècle de son
indépendance plus de la moitié de son territoire.
Dans ce face-à-face inégal, la frontière
entre la Bolivie et le Brésil se construit. Malgré
les indépendances, quelques constantes, héritées
de l’époque coloniale, perdurent. Les pouvoirs
politiques, même établis sur le continent,
connaissent toujours relativement mal les zones
frontalières.
Le traité de 1867 signé entre la Bolivie
et le Brésil montre les conséquences de cette
méconnaissance géographique sur le tracé des
frontières. Dans sa portion sud, il fait perdre
Lettre de Simón Bolívar à Antonio José de Sucre, Magdalena, le
12 mai 1826. Reprise dans Vicente Lecuna, De Bolivar à Sucre:
Selected Writings of Bolivar, H. A. Bierck, New York, 1951.
1 Cependant, c’est dans la définition de
la portion nord que les effets de la méconnaissance du terrain sont les plus patents. Établi dans
des régions amazoniennes, le tracé montre la
persistance des États à tracer des frontières de
papier. En dehors des Indiens insoumis, il n’y a
personne dans la région. L’uti possidetis ne peut
s’appliquer. Les diplomates tracent alors sur des
cartes imprécises des lignes rectilignes. Parmi
elles, celle surnommée la Ligne verte, car elle
traversait des régions selvatiques, reste dans les
annales de l’histoire des frontières par sa bizarrerie. À l’ouest, elle part du Madeira à 10° 20’de
latitude sud. À l’est, en terres inconnues, tout
devient confus. La Ligne, stipule le traité, sera
est-ouest jusqu’à rencontrer les sources, inconnues, du Javari. S’il s’avère que ces sources sont
au nord de la Ligne, une ligne droite nord-sud
sera tracée pour les rejoindre. Les diplomates
ne se doutent pas que les sources sont à quelque
400 km plus au nord à 7° 10’de latitude. La ligne
parallèle devient ainsi un trait oblique qui intègre
au territoire bolivien toutes les riches régions
caoutchoutières du haut Acre et du haut Purús.
Or, il se trouve que quelque temps après
la définition de cette improbable frontière, le
caoutchouc devient justement une ressource
mondialisée. En cette fin de xixe siècle, l’Europe
en a besoin pour ses vélos et, bientôt, pour ses
voitures. Jusqu’en 1913, le latex sud-américain est en situation de quasi-monopole, les prix
flambent. À La Paz, on dit que le caoutchouc
ce sont des livres sterling qui poussent sur les
arbres. La ruée vers l’enfer vert lance plus de
300 000 hommes, venus du Nordeste brésilien,
en direction de l’Amazonie. En Bolivie, près de
80 000 hommes remontent du sud pour rejoindre
les zones de production. Comment contrôler
cette richesse et ces aventuriers ? L’État bolivien,
avec sa poignée de fonctionnaires, est bien
démuni pour faire valoir sa souveraineté.
© Laetitia Perrier Bruslé
à la Bolivie son accès direct au Paraguay, en
contradiction avec les termes du traité de Madrid
de 1750. Les bornes frontalières, héritées de cette
période, se retrouvent à l’intérieur du Brésil. Si le
recul territorial représente à peine 50 000 km²,
la perte d’un accès à l’océan Atlantique via le
fleuve Paraguay est grave pour le pays.
Cette borne frontalière fut apportée du Portugal et installée en 1754 sur
les rives du fleuve Jauru pour marquer sur le terrain l’emplacement de la
frontière. En 1883, ayant perdu tout son sens en raison du déplacement vers
l’ouest de la frontière, elle sera installée sur la place principale de Caceres,
à quelque 60 km de la frontière bolivienne.
Après une série d’échauffourées locales
en 1899, la Bolivie cède finalement le territoire
de l’Acre en concession au Bolivian Syndicate
of New York (1901), une internationalisation
de l’Amazonie que le Brésil juge inacceptable.
Le baron de Rio Branco, diplomate brésilien,
convainc les Boliviens que l’Acre, habité par
des Brésiliens, ne sera jamais bolivien. Il leur
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
107
DOSSIER Le réveil des frontières
Les imbroglios frontaliers lors du boom du caoutchouc
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Sources inexplorées
du Yavari
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FRONTIÈRE DE 1777
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Porto Velho
Puerto Alonso
Projet
de chemin de fer
FRONTIÈRE DE 1867
(PREMIÈRE INTERPRÉTATION)
Villa Bella
Cachuela Esperanza
Guayramerín
Riberralta
Xapuri
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Porvenir
Puerto Maldonado
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Reyes
Apolo
Pressions sur les frontières
Remontée des seringueiros brésiliens en amont des fleuves
Trinidad
200 km
Évolution du tracé des frontières
Frontière de 1777
Les caucheros boliviens à la conquête du Nord-Ouest
Frontière de 1867 (1re interprétation)
Zone de forte présence brésilienne dans une région
sous souveraineté bolivienne jusqu'en 1903
Frontière de 1867 (2e interprétation accord 1898)
Villes fondées lors du boom du caoutchouc
Frontière de 1903 (avec les rectifications de 1928)
Autres villes
Douane bolivienne de Puerto Alonso
108
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Source : Martine Droulers, Brésil : une géohistoire, PUF, 2001.
Réalisation : Lætitia Perrier Bruslé, 2016.
10°20'
propose de résoudre la question de l’enclavement bolivien grâce à un chemin de fer reliant le
rio Madeira, en Bolivie, au Mamoré, affluent de
l’Amazone. En 1903, le traité de Petrópolis est
signé entre les deux pays. Il entérine la cession
de l’Acre (191 000 km²) au Brésil en échange
de 2 millions de livres sterling pour construire
un chemin de fer capable de désenclaver l’Amazonie bolivienne.
De nouveaux projets
à de nouvelles échelles
(de 1903 à nos jours)
La plus importante perte territoriale de la
Bolivie fit peu parler d’elle. C’est sans doute
que, hormis les patrons du caoutchouc, la Bolivie
avait abandonné depuis longtemps l’idée d’être
un pays amazonien. Pour le Brésil, le traité, au
contraire, sanctionne un mouvement ancien de
conquête de l’ouest lancé au xvie siècle par les
bandeirantes. Le dernier différend frontalier
entre les deux pays solde, de façon logique, les
comptes de deux nations qui avaient projeté sur
leurs confins centraux des valeurs différentes. La
Bolivie ne contestera jamais ces traités.
Les accords ultérieurs n’introduisent que
quelques petits réaménagements de la ligne
frontalière. En 1938, dans le cadre d’une série
de traités signés entre la Bolivie et le Brésil, une
déclaration du Brésil ajoutée en note complémentaire met un point final, et sans aucune publicité,
à l’histoire d’une ligne, commencée cinq siècles
plus tôt à Tordesillas : le Brésil déclare reconnaître comme définitif le territoire bolivien. Un
peu plus tôt dans le siècle, en 1915, l’effondrement des prix du caoutchouc a de toute façon fait
retomber la région dans l’oubli. La fièvre passée,
la frontière, en traversant des zones pauvres, a
alors perdu sa dimension conflictuelle. Qui se
soucie de partager la misère ?
La fixation de la ligne frontalière ne fait
pas pour autant disparaître la question frontalière. Tout au long du xxe siècle, et tout particulièrement lors des dictatures militaires, les États,
des deux côtés de la frontière, ambitionnent
d’achever la conquête de leur territoire. La
frontière devient l’espace pionnier encore
insoumis qu’il faut intégrer pour parfaire l’unité
territoriale. C’est aussi, dans un registre plus
messianique, la page vierge sur laquelle la
civilisation doit avancer pour écrire l’histoire et
parfaire sa mission.
Des deux côtés de la frontière, en Bolivie et
au Brésil, l’objectif est donc le même : combler
le vide pour que la frontière interne, qui marque
la limite du territoire réellement occupé, rejoigne
la frontière externe, limite internationale du
pays. Les moyens pour le réaliser sont fort inégalement répartis.
Le Brésil peut compter sur un « peuple de
pionniers et de bâtisseurs 2 ». Depuis les bandeirantes, la conquête de l’ouest est au cœur de la
mythologie nationale et se traduit dans les faits
par un processus ininterrompu de migrations
internes. Cette conquête pionnière trouve sa
légitimité dans les analyses d’une école géopolitique brésilienne qui érige l’occupation de la
frontière en condition d’existence du pays. Ces
théories orientent l’action de l’État brésilien qui,
dès les années 1940, organise la conquête des
marges. Dans les territoires fédéraux du CentreOuest (l’Acre et le Guaporé créés en 1943), les
possibilités sont immenses : construction de
routes, distribution de terres, etc. En un demisiècle, aux portes de la Bolivie, la population est
multipliée par cinquante.
En Bolivie, le xxe siècle est aussi celui
de l’intégration nationale et de la conquête des
marges. Cependant, si les discours se font écho
de part et d’autre de la frontière, les forces à
lancer dans la bataille sont très différentes. La
Bolivie ne dispose pas de structures étatiques
capables de se projeter dans les terres orientales.
Jusqu’au début des années 1990, il n’y a pas de
route bolivienne, par exemple, pour rejoindre le
département amazonien du Pando. La Bolivie est
aussi contrainte par sa faiblesse démographique.
Faute d’hommes, la colonisation agricole ne
dépasse pas les piémonts andins (Chapare,
Santa Cruz, Norte La Paz).
Raymond Pébayle, Les Brésiliens pionniers et bâtisseurs,
Flammarion, Paris, 1989.
2 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
109
DOSSIER Le réveil des frontières
La frontière interne reste bien en deçà de la
frontière externe. Seule la volonté de mettre en
valeur le front économique généré par le différentiel frontalier attire des commerçants arrivés
des Andes dans la zone frontalière aux portes du
Brésil. Ils viennent grossir les villes boliviennes
de la frontière. Ailleurs, celle-ci reste dépeuplée
face au puissant Brésil.
La frontière Bolivie-Brésil :
un modèle ?
Malgré ses 3 200 km de long, la frontière
entre la Bolivie et le Brésil a perdu de son
ampleur. De la magistrale ligne de partage du
monde, elle est devenue la frontière d’un des
plus petits pays d’Amérique du Sud et de son
grand voisin. En dépit de cette contraction, elle
a gardé sa valeur heuristique pour l’analyse des
frontières en Amérique du Sud.
Elle montre tout d’abord la tension permanente entre la frontière externe, limite internationale du pays, et la frontière interne qui marque
l
110
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
la limite de l’occupation territoriale par l’État et
la société. Toutes les entreprises de colonisation
interne au xxe siècle œuvrent à réduire le hiatus
établi entre ces deux limites.
l L’histoire de cette frontière révèle aussi la
disjonction entre son existence dans les traités
internationaux, la frontière de papier, et son
inscription sur le terrain, souvent rendue plus
aléatoire par l’absence d’hommes et de réelle
occupation territoriale.
l La frontière pose plus généralement la question
de l’État en Amérique du Sud. Dans les zones
frontalières, il peine à exister. Il est coincé entre
des acteurs internationaux qui profitent du vide
central pour établir des enclaves mondialisées
– missions jésuites, patrons du caoutchouc, etc. –
et des populations locales métissées et jouissant
d’une grande liberté – en raison justement de
l’absence de l’État.
C’est dans cette triple tension qu’il faut
comprendre le destin de toutes les frontières
sud-américaines, au-delà du cas bolivianobrésilien. n
© AFP / Dimitar Dilkoff
Définir et défendre
les frontières en Europe
DOSSIER Le réveil des frontières
Les frontières de l’Europe
à l’épreuve de la violence
Philippe Bonditti *
* Philippe Bonditti
est maître de conférences à l’European
School of Political and Social Sciences
L’arrivée massive en Europe de migrants fuyant la guerre ou
des conditions misérables d’existence a relancé le débat sur
(ICL) et chercheur associé au Laboratoire
les frontières de l’Europe, que les récents épisodes de violence
des théories du politique (LABTOP),
université Paris 8-CNRS.
à Paris et à Bruxelles ont encore renforcé. Face à l’immense
défi que les transformations contemporaines de la violence
et des mobilités internationales représentent pour les États, l’urgence
n’est pas au rétablissement des frontières, mais plutôt à l’élaboration
d’un meilleur diagnostic des problèmes politiques de notre époque.
(ESPOL), Université catholique de Lille
« Crise de Schengen », « crise des
migrants », « crise migratoire »… Après s’être
porté sur l’économie et sa financiarisation
hasardeuse, le grand discours de la crise s’est
emparé des frontières et des mobilités. Ainsi,
depuis 2015, certains n’ont pas hésité à annoncer
– voire à souhaiter publiquement – la « mort de
Schengen », tandis que d’autres se demandaient
si l’espace ainsi nommé allait survivre à la « crise
des migrants »…
Tant par son imprécision – qu’est-ce
au juste que Schengen ? – que par son déficit
de sens – que peut bien signifier « crise des
migrants » ? –, ce discours révèle un défaut
de diagnostic des problèmes politiques dont
souffre notre époque. A fortiori lorsque ces
derniers – qu’il s’agisse de la violence, des
migrations ou des frontières – fonctionnent
avec des enjeux qui dépassent désormais les
stricts cadres nationaux à l’intérieur desquels
ils semblent ne plus parvenir à trouver leur
solution. Et si ces crises que désignent les
commentateurs n’étaient en fait que les expressions d’une autre crise plus invisible, plus
profonde et plus transversale à la fois ?
112
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Les transformations contemporaines de
la violence et des mobilités internationales
s’accompagnent d’une profonde mutation de
la frontière, qu’il s’agisse de la manière dont
nous en sommes venus à (nous) la représenter
mentalement ou sur des cartes – par la figure
géométrique ligne –, ou de la faire fonctionner
– comme mécanisme de démarcation. Le pire,
dans le scénario actuel, serait de faire converger
Schengen – comme espace de contrôle – et
antiterrorisme – comme mauvaise solution au
problème de la violence.
Les frontières :
entre violence et migration,
sécurité et identité
Depuis quelques années, la question des
frontières, notamment européennes, est portée
principalement par deux discours, non exclusifs
l’un de l’autre.
Le « discours-terrorisme » évoque la violence
et ses transformations contemporaines. En se
limitant à la violence non étatique, c’est-à-dire
l
© Istvan Ruzsa / AFP
à celle des individus, éventuellement regroupés
en organisations, il décrit des personnes ou des
groupes clandestins agissant de manière transnationale, faisant fi des frontières géographiques
des États et déjouant les contrôles aux frontières.
Il établit donc le diagnostic de l’inefficacité du
contrôle aux – ou des – frontières face à la multiplication et à l’intensification des mobilités à
l’échelle planétaire et l’opportunité qu’elles représenteraient pour les entrepreneurs de violence.
Ici, la problématique de la frontière a
partie liée avec celle de la sécurité entendue au
sens traditionnel de l’absence de menace, et la
réponse des gouvernants est celle de la coopération renforcée dont nous verrons qu’elle fait
aussi fi des frontières interétatiques, en particulier lorsqu’elle en vient à s’appuyer sur les
systèmes informatiques.
S’il s’est amplifié à chaque nouvel épisode
de violence depuis le 11 septembre 2001 – à
Madrid en 2003, à Londres en 2005, à Paris
en 2015 et encore à Bruxelles en mars 2016 –,
ce discours n’est toutefois pas apparu avec les
actes terroristes de ce début de siècle. Il remonte
aux années 1970, époque au cours de laquelle
le terrorisme, le crime organisé et le trafic de
drogue commencent à s’installer sur les agendas
Vue aérienne d’un groupe de migrants, bloqués en septembre 2015 dans le
no man’s land situé à la frontière entre la Hongrie et la Serbie. Les autorités
hongroises, estimant que l’Union européenne ne prenait pas les mesures
nécessaires pour contenir le flot important de candidats au passage de cette
frontière extérieure de Schengen, ont alors commencé à ériger un mur le long
de cette ligne.
policiers des États. En témoigne la création,
en 1975, du groupe TREVI 1, forme embryonnaire de la coopération policière en Europe.
À l’échelle de notre époque contemporaine, il s’agit donc d’un discours déjà ancien
mais, à l’échelle de « l’histoire longue » chère
à Fernand Braudel, c’est un discours très récent,
qui ne se contente pas de décrire les transformations de la violence mais ajoute aussi à la
violence criminelle d’un côté, à la guerre de
l’autre, une violence qui ne s’identifie ni absolument à la première ni exactement à la seconde.
Cette violence que l’on veut dire terroriste aurait
notamment pour caractéristique de se déployer
de manière transversale au système moderne des
frontières géographiques.
Acronyme de « Terrorisme, radicalisme, extrémisme, violence
internationale », le groupe TREVI a été constitué le 1er juillet
1975, dans un cadre informel. Il réunissait les ministres de l’Intérieur et de la Justice des neuf États membres de la Communauté
économique européenne (CEE) ainsi que ceux des États associés.
1 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
113
DOSSIER Le réveil des frontières
Le deuxième discours sur les frontières se
centre sur les migrations. Il fait état du développement important des mouvements de populations à l’échelle planétaire pour des raisons toutes
aussi tragiques les unes que les autres, allant des
disparités économiques croissantes aux guerres
en passant par les dérèglements climatiques.
Toutes génèrent des déplacements de populations et des flux migratoires sans précédents,
lesquels mettent à mal le système des frontières.
retour au système des frontières tel qu’il existait
avant Schengen, et même avant la Communauté
économique européenne (CEE), c’est-à-dire
un retour au système d’une Europe des Étatsnations. L’imaginaire de la frontière n’est pas
seulement celui d’une ligne de démarcation
absolument hermétique aux flux non souhaités,
mais celui aussi d’une frontière-ligne qui colle
absolument à la nation. La frontière a ici partie
liée avec l’identité nationale.
Contrairement au « discours-terrorisme »,
celui sur les migrations n’est ni aussi homogène
ni aussi univoque quant à la réaction que les
États et l’Europe – en fait « les Europes », celles
de Schengen, de l’Union et des États-nations –
se devraient de proposer. Deux grands récits
prédominent et mettent en scène des postures
politiques incompatibles – souverainiste, voire
nationaliste pour le premier, libérale, voire ultralibérale pour le second – desquelles découlent
des solutions radicalement différentes.
À l’opposé, l’option libérale suggère
sinon la pleine ouverture des frontières, en tout
cas des économies dénationalisées et intégrées
aux flux continus d’échanges mondialisés qui
doivent être facilités à tout prix. Dans cette
perspective, la réaction à l’arrivée massive de
migrants n’est pas le repli des États-nations sur
eux-mêmes, mais le renforcement de la frontière
extérieure de l’Europe, id est une solution en
apparence collective mais qui charge en fait
certains États plus que d’autres – aujourd’hui la
Grèce, l’Italie ou l’Espagne et, plus encore, les
États limitrophes comme la Turquie ou les pays
du Maghreb – de la responsabilité du filtrage,
voire du blocage des flux.
l
L’idée d’une incapacité des sociétés
européennes elles-mêmes en voie de précarisation à accueillir dignement les migrants – voire,
pour les plus nationalistes, celle du risque accru
de tensions et de dissolution de l’identité nationale que pourrait générer une arrivée massive de
migrants – s’oppose à celle du devoir de solidarité vis-à-vis de populations en danger. Cette
seconde réponse se teinte toutefois d’un certain
opportunisme économique lorsque les appels
à la solidarité déguisent une volonté d’assurer
au pays d’accueil une ressource économique
– main-d’œuvre, potentiel de consommation –
dont ce dernier pourrait venir à manquer.
Les tenants du premier récit accusent les
élites gouvernantes d’avoir renoncé à la prérogative de contrôle par les États de leurs propres
frontières. Ils dénoncent vertement l’« option
Schengen » qui aurait rendu certains États dépendants d’autres pour le contrôle des frontières
extérieures de l’Europe.
Ce n’est plus ici le seul déficit ou l’inefficacité du contrôle aux – ou des – frontières qui
est mis à l’index comme dans le « discours-terrorisme ». Ce que préconisent les positions souverainistes – et plus encore nationalistes –, c’est un
114
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Schengen et Frontex (voir infra) incarnent
dès lors la solution à la difficile équation entre
promotion ou incitation des flux présentés
comme vitaux pour le bon fonctionnement
des économies mondialisées d’un côté, et
contrôle des flux pour limiter les problèmes
qui y sont potentiellement associés d’un autre.
L’imaginaire de la frontière n’est plus ici celui
de cette ligne absolument imperméable que les
premiers cherchent à matérialiser en dressant
des grillages ou en érigeant des murs, mais celui
d’un mécanisme plus flexible de surveillance et
de filtrage pouvant être activé en cas de nécessité.
De l’analyse de ces discours ressortent
deux principaux enseignements. D’abord, qu’on
ne parle jamais des frontières en elles-mêmes
ou pour elles-mêmes, mais toujours en rapport
à des formes variables de mobilité. Dans un
cas, il s’agit de celle d’individus inscrits dans
des pratiques de violence, dans l’autre de celle,
agrégée et plus massive, de migrants fuyant des
conditions d’existence impossibles.
L’Union européenne et ses frontières (2016)
Islande
Espace Schengen
Membres
de l'Union européenne
Finlande
Entre sept. 2015 et mars 2016 :
Norvège
Réintroduction
d’un contrôle temporaire
Suède
Surveillance,
barrière physique renforcée
Estonie
Russie
Lettonie
Danemark
Lituanie
Irlande
Biélorussie
Pays-Bas
Belgique
Pologne
Allemagne
Luxembourg
Ukraine
Rép. tchèque
Slovaquie
France
Moldavie
Autriche
Suisse
Hongrie
Slovénie
Roumanie
Croatie
Bosnie-H.
Italie
Portugal
Espagne
Serbie
Monténégro Kosovo
ARYM*
Albanie
Bulgarie
Grèce
Malte
Algérie
Maroc
Tunisie
* ARYM : Ancienne république yougoslave de Macédoine
Sources : Portail de l'Union européenne, http://europa.eu ; Frontex, http://frontex.europa.eu
Contrairement à ce que suggèrent les
discours les plus conservateurs, la frontière
– au moins telle que nous en sommes venus à
la comprendre à l’époque moderne, c’est-àdire comme ligne-démarcation – n’est donc pas
quelque chose qui existe en soi, mais toujours de
manière relative, en rapport avec le mouvement.
Plutôt que de frontières, il conviendrait de parler
500 km
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016
RoyaumeUni
Kali.
de « pratiques de frontiérisation » comprises
comme des processus par lesquels ce que nous
appelons « frontière » se construit et se transforme continuellement.
L’analyse de ces discours sur la violence
et les migrations suggère ensuite que deux
conceptions de la frontière semblent désormais
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
115
DOSSIER Le réveil des frontières
s’affronter. D’une part, celle d’une frontière
leurs le credo originel de la CEE. Conformément
comprise comme ligne qui, démarquant les
à la convention de Schengen initialement ratifiée
nations entre elles, fait vivre des identités natiopar la France, la Belgique, les Pays-Bas, le
nales différenciées en distinguant le « Nous »
Luxembourg et l’Allemagne (19 juin 1990),
du « Eux », le citoyen de
l’Italie (27 novembre 1990),
l’étranger. D’autre part,
l’Espagne et le Portugal
celle – encore en cours
(25 juin 1991), l’espace
Plutôt que de
de stabilisation – d’une frontières, il conviendrait Schengen a pris une existence
frontière comprise comme
plus concrète – et non seulede parler de “pratiques
ensemble de points spatiament juridique – le 26 mars
lement distribués dans de frontiérisation”
1995.
l’espace auxquels peut comprises comme des
L’ « acquis de Schengen »
s’établir le contrôle perma- processus par lesquels
désigne l’ensemble des règles,
nent de tout ce qui flue.
directives et règlements qui
ce que nous appelons
organisent la libre circulation
Notre époque est celle
“frontière” se construit
des personnes et des marchand’une âpre négociation
dises et compensent la levée
entre ces deux approches. et se transforme
des frontières intérieures
Il pourrait en émerger une continuellement
par un renforcement de la
conception radicalement
frontière extérieure. Il a été
renouvelée de la frontière
inscrit dans le droit de l’Union européenne par
qui ne sera ni précisément celle de la frontièrele traité d’Amsterdam en 1999. Dans un règleligne ni exactement celle du nuage de points.
ment du 26 mars 2006, le Parlement européen et
« Schengen » et certaines dispositions commule Conseil ont réaffirmé le principe de libre circunautaires nous offrent quelques indices quant à
lation, et aussi précisé les règles de franchissece qui se met en place.
ment et de contrôle aux – ou des – frontières
extérieures de l’espace Schengen dans le Code
Schengen
frontières Schengen.
et l’Union européenne :
Il s’ensuivit la publication par la
Commission
européenne du Manuel Schengen,
laboratoire de la frontière
destiné aux gardes-frontières, qui harmonise les
à venir ?
règles communes applicables au contrôle aux
Schengen, c’est d’abord le nom par lequel
frontières. Entre-temps, en 2005, l’Union s’était
on désigne communément l’espace aujourd’hui
dotée de son Agence européenne pour la gestion
composé des territoires des 26 États signataires
de la coopération opérationnelle aux frontières
de la convention d’application (convention de
extérieures (Frontex) des États membres de
Schengen) de l’accord du même nom (accord
l’Union européenne puis, en 2007, d’un réseau
de Schengen) signé en 1985 par la France, le
européen de patrouilles maritimes 2 et d’équipes
Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg)
d’intervention rapide aux frontières 3 activées
et ce qui était encore à l’époque la République
comme outil d’assistance technique et opérafédérale d’Allemagne.
tionnelle en soutien à un État membre confronté
à une pression migratoire subite. Finalement, en
En prévoyant la suppression progressive
décembre 2015, a été créé un corps européen de
des contrôles aux points de matérialisation des
“
„
frontières intérieures de l’espace Schengen en
gestation, l’accord de Schengen marque un approfondissement de l’objectif de libre circulation
déjà porté au titre des priorités du traité de Rome
qui avait fait de la libre circulation des travail116
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Le European Border Patrols Network (EBPN), déployé à la
frontière maritime méridionale de l’Europe.
3 Les RApid Border Intervention Teams (RABIT), établies par le
règlement (CE) no 863/2007 du Parlement européen et du Conseil
du 11 juillet 2007.
2 © Wikimedia Commons
gardes-frontières et de gardes-côtes consacrés à la
protection des frontières extérieures de l’Europe.
Tous ces éléments ont participé de l’illusion de la formation progressive d’un espace
(intérieur) de liberté, de sécurité et de justice
(ESLJ), consacré comme tel par le traité de
Lisbonne en 2009, selon un même mouvement d’homogénéisation du contrôle en
interne d’une part, de formation d’une limite
extérieure d’autre part. Mouvement qui aurait
en fait reproduit celui de la formation des États
modernes territoriaux, et donc permis de représenter sur des cartes, c’est-à-dire de situer dans
le monde, cette « Europe Schengen » qui n’est
ni l’Europe continentale ni celle de l’Union
européenne, mais un espace extensible et à
géométrie variable 4 encore largement indéterContrairement à une idée reçue assez répandue, l’accord de
Schengen prévoit la possibilité pour ses États membres de
suspendre la liberté de circulation et de rétablir le contrôle à ses
frontières, comme cela a par exemple été le cas après les attentats
de Paris en novembre 2015.
4 Indication de la frontière entre les Pays-Bas et la Belgique au sol d’un café
de la commune néerlandaise de Baarle-Nassau, contiguë à la commune belge
de Baerle-Duc. Celle-ci se caractérise par le fait qu’une partie de son territoire
est enclavée en territoire néerlandais.
miné du point de vue de ses formes comme de
celui de sa nature politique.
Pourtant, par-delà la production massive
de normes, de règles et de manuels ou la mise
en place de Frontex et d’unités d’intervention
spécialisées, les plus récentes études sur l’effectivité du contrôle aux – ou des – frontières et la
mise en œuvre concrète de l’idéal de libre circulation donnent à voir tout autre chose.
Frontière-ligne, frontière-zone
et discrétisation de la frontière
Ces travaux montrent d’abord que la
frontière extérieure en construction ne reproduit pas tant le modèle de la frontière-ligne de la
modernité politique qu’elle ne donne existence à
des frontières-zones via les opérations de Frontex
qui placent sous surveillance de vastes régions
frontalières, terrestres et maritimes, afin de
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
117
DOSSIER Le réveil des frontières
déceler d’éventuels flux de personnes. En d’autres
termes, la maîtrise de la frontière extérieure de
l’Europe n’implique plus seulement du contrôle
à la frontière et un travail de vérification de (ce)
qui entre et de (ce) qui sort en un point fixe et
bien déterminé dans l’espace, mais un travail de
vigilance étendu dans le temps et l’espace.
Cette surveillance et le travail de renseignement – au sens de collecte et d’analyse
d’informations – qu’elle implique constituent le
cœur de mission de l’agence Frontex, devenue
« le point nodal d’une architecture de contrôle
des frontières en réseau, auquel se connectent les
praticiens et les pratiques étatiques de contrôle
des frontières 5 ».
Le lancement, en 2013, du système
européen de surveillance des frontières (Eurosur)
relève de cette même rationalité. Ce réseau de
communication protégé vise l’interconnexion
des mécanismes nationaux de surveillance des
frontières pour permettre aux pays européens,
en lien avec Frontex, de partager en temps réel
des images et des données recueillies par une
grande variété d’outils de surveillance – satellites, hélicoptères, drones, patrouilles… À terme,
il doit permettre l’intégration progressive des
systèmes de surveillance frontalière des pays
membres dans un « environnement commun de
partage de l’information ».
Eurosur est une étape supplémentaire dans
un processus plus vaste de mise en réseau des
moyens du contrôle aux – ou des – frontières.
Une précédente étape avait été le lancement,
en 2008, du système d’information sur les
visas (Visa Information System, VIS), un fichier
informatique dans lequel sont rassemblées les
données des demandeurs de visa. Consultable
depuis les postes consulaires des pays signataires de Schengen où sont enregistrées – et
en partie étudiées – les demandes de visa, VIS
signale le caractère toujours plus distribué dans
l’espace du contrôle des frontières. Il n’est
plus seulement effectué aux frontières mais
aussi dans le pays de départ, c’est-à-dire bien
Julien Jeandesboz, « Au-delà de Schengen », in Sabine Dullin
et Étienne Forestier-Peyrat, Les Frontières mondialisées, PUF,
Paris, 2015, p. 84.
5 118
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
en amont de l’arrivée au poste-frontière 6. La
possible mise en place d’un fichier Passenger
Name Record (PNR) 7, à l’image de celui mis
en place par l’administration américaine après
le 11 Septembre, généraliserait ce processus à
tous les voyageurs.
En tant qu’il incorpore désormais les
outils, les techniques et les savoirs de l’informatique à tous les niveaux – vérification, renseignement, surveillance – pour s’établir dans un mode
de fonctionnement en réseau, le contrôle aux
– ou des – frontières participe d’une profonde
discrétisation de celles-ci. L’image susceptible
de pouvoir rendre compte de la frontière n’est en
effet plus tant celle de la frontière-ligne que celle
d’un ensemble de points distribués dans l’espace
auxquels s’opère le contrôle de tout ce qui flue
via de multiples connexions à des systèmes de
bases de données contenant les informations à
propos des individus, des biens et des capitaux
en mouvement.
Si, avec la modernité politique, la frontière
a eu pour fonction de border, de clore et de
démarquer selon un principe d’ouverture ou de
fermeture, elle semble dorénavant plutôt agir
pour assurer la parfaite traçabilité 8 de tout, via un
contrôle permanent des flux qui s’amorce dans
le pays de départ et se prolonge dans l’espace
Schengen.
Contrôle ou libre circulation ?
Ce qui se met en place avec Schengen n’est
pas seulement une liberté croissante – même
si bien réelle – de circuler pour les citoyens
européens ou ceux qui y sont autorisés, mais
aussi la constitution d’un espace du contrôle
qui, resitué dans le contexte plus large de l’intéElspeth Guild et Didier Bigo, « Schengen et la politique des
visas », Cultures & Conflits, no 49, printemps 2003, p. 5-21
(http://conflits.revues.org/921).
7 Ce fichier est élaboré à partir des dossiers passagers des
compagnies aériennes et renseigné dès la réservation d’un titre
de transport par un passager. Il inclut de nombreuses données
personnelles (noms, prénoms, date de naissance, adresses personnelle et professionnelle, numéros de carte de paiement, etc.)
automatiquement transmises aux autorités du pays de destination
et avant même le départ de l’avion.
8 Philippe Bonditti, « L’Europe : tracer les individus,
effacer les frontières », CERISCOPE Frontières, 2011
(http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/leurope-tracer-lesindividus-effacer-les-frontieres).
6 gration européenne, émerge d’un processus
complexe qui mêle :
– l’autorisation donnée aux douanes de contrôler
de manière aléatoire les transports de marchandises et les titres de séjour sur l’ensemble
de l’espace Schengen, et non seulement aux
frontières intérieures comme c’était auparavant
le cas ;
– l’intensification de la coopération policière
et judiciaire en matière pénale avec la création,
en 1999, d’un Office européen de police
(Europol) et, en 2002, du mandat d’arrêt
européen ;
– l’enregistrement d’un nombre croissant d’individus dans des bases de données toujours plus
nombreuses et interconnectées.
On notera ainsi la création, dès 1995, du
système d’information Schengen (SIS), désormais instrument central de la coopération
policière en Europe. Fichier informatique physiquement localisé à Strasbourg et consultable par
les polices des États signataires de la convention
via des terminaux nationaux partout disponibles
dans l’espace Schengen, il contient les informations relatives à certaines catégories de personnes
– personnes recherchées ou interdites de séjour
notamment – et à certains objets – voitures volées
ou armes à feu par exemple. Une version 2 du
SIS est à l’étude depuis quelques années. Elle
doit permettre d’y raccorder le VIS et le fichier
Eurodac 9, opérationnel depuis 2003.
On mentionnera également le système
européen d’information sur les casiers judiciaires
(European Criminal Records Information
System, ECRIS) qui, depuis 2012, permet aux
États membres d’échanger des informations
sur des condamnations juridiques par le recoupement automatisé des casiers judiciaires.
S’ajoute encore le Réseau d’échange sécurisé
d’informations (Secure Information Exchange
Network Application, SIENA) 10 d’Europol qui,
Eurodac, créé en 1996, enregistre les empreintes digitales des
migrants irréguliers et doit permettre de vérifier s’ils ont demandé
l’asile dans un autre État.
10 Système de communication utilisé pour gérer l’échange
d’informations opérationnelles et stratégiques sur la criminalité
entre les États membres, Europol et des tiers avec lesquels
Europol a conclu des accords de coopération.
depuis 2012, dispose aussi de sa base de données
Europol Information System (EIS) 11.
Il est donc erroné de penser que Schengen
et – ou – la construction européenne signeraient
un affaiblissement du contrôle et, par conséquent,
de la sécurité, comme certains aiment à le laisser
croire depuis les épisodes violents de Paris et de
Bruxelles. Tout au contraire, la promotion de la
libre circulation et la suppression des frontières
intérieures en Europe ont fonctionné de pair avec
un accroissement sans précédent du contrôle des
individus.
On en veut pour preuve l’extraordinaire
rapidité avec laquelle les services de police et
de renseignement ont pu rassembler les informations ayant permis d’identifier – en moins
de quarante-huit heures ! – les auteurs de ces
violences. Il a bien fallu, pour que ces informations soient si rapidement rassemblées,
qu’elles aient été préalablement collectées, attestant l’émergence de ce que certains ont parfois
dénoncé comme une « Europe du contrôle ».
Crier à la « crise de Schengen » ou à une
« faille » du renseignement, c’est ignorer la
réalité concrète de Schengen, les transformations
contemporaines de la sécurité et la multiplication des contrôles qui finissent par noyer dans
la masse infinie des informations collectées les
services en charge de la protection des individus.
Ici surgissent aussi les limites de l’antiterrorisme et l’erreur de diagnostic à propos des
transformations contemporaines de la violence
qui n’affectent pas seulement la violence non
étatique mais celle aussi des États.
Crise du modèle
tellurique et géométrique
de la modernité
Ces transformations révèlent une crise
qui n’est celle ni de Schengen ni des migrants,
mais plutôt celle du modèle tellurique et géomé-
9 Cette base de données alimentée par les États membres et
l’agence Europol en vue de faciliter l’échange d’informations
entre services de police des États membres contenait, en
décembre 2014, des informations à propos de 236 606 objets et
61 885 personnes suspectées ou convaincues d’actes criminels.
11 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
119
DOSSIER Le réveil des frontières
trique 12 de la modernité politique. Ce modèle a
permis à la frontière-ligne de remplir sa fonction
de démarcation en distinguant des États-nations
théoriquement pacifiés en interne et toujours
susceptibles de se faire la guerre entre eux. Il a
aussi permis à la violence d’être contenue et aux
mobilités à l’échelle de la planète d’être réglées
en circulations internationales par un ensemble
de mécanismes – dont le passeport et le contrôle
aux frontières.
Or, sous l’effet de la multiplication,
de l’intensification, de la massification et de
En tant qu’il renvoie à la terre – les frontières délimitent
des portions de terre – et qu’il use des outils de la géométrie
euclidienne – la ligne et la surface en particulier – pour la
représentation mentale et cartographique des États.
