L’islam politique existe-t-il en Europe ? Jamaïque : l’envers de la carte postale Jordanie : défis sécuritaires et humanitaires Questions internationales Questions Nos 79-80 Mai-août 2016 Le réveil des frontières CANADA : 18,75 $ CAN M 09894 - 79 - F: 13,00 E - RD 3’:HIKTSJ=YVXUUY:?k@a@h@t@a"; Des lignes en mouvement NUMÉRO DOUBLE 192 PAGES X Version papier : 272 pages. Plus de 200 photos. 27 € X Version livre numérique enrichi : 288 photos supplémentaires et plus de 50 minutes de vidéos et d’entretiens. 9,99 € La documentation Française Questions internationales Conseil scientifique Gilles Andréani Christian de Boissieu Yves Boyer Frédéric Bozo Frédéric Charillon Jean-Claude Chouraqui Georges Couffignal Alain Dieckhoff Julian Fernandez Robert Frank Stella Ghervas Nicole Gnesotto Pierre Grosser Pierre Jacquet Christian Lequesne Françoise Nicolas Marc-Antoine Pérouse de Montclos Fabrice Picod Jean-Luc Racine Frédéric Ramel Philippe Ryfman Ezra Suleiman Serge Sur Rédaction Rédacteur en chef Serge Sur Rédacteur en chef adjoint Jérôme Gallois Rédactrices-analystes Céline Bayou Ninon Bruguière Secrétaire de rédaction Anne-Marie Barbey-Beresi Traductrice Isabel Ollivier Cartographie Thomas Ansart Patrice Mitrano Anouk Pettès Antoine Rio (Atelier de cartographie de Sciences Po) Conception graphique Studio des éditions de la DILA Mise en page et impression DILA Contacter la rédaction : [email protected] Retrouver Questions internationales sur : Questions internationales assume la responsabilité du choix des illus­trations et de leurs légendes, de même que celle des intitulés, chapeaux et intertitres des articles, ainsi que des cartes et graphiques publiés. Les encadrés figurant dans les articles sont rédigés par les auteurs de ceux-ci, sauf indication contraire. Éditorial L e réveil des frontières méritait bien un numéro double de Questions internationales. Les frontières en effet concentrent, de par leur double nature d’écluses et de barrières, de fermeture et d’ouverture, la structure et la dynamique des relations internationales. Ce sont des lignes immatérielles parce que juridiques, ce sont aussi des lignes inscrites physiquement sur le terrain. Elles relèvent autant de la carte que du territoire. Elles ne divisent pas seulement des relations matérielles, mais aussi bien des relations humaines, intellectuelles et morales. Elles incarnent la relativité des organisations nationales, politiques, juridiques, économiques, culturelles et sociales, en bref elles définissent les États dans toutes leurs composantes. Elles les suivent donc dans toutes leurs vicissitudes, et longtemps leurs évolutions ont accompagné la montée ou la chute de leur puissance. Mais, depuis quelques décennies, les frontières semblaient perdre de leur importance, parce que l’accent était mis sur la libre circulation, des hommes, des idées, des marchandises. L’obstacle qu’elles représentaient à l’unification d’un monde réconcilié avec lui-même semblait en passe d’être résorbé. Leur intangibilité proclamée réduisait les menaces extérieures pour leur stabilité. L’autonomie et les contacts croissants entre sociétés civiles, la mondialisation, privilégiaient des flux multiples entre elles. Un nomadisme universel, voyages, migrations, interactions, réduction des formalités administratives, explosion des échanges et homogénéisation de leurs règles : tous ces mouvements n’annonçaient-ils pas la fin des territoires, l’effacement des espaces ? Ainsi raisonnaient quelques prophètes des relations internationales plus rapides à figer les conjonctures qu’à analyser les structures. Car les frontières ont résisté. Non seulement elles ont résisté, mais on a redécouvert l’importance des territoires, de leur diversité, de leurs distances, tant en termes stratégiques qu’économiques ou humains. La porosité des frontières fait place aux murs qui les ferment. Leur intangibilité a été affectée par de nombreuses modifications, le plus souvent violentes, en Europe mais pas seulement. Leur ouverture est désormais davantage perçue comme menace virtuelle que comme progrès. En même temps, elles se sont démultipliées dans l’espace aérien, et les aéroports sont comme de nouvelles frontières. Dans les espaces maritimes, l’emprise des États côtiers tend à s’élargir, plateau continental et zone économique projetant loin l’influence du territoire terrestre. Aux contestations et aux mouvements des frontières traditionnelles s’ajoute donc la survenance de lignes annexes de plus en plus nombreuses. C’est le monde d’Héraclite : tout bouge ! Pour les rubriques récurrentes de Questions internationales, le cadre étatique demeure prégnant. Les « Regards sur le monde » font justice de la carte postale à quoi l’on résume souvent la Jamaïque, et analysent les défis actuels de la Jordanie, tandis que les « Questions européennes » traitent des déboires économiques de la Finlande. Avec la question de l’islam politique en Europe, c’est une autre manière d’envisager les frontières, comme en creux, et de mesurer leurs limites. « Les questions internationales à l’écran » reviennent enfin sur le thème, avec deux études, l’une sur la cartographie des films de James Bond et l’autre sur le franchissement des frontières européennes au cinéma. Questions internationales Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 1 N 79-80 SOMMAIRE os DOSSIER… Le réveil des frontières Ouverture – Lignes et frontières, 4tout bouge Serge Sur Quelques questions frontalières dans le monde De l’utilité des frontières 14À quoi servent les frontières ? Les frontières : une condition 22nécessaire à la vie du droit Vincent Hiribarren Michel Foucher Paul Klötgen La frontière : un atout dans un monde urbain globalisé Christophe Sohn La frontière comme 51construction sociale Laetitia Perrier Bruslé La frontière sino-indienne : 92une impossible normalisation Isabelle Saint-Mézard entre la Bolivie 103etLalefrontière Brésil 37 Les frontières en Afrique 82subsaharienne Laetitia Perrier Bruslé Définir et défendre les frontières en Europe frontières de l’Europe 112àLesl’épreuve de la violence Philippe Bonditti Frontières et lignes liquides 62L’océan à la découpe 72Les fleuves contigus Jean-Paul Pancracio Florian Aumond Les frontières allemandes : 125un problème continental Christine de Gemeaux France : de la défense 135des frontières à la défense sans frontières Tristan Lecoq 2 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Regards sur le MONDE 147 Pour en savoir plus sur les frontières Et les contributions de Céline Bayou (p. 132), Patrick Charaix (p. 139), Maria Eugenia Cosio Zavala (p. 58), Antoine Dubreuil (p. 69), Nathalie Fau (p. 78), Sébastien Gobert (p. 89), Édith Lhomel (p. 144), Anne-Thida Norodom (p. 34), Irène Salenson (p. 98), Bénédicte Tratnjek (p. 47) et Serge Weber (p. 121) : 161Jamaïque l’envers de la carte postale Romain Cruse La Jordanie entre défis 168sécuritaires et humanitaires Myriam Ababsa Les questions internationales à L’ÉCRAN Bond, 176James géopolitique et cartographie Thibaut Klinger Questions EUROPÉENNES 149 L’islam politique existe-t-il en Europe ? Samir Amghar et Khadiyatoulah Fall : 154Finlande une économie qui patine Franchir les frontières 182européennes au cinéma Yves Gounin Liste des CARTES et ENCADRÉS Antoine Jacob ABSTRACTS 189 et 190 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 3 Dossier Le réveil des frontières Lignes et frontières, tout bouge L’image des frontières, celle des lignes, c’est qu’elles sont stables. Je hais le mouvement qui déplace les lignes, disait Baudelaire. Dans l’ensemble, la société des États n’aime guère que l’on touche aux frontières, tandis que les sociétés civiles aspirent plutôt, si l’on en croit leur expression militante, à leur dépassement voire à leur suppression. Avant même la mondialisation, avec les ONG, Médecins sans frontières, Reporters sans frontières, etc., la transnationalisation était à l’œuvre. En même temps, les lignes qui accompagnent, confortent ou relaient les frontières se multiplient, dans les airs, en mer comme sur terre. Alors, omniprésentes mais archaïques, ou dépassées mais structurelles ? Distinguons d’abord lignes et frontières, constatons ensuite les liens essentiels entre frontière et État, mesurons les pathologies des frontières et la prolifération des lignes de nature diverse. Lignes et frontières Frontière : voici un mot dont l’utilisation recouvre des significations multiples. Dans l’acception la plus large, le terme vise toute forme de séparation entre des espaces et, de façon métaphorique, tout type de coupure, spatiale ou non, y compris dans le royaume de l’imaginaire. C’est ainsi que des philosophes 1 voient Merleau-Ponty « aux frontières de l’invisible ». On se doute qu’il convient d’en retenir une acception plus rigoureuse lorsqu’on s’attache aux relations internationales – et par-là plus étroite. Au sens le plus restreint, celui du droit international, la frontière est une ligne, juridiquement construite, qui Marie Cariou et alii, Merleau-Ponty aux frontières de l’invisible, 2003. 1 4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 sépare deux ou plusieurs États souverains, ou un État d’un espace international, ce qui est le cas de la mer territoriale. C’est dire qu’elle est intimement liée à l’existence de l’État et qu’il n’y a pas de frontière sans État. Mais d’autres lignes de délimitation, qui ne méritent pas la qualification de frontière au sens étroit, concourent à définir la compétence spatiale des États, voire d’une multitude d’autres entités : c’est notamment le cas des limites des espaces maritimes, qui opposent des zones aquatiques ou sous-marines sur lesquelles les États exercent leur souveraineté ou de simples compétences souveraines, plateau continental et zone économique exclusive d’un côté, et la haute mer ou le fond des mers de l’autre. Il est aussi d’autres lignes, cessez-le-feu, armistices, qui ne sont pas des frontières. Dans le langage courant, on retient cependant le terme générique comme désignant toutes les limites spatiales des États, quitte à le préciser lorsque nécessaire. A priori, on pourrait opposer frontières et lignes par leurs différences, non seulement de statut juridique mais aussi de stabilité. La frontière porte avec elle l’image de l’enracinement, de la stabilité, de la pérennité qui est aussi celle de l’État, dont elle devient la métonymie. Et pourtant, les frontières étatiques ont bougé, particulièrement au cours des dernières décennies, et bougent encore. Leur intangibilité peut être une aspiration politique et juridique, mais l’histoire la dément régulièrement. Que de mouvements en Europe depuis la chute du mur de Berlin et l’effondrement de l’URSS, par exemple ! Les frontières bougent, mais la frontière subsiste, comme la forme étatique elle-même. Pour certains, les frontières sont des survivances archaïques, des reliques barbares des temps © BNF / Département des cartes et plans hostiles. Il convient de les dépasser, et même de les supprimer pour consacrer un droit universel de circulation des hommes et des marchandises, tous citoyens du monde, no border, l’avenir est au nomadisme, non à la fragmentation artificielle et dangereuse de notre Terre commune. Car les frontières appellent des armées pour les défendre, elles sont fronts, c’est-à-dire guerres. Mais en temps de paix, mieux encore pour enraciner la paix, ne faut-il pas les éliminer ? Aussi bien les frontières connaissent nombre de vicissitudes, tandis que le concept même, séparation territoriale entre souverainetés, se voit contesté. Sans doute on ne saurait concevoir, sinon de façon utopique, un monde totalement unifié, sans coutures, sans limites intérieures et sans lignes fonctionnelles diverses. Mais celles-ci ne devraient avoir ni la dignité de frontières ni la dimension d’exclusion, la distinction entre Eux et Nous qu’elles emportent. Elles pourraient d’abord les compléter ensuite s’y substituer ou encore les corriger. Ces lignes sont plus précaires, voire liquides comme dans les espaces maritimes. Mais que constate-t-on au cours des années