12 120
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
l’hétérogénéisation des flux planétaires qu’il a
lui-même rendues possibles, ce modèle tellurique et géométrique implose aujourd’hui
et, avec lui, l’ensemble des mécanismes par
lesquels les problèmes de la violence et des
mobilités avaient pu trouver leur solution à
l’époque moderne.
Dans cette perspective, Schengen et les
dispositions communautaires liées au contrôle
des – ou aux – frontières s’apparentent à la
solution – encore inachevée et plus qu’imparfaite, en particulier lorsqu’elle se fait espace du
contrôle – qu’une certaine Europe s’est donnée
voilà un quart de siècle pour reconfigurer sa
manière d’exister dans le monde et son rapport
au monde. n
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Lampedusa,
avant-poste frontalier de l’espace Schengen
« Nous vînmes à une île qu’on appelle Lampedouse […] et nous trouvâmes un ermitage
ancien dans les roches, […] il y avait des oliviers, des figuiers, des ceps de vigne et
d’autres arbres […]. Nous entrâmes sous la seconde voûte et trouvâmes deux corps de
gens morts, dont la chair était toute pourrie ; les côtes se tenaient encore toutes ensemble
et les os des mains étaient sur leurs poitrines ; et ils étaient couchés vers l’Orient, de la
manière que l’on met les corps en terre. »
Jean de Joinville [v. 1224-24 décembre 1317], La Vie de saint Louis, Dunod, Paris, 1995.
Comme dans cette chronique, par Joinville, du retour du
roi Louis IX – saint Louis – libéré de sa prison égyptienne
en 1250, Lampedusa n’a cessé, depuis des siècles, de
servir d’escale dans la traversée de la Méditerranée.
Elle apparaît ici, autant qu’une oasis maritime, comme
un mystérieux cimetière. Fernand Braudel la décrivait
comme l’une des trois « pierres de gué » du détroit de
Sicile, avec Pantelleria et Linosa 1.
Depuis les années 1990, l’île a pris dans les
médias valeur de symbole surexposé de la frontière
extérieure d’un curieux ensemble territorial, l’« espace
Schengen ». Elle n’a cessé d’alimenter un imaginaire littéraire et cinématographique 2, au-delà des
épisodes saturés d’une mise en scène médiatique
marquée par « l’urgence » récurrente.
Un processus de construction historique
et politique
Lampedusa est une petite île de seulement 20,2 km2,
située au sud de la Sicile et à 150 km de la côte
tunisienne et à un peu plus de 300 km de de la côte
libyenne. Vivant essentiellement du tourisme depuis
le déclin de la pêche, elle dépend administrativement de la Région autonome sicilienne, de la préfecture d’Agrigente et de la commune des îles Pélagie.
En plus de ses 6 000 habitants, elle a une capacité
d’accueil touristique de plus de 60 000 personnes 3.
Le centre de Contrada Imbriacola, situé en marge
du bourg touristique, a vu sa dénomination et,
L’auteur remercie Jean-Louis Tissier pour ces deux suggestions
historiques.
2 Notamment les films Fuocoammare de Gianfranco Rosi (2015)
ou Terraferma de Emanuele Crialese (2011).
1 partant, sa fonction et son statut juridique changer.
Initialement voué aux premiers soins, à l’accueil et au
transfert des exilés, en particulier des demandeurs
d’asile, il est devenu après de nombreuses évolutions
un centre d’identification contrainte, de rétention
et de détention. Depuis 2015, il est le premier des
« hotspots » 4 institués par l’Union européenne.
Ces multiples changements compliquent la tâche
pour établir si ce qui s’y déroule est toujours conforme
aux différentes normes juridiques, qu’elles soient
nationales ou internationales. D’autant plus que la
théâtralisation de l’urgence – l’île a été le lieu d’événements aussi variés qu’un meeting de Marine Le Pen,
en 2011, et une visite du pape, en 2013, – a, à
plusieurs reprises, été suivie de mesures relevant de
l’exceptionnalité juridique – allant jusqu’à la déclaration d’état d’urgence humanitaire et au renforcement de la présence de l’armée –, toutes mesures qui
accentuent le flou juridique.
Un retour sur la chronologie permet de comprendre
en quoi Lampedusa est bien le résultat d’un
processus de construction historique et politique
qui ne relève pas de l’inévitable 5. L’île n’était,
Annalisa Lendaro, « “No finger print !” : Les mobilisations des
migrants à Lampedusa, ou quand l’espace compte », L’Espace
politique, no 25, 2015-1 (http://espacepolitique.revues.org/3348).
4 Les hotspots consistent à assister les pays concernés par l’afflux de
migrants, dans un cadre communautaire, afin qu’ils puissent remplir
leurs obligations de contrôle, d’identification, d’enregistrement et
de prises d’empreintes digitales des arrivants.
5 Rutvica Andrijasevic, « How to Balance Rights and Responsibilities
on Asylum at the EU’s Southern Border of Italy and Libya », Centre
on Migration, Policy and Society, Working Paper, no 27, University of
Oxford, 2006 (www.statewatch.org/news/2006/sep/rutvica-andrijasevic-wp.pdf), et Paolo Cuttitta, « La “frontiérisation” de Lampedusa,
comment se construit une frontière », L’Espace politique, no 25,
2015-1 (http://espacepolitique.revues.org/3336).
3 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
121
DOSSIER Le réveil des frontières
avant l’ouverture du centre en 1996 et la légalisation de la rétention administrative des étrangers,
qu’un point de passage où ceux qui accostaient ne
restaient pas vingt-quatre heures avant de rejoindre
le continent.
Avec les lois Martelli (1990), Turco-Napolitano
(1998) et Bossi-Fini (2002), les mesures restrictives ont renforcé certaines procédures, notamment
le renvoi et l’expulsion. La durée maximale de la
rétention administrative y est passée successivement de trente à soixante jours, puis à dix-huit
mois. Ainsi, selon que les transferts sont facilités
ou au contraire retardés, la population du centre
a pu varier d’une centaine de personnes à plus
de 6 000. Ces variations dépendent des arrivées
mais surtout des décisions de vider le centre – avec
notamment un épisode où les retenus ont été transférés sur des navires pendant quelque temps –,
de le fermer – comme en décembre 2013 – ou,
au contraire, d’attirer l’attention du public sur son
surpeuplement.
À plusieurs reprises, comme en 2008 ou en 2011,
le centre a été le théâtre de révoltes et d’incendies.
Des manifestations ont aussi été organisées, comme
en 2013, par les retenus qui refusaient la prise
d’empreintes digitales pour ne pas être obligés, du
fait du système de Dublin, de déposer leur demande
d’asile en Italie.
Depuis la fin des années 1990, les interpellations
en mer au large de Lampedusa ont varié de façon
apparemment erratique : 30 000 en 2008, 459
en 2010, 51 000 en 2011, 5 000 en 2012, 14 000
en 2013, 4 000 en 2014…, avec un pourcentage
tout aussi erratique du total des étrangers appréhendés aux frontières de l’Italie (82 % en 2006 et
en 2011, 10 % en 2010, 2,5 % en 2014).
Le « système » Lampedusa
l Ce
« système » relève tout d’abord de ce qu’on
peut appeler la « diplomatie des migrations ».
Des accords de réadmission et des accords bilatéraux visant à déléguer à la Tunisie la lutte contre
« l’émigration clandestine », moyennant des aides
économiques importantes, ont été passés, à partir
de 1998, avec le régime de Ben Ali. Ils ont eu pour
effet de dévier les départs vers la côte libyenne.
122
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Le second gouvernement Berlusconi (2001-2005) a
ensuite mené des tractations avec le gouvernement
de Mouammar Kadhafi. En échange de son engagement à surveiller sa frontière maritime extérieure, la
Libye a reçu non seulement les excuses officielles
de l’Italie pour son passé colonialiste, mais elle s’est
également vu offrir un retour inespéré sur la scène
diplomatique européenne ainsi que des partenariats économiques. Le gouvernement libyen n’a pas
hésité à faire pression sur l’Italie en laissant partir
davantage de migrants quand ses intérêts étaient
en jeu, allant jusqu’à les contraindre à embarquer
au moment de l’intervention militaire de 2011 qui a
conduit à la chute du régime.
À l’autre bout de la chaîne, lorsqu’en 2012 les exilés
de Lampedusa reçurent des laissez-passer pour se
rendre dans un autre pays de l’espace Schengen et
y déposer leur demande d’asile, c’est le gouvernement français qui a réagi et rétabli le contrôle de sa
frontière avec son voisin transalpin.
ailleurs, le renforcement des patrouilles
maritimes dans les eaux territoriales italiennes
et au-delà, durant certaines périodes, a abouti
à dérouter des embarcations vers Lampedusa
au détriment d’autres côtes. Les opérations sont
menées par la marine militaire italienne conjointement avec Frontex. Créée en 2004 après le sommet
de Thessalonique, cette Agence européenne pour
la gestion de la coopération opérationnelle aux
frontières extérieures des États membres de l’Union
européenne est effective depuis la mise en place des
équipes d’intervention rapide aux frontières (Rapid
Border Intervention Teams, RABIT) en 2007.
l Par
L’intervention en mer de Frontex est loin d’être simple.
L’Union européenne n’étant pas un État, elle ne peut
battre pavillon. Frontex doit donc co-louer des bateaux
avec un État membre qui assume la responsabilité de
son comportement en mer au regard du droit maritime
international 6. Or, celui-ci, hors des eaux territoriales,
n’autorise pas le détournement d’une embarcation
et impose une assistance obligatoire aux embarcations en danger et le respect des droits de l’homme.
Il n’autorise pas non plus l’intervention dans les eaux
Seline Trevisanut, Immigrazione irregolare via mare, diritto internazionale e diritto dell’Unione europea, Publications de l’université de Cagliari, Jovene Editore, Cagliari, Naples, 2012.
6 © Marina Militare / HO / AFP
En septembre 2014, une frégate achemine vers l’île italienne de Lampedusa des migrants qu’elle a secourus
en mer. Plus proche des côtes africaines que des côtes italiennes, l’île est devenue l’objectif de nombreux
migrants qui, au péril de leur vie, tentent la traversée sur des embarcations de fortune à partir de la Libye
et de la Tunisie.
territoriales d’un pays tiers – à moins d’une décision de
l’ONU, comme dans le cas de la lutte contre la piraterie
au large de la Somalie. Les États membres peuvent
donc avoir une réticence à s’engager dans une coopération effective avec Frontex.
Après les naufrages dramatiques de 2012, l’Italie
a lancé l’opération Mare Nostrum pour faciliter
les sauvetages en mer et renforcer le contrôle de
la frontière maritime. Rome a dû assumer presque
entièrement le coût élevé de cette opération
(6 millions d’euros par mois) qui, en novembre 2014,
avait permis de sauver 144 000 personnes. Mare
Nostrum a ensuite été relayée par l’opération Triton,
financée par Frontex (3 millions d’euros par mois),
qui est toutefois davantage un dispositif de surveillance que de sauvetage.
c’est le système local de la gestion du
centre de Lampedusa qui entre en jeu. Dans les
premières années, cette gestion a été confiée à la
Croix-Rouge italienne avant de faire, en 2002, l’objet
d’une délégation de service public auprès d’un
prestataire, la confraternité catholique Misericordie.
l Enfin,
En 2012, la maire écologiste de l’île, Giusi Nicolini, a
pointé le fait que Lampedusa résultait d’une conjonc-
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
123
DOSSIER Le réveil des frontières
tion d’intérêts : d’une part, ceux du gouvernement qui
y voit une manière de contenir les arrivées dans un
lieu ultrapériphérique ; d’autre part, ceux du secteur
économique de la gestion du centre, qui a remplacé le
bénévolat des premières années et parvient à capter
des subventions substantielles qui sont attribuées en
fonction du nombre de personnes présentes et qui
ont fini par représenter, comme ailleurs en Sicile, une
source d’emplois et de profits non négligeable 7.
lll
L’île de Lampedusa a donc fait l’objet d’une « frontiérisation » 8. Les migrants se retrouvent à y faire des
étapes aussi périlleuses qu’humiliantes depuis qu’il
est devenu impossible pour beaucoup de ressortissants des pays du Sud, y compris pour les demandeurs
d’asile, de voyager sans visa ni d’obtenir un visa à
destination d’un pays de la zone Schengen. Dans tous
les cas, les naufrages en mer et la réalité du centre de
Lampedusa ne doivent rien à la fatalité, une image qui
ressort trop souvent dans les reportages télévisés.
Serge Weber *
Marie Bassi, « Politiques de contrôle et réalités locales
dans la gestion des migrations “indésirables” en Sicile », in
Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden
(dir.), Migrations en Méditerranée, CNRS Éditions, Paris, 2015,
p. 159-168.
7 124
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
* Géographe, université Paris-Est Marne-la-Vallée.
8 Paolo Cuttitta, op. cit.
Les frontières allemandes :
un problème continental
Christine de Gemeaux *
* Christine de Gemeaux
est professeur des Universités
en études germaniques, équipe ICD
Suscitant conflits et tensions, les frontières allemandes,
fluctuantes, ont longtemps posé problème à l’Europe
à l’université François-Rabelais
en général et aux territoires germaniques en particulier.
de Tours et directrice des Cahiers
d’histoire culturelle ainsi que de la
Elles furent avant tout symboliques, car l’Allemagne
collection « Carrefours d’empires »
ne se constitua pas en État avant 1871. Les conflits
(Éditions Le Manuscrit) .
majeurs du xxe siècle sont liés à cette problématique.
La frontière germano-allemande (1949) et le mur de
Berlin (1961) en sont issus. La fixation des frontières et l’intégration
européenne de l’Allemagne dans son ensemble doivent attendre 1990.
Se pose désormais un problème d’actualité : l’ouverture ou la fermeture
des frontières allemandes face aux migrants ? La question frontalière
continue d’être débattue et reflète un problème continental.
(Interactions culturelles et discursives),
1
« Frontières “allemandes” » : l’expression
pose problème, car historiquement la caractéristique de ces frontières est leur imprécision, leur
fréquent déplacement – au fil des guerres –, voire
leur effacement, sans oublier l’actuelle question
de leur ouverture ou de leur fermeture.
Quant à la qualification d’« allemandes »,
elle rappelle que l’Allemagne n’est devenue
entité étatique qu’en 1871. Or, la notion de
frontière, prise ici dans son sens politique, est
liée à celle d’État : « Les frontières géographiques sont entendues comme les frontières des
États et l’État est d’abord territorial 2. »
Ses principales publications sont : De Kant à Adam Müller.
Éloquence, espace public et médiation (1790-1815), Presses
de l’université Paris-Sorbonne, 2012 ; Empires et colonies.
L’Allemagne, du Saint Empire au deuil postcolonial, Presses
universitaires Blaise-Pascal, 2010 ; Ernst Robert Curtius
(1886-1956). Origines et cheminements d’un esprit européen,
Peter Lang, 1998.
2 Voir Didier Bigo, « Frontières, territoire, sécurité, souveraineté », CERISCOPE Frontières, 2011 (http://ceriscope.sciencespo.fr/content/part1/frontieres-territoire-securite-souverainete).
1 Sachant que l’ensemble territorial
germanique a longtemps fluctué au centre du
continent sans constituer un État, ce lien est
particulier. Quid des frontières « allemandes »
en deçà de 1871 et quid des répercussions de
cette situation dans la longue durée, en particulier depuis 1945 et 1991 ? Dans quelle mesure
cette dimension des frontières éclaire-t-elle
la « question allemande » sur le continent ?
Comment le problème des frontières se pose-t-il
dorénavant, à l’heure des nouveaux phénomènes
migratoires ?
Des frontières symboliques
à défaut de frontières
naturelles ?
Actuellement, la République fédérale
d’Allemagne (RFA) compte 4 823 km de
frontières terrestres et maritimes fixes avec ses
neuf voisins – Danemark, Pays-Bas, Belgique,
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
125
DOSSIER Le réveil des frontières
Luxembourg, France, Suisse, Autriche,
République tchèque, Pologne –, sans oublier
quelques petites villes enclavées en Belgique et
en Suisse 3. Mais cette stabilité est relativement
récente.
Pour le comprendre, il convient de s’interroger sur la question des « bornes naturelles »
du pays. Selon l’historiographie traditionnelle
(1800-1960 4), la géographie diffuse du centre
de l’Europe aurait représenté un handicap mais
aussi un atout pour l’Allemagne, poussée au
dynamisme territorial. Cette géographie lui
aurait dicté ses lois politiques et sa carte mentale.
Au cours des siècles, le pays aurait – naturellement ou pas – visé à sa plus grande expansion
territoriale, empiétant sur les pays limitrophes.
Ce modèle d’interprétation naturaliste,
symbolique et déterministe, adopté par de
nombreux chercheurs allemands 5 – souvent
à tendance nationaliste –, est désormais
démythifié. De fait, « la frontière est la cristallisation d’un rapport de force guerrier dans un
espace donné » : les frontières étatiques correspondent « au temps du rapport de force gelé
dans de l’espace 6 » et le principe d’intangibilité des frontières, longtemps porté aux nues, est
aujourd’hui remis en question 7.
Qu’en est-il plus précisément pour l’Allemagne ? Les limites septentrionales maritimes
– la mer du Nord et la mer Baltique, hormis
les 68 km qui séparent le pays du Danemark –
et méridionales montagneuses – les Alpes,
les Monts métallifères de Bohème, la forêt de
Pour la Suisse, sur la rive droite du Rhin, c’est la ville de
Büsingen am Hochrhein qui appartient au Land allemand du
Bade-Wurtemberg, mais est enclavée entre les cantons suisses de
Schaffhouse, Thurgau et Zurich. Pour la Belgique, et suite au traité
de Versailles qui lui attribua les territoires allemands d’Eupen et
Malmedy, ce sont les cinq bourgs de Munsterbildchen, Rötgener
Wald, Rückschlag, Mützenich et Riutzhof, du côté occidental de
la ligne de chemin de fer belge des Fagnes/Vennbahn, qui sont
devenus des enclaves allemandes.
4 Hans-Dietrich Schultz, « Les frontières allemandes dans l’histoire : un “diktat” de la géographie ? », traduction d’Olivier
Mannoni, Revue germanique internationale, 1/1994, p. 107-121
(https://rgi.revues.org/429).
5 Hagen Schulze, Wir sind was wir geworden sind, Munich, 1987.
6 Didier Bigo, citant Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour
du monde géopolitique, Fayard, Paris, 2004.
7 Jacques Ancel, Géographie des frontières, Gallimard, Paris,
1938.
3 126
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Bavière – semblent claires. Il n’en va pas de
même des limites orientales et occidentales.
Historiquement, les territoires germaniques de l’Antiquité et ceux du Saint Empire
romain germanique du Moyen Âge ont occupé
une vaste étendue ouverte entre Rhin, Danube et
Europe centre-orientale. Au cœur du continent,
« l’Allemagne » formait un ensemble territorial
naturellement contrasté, dépourvu de périphérie
nette. Un espace en mouvement, un lieu de
passage entre la mer du Nord et la Méditerranée
et sur les axes est-ouest, avec les migrations
germaniques du iie au ve siècle lancées par les
Goths, et les grandes invasions dues aux Huns
des ive-vie siècles, « gravant dans l’inconscient
collectif un sentiment de vulnérabilité 8 ».
Tous ces mouvements permirent le
brassage des tribus germaniques avec les populations celtes et slaves, mélangées dans leur
implantation en Europe centrale, nonobstant
les contacts avec les troupes romaines par-delà
le limes 9. Ce limes, système de fortifications
construit par Rome, de Bonn à Ratisbonne,
pour protéger l’Empire, représente la première
frontière matérialisée entre Germanie romaine
(inférieure et supérieure : rive gauche du Rhin)
et Germanie libre (rive droite). C’était une suite
de palissades, rythmée à intervalles réguliers par
des tours de guet et des camps fortifiés. Dans les
représentations identitaires allemandes, il est la
barrière symbolique entre germanité et romanité,
le long du Rhin et du Danube.
Ce sont en effet essentiellement les fleuves
qui servirent de premiers points de repère et de
bornes-frontières naturelles : à l’ouest le Rhin
mythique, au sud le Danube et à l’est l’Oder.
Rappelons que la frontière Oder-Neiße représenta au xe siècle la borne orientale de l’Empire
germanique et que les Alliés utilisèrent cette
même borne pour partager l’Europe à l’issue de
la Seconde Guerre mondiale.
Jean-Paul Cahn, « La question des frontières allemandes », in
J.-P. Cahn et Ulrich Pfeil (dir.), L’Allemagne 1945-1961 : de la
« catastrophe » à la construction du Mur, Presses universitaires
du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2008, p. 59.
9 Limes, terme latin, qui signifie barrière ou « route » et correspond en Allemagne, du nord-ouest au sud-est, à une frontière
longue de 550 km.
8 © Wikimedia Commons / Kevin Rutherford
Elle ne fut fixée que le 12 septembre 1990
comme frontière avec la République de Pologne.
Reste que cette fixation tardive, résultat de graves
conflits guerriers, révèle à quel point le problème
de l’État allemand avait été long et difficile à
résoudre.
Transformations
des frontières
et des États allemands
Au gré des changements politico-étatiques,
les changements frontaliers furent légion dans
l’histoire allemande et affectèrent tout le continent. On peut distinguer huit moments principaux à partir des cartes politiques 10 : la Germanie
antique puis l’empire de Charlemagne ; les
frontières du Saint Empire romain germanique ;
la Confédération germanique à partir de 1815 ;
le iie Empire allemand entre 1871 et 1918 ; la
« L’Allemagne et ses frontières en 8 cartes », L’Histoire, cartothèque, 13 novembre 2014 (www.histoire.presse.fr/ressources/
cartotheque/allemagne-ses-frontieres-13-11-2014-122425).
10 Avant de devenir une attraction touristique, le mur de Berlin fut, entre 1961
et 1989, une frontière de béton qui scella la division de l’Europe et celle du
monde entre les deux Grands (ici un défilé de Trabant en 2014).
République de Weimar et ses frontières (1919) ;
les frontières du iiie Reich entre 1938 et 1945 ;
les frontières des deux Allemagnes – RDA et
RFA entre 1949 et 1990 ; et enfin celles de la
République fédérale d’Allemagne.
Les évolutions frontalières sont allées
de pair avec les évolutions politiques mais,
longtemps, il n’exista pas un État, seulement
des États allemands, et donc pas de frontières
communes pérennes.
Le Saint Empire (962-1806) en représente le meilleur exemple. Construction symbolique, sans réel pouvoir politique, il chapeautait
de très nombreux États territoriaux, eux-mêmes
issus des royaumes germaniques (regna) aux
frontières fluctuantes, induisant des conflits
intergermaniques et continentaux.
Les marches de l’Empire étaient particulièrement diffuses. L’ordre des chevaliers teutoniques les étendit vers l’Est par les conquêtes du
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
127
DOSSIER Le réveil des frontières
xiie siècle, le long de la Baltique. Dans la tradition impériale, leur mission était de christianiser
l’espace et de garder les frontières. Les territoires
teutoniques firent allégeance à l’Empereur mais
restèrent à l’extérieur des limites impériales.
De ces zones tampons, entre centre et
périphérie, se constitua en 1525 le duché de
Prusse qui, pour s’agrandir, conquit la Silésie
(1742), prit part aux partages de la Pologne
(1773, 1792, 1795) et poursuivit une realpolitik de la puissance militaire pour repousser
ses frontières, « en lien avec l’organisation et le
développement de l’État 11 ».
À l’Ouest, on constate une plus grande
stabilité des frontières jusqu’à la guerre de
Trente Ans (1618-1648) et aux conquêtes
françaises du xviie siècle. À l’occasion des traités
de Westphalie (1648), la France obtint l’Alsace
et l’espace lorrain germanique. Le nouveau
tracé des frontières fut un élément déterminant
des affrontements ultérieurs entre la France et
l’Empire. Après l’occupation napoléonienne
de l’Europe, le congrès de Vienne réorganisa le
continent et créa la Confédération germanique
(Acte de 1815). Les frontières du Saint Empire
furent alors reprises et officiellement étendues
à l’Est : l’électron libre prussien était intégré au
Reich. Mais ses frontières orientales ne devinrent
frontières allemandes qu’en 1871.
Le concept d’abord géographique, puis
politique d’Europe centrale déboucha à cette
époque sur l’idée que l’Allemagne – espace
culturel – était plus grande que ses territoires. La
prépondérance germanique au centre du continent renforça l’interrogation sur les frontières
et sur la question de l’État-nation, encore non
résolue, puisque de fortes minorités allemandes
vivaient au-delà des frontières.
Une tension accrue en résulta, notamment
à l’époque de la discussion au Parlement de
Francfort (1848) sur l’inclusion ou l’exclusion
de l’Autriche (Grande ou Petite Allemagne) dans
l’État à créer. La solution « Petite Allemagne »
l’emporta, elle fut réalisée le 18 février 1867 avec
la signature du compromis austro-hongrois et se
trouva confortée par la guerre franco-prussienne
de 1870-1871. La volonté de faire coïncider
nation et État allemands unifiés dans un cadre
frontalier réaliste et stable avait prévalu.
Après la défaite française du 2 septembre
1870, l’Alsace et la Moselle furent rétrocédées
à l’Empire (traité de Francfort, 10 mai 1871) qui
atteignit sa plus grande expansion d’ouest en est,
des Vosges au Niemen.
La Première Guerre mondiale et la défaite
allemande aboutirent en 1919 à une nouvelle
rectification frontalière. Le traité de Versailles
contraignit la République de Weimar à restituer
l’Alsace-Lorraine à la France, il sépara Dantzig
du reste de l’Allemagne par le fameux corridor,
il imposa l’abandon des territoires prussiens
les plus orientaux et celui des colonies et des
frontières ultramarines 12.
Dès 1938-1939, le régime national-socialiste renversa de nouveau les frontières continentales – Anschluß de l’Autriche, territoire des
Sudètes, Pologne, etc. – pour agrandir le Reich
et conquérir un précieux « espace vital » à l’Est.
La Prusse éliminée (Potsdam, 1945),
l’Allemagne occupée (1945-1949) n’eut plus
d’autres frontières que celles des quatre zones
alliées. En 1949, la fondation de la République
fédérale d’Allemagne (23 mai), d’une part, et
celle de la République démocratique allemande
(7 octobre), d’autre part, imposèrent de nouvelles
frontières, à la fois extérieures et interallemandes.
L’antagonisme idéologique et géopolitique
des Alliés, matérialisé par la construction d’une
barrière-frontière nationale et internationale – le
rideau de fer –, qui coupait l’Europe en deux,
et notamment l’Allemagne sur une longueur de
1 393 km, exacerba la question allemande. Le
territoire de la Sarre, détaché de l’Allemagne par
la France en 1946, fut réintégré par referendum
(1955) à la RFA, réactualisant ses frontières
(1er janvier 1957) 13.
Qui n’auront existé de facto que de 1884 à 1914. Voir
Chr. de Gemeaux (dir.), Empires et colonies. L’Allemagne du Saint
Empire au deuil postcolonial, PUBP, Clermont-Ferrand, 2010.
13 J.-P. Cahn, op. cit., p. 61-63.
12 Chr. de Gemeaux, « La puissance militaire dans l’ascension
de la Prusse et de l’Empire germano-prussien », Questions
internationales, nos 73-74, mai-août 2015, p. 175.
11 128
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
1871 : l’Empire unifié
1648 : le Saint Empire
après les traités de Westphalie
Königsberg
Berlin
ROYAUME
DE POLOGNE
Münster
Francfort
01
Vienne
ROY. DE
FRANCE
RUSSIE
Berlin
02
Prague
Paris
Königsberg
Kiel
Prague
FRANCE
Buda
Vienne
Belgrade
EMPIRE
OTTOMAN
AUTRICHEHONGRIE
Budapest
EMPIRE
OTTOMAN
ITALIE
Rome
1 000 km
Villes impériales
1924 : la république
Républiquede
deWeimar
Weimar
1 000 km
1933-1939 : l’Allemagne nazie
Memel
Dantzig
Dantzig
Berlin
Weimar
FRANCE
URSS
Varsovie
POLOGNE
03
TCHÉC.
Munich
AUT.
FRANCE
Ligne Curzon
04
AUT.
1 000 km
Frontières en septembre 1939
L’Empire unifié :
Bonn
RFA
FRANCE
Varsovie
05
RDA
POLOGNE
TCHÉC.
AUT.
1 000 km
HONG.
HONG.
1 000 km
L’Allemagne aujourd’hui
1949 : l’Allemagne divisée
Berlin
POLOGNE
TCHÉC.
Munich
HONG.
URSS
Varsovie
Berlin
Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012
PROVINCESUNIES
URSS
Confédération
germanique
(1815)
Royaume de
Prusse (1861)
Acquisitions
prussiennes (1866)
États de l’Allemagne
du Sud (1866)
Alsace-Lorraine
(1871)
Empire allemand
(1871)
L’Allemagne nazie :
annexion de l’Autriche
et des Sudètes
(mars 1938)
annexion de la BohêmeMoravie (mars 1939)
annexion de la Pologne
(septembre 1939)
offensives
L’Allemagne divisée :
partage de l’Allemagne
en RFA et RDA (1949)
ligne Oder-Neisse
rideau de fer
Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse,
Paris, 2003 et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe
et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
129
DOSSIER Le réveil des frontières
Le mur de Berlin, « frontière intraurbaine » 14 de plus de 40 km, fut érigé le 13 août
1961 dans l’ancienne capitale allemande. Après
son ouverture inattendue, le 9 novembre 1989,
la RDA s’effaça progressivement et, le 3 octobre
1990, l’Allemagne réunifiée fut pourvue de
frontières extérieures reprenant globalement
celles du Reich en 1937, excepté à l’Est où la
Pologne obtint définitivement les anciens territoires allemands à l’est de la ligne Oder-Neiße,
en compensation des territoires qu’elle avait
cédés à l’Union soviétique.
On peut en conclure que la fixation des
frontières allemandes a permis la consolidation de l’Europe et de l’État allemand : un État
reconnu par ses voisins et dont l’identité nationale et territoriale peut désormais se refléter dans
la clarté et la continuité de sa ceinture frontalière.
Un problème d’actualité
Relevant du domaine de l’organisation
militaire et administrative, les frontières ont
joué un rôle essentiel d’affirmation de « l’Allemagne », à travers ses transformations étatiques.
L’analyse permet d’en saisir les résonances
dans un pays encore marqué par les frontières
gagnées, perdues, regagnées, imposées. Près de
trente ans après l’ouverture du Mur, la question
reste délicate.
Principe de négation 15, le « mur-barrière »
avait souligné le déchirement, la coupure à forte
portée symbolique des Allemands et du sol
allemand. Quand elle a pu franchir la frontière,
la population a célébré son unité, son identité,
son territoire commun. Reste que la question des
frontières a resurgi dans l’historiographie autour
de 1989 et demeure jusqu’à aujourd’hui sensible
au sein de l’opinion publique. Cette dernière
voit désormais les frontières comme un principe
positif, un cloisonnement susceptible de contenir
à l’extérieur les mouvements migratoires.
Selon l’expression d’Ulrich Pfeil, voir J.-P. Cahn, op. cit., p. 69.
Michel Foucher, « Préface », in Alexandra Novosseloff et Frank
Neisse, Des murs entre les hommes, La Documentation française,
Paris, 2007, rééd. 2015, p. 14 ; voir Immanuel Kant [17241804], Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als
Wissenschaft wird auftreten können, Karl Vorländer (éditeur scientifique), Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1940, § 57, p. 123.
14 15 130
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
L’Allemagne a de fait une expérience
particulièrement forte des mouvements aux
frontières. Dès 1945, l’Ouest a subi le déferlement d’environ 12 millions de « réfugiés »
(Flüchtlinge), c’est-à-dire des personnes en fuite
ou des « personnes expulsées » (Vertriebene),
chassées des anciens territoires allemands après
la capitulation 16, et des Allemands « de souche »
(Volksdeutsche) venus de Roumanie, de Hongrie,
etc. L’Ouest n’a alors pas construit de mur à
ses frontières. Il a accueilli et protégé l’identité
allemande générale.
Tout au contraire, le mur germanoallemand de 1961, véritable « barrière » étatique
édifiée par la RDA, s’est opposé au départ des
Allemands vers l’Ouest. La RDA a en outre
construit un clivage identitaire en séparant strictement les deux États. Elle voulait une identité
est-allemande, un État reconnu en droit international et des frontières définitives. A posteriori,
les travaux de recherche ont souligné à la fois
son échec et le paradoxe allemand : l’Ostpolitik
du chancelier Willy Brand et la consolidation de
l’identité allemande se sont développées après
la fermeture des frontières, après la construction du mur de Berlin, l’Ostpolitik « a permis
de maintenir un droit de passage et de visite
interallemand » 17.
Dès le début des années 1970 et jusqu’à
l’Acte final d’Helsinki (1er août 1975), la remise
en cause des frontières entre RFA et RDA a
été latente. La peur des jeunes de voir l’espace
européo-allemand devenir le lieu d’une troisième
confrontation mondiale, nucléaire, a constitué
l’un des éléments qui a poussé à la réunification,
à la chute des frontières intérieures et à la résolution de la question allemande. Cela confirme que
l’identité culturelle allemande est le noyau dur de
la nation, supérieure en légitimité aux frontières
politiques. Les Allemands s’affirment comme
UN peuple à l’identité commune ; les frontières
tombent (accords 2 + 4) 18.
Le traité de Potsdam du 2 août 1945 avait acté ces déplacements. L’article XII concerne le transfert des populations
allemandes résidant en Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie,
Bulgarie et Hongrie.
17 M. Foucher, « Préface », op. cit., p. 15.
18 L’accord germano-polonais frontalier sera ratifié le
14 novembre 1990 par les deux pays.
16 Avec les accords de Schengen entre le
Benelux, l’Allemagne et la France (14 juin
1985) et l’ouverture des frontières européennes,
l’Union européenne a semblé pouvoir se passer
d’États-nations aux fonctions régaliennes.
L’Allemagne, pays le plus engagé dans la
construction européenne, paraissait avoir définitivement adopté la devise : à société ouverte,
frontières ouvertes.
Toutefois, le très grand nombre de migrants
étrangers arrivant du sud et du sud-est du continent infléchit actuellement cette perspective.
Le sentiment de vulnérabilité de l’identité et de
relativité des frontières allemandes est réactivé.
On assiste, selon l’expression de Michel Foucher,
à un « retour du refoulé » 19.
À cela, l’actuelle chancelière oppose sa
conscience historique des frontières mouvantes.
D’où sa position constructive sur le problème
des migrants. En pointe sur le sujet en Europe,
Angela Merkel met en avant la force de la RFA
lorsqu’elle évoque (discours du 5 janvier 2016)
une Allemagne « qui doit rester un pays libre et
ouvert au monde » 20. Les enjeux politiques et
identitaires allemands apparaissent donc plus
que jamais liés au défi actuel de fermeture ou
d’ouverture des frontières qui agite l’ensemble
du continent.
Interview de Michel Foucher, France Inter, « La marche de
l’histoire », 23 novembre 2015, 13 h 30.
20 www.bundesregierung.de/Webs/Breg/DE/Mediathek/
Einstieg/mediathek_einstieg_podcasts_node.html?id=1680978
(L’italique est de Christine de Gemeaux.)
19 lll
La question historique des frontières et
celle de l’État sont étroitement imbriquées en
Allemagne. Elles ont été au cœur des grands
conflits européens. Le Mur, barrière interétatique,
en fut l’épiphénomène. Depuis 1990, ce débat
semblait réglé, et avec lui la question allemande.
Des failles existent toutefois dans la perception
des frontières officielles par l’opinion publique.
Se pose désormais en priorité non plus une
interrogation autour de la fixation mais autour
de l’ouverture ou de la fermeture des frontières
allemandes. L’Allemagne ayant connu au fil
des siècles maints bouleversements frontaliers
et maints épisodes migratoires – que ce soient
les déplacements vers l’ouest et le sud-ouest
des tribus germaniques, des réfugiés allemands
de 1945 ou, désormais, l’afflux de réfugiés extraeuropéens –, elle a acquis une expérience particulière de ces phénomènes au centre du continent.
Elle adopte une position d’ouverture, mais
les frontières reviennent en force dans le débat.
Une portion croissante de la population voit désormais la frontière comme une « borne » symbolique rassurante. Jusqu’à quand les frontières
allemandes resteront-elles donc ouvertes ? Le
14 septembre 2015, la République fédérale a
réintroduit des contrôles à ses frontières avec
l’Autriche. Elle les a ensuite fermées partiellement le 30 octobre, limitant l’accès des migrants
à 5 points. Cette question n’est pas l’apanage de
la République fédérale. Davantage qu’allemand,
le problème des frontières allemandes demeure
bien un problème continental. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
131
DOSSIER Le réveil des frontières
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
La Lettonie,
frontière extérieure de l’Union européenne
Le 3 février 2016, la chaîne de télévision britannique
BBC2 diffusait un docu-fiction intitulé World War
Three: Inside the War Room. Le scénario partait de
l’hypothèse d’une invasion de la Lettonie par une
armée russe venue soutenir des indépendantistes
pro-Kremlin de l’est du pays et s’achevait par une
guerre nucléaire.