récentes ? Que là où les frontières sont menacées, transgressées, elles se voient renforcées et même remplacées par des murs, obstacle cette fois physique et non seulement juridique. Carte éditée à Paris en 1784, dédiée au ministre plénipotentiaire près de la Cour de France, Benjamin Franklin, avec les tracés des nouveaux États qui suivent les lignes de latitude et la notion de frontier nord-américaine, liés à l’immensité d’un pays « neuf » pour les Européens. Derrière la remise en cause des frontières se cache celle de l’État et plus spécialement de l’Étatnation, l’aspiration à dissoudre des communautés établies pour les fusionner ou les transcender par des constructions plus larges et plus hautes. À cette dimension idéologique s’ajoute aussi la dynamique technologique et économique qui pousse à l’ouverture et à la mondialisation des échanges. Porosité des frontières, élargissement, organisation et facilitation des points de passage, accords de survol aérien, aéroports, ports maritimes sont à l’ordre du jour. Cependant, les frontières demeurent une composante essentielle des États et de la société internationale dont elles sont les piliers. Quant aux lignes, elles entretiennent avec les frontières des rapports complexes, mais toujours subordonnés. La frontière, métonymie de l’État Voici quelques décennies, on parlait de la fin des territoires. On en parle moins désormais, mais cela a toujours été une erreur. Le terri- Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 5 DOSSIER Le réveil des frontières toire implique en général des frontières et, en surplomb, l’État, sa population, son autorité souveraine, un modèle universel d’organisation politico-territoriale qui, jusqu’à maintenant, n’a pas été remplacé. Sans doute les États fragmentent et hachent le sol, divisent l’humanité et l’on peut leur opposer, outre le développement des problèmes globaux, la dynamique des flux, des idées, des hommes et des marchandises. Les sociétés civiles n’aspireraient-elles pas spontanément à la disparition des frontières, gage d’une paix perpétuelle et structurelle ? En réalité, celles-ci conservent une dimension organisatrice qui demeure indépassable. On peut également soutenir que les frontières sont contre nature. Empêchent-elles la circulation des nuages, des fleuves, des animaux, voire la transhumance organisée ? Ne favorisent-elles pas à l’inverse contrebande et trafics qui sont comme la revanche sur des coupures artificielles de la liberté d’aller et venir ? Principe d’enfermement, elles reposent sur des lignes arbitraires, et le terme de « frontière naturelle » est trompeur. Lacs, rivières, montagnes unissent autant qu’ils séparent, et les États qu’ils divisent sont le plus souvent conduits à coopérer pour leur intérêt commun, quand leur coexistence ne débouche pas sur une concurrence nuisible aux espaces en cause. Il est vrai que les frontières sont toujours construites, qu’elles aient été imposées ou convenues, mais leurs fonctions positives sont de loin dominantes. l Elles maintiennent d’abord l’identité de la collectivité instituée en État. La frontière ouvre et ferme le territoire et devient le symbole du territoire dans son ensemble, dans sa consistance. L’attachement aux frontières, comme définissant le cadre spatial d’une nation, est général. La perte des territoires est le plus souvent douloureusement ressentie et peut entraîner des conflits irréconciliables sur plusieurs générations. Les États anciennement constitués, qui ont enraciné leur histoire dans leur géographie, y sont peut-être plus sensibles, mais des États plus récemment créés ne sont pas en reste, et ceci dans les diverses parties du monde. Même si le territoire n’a plus de nos jours l’importance qu’il a revêtue pour la puissance, il demeure un marqueur d’une identité étatique, nationale ou simplement collective. l 6 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Elles sont ensuite essentielles à la sécurité des États. À cet égard, le droit international les protège expressément, puisque la Charte des Nations Unies prohibe l’usage de la force contre « l’intégrité territoriale » de tout État 2. Mais une barrière de papier ne saurait suffire. C’est l’espace, l’ordre juridique et la population de l’État qu’il s’agit de protéger par des moyens civils, par la police, la douane, le contrôle des frontières, mais ce sont aussi les agressions armées qu’il convient de dissuader, de contenir ou de repousser par des moyens militaires. Le système de sécurité collective de l’ONU est censé y parvenir, mais l’État demeure le premier responsable et acteur de sa propre sécurité face à ses frontières et dispose du droit de s’armer suivant sa convenance, avec la limite éventuelle des engagements qu’il a pu prendre. l En même temps, les frontières n’enferment nullement l’État ou sa population. Elles sont en effet un filtre qui lui permet d’admettre les passages et circulations directes. Cette double dimension, clôture et ouverture, est bien connue. La frontière est comme une écluse qui permet de canaliser, régulariser et étaler des flux de toute nature. Elle concentre en conséquence nombre d’activités et représente une ressource pour l’État. Les zones frontalières, même si la frontière en elle-même est une ligne, sont souvent une interface entre des voisins. Il n’est pas rare qu’une coopération transfontalière soit organisée entre collectivités locales d’États différents. La frontière concourt alors à la confiance et à l’harmonie entre eux en même temps qu’elle permet de gérer de façon coordonnée les problèmes d’espaces adjacents. l Elle ne s’oppose pas davantage à l’expansion hors du territoire de certaines règles de l’ordre juridique de l’État territorial. Ces règles peuvent en effet être appliquées hors de ses frontières à ses ressortissants sur la base de la compétence personnelle, ou à des activités ou à des personnes extérieures, dès lors qu’elles ont un lien avec l Charte des Nations Unies, article 2, § 4 : « Les membres de l’Organisation s’abstiennent, dans leurs relations internationales, de recourir à la menace ou à l’emploi de la force, soit contre l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique de tout État, soit de toute autre manière incompatible avec les buts des Nations Unies. » 2 © Schuminka janička / Wikimedia Commons En Tchéquie, quatre bornes frontières en forme de pyramide tronquée bordent la rivière Jihlava, à proximité de la ville éponyme. Elles ont été installées en 1750, sur décision de Marie-Thérèse d’Autriche qui souhaitait ainsi mettre fin aux différends autour de la frontière entre la Bohême et la Moravie. Chaque borne porte les emblèmes des deux territoires. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 7 DOSSIER Le réveil des frontières son territoire. On parle alors d’exterritorialité ou d’extraterritorialité pour désigner les effets extérieurs de normes étatiques, mais les termes sont trompeurs car ces effets sont toujours en lien avec le territoire et ses frontières. Là encore, la frontière n’est pas une clôture ; territoire et lien de nationalité permettent de la dépasser. Simplement, l’extraterritorialité doit respecter les frontières des autres États, qui peuvent lui opposer l’application de leurs propres normes, tout au moins sur leur propre territoire. Dans l’état présent de la société internationale, structurée par la coexistence de quelque deux cents États souverains, la frontière est une donnée politique et juridique fondamentale. Elle n’est pas pour autant indispensable à l’existence d’un État. S’il n’y a pas de frontière sans État, il existe des États sans frontières. Entre Corée du Nord et du Sud par exemple, il n’existe pas de frontière mais une ligne d’armistice, par nature provisoire. Israël n’a pas non plus de frontières avec la Cisjordanie ou Gaza, mais une séparation dont la qualification demeure disputée. De façon plus générale, il ne suffit pas d’avoir des frontières pour que leurs fonctions régulatrices, ou en d’autres termes stabilisatrices, soient remplies. Encore faut-il avoir de bonnes frontières. C’est dire qu’elles peuvent aussi devenir élément pathologique des États, pour des raisons très variées. Les frontières, pathologie des États Peut-on avoir de bonnes frontières parce qu’elles sont adéquates à un concept, à leur concept ? Mais lequel ? Pour certains, ce seront celles qui respectent le principe du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, ou son ancêtre le principe des nationalités. Mais les frontières peuvent alors être différentes suivant qu’on envisage ces principes de façon objective ou subjective. Pour d’autres, elles ne sont qu’une ligne de contact entre puissances, dépendant de la capacité de pression relative des protagonistes, ce qui conduit à leur mobilité, souvent guerrière. Pour d’autres encore, elles doivent être stratégiques, c’est-à-dire pouvoir être défendues contre l 8 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 intrusions ou agressions extérieures. On demandera alors des « frontières naturelles », appuyées sur des obstacles physiques, ou de la profondeur territoriale. Mais aucun de ces concepts ne rend raison de la diversité des situations actuelles, ni de leur raison d’être. L’appréciation dépend dès lors de données plus empiriques et concrètes. Les bonnes frontières sont stables, reconnues, correspondent aux aspirations des populations, sont fixées avec certitude, faciles à défendre et ouvertes. Leur stabilité est indispensable à leurs fonctions régulatrices. C’est ainsi que le Conseil de sécurité a reconnu, par sa résolution 242, le droit d’Israël à des frontières « sûres et reconnues » 3. Les frontières peu satisfaisantes, pour les États comme pour leurs voisins, sont en revanche incertaines sur le terrain, contestées politiquement, mal protégées stratégiquement, et parfois les trois. Alors la solution face à des situations apparemment inextricables ne serait-elle pas de les dépasser radicalement ? Mais cette négation positive risque fort, en pratique, de conduire à une autre forme de négation, la construction de murs qui résulte de la défaillance des frontières. l Les contestations de frontière sont de plusieurs ordres. Elles peuvent tenir à une insuffisante fixation d’une ligne qui n’est pas contestée dans son principe, mais qui n’est pas reportée in situ, faute d’abornement, parfois parce que les cartes qui les reproduisent sont imprécises, parfois parce que la configuration territoriale a évolué, parfois parce que les règles internationales de partage, des fleuves internationaux par exemple, sont incertaines. De telles contestations se prêtent à des règlements arbitraux ou judiciaires, qui ne sont pas pour autant facilement acceptés par les États qui s’estiment lésés. Plus dangereuses sont les contestations de territoires, au nom de principes de légitimité contradictoires, ou de titres juridiques et historiques confus. Les exemples contemporains sont divers, la Crimée est l’un des plus récents. Certains sont liés à la détermination de lignes maritimes, et on va y revenir. Conseil de sécurité, résolution 242, 22 novembre 1967, La situation au Moyen Orient, adoptée après la « guerre des Six Jours ». 