Destiné à un public britannique – et, vraisemblablement, à convaincre ce dernier de la nécessité d’augmenter le budget de défense du Royaume-Uni –, ce film
mêle images de fiction transposant de façon quelque
peu fantaisiste le cas ukrainien, et documentaire
rassemblant d’authentiques anciens chefs militaires et
diplomates britanniques dans la salle d’opérations de
Whitehall à Londres. Ceux-ci débattent des mesures
à prendre face à une OTAN tétanisée et à des ÉtatsUnis va-t-en-guerre, tandis que l’impuissante Lettonie
est condamnée à les écouter se demander s’ils sont
prêts à « mourir pour Daugavpils ». La Troisième Guerre
mondiale vient de commencer 1.
Pour fictionnel qu’il soit, le film a provoqué des
remous en Lettonie, et notamment dans sa région
orientale de Latgale, réputée pour être à la fois
pauvre et peuplée à plus de 40 % de russophones.
D’autant que, simultanément, le think tank américain
Rand Corporation publiait une étude aux conclusions inquiétantes : si, demain, la Russie attaquait
les pays baltes, les troupes de l’envahisseur atteindraient Tallinn et Riga en moins de 60 heures sans
que l’OTAN puisse réagir 2.
Une frontière compatible
avec Schengen ?
La Lettonie possède 276 km de frontière terrestre
avec la Russie et 173 km avec la Biélorussie. Le
Le film peut être visionné à l’adresse suivante : http://rutube.ru/
video/8cd685c7ab446792b4a750338b1c5ae7/
2 David A. Shlapak et Michael W. Johnson, « Reinforcing
Deterrence on NATO’s Eastern Flank: Wargaming the Defense of
the Baltics », Rand Corporation, Santa Monica, 2016 (www.rand.
org/pubs/research_reports/RR1253.html).
1 132
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
1er mai 2004, elle est entrée dans l’Union européenne
en n’ayant pas totalement réglé la question de sa
délimitation avec Moscou.
En effet, les deux pays avaient alors échoué à signer
un traité frontalier, les discussions achoppant sur
la possible mention du traité de Riga qui, en 1920
lors de la première indépendance, avait tracé
leur frontière. Aux termes de ce texte, la Lettonie
possédait un petit territoire, le district d’Abrene
(4 292 km²). Or, celui-ci fut accordé à la Russie
en 1945, lors de l’occupation soviétique, sous le
nom de district de Pytalovo. Si la Lettonie n’a pas
eu, depuis 1991 et la restauration de son indépendance, de velléités de récupérer ce morceau de
terre, il lui aurait plu de mentionner ce texte dans
le nouveau traité afin d’entériner le sacro-saint
principe de continuité de l’État.
La proposition était inenvisageable pour Moscou qui
craignait d’ultérieures revendications territoriales.
Après quelques atermoiements, le traité frontalier
a été signé et ratifié en 2007. Le 21 décembre de
la même année, la Lettonie est entrée dans la zone
Schengen 3.
À ceux qui ont alors exprimé des craintes quant à la
capacité technique du pays à contrer l’immigration
illégale et la criminalité internationale, les autorités
ont rétorqué que les frontières intérieures entre
les pays baltes allaient être démantelées, libérant
autant de moyens pour accroître la surveillance
des frontières extérieures. Pourtant, en 2011, à tort
ou à raison, la Norvège, à laquelle le Danemark a
peu après emboîté le pas, a accusé les pays baltes
d’avoir des frontières poreuses et de contribuer ainsi
à la déstabilisation de la région.
Il ne faut pas y voir de lien de cause à effet puisque l’Estonie
voisine, confrontée à la même question et dont le traité frontalier
n’est toujours pas ratifié par les deux parties jusqu’à nos jours, a
adhéré à l’Union européenne et est entrée dans la zone Schengen
aux mêmes dates que la Lettonie, preuve que cette question n’est
pas un préalable pour Bruxelles.
3 Le réveil de l’ours russe,
risque ou fantasme ?
La « guerre hybride » menée par la Russie en Ukraine
n’a pas laissé les autorités lettones indifférentes.
Elles ont d’ailleurs pris très au sérieux la diffusion,
en février 2015, d’une page Facebook revendiquant
une pseudo « République populaire de Latgale ».
De même ont-elles condamné fermement l’auteur
d’un appel à collecte de signatures diffusé sur un
site américain et réclamant le « rattachement » de la
Lettonie à la Russie.
Ces actions isolées font plutôt figure de blagues,
mais les services lettons de police ne semblent pas
les seuls à les suivre de près. Certains pays étrangers y sont également attentifs, ce dont témoignent
notamment le film de la BBC ou l’étude du Rand,
et qu’attestent aussi les mesures de réassurance
consenties par l’OTAN depuis 2015 à l’égard des
pays d’Europe centrale, dont la Lettonie.
Dans cette logique, la région frontalière de Latgale
est l’objet d’une relative focalisation du fait notamment du cocktail explosif que pourrait constituer la
conjonction entre situation économique défavorable
et part de population russophone qui s’y trouve.
Pourtant, des sondages réalisés dans la région au
début de 2015 pour le compte du ministère letton
de la Défense ont montré que, quelle que soit leur
nationalité, un bon nombre des habitants de Latgale
se disaient prêts à s’engager dans l’armée et, en
La Lettonie (2016)
Hiiumaa
Lac
Peïpous
ESTO NI E
Viljandi
Pärnu
Saaremaa
RU SSI E
Tartu
Golfe
de Riga
Ventspils
Pskov
RIGA
Jūrmala
KURZEME
Liepāja
Klaipeda
Jelgava
VIDZEME
Frontières
internationales
LATGALE
ZEMGALE
Šiauliai
LI TUA N I E
Pytalovo
Riga
Daugavpils
Panevėžys
Limites
régionales
BI ÉL. Polotsk
50 km
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016
Il est vrai que, le long de cette frontière extérieure de
l’Union européenne, se trouvent tout au plus quelques
bornes disséminées. Certes, le terrain fait de forêts
denses et de marécages n’est pas très propice aux
passages, si ce n’est celui des ours, cerfs et autres
sangliers, mais il est de notoriété publique que les
trafics n’y sont pas rares, des cigarettes aux véhicules.
Si l’Union européenne ne s’est d’abord pas inquiétée
de cette frontière extérieure de Schengen peu
sécurisée, deux événements ont changé la donne,
pour Bruxelles mais surtout pour Riga : depuis 2014
et l’annexion de la Crimée, la Russie est de nouveau
perçue comme menaçante et, depuis 2015, les
migrants affluent massivement vers l’Europe. Si
la Lettonie n’est actuellement pas directement
concernée, elle craint de l’être par la suite.
cas de besoin, à défendre leur pays. À un moment
où certains mettaient en doute le degré de loyauté
des russophones de Lettonie à l’égard de l’État, ces
déclarations tendaient à prouver, au contraire, que la
perception d’une menace extérieure était largement
partagée au sein de l’ensemble de la population.
Une annexion à la Russie, de toute évidence, est
loin de faire rêver celle de Latgale. Les plus inquiets
rétorquent néanmoins, d’une part, qu’il y a quelques
années peu d’observateurs auraient parié sur le
scénario qui s’est depuis développé au Donbass
et, d’autre part, que chômage et pauvreté peuvent
contribuer à une déstabilisation qui tournerait à la
guerre hybride.
La Lettonie, future Lesbos ?
Si la Lettonie n’est pas directement ou massivement
concernée par la crise des migrants qui submerge le
sud de l’Europe, les autorités ne s’en inquiètent pas
moins. Le pays s’est engagé à accueillir 531 migrants
en provenance de pays du Moyen-Orient et d’Afrique
d’ici à la fin de 2017, au grand dam de la population qui, à plus de 78 %, se déclare réticente à cette
promesse.
Dans le même temps, une augmentation du nombre
de violations de la frontière orientale du pays a été
observée. 501 personnes l’ont franchie illégalement
en 2015, contre 196 en 2014, affolant les gardes-
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
133
DOSSIER Le réveil des frontières
frontières qui, de « mémoire de Schengen », disent
n’avoir jamais connu un tel afflux. 95 % des contrevenants sont originaires du Vietnam, d’Afghanistan et
d’Irak. Il semblerait qu’avant d’entrer en Lettonie un
bon nombre d’entre eux aient passé un temps assez
long en Russie, où certains ont même travaillé. Il ne
s’agit donc pas, majoritairement, des migrants qui,
fuyant notamment la Syrie en guerre, arrivent depuis
quelques mois sur les côtes du sud de l’Europe.
Ceux-là sont plutôt confrontés à la chute du rouble et
aux bas salaires en Russie 4.
russo-lettone au prétexte d’un prétendu appel des
russophones de Lettonie, et celle d’un afflux de
demandeurs d’asile qui, après avoir tenté d’autres
voies, s’essaieraient à cette frontière Schengen, la
Lettonie ressent en tout cas brutalement l’urgence de
matérialiser cette limite.
Confirmant cette hypothèse, la Norvège puis la
Finlande ont constaté un afflux similaire, mais d’une
tout autre ampleur, à la fin de l’année 2015 et au
cours du premier trimestre 2016. Jusqu’à ce que
le président russe, Vladimir Poutine, donne ordre
à ses services de sécurité de veiller aux frontières
extérieures de son pays. Le flot s’est immédiatement
tari, laissant penser aux autorités des pays nordiques
qu’il avait été jusque-là savamment organisé par
Moscou. Désormais, les pays baltes et la Pologne
appréhendent qu’il ne s’oriente vers leurs frontières 5.
Il s’agit donc désormais de sécuriser cette frontière
et de lui donner réalité en tant qu’obstacle. Depuis
la fin 2015, un grillage de 2,7 mètres de hauteur
minimale a commencé d’être érigé, là où c’est
possible, c’est-à-dire sur 92 des 276 km de frontière.
Cette clôture sera dotée de caméras de surveillance
et de systèmes sensoriels, mais on y prévoit aussi
des ouvertures de 100 mètres tous les kilomètres
pour laisser passer les animaux sauvages. Les scientifiques ont fait part de leur perplexité, alors que les
loups et les élans, qui se moquent des contraintes de
la géopolitique, peuvent parfaitement traverser par
les marais, les cours d’eau et les lacs qui abondent
dans la région et sur lesquels aucune barrière ne
saurait être installée.
Construire la frontière
Il est délicat de juger de l’argument qui prévaut
réellement à la construction de la frontière. Entre
la peur des « petits hommes verts » qui, comme en
Ukraine, pourraient « poliment » traverser la frontière
Olevs Nikers, « Security Regime on Latvia’s Eastern Border
Needs Substantial Investment », Eurasia Daily Monitor, vol. 13,
n° 34, 19 février 2016.
5 Intervention de Terhi Hakala, directrice générale du département
Europe continentale du ministère finlandais des Affaires étrangères,
« Les relations entre la Finlande et la Russie dans le contexte de
la crise des migrants », Observatoire des États post-soviétiques,
INALCO, Paris, 18 mars 2016.
4 134
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Le ministre letton de l’Intérieur, Rihards Kozlovskis, se
veut conciliant : « C’est indispensable, non pas pour
construire une muraille de Chine entre la Russie et la
Lettonie, mais pour restreindre les passages illégaux
de la frontière 6. »
Céline Bayou*
* Analyste-rédactrice à Questions internationales et P@ges
Europe (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe),
La Documentation française.
6 The Baltic Times, 19 octobre 2015.
France :
de la défense des frontières
à la défense sans frontières
Tristan Lecoq *
* Tristan Lecoq
est inspecteur général de l’Éducation
nationale, professeur des Universités
Passer de la défense nationale à la défense a mis
vingt-deux ans (1972-1994). Passer de la défense
l’université Paris-Sorbonne.
à la défense et à la sécurité nationale s’inscrit dans
la continuité d’une seconde période de vingt-cinq ans
de sortie de la guerre froide, des années 1990 à nos jours.
L’effort avait porté, au sortir et pour sortir de la guerre froide, sur le
militaire. Il s’inscrit dans le cadre d’une sécurité nationale qui porte
elle-même la trace et la marque d’un nouveau modèle : de la défense des
frontières à la défense sans frontières, avec le terrorisme comme menace
majeure, intérieure et extérieure, le renseignement comme premier front
de la défense et de la sécurité nationale, la question du maintien des
capacités militaires et navales de la France en arrière-plan.
associé (histoire contemporaine) à
L’histoire moderne et contemporaine de
la France est intimement liée à la défense de
ses frontières. La « ceinture de fer » de Vauban,
achevée entre 1690 et 1700, a joué ce rôle
jusques et y compris pendant les guerres révolutionnaires et au-delà. La ligne de fortifications
mise en place dans les années 1880-1890 par
le général Séré de Rivières 1, avec Verdun pour
barrer la route de Paris, sert jusque pendant la
Grande Guerre. La ligne Maginot, conçue et
construite dans les années 1930 pour assurer la
défense du Nord et de l’Est, tombe après avoir
été tournée et non sans combattre, à la fin de
juin 1940.
Directeur du Génie de l’Armée de 1874 à 1880. Ses derniers
mots furent « la frontière… la frontière ».
La dissuasion nucléaire et la force de
frappe en portent encore la trace et la marque,
des années 1960 aux années 1990. Le nucléaire,
c’est la sacralisation de la frontière nationale,
dans l’indépendance nationale 2.
Vingt-cinq ans après la fin de la guerre
froide, près de quinze années après les attentats
du 11 Septembre, les principes de la politique
publique de défense et de sécurité évoluent
dans le sens d’un rapprochement de la sécurité
intérieure et de la sécurité extérieure. La notion
et l’importance de la frontière s’estompent.
L’accent mis sur la sécurité plus que sur la
défense entraîne des conséquences sur la place
1 2 Voir la contribution de Patrick Charaix dans le présent dossier.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
135
DOSSIER Le réveil des frontières
des militaires dans le système de défense et de
sécurité nationale.
Si l’organisation de défense de la
France remonte, pour l’essentiel, au début des
années 1960, le cadre, le contexte et les acteurs
du système de défense et de sécurité ont connu
des transformations majeures, dont témoignent
les Livres blancs de 1972, 1994, 2008 et 2013.
L’organisation française de défense et de sécurité
est en effet passée de la défense nationale (Livre
blanc de 1972) à la défense (Livre blanc de 1994),
et de la défense à la défense et la sécurité nationale (Livres blancs de 2008 et 2013). Au cœur
de ce travail : la recherche de la frontière de la
défense de la France.
L’organisation de défense et de sécurité
s’inscrit dans ce cadre, y compris au plan territorial, et connaît une évolution de moyen terme,
depuis dix ans, dans le sens d’un resserrement
administratif et politique au profit de l’exécutif,
avec une accélération depuis 2007. Dans le
même temps, la mobilisation face aux crises fait
émerger une nouvelle culture de gouvernement,
pour que soient assurées non plus seulement la
sécurité intérieure et extérieure du pays mais la
continuité de la vie nationale.
La mise en ordre de la façon dont la
France se défend découle, pour l’essentiel,
de l’ordonnance de 1959 et des décrets des
années 1960-1961. Il s’agit d’une réflexion
longue, dont les origines datent des années 1930.
Les textes qui la portent ont été conçus, et
pour une part rédigés, par le général de Gaulle
lui-même.
L’organisation de la défense de la France
voulue et mise en place par le général de
Gaulle est aussi une conséquence de l’« étrange
défaite 3 » de juin 1940 et de la conscience que
celle-ci, pour une bonne part, résulte d’un
grave défaut d’architecture gouvernementale et militaire, et de l’échec de la défense des
frontières dont la matérialisation la plus achevée,
sinon la plus excessive, fut la ligne Maginot.
Ne nous y trompons cependant pas. Ce qui
change fondamentalement la donne, dans les
3 136
Marc Bloch, L’Étrange défaite, Albin Michel, Paris, 1957.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
années 1960, c’est la force de frappe et la dissuasion. Il n’est plus question, dès ces années-là, de
politique « navale », ou de l’armement terrestre,
ou bien encore aérienne dans l’esprit du général
de Gaulle, mais d’une seule et unique politique
de défense, arrêtée au plus haut niveau de l’État
et par son chef. Le nucléaire, c’est la dernière des
armes, aux mains du premier des Français.
Le contexte des années 1960 est connu :
une menace majeure, massive, militaire et
mondiale, à nos frontières. Un acteur essentiel
et quasi unique : l’État. Une approche qui ne
s’effectue plus armée par armée, mais par attributions ministérielles : à la Défense, la défense
militaire ; à l’Intérieur, la défense civile ; à l’Économie, la défense économique. L’unité du tout
est assurée par le gouvernement, sous l’autorité
du président de la République.
Cette approche est énoncée et en quelque
sorte « silicifiée » par le Livre blanc sur la
défense nationale de 1972, auquel Michel Debré,
ministre d’État et ministre de la Défense nationale, apporte la légitimité et la tonalité de celui
qui s’estime et qui se pose comme le dépositaire
de la pensée et de l’action du général de Gaulle
en matière de défense 4. La défense, c’est la
défense des frontières.
En 1994, lorsque François Léotard,
ministre d’État et ministre de la Défense propose
à Édouard Balladur, Premier ministre, la rédaction d’un Livre blanc sur la défense, la guerre
froide n’est pas encore si éloignée et le texte
porte encore, à bien des égards, la trace et la
marque des trente années qui précèdent 5. Il
n’empêche : la question de la définition nouvelle
de la frontière de la défense est posée. Qu’en
est-il aujourd’hui ?
Deux séries d’évolutions peuvent être
évoquées. Il s’agit, d’une part, du contexte, du
cadre et des acteurs de la défense et de la sécurité
et, d’autre part, du renouvellement de l’architecture gouvernementale dans ce domaine et
de l’enchaînement des crises – à l’intérieur et à
Livre blanc sur la défense nationale, CEDOCAR, Paris, 1972
(tome 1) et 1973 (tome 2).
5 Livre blanc sur la défense, La Documentation française, Paris,
1994.
4 l’extérieur du territoire – qui contribuent à faire
émerger une culture de gouvernement inédite.
De la menace aux frontières aux menaces
sans frontières et de la défense des frontières à
la défense sans frontières : comment défendre la
France et assurer la sécurité nationale ?
Le contexte, le cadre
et les acteurs de la défense
et de la sécurité nationale
Les titres des Livres blancs sont éloquents.
L’évolution sensible des termes de référence fait
passer de la défense nationale à la défense, puis
de la défense à la défense et à la sécurité nationale. Sécurité intérieure et sécurité extérieure
sont désormais liées, comme le sont menaces
intérieures et menaces extérieures. La frontière
de la défense s’estompe, diluée dans un cadre plus
large à l’intérieur, et plus lointain à l’extérieur.
l 1972, c’est la première patrouille du premier
sous-marin stratégique, Le Redoutable. C’est
la fin de la transition pour l’Armée de terre, dix
ans après la guerre d’Algérie. C’est la rénovation
de la flotte de surface. C’est une Armée de l’air
nouvelle, dont les matériels font la fierté du pays.
Le Livre blanc de Michel Debré est une réflexion
« à froid » de gardiens vigilants du dogme
gaulliste de l’indépendance nationale. Le territoire national et sa protection sont le but ultime.
l  1994, c’est la fin d’une menace massive,
militaire, mondiale. C’est la guerre sur le
continent européen et la situation mouvante
du Proche et du Moyen-Orient. Ce sont des
adversaires possibles, divers et différents, et
des conditions d’engagement incertaines. Une
réflexion « à chaud », encore marquée par le
cadre, le contexte et les concepts de la guerre
froide, et s’appuyant sur les matériels, les
hommes et les modes opératoires existants.
L’Europe de la défense, comme chantier permanent. L’ébauche de nouvelles solidarités, entre
l’Alliance atlantique, les États-Unis et l’ONU.
Des inflexions importantes aussi : la mobilité,
le renseignement, la planification, la formation et les opérations interarmées. Un « nouvel
équilibre » entre la dissuasion et l’action.
 2008, c’est un changement de nature de la
défense et de la sécurité, avec la menace à
nouveau mortelle, mais autre, du terrorisme et des
États qui lui seraient liés. Avec celle, différente
mais tout aussi dangereuse des armes de destruction massive. Des menaces sans frontières. La
professionnalisation, l’autonomie stratégique,
la continuité entre sécurité intérieure et sécurité
extérieure. Les engagements et les interventions
de plus en plus nombreux de la France dans des
alliances ou des coalitions qui ne sont pas de
circonstance y répondent, dans une Europe de
la défense en construction, en Afghanistan ou en
Libye. La frontière de la défense de la France se
confond avec celle de ses engagements en dehors
des frontières. Le Livre blanc de 2008 apparaît
ainsi, en quelque sorte, comme le point d’orgue
d’une évolution de moyen terme, engagée un peu
plus de dix ans auparavant.
l Celui de 2013 s’inscrit, sur ce plan, dans une
forme de continuité. Par voie de conséquence,
la place et le rôle des armées dans la mission
générale de sécurité ne sont plus les mêmes.
Jusqu’en 1990, c’était la garde au Rhin
étendue jusqu’à la frontière orientale de la
République fédérale, et la protection du territoire
national. Mission essentielle pour l’Armée de
terre, dont l’organisation reflétait l’identification
à un territoire – divisions militaires du territoire,
défense opérationnelle du territoire… – dont
l’origine remonte à la loi de 1882 sur l’organisation territoriale de l’armée, avec ce double
attachement au sol et à la frontière, comme une
inscription barrésienne de l’armée, à la fois
implantation et incarnation. Protéger le territoire
national, ce que les armées françaises n’ont pas
fait en 1940, avec la double assurance de la force
de frappe et de l’OTAN.
Dans les années 1990-2000, l’accent est
mis sur la projection : le Golfe, les Balkans,
l’Afrique. Les décisions prises révèlent cependant une double incertitude : sur la dissuasion
et sur la conscription. Le Livre blanc de 1994,
rédigé pendant la cohabitation (1993-1995) en
est le témoin. La formule « un nouvel équilibre
entre la dissuasion et l’action » retenue, après des
heures de travail rédactionnel entre les parties
concernées et des allers-retours nombreux au
l
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
137
DOSSIER Le réveil des frontières
sein de l’exécutif, est la marque d’une rupture de
la pensée de la défense et de la notion de frontière
à défendre. La frontière de la défense s’éloigne.
Dans le même temps, les restructurations
militaires, la professionnalisation des armées,
leur projection hors du territoire national ont
pour conséquence de rendre l’armée invisible à
la nation.
Un troisième temps voit une nouvelle
répartition entre la dissuasion, la projection
et la protection, et l’accent est mis sur cette
mission à la fois militaire et non militaire qu’est
la fonction « anticipation », qui couvre notamment le domaine du renseignement, « nouvelle
frontière » de la défense.
Cette évolution permet de comprendre
comment les missions des forces armées
françaises s’intègrent à la manœuvre générale de
sécurité, dans le contexte d’une transformation
en profondeur, non des alliances mais du cadre
militaire de leur exercice – comme le montre à
la fois ce qu’il advient des relations transatlantiques et de leur bras armé, l’OTAN.
Parallèlement, une évolution profonde a eu
lieu, s’agissant de la puissance publique, c’est-àdire de l’État. Le Livre blanc de 1994 affirme que
« L’État centralisé et l’armée régulière contribuent à façonner la plupart des valeurs de la
société française, depuis l’impératif de la règle
jusqu’au sens du service public 6 ».
Cette logique semble, aujourd’hui,
s’estomper. L’État s’est décentralisé, déconcentré, démembré, privatisé, en partie intégré
dans d’autres cercles d’exercice de la puissance
publique, à la fois infra- et supra-étatiques et
nationaux. De la logique de la contrainte, on est
passé à celle de la coopération et du contrat. De
la défense des frontières – hier obligation de vie
ou de mort –, on est passé à la sécurité nationale
et à une défense sans frontières, à la fois sur et
loin du territoire national.
Pourtant, l’organisation française de
défense et de sécurité conserve l’empreinte
d’une tradition étatique, historique et natioLivre blanc sur la défense, La Documentation française, Paris,
1994, p. 229.
6 138
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
nale, qui ne semble pas dépassée. Celle-ci
consiste, à l’époque contemporaine, à prendre
en compte l’ensemble des intérêts de défense
et de sécurité du pays. C’est dès 1906 que fut
institué un Conseil supérieur de la Défense
nationale qui réunissait, sous l’autorité du
président du Conseil, les ministres responsables
en la matière.
Les institutions dont il s’agit sont nationales, parce qu’elles expriment des obligations
permanentes et une continuité de l’exercice de
leurs missions : garantir la défense et la sécurité
de l’État, des populations, du territoire. La
frontière demeure donc !
L’émergence d’une nouvelle
culture de gouvernement
Cette organisation s’est renforcée
depuis 2002, date à partir de laquelle est véritablement intervenue une inflexion sensible.
C’est d’ailleurs à ce moment qu’est rédigée,
sous l’autorité du chef d’état-major des Armées
et du délégué aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, une note qui énonce clairement les principes sur lesquels doit reposer
une stratégie de défense et de sécurité pour que
convergent objectifs de sécurité intérieure et de
sécurité extérieure 7.
S’agissant des « principes d’actions de
la France », la note avance l’idée que « … la
politique de défense s’appuie sur une démarche
interministérielle […]. La nature globale de la
défense est amplifiée par les liens […] entre les
menaces intérieures et extérieures, ce qui tend à
fusionner les notions de sécurité et de défense.
Cette politique […] doit assurer la sécurité des
institutions, des populations, des biens, et des
ressources ». Loin de nos frontières.
Le président de la République est, depuis
cette date, la clef de voûte non seulement de
la défense mais de la sécurité intérieure et
extérieure du pays. Dès l’été 2002 sont mises
en chantier trois lois de programmation, pour
la défense, la sécurité intérieure, la justice.
Notes EMA/DAS no 787 DEF/EMA/ESMG et no 5017 DEF/
DAS du 29 novembre 2002.
7 Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Sanctuariser les frontières : la dissuasion nucléaire
À sa naissance, la puissance nucléaire a transcendé la notion de territoire sanctuarisé en mettant
en exergue la frontière, limite physique de l’exercice
de la souveraineté nationale. Avec l’évolution de la
doctrine nucléaire, rythmée par les discours des
différents présidents de la République, cette limite
des frontières a été repoussée vers de nouveaux
horizons, avec l’apparition de nouveaux espaces
dans les travaux stratégiques, bilatéraux (entre
la France et le Royaume-Uni) ou multinationaux
(Europe, OTAN).
La dissuasion nucléaire a pour objet de protéger
une nation de toute agression d’origine étatique
contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne, d’une
puissance majeure ou régionale, et quelle qu’en
soit la forme. Elle garantit en permanence aux pays
qui en sont dotés une autonomie de décision et
une liberté d’action dans le cadre de l’exercice de
responsabilités internationales, y compris contre
des tentatives de chantage qui pourraient être
exercées en cas de crise.
La dissuasion nucléaire française s’inscrit dans le
cadre plus global de la stratégie de défense et de
sécurité nationale qui prend en compte l’ensemble
des menaces, notamment celles qui se situent sous
le seuil des intérêts vitaux. Après le démantèlement
de son site d’expérimentation dans le Pacifique,
la France a pris plusieurs décisions unilatérales
en matière de désarmement nucléaire, comme le
démantèlement irréversible de ses installations de
production de matières fissiles à des fins d’armes.
Elle inscrit aujourd’hui le maintien de sa dissuasion
nucléaire à un niveau de stricte suffisance, c’est-àdire au plus bas niveau possible au vu du contexte
stratégique.
À ce titre, elle a achevé en 2011 un processus de
réduction d’un tiers des moyens de sa composante
aéroportée. En 2015, son arsenal comprenait
300 têtes nucléaires (discours de François Hollande
à Istres) quand on en dénombrait environ 17 000
dans le monde, dont plus de 5 000 déployées.
Les singularités
de la dissuasion française
La dissuasion française est indépendante et
autonome, contrairement à la dissuasion britannique
qui est officiellement autonome dans son emploi,
mais qui reste très liée aux États-Unis notamment
dans le domaine des missiles intercontinentaux
Trident. A contrario des trois grands, la France ne
dispose que d’armements nucléaires stratégiques,
après l’abandon des programmes terrestres Hadès
et de la bombe tactique AN-52 emportée par les
Jaguar, Mirage III E et Super-Étendard. Les États-Unis,
quant à eux, mettent à disposition de l’OTAN un stock
de bombes B61, considérées comme tactiques, et ils
acceptent, comme les Russes, l’idée d’une « bataille
nucléaire » que la France rejette.
La dissuasion française ne dispose plus de composante terrestre, à l’instar du Royaume-Uni qui ne
dispose plus que d’une seule composante maritime,
alors que les autres États dotés (Russie, États-Unis
et Chine) disposent des trois composantes terrestre,
aérienne et sous-marine. Les avions de la composante
aéroportée française sont polyvalents et utilisés dans
des missions non nucléaires – police du ciel, sauvegarde ou interventions en opérations extérieures (Libye,
Irak, Syrie, Mali…). Les installations de production
de matière fissile ont été démantelées et les essais
nucléaires font en France partie d’un passé révolu.
Quelques éléments spécifiques
de la doctrine nucléaire française
L’intégrité du territoire, la protection de la population,
le libre exercice de la souveraineté représentent sans
doute le cœur des intérêts vitaux, mais leur limite
n’est pas clairement et publiquement définie avec
précision et leur appréciation relève du seul chef
de l’État. Dans un monde qui évolue sans cesse, la
dissuasion ne saurait rester figée.
Tous ceux qui menaceraient de s’en prendre à ses
intérêts vitaux s’exposeraient à une riposte de la
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
139
DOSSIER Le réveil des frontières
France qui entraînerait des dommages hors de
proportion au regard des objectifs recherchés des
attaquants. Par-delà des frontières rendues inutiles,
leurs centres de pouvoir politique, économique et
militaire seraient en priorité visés.
dissuasion nucléaire britannique. S’il a été envisagé
un instant de recréer une composante aéroportée, il
apparaît néanmoins peu probable que cela se traduise
par des changements. Il est en effet extrêmement difficile de retrouver des capacités perdues.
La dissuasion française est strictement défensive.
L’emploi de l’arme nucléaire ne serait concevable
que dans des circonstances extrêmes de légitime
défense, un droit consacré par la Charte des Nations
Unies 1. Dans le cas où un adversaire s’obstinerait,
la France pourrait procéder à un avertissement
nucléaire, domaine d’excellence de la composante
aérienne.
Terrorisme et dissuasion
Pourquoi conserver
deux composantes ?
Disposer de deux composantes, aérienne et sousmarine, constitue une garantie de crédibilité dans le
contexte stratégique actuel. Leur complémentarité
permet de couvrir un large éventail d’hypothèses. La
composante aéroportée se distingue par un mode
de pénétration aérienne, une précision accrue et,
si nécessaire, une visibilité importante pour mettre
en garde un éventuel adversaire. La composante
balistique emportée par sous-marin est capable
de frappes à longue portée, et, par sa discrétion,
adaptée à la réponse après une agression nucléaire,
dans un concept de frappe « en second », complétée
en tant que de besoin par une action aérienne.
Il est parfois avancé que le Royaume-Uni ayant
abandonné sa composante aérienne, la France
pourrait faire de même. C’est oublier que le
Royaume-Uni est désormais limité à des modes
d’action spécifiques à la composante océanique
et que son outil très couteux présente des fragilités
inquiétantes – difficultés de mise au point et coûts
élevés des sous-marins de la classe Astute, dépendance à l’égard des États-Unis pour les missiles
Trident embarqués à bord des sous-marins nucléaires
lanceurs d’engins (SNLE).
Des réflexions essentiellement politiques, liées au
contexte budgétaire tendu, sont actuellement menées
en vue d’une éventuelle reconfiguration de l’outil de
Voir l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ)
du 8 juillet 1996 sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires.
1 140
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
La dissuasion nucléaire ne prétend pas, et n’a
jamais prétendu, répondre à toutes les menaces. En
particulier, elle n’a pas été conçue pour prévenir la
menace terroriste.
Le président de la République Jacques Chirac a
déclaré à Toulon, le 8 novembre 2001, au lendemain
du 11 Septembre : « Ces attentats n’affectent bien
entendu en rien la dissuasion nucléaire. Celle-ci n’a
jamais été destinée à agir contre des individus ou des
groupes terroristes. Elle s’adresse à des États. » Le
19 janvier 2006, à l’île Longue, il réaffirmait que « les
dirigeants d’États qui auraient recours à des moyens
terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d’utiliser, d’une manière ou d’une autre, des
armes de destruction massive, doivent comprendre
qu’ils s’exposeraient à une réponse ferme et adaptée
de notre part. Cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d’une autre nature ».
Une arme qui ne sert pas ?
Après les deux explosions en 1945, l’arme nucléaire
n’a jamais servi. N’est-ce pas le signe de son inutilité ? Plusieurs faits, pris dans leur ensemble,
suggèrent que la dissuasion a été efficace comme
instrument de prévention. L’arme nucléaire a préservé
la paix, car « l’atome rend sage ». Aucun conflit entre
grandes puissances n’a eu lieu depuis près de
soixante-dix ans et aucun pays disposant d’armes
nucléaires n’a jamais été envahi.
La souplesse qu’apporte la composante aérienne
à la gestion d’une escalade de crise a en outre été
illustrée au moment de la crise de Cuba en 1962.
Tous les moyens du Strategic Air Command (SAC)
furent déployés en alerte sur le sol américain.
Les avions étaient armés et prenaient l’alerte
à 15 minutes, puis les Boeing B-52, de façon
massive, tinrent l’alerte en vol avec une relève toutes
les 24 heures. Cet événement apporta la preuve
flagrante que l’arme nucléaire dans sa composante
aérienne, par sa réversibilité et par sa démonstrativité, était indispensable à l’action politique.
Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les
autorités américaines ont mis plus d’une dizaine
de fois en alerte les moyens nucléaires, que ce
soit lorsque le territoire américain était directement
menacé ou lorsque la situation internationale l’exigeait – ainsi lors du blocus de Berlin, de la guerre
de Corée, des crises de Suez et en mer de Chine ou
durant la guerre du Kippour.
Un coût exorbitant ?
Les crédits consacrés à la dissuasion nucléaire représentent une part limitée de l’effort de défense. En
France, la part d’investissement « défense » absorbée
par le nucléaire représentait plus de 50 % au milieu
des années 1960 – lors de la mise sur pied de la force
nucléaire stratégique – et elle était encore de 33 %
au moment de la chute du mur de Berlin. Depuis, elle
a régulièrement décru pour s’établir actuellement à
environ 11 % du budget de la défense (hors pensions).
Un Conseil de sécurité intérieure, pendant du
Conseil de défense et présidé comme ce dernier
par le chef de l’État, est institué.
L’exemple du renseignement est particulièrement éloquent. Parce que le renseignement
est devenu la première frontière de la défense,
mais qu’il n’a pas de frontières. C’est pourquoi
le président de la République, chef de l’État et
chef des Armées, est aujourd’hui de facto l’autorité opérationnelle des services de renseignement, dont les opérateurs sont les services et
le Secrétariat général de la défense nationale
(SGDN), devenu en 2010 Secrétariat général de
la défense et de la sécurité nationale (SGDSN).
Un seul Conseil de défense et de sécurité
nationale réunit désormais, sous l’autorité du
président de la République, les responsables
civils et militaires du pays. Mais le départ avait
été donné près de dix ans auparavant. Dans
l’organisation de la défense nationale, de 2002
à nos jours, se dégage une continuité de moyen
terme dans le resserrement du dispositif, avec
une inflexion forte de 2007 à 2011.
Aux résultats du passé, la dissuasion est le système
défensif disposant du meilleur ratio efficacité/coût.
En France, le coût annuel (2,9 milliards d’euros)
consacré à cette capacité est inférieur à 50 euros par
habitant. Les crédits alloués aux forces nucléaires
portent sur des techniques de pointe et soutiennent
l’effort de recherche scientifique, technologique et
industrielle.
Enfin, le coût de la composante nucléaire aéroportée
est, quant à lui, particulièrement modeste. Il représente environ 8 % du coût total de la dissuasion, car
l’effort d’investissement – infrastructures, vecteurs
missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA),
têtes nucléaires… déjà livrés – relève du passé.
Il nous faut néanmoins bientôt financer la nouvelle
génération des systèmes d’armes qui réduiront sans
doute davantage le rôle restrictif des frontières.
Général Patrick Charaix *
* Ancien commandant des forces aériennes stratégiques
françaises.
De ce resserrement politique et administratif, les questions de renseignement portent
la marque la plus visible, dans l’esprit du Livre
blanc de 2008 où la fonction « anticipation »
était venue s’ajouter aux missions déjà arrêtées
en 1994. Avec des décisions majeures, comme
la création de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), résultat de la réunion
en un même ensemble de la Direction centrale
des renseignements généraux (DCRG) et de la
Direction de la sûreté du territoire (DST) et le
passage de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) de la Défense à l’Intérieur. L’institution, en mai 2014, d’une Direction
générale de la sécurité intérieure (DGSI), distincte
de la Direction générale de la police nationale
(DGPN), se comprend aussi dans ce contexte.
Il n’y a là nulle rupture, mais une continuité de moyen terme, fonction du rapprochement de la sécurité intérieure et de la sécurité
extérieure, et de l’évolution de l’architecture de
défense et de sécurité du pays. La défense de la
France se joue à l’intérieur et à l’extérieur des
frontières. Les crises qui, depuis quinze ans, se
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
141
DOSSIER Le réveil des frontières
sont succédé sur le territoire et en dehors des
frontières, sont à la fois un élément d’explication et le fondement d’une nouvelle culture de
gouvernement en la matière.
Les années 2001-2016 sont, en effet, celles
des crises « en chaîne », pour reprendre l’expression que Raymond Aron appliquait au long
terme des conflits du premier xxe siècle 8. Avec,
au présent et dans le même temps, une des plus
graves crises, économique, financière et budgétaire qui affecte l’ensemble des « Occidentaux »,
mettant à mal des solidarités de près de cinquante
ans en Europe et une relation transatlantique
devenue incertaine.
La crise n’a pas de frontières
En arrière-plan, une réalité nouvelle : le
monde ne connaît plus « … la menace de deux
Grands qui conçoivent, construisent, composent
des bombes destinées à leur destruction
réciproque, dans un dialogue somme toute d’égal
à égal qui leur fournit un cadre commode pour un
arrangement rationnel. Mais des États encore à
l’âge de pierre à bien des égards, déraisonnables
et déraisonnés, ni ici, ni là : États “du seuil”, dont
l’usage du nucléaire ou la menace de celui-ci
s’apparente quelquefois à un prétexte, […] tantôt
à une dangereuse réalité 9 ». La frontière entre
puissances nucléaires et puissances nucléaires
en devenir s’estompe elle aussi, et peut-être une
forme de dissuasion avec elle.
En surplomb : les menaces que font
peser, partout, les groupes terroristes dont les
soubresauts politiques, les conséquences de la
mondialisation, les sursauts identitaires et les
revendications religieuses sont comme le terreau,
en particulier dans le monde arabo-musulman et
en Afrique subsaharienne, mais aussi en Europe.
Elles n’ont pas de frontières.
Le contexte intérieur et extérieur de ces
crises est différent de celui des dix années qui
ont suivi la fin de la guerre froide. L’État n’est
plus seul, engagé dans une chaîne de responsaRaymond Aron, Les Guerres en chaîne, Gallimard, Paris, 1951.
Marie-Hélène Labbé, Le Nucléaire à la dérive, éditions Frison
Roche, Paris, 2011, p. 13.
8 9 142
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
bilités et de solidarités qui va du niveau local à
l’international, en passant par l’européen. Ce
sont d’autres frontières qui disparaissent.
Dans le même temps, l’État joue sa crédibilité à chaque crise, dans un tempo de plus en
plus court, sous le regard d’une opinion publique
de plus en plus exigeante et distante à la fois,
à la mesure du sentiment qu’elle exprime que
l’intérêt collectif ne s’incarne plus uniquement,
spontanément, nécessairement dans l’État.
L’exemple de ces infrastructures que l’on
qualifie en France de « vitales », aux ÉtatsUnis de « critiques », au Canada d’« essentielles », parce qu’elles sont un élément décisif
des économies et des sociétés modernes – transports, communication, réseaux matériels et
immatériels… – montre à la fois la complexité
des systèmes, l’interdépendance et la multiplication des acteurs, la difficulté pour la puissance
publique de s’assurer de la permanence et de la
disponibilité de ces systèmes.
La prise de conscience de l’importance
de ces sujets, au milieu de la décennie 1990,
s’est traduite en premier lieu par le renforcement de la sécurité des systèmes d’information.
C’est ainsi qu’en 1999 a été créée en France,
au sein du Secrétariat général de la Défense
nationale (SGDN), la Direction centrale de la
sécurité des systèmes d’information (DCSSI),
devenue Agence nationale depuis. Une réflexion
d’ampleur a simultanément été engagée sur le
rôle du gouvernement en matière de protection
et de permanence des infrastructures vitales. Les
systèmes d’information, c’est la dématérialisation de la menace, la déterritorialisation de la
défense, la négation même de la frontière.
Voilà bien un tournant important des
politiques de défense et de sécurité, au début
du xxie siècle : l’enjeu et l’objet d’une politique
publique de défense et de sécurité nationale ne
sauraient se limiter, comme hier et pour essentiel que cela demeure, au « … fonctionnement
normal et régulier des pouvoirs publics », mais
bien d’assurer la continuité de la vie de la Nation
dans son ensemble. La frontière disparaît à
mesure que la distinction entre sécurité intérieure
et sécurité extérieure s’estompe elle aussi.
En 2015, la lutte contre le terrorisme, en
France, sur les théâtres d’opérations au ProcheOrient et en Afrique, en est la trace et la marque.
Défendre la France et assurer la sécurité
nationale, c’est donc bien assurer la continuité
de la vie nationale, sur le territoire national et
partout où celle-ci peut dépendre d’engagements
extérieurs, dans le cadre des alliances. Cette
démarche donne sens à une politique publique
de sécurité nationale dans l’après-guerre froide
et elle se réalise dans le cadre d’une défense sans
frontières, d’une projection et d’une continentalisation des enjeux de puissance sur mer, sous les
mers et au-dessus des mers 10.
On voit bien, dans ces conditions, comment
la France a pu passer de la défense nationale
(1972) à la défense (1994), puis de la défense à
la défense et la sécurité nationale (2008 et 2013).
Les vingt dernières années de cette évolution de
long terme s’inscrivent dans le cadre de l’aprèsguerre froide et se distinguent par l’émergence
d’une organisation nouvelle de la défense nationale. Dans le contexte de la réforme des armées,
là où les militaires étaient les seuls en 1972, ils
sont les premiers en 1994, et parmi d’autres,
en 2008 comme en 2013. De la distinction à
l’indistinction.
La dernière décennie en est la preuve, avec
une série d’évolutions de moyen terme et une
inflexion très forte à partir de 2008. La mission
de sécurité nationale, c’est aujourd’hui la continuité et la permanence des outils à la disposition de la puissance publique, le resserrement
administratif et politique autour de l’exécutif, le
rassemblement de la nation autour de l’objectif.
C’est sur ce dernier qu’il importe de faire porter
l’effort, et c’est le sens de la démarche de révision
dès 2011 du Livre blanc de 2008 et de la rédaction du Livre blanc en 2013, pour contraint qu’il
soit par l’état des finances publiques.
Tristan Lecoq, Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux
territoires de la mondialisation, coll. « Trait d’union », CNDP,
Paris, 2013.
10 Ce dernier réaffirme la priorité de l’autonomie stratégique de la France, dans le cadre de
ses alliances et de ses engagements. Les armées
devraient préserver des capacités clés : moyens
de renseignement, capacités de commandement,
forces spéciales. Pour conserver l’initiative, les
forces devraient se spécialiser et s’organiser,
avec un objectif de capacité de projection de
15 000 hommes dans une opération extérieure
« de coercition majeure ».
L’accent mis sur le renseignement
militaire, intérieur et extérieur, sur la protection
des systèmes d’information et sur la coordination interministérielle en matière de sécurité
nationale s’inscrit dans une volonté d’assurer la
continuité de la vie nationale, à l’intérieur et à
l’extérieur des frontières.
La réflexion et l’action se situent désormais dans le cadre historique d’un État souverain, dépositaire des intérêts vitaux de défense
et de sécurité de la France, adossée à l’assurance
ultime de la dissuasion nucléaire, pour tenir
compte au présent des acteurs en chaîne réunis
par un État qui défend, protège et assure, à l’intérieur de ses frontières, les infrastructures civiles
et militaires indispensables à la continuité de la
vie nationale. À l’extérieur des frontières, les
alliances et les interventions en sont le prolongement et le dépassement.
Une lecture du Livre blanc de 2013
devrait y conduire. On y trouve trois piliers
d’une stratégie nationale – protéger, dissuader
et intervenir –, un double impératif – prendre
part à la défense de l’Europe par les Européens
et assurer, au-delà des frontières nationales et
de celles de l’Europe, la sécurité nationale –,
une mission – la défense de la France, dans le
nouveau contexte des alliances et la nouvelle
hiérarchie militaire et navale des puissances – et,
enfin, des moyens – conformes aux ambitions et
respectueux d’une longue histoire, ajustés à des
contraintes et partagés avec ceux des alliés qui
y consentent. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
143
DOSSIER Le réveil des frontières
Ò POUR ALLER PLUS LOIN
Frontière externalisée et murs anti-migrants :
l’exemple emblématique de Calais
Marquée à la jonction de la mer du Nord et de la
Manche par un détroit large de 31 km, la frontière
maritime qui sépare le Royaume-Uni et la France à
la hauteur des villes de Douvres et de Calais a été
« délocalisée » sur le sol français en vertu du protocole de Sangatte du 25 juillet 1994, une mesure
renforcée en 2003 par les accords du Touquet.
Alors que, face à l’afflux soudain de migrants voulant
se rendre outre-Manche, ces dispositions bilatérales
sont devenues une source de contestations, Calais et
les abords du tunnel transmanche font l’objet d’une
sécurisation renforcée, concrétisée par la multiplication de clôtures anti-migrants. Les conséquences
dramatiques d’une telle situation sur le plan humain
comme politique et économique apparaissent, sur le
terrain, de moins en moins réversibles.
Vers une remise en cause
des accords du Touquet ?
La construction du tunnel sous la Manche mis en
service en 1994 a donné lieu à la signature d’un
protocole, dit de Sangatte, destiné à organiser
les modalités de contrôle du franchissement de la
frontière entre le Royaume-Uni et la France. De cette
époque remonte la constitution sur le territoire de
chacun des deux États d’une sorte d’« enclave » où
s’applique la législation de l’autre.
Cette réciprocité s’est traduite, côté français, par
l’instauration de contrôles douaniers, par des agents
britanniques, au départ des Eurostar de la gare du
Nord à Paris et aux entrées du port de Calais, mais le
nombre toujours plus important de candidats à l’émigration vers le Royaume-Uni, dès les années 2000,
a progressivement déséquilibré la relation. En 2003,
confrontées à un nombre croissant de demandes
d’asile, les autorités britanniques ont décidé de
durcir leur politique d’immigration. Les accords du
Touquet sont venus entériner ce déséquilibre et ont
formalisé un véritable transfert à Calais de la gestion
de la frontière anglaise.
144
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Présentée alors par les ministres de l’Intérieur respectifs comme « une étape supplémentaire du renforcement de la coopération franco-britannique dans le
domaine de la lutte contre l’immigration clandestine », cette externalisation des contrôles s’inscrit
dans une politique du donnant-donnant : alors que
Londres s’engageait à accueillir les 1 500 migrants
hébergés dans le camp de Sangatte situé à 10 km de
Calais, géré par la Croix-Rouge et dont Paris pouvait
alors annoncer la fermeture, le Royaume-Uni – État
non membre de l’espace Schengen mais signataire de la convention de Dublin et donc autorisé à
renvoyer tout migrant dans le premier pays de son
entrée dans l’Union européenne – s’en remettait,
moyennant une contribution financière annuelle de
35 millions d’euros, aux forces françaises de sécurité
pour endiguer le flux croissant de réfugiés déterminés
à tout prix à gagner l’Angleterre.
Si, avant 2003, on dénombrait près de 80 000 dépôts
de demandes d’asile auprès des autorités britanniques, ce chiffre était tombé à 32 275 en 2015,
année où l’explosion du nombre de candidats au
départ a provoqué, côté français, une vive critique
des accords du Touquet.
Alors que le nouveau président de la région
Nord - Pas-de-Calais, Xavier Bertrand, s’engageait dès janvier 2016 à obtenir la renégociation
de ces accords jugés « dépassés en raison du
flux massif des migrants » et appelait Londres à
prendre ses responsabilités, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH)
qualifiait ceux-ci de « léonins » en ce qu’ils avaient
pour conséquence « de faire de la France le bras
policier de la politique migratoire britannique ».
Et le sentiment – qui prédomine désormais dans
l’opinion publique – de faire injustement les frais
d’un partage des tâches inéquitable eut tôt fait de
réveiller quelques ressentiments dans une ville qui,
durant deux siècles, fut occupée par la Couronne
britannique.
Si, jusqu’alors, les autorités britanniques ne disaient
mot de leur part de responsabilité dans la situation critique qui régnait à leur frontière « externalisée », le 8 février 2016, cette « délocalisation » à
Calais est soudainement devenue un argument
supplémentaire dans la bouche du Premier ministre
britannique, David Cameron, pour le maintien de
son pays dans l’Union européenne 1. Tandis que
les partisans du Brexit avancent la nécessité pour
le Royaume-Uni de recouvrer sa souveraineté sur
ses frontières, David Cameron défend les accords
du Touquet : « Notre frontière effective est à Calais
et non à Douvres. Cela est bon pour la GrandePauline Schnapper, Le Royaume-Uni doit-il sortir de
l’Union européenne ?, coll. « Réflexe Europe, série Débats »,
La Documentation française, Paris, 2014.
1 Bretagne et je veux que cela continue. Si nous
restons dans l’Europe, la frontière restera à Calais. »
Une frontière hérissée
de « clôtures anti-migrants »
La lutte contre l’émigration illégale a conduit les
autorités françaises, investies d’une mission sécuritaire de plus en plus ardue, à renforcer leur contrôle
des voies d’accès à l’Angleterre, que celles-ci soient
maritimes ou ferroviaires. Cette double surveillance,
qui mobilise en permanence 1 800 CRS et gendarmes
et, depuis janvier 2016, un véhicule blindé de la
gendarmerie, représente pour la France un coût annuel
de 80 millions d’euros. Un grillage impressionnant,
coiffé de barbelés, a été érigé en juin 2015 tout le
long de la partie de la rocade calaisienne qui mène
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
145
DOSSIER Le réveil des frontières
aux couloirs d’entrée des ferries. Il vise à dissuader les
migrants de grimper dans les camions.
combattre. En 2015, ce sont dix-neuf filières qui ont
été identifiées, contre quatre en 2014.
Face à de tels obstacles pour accéder au port,
l’entrée du tunnel transmanche est à son tour régulièrement prise d’assaut depuis l’été 2015. Le nombre
d’intrusions a explosé, passant de 1 509 en 2014 à
62 051 en 2015, et la direction d’Eurotunnel a dû
faire procéder à quelque 37 000 interpellations au
cours du second semestre 2015.
Des conséquences désastreuses
Fermement invitée, le 23 juillet 2015 par le ministre
français de l’Intérieur, à contrer plus efficacement
ces intrusions, qui se sont soldées en quelques mois
par la mort accidentelle d’au moins une vingtaine
de jeunes migrants – écrasés par des camions ou
des palettes, ou en chutant du haut des barrières –,
la compagnie a depuis fait ériger des barrières
d’accès renforcées par des tranchées, des guérites
de surveillance et un périmètre de terres inondées,
et a procédé à l’embauche de 200 gardiens. Autant
de frais qui ont amené son PDG, Jacques Gounon, à
réclamer 9,7 millions d’euros d’indemnités aux deux
États pour avoir dû « investir au-delà de ses obligations contractuelles » dans la protection du terminal
d’embarquement et s’octroyer des pouvoirs de police.
Loin de la dissuader, ce dispositif rend l’activité criminelle des passeurs d’autant plus lucrative – les gains
sont estimés entre 700 000 et 2 millions d’euros
par réseau – en dépit des efforts déployés pour la
Voir Marie-Françoise Colombani, Damien Roudeau, Bienvenue à
Calais. Les raisons de la colère, Actes Sud, Arles, 2016, ainsi que
les reportages de Maryline Baumard, Le Monde des 15 octobre
2015, 5 mars 2016 et 13 avril 2016.
2 146
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Un camp de réfugiés s’est constitué, sorte de zone
de transit improvisée sur un terrain alloué en 2015
par la mairie et devenue, au fil des mois, un immense
bidonville structuré en économie de survie 2. Et tandis
que le camp de rétention inutilisé de Douvres a été
fermé, 2 000 à 5 000 personnes aux nationalités et
aux parcours très divers s’entassent à la périphérie de
Calais dans des conditions lamentables, notamment
pointées par un référé-liberté du tribunal administratif de Lille du 26 octobre 2015, et dénoncées par
des avis de la CNCDH et du Haut-Commissariat des
Nations Unies.
Cette situation humanitaire d’urgence a mobilisé
les associations locales qui, depuis quinze ans,
s’efforcent concrètement de secourir ces centaines,
aujourd’hui milliers, de réfugiés. Elle a en revanche
abouti à faire naître dans la population calaisienne et
aux alentours un sentiment d’abandon et de découragement. Dégradation de l’image de la région, investissements touristiques en berne, dépréciation des
paysages de la côte d’Opale, chute de fréquentation
des visiteurs britanniques, autant d’impacts propres
à alimenter les courants xénophobes.
Édith Lhomel *
* Rédactrice en chef de la collection « Réflexe Europe »
et analyste-rédactrice pour le site P@ges Europe (www.
ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe), La Documentation
française.
Pour en savoir plus sur les frontières
Ouvrages
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qu’une frontière aujourd’hui ?, PUF,
Paris, 2015
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●● Wendy Brown :
– Murs. Les murs de séparation et le déclin
de la souveraineté étatique, Les Prairies
ordinaires, Paris, 2009
– Walled States, Waning Sovereignty,
Zone Books, New York, 2014
territoires et de frontières, du jihad de
Sokoto à la colonisation française du Niger,
xixe-xxe siècles, Publications de la Sorbonne,
Paris, 2015
●● Jacques Lévy et Michel Lussault,
Dictionnaire de la géographie et de l’espace
des sociétés, Belin, Paris, nouvelle
édition, 2013
●● Alexandra Novosseloff
et Frank Neisse, Des murs entre les
hommes, La Documentation française,
Paris, 2015
●● Antoine Pécoud et Paul Guchteneire
Gallimard, Paris, 2010
(dir.), Migrations sans frontières. Essais sur
la libre circulation des personnes, Unesco,
Paris, 2007
●● Frédérick Douzet et Béatrice Giblin
●● Claude Quétel :
(dir.), Des frontières indépassables ?
Des frontières d’État aux frontières urbaines,
Armand Colin, Paris, 2013
– Histoire des murs, Perrin, Paris, 2014
– Murs. Une autre histoire des hommes,
Perrin, Paris, 2012
●● Sabine Dullin, La Frontière épaisse.
●● Olivier Razac, Histoire politique du
Aux origines des politiques soviétiques
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●● Bernard Reitel, Patricia Zander
●● Régis Debray, Éloge des frontières,
●● Michel Foucher :
– Frontières d’Afrique. Pour en finir avec
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– L’Obsession des frontières, Perrin,
Paris, 2012
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géopolitique, Presses de l’université
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●● Yvan Gastaut et Catherine Wihtol
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●● Christine de Gemeaux (dir.),
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●● Vincent Hiribarren, A History of Borno:
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●● John O. Igué et Kossiwa
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●● Olivier Weber, Frontières, Paulsen,
Paris, 2016
Numéros spéciaux
de revues
●● Le cyberespace : nouvelle frontière
●● Murs et frontières. De la chute du
mur de Berlin aux murs du xxie siècle,
Cités, n° 31, PUF, 2007/3
●● Le retour des murs en relations
internationales (dossier dirigé par
Charles-Philippe David et Elisabeth Vallet),
Études internationales, vol. 43, n° 1,
mars 2012
●● The Social Frontiers of Europe
(dossier dirigé par Mircea Brie, Klára Czimre
et Bogumila Mucha-Leszko), Eurolimes.
Journal of the Institute for Euroregional
Studies Oradea-Debrecen, vol. 17,
printemps 2014
Articles et chapitres
●● Jean-Paul Cahn, « La question des
frontières allemandes », in J.-P. Cahn
et Ulrich Pfeil (dir.), L’Allemagne 1945-1961.
De la « catastrophe » à la construction du
Mur, Presses universitaires du Septentrion,
Villeneuve-d’Ascq, 2008
●● Jean-Arnault Dérens, « Gorizia
l’Italienne et Nova Gorica la Slovène. Une
ville-frontière réunifiée », P@ges Europe,
La Documentation française, 12 octobre
2008 (www.ladocumentationfrancaise.fr/
pages-europe/d000650-gorizia-l-italienneet-nova-gorica-la-slovene.-une-villefrontiere-reunifiee-par)
●● Groupe Frontière, « La frontière,
un objet spatial en mutation »,
EspacesTemps.net, Travaux, 29 octobre
2004 (www.espacestemps.net/articles/
la-frontiere-un-objet-spatial-en-mutation/)
●● Hans Dietrich Schultz, « Les frontières
●● Effets-frontières en Méditerranée :
allemandes dans l’histoire : un ˝diktat˝
de la géographie ? », Revue germanique
internationale, 1/1994, p. 107-121
(https://rgi.revues.org/429#ftn)
contrôles et violences, Cultures et
Conflits, n° 99-100, automne-hiver 2015
●● Elisabeth Vallet, « La propagation des
du monde ?, La Nouvelle Revue
géopolitique, n° 8, janvier-mars 2013
●● Frontières, (dossier coordonné
par Yvan Gastaut et Catherine Wihtol
de Wenden), Hommes et Migrations,
n° 1304, octobre-décembre 2013
murs anti-immigration : un ˝nouveau˝ défi
pour les migrants », Les Grands Dossiers de
Diplomatie, n° 31, février-mars 2016
●● Yves Zurlo, « Ceuta et Melilla.
●● Les frontières à l’ère de la
globalisation, Problèmes économiques,
n° 3112, La Documentation française,
mai 2015
●● Murs et frontières (dossier dirigé par
Thierry Paquot et Michel Lussault), Hermès,
n° 63, CNRS Éditions, 2012
Villes espagnoles ou dernières colonies
en Afrique », P@ges Europe, La
Documentation française, 12 janvier
2011 (www.ladocumentationfrancaise.
fr/pages-europe/d000478-ceuta-etmelilla.-villes-espagnoles-ou-dernierescolonies-en-afrique-par-yves-zurlo/
article)
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
147
DOSSIER Le réveil des frontières
Sites Internet
AntiAtlas des frontières
www.antiatlas.net
AntiAtlas des frontières est un
collectif de chercheurs, d’artistes et de
professionnels qui souhaite renouveler
l’approche des frontières étatiques
et, notamment, des mécanismes de
contrôles aux frontières (terrestres,
maritimes, aériennes ou virtuelles). Les
activités du collectif se déclinent sous
diverses formes, avec un triple objectif,
scientifique, artistique et pédagogique :
séminaires, colloques internationaux,
publications d’articles ou interviews
de chercheurs, mais aussi expositions
et galerie en ligne (photos et vidéos).
Le collectif justifie sa démarche par
la nécessité de sortir de l’illusion de
stabilité que propagent les atlas. Il
s’agit ici d’adopter une posture à la
fois dynamique et critique, d’affirmer
l’insuffisance des cartes pour appréhender la complexité des frontières et,
finalement, de tenter de comprendre
la frontière comme processus et non
pas seulement comme lieu. AntiAltlas
s’attache par exemple à expliquer
comment les individus traversent
les frontières mais aussi comment
les mutations, en particulier technologiques, de ces frontières contribuent à construire différemment leur
expérience. L’approche transdiscipli-
148
naire du projet fait de ce site un centreressources riche et original.
Boulevard Extérieur
Vie internationale : analyses,
commentaires, opinions
www.boulevard-exterieur.com
Porté par une équipe de sept collaborateurs bénévoles gravitant autour
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
de David Vernet, ancien directeur de
la rédaction du Monde et fondateur
du projet, Boulevard Extérieur se
veut être un forum de réflexion et un
observatoire de la vie politique internationale. Les articles mis à disposition sont entièrement libres d’accès et
entendent offrir « un regard distancié
sur les faits ainsi qu’une expertise
pointue sur les enjeux internationaux ». Le site s’appuie pour cela sur
une contextualisation historique qui
confère une véritable plus-value au
contenu. Indépendant de toute attache
politique ou commerciale, Boulevard
Extérieur s’efforce également de
conserver une certaine neutralité afin
de produire une lecture objective et
informée de l’actualité mondiale. En
outre, s’il dispose d’une équipe de
rédaction et publie donc régulièrement des articles en nom propre, il
réalise aussi un travail de veille important, par la mise en ligne de résumés
d’articles, de références à d’autres
publications et la traduction de contributions étrangères. Régulièrement
mis à jour, le site propose ainsi un
panorama détaillé de l’actualité des
relations internationales.
Questions EUROPÉENNES
L’islam politique
existe-t-il en Europe ?
* Samir Amghar
Samir Amghar * et Khadiyatoulah Fall **
est professeur en sociologie,
chercheur à l’Université libre de
Bruxelles, spécialiste du salafisme et
de l’orthodoxie en islam, et auteur
de l’ouvrage L’Islam militant en
Arrivés dans les années 1960 en Europe pour fuir
la répression des régimes arabes à l’encontre des
islamistes, les Frères musulmans se sont rapidement
Europe (Infolio, 2013).
adaptés aux réalités politiques européennes. Tout
* Khadiyatoulah Fall
est professeur à l’université du
en prônant une lecture orthodoxe de l’islam, ils
Québec à Chicoutimi, titulaire
appellent à l’intégration des populations musulmanes
de la chaire d’enseignement et
européennes. Au-delà de cette volonté d’enraciner
de recherche interethniques et
interculturels.
leurs revendications et leurs actions dans le contexte
européen, ils continuent à s’inscrire dans l’idéologie
islamiste, notamment en entretenant des liens avec les partis islamistes
du monde arabe.
Existe-t-il en France et en Europe des
islamistes nourrissant un projet politique à
destination du Vieux Continent ? Selon certains
analystes, le mouvement des Frères musulmans,
soupçonné d’alimenter la matrice idéologique
du jihadisme contemporain, serait porteur d’un
tel projet expansionniste. Mohamed Louizi, un
ancien membre de la controversée Union des
organisations islamiques de France (UOIF),
semble d’ailleurs donner raison à cette interprétation quand il assure que l’organisation à laquelle
il a appartenu défend le concept de « tamkine », à
savoir d’hégémonie politique en Europe 1.
Or, pour nous, loin de constituer un concept
polémique et dépréciatif, l’islamisme renvoie à
l’idéologie portée par des mouvements sociaux
et politiques faisant référence à l’islam, disposant d’un programme politique, usant d’instruments politiques – élections, manifestations,
Mohamed Louizi, Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans,
Michalon, Paris, 2016.
1 pétitions, boycott, etc. – dans un cadre défini
qui est celui de l’État de droit. Il s’agit dès lors
de cerner les contours de l’idéologie des Frères
musulmans et de tenter de rendre compte de la
dimension réellement islamiste de ces derniers
en Europe.
L’islam politique des Frères
musulmans : entre tribune
politique et intégration des
populations musulmanes
La présence d’organisations liées aux
Frères musulmans en Europe est d’abord
liée à l’exil des islamistes fuyant, à partir des
années 1960, la répression politique qu’ils subissaient dans leur pays d’origine. Cette implantation s’est ensuite renforcée avec l’arrivée en
Europe d’étudiants, sympathisants islamistes,
venus y poursuivre leur cursus universitaire. En
France, étudiants et réfugiés islamistes se sont
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
149
Questions EUROPÉENNES
principalement retrouvés au sein de l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF),
créée en 1963.
Durant les années 1970, la mouvance
islamiste en Europe s’agrandit et se développe
au gré des politiques répressives menées par les
régimes autoritaires des pays musulmans et est
à l’origine de la création d’antennes de certains
partis islamistes en exil.
En 1971, la décision du Conseil constitutionnel turc d’interdire le Parti de l’ordre
national de Necmettin Erbakan incite par
exemple certains de ses responsables à créer
le Milli Görüs en Allemagne, en France, puis
en Belgique et en Autriche. Fondée en 1983,
l’UOIF se voulait également la représentante
du parti islamiste tunisien, le Mouvement de la
tendance islamique, plus connu désormais sous
le nom d’Ennahdha 2.
Dans un premier temps, l’utilisation de
l’espace politique européen comme lieu de contestation fut purement instrumentale. Il s’agissait
de se servir de cette région comme d’une caisse
de résonance politique à l’encontre des régimes
arabes et turc considérés par les islamistes comme
des dictatures. Ces militants envisageaient leur
présence en Europe comme provisoire, le temps
de concevoir, à l’abri, une façon de réformer les
régimes, dans l’hypothèse d’un retour une fois les
régimes en question renversés.
À la contestation de l’autoritarisme s’ajoutait un rapport critique à l’Europe passant par la
dénonciation de l’impérialisme culturel, politique
et éthique de l’Occident que les sociétés musulmanes étaient censées subir. Les tenants de cette
posture faisaient alors reposer leur lecture de
l’islam, d’une part, sur la nécessaire réislamisation des immigrés – perçus comme « pervertis »
par la société occidentale – et, d’autre part, sur
la politisation du fait religieux, présenté comme
un système englobant, capable de résoudre les
problèmes économiques, sociaux et politiques
des musulmans. Ce discours n’a toutefois eu que
peu d’impact sur les populations immigrées.
Devant cet insuccès, une partie de ceux qui
défendaient jusque-là l’instauration d’un État
islamique ont changé de discours au début des
années 1990. Les organisations dans lesquelles
ils se retrouvent se sont alors considérées comme
des structures de représentation et de défense des
intérêts des musulmans en Europe.
De la représentation et de
la défense des musulmans
européens à la tentation
du lobbying musulman
Des associations liées organiquement aux
Frères musulmans se sont, dans cette optique,
liées aux générations émergentes de jeunes
musulmans nés en Europe, et principalement à
ceux en passe d’accéder à la classe moyenne :
les étudiants. L’objectif étant de les réislamiser.
C’est alors la posture adoptée par l’UOIF, par
la Ligue des musulmans de Belgique (LMB),
par la Communauté islamique d’Allemagne
(Islamische Gemeinschaft in Deutschland, IGD)
ainsi que par d’autres organisations s’inscrivant
dans la méthodologie d’action frériste, comme le
Milli Görüs turc.
Les Frères musulmans ont poussé plus
loin encore cette stratégie en créant, en 1989,
la Fédération des organisations islamiques en
Europe (FOIE), structure transnationale regroupant les activités des différentes branches nationales des Frères musulmans dans vingt-huit pays.
La FOIE s’entoure de plusieurs associations satellites – European Forum of Muslim
Women, Forum of European Muslim Youth and
Student Organizations, Islamic Relief, European
Council of Fatwa and Research, etc. – chargées
d’orienter les musulmans dans les différentes
sphères de leur vie 3.
L’ensemble de ces associations est fédéré
au sein d’organisations européennes de jeunes,
de femmes, d’imams regroupant les structures
En France, on voit alors émerger, entre autres organisations, les
Étudiants musulmans de France (EMF), les Jeunes musulmans
de France (JMF), les Imams de France, l’Association médicale
Avicenne de France (AMAF), ou encore la Ligue française de la
femme musulmane (LFFM).
3 Samir Amghar (dir.), Islamismes d’Occident. État des lieux et
perspectives, Lignes de repères, Paris, 2006.
2 150
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
L’ i s l a m p o l i t i q u e e x i s t e - t - i l e n E u ro p e ?
nationales des Frères musulmans européens.
Leur intitulé évolue par la suite au gré de la prise
de conscience de l’enracinement définitif des
musulmans dans l’espace européen.
Parallèlement, l’organisation frériste
européenne crée, en 1992 à proximité de
Château-Chinon, l’Institut européen des sciences
humaines (IESH), traduction quelque peu
déformée de l’intitulé arabe signifiant « Institut
européen des sciences islamiques » 4. Quelques
années plus tard, en 1997, est créé au pays de
Galles l’institut en charge de former le public
anglophone, l’European Institute of Human
Sciences, désormais situé à Birmingham.
À travers la création d’associations spécialisées – jeunesse, étudiants, femmes, etc. – ainsi
que la construction et la gestion de lieux de culte,
les Frères musulmans tentent de quadriller les
activités et les populations musulmanes. Si ces
structures s’inspirent fortement des expériences
islamistes de contestation dans les mondes arabe,
turc et indo-pakistanais, le discours s’adapte à la
sensibilité politique bien différente des musulmans nés en Europe. Ces associations militent
pour l’intégration de ces derniers dans le paysage
politique et social européen, en les appelant par
exemple à s’inscrire sur les listes électorales 5.
Les Frères musulmans défendent l’idée
d’une « citoyenneté islamique », se proposant d’être des interlocuteurs privilégiés auprès
des acteurs publics locaux et nationaux sur
des questions aussi diverses que la pratique
religieuse, le racisme ou les problèmes de délinquance dans les quartiers populaires, allant
même jusqu’à vouloir développer « une déclinaison française de l’islam ».
En France, l’UOIF s’engage ainsi aux côtés
des collégiennes voilées expulsées de leur établissement en 1990 et fait émettre une fatwa (avis
religieux) en condamnant les violences urbaines
lors des émeutes de 2005. Au Royaume-Uni, ces
associations tentent d’interdire la parution des
Versets sataniques (1988) de l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie. Dans
Franck Frégosi, Penser l’islam dans la laïcité, Fayard, Paris,
2008.
5 Samir Amghar, L’Islam militant en Europe, Infolio, Paris, 2013.
de nombreux pays européens, elles appellent
les musulmans à boycotter les produits danois
en signe de protestation contre les caricatures
du prophète Mahomet parues dans le journal
Jyllands-Posten en septembre 2005.
Ces actions leur permettent d’apparaître
comme des organisations représentatives de
la communauté musulmane dans un certain
nombre de pays. Elles réussissent simultanément
à s’imposer auprès des musulmans. Chaque
année, la Muslim Association of Britain (MAB),
l’UOIF et la LMB organisent des rassemblements attirant non seulement des prédicateurs
de renom – Tariq et Hani Ramadan, le Qatarien
d’origine égyptienne Youssef al-Qaradawi ou le
Koweïtien Tariq al-Suwaidan – mais également
des dizaines de milliers d’auditeurs.
Pour les Frères musulmans, leur situation diasporique amène immanquablement les
musulmans d’Europe à la perte de ce qui est
présenté dans le discours frériste comme une
« identité islamique ». Il est par conséquent
nécessaire de déployer les moyens de préserver
l’identité religieuse dans les communautés
immigrées musulmanes. Il s’agit d’organiser une
communauté islamique définie par l’observance
religieuse, ayant vocation à « ramener à la foi » et
à regrouper l’ensemble des personnes d’origine
musulmane.
À cette fin, les Frères musulmans aspirent à
négocier avec les pouvoirs publics divers accommodements juridiques pour que cette « communauté » dispose, à l’intérieur de la société, d’une
forme d’autonomie lui permettant de respecter
les principes de l’islam, tels que la confrérie les
conçoit 6.
Bien plus qu’une structure de représentation, les Frères musulmans en Europe aspirent
à devenir un véritable lobby. C’est sans doute la
raison pour laquelle le siège de la FOIE, initialement implanté au Royaume-Uni, est ensuite fixé
à Bruxelles, siège des institutions européennes,
de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord
(OTAN), de représentations diplomatiques et de
lobbies divers.
4 6 Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, Paris, 2012.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
151
Questions EUROPÉENNES
Ces nouvelles structures islamiques ne
cachent pas leur ambition d’influencer le débat et
les politiques publiques en Europe. Elles aspirent
vraisemblablement à drainer autour d’elles suffisamment de musulmans pour former une force
électorale, en attirant des jeunes dans leur sillage
et en constituant un « islamisme de la minorité ».
C’est ainsi que la politique de recrutement
des Frères musulmans cible principalement les
campus universitaires. Des collèges et des lycées
confessionnels « d’excellence » sont également
créés avec pour objectif, selon leurs promoteurs,
de constituer une élite pouvant servir par la suite
de courroie de transmission des idées fréristes
dans les sphères décisionnelles.
Dépasser
les apories politiques
des associations fréristes
Ces structures n’ont toutefois pas réussi à
transformer leurs succès religieux et sociaux en
influence politique. Il y a bien la volonté chez les
Frères de peser dans le débat public et politique
par une stratégie d’entrisme, en appelant leurs
responsables à intégrer des partis politiques
nationaux. Mais à chaque fois que ces structures
ont tenté d’établir un rapport de force avec les
pouvoirs publics, l’épreuve a tourné court.
Ainsi, en 2004, en dépit des diverses
manifestations organisées par des associations
proches de l’UOIF et rassemblant des milliers de
personnes en France, la loi sur l’interdiction des
signes religieux dans les écoles publiques a été
votée. En Suisse, les associations musulmanes de
la Ligue des musulmans ont, elles aussi, échoué
à empêcher la votation sur l’interdiction des
minarets, en 2009. Les différents appels au boycott
de produits considérés comme « sionistes »
– Coca-Cola, Levi’s, Nike, par exemple – en signe
de soutien à la cause palestinienne n’ont été suivis
que par une minorité de musulmans et ont été
progressivement abandonnés.
Si ces structures proches des Frères musulmans restent des acteurs hégémoniques de
l’islam européen, elles souffrent d’un déficit de
légitimité croissant auprès des jeunes musul152
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
mans en raison de l’euphémisation volontaire
de leur dimension protestataire. Nombreux sont
les membres, déçus par le manque de proactivité
de ces organisations, qui ont, progressivement,
décidé de les quitter. Dans ce cadre, un certain
nombre de militants, souvent des trentenaires nés
et scolarisés en Europe, ont décidé de prendre
leurs distances avec ces organisations historiques
et de créer des structures plus « compétitives ».