3 © Ed Jones / AFP Érigée à partir de IIIe siècle av. J. C., la Grande Muraille de Chine a eu pour vocation, des siècles durant, de marquer autant que de défendre la frontière nord de l’empire du Milieu. Il s’agissait de marquer la limite entre civilisation et tribus barbares. De la même façon, le mur d’Hadrien, plus modestement construit sur toute la largeur de l’Angleterre, viendra lui aussi, un peu plus tard, séparer le monde romain civilisé des Barbares venus d’Écosse. La protection des frontières se situe sur plusieurs registres et, à cet égard, il convient de distinguer, en droit international, l’inviolabilité des frontières, leur intégrité et leur intangibilité, trois notions que l’on a tendance à confondre. L’inviolabilité les protège en principe contre les agressions armées, mais aussi contre des violations individuelles par intrusion, éventuellement involontaires. Celles-ci relèvent alors autant du droit pénal interne des États que des relations internationales. Sur ce plan, ces actions peuvent aussi conduire à engager la responsabilité d’États auxquels l’intrusion est imputée. L’intégrité concerne autant le territoire dans sa profondeur que les frontières. On l’a dit, elle est spécifiquement protégée par la Charte des Nations Unies contre tout recours à la force. l Il appartient avant tout à l’État territorial de défendre ses frontières, enjeux stratégiques, mission essentielle des forces armées. L’intangibilité n’est, en revanche, nullement garantie par le droit international, pas davantage qu’elle n’est un principe politique universel. Au demeurant, comme on le sait, les frontières ont beaucoup bougé, y compris au cours des décennies récentes. Deux vagues successives, celle de la décolonisation, celle de la chute de l’URSS et de ses suites plus centrées sur l’Europe, ont bouleversé cartes et mappemondes. Et pourtant, en Amérique latine au xixe siècle, en Afrique au milieu du xxe avec le principe de l’uti possidetis juris, en Europe avec la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE) puis la charte de Paris 4, on a proclamé soit l’intangibilité des frontières, soit la nécessité de leur stabilité. C’est dire que l’on mesurait leur contribution à la pacification et à la stabilisation des Acte final de la Conférence sur la sécurité et la coopération en Europe (CSCE), Helsinki, 1er août 1975 ; Charte de Paris pour une nouvelle Europe, 19-21 novembre 1990. 4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 9 DOSSIER Le réveil des frontières relations internationales, en même temps que le rôle structurant des États. L’intangibilité des frontières apparaît en réalité comme un corollaire de la condamnation du recours à la force armée pour les modifier. Il en résulte a contrario que les modifications pacifiques sont toujours possibles, et l’on sait qu’elles ont été récemment nombreuses, avec la dislocation de l’URSS, la réunification de l’Allemagne ou la partition de la Tchécoslovaquie. Mais la violence armée a très vite resurgi, avec l’éclatement de l’ex-Yougoslavie, le conflit autour des frontières de la Géorgie, l’affaire ukrainienne. Et où sont aujourd’hui les frontières de l’Irak, de la Syrie, de la Libye ? Pathologie contemporaine, violents ou pacifiques, ce sont des processus de dislocation d’États constitués qui peuvent provoquer, de l’intérieur, la remise en cause des frontières. l La négation des frontières résulte d’une dialectique entre leur dépassement et leur consolidation par des murs. Murs et frontières sont la négation l’un de l’autre, mais souvent résultent l’un de l’autre. L’espace Schengen est très révélateur à cet égard, mais des situations de ce type se développent dans diverses parties du monde. On l’a dit, la mondialisation entraîne l’ouverture des frontières et l’internationalisme idéologique milite en ce sens, au nom de l’humanité tout entière. Mais leur porosité, les phénomènes massifs d’immigration incontrôlée, la défaillance de certains États incapables de maîtriser les passages, la diffusion d’un terrorisme endémique contrarient cette tendance, voire l’inversent. Barrière juridique artificielle, parfois invisible, la frontière n’est plus respectée et les États territoriaux ont plus ou moins baissé la garde. Alors, le moyen le plus simple de chercher à les protéger est de les consolider par une barrière physique, dont le mur est l’archétype. Rien de nouveau en la matière, mais on croyait en avoir fini après la chute du mur de Berlin, oubliant que celui qui divise Nicosie, capitale d’un pays membre de l’Union européenne occupé par un pays candidat, la Turquie, est maintenant ancien. Aujourd’hui les murs prolifèrent 5, sans même parler des champs de mines qui subsistent dans d’anciennes zones de conflits, faisant oublier que la frontière est aussi pont. Ces obstacles physiques ne consolident pas tant les frontières qu’ils soulignent leurs insuffisances. C’est ainsi qu’en Europe on voit resurgir des murs. Les accords de Schengen n’ont créé qu’une ligne artificielle englobant les pays membres, superposée à leurs frontières extérieures. Ils ont du coup affaibli les frontières intérieures sans renforcer les frontières extérieures, faute de gestion et de protection communes. La prolifération des lignes de délimitation Ces lignes sont parfois antérieures aux frontières et contribuent à les déterminer – ainsi des lignes définies par le pape Alexandre VI au xve siècle entre l’Espagne et le Portugal pour le partage de la future Amérique latine 6, ou encore de certaines lignes que les puissances coloniales se reconnaissaient mutuellement pour établir leurs possessions ultramarines. Elles ont fondé durablement des espaces géoculturels et géojuridiques analysés par Carl Schmitt par exemple 7. Sans autorité désormais, leur empreinte se prolonge dans un cadre interétatique, même lorsqu’il est en crise, ainsi au Moyen-Orient actuellement. D’une nature différente sont les diverses lignes de délimitation contemporaines qui viennent compléter les frontières quand elles ne se substituent pas à elles. Elles concernent aussi bien les espaces maritimes, aériens que terrestres. l Les lignes de délimitation maritime sont les plus générales, à valeur universelle et les plus cohérentes, puisque fondées sur la coutume internationale et codifiées par la convention de Montego Bay en 1982, dernier grand traité à vocation universelle sur les espaces maritimes. Fonctionnelles, elles manifestent l’emprise croissante des États riverains sur les mers adjacentes à leurs côtes. Elles se sont développées et étendues après la Seconde Guerre mondiale. Il ne s’agit Inter Caetera, bulle de 1493 confirmée en 1494 par le traité de Tordesillas entre les deux États. 7 Carl Schmitt, Der Nomos der Erde (1950), traduction française Le Nomos de la Terre, PUF, Paris, 2008. 6 Alexandra Novosseloff et Frank Neisse, Des murs entre les hommes, La Documentation française, Paris, 2e éd., 2015. 5 10 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 © Ed Jones / AFP pas au sens propre de frontières, car dans les espaces délimités l’État n’est pas souverain mais seulement doté de certaines compétences. C’est le cas pour les zones contiguës, les zones économiques exclusives et le plateau continental, fond des mers sur la marge continentale. Ce sont des portions importantes des mers et des océans qui sont ainsi soumises à la juridiction étatique, et les contentieux liés à leur délimitation entre pays voisins sont nombreux. Lorsqu’il s’agit d’îles, qui possèdent une mer territoriale et donc une véritable frontière, celle-ci permet d’étendre les compétences des États très au large, grâce à ces zones complémentaires. Des contentieux terrestres au sujet de la souveraineté sur les îles sont ainsi des contentieux maritimes déguisés 8. En revanche, lorsque sont définies des lignes de navigation que doivent suivre les navires à proximité des côtes, c’est notamment une protection des côtes qui est envisagée par des mesures maritimes. Spécialement en mer de Chine, où la politique chinoise tend à l’appropriation des espaces maritimes à partir de revendications sur les îles. 8 Créée en 1953, une zone démilitarisée, connue sous le sigle de « DMZ » (de l’anglais DeMilitarized Zone), sépare toujours les deux Corées. Étroite bande de terre longue de près de 250 km et large de 4 km, elle sert de zone tampon entre les deux États de part et d’autre du 38e parallèle. Les lignes de délimitation aérienne reposent également sur une frontière, la frontière aérienne, puisque l’espace surjacent relève de la souveraineté de l’État de survol. Mais elle est prolongée ou canalisée par des lignes additionnelles. Elles peuvent être extérieures, avec la définition d’un espace à partir duquel les aéronefs doivent s’identifier pour des raisons de sécurité. Elles sont aussi intérieures lorsque les aéronefs bénéficiant d’un droit de survol doivent suivre un couloir déterminé pour transiter ou pour atterrir sur un aéroport local. Ces aéroports eux-mêmes peuvent comporter des zones internationalisées pour les voyageurs en transit, d’où une délimitation spécifique, en particulier sur le plan douanier. l Les lignes de délimitation terrestre sont les plus variées. Classiquement, il peut s’agir de lignes de cessez-le-feu dans le cadre d’un conflit, ou d’armistice. Il en existe toujours l Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 11 DOSSIER Le réveil des frontières dans le monde sur divers continents, dans la péninsule coréenne et en Palestine spécialement. Elles sont en principe provisoires, tout comme celles qui délimitent des territoires occupés, voire un partage entre puissances occupantes. En outre, si les frontières d’un État ne sont pas reconnues, sont disputées, ou que l’existence même de ce dernier est contestée, on est en présence de lignes au statut international indéterminé plus que de frontières consolidées – un exemple en est celui de la prétendue République turque de Chypre et, plus anciennement, celui des bantoustans, en Afrique du Sud et en Namibie. Nombre d’autres lignes terrestres, d’ordre intérieur, ont des effets internationaux et concernent les relations internationales. Les zones de rétention des migrants destinées à ne pas leur permettre de demander l’asile par exemple, ou les hot spots que l’Union européenne se propose d’installer sur ses marges pour canaliser les flux d’immigration en provenance du Sud. Dans ce cadre, ces lignes tentent de répondre à un affaiblissement des frontières, puisqu’elles ont par hypothèse été franchies de façon incontrôlée. Elles peuvent aussi résulter de la fermeture d’autres frontières, qui oblige l’État territorial à gérer ces flux chez lui, et l’exemple de Calais est présent dans tous les esprits. On crée ainsi des sortes de vésicules proches des frontières qui, comme les murs, sont à la fois signe de leur fragilité et un non moins fragile remède. 12 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 lll La mobilité des frontières, la multiplication des lignes diverses de délimitation n’augurent pas leur disparition. On assiste plutôt à leur réveil, aussi bien comme frontière-territoire que comme frontière-ligne. Frontière-territoire, notamment parce que l’attractivité relative des territoires est devenue une composante importante du dynamisme économique, frontière-ligne parce que leur franchissement incontrôlé est source de déstabilisation pour les États et que la nécessité de leur contrôle est renforcée. S’il faut aller au-delà, si elles débouchent sur des murs, c’est leur échec et c’est aussi celui de la mondialisation. À supposer même, en revanche, que l’utopie d’une mondialisation politique débouche sur un État universel cosmopolite, les lignes actuelles ne disparaîtraient pas. Elles changeraient simplement de nature, devenant limites internes d’entités fédérées. L’affaiblissement actuel de nombreuses frontières étatiques conduit à des replis locaux et à la promotion d’autres lignes secondaires. Leur unité la plus petite est le condominium immobilier, hérissé de murs, de caméras et de codes, tout comme les châteaux forts du Moyen Âge étaient cernés de fortifications, de douves et de mâchicoulis. On peut rêver d’un meilleur avenir, à l’intérieur de frontières stables et reconnues. n Serge Sur © Kim Kyung-hoon / AFP – Un soldat nord-coréen surveillant la frontière De l’utilité des frontières DOSSIER Le réveil des frontières À quoi servent les frontières ? Justifications, séparations, transitions et passages Michel Foucher * * Michel Foucher est géographe, ancien ambassadeur, titulaire de la chaire de géopolitique Les frontières internationales sont un périmètre de l’exercice de la souveraineté des États qui composent le système international et l’un des paramètres de l’identité des nations. Comme le prouve une chronologie des faits frontaliers, la réalité des interactions est vivante, conflictuelle parfois, mais bien plus réelle qu’une vision strictement économique de la planète ne le suggère. La Chine peut, par exemple, jouer de la globalisation économique d’un monde ouvert et s’attacher à délimiter ce qu’elle considère comme son espace maritime. Les frontières sont des discontinuités, qui séparent et relient, et les sociétés humaines localisées ont besoin de ces deux versants. Un monde sans frontières ne serait pas vivable. appliquée au Collège d’études mondiales. Qu’est-ce qu’une frontière ? Elle dessine le périmètre de l’exercice d’une souveraineté étatique et constitue l’un des paramètres de l’identité en traçant la distinction entre le dedans et le dehors, en délimitant le cadre de la définition d’une citoyenneté. La frontière internationale est la limite entre deux souverainetés étatiques, deux ordres juridiques, deux systèmes politiques, monétaires, deux histoires nationales. Elle est une discontinuité et un marqueur symbolique. Les frontières sont des lignes où s’exercent une série de fonctions – ainsi que dans les ports et les aéroports. En 2016, on compte environ 252 000 km de frontières internationales terrestres. Ce chiffre pourra s’accroître en cas de nouvelles déclarations d’indépendance. 