Le Collectif contre l’islamophobie en
France (CCIF) en est sans doute l’un des
exemples les plus emblématiques. Créé en 2003
pour pallier l’incapacité des associations traditionnelles à lutter contre la discrimination
musulmane, le CCIF a opté pour une professionnalisation de son personnel. Il s’agissait en effet
de rompre avec l’amateurisme des anciens, jugé
partiellement responsable de l’inefficacité des
actions musulmanes en Europe.
Le Collectif a recruté des juristes spécialisés en droit du travail, en droit administratif
ou encore en droit européen, et a décidé d’ester
en justice à chaque fois qu’il constatait un acte
islamophobe. Son objectif, en multipliant les
actions judiciaires, est de montrer que les actes
antimusulmans sont en constante augmentation. Il tente ainsi d’établir un rapport de force, à
travers une stratégie de l’affrontement.
À chacune de ses interventions médiatiques, le directeur exécutif du CCIF, qui fut
jusqu’en 2016 conseiller islamophobie au sein
de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Marwan Muhammad,
qui partage par ailleurs des accointances idéologiques avec Tariq Ramadan 7, est coaché par des
spécialistes de la communication. Il n’hésite pas
à solliciter l’Open Society Institute, du milliardaire américain George Soros, pour financer
par exemple des campagnes d’affichage qui
présentent les musulmans comme étant aussi
des enfants de la nation. Loin de se cantonner à
l’Hexagone, l’influence de Marwan Muhammad
Professeur d’études islamiques à l’université d’Oxford, il s’est
imposé comme un leader communautaire auprès des jeunes
musulmans européens, surtout francophones. Prônant une lecture
« réformiste » de l’islam, il appelle les sociétés européennes à
une meilleure reconnaissance de l’islam dans l’espace public. Ses
travaux ont fait l’objet de plusieurs controverses en France.
7 L’ i s l a m p o l i t i q u e e x i s t e - t - i l e n E u ro p e ?
s’exporte à l’étranger, notamment en Belgique,
où il est l’auteur d’un rapport sur les discriminations pour le Réseau européen contre le racisme
(European Network Against Racism, ENAR).
Une autre structure, en France, tente également de dépasser les apories idéologiques et
politiques des associations de tendance « Frères
musulmans ». Il s’agit de Fils de France.
Reprenant les réflexions de Tariq Oubrou, imam
de la mosquée de Bordeaux 8, dont il est un proche,
Camel Bechikh, membre de l’UOIF, tente quant
à lui de proposer une théologie de l’acculturation, allant plus loin que les Frères musulmans
première génération sur la question de l’intégration. Il appelle non seulement à débarrasser
l’islam européen de ses oripeaux traditionnels en
francisant la pratique de l’islam, mais également
à développer le patriotisme français dans le cœur
des fidèles musulmans de l’Hexagone.
Si les Frères musulmans européens ont
officiellement abandonné toute idée de prise de
pouvoir dans les pays arabes à partir du Vieux
Continent, force est néanmoins de constater que
l’on assiste chez eux à un « retour du refoulé
islamiste ». En effet, ils ont toujours entretenu
des relations fortes avec les « confrères » du
monde musulman.
Cette « appétence islamiste » s’est
intensifiée au lendemain des révoltes arabes,
avec l’accession au pouvoir des islamistes
dans certains pays arabes (Maroc, Tunisie,
Égypte). De nombreux membres de la FOIE
ou gravitant dans la nébuleuse frériste d’origine tunisienne ont réintégré les rangs du parti
Ennahdha. Abdelmajid Nejjar, enseignant à
John R. Bowen, L’Islam à la française, Steinkis, Issy-lesMoulineaux, 2011.
8 l’Institut européen des sciences humaines,
Meherzia Labidi, proche de l’UOIF, ou encore
Walid Bennani, membre de la Ligue des musulmans de Belgique, ont été élus députés en
Tunisie sur les listes d’Ennahdha. Ou encore
Oussama Sghaier, membre de la branche
italienne des Frères (Unione delle Communità
e Organizzazioni Islamische in Italia) et actuel
porte-parole du parti islamiste tunisien.
Si ce retour était motivé par des raisons
idéologiques, il est également fondé sur des
raisons pratiques. En effet, l’accession au pouvoir
d’Ennahdha en Tunisie, en 2011, a représenté
une opportunité politique et d’ascension sociale
d’autant plus importante que l’exil avait souvent
été synonyme de déclassement.
En outre, il n’est pas rare que, lors des
rassemblements de musulmans en France,
en Belgique ou encore au Royaume-Uni, des
personnalités islamistes soient invitées, tels que
Rachid Ghannouchi, le chef du parti Ennahdha,
ou Aboujedra Soltani, ancien président du
Mouvement pour la société et la paix, le parti
islamiste algérien. Régulièrement, le viceprésident d’Ennahdha, Abdelfattah Mourou se
rend lui aussi en Belgique pour y assurer la direction de la prière du vendredi dans une mosquée
bruxelloise.
lll
Bien qu’ils défendent une vision
européenne de l’islam, les Frères musulmans
n’ont pas abandonné l’idée de devenir une force
hégémonique capable d’influencer les pouvoirs
publics. Or, en dépit du fait qu’ils sont des
acteurs du paysage islamique européen et qu’ils
disposent d’une capacité de mobilisation importante, leur influence supposée sur les musulmans
reste marginale. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
153
Questions EUROPÉENNES
Finlande :
une économie qui patine
Antoine Jacob *
* Antoine Jacob
est journaliste. Il travaille dans les pays
nordiques et baltes depuis une quinzaine
En récession pendant trois ans jusqu’à 2014, la Finlande a
actuellement l’une des économies les plus faibles de la zone
l’AFP puis du Monde à Stockholm, il
euro, handicapée par la chute du leader de la téléphonie
couvre l’Europe du Nord en indépendant
depuis 2007.
mobile Nokia, une productivité en berne et l’une des
populations les plus âgées de l’Union européenne. Helsinki
n’est plus le bon élève de l’Europe mais son nouvel homme malade. En
place depuis mai 2015, un gouvernement de centre-droit dirigé par un
ancien homme d’affaires tente d’y remédier à sa manière. La potion,
amère, passe mal auprès des puissants syndicats qui menacent, fait
inhabituel dans l’histoire du pays, d’organiser une grève générale.
d’années. Ancien correspondant de
154
À l’orée de la crise financière de 2008,
l’économie finlandaise tirait encore bien
son épingle du jeu, à l’image du « champion
national » Nokia. Depuis, la part de marché de
cette société est passée de plus de 40 % à 3 %
des ventes mondiales de smartphones – et c’est
sous la marque Microsoft qu’ils sont désormais commercialisés. Si cette débâcle ne saurait
résumer la mauvaise passe que traverse le pays
et ses 5,48 millions d’habitants, elle l’explique
en partie. Rarement, en effet, une seule et même
entreprise a eu une telle importance pour l’économie d’un pays occidental.
Au pouvoir à Helsinki depuis mai 2015, une
coalition de partis allant du centre-droit à la droite
populiste eurosceptique s’escrime désormais à
faire adopter les réformes économiques et sociales
annoncées pour remettre le pays « dans le droit
chemin ». Les syndicats s’y opposent vigoureusement. Et l’image du Premier ministre, Juha Sipilä
(Parti du centre), un ancien homme d’affaires
désireux d’appliquer des principes de gestion
d’entreprise à la conduite du pays, en pâtit.
Favoriser l’émergence d’un ou plusieurs
successeurs à un fleuron de cette envergure se
révèle difficile. D’autant plus que la république
nordique doit faire face à des problèmes structurels, en particulier un manque préoccupant de
compétitivité et le vieillissement de sa population. Le net ralentissement économique survenu
dans la Russie voisine complique un peu plus la
situation.
Une récession qui dure
La Finlande est « le nouvel homme malade
de l’Europe ». L’expression a fait son apparition
dans le quotidien britannique Financial Times du
17 juin 2015. Le ministre finlandais des Finances,
le conservateur Alexander Stubb, y expliquait
pourquoi il ne comptait pas faire un sermon à
la Grèce, malgré les grandes réticences finlandaises à participer à un énième plan de sauvetage
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Un diagnostic pessimiste
Finlande : une économie qui patine
européen en faveur d’Athènes. Pour être entendu,
expliqua-t-il, « vos propres finances doivent être
en ordre. Or, il est évident que la Finlande, en ce
moment, est un pays qui doit faire ses preuves »
de ce côté-là.
L’aveu, s’il correspondait à une réalité bien
connue, tranchait avec l’époque encore récente
durant laquelle Helsinki mettait un point d’honneur à respecter les différents critères de stabilité
économique et financière fixés par la Commission
européenne. Dans les médias, on parlait alors
volontiers du « bon élève finlandais », entré dans
l’Union européenne en janvier 1995, en même
temps que la Suède et l’Autriche.
De fait, le bilan économique affiché par
cet État est plus que mitigé. L’année 2009 a vu
le produit intérieur brut (PIB) se contracter de
8,3 % par rapport à l’année précédente, en raison
de la crise financière internationale. Puis, à
l’exception des années 2010 et 2011, la récession
a prédominé jusqu’en 2014.
En 2015, le pays a réussi à sortir de la
récession, avec un taux de croissance de 0,5 %,
le plus mauvais de tous les pays de la zone
euro hormis la Grèce, d’après Eurostat. Soit
un peu mieux, toutefois, que les prévisions de
la Commission européenne (0,3 %), du ministère des Finances (0,2 %) et de l’Organisation
pour la coopération et le développement économiques (OCDE), dans son dernier rapport sur
la Finlande publié en janvier (– 0,1 %). Quoi
qu’il en soit, le PIB n’a pas encore retrouvé son
niveau d’avant la crise financière. Pour 2016,
les avis convergent cependant pour anticiper
une amélioration : le PIB pourrait augmenter de
1,1 % (ministère des Finances et OCDE), voire
de 1,2 % (Commission européenne).
Un chômage structurel
La récession a naturellement eu un impact
négatif sur l’emploi. Certes, le taux de chômage
est loin de son niveau de la première moitié des
années 1990 – jusqu’à 19 % de la population
active –, autre période de crise en Finlande provoquée notamment par la disparition de l’Union
soviétique et la fin du commerce bilatéral. Mais,
avec 9,2 % en décembre 2015, ce taux ne cesse
d’augmenter depuis 2012.
Les plans sociaux rythment les saisons,
touchant à peu près tous les secteurs d’activité existant dans le pays. Le plus médiatisé a
concerné Microsoft, avec plus de 3 300 licenciements depuis son rachat de la branche mobile de
Nokia, en avril 2014. De nombreuses entreprises
de tailles diverses ont également été affectées.
L’entreprise de tricot Nanso, fondée en 1921,
va délocaliser une partie de sa production en
Estonie, voisin méridional dont la main-d’œuvre
est nettement meilleur marché. Quant aux tasses
et aux assiettes en porcelaine représentant les
trolls Moumines, avec lesquels jouent les enfants
finlandais depuis des générations, elles ne sont
plus produites en Finlande mais en Thaïlande.
En février 2016, le nombre de chômeurs
de longue durée avait progressé de 19 % par
rapport à la même période de 2015, et 21,1 % des
jeunes de moins de 25 ans étaient sans emploi.
Même si la légère relance de l’activité économique entrevue pour 2016 se concrétise, le taux
de chômage devrait avoisiner les 9,5 %. Des
pays nordiques, la Finlande est celui dont le taux
d’emploi est le moins élevé.
Dettes et budgets publics en déficit
Les gouvernements finlandais successifs
ont longtemps été à cheval sur le respect des
critères européens quant à l’ampleur du déficit
des finances publiques et de la dette publique.
Alors que le Pacte de stabilité et de croissance
autorise, en principe, un niveau maximum
équivalent à respectivement 3 % et 60 % du
PIB, les performances alignées par Helsinki
avant – et au début de – la crise financière lui ont
valu louanges et éloges flatteurs. Ainsi, en 2007
et 2008, le pays nordique n’affichait pas de
déficit, mais un excédent budgétaire de respectivement 5,3 % et 4,4 %. Quant à la dette publique,
elle plafonnait à 35,2 % et 33,9 % du PIB.
Depuis, le pays a dû toutefois céder
beaucoup de terrain. D’excédentaires, les
finances publiques sont devenues déficitaires :
2,7 % en 2015, d’après le Bureau national des
statistiques, soit mieux qu’en 2014, la seule
année où le déficit a franchi la limite des 3 %
en principe autorisés (3,3 %). Et ce alors que
le pays nordique figure parmi ceux de l’Union
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
155
Questions EUROPÉENNES
Finlande : quelques
données statistiques *
Superficie : 338 145 km2
Population totale : 5,48 millions d’habitants
Helsinki : 600 000 habitants
Migration nette : 11 800 (2015/année précédente)
Langues officielles : finnois, suédois
Langue maternelle : finnois (89 %), suédois (5,3 %),
russe (1,3 %), estonien (0,8 %), anglais (0,3 %),
somali (0,3 %), arabe (0,3 %) (2014)
Taux de fécondité : 1,71 enfant par femme (2014)
Espérance de vie : 83,9 ans (femmes),
78,2 ans (hommes) (2014)
Religion : luthérienne (73,8 %), orthodoxe (1,1 %),
autres religions (1,6 %)
Indice de développement humain : 0,883
(24e rang mondial)
Indice de Gini : 0,27 (2014)
Taux de chômage : 9,4 % (février 2016)
Taux d’inflation : – 0,1 % (février 2016)
Taux de croissance du PIB : 0,5 %
PIB par habitant : 39 981 dollars (22e rang mondial)
(2014)
Importations : 54,256 milliards d’euros
Exportations : 53,829 milliards d’euros
Principaux clients : Allemagne (15,2 %), Suède (11,4 %),
Russie (11 %)
Principaux fournisseurs : Allemagne (13,9 %),
Suède (10,3 %), États-Unis (7 %)
* Chiffres de 2015, sauf indication contraire.
Sources : Bureau national des statistiques (www.stat.fi/index_
en.html) ; Douanes finlandaises (www.tulli.fi) ; Banque mondiale
(www.worldbank.org).
qui exigent le plus de leurs citoyens en termes
d’impôts et de charges sociales.
Quant à la dette publique finlandaise,
elle est sur une pente ascendante depuis 2008.
En 2014, elle a excédé pour la première fois le
plafond de 60 % du PIB édicté par la Commission
(62,8 %). En 2015, elle s’est un peu creusée à
63,1 %. Il est vrai que cette hausse s’explique
en partie par la contribution de Helsinki aux
efforts en vue de garantir le maintien de la Grèce
dans la zone euro. La dégradation – qui devrait
se poursuivre en 2016 et 2017 – n’en reste pas
156
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
moins relative, dès lors que le regard se porte vers
le Sud. Pour toute la zone euro, cet indice dépassait 90 % à la fin du troisième trimestre de 2015.
Il n’empêche que, pour un pays qui naguère
prêchait l’orthodoxie financière, l’état actuel des
comptes publics est jugé embarrassant par une
majeure partie de la classe politique locale.
Cette évolution n’est pas passée inaperçue
non plus de la Commission européenne. Un mois
après les élections législatives d’avril 2015, elle a
annoncé envisager une procédure dite « de déficit
excessif » à l’encontre d’Helsinki. L’exécutif
européen n’a finalement pas donné suite, estimant
en novembre 2015 que le nouveau gouvernement avait démontré sa détermination à maîtriser
ces dérapages. Si d’aventure il n’y parvenait pas,
la procédure pourrait alors être lancée. Ce qui ne
serait pas sans ironie tant les dirigeants finlandais,
au diapason d’une majorité de la population, ont
critiqué les Grecs pour leur « laxisme » et le délitement de leurs finances publiques.
Une situation à relativiser
Dresser un parallèle avec le cas de Grèce,
ou même celui du Portugal, serait toutefois
exagéré. La dette publique n’a jamais pris des
proportions telles dans le pays nordique. Nul
besoin, à Bruxelles ni dans les grandes capitales
européennes, de concocter un plan de sauvetage
financier en faveur de l’État finlandais. Jusqu’à
présent, l’agence de notation Moody’s continue
à lui accorder la note maximale, une denrée rare
au sein de la zone euro – Standard & Poor’s, en
octobre 2015, et Fitch Ratings, en mars 2016, ont
baissé la leur d’un cran.
Les mesures d’austérité proposées par le
gouvernement actuel s’annoncent en outre moins
drastiques que celles appliquées en Grèce, au
Portugal ou en Lettonie. Les « ajustements »
prévus, détaillés plus bas, s’élèveront à « environ
0,5 % du PIB » finlandais par année, contre des
coupes équivalant à 2,5 % du PIB par an au
Portugal et à 1,5 % ou 2 % en Irlande, assurait en
janvier Olli Rehn, ancien commissaire européen
devenu ministre de l’Économie 1.
Entretien à l’agence de presse Bloomberg, publié le 27 janvier
2016.
1 Finlande : une économie qui patine
Enfin, l’environnement économique international, s’il est contrasté, peut entretenir des
espoirs d’amélioration en Finlande. Certes, les
perspectives de croissance se sont nettement
détériorées dans les pays dits émergents et en
particulier en Chine, admettait le ministère des
Finances dans sa présentation du budget 2016.
Mais, reprenait-il, « de nombreux partenaires
commerciaux importants pour la Finlande
bénéficient d’une croissance assez soutenue ». Et
le ministre de citer les États-Unis, l’Allemagne
et la Suède.
Les multiples raisons
du malaise économique
Nokia
La déroute de Nokia, qui n’a su ni
anticiper la percée des smartphones ni contrer le
dynamisme de ses concurrents dans ce segment,
a porté un coup considérable à l’économie et au
moral finlandais. En 1999, année record pour le
groupe, Nokia représentait 4 % du PIB du pays
et 20 % des exportations nationales. En 2000, la
moitié de la croissance nationale (alors de 5 %)
était générée par cette compagnie qui jouait le
rôle d’une locomotive incomparable pour l’innovation technologique. En 2008, alors que Nokia
commençait à perdre un peu de sa superbe, ses
investissements dans la recherche et le développement représentaient encore 37 % du total
réalisé dans le pays.
Certes, le poids de la firme d’Espoo – en
grande banlieue d’Helsinki – dans l’économie
nationale s’était allégé au fil des années, avec la
délocalisation de la majeure partie de sa production à l’étranger. En 2011, année du début du
« partenariat » avec le géant Microsoft, elle ne
comptait plus que pour 0,6 % du PIB finlandais
et ne payait plus que 0,06 % des taxes sur les
bénéfices des entreprises – contre 23 % en 2003.
Deux ans plus tard, Nokia se résignait à vendre la
totalité de sa branche mobile à Microsoft.
Le rachat par ce qui reste aujourd’hui
de Nokia – les équipements pour réseaux de
télécommunication – du groupe franco-américain Alcatel-Lucent, officialisé le 15 avril 2015,
peut-il changer la donne ? Les experts n’y croient
guère, même si l’opération est susceptible
de renforcer Nokia dans ce domaine, face au
suédois Ericsson, le leader du secteur. Avec la fin
de la production massive de téléphones portables
en Finlande s’est envolée la réussite économique
d’un pays qui n’en était pas peu fier.
Une crise de la productivité
En dépit de la crise financière de 2008,
les salaires ont continué à augmenter. Ainsi le
voulaient les généreuses conventions collectives renouvelées en 2007, branche par branche,
et portant sur des périodes de deux ans à deux
ans et demi. La productivité du pays nordique,
déjà affectée par la récession abrupte, n’en fut
que plus ralentie, en particulier dans le secteur
manufacturier. Si une nouvelle vague de conventions collectives conclues en 2013 a abouti à
des hausses plus en phase avec la conjoncture
du moment, le retard de productivité n’a pas été
comblé vis-à-vis de la plupart des pays partenaires commerciaux de la Finlande chez lesquels
les hausses de salaire ont aussi été modérés.
Selon le ministère de l’Économie, la
Finlande est « 10 % à 15 % derrière la Suède et
l’Allemagne » dans le domaine de la compétitivité en termes de coûts. Revenir à leurs niveaux
« prendra du temps », observait l’OCDE en
janvier 2016, tout en déplorant une réglementation « excessivement lourde dans certains
domaines », notamment le commerce de détail,
le secteur du bâtiment et des travaux publics et
celui de l’aménagement du territoire.
La lourdeur de la fiscalité, l’une des plus
élevées parmi les États membres de l’OCDE,
peut aussi être perçue comme un obstacle à
l’activité économique. La concurrence est en
outre limitée là où la densité de population est
faible, soit dans de nombreuses régions d’un
territoire de 338 000 km², à peine moins étendu
que l’Allemagne.
Le vieillissement de la population
Depuis le début de la décennie, les personnes
partant à la retraite excèdent celles entrant sur le
marché du travail. Le nombre de Finlandais âgés
de 15 à 64 ans diminue désormais de près de
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
157
Questions EUROPÉENNES
0,5 % par an, ce qui érode le potentiel de croissance du pays. Dans le même temps, les dépenses
publiques ont augmenté de dix points, « essentiellement en raison du vieillissement de la population et de l’augmentation du chômage ». En 2014,
ces dépenses publiques rapportées au PIB étaient
« les plus élevées » de la zone OCDE (près de
59 %), juste devant la France.
La situation n’en deviendra que plus préoccupante avec le temps. Selon l’OCDE, « le nombre
grandissant de retraités et le niveau moyen de
plus en plus élevé des pensions continueront à
tirer les dépenses vers le haut ». Ces dernières,
quant à elles, constitueront le principal facteur de
hausse de la dette publique finlandaise, ajoutait la
Commission européenne en novembre 2015.
L’évolution préoccupe les démographes,
car le pays attire relativement peu d’immigrants
susceptibles de venir renforcer la main-d’œuvre
en place. En 2014, le nombre de personnes ayant
reçu la citoyenneté finlandaise a même diminué
(de 7 %) par rapport au record enregistré l’année
précédente (8 930 personnes). Arrivaient en tête
les Russes, suivis des Somaliens, pour lesquels
l’intégration apparaît problématique.
Le nombre de nouveaux venus devrait
néanmoins augmenter dans les années à venir.
En 2015, près de 32 500 migrants ont déposé
une demande d’asile, selon le service d’immigration. Et le pays nordique se prépare à accueillir
jusqu’à 50 000 migrants en 2016.
Le grand voisin russe
La dégradation des relations entre l’Union
européenne et Moscou, suite à l’annexion de la
Crimée (mars 2014), n’est pas restée sans conséquences pour la Finlande, qui partage une frontière
de quelque 1 300 km avec la Russie. Les contremesures commerciales imposées par le Kremlin
en représailles aux sanctions européennes ont
contribué à réduire les commandes en provenance
du grand voisin oriental. Selon les dernières statistiques en date publiées par les douanes finlandaises, les exportations vers la Russie ont chuté
en 2015 de 33 % par rapport à la même période
de l’année précédente, une baisse équivalente de
33 % affectant aussi les importations, dans un
158
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
volume toutefois plus élevé (4,5 milliards, dont
74 % en produits énergétiques).
Le tourisme est également en berne en
raison d’un affaiblissement du cours du rouble.
Durant les onze premiers mois de 2015, les
nuitées russes en Finlande ont diminué de
43 % par rapport à la même période de l’année
précédente.
Quels remèdes ?
La réforme des retraites
Les gouvernements qui se sont succédé
depuis la crise de 2008 ne sont pas restés inactifs
face à la détérioration du contexte économique.
Mais les politiques menées n’ont souvent pas eu
les résultats escomptés. Le fait – rare en Europe –
qu’une coalition gouvernementale ait pu rassembler des forces aussi disparates que le Parti
conservateur, le Parti social-démocrate, les Verts
et les anciens communistes de l’Alliance de
gauche (de juin 2011 à mars 2014) s’est traduit
par des compromis, parfois peu efficaces dans
leur application, ou des manœuvres dilatoires.
En raison de la vaste représentativité du gouvernement, des mesures ont néanmoins pu être
adoptées avec la quasi-certitude de ne pas être
défaites par une majorité parlementaire suivante.
C’est le cas, avant tout, de la réforme des
retraites qui entrera en vigueur en 2017, sous
réserve d’un ultime vote au Parlement d’ici là.
À l’automne 2014, la coalition alors au pouvoir 2
et les partenaires sociaux se sont entendus pour
porter progressivement l’âge minimum du départ
à la retraite à 65 ans – pour les personnes nées
à partir de 1955. L’objectif est de maintenir la
main-d’œuvre plus longtemps sur le marché du
travail et de mieux assurer le financement des
retraites. Cette réforme liera en outre l’âge du
départ à la retraite à l’espérance de vie, comme
le fait déjà la Suède et comme le recommande la
Commission européenne.
La même que celle mentionnée plus haut mais sans l’Alliance
de gauche qui a quitté le gouvernement en mars 2014, pour
protester contre l’adoption de coupes budgétaires et de hausses
d’impôts destinées à réduire le déficit budgétaire.
2 Finlande : une économie qui patine
Une nouvelle voie pour le changement
Au moment de renouveler le Parlement,
le 19 avril 2015, une majorité de Finlandais
ont voulu donner sa chance au Parti du centre
(ex-agrarien), dans l’opposition depuis 2011.
Son leader, Juha Sipilä, est un ancien homme
d’affaires ayant fait fortune en revendant à la
fin des années 1990 son entreprise de composants électroniques. Une expérience sur laquelle
ce quinquagénaire a joué durant la campagne
électorale, où furent promises plus de potions
amères que de miel.
fêtes de l’Épiphanie et de l’Ascension deviendraient en outre des jours de congés non payés.
Le Parlement, qui devait adopter ces mesures
courant février 2016 pour une entrée en vigueur
avant la fin de l’année, n’en a pas eu le temps.
À l’entendre, et pour résumer, une logique
d’entrepreneur ferait le plus grand bien à un pays
sclérosé par trop de bureaucratie et en attente
urgente de réformes structurelles. La mise en
pratique s’est révélée plus compliquée que prévu
pour cette coalition inédite, réunissant également les conservateurs et, pour la première fois,
les Finlandais (ex-Vrais Finlandais), un parti
eurosceptique dont une aile est ouvertement
anti-immigration.
De fait, ce sont les syndicats qui ont accepté
le plus de concessions. Ledit « pacte » prévoit
un gel des salaires en 2017 et, pour une période
illimitée, un allongement du temps de travail de
vingt-quatre heures (soit trois jours légaux), à
salaire égal. Les cotisations retraites et d’assurance chômage des salariés augmenteront de
1,2 % et 0,8 % pendant deux ans – celles payées
par les employeurs baisseront d’autant. Enfin,
les fonctionnaires toucheront 30 % de moins par
jour de congé payé pendant trois ans. D’après
Juha Sipilä, l’accord permettra la création de
35 000 emplois dans le pays, qui deviendra
« aussi compétitif que la Suède ».
D’emblée, Juha Sipilä a cherché à
emporter l’adhésion des syndicats pour son
« pacte social » destiné, selon lui, à relancer
la compétitivité et accroître le taux d’emploi
jusqu’à 72 % d’ici la fin de la législature en
cours (printemps 2019). Entre autres mesures, il
proposait une hausse de 5 % du temps de travail
sans augmentation de salaire. Les syndicats,
qui représentent près de 70 % de la population
active, n’ont – initialement – pas suivi, mettant
fin de manière temporaire aux pourparlers
avec les employeurs. Pour sortir de l’impasse,
le gouvernement a alors proposé de manière
unilatérale un train de mesures alternatives qui,
d’après lui, allégeront le coût du travail de 5 %
d’ici à 2019.
Celles-ci, a-t-il détaillé, comprendraient
la réduction, « particulièrement dans la fonction
publique », des congés payés annuels de 38 à
30 jours travaillés ; une baisse de moitié de la
rémunération des heures supplémentaires et de
25 % des dimanches travaillés ; la suppression
de la prise en charge par l’État du premier jour
d’arrêt maladie ; une baisse de la part patronale des cotisations de sécurité sociale. Les
Le 28 janvier, les partenaires sociaux ont
repris leurs négociations en vue d’une adoption
du « pacte social » promu par le Premier ministre,
désormais perçu comme un moindre mal par
rapport à l’alternative proposée. Et, le 3 mars,
un accord était trouvé entre partenaires sociaux,
avec la bénédiction du gouvernement.
En contrepartie, le gouvernement a promis,
en cas d’application du « pacte » sur le terrain
à partir du printemps 2016, de renoncer à une
partie (1,5 milliard d’euros sur les 6 milliards
prévus) de coupes budgétaires et de hausses de
taxes. En effet, la coalition au pouvoir, qui a
prévu de stabiliser la dette publique d’ici 2019,
s’est lancée dans un programme d’austérité en
vue de réduire le déficit des finances publiques.
Éducation, culture, santé, programmes sociaux
et aide au développement seront concernés.
Depuis, les annonces de suppressions
d’emplois se sont succédé, notamment dans les
universités. Une réforme spécifique du secteur
de la santé pourrait quant à elle se traduire par
une réduction (de dix-neuf à douze) du nombre
d’hôpitaux offrant une gamme complète
de services vingt-quatre heures sur vingtquatre. Enfin, la fiscalité sera réorientée de
manière à alléger les secteurs du travail et de
l’entrepreneuriat.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
159
Questions EUROPÉENNES
La grogne s’intensifie
Ces différentes initiatives gouvernementales ont suscité un mouvement de contestation
dont l’ampleur est inhabituelle dans un pays
généralement prédisposé au consensus. Depuis
l’été 2015, les manifestations se sont multipliées
à Helsinki et ailleurs, « contre les coupes budgétaires » et « pour l’État-providence ».
Pour les syndicats, les mesures avancées
par le gouvernement, en réduisant le pouvoir
d’achat moyen, ne feront qu’aggraver la récession actuelle et heurteront notamment certains
groupes, dont les femmes travaillant dans la
fonction publique. Le gouvernement avait
en outre prévu, dans son plan alternatif, de
s’autoriser une plus grande interférence dans
le dialogue social, par voie législative. Les
syndicats y voyaient une volonté manifeste de
contourner le dialogue entre partenaires sociaux
et les conventions collectives, l’un des piliers du
modèle social nordique.
Le fait que le « pacte social » renonce
à ce changement a incité, en mars, les confédérations syndicales à l’accepter, malgré les
sacrifices qu’il implique. Cela dit, la principale
d’entre elles, la SAK (environ un million de
« cols bleus »), comprend des fédérations qui ont
rejeté le « pacte ». En avril, cette confédération
conditionnait encore l’application de l’accord
à l’annulation effective de coupes budgétaires
et d’impôts (pour un montant de 1,5 milliard
d’euros) promise par le gouvernement.
La perspective d’une grève générale s’éloignait néanmoins. Mais si celle-ci devait avoir
lieu, elle « nuirait à l’économie finlandaise et à
la perception que s’en font les investisseurs »,
estimait en janvier Jan von Gerich, économiste
à la banque Nordea Nexus. Les risques de surenchère ne sont donc pas à exclure, alors que les
conventions collectives actuelles commencent à
expirer au printemps 2016.
lll
160
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Naguère considérée comme un élément
stable et appliqué de l’Union européenne, la
Finlande traverse une période incertaine. Son
avenir, sur le plan économique, ne dépend pas
que d’elle. La coloration de la conjoncture chez
ses partenaires commerciaux, l’issue du dossier
grec et l’évolution des relations entre l’Union
européenne et Moscou auront notamment un
impact sur la santé du « malade » nordique.
Mais, plus qu’à l’extérieur, la clé se trouve
entre les mains des Finlandais eux-mêmes. Pour
les pouvoirs publics et les milieux économiques,
l’heure est à la recherche de nouveaux moteurs
de croissance, pour s’attaquer au chômage.
L’industrie locale des jeux vidéo est assez florissante, comme en témoigne le succès des « Angry
Birds » sur le marché international. II existe
un vivier de start-up, dont certaines créées par
d’anciens de Nokia. Quant à l’industrie papetière,
autre ancien point fort du pays, elle se restructure
pour tenter de compenser la chute des ventes de
journaux et magazines au format papier.
Enfin, les regards se tournent du côté du
gouvernement et des partenaires sociaux. Tout
comportement irresponsable contribuerait à
détériorer un peu plus le climat social et alimenterait la défiance croissante à l’encontre des
« élites » de Helsinki. Les efforts à livrer par cette
population vieillissante n’en seraient que plus
pénibles. Le pays ne peut pas se le permettre,
même si la pauvreté y est moins prégnante que
dans le sud de l’Europe.
Comme ailleurs, la tentation du repli sur
soi et du rejet de l’autre séduit des franges croissantes de la société. Certains rêvent tout haut
d’une sortie de la Finlande de la zone euro. Ils
sont minoritaires mais la question sera évoquée
cette année au Parlement, comme le prévoit la
loi dès lors qu’une pétition dépasse le seuil de
50 000 signatures. En fonction de ces divers
paramètres, le centenaire de l’indépendance
finlandaise, proclamée le 6 décembre 1917, sera
plus ou moins festif. n
Regards sur le MONDE
Jamaïque :
l’envers de la carte postale
Romain Cruse *
* Romain Cruse
est géographe et cartographe. Il
enseigne la géographie et l’économie
La Jamaïque est de nos jours largement connue et
appréciée à travers le monde de par deux de ses icônes :
des Antilles et de la Guyane (UAG),
le chanteur de reggae Bob Marley et le sprinter Usain Bolt.
à la Martinique, et intervient
Le pays renvoie une image très positive, due notamment
régulièrement à l’université
des West Indies (UWI), à Trinidad
à son classement quelque peu surréaliste parmi les pays
et à la Jamaïque.
les plus heureux de la planète 1. Longtemps destination
touristique en vogue, l’île est toutefois dorénavant
déconseillée pour les voyageurs, particulièrement les croisiéristes 2.
De même est-elle dénoncée pour ses arnaques à la loterie, nouvelle
spécialité des réseaux criminels de l’Ouest jamaïcain 3. L’on découvre
soudainement l’envers de la carte postale vendue par l’office du
tourisme local et relayée par les moteurs de recherche.
de la Caraïbe à l’université
La Jamaïque, qui a accédé à l’indépendance en 1962, vient de signer avec le Fonds
monétaire international (FMI) un nouvel accord
d’échelonnement d’une partie (932 millions de
dollars) de sa dette faramineuse 4, l’une des plus
importantes au monde une fois rapportée au
nombre d’habitants, et la sixième du monde en
proportion du produit national brut (PNB) 5. Cet
accord fait suite aux dizaines d’« ajustements
structurels » imposés à l’île depuis le début des
années 1980.
Voir John Helliwell, Richard Layard et Jeffrey Sachs (dir.), World
Happiness Report 2016, Update, vol. I, Sustainable Development
Solutions Network, New York, 2016, p. 20-21 (http://worldhappiness.report/wp-content/uploads/sites/2/2016/03/HR-V1_web.pdf).
2 « Top 10 Most Dangerous Cruise Destinations in the World »,
Cruise Law News, 21 avril 2014 (www.cruiselawnews.com).
3 L’ambassade américaine à Kingston conseille dorénavant
– judicieusement – aux centaines de victimes américaines de « ne
surtout pas venir sur place pour tenter de récupérer [leur] argent »
(http://kingston.usembassy.gov/service/scams.html).
1 Un sombre état des lieux
Le dilemme de la sortie du colonialisme
L’économie jamaïcaine traverse les mêmes
problèmes que toutes les anciennes colonies
britanniques comparables et, sans généraliser
beaucoup, de la plupart des anciens empires
coloniaux européens. L’effondrement du secteur
primaire à la fin de la période coloniale, avec la
chute du prix des productions agricoles – notamment le sucre – sur les marchés internationaux,
a été suivi par la promotion de l’« industrialisation par invitation », c’est-à-dire par des
opérations visant à « inviter » des investisseurs
étrangers par toutes sortes d’incitations : réduction des taxes, des salaires, du droit du travail,
Steven Jackson, « Less growth for Jamaica – IMF But rates still
beat LAC average », Jamaica Observer, 9 octobre 2015 (www.
jamaicaobserver.com).
5 Source : CIA, « Central America and Caribbean: Jamaica »,
The World Factbook (www.cia.gov/library/publications/
the-world-factbook/geos/jm.html).
4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
161
Regards sur le MONDE
des normes environnementales, etc. Des orientations similaires sont ensuite intervenues dans le
secteur des services.
Capitaux étrangers. Entreprises étrangères. Profits étrangers. On espérait ainsi créer
localement du travail pour la masse des travailleurs agricoles qui se retrouvaient progressivement sans emploi du fait de la fermeture des
plantations. Vers la fin des années 1950 et dans
les années 1960, l’idée fut jugée plutôt révolutionnaire dans la Caraïbe, dominée par la caste
des planteurs blancs créoles. Elle vaudra même
le prix Nobel d’économie au brillant économiste
saint-lucien Arthur Lewis – une caution poussant
les gouvernements caribéens à s’engager massivement dans cette voie 6.
Les résultats escomptés n’étant pas au
rendez-vous, une vague de critiques s’éleva
rapidement contre ce modèle de développement clés en main pour sociétés dites « postcoloniales ». Remettant en cause jusqu’à l’emploi de
ce terme, auquel ils préférèrent celui de « néocolonialisme », certains universitaires caribéens
engagés – en particulier le New World Movement
à la Jamaïque – évoquèrent ensuite dans les
années 1970, avec l’économiste trinidadien Lloyd
Best, des « économies de plantation modifiées »,
c’est-à-dire des économies modifiées superficiellement mais toujours modelées structurellement
par l’héritage colonial.