14 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Justifications La réalité des frontières a été mise en cause à la fois par les discours du « sans frontières », par le mouvement irrépressible de la mondialisation économique et financière – qui a contribué à un moindre contrôle des frontières – et, enfin, par l’installation de réseaux de communication tissant la toile d’un cyberespace réputé lui aussi « sans frontières ». Illusion, car le cyberespace, représentation mentale d’un territoire venant se superposer aux États, reste un réseau, reposant sur une infrastructure physique, que des États, dans leur rivalité, entendent contrôler, au point que l’ère numérique voit se reproduire et même Voir Alix Desforges, « Les frontières du cyberespace », in Frédérick Douzet et Béatrice Giblin (dir.), Des frontières indépassables ? Des frontières d’État aux frontières urbaines (Armand Colin, Paris, 2013), et Olivier Kempf, « Cyberespace et dynamique des frontières », Inflexions, no 30, printemps 2015. Voir aussi, dans ce même dossier, la contribution de Anne-Thida Norodom. 2 Michel Foucher, Le Retour des frontières, CNRS Éditions, 2016. 3 Jacques Lévy et Michel Lussault (dir.), Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris, 2003. 4 « La fin d’une définition westphalienne des limites internationales, c’est-à-dire fondée sur la traduction territorialement linéaire de l’équilibre des forces entre les États, implique que l’expérience de la frontière se différencie des conditions de l’appartenance citoyenne. » (Anne-Laure Amilhat Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, PUF, Paris, 2015.) 1 © Wikimedia Commons se renforcer les frontières étatiques 1. C’est parce que le cyberespace fragilise la souveraineté étatique que des États – Chine en premier lieu – ont entrepris d’acquérir des attributs de cyber-souveraineté. Limite, la frontière est un lieu d’interaction. L’étymologie signale que de nombreux termes ont été utilisés dans le passé pour signifier la limite. Si le grec horos marque la limite, peiras vient de la racine per, qui veut dire traverser. Le sens moderne vient, en français, de « front », militaire, dont est issu le terme « frontière ». Plusieurs régimes frontaliers se superposent, où la fluidité des échanges matériels et l’interconnexion des flux d’images ne s’accompagnent pas de la même mobilité des personnes. C’est sur le continent européen qu’avait été menée la politique la plus avancée de démantèlement des fonctions de barrière et c’est désormais là que s’opère ce paradoxal « retour des frontières 2 », au sens où des États décident de rendre l’enveloppe frontalière à nouveau visible et opératoire dans sa fonction de contrôle des flux. Dans une démarche géographique attachée aux réalités concrètes, l’observation des processus frontaliers effectivement à l’œuvre hors d’Europe apporte un démenti à certaines théorisations réduisant « la » frontière à un objet unique et abstrait voire, pour bien des auteurs, voué à disparaître dès lors que, « dans un monde démilitarisé et ouvert aux échanges, la frontière perd son sens 3 », devenue un héritage anachronique dans un monde supposé post-westphalien 4. Reconstitution d’un poste de garde des limes romains de Germanie. Au-delà de leur fonction défensive, les limes romains marquaient également la limite des territoires dans lesquels l’Empire assurait la sécurité. Vingt événements (voir focus p. 16) ont été retenus parce qu’ils sont à la fois illustratifs de la dynamique qui anime en permanence la scène frontalière contemporaine et révélateurs de tendances actuelles et plus générales. Dans la problématique frontalière contemporaine, six lignes directrices sont identifiables : – la territorialisation des océans – tentatives de partage de l’océan glacial Arctique 5, délimitation et extension des zones économiques riches en hydrocarbures et exacerbation des rivalités stratégiques en Asie du Sud-Est ; Michel Foucher (dir.), L’Arctique. La nouvelle frontière, CNRS Éditions, Paris, 2014. 5 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 15 DOSSIER Le réveil des frontières ➜ FOCUS Chroniques frontalières dans le monde * (mars 2016-octobre 2015) Mars 2016. Le gouvernement du Guyana provisionne 200 millions de dollars pour assurer la défense juridique de la province d’Esequibo (40 % du territoire) revendiquée par le Venezuela depuis son attribution au Royaume-Uni en 1899 par un tribunal international. Le traité de Genève de 1966, qui disposait une mission de bons offices assurée par le secrétaire général des Nations Unies, ayant échoué, le Guyana lui demande de porter l’affaire devant la Cour internationale de justice (CIJ) de La Haye. Février 2016. L’Indonésie et le TimorLeste (Timor oriental) s’accordent pour réaliser conjointement une enquête de terrain dans les zones disputées de la province orientale de Nusa Tenggara (petites îles de la Sonde) avec consultation des populations locales sur leurs pratiques territoriales. Le ministre vietnamien des Affaires étrangères estime que la plateforme pétrolière Haniyang Shiyou 981, exploitée par China Oilfield Services, se situe dans une aire contestée et non délimitée des deux plateaux continentaux, assertion démentie par le ministère chinois des Affaires étrangères. Le forage se localise à 130 milles marins de la côte du Vietnam, dans sa zone économique exclusive. En 2014, un forage réalisé à 120 milles avait provoqué des émeutes antichinoises. La ville tchèque de Chrastava s’oppose à la cession à la Pologne d’une forêt de 52 hectares – considérée comme tchèque depuis le xie siècle – décidée par les deux gouvernements pour mettre fin à un différend datant d’un demi-siècle. La région de Těšín, en Moravie du Nord, avait été divisée entre les deux pays en 1918. Le tracé fut confirmé en 1945 avec une clause de simplification du tracé sur 80 km. Suite à 85 échanges succes- 16 sifs de terres, la Pologne a perdu 368 hectares. Selon la Commission nord-coréenne pour la réunification pacifique de la Corée, la Corée du Nord a ordonné à tous les Sud-Coréens de quitter la zone industrielle intercoréenne de Kaesong et annoncé la saisie de tous les équipements sud-coréens. Cette décision fait suite à celle de Séoul de fermer la zone, en réponse à l’essai nucléaire et au tir de fusée réalisés par Pyongyang. Il s’agit, pour la Corée du Sud, d’empêcher l’utilisation des investissements réalisés par elle au profit du développement nucléaire et balistique de Pyongyang. Toutes les communications militaires avec la Corée du Sud, y compris via le village frontalier situé sur la ligne d’armistice de Panmunjom, principal canal de contact entre les deux États rivaux, sont interrompues. Janvier 2016. Un navire armé des garde-côtes chinois pénètre dans les eaux territoriales des îles Senkaku/ Diaoyu, disputées depuis 2010 entre le Japon et la Chine. Un méandre de la Meuse relié aux Pays-Bas et coupé de la Belgique, abri de dealers, est échangé contre un terrain situé près d’une écluse. Les deux Parlements ratifieront cet échange au cours de l’année 2016. Les ministres égyptien et soudanais des Affaires étrangères confirment leur intention de régler la question du triangle de Hala’ib, en suspens depuis 1899 (ligne de partage sur le 22e parallèle, puis, en 1902, ligne placée plus au nord créant une zone administrée par Khartoum). La gestion a été conjointe jusqu’en 1992, avant que Khartoum n’octroie une concession sur l’eau à une compagnie du Canada. En 2014, Le Caire a signé des contrats d’exploration de gisements aurifères, provoquant le déploiement de troupes de marine par Khartoum. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Le Premier ministre japonais Shinzo Abe appelle à la tenue d’un sommet avec la Russie à propos des Kouriles du Sud, intégrées à l’URSS en 1947 (17 000 habitants de Russie) mais revendiquées par le Japon sous le nom de Territoires du Nord. Plusieurs options de partage ont été étudiées par Moscou – respectant la possession russe du centre de détection sous-marine de Kunashir (Kunashiri en japonais) en mer d’Okhotsk. Novembre 2015. Le Timor-Leste (Timor oriental) recherche le soutien de l’opinion publique en Australie pour des négociations sur le tracé de la frontière maritime, après le traité de 2002. Les revenus des hydrocarbures sont partagés. Le Timor a arrêté son recours à la CIJ en juin 2015 pour demander un arbitrage international. Le champ de Golden Sunrise contient 5,1 milliards de mètres cubes de gaz et 226 millions de barils de condensats. Les entretiens à New Delhi entre le général Fan Changlong, vice-président de la Commission militaire centrale chinoise, et le ministre indien de la Défense, Manohar Parrikar, n’aboutissent qu’à considérer la frontière de l’Arunachal Pradesh, non reconnue par la Chine, comme actuelle « ligne de contrôle » sans accord ni démarcation. L’accord de coopération de défense de 2013 a été confirmé, sans avancée sur le contentieux. Octobre 2015. Reprise des tensions entre le Pérou et le Chili à propos du problème récurrent du point de départ terrestre de la délimitation maritime. Le Chili se réfère au jugement de la CIJ de 2014 qui accordait 19 000 km2 de zones de pêche additionnelles au Pérou et juge que le point désigné par les Péruviens n’est pas conforme au traité de 1929. Réunion entre l’Indonésie et la Malaisie sur dix litiges frontaliers liés à l’interprétation des traités anglohollandais de 1891 et 1915 : cartes imprécises, manque de bornes, différence de 15 km sur la longueur du tracé (2 004 ou 2 019 km), dispute en mer de Célèbes, à l’est des détroits de Singapour, en mer de Chine et sur la zone économique exclusive dans les détroits. L’Inde soutient la position des Philippines sur le différend en mer de Chine du Sud. Le ministère indien des Affaires étrangères nomme la zone disputée « mer des Philippines occidentales » et récuse l’emploi de la force. Manille a déposé un recours devant la Cour internationale d’arbitrage en 2013. La Chine, pour sa part, estime que la convention de 1982 sur le droit de la mer ne s’applique pas dans ce cas précis. L e s d é c o u v e r t e s d e ga z e n Méditerranée orientale avivent les tensions. Les six découvertes israéliennes se situeraient dans des zones disputées par le Liban et la Syrie, celles de Chypre dans un bassin commun avec Israël et l’Égypte, selon Ibrahim Zahran, ex-président de la Khalda Petroleum Company. Les réserves sont estimées à 122 000 milliards de barils (chiffres de l’US Geological Survey pour le bassin du Levant). La démarcation a été décidée en 2014, dans la déclaration du Caire (Égypte, Chypre et Grèce), contestée par la Turquie. Le Kenya récuse les revendications de la Somalie devant la CIJ à propos de la frontière maritime. Il exige une solution amiable. Le contentieux porte sur 100 000 km2, selon la Somalie. La limite actuelle a fait l’objet d’un protocole d’entente (Memorandum of Understanding, MoU) depuis 2009, contesté par la Somalie depuis 2015. Échange de territoires entre l’Inde et le Bangladesh et, à la suite de l’échange de 162 enclaves – la persistance ou l’aggravation des tensions : menaces transfrontalières au Moyen-Orient et en Afrique, violation de frontières agréées en Europe et risques issus des héritages de 1945-1953 dans la péninsule coréenne ; – le développement des pratiques de durcissement – sous forme de clôtures – au MoyenOrient, en Asie du Sud, en Amérique du Nord et désormais en Europe ; – la poursuite de la délimitation – recours à la Cour internationale de justice (CIJ) et aux arbitrages, signature d’accords bilatéraux – et de la démarcation – sous l’impulsion des Nations Unies et de l’Union africaine ; – la prégnance des questions migratoires : Amérique du Nord, Europe du Sud, Inde ; – enfin, les pratiques de désenclavement – Accord de libre-échange nord-américain (ALENA), Chine du Sud et de l’Ouest via l’initiative chinoise One Belt One Road. En plus longue durée, quatre tendances générales sont à l’œuvre : décidé le 31 juillet 2015, 15 000 résidents de ces enclaves se voient octroyer, avec leur accord, la citoyenneté indienne. La démarcation doit s’achever le 30 juin 2016. Le Ghana saisit le Tribunal international du droit de la mer à propos d’un différend avec la Côte d’Ivoire. Une réponse est attendue le 30 avril 2016. Abidjan accuse Accra de forer dans ses eaux territoriales et exige la suspension des activités, demande récusée par la Chambre spéciale du Tribunal. La CIJ accepte de se saisir du dossier du différend entre la Bolivie et le Chili. La dispute porte sur le littoral perdu par la Bolivie en 1879, soit 400 km de côtes. Passage d’un navire américain au large des récifs revendiqués par la Chine en mer de Chine du Sud. * Cette chronique ne traite pas de la problématique migratoire en et autour de l’Europe. – la réaffirmation des frontières internationales, terrestres et maritimes, dans un monde d’États souverains – par des voies légales, par des moyens technologiques de surveillance et de sécurité ; – la permanence des enjeux de l’exercice des fonctions régaliennes de base – contrôle des enveloppes et des périphéries, sécurité et protection des populations et des biens dans les confins, articulation des logiques de surfaces et de réseaux ; – la remise en cause des statu quo territoriaux par plusieurs États « révisionnistes » – où les « droits historiques » invoqués divergent d’avec le droit international ; – enfin, la multiplication des franchissements (échange de biens et circulation des hommes). Séparations, une typologie Un des symptômes d’un « retour » des frontières est exprimé par le vocable de « mur » dont l’emploi prolifère pour décrire le durcis- Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 17 DOSSIER Le réveil des frontières sement des régimes frontaliers alors que, dans la majorité des cas, il s’agit de séparer les flux légaux de ceux qui ne le sont pas. Ces dispositifs réinventent la méthode antique du « limes » romain qui servait à filtrer le passage des non-citoyens romains via des portes préétablies dans les confins : fines exercictus syraitice et commercium Barbarorum – « territoire limitrophe de l’armée de Syrie et espace d’échanges avec les Barbares », lit-on sur les itinéraires de la Table de Peutinger 6. Le limes est bien un espace, une bande de terre, un lieu de passage permettant de contrôler l’amont et l’aval. Le mur est un bornage linéaire. Il est l’une des configurations de l’interdiction, avec une fonction de coupure et de blocage des sorties ou des entrées. C’est une limite fonctionnelle et visuelle, destinée à séparer, un écran noir qui cherche à rendre l’autre invisible : on ne veut pas se voir, on ne veut plus les voir (Israël/Palestine). Se distinguent quatre types de régimes de séparation frontalière. l Le premier désigne des barrières et des murs installés dans les territoires disputés et ayant une fonction de sécurité et de délimitation pour mettre fin à un contentieux territorial. Exemples : Sahara occidental, Line of Control (LoC) indienne dans l’ouest du Cachemire, mesures unilatérales d’installation de lignes barbelées par l’Ouzbékistan et le Kirghizstan dans les enclaves de la vallée de la Ferghana, ligne Tirza ou barrière de sécurité édifiée depuis 2003 sur les marges occidentales du territoire palestinien en Cisjordanie. l Le deuxième type concerne des murs et des barrières dans des territoires non disputés entre les États mais où persistent des tensions ethniques, démographiques ou politiques. Exemples : peace lines en Irlande du Nord, clôture métallique et murs de brique sur la dyade indo-bangladaise, érection d’un mur de béton par la Thaïlande en 2004 avec le nord de la Malaisie, projets en cours de réseaux de surveillance électronique avec des systèmes de capteurs, radars et caméras de surveillance mis en œuvre en Algérie depuis 2006, en commençant par l’Ouest, sur les confins de la Mauritanie et du Mali, pour contrôler les mouvements des groupes jihadistes. Un troisième type consiste en barrières établies après un conflit militaire. C’est le fameux cas de la zone démilitarisée (DeMilitarized Zone ou DMZ), fermée et en fait militarisée et du no man’s land miné et forestier de 4 km de large qui sépare sur 250 km la péninsule coréenne et s’étend à ses espaces maritimes, avec des tensions récurrentes autour de l’archipel sud-coréen d’Ongjin, face à la Corée du Nord. Il dure depuis 1953. l À Chypre, on ne trouve de portions de mur stricto sensu que dans le centre de Nicosie, l’essentiel étant géré depuis 1974 comme une ligne de séparation plus ou moins large patrouillée par les forces des Nations Unies. Mais il y a des points de passage, dans les deux sens, et des travailleurs turcs chypriotes peuvent se rendre au sud quotidiennement. La frontière du Koweït avec l’Irak comprend une zone démilitarisée avec tranchées antichars, barrière électrifiée et routes de patrouille. Il en va de même du projet saoudien MIKSA (Minister of Interior, Kingdom of Saudi Arabia) au sud de l’Irak. Le dernier cas de durcissement des régimes frontaliers consiste à édifier des barrières antimigratoires : exclaves de Ceuta et Melilla (2001), barriérisation depuis 2006 de la scène frontalière américaine avec des dispositifs électroniques et des tôles récupérées sur les pistes d’atterrissage des sables du Koweït. l Quelle est l’efficacité de ces dispositifs d’interdiction 7 ? Leur évaluation dépend d’abord des objectifs assignés aux quatre types de clôtures décrites. Dans le cas de contentieux territoriaux graves, l’effet des clôtures est d’installer le statu quo sans pour autant garantir la Michel Foucher, « La vision géopolitique : objectifs et efficacité des murs et des clôtures », in Jean-Marc Sorel (dir.), Les Murs et le droit international, « Cahiers internationaux », no 24, Pédone, Paris, 2010 (actes du colloque qui s’est tenu à Paris les 15 et 16 janvier 2009). 7 Il s’agit de la copie médiévale d’un itinéraire du IVe siècle de notre ère, représentant les routes de l’Empire romain et le réseau des villes. Claudia Moatti, « La terre de personne », Médium, no 24-25, juillet-décembre 2010, p. 51-69. 6 18 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Le tracé des frontières dans le monde Frontières actuelles tracées... avant 1800 1800 - 1899 avant 1800 1800 - 1899 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016 1900 - 1919 1920 - 1944 avant 1800 1800 - 1899 1900 - 1919 1920 - 1944 1945 - 1990 depuis 1991 Sources : d’après Michel Foucher, Fronts et frontières, Fayard, 1988 ; « Les nouveaux (des)équilibres mondiaux », Documentation photographique, n°8072, La Documentation française, 2009 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 19 DOSSIER Le réveil des frontières sécurité recherchée. Le contrôle des enveloppes (Sahara et Sahel) suppose que des stratégies politiques d’ensemble, inclusives, soient menées à bien. Enfin, les barrières migratoires haussent le coût et le risque des franchissements. Là encore, le traitement politico-diplomatique à la source, dans les foyers de guerre et de crise, est le seul remède durable (Syrie, Irak, Afghanistan). Transitions et passages La frontière moderne et civilisée est un lieu de passage ouvert mais contrôlé et une ressource. Dans les États affectés par des attentats, l’articulation entre liberté et sécurité, ouverture et fermeture, redevient d’une brûlante actualité. Les impératifs de sécurité contredisent la logique économique du flux tendu. Des études récentes ont tenté de chiffrer le coût collectif d’une suppression de la libre circulation interne à l’Europe de Schengen : de l’ordre de 10 milliards d’euros pour la France seule ; 77 milliards pour l’Allemagne entre 2016 et 2025 et 470 milliards d’euros pour l’Union européenne 8. D’où l’insistance nouvelle chez les Européens pour la mise en place de frontières extérieures efficaces, seule manière de sauvegarder la liberté de mobilité intérieure. Des évaluations comparables avaient été calculées par les chambres de commerce d’Amérique du Nord après les attentats du 11 septembre 2001. La mondialisation par le bas se traduit en effet par une mobilité accrue des humains. Il en résulte que les frontières deviennent de plus en plus des lieux de passage, et souvent, en période de crise, de refuge. Dix-sept millions de visas Schengen sont délivrés chaque année pour des ressortissants de pays tiers. L’accord (1985) et la convention d’application (1990) de Schengen ont édifié un espace unique de circulation pour les ressortissants des 26 États signataires 9, soit plus de 400 millions d’habitants sur 4,3 millions de kilomètres carrés. Les flux légaux d’origine externe concernent à leur tour plus de 400 millions de personnes (et 1 700 points d’entrée). Enfin, 1,7 million de travailleurs frontaliers dans l’Union européenne franchissent une frontière quotidiennement. La Customs and Border Patrol (CBP) américaine, avec 60 000 fonctionnaires, contrôle chaque jour un million de passagers entrants, 67 000 conteneurs, arrête plus de 1 100 individus et saisit en moyenne 6 tonnes de drogue. La frontière entre les États-Unis et le Mexique, dans le seul segment entre Tijuana et San Diego, au poste-frontière de San Ysidro, est franchie quotidiennement en toute légalité, dans le seul sens sud-nord par 50 000 véhicules et 25 000 piétons. Ceci représente plus de 18 millions de véhicules et plus de 9 millions de piétons par an, soit plus de 45 millions d’entrées légales aux États-Unis. C’est le point de passage terrestre frontalier le plus fréquenté sur le continent américain. L’Association des autorités locales de San Diego prévoit une hausse de 87 % du trafic d’ici à 2030. Et, depuis la reprise des relations diplomatiques entre Washington et La Havane, 110 vols réguliers quotidiens sont autorisés en survol du détroit de Floride. Même mobilité interne en Afrique, où les migrations internes sont plus importantes que vers l’extérieur. La frontière n’est pas un obstacle mais une ressource. Quand surgissent des drames – exode de demandeurs d’asile depuis l’Orient vers l’Europe – et des crises graves – attentats de 2015 – s’impose une sorte de « retour des frontières », comme si elles avaient disparu. Elles étaient en réalité devenues moins visibles dans un monde liquide, et même dématérialisées dans une économie de réseaux. Elles n’en restent pas moins concrètes et opératoires, au point d’être Il s’agit de 22 États membres de l’Union européenne – parmi les 28, la Bulgarie, la Roumanie Chypre et la Croatie n’en sont pas membres à part entière, tandis que le Royaume-Uni et l’Irlande n’en relèvent pas –, auxquels sont associés quatre pays de l’Association européenne de libre-échange (AELE), à savoir la Suisse, le Liechtenstein, la Norvège et l’Islande. 9 « Les conséquences économiques d’un abandon des accords de Schengen », La Note d’analyse, no 39, France Stratégie, février 2016 ; Ulrich Schoof, « End to Schengen could mean dramatic decline in growth for Europe », Fondation Bertelsmann, 22 février 2016. 