Selon les théoriciens de ce modèle, le
« Centre » qui extrait la richesse locale a changé
– en l’occurrence les États-Unis ont pris la
relève de la Grande-Bretagne –, mais le système
d’exploitation n’a pour ainsi dire pas changé : le
revenu généré dans les îles caribéennes, comme
la Jamaïque, par les investissements des firmes
multinationales qui s’y sont implantées, est
toujours destiné à remonter à la maison-mère.
Une économie naufragée
Dans ce contexte, tous les « ajustements » successifs menés sous la coupe des
Victor Bulmer-Thomas, The Economic History of the
Caribbean since the Napoleonic Wars, Cambridge University
Press, 2012 ; Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une
croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 4e éd., 2013.
6 162
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
experts occidentaux 7 permettent aujourd’hui à la
Jamaïque d’afficher un modèle économique… à
ne pas suivre.
L’île exporte en effet des matières
premières peu ou pas du tout transformées
– dont la bauxite et l’alumine qui représente
5 % du PNB –, laissant la valeur ajoutée de la
filière partir vers l’Amérique du Nord, d’où
est notamment originaire la firme Alcoa. L’île
importe à peu près tout ce qui lui est nécessaire :
pétrole pour les véhicules et pour la production d’électricité, véhicules et autres engins et
machineries, produits manufacturés, produits
agroalimentaires…
La tertiarisation tant attendue de l’économie s’est d’abord faite au profit des compagnies multinationales du tourisme, en particulier
les chaînes d’hôtellerie et compagnies croisiéristes nord-américaines ou européennes, plus
récemment chinoises. Une part belle a cependant été concédée à la bourgeoisie locale, qu’illustre le célèbre exemple de Gordon « Butch »
Steewart, un Blanc créole jamaïcain à la tête de
la chaîne Sandals Resorts. Des entreprises du
secteur textile et des compagnies pharmaceutiques y ont délocalisé leurs étapes de production
sans valeur ajoutée dans des zones franches que
les Jamaïcains appellent « slave zones », plutôt
que « free trade zones » : centres d’appels, mise
en carton, assemblage textile, etc.
Quel économiste pourrait dès lors
s’étonner de l’endettement du pays ? Le secteur
du tourisme représente un tiers de la production
de richesse nationale. Et ce si l’on se réfère à la
production de richesse du secteur formel, car la
majorité des Jamaïcains vivent en fait partiellement ou intégralement du secteur informel :
accouchements à domicile avec l’aide d’une
voisine, crèches de quartier non déclarées,
activités économiques informelles, connexions
pirates aux réseaux, épargnes dans des réseaux
de tontine et enterrements derrière la maison 8…
La Banque mondiale se réjouit fréquemment de l’amélioration
du « climat pour entreprendre » dans l’île. « World Bank says
Jamaica among countries with most business reforms », Jamaica
Observer, 28 octobre 2015 (www.jamaicaobserver.com).
8 Michael Witter, « The Informal Economy of Jamaica », in
Dennis Pantin, The Caribbean Economy: A Reader, Ian Randle,
Kingston, 2005.
7 © AFP / Jewel Samad
J a m a ï q u e : l ’ e nv e r s d e l a c a r t e p o s t a l e
De fait, la part du tourisme représente
autant, ou plutôt aussi peu, que les transferts
d’argent de la diaspora. La Jamaïque est donc
avant tout exportatrice nette… de sa maind’œuvre, les citoyens les plus éduqués partant
chercher des emplois mieux rémunérés aux
États-Unis et au Canada.
Il est délicat d’évaluer le bilan de ce qui
est communément appelé le brain drain (fuite
des cerveaux), un phénomène auquel il est toutefois difficile de faire obstacle. Certains économistes estiment d’ailleurs qu’il s’agit là d’un
nouveau modèle de « développement » pour les
petits espaces insulaires périphériques, au même
titre que la négociation de voix à l’ONU contre
des aides, ou encore l’établissement de services
offshore (paradis fiscaux, pavillons de complaisance, vente de nationalités, etc.).
Depuis quelques années, les experts des
grandes institutions internationales parlent quant
à eux d’un brain gain (arrivée de cerveaux) qui
s’effectuerait, en retour, lorsque les expatriés
rentrent au pays avec un savoir-faire acquis
Une fresque murale au centre de Kingston retrace l’histoire de la Jamaïque.
En 2015, l’île a reçu près de deux millions de touristes, américains
traditionnellement et plus récemment chinois.
en Amérique du Nord ou en Europe. Force est
cependant de constater que, jusqu’à présent,
les returnees – nom donné aux immigrés qui
rentrent au pays – des îles caribéennes comme la
Jamaïque sont avant tout des retraités – ou bien
des deportees, environ quatre-vingts par mois
renvoyés des États-Unis en raison de condamnations judiciaires 9.
Une société fracturée
En dépit des prévisions de croissance
du FMI, la plupart des Jamaïcains continue
de se débattre dans les affres d’une économie
naufragée, d’une bureaucratie rigide – que
l’épais tailleur des femmes fonctionnaires jamaïcaines symbolise parfaitement – et d’une police
largement corrompue.
« “Epidemic” of deportation hits Jamaicans... scores being
sent home per month », The Gleaner, 24 septembre 2015 (http://
jamaica-gleaner.com).
9 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
163
Regards sur le MONDE
La Jamaïque est le 37e pays le plus inégalitaire au monde 10, avec un décile des 10 % des
ménages les plus riches consommant plus de
35 % de la richesse nationale 11. Dans le bidonville de Riverton, construit à même la décharge
publique de Kingston, les damnés de la terre
– des jeunes hommes, des mères seules et des
hommes âgés pour l’essentiel – s’agglutinent à
l’arrivée des camions de ramassage d’ordures
pour collecter tout ce qui est récupérable :
textiles à laver et à rapiécer, restes de nourriture récupérables pour la consommation ou
pour nourrir les bêtes, câbles et autres rebuts
contenants des métaux réutilisables... Sans
parler des poulets abattus dans les élevages lors
des épidémies, qui sont boucanés et vendus
sur le bord des routes – le célèbre « Riverton
Chicken », qui n’est évidemment ni présenté
comme tel ni vendu à proximité de la décharge.
Sur cette colline d’immondices, parsemée
d’abris de fortune et sillonnée par ces foules
de miséreux, le pire reste l’arrivée des déchets
hospitaliers.
Le salaire minimum jamaïcain équivaut à
50 euros par semaine, pour 40 heures de travail.
À peine de quoi payer un loyer et la nourriture de
base, ou bien les factures d’eau et d’électricité,
dont les coûts sont faramineux au vu du niveau
de vie. Ils expliquent le nombre élevé de raccordements pirates sur les réseaux.
En 2013, la compagnie Jamaica Public
Service (JPS) approvisionnant l’île en électricité
affirmait avoir coupé du réseau 200 000 branchements illégaux, alors que la Jamaïque compte
moins de 900 000 foyers 12, tout en employant
200 personnes à temps plein pour ce « service » 13.
Les branchements illicites sont dissimulés sous
le sable, voire sous la mer, comme s’en plaignent
de temps à autre les pêcheurs de la banlieue de
Kingston qui reçoivent des décharges électriques
en plongeant 14. Dans certaines communautés
pauvres du centre-ville, plus des deux tiers des
consommateurs d’électricité seraient raccordés
illégalement.
Les campagnes connaissent le même
phénomène 15 et les « récupérateurs » de métaux
pour la revente, les « scrap metal men », s’en
prennent aux canalisations d’eau et aux câbles
téléphoniques. La JPS et la compagnie de
télécommunications LIME, qui affichent des
pertes de 50 à 80 millions de dollars par an
à cause de ces vols 16, ont sans doute du mal à
percevoir l’amélioration du « climat de l’investissement » annoncée régulièrement par le FMI
ou la Banque mondiale.
La « protection » des commerces par les
gangs est bien connue dans le centre-ville de
Kingston. Le phénomène s’étend désormais aux
villes secondaires, aux campagnes et à tous les
types d’activités : vendeuses de marché, opérateurs de bus et de taxis, commerçants chinois et
libanais, employés sur les chantiers de maçonnerie et de travaux publics, entreprises étrangères
construisant les routes et réparant les ponts…
Certains chefs de gangs bien connus opèrent ce
racket lucratif depuis leur cellule de prison 17.
Les chauffeurs de taxi, de bus et la majorité
des travailleurs qui exercent dans le secteur
informel se plaignent également régulièrement
des « morsures » de la police, une autre sorte de
protection tout aussi répandue.
De multiples formes
de violence
L’absence criante de l’État dans les
quartiers pauvres et surpeuplés du centreville de Kingston a ouvert un vide rapidement
comblé par les gangs. Chaque quartier a ses
groupes d’hommes, généralement des jeunes
« Shocking Revelation of Illegal Connections in the Sea –
Portland », Jamaica Public Service, 28 juillet 2013.
15 « More than 300 arrested for electricity theft – JPS », Jamaica
Observer, 19 juillet 2015, (www.jamaicaobserver.com).
16 Karena Bennett, « LIME looks to Gov’t as cable theft soars to
$80M », Jamaica Observer, 10 juillet 2015.
17 Corey Robinson, « Gangsters’ orders – Imprisoned gang
leaders still running extortion racket », The Gleaner, 4 octobre
2015 (http://jamaica-gleaner.com).
14 CIA, The World Factbook (www.cia.gov/library/publications/
the-world-factbook/rankorder/2172rank.html#jm).
11
CIA, « Central America and Caribbean: Jamaica », op. cit.
12 Statistical Institute of Jamaica (http://statinja.gov.jm/Census/
PopCensus/NumberofHouseholdsbyParish.aspx).
13 « JPS Curtailing Service to Communities with High Levels of
Theft », Jamaica Public Service, 12 mai 2014 (www.myjpsco.
com/news).
10 164
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Bayamo
Manzanillo
J a m a ï q u e : l ’ e nv e r s d e l a cPalma
a r t eSoriano
postale
Guantanamo
Santiago de Cuba
La Jamaïque (2016)
George Town
Bahamas
Cuba
Haïti
Rép.
dominicaine
Mexique
Belize
Hond.
Montego Bay
Lucea
St. Ann's Bay
Port Maria
Port Antonio
Savanna-la-Mar
Black River
Jamaïque
Guat.
Salvador
Nicaragua
Costa Rica
Panama
Falmouth
Port Morant
KINGSTON
Spanish Town
Mandeville
Venezuela
May Pen
Colombie
Nombre d’habitants
par hectare en 2015
Équateur
Pérou
Brésil
0
2
5 10 20 50 116
Un hectare = 10 000 m2
– de plus en plus des enfants, les gun boys –,
placés sous la direction d’un « don ». Il y a là les
germes d’un système d’autogestion qui pourrait
être relativement sain, au vu du contexte général
et en l’absence d’un système judiciaire efficace,
s’il se cantonnait à protéger les habitants du vol
ou du viol par exemple – ce que ces gangs font
au moins en partie, et chacun en fonction de ses
capacités.
La violence politique :
un phénomène ancien
Outre les dérives habituelles liées aux
inévitables abus de pouvoir et autres comportements iniques dont sont responsables ces gangs,
ce système de protection informel des quartiers
s’accompagne aussi d’une violence politique
endémique.
Les deux principaux partis politiques
jamaïcains sont issus de deux syndicats de
travailleurs, fondés par deux cousins originaires des beaux quartiers de Kingston. De
cette histoire commune, les partis politiques
Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016
États-Unis
jamaïcains ont hérité la violence graduelle des
méthodes. Dans un premier temps, un syndicat
était envoyé pour « casser » les piquets de grève
du second. En représailles, on caillassait volontiers les meetings du premier et on chantait
« sweep dem out » (balayons-les) à la fin des
discours, joignant dès que possible le geste à la
parole – le manche à balai étant l’arme possédée
par tous, même les plus pauvres.
Au moment de l’indépendance, ces
syndicats ont évolué en partis politiques. Il
fallut donc embaucher des hommes forts pour
protéger les meetings tenus dans les quartiers
les plus hostiles de la ville. Une cartographie
politique s’est progressivement dessinée avec,
en règle générale, des quartiers nouvellement
construits sur les ruines de bidonvilles rasés et
dans lesquels la formation au pouvoir entassait
ses partisans.
Du fait de cette polarisation politique, les
urnes récupérées lors des scrutins dans bon nombre
de quartiers populaires sont encore fréquemment pleines à plus de 90 %, voire plus de 100 %
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
165
Regards sur le MONDE
– par rapport au nombre de votants –, de bulletins
pour l’un des deux partis rivaux 18 : 100 % pour le
People National Party (PNP) dans le quartier de
Tavares Garden, par exemple, et 100 % pour le
Jamaica Labor Party (JLP) à Rema, ou de l’autre
côté de Spanish Town Road, à Tivoli Gardens.
Certains quartiers sont célèbres pour se situer
sur une « ligne de front » (frontline), passant au fil
des ans d’un bord à l’autre, au rythme des affrontements politiques dans lesquels les manches de
pioche ont d’abord remplacé les cailloux, avant
de se faire eux-mêmes reléguer par les pistolets
artisanaux puis par de vraies armes automatiques.
Ces quartiers sont les plus dangereux. C’est aussi
dans l’un d’entre eux, Trenchtown, que l’étincelle
du reggae a vu le jour à la fin des années 1960,
embrasant rapidement la Jamaïque, la Caraïbe,
puis le reste du monde.
Les gangs jamaïcains actuels
Deux phénomènes ont contribué à la
pénétration des armes de guerre dans les bidonvilles de Kingston, et par la suite dans ceux de
Spanish Town, de Montego Bay et même en
milieu rural, particulièrement dans l’ouest de
l’île : la guerre froide, à la fin des années 1970,
et la redirection des flux de cocaïne colombienne
– et aujourd’hui mexicaine, au moins si l’on
se réfère à la nationalité des groupes criminels
qui la commercialisent – vers les États-Unis, à
travers la Caraïbe à la même époque.
Au début des années 2010, l’affaire
Christopher « Dudus » Coke fut à cet égard très
révélatrice 19. Le gang de Tivoli Gardens, fort de
ses attaches avec le JLP alors au pouvoir, et de
son vaste réseau de distribution de drogues vers
les États-Unis et le Royaume-Uni, en était venu à
contrôler presque tout le centre-ville de Kingston.
Les magasins et les marchands versaient une
« taxe » de protection auprès de « Dudus », le
leader du célèbre Shower Posse de Tivoli, un
gang multinational disposant de ramifications
R. Cruse, « Tivoli, une “garnison” assiégée à Kingston
(Jamaïque, mai 2010) », Mappemonde, no 98, 2010 (http://
mappemonde.mgm.fr).
19 R. Cruse, « Derrière l’assaut de la “République de Tivoli” par
l’État jamaïcain », Études caribéennes, no 17, décembre 2010
(https://etudescaribeennes.revues.org/4863).
aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni
notamment. En échange de sa protection, les
larcins commis étaient sévèrement punis 20.
L’activité du gang était donc relativement
bien perçue par les populations miséreuses du
centre-ville, premières victimes de la petite criminalité liée à la misère. Et ce d’autant plus que le
leader distribuait généreusement des « bourses »
pour habiller les enfants et les envoyer à l’école
ou à l’université. Des jeunes adolescents armés de
kalachnikovs et de fusils d’assaut M16 patrouillaient ostensiblement le quartier.
Cette situation tolérée par la population et
par le gouvernent en place aurait pu durer sans
l’intervention des États-Unis, qui envoyèrent une
demande d’extradition concernant « Dudus »,
afin qu’il soit jugé pour meurtres et autres crimes
violents en lien avec son activité de revente de
la cocaïne dans les grandes métropoles des
États-Unis.
Embarrassée de devoir livrer ce témoin
gênant de ses activités peu recommandables,
l’oligarchie politique jamaïcaine tenta de temporiser, et peut-être de laisser Dudus s’échapper, en
le prévenant avant que son quartier général ne se
retrouve encerclé par les forces armées. L’envoi
de Rangers américains en mai 2010 sur le sol
jamaïcain permit l’arrestation médiatisée du
leader du Shower Posse, et son extradition aux
États-Unis où son procès est toujours en cours.
Une fois que les armes de guerre ont pénétré
en grand nombre la société civile, elles génèrent
leur lot de problèmes en dehors des cercles du
grand banditisme. En effet, selon les statistiques
de la police jamaïcaine, moins d’un quart des
meurtres commis chaque année à la Jamaïque sont
liés aux gangs et au trafic de drogues. Près d’un
tiers des homicides commis par des hommes et
près de 50 % de ceux commis par des femmes
résultent en fait de simples disputes. Le ratio
d’homicides pour 100 000 habitants est passé à
la Jamaïque de 3,8, après l’indépendance, à 17,6
en 1970, 43 en 2001 et 58 en 2005, année durant
18 166
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Lors de la prise du quartier par les forces armées, on a retrouvé
une salle de « jugement », une salle de torture dans laquelle les
condamnés étaient battus et même un crocodile vivant et un petit
cimetière derrière les locaux.
20 J a m a ï q u e : l ’ e nv e r s d e l a c a r t e p o s t a l e
laquelle la Jamaïque est devenue le premier
territoire au monde en termes d’homicides par
habitant – les chiffres étant par la suite redescendus légèrement 21.
La situation est telle que la police, pourtant
déjà lourdement armée – les squaddies, premier
échelon de la police nationale, patrouillent en
gilet pare-balles et fusil d’assaut M16 en bandoulière –, ne peut pas pénétrer dans bon nombre des
quartiers de la capitale, de Spanish Town ou de
Montego Bay, sans se faire escorter par les jeeps
de l’armée équipés de mitrailleuses lourdes.
Certaines stations de police, comme celle de
Mountain View ou d’August Town, sont en outre
protégées par des chars de l’armée, une armée
exclusivement tournée vers l’ennemi intérieur, la
population des bidonvilles.
Cette violence longtemps cantonnée aux
grandes villes frappe désormais de plein fouet les
campagnes où, pour la première fois en 2015, ont
été recensés plus de meurtres que dans les villes 22.
La violence jamaïcaine, née durant la
fin de la période coloniale, a pris une nouvelle
ampleur à la fin des années 1970, lorsque la CIA
organisa l’entrée massive d’armes de guerre dans
les ghettos jamaïcains, pour renverser le gouvernement de Michael Manley, jugé trop socialiste
(1980). En pleine guerre froide, les États-Unis
redoutaient alors le précédent de Cuba. Dans
le même temps, la Jamaïque était confrontée à
l’arrivée massive de la cocaïne colombienne.
Depuis, le trafic d’armes légères en provenance
de Haïti n’a fait qu’accentuer le phénomène.
Anthony Harriot (dir.), Understanding Crime in Jamaica, UWI
Press, Kingston, 2003.
22 Avec cependant un problème méthodologique impliquant la
comptabilisation de certains quartiers particulièrement violents
de Spanish Town dans les campagnes. Voir Livern Barrett,
« Murder spike in rural Jamaica », The Gleaner, 9 septembre
2015 (http://jamaica-gleaner.com).
21 À ces facteurs externes s’ajoute la responsabilité des élites politiques locales qui ont toujours
encouragé la violence pour asseoir leur pouvoir
électoral dans ce que l’on nomme les « garnisons », c’est-à-dire des quartiers dans lesquels on
vote comme un seul homme pour le parti.
lll
Sur le plan économique, social et politique,
la question qui se pose de manière de plus en
plus criante est désormais de savoir comment
sortir la Jamaïque de cette situation de pauvreté
endémique et de violence. En dépit de ses handicaps, le pays conserve un attrait économique
et diplomatique important, comme le montre
l’intérêt qu’il suscite à l’extérieur.
La Jamaïque représente un marché de plus
de deux millions de personnes et potentiellement une source de main-d’œuvre relativement
qualifiée. L’île est particulièrement influente
dans la caraïbe anglophone, qui représente un
grand nombre de voix aux Nations Unies… S’y
pressent donc la Chine – le Président chinois
en personne s’est déplacé pour rencontrer les
chefs d’État caribéens à Trinidad en 2013 –,
le Venezuela qui tente de mettre en place une
zone commerciale intégrée dans la Caraïbe 23, le
Japon 24 ou le Mexique 25… Le président Obama
lui-même a récemment entrepris une opération
de reconquête et de séduction de la Jamaïque en
effectuant un déplacement à l’University of the
West Indies 26… n
Z.C. Dutka, « Venezuela’s Maduro expands PetroCaribe
investments in Saint Vincent & Grenadines », Venezuelanalysis.
com, 4 novembre 2015.
24 « Japan not leaving it all to China in the Caribbean », Jamaica
Observer, 30 juillet 2014 (www.jamaicaobserver.com).
25 « Mexicans investing millions into Jamaica », Jamaica
Observer, 6 décembre 2015.
26 Steve Benen, « Why Obama went to Jamaica », MSNBC,
4 septembre 2015 (www.msnbc.com).
23 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
167
Regards sur le MONDE
La Jordanie
entre défis sécuritaires
et humanitaires
Myriam Ababsa *
* Myriam Ababsa
est chercheure associée à l’Institut français
du Proche-Orient (Ifpo).
Depuis le début des printemps arabes, le régime jordanien
est parvenu à contenir les récriminations d’une grande
partie de la population face au déficit démocratique du jeu politique
jordanien. Il a également pu juguler une crise humanitaire considérable
née de l’afflux récent de plus d’un million de réfugiés syriens.
Mais devant la réduction de l’assistance internationale aux réfugiés
et aux Jordaniens les plus démunis et la pression que les premiers font
notamment peser sur l’infrastructure scolaire et les services médicaux,
la crise humanitaire risque de se transformer en crise politique.
Élu membre temporaire du Conseil de
sécurité des Nations Unies le 8 décembre
2013 pour 2014-2015, la Jordanie a rejoint,
en septembre 2014, les forces de la coalition
internationale qui combattent l’organisation
État islamique (Daech) en Syrie et en Irak. En
octobre 2014, le pays a signé son premier accord
de coopération militaire avec la Russie, alors que
les États-Unis demeurent son soutien militaire
essentiel en termes d’armement et de formation
militaire.
En février 2015, la diffusion de la
vidéo de l’assassinat du pilote jordanien
Moath al-Kasasbeh par Daech a constitué un
véritable traumatisme national. Il s’est ensuivi un
renforcement de l’appareil sécuritaire, la militarisation des frontières, la pendaison de deux
jihadistes et la réactivation de la loi antiterroriste
Littéralement, « Lève la tête, tu es Jordanien » [Erfah rasek anta
Urduni]. Voir Hind Joucka, « Be proud’ becomes Twitter trend
after King’s address to nation », The Jordan Times, 4 mai 2015
(www.jordantimes.com/news/local/be-proud%E2%80%99becomes-twitter-trend-after-king%E2%80%99s-address-nation).
1 168
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
de 2006. En mars 2015, le roi lança, depuis son
compte Twitter, une campagne de communication intitulée « Sois fier, tu es Jordanien » 1, pour
unir la nation.
Alors que le régime jordanien s’est engagé
depuis le printemps arabe de 2011 dans une série
de réformes politiques, sa stabilité est désormais
menacée par la présence de centaines de milliers
de réfugiés syriens – près de 639 000 enregistrés
auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies
pour les réfugiés (HCR), 1,265 million selon
le gouvernement. Ces réfugiés syriens constituent dorénavant près de 20 % de la population,
estimée à 9,5 millions d’habitants fin 2015 lors
du dernier recensement 2. Ils sont de plus en plus
Selon les chiffres du recensement 2015 de la population
et de l’habitat, la Jordanie compte 9,523 millions d’habitants, dont 2,9 millions d’étrangers (1,265 million de Syriens,
636 270 Égyptiens, 634 182 Palestiniens non citoyens jordaniens,
130 911 Irakiens et 31 163 Yéménites). Voir Mohammed Ghazal,
« Population stands at around 9.5 million including 2.9 million
guests », The Jordan Times, 30 janvier 2016 (http://www.jordantimes.com/news/local/population-stands-around-95-millionincluding-29-million-guests)
2 © AFP / Khalil Mazraawi
L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s
Le camp d’Azraq, construit en plein désert dans le nord-est de
la Jordanie, dispose d’une capacité d’accueil de 50 000 places
dans des préfabriqués, extensible à 130 000.
perçus par les Jordaniens comme un fardeau
du fait de la concurrence qu’ils exercent sur le
marché de l’emploi, pour les logements et au sein
même des écoles. Le gouvernement redoute de
surcroît l’infiltration de jihadistes dans le pays.
Signataire d’un traité de paix avec Israël
en 1994 et soutien des États-Unis au MoyenOrient, la Jordanie a fait de sa position géostratégique une rente auprès des grands bailleurs de
fonds internationaux. Premier pays en chiffres
absolus et relatifs pour le nombre de réfugiés 3, le
royaume hachémite bénéficie d’une aide publique
au développement par habitant parmi les plus
élevées au monde. Les principaux donateurs
sont les États-Unis et l’Arabie saoudite, suivis de
l’Union européenne et, depuis 2014, de la Russie.
Le royaume refuge
La stabilité dont jouit le royaume hachémite de Jordanie depuis sa création en 1946
est le fruit de plusieurs facteurs concordants :
l’attachement de la population transjordanienne
à la monarchie, le contrat social établi par les
monarques avec les citoyens d’origine palestinienne, l’homogénéité ethnique et religieuse
du pays à 97 % arabe et sunnite, l’intégration
successive des nombreuses et régulières vagues
d’immigrés arabes jointe à l’habileté politique de
cooptation des élites locales traditionnelles 4.
En 1948, au moment de la première guerre
israélo-arabe, les 100 000 premiers réfugiés
palestiniens furent d’autant mieux intégrés que
le royaume lui-même s’étendit à la Cisjordanie,
englobant ainsi des sociétés urbaines complètes,
au niveau d’éducation élevé et aux réseaux
commerciaux dépassant les frontières du
royaume vers la Syrie et le Liban.
En 1967, après la guerre des Six Jours,
l’arrivée de près de 350 000 réfugiés palestiWorld Development Indicators, Table 6.13, « Movement of
people across borders » (http://wdi.worldbank.org/table/6.13#).
4 M. Ababsa (dir), Atlas of Jordan. History, Territories and
Society. Atlas al Urdunn. Al-tarikh, al-ardh, al-mujtama’, Presses
de l’IFPO (Institut français du Proche-Orient), Beyrouth, 2013
(http://books.openedition.org/ifpo/4560).
3 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
169
Regards sur le MONDE
niens supplémentaires, déplacés de Cisjordanie,
fut facilitée par le fait qu’ils possédaient la
nationalité jordanienne, la Jordanie étant le seul
pays arabe à avoir accordé sa nationalité aux
Palestiniens dès 1949 en échange de leur alliance
à la monarchie hachémite.
En 1991, les 300 000 travailleurs jordaniens d’origine palestinienne, chassés en un
mois du Koweït et des Émirats arabes unis par
l’intervention militaire irakienne, contribuèrent
à dynamiser l’économie nationale, conduisant notamment à la modernisation des espaces
commerciaux d’Amman – quartiers de Sweifieh,
d’Um Uthaina, de Tala Ali, de Gardens. Ces
citoyens éduqués dans le Golfe constituèrent des
acteurs majeurs du processus d’ouverture néolibérale du pays à la fin des années 1990.
L’impact de l’immigration irakienne à
partir de 2003, au lendemain de la chute du
régime de Saddam Hussein, a aussi été globalement positif, car ce sont les classes les mieux
éduquées et les plus aisées qui sont venues s’installer en Jordanie, les plus pauvres, en particulier
les chiites, ayant préféré s’établir en Syrie.
Fort de ces vagues successives de migrations, les Jordaniens d’origine palestinienne
formaient environ 45 % de la population jordanienne totale en 2011, avant l’arrivée des réfugiés
syriens.
L’essentiel de la population jordanienne est
concentré sur les terres arables, qui représentent
10 % du territoire. La population transjordanienne, organisée en grandes familles citadines
ou en tribus, ne compose que 40 % de la population. Massivement intégrées à l’administration
publique et dans l’armée, ces familles constituent le socle du régime. Mais, éloignées du
centre du pouvoir, elles se sont progressivement
senties victimes des cures d’austérité appliquées
au secteur public par le gouvernement depuis la
fin des années 1980.
De plus, elles ne bénéficient pas, à la
différence des réfugiés démunis enregistrés à
l’UNRWA – l’Office de secours et de travaux des
Nations Unies pour les réfugiés de Palestine et
du Proche-Orient –, d’avantages en termes d’aide
sociale, d’accès gratuit aux écoles et aux soins.
170
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Avec près de 100 000 militaires et
65 000 réservistes, l’armée et les services de
sécurité constituent le soutien traditionnel du
régime hachémite. La Légion arabe du désert a
été l’un des ferments de la construction nationale. Elle comprend de nombreux membres de la
minorité tcherkesse installée dans le pays par les
Ottomans à la fin du xixe siècle.
Forte de l’assistance militaire américaine, la Jordanie est le quatrième État le plus
militarisé au monde – après Israël, Singapour
et l’Arménie – si l’on considère le ratio du
nombre de militaires par rapport à la population
active et la part du budget national consacrée à
l’armement lourd 5. Les États-Unis financent cet
armement en contrepartie du soutien du régime
et de la possibilité d’établir sur le territoire jordanien des bases militaires temporaires. La France
joue pour sa part un rôle important dans la formation des forces spéciales.
La Jordanie a largement ouvert ses portes
aux réfugiés syriens dès mars 2011. Mais l’augmentation de l’immigration syrienne à partir de
la fin 2012, dont des réfugiés palestiniens de
Syrie, a rapidement conduit le gouvernement à
contrôler plus étroitement les flux et les itinéraires, en créant des bureaux d’enregistrement
puis des camps dès juillet 2012.
Les réfugiés syriens en Jordanie enregistrés par le HCR étaient au nombre de 639 064 au
29 février 2016 dont 18 % répartis dans les trois
principaux camps du pays – Zaatari, Azraq et le
camp émirien – et 520 438 en milieu urbain. Sans
surprise, les camps ainsi que les réfugiés syriens
vivant en milieu urbain (28 % dans le gouvernorat d’Amman, 22 % à Irbid, 12 % à Mafraq,
8 % à Zarqa) se trouvent essentiellement dans le
nord de la Jordanie, à proximité de la frontière
syrienne (voir carte) 6.
Selon les autorités jordaniennes,
700 000 réfugiés syriens n’auraient pas souhaité
s’enregistrer au HCR – ou résidaient déjà en
Jordanie –, soit un total de réfugiés officiels
5 Global Military Index 2014.
UNHCR External Statistical Report on Active Registered
Syrians, 16 décembre 2015 (http://data.unhcr.org/syrianrefugees/
country.php?id=107).
6 L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s
et non enregistrés de 1,265 million. Après les
pics d’arrivée du printemps 2013, de l’ordre de
30 000 par mois, la Jordanie a progressivement
fermé sa frontière et les flux sont passés, à partir
d’octobre 2013, à 20 000 puis à 10 000 entrées
par an pour 2014 et 2015 (voir carte).
Les réfugiés syriens d’origine palestinienne sont interdits d’entrée en territoire palestinien depuis janvier 2013 afin de maintenir
l’équilibre démographique interne du pays et
de montrer à Israël et à ses soutiens internationaux que la Jordanie ne constitue pas une patrie
de substitution pour les Palestiniens (watan
badil). En dépit de cette interdiction, environ
14 000 réfugiés palestiniens de Syrie seraient
toutefois parvenus à entrer en Jordanie.
La Jordanie a réparti les réfugiés syriens
dans trois types de camps de réfugiés : des petits
« camps de transit » ouverts en 2012 (King
Abdullah Park et Cyber City près d’Irbid), des
camps de réfugiés administrés par le HCR (Zaatari
et Azraq) et par le Croissant-Rouge des Émirats
arabes unis (Mrajeeb al-Fhood) et, enfin, les camps
de rétention situés près du berm, un talus de sable
marquant la limite jordanienne de la frontière avec
la Syrie, près des postes-frontières de Hadalat et
Rukban. En mars 2016, 45 000 réfugiés syriens
y sont cantonnés sous des abris de fortune, ne
recevant qu’un repas quotidien de la part du
Comité international de la Croix-Rouge.
Une rente de situation
géopolitique
Pauvre en richesses naturelles, exposée à
plusieurs reprises aux chocs démographiques
créés par les conflits israélo-arabe puis israélopalestinien, la Jordanie doit essentiellement sa
survie économique à des sources de revenus
externes. La paix signée avec Israël en 1994
est devenue une rente économique qui permet
à la Jordanie d’être l’un des premiers pays au
monde en ce qui concerne l’aide au développement par habitant.
Si elle aspire à devenir un État émergent, la
Jordanie est toutefois confrontée à de grands défis
financiers, dus à une dépendance énergétique
quasi totale – l’énergie est importée à 96 % – et à
un chômage structurel important – officiellement
12,5 % de la population active en 2015, certainement le double dans les faits. Son économie
est soutenue par les transferts d’argent provenant des 300 000 travailleurs expatriés dans les
pays du Golfe – près de 3,8 milliards de dollars
en 2014, soit 10 % du produit intérieur brut –,
et les aides fournies par les États-Unis, l’Arabie
saoudite et l’Union européenne, qui représentent
plus d’un milliard de dollars chacune en 2015.
En raison de la guerre en Syrie, les investissements étrangers ainsi que les revenus
du tourisme se sont effondrés. Fin 2015, le
produit national brut (PNB) jordanien s’établissait à 26 913 milliards de dinars, soit environ
35 milliards d’euros, la dette nationale à
22 489 milliards, soit 83 % du PNB, et le service
de la dette à 920 millions de dinars par an.
La Jordanie est devenue membre du l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2000.
Elle a signé en 2002 un accord de libre-échange
avec les États-Unis, qui lui permet d’exporter sans
frais les produits manufacturés dans ses zones
industrielles qualifiées (Qualified Industrial Zones
ou QIZs). Le principal partenaire économique de
la Jordanie est l’Union européenne, avec laquelle
un accord d’association a été signé en 1997, mais
ratifié seulement en 2002. La Jordanie est également membre de l’Union pour la Méditerranée
(UPM) dont les ambitions sont toutefois au point
mort depuis les printemps arabes.
Depuis 2014, le pays a développé de
nouvelles relations militaires et économiques
avec la Russie, qui s’est engagée à protéger
sa frontière nord des incursions jihadistes.
Un premier accord de coopération militaire a
été signé en octobre 2014 avec Moscou. En
mars 2015, les deux pays ont aussi signé un
accord pour la construction d’une centrale
nucléaire d’un montant de 10 milliards de dollars,
la Russie ayant obtenu le marché qu’Areva avait
tenté d’emporter cinq années auparavant.
La Jordanie peut aussi compter sur le
soutien historique de l’Arabie saoudite et des
émirats du Golfe. En mai 2011, le roi Abdallah
ben Abdul Aziz Al-Saoud d’Arabie saoudite
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
171
Regards sur le MONDE
invita la Jordanie et le Maroc à intégrer le
Conseil de coopération du Golfe (CCG). Le mois
suivant, il offrit 400 millions de dollars d’assistance financière à la Jordanie. En juillet 2011,
cette somme a atteint le milliard de dollars.
Au terme du sommet du CCG de
décembre 2011, un plan d’aide de 5 milliards de
dollars a été alloué à la Jordanie. Il prévoit que
l’Arabie saoudite, le Koweït, les Émirats arabes
unis et le Qatar accordent chacun 250 millions de
dollars par an à la Jordanie, entre 2012 et 2017,
pour contrer les effets des printemps arabes et
de la crise syrienne. Fin 2015, le Qatar n’avait
toujours rien donné, du fait du refroidissement de
ses relations avec la Jordanie, pour des questions
géopolitiques de soutien qatari aux Frères musulmans égyptiens.
À ces aides bilatérales s’ajoute l’aide
considérable des fondations royales et des ONG
des pays du Golfe. Saudi National Campaign,
Saudi Development Fund, International Islamic
Charitable Society, Emirati Red Crescent, Qatari
RAF, Oman Charitable Organization ont donné,
en 2013, 139 millions de dollars aux organisations caritatives islamiques actives en Jordanie
– Islamic Center Charity Society, Kitab wa
Sunna, Takaful 7.
En août 2012, le gouvernement a contracté
un emprunt de 2,1 milliards de dollars auprès
du Fonds monétaire international (FMI) pour
combler son déficit budgétaire de 2,8 milliards.
En contrepartie, il a réduit à trois reprises
les subventions à l’électricité que perçoit la
population. En 2014, il a annoncé que le coût
de la présence des réfugiés syriens représentait 871 millions de dollars annuels, soit 2,4 %
du PNB, et réclamé une assistance à hauteur
de 1,2 milliard de dollars – Jordan National
Resilience Plan 2014-2016.
Le défi des réfugiés syriens
La société jordanienne, profondément
inégalitaire, montre des signes de lassitude
devant la présence des réfugiés syriens, accusés
En comparaison, le HCR avait un budget total de fonctionnement
de 736 millions de dollars cette même année.
7 172
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
de faire augmenter les prix et le chômage. Dans
le gouvernorat de Mafraq, les Syriens sont
devenus plus nombreux que les Jordaniens, ce
qui pèse sur les infrastructures. Les loyers ont
doublé dans les gouvernorats du nord du pays.