8 20 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 © Wikimedia Commons Dans la région de Perm, en Russie, une ligne et un obélisque marquent la frontière virtuelle entre l’Europe et l’Asie. Cette ligne conventionnelle, dessinée avec une certaine assurance au xviiie siècle et objet depuis de controverses, traverse la Russie sur plus de 5 500 km du nord au sud, et passe notamment par le fleuve et la chaîne de l’Oural. devenues un marché crucial pour les entreprises de sécurité 10. Les États interpellés dans leur mission de sécurité doivent exercer leurs fonctions régaliennes : la souveraineté sur un territoire consiste à regere fines, à régler les confins – en 2016 en rétablissant le contrôle aux frontières intérieures –, c’est-à-dire régner sur les confins, par le tracé et la surveillance de lignes et de points de passage, comme acte d’autorité. Voir Michel Foucher, L’Obsession des frontières, Perrin, Paris, 2012. 10 lll Objets géopolitiques par excellence – en tant que « du politique inscrit dans l’espace » –, les frontières servent à différencier le dedans du dehors et délimitent des appartenances. Le « retour » des frontières – ouvertes mais maîtrisées – marque l’exigence du primat du politique et du symbolique sur le jeu déstructurant d’une globalisation économique sans limites. Et si un monde réputé sans frontières advenait, il deviendrait bien vite un monde borné. On peut se demander si la destruction des limites n’a pas pour résultat l’émergence d’une multitude de bornes nouvelles. Peut-être est-ce parce qu’il ne supporte plus les limites que l’homme moderne ne cesse de s’inventer des bornes. Auquel cas, il ferait l’échange de bonnes frontières contre les mauvaises. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 21 DOSSIER Le réveil des frontières Les frontières : une condition nécessaire à la vie du droit Paul Klötgen * * Paul Klötgen est maître de conférences à la faculté de droit, sciences économiques et gestion, université de Lorraine. La notion de frontière est juridique. Le droit définit les frontières – lignes, zones, réseaux, groupes... – de manière souple et évolutive. Certaines théories soutiennent que les frontières seraient l’origine et la source même du droit. Pourtant, le droit n’est pas d’abord une science des bornes mais un art de la balance, de la répartition équilibrée des biens disputés. Sans être source, les frontières sont néanmoins une condition du droit : elles délimitent – plus qu’un espace de souveraineté – un espace de juridiction au sein duquel pourra être dit – et imposé – ce qui est juste, droit, équilibré et écarté ce qui ne l’est pas. Les frontières territoriales peuvent être de multiples espèces – géographiques, culturelles, linguistiques, économiques, idéologiques, militaires… – mais elles se réalisent notablement sous la forme juridique. Afin de mieux comprendre les liens entre frontière, droit international et droit transfrontière, il apparaît nécessaire de commencer par s’arrêter quelques instants sur les rapports qui existent entre la frontière et le droit en général. La naissance du phénomène juridique par les frontières Une certaine conception pessimiste du droit défendue par les théories du contrat social tend à voir dans les frontières l’origine même de la société civile et du droit. Ainsi, au xviie siècle, pour justifier le pouvoir absolu du Prince, Thomas Hobbes pose l’idée que l’homme indéfiniment libre à l’état de nature a un appétit sans bornes. « L’homme est un loup pour l’homme », 22 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 au point que la société civile ne pourrait exister sans qu’une autorité vînt fixer les frontières aux libertés naturellement infinies de chacun. Selon cette approche, le droit se compose d’une multitude de petites prérogatives individuelles, les « droits subjectifs », reliquats de liberté laissés aux sujets par le Léviathan 1 et susceptibles d’être revendiqués à l’intérieur des seules bornes que ce dernier aura posées. Plus tard, Jean-Jacques Rousseau, tout en partant d’une conception différente de l’état de nature, attribue plus encore aux frontières l’origine du droit 2 : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire : Ceci est à moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horDans son ouvrage éponyme (1651), Th. Hobbes fait du Léviathan une métaphore de l’État fort. 2 J.-J. Rousseau, Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes – Discours sur les sciences et les arts, Partie II, Flammarion, Paris, 1995, p. 222 [1re éd. 1755]. 1 © BNF / Département des cartes et plans Carte de Bayaha de 1728 représentant la frontière terminée par la rivière du Massacre à Haïti/Saint-Domingue, limite entre la partie française de l’île et la partie espagnole. reurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne ! » Nous doutons qu’il faille suivre ces théories sur la source du droit. En effet, l’allégorie classique de la Justice ne tient pas en sa main une borne, ni même une barrière, mais une balance. C’est que le droit n’est pas la science des frontières, mais l’art de l’équilibre. La fonction de l’activité juridique n’est pas de freiner ou de stopper les libertés, mais d’offrir un milieu favorable au développement des personnes par la recherche du juste équilibre entre les biens disputés. Le comprendre, c’est adopter un regard fondamentalement renouvelé sur l’exercice du pouvoir et de la justice. Est-ce à dire que frontière et droit n’ont rien à voir ? Certainement pas. Si les frontières ne sont ni la source ni l’origine du droit, elles n’en demeurent pas moins une condition nécessaire à la vie du droit. Non pas source mais condition. Pour le droit, les frontières sont une technique destinée à circonscrire un espace de juridiction au sens premier du terme – jurisdictio : dire le droit –, plus encore qu’un espace de souveraineté. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 23 DOSSIER Le réveil des frontières Le droit positif contemporain rappelle ce principe : la ligne frontière détermine le « domaine de validité spatiale des normes de l’ordre juridique d’un État 3 ». Au sein de cet espace, il convient à chaque souverain de dire ce qui, selon son appréciation complexe du réel, est droit (ou de travers), équilibré (ou déséquilibré), juste (ou injuste). Peut-être se demandera-t-on alors pourquoi il est nécessaire d’avoir des frontières pour « dire le droit ». C’est que, trop souvent, « dire » ne suffit pas. Il faut aussi rendre le droit effectif, c’est-à-dire le faire respecter par autorité et le mettre en œuvre si nécessaire par exercice de la force. Or, la puissance de contrainte, essentielle au droit distinct des normes simplement morales, n’est jamais infinie dans l’espace. Il est d’ailleurs intéressant de noter que le terme romain d’imperium avait une double acception. Il désignait à la fois le pouvoir de commandement du juge et le territoire. Le champ d’action d’une puissance étatique est en pratique toujours limité dans l’espace, sauf à rêver d’un « Prince de l’univers » – qui n’est souhaité par personne, pas même ceux tentés par la qualité de « citoyen du monde », alors pourtant qu’une citoyenneté mondiale supposerait une puissance unique. L’histoire, la sociologie, l’anthropologie, l’économie nous enseignent que le droit s’épanouit toujours dans un temps et un espace donnés, que les règles juridiques sont variables selon les peuples, les mœurs et les climats. Il y a autant de cultures juridiques qu’il y a de frontières. Le philosophe Pascal déjà, dans une conception sans doute trop idéale et légaliste de la vertu de justice, tournait malheureusement en dérision cette diversité. On connaît la formule ironique de ses Pensées : « Trois degrés d’élévation au pôle renversent toute la jurisprudence... Plaisante justice qu’une rivière borne ! Vérité au-deçà des Pyrénées, erreur au-delà 4. » Mais tout juriste sait Tribunal arbitral, 18 janvier 1990, « Affaire de la frontière maritime entre la Guinée-Bissau et le Sénégal », Revue générale de droit international public, 1990, p. 253. 4 Blaise Pascal, Pensées, fragment 56, in Œuvres complètes, tome II, Gallimard, Bibl. La Pléiade, Paris, 2000, p. 560. que le droit, contrairement peut-être aux sciences, n’a pas pour horizon immédiat la vérité. Pour preuve encore que la frontière est une technique servant à délimiter un espace de jurisdictio, rappelons qu’historiquement la limite des territoires a été d’abord conçue et posée unilatéralement, pour séparer un domaine de civilisation, un espace d’humanité. Derrière la frontière se trouvait la jungle, le no man’s land. Avant d’être ligne séparative entre nations voisines, la frontière a signifié la limite entre civilisation et barbarie, entre droit et vide juridique. Ainsi, le problème de la frontière moderne – délimitation de compétences égales – était inconcevable à Rome comme dans l’Empire franc, dans le stade impérialiste de l’État puissant et solitaire. Le limes imperii n’était pas le résultat d’un accord, même imposé, mais une simple ligne d’arrêt volontaire. La frontière, introduite dans le droit public interne, était un régime d’organisation territoriale unilatérale 5. Ce n’est que plus tard, lors de la dissolution de l’empire de Charlemagne, que la frontière deviendra la limite entre deux parties d’égale dignité. Avec ce partage, séparation d’une unité, apparaît proprement la question de la délimitation. D’abord problème de droit privé de type successoral tournant autour de l’égalité des héritiers, la délimitation des frontières devient plus tard, à l’apogée de la féodalité, un problème de droit public résidant en la séparation de puissances publiques et de compétences limitrophes : on peut, cette fois, parler de la délimitation des frontières comme question de droit inter-national. La délimitation des frontières est alors venue au soutien de la théorie moderne de l’État liée au sol politique qui se raréfie. La frontière est désormais non seulement une nécessité pour l’État mais aussi un attribut et un cadre d’exercice de la puissance publique, un champ spatial de la responsabilité étatique tout autant que de sa compétence ratione loci – à raison du lieu du litige se détermine la « nationalité » du juge 3 24 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Paul Geouffre de Lapradelle, La Frontière, thèse, Les Éditions internationales, Paris, 1928, p. 25. 5 © Sheridon / Wikimedia Commons compétent ; le lieu de naissance d’un individu influera sur sa nationalité jure soli, etc. C’est pourquoi la délimitation des frontières est un droit pour l’État, entraînant corrélativement l’obligation pour ses voisins d’y contribuer. Aussi l’Association de la Paix par le Droit (APD) a-t-elle élaboré en 1919, dans le cadre de la conférence de Bruxelles sur la Société des Nations, une Déclaration des droits et devoirs des nations dont l’article 4 énonçait : « Toute Nation a droit à un territoire entouré de frontières nettement définies et à l’exercice d’une souveraineté exclusive sur ce territoire. » La délimitation de la frontière par le droit international Dans une triple perspective de paix du voisinage, d’affirmation d’indépendance de Point de passage frontalier entre les villes de Rio Braco (Uruguay) et Yaguaron (Brésil). L’Uruguay compte plus 985 km de frontière avec le Brésil, loin des 5 255 km qui existent entre le Chili et l’Argentine. l’État et de sécurité internationale, le droit international public définit la frontière à travers un corpus normatif d’origine coutumière et conventionnelle, mais celui-ci se trouve en constante évolution. La dualité de nature de la frontière En droit international, la frontière peut être abordée sous deux dimensions : la frontièreligne et la frontière-zone, comme nous y invite la langue anglaise en adoptant deux termes distincts. The boundary désigne la ligne frontière, the frontier qualifie la zone frontalière. La frontière-ligne Il s’agit de tracer la ligne nette et précise séparant deux espaces territoriaux sur lesquels s’exercent des souverainetés distinctes, comme Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 25 DOSSIER Le réveil des frontières Thaïlande / Cambodge : le contentieux territorial du temple de Preah Vihear Zone revendiquée par la Thaïlande depuis 2007 Temple de Preah Vihear inscrit au patrimoine mondial de l'UNESCO 500 m Altitude (en mètres) 650 600 500 400 300 200 0 VIETNAM THAÏLANDE Bangkok CAMBODGE Phnom Penh 200 km D’après CERISCOPE Frontières, 2011, http://ceriscope.sciences-po.fr Source : compilation de cartes de la Cour internationale de justice (CIJ), La Haye. l’a rappelé la Cour internationale de justice (CIJ) dans la fameuse affaire du temple de PreahVihear jugée le 15 juin 1962 6. Pour dessiner cette ligne, une sédentarisation des peuples semble a priori requise. La spécificité du nomadisme doit alors être relativisée, puisque celui-ci est pratiqué dans un espace certes vaste mais jamais illimité. La revendication du nomadisme apparaît davantage comme celle d’un ample espace que celle d’un espace indéfini. Actuellement, certains Touaregs au Mali ne voient pas de contradiction entre pratique du nomadisme et revendication d’autodétermination et d’indépendance. Quoi qu’il en soit, le processus de fixation de la frontière peut s’échelonner sur de nombreuses années – la délimitation de la frontière entre les États-Unis et le Canada, par exemple, a débuté en 1783 pour s’achever en 1910. Il s’agit d’une opération juridique complexe, supposant trois étapes. La préparation, tout d’abord, consiste à fixer les grandes orientations au cours d’un débat politique puis technique afin d’adapter les principes directeurs à la géographie locale. La décision, ensuite, se traduit par un traçage sur plan d’une ligne séparant les territoires. Il peut être contenu dans le traité même, ou résulter d’un procédé indépendant (arbitrage). Enfin, la démarcation donne lieu à une opération matérielle d’abornement sur le terrain. Érigé au ixe siècle, ce temple a été l’objet de nombreux litiges entre le Cambodge et la Thaïlande, tranchés en 1962 par la CIJ qui, arguant notamment de l’approbation par la seconde de la carte préalablement définie, donna raison au Cambodge. l 6 26 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Aucune règle de droit international ne précise quelles frontières doit avoir un État objectivement. Le choix des frontières, sans être arbitraire, est largement artificiel. Elles sont généralement fixées dans des dispositions conventionnelles, négociées entre les États limitrophes sur la base de considérations de nature avant tout opportuniste. Elles peuvent aussi résulter de sentences arbitrales ou de décisions juridictionnelles prises depuis 1945 par la CIJ, organe des Nations Unies dont le siège est situé à La Haye. Chaque puissance concernée dresse, à l’occasion des négociations, un catalogue des différents éléments d’ordre géographique, ethnographique, économique, stratégique ou autres pouvant guider le choix de la ligne divisoire. La « frontière naturelle », c’est-à-dire celle qui coïncide avec un obstacle naturel – thalweg, ligne de crêtes, configuration des côtes, ligne du © FNSP. Sciences Po - Ceri et Atelier de cartographie, 2011 Limite sud de la zone revendiquée par la Thaïlande de 1962 à 2007 CAMBODGE LAOS Frontière internationale définie par la CIJ en 1962 THAÏLANDE © Tang Chhin Sothy / AFP Situé à 400 km de Phnom Penh, le temple de Preah Vihar a été à l’origine d’un contentieux frontalier entre la Thaïlande et le Cambodge. En 1962, la Cour internationale de justice a reconnu la souveraineté cambodgienne sur le temple. partage des eaux –, revêt une certaine légitimité mais n’est nullement une exigence juridique. Le principe du plébiscite peut également constituer un élément objectif important. La prise en compte des « besoins des populations » est aussi l’un des éléments actuels d’analyse de la CIJ. En cas de succession d’États – accession à l’indépendance ou dissolution d’un État fédéral –, les parties peuvent aussi choisir une règle générale telle que l’uti possidetis juris, c’est-à-dire le statu quo des frontières antérieures, de nos jours consacré en « principe général » par le droit international. La frontière ne se réduit cependant pas à un tracé sur le sol. Non seulement terrestre, elle peut aussi être maritime, aérienne ou spatiale. Les frontières maritimes soulèvent des enjeux de ressources qui tendent à effacer peu à l peu l’antique principe de la « liberté des mers » énoncé au xviie siècle par le juriste Grotius 7. La convention de Montego Bay de 1982 fixe actuellement la mer territoriale à 12 milles marins à partir des « lignes de base ». L’État y exerce la souveraineté sous réserve du droit de « passage inoffensif » des navires étrangers. À celle-ci s’ajoute le plateau continental – fonds marins et leur sous-sol – sur toute l’étendue du prolongement naturel du territoire terrestre de l’État. Cependant, si ce plateau dépasse 200 milles, une extension n’est possible qu’après autorisation d’une commission d’experts. Enfin, une zone économique exclusive est située au-delà de la mer territoriale, adjacente à celle-ci et comprenant fonds marins, sous-sol et eaux adjacentes. Sa limite est fixée à 200 milles marins. Cette ligne extrême sépare le « territoire national » d’avec la haute mer qui relève de l’espace international. Sur cette question, voir l’article de Jean-Paul Pancracio dans ce même dossier. 7 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 27 DOSSIER Le réveil des frontières On comprend que les îles puissent devenir l’objet de riches contentieux, offrant des zones maritimes importantes – un minimum de 200 milles marins de rayon. Toutefois, entre États limitrophes, les eaux sont délimitées en principe par la règle de l’équidistance tempérée par la prise en compte des « circonstances spéciales » et l’absence de disproportion entre les zones attribuées à chaque État. L’équité est un facteur important. l La question de la frontière aérienne (voir graphique p. 30) est évidemment beaucoup plus récente (conférence de Paris, 1919) 8. Conformément à la convention de Montego Bay, tout État dispose d’une souveraineté complète et exclusive sur l’espace aérien surplombant son territoire terrestre et maritime, sans pouvoir user pour autant de n’importe quel moyen pour la faire respecter. Le protocole additionnel du 10 mai 1984 à la convention de Chicago de 1944 précise l’interdiction « de recourir à l’emploi des armes contre des aéronefs civils ». l À partir des années 1950 s’est posée la question du statut de l’espace extra-atmosphérique (voir graphique p. 32) 9. Les principes posés par le Traité sur les principes régissant les activités des États en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes, conclu le 27 janvier 1967 (dit « Traité de l’espace »), ont pris valeur de règles coutumières et consacrent un espace international sans frontière ni souveraineté, ainsi qu’un libre accès. Ces éléments de base ont été remis en cause par un petit nombre d’États dont le territoire terrestre est traversé par l’équateur. Ils ont prétendu, sans succès, exercer une maîtrise sur l’accès à l’« orbite géostationnaire » à la verticale de leur territoire, espérant tirer des avantages pécuniaires. La question de la frontière entre espace aérien – national – et espace extra-atmosphérique – international – revêt donc une importance pratique. L’état du droit n’est pas encore arrêté sur cette question, mais devra être précisé Voir François Rivet, « Le transport aérien sans frontières ? », Questions internationales, n° 78, mars-avril 2016, p. 47-51. 9 Voir le dossier « L’espace, un enjeu terrestre », Questions internationales, n° 67, mai-juin 2014. 8 28 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 à mesure que les activités aéronautiques et cosmonautiques tendront techniquement à se confondre. La frontière-zone La notion de frontière-zone n’est pas parvenue à s’imposer en droit positif. Une tentative de « théorie des confins » ou de condominium avait notamment été présentée par la France, face à l’Espagne, dans l’affaire de l’utilisation des eaux du lac de Lanoux 10. Elle consiste à soutenir que, sur les espaces frontaliers, les deux États doivent exercer en commun un certain nombre de compétences, spécialement lorsque celles-ci risquent d’avoir des conséquences dommageables sur le voisin. En 1957, cet argument a été rejeté par le tribunal arbitral. La voie privilégiée sera plutôt celle de la coopération bilatérale ou multilatérale, y compris en matière environnementale. Demeure cependant incontesté que la zone frontalière entraîne des obligations entre États limitrophes, non sans un certain parallélisme avec le droit civil des rapports entre propriétaires voisins. Il s’agit de devoirs de bon voisinage, voire de coopération : interdiction des abus de propriété, interdiction d’agir de façon unilatérale – par exemple, si la frontière est un fleuve, ne pas en modifier unilatéralement le cours ni en utiliser les eaux de manière préjudiciable. Cette notion de frontière-zone peut intéresser certaines régions, qui vont parfois jusqu’à créer des entités transnationales. C’est le cas, par exemple, de la Grande Région SarreLor-Lux, dans le cadre de laquelle l’Allemagne, la Belgique, la France et le Luxembourg coopèrent dans certains domaines d’intérêt commun ou encore du Conseil du Léman, organe visant à instaurer une coopération institutionnelle entre collectivités territoriales françaises et suisses riveraines du lac Léman. Alors que la France souhaitait dévier le cours d’eau afin d’alimenter une centrale hydroélectrique, ce qui aurait eu pour effet de priver l’Espagne d’apport en eau, cette dernière opposa son veto malgré les concessions proposées par la France. L’Espagne fut finalement déboutée en 1957 par une sentence arbitrale. 10 OCÉAN GLACIAL ARCTIQUE Quelques contentieux territoriaux internationaux Nicaragua Îles en mer des Caraïbes Costa Rica Sahara occ. Mauritanie Moldavie Territoires palestiniens Niger Colombie Crimée Cachemire Soudan Japon Corée du Sud Chine Ukraine Transnistrie Fleuve San Juan et Laguna de los Portillos Rochers de Liancourt Russie Royaume-Uni Espagne Îlot Persil Maroc Îles Kouriles Russie Arunachal Pradesh Îles Paracels Vietnam Pakistan Inde Thaïlande Temple de Préah-Vihéar Cambodge Îles Senkaku (Diaoyutai) Tibet Taïwan Philippines Îles Spratleys Brunei Malaisie Burkina Faso Soudan du Sud Désert d’Atacama, débouché maritime Bolivie Chili Argentine Quelques murs contemporains Chine / Corée du Nord Corée du Sud / Corée du Nord Ouzbékistan / Kirghizistan Ouzbékistan / Afghanistan Turkménistan / Ouzbékistan Turquie / Irak Hongrie / Serbie États-Unis / Mexique Union européenne / Afrique Maroc / Territoires sahraouis Murs réalisés ou en cours de construction Israël / Terr. palestiniens Égypte / Gaza Israël / Égypte Arabie S. / Irak Koweït / Irak « Barrières » maritimes Inde / Birmanie Inde / Bangladesh Thaïlande / Malaisie Australie / Asie du Sud-Est Inde / Pakistan Iran / Pakistan EAU / Oman Arabie S. / Yémen Le premier État mentionné est celui qui a décidé de la fermeture de la frontière. Botswana / Zimbabwe Sources : Les nouveaux (Des)équilibres mondiaux, Afrique du Sud / Zimbabwe La Documentation française, 2009 ; Brown, Wendy, Murs : les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 ; L'Enjeu mondial, les migrations, Presses de Sciences Po, Paris, 2009. L’évolution de la notion de frontière Le droit de l’immigration illustre combien la définition classique de la frontière est susceptible d’évoluer au gré des besoins, à travers l’invention de certains mécanismes juridiques. l Ainsi en va-t-il en France des « zones d’attente », concept créé par une loi du 22 janvier 1992 en vue de faciliter l’éloignement des étrangers interpellés à l’occasion de leur entrée irrégulière sur le territoire français. L’objectif était d’instaurer une sorte de « zone extraterritoriale », car, tant que l’étranger n’a pas juridiquement franchi la frontière, l’administration n’est pas tenue de respecter les procédures d’éloignement. Au contraire, une fois la frontière franchie, la Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016 