Afin de payer ces loyers, on estime à un
tiers le nombre des hommes qui travaillent de
façon informelle. Environ 160 000 réfugiés
syriens travailleraient illégalement en Jordanie,
en particulier des enfants 8. Ils concurrencent
désormais les 636 000 travailleurs égyptiens,
dont 176 000 sans permis de travail.
Si le taux d’emploi des Jordaniens s’est
réduit dans le secteur de la construction et si le
chômage a augmenté à Amman, Irbid et Mafraq,
la présence des Syriens a aussi eu un impact
stimulant pour le marché du travail. Le Bureau
international du travail (BIT) tente actuellement
de négocier avec le gouvernement jordanien un
droit d’accès légal au marché du travail pour les
réfugiés dans les secteurs de la construction et
de l’agriculture. Le gouvernement envisage de
son côté de développer des zones économiques
spéciales dans lesquelles les réfugiés pourraient
être employés 9.
Les réfugiés dynamisent aussi l’économie
du seul fait de leur présence en tant que consommateurs, sans compter l’apport de leurs qualifications et de leur argent. Selon le Jordanian
Investment Board, les réfugiés syriens auraient
injecté un milliard de dollars d’investissements
dans l’économie jordanienne en 2013 10.
En acceptant des salaires très bas et en étant
polyvalents, ils ont aussi redynamisé les petites
et moyennes entreprises jordaniennes. Certains
Syriens ont même créé des entreprises, dont les
employés sont en majorité syriens, mais qui ont
Salem Ajluni et Mary Kawar, The Impact of the Syrian Refugee
Crisis on the Labour Market in Jordan: A Preliminary Analysis,
International Labour Organization, 2014.
9 Svein Erik Stave et Solveig Hillesund, Impact of Syrian
Refugees on the Jordanian Labour Market: Findings from the
Governorates of Amman, Irbid and Mafraq, International Labour
Organization, Fafo, Genève, 2015 ; Doris Carrion, « Syrian
Refugees in Jordan: Confronting Difficult Truths », Chatham
House, The Royal Institute of International Affairs, Research
Paper, septembre 2015.
10 Yusuf Mansur, « The cost of refugees », The Jordan Times,
4 février 2013, (http://www.jordantimes.com/opinion/
yusuf-mansur/cost-refugees)
8 L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
173
Regards sur le MONDE
bénéficié aux Jordaniens : restaurants, ateliers de
couture, de menuiserie, salons de coiffure. Enfin,
toute l’économie de l’aide humanitaire bénéficie
également aux Jordaniens, via les nombreux
intermédiaires et commerces qui la redistribuent.
En dépit de ces éléments, les conditions de
vie des réfugiés sont de plus en plus précaires.
Après cinq années d’exil, la plupart d’entre eux
ont épuisé les économies qu’ils avaient apportées avec eux dans l’exode. Selon le HCR, 86 %
des réfugiés vivent sous le seuil de pauvreté qui
est fixé à 68 dinars jordaniens par mois et par
personne.
La réduction de l’aide internationale
depuis 2014, au profit de leurs frères d’infortune
réfugiés au Liban et des populations déplacées à
l’intérieur de la Syrie, n’a fait que renforcer leur
vulnérabilité économique. Sur le plan social, en
dépit d’une politique active de scolarisation des
enfants et de la campagne No Lost Generation
menée par l’Unicef, seulement 60 % des enfants
syriens étaient scolarisés en 2014 et environ 50 %
en 2015. Près du tiers des réfugiés n’oseraient
pas sortir de chez eux de peur d’être agressés.
Depuis février 2015, une vaste opération de
vérification de l’identité des réfugiés syriens et de
renouvellement de toutes les cartes de résidence
est conduite. Cette opération s’est accompagnée
de la prise de photographies de l’iris de l’œil de
chaque personne. Les travailleurs irréguliers et
les réfugiés ayant quitté les camps sans permis de
sortie (bail out) y sont reconduits de force. Ces
opérations ont poussé près de 300 Syriens par
jour à retourner dans leur pays depuis l’été 2015,
alors que de nombreux autres tentent de gagner
la Turquie puis l’Europe.
Les défis sécuritaires
liés à la guerre en Syrie
Sur le plan sécuritaire, la Jordanie est
directement affectée par la guerre en Syrie, non
seulement du fait de l’infiltration possible de
combattants jihadistes mais aussi par la crainte
d’une radicalisation des salafistes jordaniens.
L’intensification des combats en Syrie et le
chaos libyen ont conduit le régime jordanien à
renforcer l’appareil sécuritaire en 2014 et 2015.
174
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
La loi antiterroriste de 2006 a été
complétée en avril 2014 par de nouvelles dispositions plus restrictives qui musellent les sites
d’opposition et les journalistes trop critiques à
l’égard du régime. Devant la menace de Daech,
les autorités jordaniennes ont aussi décidé de
sécuriser davantage les frontières avec la Syrie
(378 km de long) et l’Irak (175 km) au moyen
de tranchées, de barrières et de tours de garde.
Le dispositif a été financé par les États-Unis dès
le printemps 2014. En septembre 2015, Israël a
aussi entrepris de sécuriser sa frontière avec la
Jordanie, par crainte d’infiltration de jihadistes.
La présence de salafistes quiétistes, qui se
proclament apolitiques, est ancienne en Jordanie.
Elle remonte aux années 1980 et a été tolérée
par le régime tant qu’elle ne s’accompagnait
pas de revendications politiques. Les salafistes
quiétistes avaient en effet vocation à contrer le
poids politique du Front d’action islamique,
l’organe politique de la confrérie des Frères
musulmans présent dans le pays depuis 1992.
Dépourvue de partis politiques entre 1957
et 1991, la Jordanie a en effet vu sa vie politique
s’organiser autour de syndicats professionnels
et d’associations religieuses, la principale étant
la confrérie des Frères musulmans. Dès l’autorisation des partis politiques et la reprise de la vie
parlementaire en 1992, le Front d’action islamique
est devenu le premier parti politique du pays et il
a gagné plusieurs sièges de députés. Cette formation est capable d’emporter plus du tiers des voix
lors des élections, alors que l’ensemble des autres
partis en réunit moins de 5 %.
Depuis le début de la guerre en Syrie, le
clivage a grandi entre les Frères musulmans,
en grande partie d’origine palestinienne, et les
salafistes, dont l’audience gagne du terrain parmi
les Transjordaniens. En mars 2011, des salafistes
ont défilé pour demander l’application de la loi
islamique en Jordanie et la libération des prisonniers politiques 11.
Le leader des salafistes jihadistes jordaniens, Abu Muhammad al-Maqdisi, prônait
jusqu’au début de la guerre en Syrie « une mission
Kirk H. Sowell, « Jordanian Salafism and the Jihad in Syria »,
Hudson Institute, 12 mars 2015.
11 L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s
pacifique » en Jordanie, consistant à étoffer son
groupe afin de faire pression sur le régime. À l’extérieur, il soutenait le jihad contre le régime syrien.
Pendant son emprisonnement, de décembre 2010
à février 2015, des courants plus radicaux se
sont développés, comme celui d’Umar Mahmud
Abû Umar ou celui d’Abu Qatada al-Filistini.
Des combattants jordaniens seraient désormais présents en Syrie dans les rangs de Jabhat
al-Nosra (JAN), une branche d’Al-Qaïda. Une
minorité de jihadistes a même plaidé allégeance
à Daech à Maan – une ville située au sud de la
Jordanie caractérisée par son instabilité –, en
avril 2014, mais ils ne seraient que quelques
dizaines, et étroitement surveillés. Des combattants sont régulièrement arrêtés aux frontières,
et les corps des jihadistes tués au combat font
l’objet d’obsèques en Jordanie.
Un printemps mitigé
Engagé depuis mars 2011, sous la pression
de la rue, dans une série de réformes politiques,
le régime est parvenu jusqu’à présent à maintenir
un équilibre précaire. À l’image des monarchies
arabes poussées par les printemps arabes à se
démocratiser, le pays a trouvé sa voie, celle de la
« réforme par le haut » engagée par le monarque
en personne.
Alors que les manifestants demandent la
révision de la Constitution de 1952, qui confère
des pouvoirs considérables au souverain – droit
de dissolution du Parlement et de promulgation de décrets, notamment –, ce dernier a lancé
une série de dialogues nationaux autour de trois
documents clés, mis en ligne en décembre 2012
sur son site Internet. Ils annoncent plus de transparence et une responsabilité accrue des institutions devant les citoyens.
Après six remaniements ministériels
depuis 2011, la modification de la loi en vue
de l’introduction progressive d’un scrutin de
listes et la création d’une commission électorale
indépendante, qui constituaient les principales
revendications de l’opposition, le scrutin législatif du 23 janvier 2013 n’a toutefois pas permis
de rétablir la crédibilité du gouvernement.
Alors que les partis politiques réclamaient
que la moitié des 120 sièges de députés soient
désignés par un scrutin de listes – réservés
jusque-là à 17 sièges – et non selon le principe en
vigueur du « one man, one vote » qui privilégie les
chefs tribaux par le biais des allégeances locales
aux dépens des populations urbaines en majorité
d’origine palestinienne, l’amendement de la loi
électorale de juin 2012 ne leur a concédé que
27 sièges sur 150 (soit 18 %). Le quota réservé
aux femmes a été augmenté de trois sièges – de
12 à 15, dont trois pour les Bédouines.
En conséquence, le principal parti, le Front
d’action islamique, mais aussi les petits partis de
gauche et le mouvement Hirak, ont boycotté les
élections législatives de janvier 2013. Celles-ci
ont donc abouti à la constitution d’une Chambre
des députés affaiblie, car sans majorité claire, ni
opposition.
L’éviction en Égypte du président
Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, a
aussi eu des répercussions sur le Front d’action
islamique jordanien. Le gouvernement a en effet
proposé de scinder la branche jordanienne des
Frères musulmans pour en faire une organisation
caritative à part entière, détachée de l’organisation des Frères musulmans basée au Caire.
En septembre 2015, le gouvernement jordanien a présenté un nouveau projet de loi électorale,
comparable à celle de 1989, considérée comme
la plus démocratique de toutes. Cette loi propose
l’abandon du principe « one man, one vote »,
pour des scrutins de liste, privilégiant les partis
politiques. L’affaiblissement actuel des membres
du Front d’action islamique devrait favoriser la
mise en œuvre de cette réforme. n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
175
Les questions internationales à L’ÉCRAN
> James Bond,
géopolitique et cartographie
Thibaut Klinger *
En 2012, dans Skyfall, la directrice des services secrets
britanniques, « M », déclare : « En vérité ce que je vois me fait
est normalien et agrégé d’histoire.
peur, car nos ennemis sont inconnus, ils n’existent sur aucune
Il enseigne l’histoire et la géographie.
carte. » Ces propos témoignent d’une évolution des menaces
affrontées par le plus célèbre espion au monde, James Bond.
Dans les premiers opus de la série née en 1962, les cartes étaient en effet
abondamment présentes. Outils cinématographiques de vraisemblance,
elles permettaient alors de fournir au spectateur une représentation des défis
géopolitiques que devait affronter son héros. Désormais, symboles de nouvelles
menaces plus diffuses – les réseaux criminels, le terrorisme –, les films font un
usage moins fréquent de l’outil cartographique 1.
* Thibaut Klinger
Pour étudier les territoires et les affrontements auxquels leur contrôle donne lieu, la
géopolitique utilise massivement les cartes.
Elle analyse celles qui sont éditées et en réalise
d’autres pour mettre en évidence les points de
tension, en comparant, en superposant et en
faisant varier les échelles. En cela, elle est fille
de la géographie.
Le spectateur qui visionne l’ensemble des
films de la série des James Bond est frappé par
la présence de nombreuses cartes, auxquelles
s’ajoutent divers plans ou fonds de carte sur
des écrans de contrôle de type radar, sonar ou
système de géolocalisation.
La fonction de ces nombreux repères reste
néanmoins à déterminer. Ces cartes ne sont-elles
qu’un décor, plus ou moins réaliste ou fantaisiste,
destiné à donner un cachet stratégique ? Serventelles au contraire vraiment à montrer, voire à
analyser, les rapports de force et de puissance et
Sur l’histoire de la saga et l’évolution du personnage de
James Bond au gré des changements historiques, voir Stéphanie
Gaudron, « James Bond, l’espion-type des relations internationales », Questions internationales, no 67, mai-juin 2014,
p. 112-118.
1 176
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
les éléments structurants des relations internationales qui servent de toiles de fond aux aventures
de James Bond ?
Des outils de vraisemblance
Des décors stratégiques
Dès le premier film de la série, James Bond
contre Dr. No, en 1962, les cartes sont présentes
pour fournir un décor donnant le sentiment
d’être un lieu stratégique. À la cinquième
minute, le spectateur aperçoit la salle de réception des communications des services secrets
britanniques, le MI-6 (Military Intelligence,
section 6), avec ses agents à travers le monde.
De nombreuses cartes accrochées sur les murs
apparaissent successivement à l’écran : l’Est
du bassin méditerranéen, les zones d’influence
britannique et une partie de la Manche.
Pratiquement muettes, elles ne peuvent avoir
d’utilité réelle pour les employés du service.
Sur un autre mur, deux planisphères sont
affichés. L’un porte de nombreuses punaises de
couleur, indiquant vraisemblablement les agents
britanniques ou les contacts du MI-6 à travers
J a m e s B o n d , g é o p o l i t i q u e e t c a r t o g ra p h i e
le monde. L’autre figure les empires coloniaux
alors qu’ils ont presque totalement disparu
en 1962. Une telle carte donne l’illusion au
spectateur britannique, encore sous le choc de la
fin de l’empire colonial, que tout n’est pas perdu.
Elle n’a toutefois plus guère d’intérêt pratique.
Les cartes présentées comme éléments de
crédibilité de l’intrigue peuvent être faussées
à la marge, comme en témoigne celle de Cuba
qu’examine Bond dans Meurs un autre jour (à
la 32e minute), chez Raoul, un agent dormant
britannique vivant à Cuba. La carte présente
opportunément un encadré qui zoome sur
l’extrémité occidentale de l’île, sans nécessité technique puisque le cadrage ne coupe pas
l’île, mais avec l’intérêt de mettre en évidence
la localisation de la clinique du docteur Alvarez,
recherchée par James Bond. La carte routière de
Cuba est précise et le doigt de Raoul pointe l’île
de Los Organos sur laquelle se situe la clinique.
En réalité, cette île qui n’existe pas a été
ajoutée à la carte. Son nom est une allusion
directe aux organes que transplante le docteur
Alvarez. La vraisemblance de cette fausse localisation est encore renforcée par le fait que la carte
signale, sur la côte, une chaîne de montagnes
bien réelle, la Sierra de los Órganos. Quant au
lieu réel montré ensuite à l’écran, il est encore
différent, puisque le tournage du film s’est
principalement déroulé à Cadix.
Le décalage entre la précision cartographique et la réalité est encore accentué dans
L’Homme au pistolet d’or (1974). Entre le
moment où l’émetteur radio de Mary BonneNuit, la collaboratrice de Bond enlevée par
Francisco Scaramanga, est localisé par les
services britanniques et l’arrivée de Bond
sur l’île de son adversaire (entre la 88e et la
91e minute), le spectateur croule sous l’image de
cartes. Il a même de quoi avoir le tournis entre
les lieux qui défilent devant lui. Sans doute cette
superposition de cartes est-elle destinée à éviter
une réflexion trop précise et à le convaincre par
la quantité des justifications cartographiques de
la véracité des pistes que Bond suit.
Une première carte montrant le littoral
chinois « de Hong Kong au golfe du Liadong »
localise Bonne-Nuit au débouché de la baie de
Hangzhou, au sud de Shanghai, en recoupant
trois lignes de détection du signal de l’émetteur.
La carte suivante porte en gros caractères le
nom de « China », comme si elle était un zoom
de la précédente.
En fait, la carte représente Phang Nga Bay,
en Thaïlande, non loin de la péninsule de Phuket.
La localisation indiquée sur la carte signale
bien l’îlot du tournage, Ko Tapu, surnommé
depuis « James Bond Island » et devenu partie
intégrante des circuits touristiques de cette baie
de Thaïlande. Une étonnante imbrication de
réalisme et d’accommodements avec la géographie est donc à l’œuvre.
Plus déroutantes encore sont les
images suivantes. À l’aide d’un hydravion, Bond s’approche de l’île où se trouve
Francisco Scaramanga, à basse altitude afin
de déjouer les radars chinois. Il est repéré en
vue directe par un poste d’observation dont les
soldats semblent plus vietnamiens que chinois.
Un QG de la surveillance aérienne apparaît
ensuite avec, à l’arrière-plan, une carte murale
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
177
Les questions internationales à L’ÉCRAN
de la péninsule indochinoise. Le paysage
est bien celui de la baie thaïlandaise, mais
semble évoquer la célèbre baie vietnamienne
d’Ha Long, au large du Tonkin, qui présente des
îles comparables plus proches de la Chine.
La cohérence évolue donc au fil des images.
Après une localisation en Chine, l’action semble
se situer entre la Chine et le Vietnam. Cet entredeux accrédite l’idée d’un littoral « chinois »
mal contrôlé, zone de refuge pour des activités
criminelles, pouvant s’appuyer sur des éléments
corrompus de l’armée ou des gouvernements des
deux pays.
Fausses lectures de vraies cartes
On retrouve le même glissement de localisation dans Demain ne meurt jamais, sorti
en 1997, et le même remplacement de la baie
d’Ha Long par celle de Phang Nga. D’une
certaine manière, ces mêmes images renforcent
le réalisme de la trame, le « bondophile » de 1997
reconnaissant le décor du film de 1974.
Dans le film de 1997, le procédé est comparable à celui de 1974. Plusieurs cartes ou images
d’écrans de radar viennent en appui pour rendre
crédible l’action. Pourtant, leur examen attentif
conclut à une grande fantaisie dans l’interprétation géographique. Au début du film, la frégate
britannique HMS Devonshire est interceptée
par deux avions chinois, qui l’accusent d’être
dans les eaux territoriales du pays, près de l’île
de Hainan – le système de navigation du navire
ayant été faussé par les hommes du puissant
magnat de la presse Elliot Carver.
De manière étrange, les écrans de Bond,
qui restituent la position réelle du navire (à la
64e minute), placent celui-ci près des côtes du
Vietnam, au large de l’ancienne capitale impériale
de Hué. L’interception par les chasseurs chinois
paraît donc fort surprenante. L’expert en communication qui accompagne Bond au moment où
celui-ci va être parachuté à haute altitude sur les
lieux du naufrage du navire remarque de manière
tout aussi surprenante qu’il y a une « île » vietnamienne. Bond s’élance donc dans des eaux non
pas chinoises mais vietnamiennes. Comme en
témoigne son doigt visible sur l’écran, l’expert
confond le Vietnam avec une île. Il est étonnant
178
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
que les préparatifs du vol ne les aient pas amenés
à s’en apercevoir auparavant. La mention « radar
chinois » à éviter en n’ouvrant le parachute qu’au
dernier moment confirme bien que tous sont
pourtant persuadés qu’il s’agit d’eaux chinoises.
En fait, cette confusion de cartes reflète les
tensions internationales qui existent au moment
du tournage des films : la récente guerre du
Vietnam pour L’Homme au pistolet d’or tandis
que Demain ne meurt jamais sort l’année de la
rétrocession par le Royaume-Uni de Hong Kong
à la Chine, le 1er juillet 1997, qui conclut des
relations tendues entre les deux pays, les
« années Chris Patten » (1992-1997) du nom du
dernier gouverneur britannique.
Une vision géopolitique
Des incohérences pas si anodines
Participant à l’impression de réalisme
qui est un élément du succès de la série des
James Bond, les cartes présentent parfois des
incohérences porteuses d’un sens géopolitique.
Au début d’Octopussy (vers la 16e minute),
en 1983, dans une salle de réunion du Kremlin
figurent deux cartes qui en disent davantage
qu’un long discours géopolitique. L’URSS et
les pays européens occupés par l’Armée rouge
y apparaissent en rouge, les autres pays socialistes en rose, l’Amérique du Nord et ses alliés
européens en jaune, les autres pays en blanc et
certains pays en gris.
Il n’y a aucune légende mais le planisphère
illustre immédiatement la force que représente
le camp socialiste dans le contexte de regain de
tensions bipolaires entre 1979 et 1985 qualifiées de « guerre fraîche ». Les projets d’invasion
concoctés par le général Orlov correspondent à
des plans réellement préparés par les stratèges
du pacte de Varsovie. Leur visualisation à l’écran
rejoint la dénonciation de « l’empire du Mal »
faite par Ronald Reagan le 8 mars 1983.
En 1995, Goldeneye offre un autre exemple
de représentation géopolitique véhiculée par
les cartes présentes dans le décor du film. Le
premier planisphère apparaît à l’écran de la salle
de contrôle de la station-radar russe de Severnaya
J a m e s B o n d , g é o p o l i t i q u e e t c a r t o g ra p h i e
(vers la 33e minute), quand le général Ouroumov
et Xenia Onatopp paramètrent le système
« Goldeneye » pour détruire la base. Sur la carte, la
Russie apparaît bien dans ses nouvelles frontières,
celles de la Fédération de Russie après la dissolution de l’Union soviétique en décembre 1991.
Ensuite, sur l’écran de l’ordinateur
de Boris Grishenko, à Severnaya (vers la
29e minute), puis sur celui de Natalya Simonova
(vers la 89e minute), la carte sur laquelle apparaît
le traçage de la connexion Internet montre
au contraire une Russie représentée dans les
anciennes frontières de l’URSS.
L’erreur est-elle volontaire ou non ? Cette
double représentation ne figure-t-elle pas plutôt
le signe des hésitations de la nouvelle Russie
quant à son identité et quant à l’appréhension que
les Occidentaux ont de la puissance russe ? C’est
à cette époque que Moscou invente le concept
« d’étranger proche » pour désigner les anciens
États de l’URSS sur lesquels il espère exercer
son influence.
Tracés cartographiques et géopolitique
Le tracé d’un itinéraire sur une carte
constitue un autre moyen d’interprétation géopolitique. Ainsi de la carte des Balkans qui figure
à plusieurs reprises dans Bons baisers de Russie
(1963), et du tracé de l’itinéraire de l’OrientExpress – en fait sur cette branche et à l’époque le
Direct-Orient-Express – qui mène James Bond et
Tatiana Romanova d’Istanbul à Venise en traversant la Yougoslavie 2.
Contrairement à un autre film, La Mort
aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959), qui
comporte le même élément d’intrigue, le trajet
du train est expliqué dans Bons baisers de Russie
par une carte qui apparaît à plusieurs reprises et
qui dramatise la sortie de Bond des Balkans, au
terme d’un trajet semé d’embûches.
L’effet visuel est d’autant plus fort que
la carte est peu lisible, brouillée par une série
Klaus Dodds, « Screening Geopolitics: James Bond and the
Early Cold War films (1962-1967) », Geopolitics, vol. 10, no 2,
2005, p. 282.
2 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
179
Les questions internationales à L’ÉCRAN
l’Écosse et la mer de Barents correspond à une
zone clé de cet affrontement réel.
Ensuite, le fait que les deux tracés se superposent est l’occasion pour « Q » de faire un petit
exposé sur le pistage des missiles grâce à leur
signature thermique par les satellites, et de préciser
que le principe peut être appliqué aux sous-marins
nucléaires immergés. La carte souligne ainsi ce
jeu dialectique typique de la guerre froide entre
la furtivité des engins et les nouvelles capacités
mises en œuvre pour les détecter.
Tracer des signes sur une carte est aussi
un moyen de tenter d’agir contre l’ennemi en le
localisant ou en l’incitant à suivre la direction
suggérée. De ce point de vue, Skyfall constitue
un sommet. Un plan souterrain de Londres
permet de pister Raoul Silva (le méchant joué
par Javier Bardem) et James Bond, puis d’attirer
Silva dans le manoir écossais de 007.
d’espaces illisibles, tandis que les toponymes
slaves et leurs signes diacritiques particuliers créent un effet d’étrangeté inquiétante.
Alors que, sur la carte, Venise et le reste de
l’Europe occidentale apparaissent comme des
lieux accueillants et civilisés, les Balkans sont
perçus comme dangereux et marqués par un
enclavement oppressant, propice à la guerre
des espions.
Dans L’Espion qui m’aimait (1977), deux
sous-marins nucléaires lance-engins disparaissent, le britannique Ranger et le soviétique
Potemkine. Peu après, en compagnie du ministre
de la Défense, du chef du MI-6 « M », du responsable scientifique du MI-6 qui invente et lui
fournit ses célèbres gadgets, « Q », et d’un amiral,
Bond observe la carte de l’itinéraire présumé du
sous-marin britannique disparu. Bond lui superpose un transparent provenant d’un contact qu’il
entretient au Caire. Les deux tracés apparaissent
alors identiques.
Cette représentation cartographique
évoque immédiatement la chasse aux sousmarins à laquelle les deux Grands se sont livrés
pendant la guerre froide. L’itinéraire entre
180
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Peut-on cartographier
les nouveaux enjeux ?
La carte du nouveau « grand échiquier »
En 1999, le 19e film de la série, Le Monde
ne suffit pas, évoque les nouveaux défis du
xxie siècle, principalement le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et la
quête des hydrocarbures. Cet opus est sans doute
celui dans lequel les sources d’inspiration géopolitique réelle furent les plus nombreuses.
L’essentiel de l’intrigue se passe en
Azerbaïdjan et au Kazakhstan, dans cette région
du monde que l’analyse géopolitique a redécouverte avec la fin de l’URSS. À plus d’un titre,
l’intrigue s’appuie sur le caractère postsoviétique de la région – réveil de peuples autrefois opprimés, corruption des anciennes élites
maintenues au pouvoir, etc. – et sur ses caractéristiques – imbrication des nationalités, course
aux richesses naturelles notamment en hydrocarbures, enclavement géographique. Dans ce
contexte, s’appuyer sur l’étude des cartes de la
région semble plus que nécessaire.
La principale carte (à la 66 e minute)
apparaît sur un écran de contrôle intégré au sol de
J a m e s B o n d , g é o p o l i t i q u e e t c a r t o g ra p h i e
la salle de travail du MI-6. Centrée sur le littoral
kazakh de la mer Caspienne, elle montre la
région, de la mer Noire à l’est de l’Ouzbékistan,
de l’Iran au nord du Kazakhstan. Elle n’est pas
sans évoquer directement la carte dressée par
Zbigniew Brzezinski dans son ouvrage Le Grand
Échiquier, paru en 1997, dont l’audience a été
internationale. L’ancien conseiller américain à
la sécurité nationale du président Jimmy Carter
y soulignait les espoirs mis à l’époque par les
Américains dans cette région, espoirs largement
repris par les médias 3.
Quelques années après la guerre du Golfe
de 1991, la Caspienne était alors perçue comme
un nouveau golfe Persique et l’Azerbaïdjan
comme le « Koweït du xxie siècle 4 ». C’est justement de là qu’un nouvel oléoduc doit s’élancer
pour acheminer, via la Géorgie et la Turquie, le
pétrole de la Caspienne jusqu’au port méditerranéen de Ceyhan. Le Bakou-Tbilissi-Ceyhan ou
BTC est, dans le film, l’oléoduc que fait construire
l’une des antagonistes principales, Elektra King.
Grâce à cette carte et à l’écran de contrôle
de l’oléoduc (visible à la 70e minute), le film
ancre dans la tête du spectateur l’idée qu’un
événement stratégique majeur se joue dans cette
région du monde. Selon « M » (à la 71e minute),
c’est le « pipeline qui doit nous approvisionner
pendant le prochain siècle », un pipeline dont le
film montre aussi la vulnérabilité.
Cette carte se présente comme un écran
de contrôle, avec les mers en noir, les terres en
vert, les frontières avec un trait lumineux et une
mire en pointillés rouges. L’ensemble contribue
à dramatiser la situation au moment où Bond
cherche à localiser le terroriste Renard, qui lui a
échappé au Kazakhstan en s’enfuyant avec une
charge nucléaire.
Le balayage de l’écran de contrôle cherche
le signal qu’émet la carte d’identification de
la charge nucléaire dérobée. La localisation
présentée dans le film associe l’intrigue au site
d’expérience nucléaire réel de Say-Utes, non
Voir John Cork et Collin Stutz, James Bond. L’encyclopédie,
Gründ, Paris, 2008, p. 306.
4 Serge Enderlin, Serge Michel et Paolo Woods, Un monde de
brut. Sur les routes de l’or noir, Le Seuil, Paris, 2003, p. 54.
3 loin de la centrale d’Aktau au Kazakhstan. La
carte identifie donc aussi une zone dangereuse
pour la sécurité mondiale, haut lieu de la prolifération liée à la dissolution de l’URSS et à la
réduction de ses armements stratégiques.
« Nos ennemis sont inconnus,
ils n’existent sur aucune carte »…
Avec Daniel Craig, les films de la saga
présentent des menaces plus difficiles à cartographier. Certes les ressources énergétiques et
naturelles restent des enjeux importants, comme
l’eau dans Quantum of Solace (2008). Toutefois,
aucune carte n’apparaît dorénavant et l’unique
document que consulte James Bond est inexploitable par le spectateur.
De même dans Spectre (2015), l’unique
carte indiquant l’erg Haoui, au Maroc, qui est
l’un des repaires utilisant l’énergie solaire de
SPECTRE (Special Executive for Counterintelligence, Terrorism, Revenge and Extorsion),
une organisation criminelle dirigée par
Ernst Blofeld, n’a guère d’intérêt.
Les films présentent désormais en fait
moins des cartes que des écrans « traçant » des
flux, témoins de connexions souvent opaques
et souterraines, au sens figuré comme au sens
propre. Dans Quantum of Solace, sur une vaste
table interactive, les collaborateurs de « M »
pointent les connexions révélées par la circulation de billets tracés. Les flux illustrent les ramifications de l’organisation criminelle Quantum.
Dans Skyfall, à plusieurs reprises, les cartes
sur écran, de l’Europe d’abord, de Londres
ensuite, sont en fait celles de réseaux criminels
qui cherchent à contrôler le monde.
Cette nouvelle approche souligne l’importance prise dans les relations internationales par
les réseaux aux dépens des territoires et des États.
Elle marque aussi le retour en force de l’idée
de complot. Cette évolution rend plus difficile
la représentation cartographique. Devant une
commission d’enquête du Parlement britannique,
« M » déclare ainsi dans Skyfall : « En vérité, ce
que je vois me fait peur, car nos ennemis sont
inconnus, ils n’existent sur aucune carte. Ils ne
sont pas une nation, ce sont des individus. » n
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
181
Les questions internationales à L’ÉCRAN
> Franchir les frontières
européennes au cinéma
Yves Gounin *
Hier comme aujourd’hui, le cinéma a documenté le
franchissement des frontières européennes. Hier à Berlin
est délégué aux relations internationales
au pied du Mur. Aujourd’hui à Tanger ou à Lampedusa.
du Conseil d’État. Il enseigne les relations
internationales à Sciences Po Paris et tient
L’odyssée de l’émigrant constitue un matériau éminemment
un blog de critiques quotidiennes de
cinématographique. Mais, une fois la frontière de l’espace
cinéma, Un film, un jour (http://un-filmSchengen franchie, les immigrés ne sont pas au bout de leurs
un-jour.com) .
peines. Ils doivent trouver un titre pour régulariser leur situation.
Les relations entre immigrés et citoyens en situation régulière
sont souvent dramatiques. Le cinéma, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore,
a tendance à traiter ces sujets avec un biais droits-de-l’hommiste. Le racisme
d’État, anonyme et impersonnel, est omniprésent ; les personnages racistes se
réduisent à des caricatures, rarement très fouillées ; en revanche, les immigrés
sont filmés dans leur humanité souffrante et courageuse comme la belle figure
de Fatima, le film de Philippe Faucon récompensé aux derniers Césars.
* Yves Gounin
1
L’accord de Schengen de 1985 et sa
convention d’application de 1990 ont aboli les
contrôles aux frontières intérieures d’un espace
aujourd’hui étendu à 26 États européens. Le
temps n’est plus où se créaient des embouteillages au Perthus, à Hendaye ou sur le pont
du Rhin à Kehl. Voir des voitures s’arrêter à la
frontière date immédiatement un film, le colore
d’une dimension rétro. On pense à l’une des
scènes du Corniaud (1965) de Gérard Oury :
des douaniers du poste de Vintimille fouillent
la voiture de Bourvil et Louis de Funès à la
recherche de drogue ou d’objets volés.
La suppression des frontières communautaires n’a guère inspiré les cinéastes. À la notable
exception de Rien à déclarer (2010) de Dany
Boon qui, avec plus de huit millions d’entrées,
est le deuxième film au box-office français 2011.
Le film est censé se dérouler en 1993 et raconte
comment deux douaniers français (Dany Boon)
L’auteur s’exprime en son nom personnel et ses vues ne reflètent
pas nécessairement celles de son administration.
1 182
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
et belge (Benoît Poelvoorde) sont contraints de
faire équipe après la fermeture de leurs postes de
douanes juxtaposés. Cet oubli, pour regrettable
qu’il soit, se comprend aisément : la suppression
d’une frontière n’est pas une matière cinématographique. Comment filmer des voitures qui ne
sont pas contrôlées à des postes-frontières ou des
voyageurs qui ne présentent pas leurs passeports
à des douaniers ?
Mais, si Schengen supprime les frontières
intracommunautaires, c’est pour mieux renforcer
les frontières extracommunautaires. Le paradoxe
n’est qu’apparent : les États membres acceptent
de lever les barrières entre eux à condition que les
États situés à la périphérie de l’Europe contrôlent
scrupuleusement les étrangers qui se présentent
à leurs frontières.
Du coup, les frontières extracommunautaires concentrent la tension qui était
jusque-là disséminée sur toutes les frontières
interétatiques, infra- comme extracommunautaires. Toute la dramaturgie cinématographique
utilisée autour du Mur qui séparait les deux blocs
Fr a n c h i r l e s f ro n t i è re s e u ro p é e n n e s a u c i n é m a
pendant la guerre froide est reconvoquée pour
décrire les portes d’entrée dans Schengen.
Il ne faut cependant pas pousser le parallèle trop loin entre le Mur de la guerre froide et
les frontières de Schengen. Les enjeux ne sont
pas les mêmes. Pendant la guerre froide, le Mur
était un élément des films d’espionnage. Qu’on
pense à L’Étau (1969) d’Alfred Hitchcock ou,
plus près de nous, au Pont des Espions (2015) de
Steven Spielberg.
Les frontières de Schengen n’inspirent pas des films d’espionnage mais des
chroniques sociales, celles des tentatives désespérées de populations extracommunautaires
de pénétrer dans l’espace Schengen. Jadis les
douaniers empêchaient de sortir. Aujourd’hui
ils empêchent d’entrer.
De Berlin à Tanger
Les lieux de tournage, du coup, ont évolué.
Le Mur détruit, on ne filme plus guère à Berlin,
et pour cause, le franchissement périlleux d’une
frontière internationale. En revanche, le détroit
de Gibraltar symbolise la frontière entre deux
mondes : l’Afrique d’un côté et l’« eldorado »
européen de l’autre.
Comme le film français de Nadir Moknèche
Goodbye Morocco (2013), l’action de Loin
(2001) d’André Téchiné se déroule à Tanger.
Le héros est un routier qui circule de part et
d’autre du détroit. « Plus Téchiné filme Tanger
et se laisse happer par elle, et plus la nature du
film, dans sa texture diversifiée, renvoie à des
ondes qui vibrent avec celles des personnages,
ressemble à un gigantesque espace de transit
qui regroupe une communauté provisoire de
nomades, d’origines et de cultures différentes
(Juifs, Arabes Français, Américains, Noirs) qui
circule à l’échelle des principaux personnages et
se propage à toute la réalité embrasée du film »,
écrivait Charles Tesson à la sortie du film 2.
Cet intérêt du cinéma pour Tanger
remonte à loin et n’a pas toujours à voir avec
les enjeux du passage de la frontière. Tanger
était déjà, plus que la charmante Valeria Golino,
la véritable héroïne du Dernier été à Tanger
2 Dans Les Cahiers du cinéma, n° 560, septembre 2001.
(1987) d’Alexandre Arcady, une tentative pas
si ratée d’acclimater le roman noir chandlérien aux tropiques coloniales de la France des
années 1950. Tanger est également le cadre d’une
partie des scènes de Un thé au Sahara (1990) de
Bernardo Bertolucci. C’est également à Tanger
que se déroule le dernier film de Jim Jarmusch,
Only Lovers Left Alive (2013).
Le récent film de Julien Leclercq, Gibraltar
(2013), librement inspiré de la vie de Marc Fiévet
qui servit d’indic aux Douanes françaises, se
déroule, comme son titre l’annonce, à Gibraltar
et utilise toutes les potentialités de ce lieu exceptionnel bizarrement ignoré des réalisateurs – si
l’on met à part le pré-générique de Tuer n’est pas
jouer (1987) de John Glen.
Pour les ressortissants extracommunautaires, obtenir le droit d’entrer dans l’espace
Schengen, et plus encore d’y séjourner, s’apparente à un Graal. Ceux qui n’ont pas réussi
à obtenir le précieux sésame se pressent aux
frontières de Schengen et tentent souvent, en
désespoir de cause, de les franchir clandestinement au péril de leur vie.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
183
Les questions internationales à L’ÉCRAN
narre sur un mode quasi documentaire le périple
d’un groupe d’émigrants clandestins embarqués sur une plage sénégalaise à destination de
l’Europe. Une violente tempête et une panne de
moteur les laissent perdus au milieu de l’océan.
Les rares survivants seront recueillis par la
marine espagnole.
Le film est animé par un fil narratif qui se
modifie en cours de route. Au suspense « serontils contraints à faire demi-tour ? » se superpose la
question « échapperont-ils à la mort ? » Et le film
y répond intelligemment : les rescapés survivent
mais ils sont expulsés par avion vers leur pays
d’origine. Le message du coup souligne l’inutilité des risques encourus : certains sont morts et
les survivants se retrouvent au point de départ.
Ils sont nombreux à séjourner clandestinement au sein de l’espace Schengen, soit qu’ils
y aient pénétré sans titre, soit que la validité de
leur titre de séjour ait expiré. La vie pour eux
n’est pas facile : ils deviennent souvent la proie
des réseaux criminels – par exemple ceux de la
prostitution – avant de faire l’objet de mesures
d’éloignement traumatisantes.
Leur présence – ou la menace de leur
arrivée – produit chez les ressortissants communautaires une résonance, compassionnelle ou
hostile.
Le cinéma n’a pas tardé à s’emparer de ce
sujet dans ses trois dimensions.
Le franchissement
des frontières
de l’espace Schengen :
matériau
cinématographique
En premier lieu, l’odyssée de l’émigrant
constitue un matériau éminemment cinématographique. La Pirogue (2012), de Moussa Touré,
184
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
Hope (2014) décrit, quant à lui, l’immigration subsaharienne à travers le Sahara.
Formé au documentaire, avec des comédiens
amateurs, Boris Lojkine filme Hope, une jeune
migrante nigériane qui, pour se protéger d’un
environnement hostile, petit monde interlope de
passeurs et de profiteurs, se donne à Léonard, un
Camerounais en route, comme elle, vers l’eldorado européen.
De la même façon, In this World (2002),
de Michael Winterbottom, suit les pas de
deux garçons afghans dans leur long périple
vers le Royaume-Uni. Le franchissement des
frontières n’est juridiquement pas tout à fait le
même que celui des Subsahariens qui affluent
sur les côtes méridionales de l’Europe. Dans In
this World – comme dans Welcome (2009) de
Philippe Lioret –, les immigrants venus d’Afghanistan pénètrent dans l’espace Schengen pour en
ressortir afin de gagner le Royaume-Uni.
Il faudrait mettre en regard le franchissement de ces frontières et celui d’autres
frontières tout aussi sensibles dans d’autres
régions du monde. Le ressort dramatique est
le même et les procédés cinématographiques
du coup semblables. Cependant, au sujet de
certaines régions du monde, on procède à la
description d’un microcosme trouble, traversé
par des trafics louches, qu’on ne trouve guère
aux frontières de l’Europe sinon dans l’exemple
précité de Tanger.
Fr a n c h i r l e s f ro n t i è re s e u ro p é e n n e s a u c i n é m a
Ainsi du cinéma d’Amos Gitai et de la
façon dont il décrit les frontières d’Israël dans ses
deux films : Terre promise (2004) et Free Zone
(2005). Le premier suit, sur un mode proche du
documentaire, le pénible trajet d’un groupe de
femmes d’Europe de l’Est qui entrent illégalement en Israël et y deviennent les victimes d’un
réseau de prostitution. Le second s’attache à la
destinée de trois femmes, une Américaine, une
Israélienne et une Palestinienne dans le no man’s
land qui sépare Israël de la Jordanie.
La frontière américano-mexicaine est, elle
aussi, décrite avec plus de richesse. Il ne s’agit
pas – pas seulement – d’un mur à franchir, mais
d’une zone où se percutent violemment deux
cultures fondées sur des valeurs différentes.
C’est particulièrement visible dans Savages
(2012), le dernier film en date d’Oliver Stone, où
l’indolence cool de deux dealeurs de cannabis
californiens explose au contact de la violence
incontrôlée d’un cartel mexicain. Même choc
des cultures américaine et mexicaine dans l’une
des trois histoires qui composent Babel (2006)
d’Alejandro Inarritu, dans l’impressionnant
Sicario (2015) de Denis Villeneuve, voire dans
Very Bad Trip 3 (2013) de Todd Philipps ou dans
Dallas Buyers Club (2013) de Jean-Marc Vallée.
Dans tous ces films, la frontière américanomexicaine n’est pas une barrière infranchissable,
mais une ligne que les protagonistes traversent
fréquemment sans encombre et qui sépare deux
civilisations à la fois proches et radicalement
différentes. Force est de constater que le cinéma
n’a pas filmé de la même façon les frontières du
continent européen.
Vivre en situation
irrégulière à l’intérieur
de l’espace Schengen
Mais l’espace Schengen ne se limite pas à
une frontière au franchissement périlleux. Une fois
cette frontière franchie, les immigrants extracommunautaires ne sont pas au bout de leurs peines. Le
cinéma a décrit leur vie sur le continent européen,
en butte au racisme ordinaire de populations qui
renâclent à les accueillir et au harcèlement policier
d’États qui ne veulent pas les régulariser. Une difficulté pour ceux qui ont pénétré illégalement sur le
territoire – ou qui s’y sont maintenus illégalement
une fois leur titre de séjour expiré – est d’obtenir
un statut qui garantisse leur droit au séjour, par
exemple celui de réfugié.
La forme documentaire est celle qui apportera aux spectateurs le plus d’informations sur
la longue course d’obstacles que les immigrés
doivent effectuer pour décrocher un titre légal.
Les Arrivants (2009), de Claudine Bories
et Patrice Chagnard, est le résultat d’une immersion participative dans un Centre d’accueil de
demandeurs d’asile (CADA). Ce documentaire
remarquable décrit la situation des assistantes
sociales soumises à une injonction paradoxale :
accueillir l’immigrant avec hospitalité mais,
dans le même temps, le préparer à un processus
de sélection rigoureux en mettant au jour les
incohérences éventuelles de son « récit de vie »
qui risquent d’invalider son dossier lorsqu’il
sera examiné par l’Office français de protection
des réfugiés et apatrides (OFPRA) chargé de la
délivrance du titre de réfugié.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
185
Les questions internationales à L’ÉCRAN
Un autre documentaire, sorti fin 2012 sur
quelques rares écrans parisiens, aurait mérité plus
d’attention. Il s’agit de l’œuvre d’une jeune réalisatrice roumaine Anca Damian, Le Voyage de
Monsieur Crulic (2011). Fin 2007, un Roumain
est arrêté en Pologne pour un vol qu’il n’a pas
commis. La direction de la prison, les services
médicaux et son consulat resteront sourds à ses
protestations. Il entame une grève de la faim et
se laisse mourir. La réalisatrice Anca Damian
raconte ce fait divers avec une ironie douce qui
parvient à éviter à la fois le pathos larmoyant et
la vindicte revancharde. Elle raconte par la voix
off du défunt la vie d’un pauvre hère, balloté de
familles d’accueil en petits boulots, citoyen de
seconde zone d’une Union européenne où les
droits de la personne peinent à être partout aussi
bien respectés qu’ils devraient l’être.
Illégal (2010), d’Olivier Masset-Depasse,
n’est pas un documentaire mais une fiction. Il
s’agit peut-être de l’œuvre la plus marquante
de la filmographie sous recension. La première
scène du film est d’une remarquable efficacité. On voit une femme, la quarantaine. Elle
sort d’un bus. Elle parle russe. On comprend
que l’adolescent qui l’accompagne est son
fils. Deux individus patibulaires la guettent.
Que lui veulent-ils ? Ils l’arrêtent, montrent un
document – on suppose qu’il s’agit d’une carte
de police. La femme obtempère. Elle essaie
de gagner du temps, fait mine de chercher un
titre d’identité que manifestement elle n’a
pas puis soudainement, tandis que les deux
policiers la neutralisent, réussit à protéger son
fils en l’exhortant de s’enfuir. La situation est la
suivante : Tania vit dans la clandestinité depuis
huit ans en Belgique et va en être expulsée. Une
autre scène mérite d’être décrite. Elle se déroule
durant la seconde moitié du film. Tania est sur le
point d’être expulsée. Elle est embarquée à bord
d’un avion à destination de la Pologne – en application de la convention de Dublin qui permet
au pays de l’espace Schengen de reconduire un
demandeur d’asile non pas vers son pays d’origine mais vers le pays de l’espace Schengen où
ledit demandeur a déposé sa première demande
d’asile. Tania se rebelle contre les deux policiers
qui l’accompagnent et en appelle à la solidarité
186
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
des passagers. Le commandant de bord tranche
le litige, la moustache frissonnante d’une belle
humanité, et intime aux policiers de descendre. Ce
que la scène ne montre pas, c’est que Tania sera
rouée de coups par les policiers, ivres de rage et
d’impuissance, dans le fourgon qui la ramène au
centre de détention.
La figure la plus impressionnante est sans
doute l’héroïne du film Le Silence de Lorna
(2008) des frères Dardenne. Comme d’habitude
dans leurs films, le scénario est à la fois très
simple et très compliqué. Lorna est une jeune
Albanaise qui vit en Belgique et qui souhaite
acquérir la nationalité belge. Fabio, une petite
frappe, lui organise un mariage blanc avec un
toxicomane belge (Jérémie Rénier) et prévoit
de l’assassiner en simulant une overdose pour
que Lorna, une fois la nationalité belge acquise,
épouse un mafieux russe désireux d’acquérir
lui aussi la nationalité belge. Ce résumé peut
sembler touffu, mais correspond à une réalité
bien connue des services de police : le mariage
blanc. Un Français A épouse un étranger B qui
acquiert la nationalité française par le mariage,
divorce, épouse un étranger C qui l’acquerra à
son tour.
La figure de l’immigré
Deux figures de l’immigré méritent une
attention particulière.
l La première est celle du sportif. On connaît
bien désormais les filières qui conduisent les
recruteurs à aller chercher les futurs Samuel
Eto’o (un footballeur camerounais) en Afrique. Il
faut dire la réalité du foot, ce miroir aux alouettes
qui fait rêver des milliers voire des millions
d’Africains qui s’imaginent déjà avant-centre au
Barça ou libéro à Manchester. Le film Comme
un lion (2012), de Samuel Collardey, montre la
cruauté de ce business en décrivant le parcours
du jeune Mitri, Sénégalais dupé par un recruteur véreux, parqué dans un appartement miteux
donnant sur le boulevard périphérique, sur le
point de sombrer dans la clandestinité.
Plus réussi est le film Les Rayures du zèbre
(2014) de Benoît Mariage. Benoît Poelvoorde
y joue le rôle de José, un entraîneur en fin de
carrière recyclé dans le recrutement de jeunes
Fr a n c h i r l e s f ro n t i è re s e u ro p é e n n e s a u c i n é m a
talents africains. Il passe une semaine par mois
en Côte d’Ivoire à la recherche de la perle rare.
Sitôt atterri à Abidjan, il adopte les travers des
petits Blancs, libidineux et racistes. Il repère
Yaya, un génie du ballon rond. Le rôle est taillé
sur mesure pour Poelvoorde qui s’y glisse avec
délectation. Il n’est jamais aussi bon que dans la
« beauferie » et la provocation.
 Seconde figure de l’immigré : celle de la
prostituée. Les immigrés illégaux sont dans
une situation de fragilité juridique qui en fait
les proies de passeurs peu scrupuleux. On laisse
miroiter à une Européenne de l’Est un emploi
de serveuse ou de chanteuse ; on lui fait passer
irrégulièrement la frontière après lui avoir subtilisé son passeport ; et on la met sur le trottoir
soi-disant pour rembourser sa dette. Le scénario
est banal. Il est tristement connu.
l
C’est le sujet du film Transe, réalisé par
Teresa Vilaverde en 2006, véritable descente
aux enfers d’une jeune Russe, de la République
tchèque au Portugal en passant par la France et
l’Italie. C’est aussi celui de Chaos (2001), de
Coline Serreau, qui constitue à la fois une dénonciation du sort des victimes des trafics humains
en Europe, mais aussi une interrogation très fine
des réactions que leur sort suscite chez les ressortissants européens.
Le franchissement
d’une autre frontière :
entre Eux et Nous
En effet, l’immigré n’est jamais seul. Au
sein de l’espace Schengen, il croise, bon gré mal
gré, des ressortissants communautaires. Cette
rencontre constitue, elle aussi, le franchissement
d’une frontière. Frontière non plus géographique
telle que celle qu’on a rencontrée à Tanger par
exemple, mais frontière humaine.
Le ressortissant communautaire, confortablement installé dans son bien-être matériel et
la sécurité juridique que lui confère sa nationalité, est choqué par une misère sociale qui l’interpelle. Il peut réagir par le rejet, voire le racisme,
ou au contraire la solidarité. Sur un mode
moins grave que Chaos, la réalisatrice française
Anne Le Ny filme dans Les Invités de mon père
(2010) les réactions que suscite chez ses deux
enfants (Fabrice Luchini et Valérie Benguigui) la
décision de leur père, veuf et retraité, d’héberger
une clandestine moldave et sa fille puis de
contracter avec elle un mariage blanc. Ce film,
qui n’évite pas certaines facilités de la comédie
bourgeoise française, est néanmoins d’une
grande subtilité.
L’ambiguïté des réactions suscitées par
l’arrivée d’illégaux est également illustrée par
le film Terraferma (2011) d’Emanuele Crialese.
L’action se déroule sur l’île de Lampedusa où
l’arrivée massive d’immigrés en provenance
d’Afrique provoque toutes sortes de sentiments :
la peur, l’hostilité, la compassion, la solidarité…
L’affiche du film joue sur un contraste : on y voit
l’image festive de jeunes garçons et de jeunes
filles en vacances qui plongent d’un bateau.
L’image sous-jacente est celle des bateaux
pneumatiques surchargés d’Africains noirs
dont les malheureux occupants périssent parfois
noyés faute d’avoir atteint la « terre ferme ». La
question est simple : comment pouvons-nous
continuer à faire la fête, à profiter des loisirs
balnéaires sur des plages où viennent s’échouer
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
187
Les questions internationales à L’ÉCRAN
les cadavres de ces immigrés clandestins rejetés
par la mer ?
Quelques années après Terraferma, la
Sicile a également été le cadre de Mediterranea.
Sa sortie en France, le 2 septembre 2015, a
coïncidé avec la mort du petit Aylan Kurdi.
Deux Burkinabés traversent le Sahara et la
Méditerranée au péril de leur vie. Ils débarquent
en Sicile et y survivent tant bien que mal. L’un
se fond dans le système, acceptant un logement
insalubre, un travail au noir et les railleries
racistes des Italiens ; l’autre ne l’accepte pas et
se révolte.
Dans la description de ces interactions,
le cinéma ne fait jamais l’éloge du racisme ou
de la xénophobie. Il exalte au contraire la bonté
humaine, les valeurs de fraternité et d’hospitalité en décrivant l’évolution de personnages
« ordinaires » qui, confrontés soudainement
à une situation de détresse, font le choix de la
solidarité.
Une des figures les plus émouvantes,
d’un film au succès public largement
mérité (1,2 million d’entrées) est Simon
(Vincent Lindon), le héros de Welcome de
Philippe Lioret. Maître-nageur à la piscine de
Calais, il accepte d’entraîner un jeune réfugié
kurde qui veut traverser la Manche à la nage. Une
scène du film montre que la solidarité exprimée
par Simon n’est pas toujours du goût de ses
voisins. Cet extrait est intéressant, car on y voit
l’expression d’un racisme égoïste, ordinaire,
décrit d’ailleurs sans grandes nuances. Dans la
filmographie pourtant très (trop ?) large de cet
article, rares sont les figures plus fouillées du
raciste ou du xénophobe. Le film Dupont Lajoie
(1974) d’Yves Boisset n’a pas son équivalent
contemporain.
Le cinéma contemporain préfère filmer des
citoyens ordinaires transfigurés par la rencontre
de l’Autre, comme en Espagne, à Barcelone, où
Uxbal vit de petits trafics et est ému par le drame
188
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
qui frappe un groupe de travailleurs illégaux
chinois dans le beau film d’Alejandro Inarritu,
Biutiful (2010).
Dans le registre qui est le sien, celui de
l’ironie froide, des sentiments taiseux, le cinéaste
finlandais Aki Kaurismäki a traité cette thématique. Le temps d’un film, il a posé sa caméra en
France avec Le Havre (2011). Le héros du film
est un vieil artiste bohême qui décide de cacher
un enfant africain poursuivi par la police.
lll
Schengen est généralement traité au cinéma
sur un même mode humaniste. La caméra ne
s’intéresse que rarement aux systèmes policiers
ou douaniers, aux subtilités du droit de l’entrée
et du séjour des étrangers, difficiles à mettre en
image. La caméra s’attarde au contraire sur les
individus, les immigrés d’un côté, unanimement représentés dans leur humanité souffrante
et courageuse, face à des Européens qui, passé le
choc de la rencontre, révèlent en général un sens
admirable de la solidarité.
Le système réglementaire Schengen
est, dès lors, un arrière-plan surplombant et
contraignant. Sa légitimité n’est pas sérieusement remise en cause – aucun film ne constitue
à proprement parler un appel argumenté au
démantèlement des frontières –, mais son
inhumanité est systématiquement dénoncée – il
s’agirait de règles rigides mises en œuvre par un
État policier aveugle.
Cette grande homogénéité dans le traitement des problématiques de l’asile et de l’immigration est à la fois rassurante et inquiétante.
Rassurante : le cinéma n’est pas, loin s’en faut,
le fourrier de thèses xénophobes. Inquiétante :
le cinéma est en décalage avec une opinion
publique qui, non sans schizophrénie, plébiscite
Welcome mais vote de plus en plus souvent pour
les partis populistes et xénophobes. n
Liste des CARTES et GRAPHIQUES
Le tracé des frontières dans le monde Thaïlande / Cambodge : le contentieux territorial du temple de Preah Vihear
Quelques contentieux territoriaux internationaux
Quelques murs contemporains
Les « frontières » aériennes Les « frontières » extra-atmosphériques
Villes et métropoles frontalières en Europe
Coopération transfontalière en Europe dans les territoires à caractère urbain ou métropolitain
Travailleurs frontaliers (2000-2012)
Les limites de l’espace maritime
Arctique : frontières et espaces maritimes contestés... et négociés (janvier 2015)
Colonisation de l’Afrique (1884-1914)
La frontière sino-indienne (2016)
La Cisjordanie (2016)
La construction de la frontière Bolivie Brésil : lorsque les bandeiras brésiliennes
fixèrent la ligne
Les imbroglios frontaliers lors du boom du caoutchouc
L’Union européenne et ses frontières (2016)
L’évolution des frontières allemandes de 1648 à nos jours
La Lettonie (2016)
Calais, construction d’une frontière (situation en mars 2016)
La Jamaïque (2016)
Jordanie : réfugiés syriens (2016)
p. 19
p. 26
p. 29
p. 29
p. 30
p. 32
p. 41
p. 42
p. 43
p. 63
p. 70
p. 84
p. 93
p. 100
p. 104
p. 108
p. 115
p. 129
p. 133
p. 145
p. 165
p. 173
Liste des principaux ENCADRÉS
Chroniques frontalières dans le monde (mars 2016-octobre 2015)
Internet et ses frontières (Anne-Thida Norodom)
Les villes frontalières européennes, hauts lieux de la coopération transfrontalière
Géographie du travail frontalier en Europe
Les frontières dans la ville en guerre (Bénédicte Tratnjek)
La frontière russo-finlandaise
La frontière Mexique-États-Unis (Maria Eugenia Cosio Zavala)
Les frontières de l’Arctique (Antoine Dubreuil)
Le détroit, charnière ou frontière des territoires ? (Nathalie Fau)
Une tentative manquée de redessiner les frontières en Afrique :
la sécession du Biafra (1967-1970) (Vincent Hiribarren)
La ligne de front du Donbass, nouvelle frontière (Sébastien Gobert)
Israël / Palestine : multiples limites mais quelle frontière ? (Irène Salenson)
Lampedusa, avant-poste frontalier de l’espace Schengen (Serge Weber)
La Lettonie, frontière extérieure de l’Union européenne (Céline Bayou)
Sanctuariser les frontières : la dissuasion nucléaire (Patrick Charaix)
Frontière externalisée et murs anti-migrants : l’exemple emblématique
de Calais (Édith Lhomel)
p. 16
p. 34
p. 38
p. 44
p. 47
p. 52
p. 58
p. 69
p. 78
p. 87
p. 89
p. 98
p. 121
p. 132
p. 139
p. 144
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
189
ABSTRACTS
> Abstracts
What are Borders for? Justifications,
Separations, Transitions and Passages
Michel Foucher
International borders are a perimeter within which the
states in the international system exercise sovereignty, and
one of the parameters in national identity. A chronology of
border incidents shows that these frontiers are the scene of
lively interaction and occasional conflict, much more real
than a purely economic view of the planet would suggest.
China, for example, can play on an open global economy and
delimit what it considers to be its maritime space. Borders
are discontinuities that separate as well as bind, and localised
human societies need both aspects. A world without borders
would not be viable.
Borders: a Necessary Condition for the Law
Paul Klötgen
A border is a legal concept. The law defines borders
– lines, zones, networks, groups… – in a flexible, open-ended
way. Some theories hold that borders are the origin and very
source of the law. Yet, the law is not primarily a science of
limits but an art of balance, ensuring the fair distribution
of disputed property. But if not its source, borders are
nonetheless a condition for the law: more than a sovereign
space, they delimit a jurisdictional space, within which what
is fair, right and balanced can be said, and imposed, and what
is not, can be set aside.
Borders: a Challenge in a Global Urbanised
World
Christophe Sohn
Despite the recent reinforcement of surveillance
systems for monitoring human mobility, there have been
experiments with relatively open state borders in many parts
of the world over the last three decades.
Stimulated by the accelerating globalisation of
economic and cultural exchanges, cities and border regions
have begun to regard borders as a resource and no longer
solely as a barrier.
This change in the role and meaning of borders has
led to an intensification of the urbanisation of border regions
and the emergence of new forms of cross-border cooperation
and interaction.
The Border as a Social Construct
Laetitia Perrier Bruslé
A border is not an intangible line in time and space.
It is also a social construct, shaped by the discourses and
practices of many actors, from the State to the local residents.
The State’s role has often been analysed, because of the
pressure that globalisation puts on national territories. The
weight of the local populations is just as important in the
construction of the border, through the mixing of populations,
trade and traffic, distancing, etc. How can the State adapt to
the effects induced by these other boundary builders?
Carving up the Ocean
Jean-Paul Pancracio
Even if they have different names, the oceans and
their peripheral seas, which all naturally communicate with
one another, form a single global ocean. In the course of the
190
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
twentieth century, its unity has not withstood the temptation
for States to extend their hold over increasingly vast maritime
expanses. New zones have thus appeared, both on the surface
and on the sea floor, leading to new boundaries. The question
of international governance of the ocean considering its
essential geophysical unity is becoming more acute.
Contiguous Rivers
Florian Aumond
Contiguous rivers condense the stakes involved
in all border questions. They are a good illustration of the
tension between the separating and unifying functions of all
boundaries.
The separating function comes from the fact that
contiguous rivers delimit the respective territories of two or
several states. In practice, using so-called natural borders
is not as simple as it might seem. It also shows a tendency
to privilege procedures consecrating a border line to the
detriment of a border zone.
The unifying function is expressed in the way
contiguous rivers are used, mainly in the development of
non-navigational activities. The preference now given to
the expression “international water courses” translates this
change.
Borders in Sub-Saharan Africa: Challenging
the Colonial Legacy
Vincent Hiribarren
African boundaries were marked out in a brief period
between the end of the nineteenth and beginning of the
twentieth centuries and have changed relatively little since
then. They were a product of colonialism and mostly drawn
outside Africa. More than just limits between states, they
are a visible symbol of the colonial past. Yet the history of
their creation is more complex than it seems, and it may be
misleading to analyse them from a historical perspective.
Millions of Africans now living around these borders are
doing their best to exploit their economic potential.
The Sino-Indian Border: the Impossibility
of Normalisation
Isabelle Saint-Mézard
India and China have coexisted for most of their long
history without a border in the modern sense of the term.
It was their emergence as independent nation states at the
end of the 1940s that forced them to face the problem of
drawing a border. But neither the efforts of Prime Minister
Nehru to cajole the Maoist regime nor his discussions with
Premier Zhou Enlai managed to curb the spiral of conflict.
After thirty-five years of negotiations, the prospects of
normalisation still seem bleak.
The Border between Bolivia and Brazil:
an Invention of the Conquerors
Laetitia Perrier Bruslé
The 3,200-km border between Bolivia and Brazil
crosses the central spaces of the South American continent.
Its gradual construction went hand-in-hand with the process of
occupying the strip running through the centre of the continent.
Its shift westwards bears witness to territorial conquests by
Brazil, while Bolivia, centred on the Andes, inherited the
Spanish Empire’s lack of interest for its eastern plains.
Violence at Europe’s Borders
Philippe Bonditti
Migrants fleeing war or poverty have flocked to
Europe, reviving a controversy over Europe’s inner borders
that was already fanned by the recent episodes of violence
in Paris and Brussels. The States are faced with the immense
challenge of responding to new forms of violence and
international mobility. The most pressing need is not to
restore Europe’s inner borders, but to make a better diagnosis
of the political problems of our time.
German Borders: a Continental Problem
Christine de Gemeaux
A source of conflict and tension, Germany’s
fluctuating borders have long been a problem for Europe in
general, and for German territories in particular. They were
firstly symbolic, because Germany did not constitute a State
until 1871. The major conflicts of the twentieth century
were linked to this problem. The emblematic inner German
border (1949) and the Berlin wall (1961) emerged from those
conflicts. It was not until 1990 that the present borders were
established and unified Germany was integrated into Europe.
The current issue is the opening or closing of German borders
to deal with the flow of migrants. The border question is still
topical and reflects a continental problem.
France: from the Defence of National
Borders to Defence without Borders
Tristan Lecoq
It took twenty-two years to go from national defence
to defence (1972-1994). The next step to defence and
national security was part of a continuous process lasting
twenty-five years from the end of the Cold War, in the 1990s,
to the present day.
Efforts were concentrated on the military to end
the Cold War and manage its aftermath. The army is part
of national security which now functions on a new model,
shifting from the defence of France’s borders to defence
without borders, with terrorism as the major threat, inside
and outside the country, intelligence as the primary front
for defence and national security, and the question of
maintaining France’s military and naval capacities, in the
background.
Is there a Political Islam Movement
in Europe?
Samir Amghar and Khadiyatoulah Fall
Fleeing repression of Islam in Arab countries, the
Muslim Brothers came to Europe in the 1960s and quickly
adapted to European political realities. While advocating
an orthodox interpretation of Islam, they called for the
integration of European Muslim populations. Beyond
this determination to anchor their claims and actions in
a European context, they continue to support an Islamist
ideology, particularly by maintaining links with Islamist
parties in the Arab world.
Finland: an Economy at a Standstill
Antoine Jacob
In recession for three years up to 2014, Finland is
currently one of the weakest economies in the euro zone,
handicapped by the fall of Nokia, the leader in mobile
telephony, low productivity and one of the oldest populations
in the European Union. Helsinki is no longer Europe’s star
pupil but its new ailing member. In place since May 2015, the
centre-right government headed by a former businessman, is
trying to right the situation in its way. But the bitter medicine
does not go down well with the powerful trade unions,
who are threatening to call a general strike, a rare event for
Finland.
Jamaica: the Back of the Postcard
Romain Cruse
These days Jamaica is widely known and appreciated
the world over because of two iconic figures: the reggae
singer, Bob Marley, and the sprinter, Usain Bolt. Its highly
positive image is due mainly to its rather surrealistic ranking
as one of the happiest countries on the planet. The island
was long a fashionable tourist destination, but travellers,
especially cruise passengers, are now being advised to avoid
it. It is also under fire for its lottery scams, the latest specialty
of crime networks in western Jamaica. The world is suddenly
seeing the back of the postcard peddled by the local tourist
office and relayed by search engines.
Jordan between Security and Humanitarian
Challenges
Myriam Ababsa
Since the beginning of the Arab Spring, the Jordanian
regime has managed to contain the recrimination of a large
part of the population over the democratic shortcomings
of Jordan’s political system. It has also been able to arrest
a major humanitarian crisis triggered by the recent influx
of over a million Syrian refugees. But with the reduction
of international aid to the refugees and the most destitute
Jordanians and the pressure that the newcomers put on
schools and medical services, the humanitarian crisis runs
the risk of developing into a political one.
James Bond, Geopolitics and Cartography
Thibaut Klinger
In 2012, “M”, the head of MI6 in the Bond film
Skyfall, declared “…the truth is that what I see frightens me.
I’m frightened because our enemies are no longer known
to us. They do not exist on a map.” These words reveal the
changing threats faced by the world’s most famous spy,
James Bond. When the series began back in 1962 there
were maps everywhere. They were handy cinematographic
tools to show spectators the geopolitical challenges facing
their hero. Bond films now present new, more diffuse
threats – crime networks, terrorism – and make less use of
cartographic props.
Crossing European Borders in the Cinema
Yves Gounin
The cinema has always documented attempts to cross
European borders. Yesterday, at the foot of the Berlin wall.
Today, in Tangiers or Lampedusa. The migrants’Odyssey
makes excellent film material. But once migrants have made
it into the Schengen Area they have a tough row to hoe.
They must find a way to legalise their situation and relations
between immigrants and regular citizens are often dramatic.
Whether we approve or deplore it, the cinema tends to
approach these subjects with a human rights bias. There is an
insidious, impersonal State racism, racist characters are often
caricatured and lack depth, while immigrants are presented
as courageous, suffering human beings, like the admirable
Fatima, in Philippe Faucon’s film of the same name, which
recently won several César Awards.
Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016
191
n o 58 Le Sahel en crises
n o 57 La Russie
n o 56 L’humanitaire
n o 55 Brésil : l’autre géant américain
n o 54 Allemagne : les défis de la puissance
n o 53 Printemps arabe et démocratie
n o 52 Un bilan du xxe siècle
n o 51 À la recherche des Européens
n o 50 AfPak (Afghanistan-Pakistan)
n o 49 À quoi sert le droit international
Déjà parus
n o 48 La Chine et la nouvelle Asie
o
n o 47 Internet à la conquête du monde
n 78 Le transport aérien
n o 46 Les États du Golfe
n° 77 Iran : le retour
n o 45 L’Europe en zone de turbulences
n o 76 L’euro, un dessein inachevé
o
n o 44 Le sport dans la mondialisation
n 75 Les nouveaux espaces du jihadisme
n o 43 Mondialisation : une gouvernance introuvable
n os 73-74 La puissance militaire
o
n o 42 L’art dans la mondialisation
n 72 La mer Noire : espace stratégique
o
n o 71 Afrique du Sud : une émergence en question n 41 L’Occident en débat
o
o
n 40 Mondialisation et criminalité
n 70 Les grands ports mondiaux
n o 39 Les défis de la présidence Obama
n o 69 La Pologne au cœur de l’Europe
n o 38 Le climat : risques et débats
n o 68 L’Été 14 : d’un monde à l’autre
o
n o 37 Le Caucase
n 67 L’espace : un enjeu terrestre
n o 36 La Méditerranée
n o 66 Pakistan : un État sous tension
o
n o 35 Renseignement et services secrets
n 65 Énergie : les nouvelles frontières
n o 34 La mondialisation financière
n o 64 États-Unis : vers une hégémonie discrète
n o 33 L’Afrique en mouvement
n o 63 Ils dirigent le monde (Épuisé)
n o 32 La Chine dans la mondialisation
n os 61-62 La France dans le monde
n o 31 L’avenir de l’Europe
n o 60 Les villes mondiales
n o 59 L’Italie : un destin européen
n o 30 Le Japon
Vous avez
rendez-vous …
avec le monde
Questions
internationales
• L’Algérie
• L’Asie centrale
Numéros parus :
- Le transport aérien : une mondialisation réussie (n° 78)
- Iran : le retour (n° 77)
- L’euro, un dessein inachevé (n° 76)
- Les nouveaux espaces du jihadisme (n° 75)
- La puissance militaire (n° 73-74)
- La mer Noire, espace stratégique (n° 72)
- Afrique du Sud : une émergence en question (n° 71)
- Les grands ports mondiaux (n° 70)
- La Pologne au cœur de l’Europe (n° 69)
- L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014) (n° 68)
- L’espace, un enjeu terrestre (n° 67)
- Pakistan : un État sous tension (n° 66)
- Énergie : les nouvelles frontières (n° 65)
- États-Unis : vers une hégémonie discrète (n° 64)
- Ils dirigent le monde…(n° 63)
- La France dans le monde (n° 61-62)
- Les villes mondiales (n° 60)
- L’Italie : un destin européen (n° 59)
- Le Sahel en crises (n° 58)
- La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57)
- L’humanitaire (n° 56)
- Brésil : l’autre géant américain (n° 55)
- Allemagne : les défis de la puissance (n° 54)
- Printemps arabe et démocratie (n° 53)
- Un bilan du XXe siècle (n° 52)
- À la recherche des Européens (n° 51)
- AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50)
- À quoi sert le droit international (n° 49)
- La Chine et la nouvelle Asie (n° 48)
- Internet à la conquête du monde (n° 47)
- Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46)
- L’Europe en zone de turbulences (n° 45)
- Le sport dans la mondialisation (n° 44)
- Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43)
- L’art dans la mondialisation (n° 42)
- L’Occident en débat (n° 41)
- Mondialisation et criminalité (n° 40)
- Les défis de la présidence Obama (n° 39)
- Le climat : risques et débats (n° 38)
- Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37)
- La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36)
- Renseignement et services secrets (n° 35)
- Mondialisation et crises financières (n° 34)
- L’Afrique en mouvement (n° 33)
- La Chine dans la mondialisation (n° 32)
- L’avenir de l’Europe (n° 31)
- Le Japon (n° 30)
- Le christianisme dans le monde (n° 29)
- Israël (n° 28)
- La Russie (n° 27)
- Les empires (n° 26)
- L’Iran (n° 25)
- La bataille de l’énergie (n° 24)
- Les Balkans et l’Europe (n° 23)
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(sur présentation d'un justificatif)
Europe : 56,30 €
DOM-TOM-CTOM : 55,90 €
Autres pays : 59,20 € (HT)
Conception graphique
Studio des éditions DILA
Mise en page et impression DILA
Photo de couverture :
Melilla. Le système de surveillance
de la frontière entre l’Espagne et le Maroc.
© Photo Alexandra Novosseloff
IMPACT-ÉCOLOGIQUE
www.dila.premier-ministre.gouv.fr
PIC D’OZONE
IMPACT SUR L’ EAU
CLIMAT
213 mg eq C2 H4
2 g eq PO43840 g eq CO2
Pour un ouvrage
À paraître :
Cet imprimé applique l'affichage environnemental.
Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que leur auteur.
© Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2016.
«En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou
totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que
l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.»
Questions
internationales
Dossier
Le réveil des frontières
Mai-août 2016
Les frontières allemandes :
un problème continental
Christine de Gemeaux
Ouverture :
Lignes et frontières, tout bouge
France :
de la défense des frontières
à la défense sans frontières
Serge Sur
Tristan Lecoq
De l’utilité des frontières
Et les contributions de
À quoi servent les frontières ?
Michel Foucher
Les frontières : une condition
nécessaire à la vie du droit
Paul Klötgen
La frontière : un atout dans un monde
urbain globalisé
Christophe Sohn
La frontière comme construction sociale
Laetitia Perrier Bruslé
Frontières et lignes liquides
Nos 79-80
Céline Bayou, Patrick Charaix,
Maria Eugenia Cosio Zavala,
Antoine Dubreuil, Nathalie Fau,
Sébastien Gobert, Édith Lhomel,
Anne-Thida Norodom, Irène Salenson,
Bénédicte Tratnjek et Serge Weber
Questions européennes
L’islam politique existe-t-il en Europe ?
Samir Amghar et Khadiyatoulah Fall
Finlande : une économie qui patine
Antoine Jacob
L’océan à la découpe
Jean-Paul Pancracio
Les fleuves contigus
Florian Aumond
Quelques questions
frontalières dans le monde
Les frontières en Afrique subsaharienne :
l’héritage colonial en question
Vincent Hiribarren
Imprimé en France
Dépôt légal :
2e trimestre 2016
ISSN : 1761-7146
Nos CPPAP : 0421 B 06518
DF 2QI00790
Numéro double :
13 €
Printed in France
CANADA : 18,75 $ CAN
3:DANNNB=[UU\^Y:
La frontière sino-indienne :
une impossible normalisation
Isabelle Saint-Mézard
La frontière entre la Bolivie et le Brésil :
une invention des conquérants
Laetitia Perrier Bruslé
Définir et défendre
les frontières en Europe
Les frontières de l’Europe
à l’épreuve de la violence
Philippe Bonditti
Regards sur le monde
Jamaïque : l’envers de la carte postale
Romain Cruse
La Jordanie entre défis sécuritaires
et humanitaires
Myriam Ababsa
Les questions internationales
à l’écran
James Bond, géopolitique
et cartographie
Thibaut Klinger
Franchir les frontières européennes
au cinéma
Yves Gounin
Abstracts
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