Contentieux international Pays concerné Îles Malouines procédure d’éloignement devient lourde. Pour un mineur, elle devient même impossible. L’étranger arrivant en France par la voie ferroviaire, maritime ou aérienne et qui n’est pas autorisé à entrer sur le territoire peut être maintenu dans l’une de ces zones. Celles-ci ont un statut sui generis. Elles incluent des lieux d’hébergement. La liberté de mouvement y est limitée. Chaque zone d’attente est circonscrite par l’autorité administrative à un espace s’étendant des points d’embarquement et de débarquement à ceux où sont effectués les contrôles de personnes. Mais la loi va plus loin. Elle considère par une fiction juridique que la zone s’étend à tous les lieux dans lesquels l’étranger doit se rendre Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 29 DOSSIER Le réveil des frontières Les « frontières » aériennes ESPACE EXTRA-ATMOSPHÉRIQUE régi par le traité de 1967 reconnaissant sa libre utilisation par tous les pays 200 (km) Pas de limite basse définie 200 km Altitude de première orbite satellitaire utile. En dessous, les frottements font retomber le satellite 150 Il n’existe pas de limite supérieure internationalement reconnue entre l’espace aérien national souverain et le début de l’espace extra-atmosphérique (Comité des Nations Unies pour l'utilisation pacifique de l'espace extra-atmosphérique) 100 100 km Limite officieuse de l’espace aérien. Orbite la plus basse de satellisation Limite théorique de vol d’un aéronef s’appuyant sur l’air pour voler (ligne de Karman) 80 50 660 000 pieds (20 km) Limite standard de l’espace aérien contrôlé en France (autorisation obligatoire pour le survol du territoire) 20 22 km 0 Espace aérien national souveraineté totale (il n’y a pas de droit de passage inoffensif comme dans les eaux territoriales) Haute mer : liberté de circulation Région d'information de vol (espace aérien supérieur). L’État y est chargé de la responsabilité du contrôle aérien (information, alerte, contrôle). Source : François Rivet Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie, © Dila, Paris, 2016 30 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 – par exemple auprès d’un médecin ou bien au consulat pour obtenir un laissez-passer, etc. À l’occasion de ces déplacements, l’étranger sort de facto de la zone géographique délimitée. Pourtant, il n’en est pas moins réputé demeurer juridiquement sous le régime de la zone d’attente. Celle-ci apparaît alors davantage comme un statut juridique de la personne que comme une délimitation territoriale. La frontière change de nature et, de territoriale, devient personnelle. L’étranger non admis sur le territoire français porte en lui-même la frontière, il la transporte avec lui. Il y a là clairement une évolution de la notion classique de frontière. l Autre institution du droit de l’immigration interrogeant la notion de frontière, les « accords de réadmission » visent à rendre plus efficaces les mesures d’éloignement. Les pays européens souhaitent que les États pourvoyeurs d’immigration acceptent facilement de reprendre leurs nationaux refoulés, voire de « réadmettre » les ressortissants d’États tiers ayant transité par leur territoire avant d’atteindre l’espace Schengen. C’est pourquoi, dès les années 1950, ils ont suivi une politique de conclusion d’accords internationaux « de prise en charge aux frontières » avant d’en déléguer mission à l’Union européenne. Il s’agit de faciliter la preuve de la nationalité des étrangers et l’obtention de documents de voyage, ainsi que d’interdire aux États de faire obstacle au retour. Ces accords modifient néanmoins indirectement la conception classique de la frontière. En prévoyant le retour de l’étranger en situation irrégulière vers l’État responsable se crée un glacis de pays autour de l’Union. C’est une évolution vers une « frontière de groupe ». Allant très loin, l’Accord de réadmission germano-helvétique pose en son article 2 une définition tout à fait étonnante de la frontière, particulièrement fonctionnaliste : « La naissance sur le territoire souverain de la Partie contractante requise équivaut à l’entrée par sa frontière extérieure 11. » L’enfant qui naîtra d’une femme étrangère sur le territoire allemand ou suisse sera considéré comme ayant franchi, au moment de « Die Geburt im Hoheitsgebiet der ersuchten Vertragspartei steht der Einreise über deren Aussengrenze gleich. » 11 l’accouchement, la frontière extérieure à ce pays. Les cols utérins des femmes étrangères résidant en Suisse constituent donc la frontière de ce pays. La manière la plus certaine de s’assurer qu’un étranger ne franchira pas la frontière est de l’inscrire en lui-même. Ici encore, d’une frontière purement territoriale, on se dirige vers une définition personnaliste de la frontière. Ailleurs, dans le Code de l’entrée et du séjour des étrangers et du droit d’asile, on trouve l’instauration de sanctions contre les transporteurs internationaux. Elles constituent un procédé permettant de repousser les « frontières réelles » au-delà des frontières territoriales. Les transporteurs internationaux ont une obligation de contrôle des documents de voyage, sous peine de sanctions civiles et pénales. Cette mesure les incite à accroître le contrôle des passagers dès le lieu d’embarquement depuis l’État d’origine. Voilà la création de ce que nous serions tenté d’appeler une « frontière-réseau », repoussant la frontière réelle jusqu’aux États d’émigration. Dans le sens inverse, la création d’un « espace sans frontières » au sein de l’Union européenne, à la suite de l’accord signé à Schengen le 14 juin 1985 par la France, l’Allemagne et les trois pays du Benelux, constitue l’un des phénomènes les plus remarquables d’évolution des frontières. Tout en laissant inchangées les frontières géographiques des pays européens, cet espace en modifie la nature juridique. Les frontières nationales entre les États parties sont devenues des « frontières intérieures », tandis que la convention définit les « frontières extérieures ». On notera d’ailleurs que, si l’espace Schengen constitue un processus tout à fait inédit par son degré d’intégration, il l’est moins par sa nature, puisque les autres régions de la planète se meuvent également vers l’intégration – Mercosur (Marché commun du Sud, 1991) pour l’Amérique du Sud, Unasur (Union des nations sud-américaines, 2008), Alena (Accord de libre-échange nord-américain, 1992), ASEAN (Association des nations de l’Asie du Sud-Est, 1967), UA (Union africaine, anciennement Organisation de l’unité africaine créée en 1963), ou encore OHADA (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du droit des affaires, 1993), etc. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 31 DOSSIER Le réveil des frontières Les « frontières » extra-atmosphériques 1 900 1 500 000 km Limite du champ d’influence gravitationnelle de la Terre 36 000 km 2 000 km 2 100 ba se de so (M rbite EO s m RB ) oye 1 800 1 700 Ba s e d e s o r b it e s h a u te s Orbite des sat ( HE O ellites g RB ) éostat ionna ires ( GEO ST) 36 000 km Satellites de télévision Constellation Meteosat nn es 1 600 1 500 1 400 1 300 1 200 23 222 km Constellation Galileo 20 000 km 20 200 km Constellation GPS 700 - 1 700 km Satellites en orbite polaire 1 100 1 000 900 Spot satellite de télédétection (800 km) 800 Metop satellite météo (817 km) 700 600 500 400 2 000 km 300 ba se de so r bi t 60 - 200 km Zone aérospatiale de transition es m o ye n nes ( M E O RB) 32 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 1957 Spoutnik premier satellite artificiel (215 km) Station spatiale internationale (ISS) (340 km) 200 1 re 100 or bit eb as se ut ile (LE OR B) 60 km : limite de l’espace aérien Début de zone de freinage atmosphérique au retour sur Terre Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie, © Dila, Paris, 2016 Télescope Hubble (600 km) lll Ces mouvements révèlent une volonté de dépassement des frontières traditionnelles. À peine le droit a-t-il fixé les frontières, cadre de son existence, qu’il s’efforce déjà de les dépasser pour organiser des rapports transfrontières. Cette évolution est avérée dans les relations entre entités de droit public – États – mais aussi dans les rapports qui s’établissent entre personnes privées – entre- prises échangeant dans le cadre du commerce international, particuliers nouant des relations familiales… C’est alors le rôle d’une autre branche du droit, le droit international privé, d’articuler les systèmes juridiques nationaux. Ce dépassement, plus qu’un effacement, est une prise en considération concrète de la frontière comme condition du droit qui, à travers la paix et la sécurité, favorise les relations et les échanges. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 33 DOSSIER Le réveil des frontières Ò POUR ALLER PLUS LOIN Internet et ses frontières Internet est souvent perçu comme un espace dans lequel il n’y aurait aucune frontières, définie comme la limite du territoire d’un État. Le cyberespace, conçu comme un espace échappant à la souveraineté de l’État, a ainsi notamment été l’idée défendue par John Perry Barlow, fondateur de l’Electronic Frontier Foundation, dans sa fameuse Déclaration d’indépendance du Cyberespace, publiée le 8 février 1996. Pourtant, Internet n’est pas exempt de frontières, bien au contraire. Le cyberespace est d’abord délimité par une frontière qui sépare l’espace virtuel de l’espace réel. Cette distinction, qui pourrait paraître sans intérêt du fait de son évidence, a des répercussions importantes lorsqu’on s’interroge, du point de vue juridique, sur la transposition à l’espace virtuel des règles de droit applicables dans l’espace réel. Pour ne prendre qu’un exemple, comment adapter la liberté d’expression ou le droit au respect de la vie privée et au secret de la correspondance dans l’espace numérique ? En France et en Europe, la jurisprudence a reconnu l’applicabilité de ces règles à Internet et les a adaptées. Les trois couches du cyberespace La distinction entre le virtuel et le réel peut être affinée, au même titre que la frontière qui sépare ces deux dimensions. Le cyberespace a été modélisé comme un ensemble de couches. Le modèle le plus simple est constitué de trois couches 1 : la couche physique, qui correspond aux infrastructures nécessaires au fonctionnement d’Internet – les serveurs stockant les données, les câbles ou la fibre optique permettant le transfert de ces données, par exemple –, la couche logicielle relative aux softwares et la couche informationnelle qui désigne les contenus. À chacune de ces couches peuvent être associées une ou des frontières. Daniel Ventre, Cyberespace et acteurs du cyberconflit, Hermès Sciences publications, Lavoisier, Paris, 2011, p. 4. 1 34 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 La couche physique, puisqu’elle concerne les infrastructures situées sur le territoire des États, est délimitée par les frontières terrestres étatiques. La couche logicielle peut être segmentée par des frontières numériques. Enfin, la couche informationnelle renvoie à la réglementation, en vertu du droit interne notamment, des contenus diffusés sur Internet. La couche informationnelle connaîtrait ainsi des frontières juridiques, projection dans l’espace virtuel de la compétence normative des États. Étudier Internet et ses frontières amène à s’interroger plus largement sur Internet et l’État. Si, historiquement, Internet a été créé par un État – en l’occurrence les États-Unis –, son développement, son fonctionnement et sa gouvernance relèvent pour l’essentiel des acteurs privés. Les États sont présents mais en seconde ligne et, parmi eux, les États-Unis occupent une place prépondérante. Mais les révélations du lanceur d‘alertes Edward Snowden et la dénonciation des systèmes de surveillance électronique, déployés à une échelle jusqu’alors inégalée, ont conduit les États à vouloir se réapproprier Internet. À l’échelle internationale, cette tendance s’est illustrée par la réaffirmation des principes d’une gouvernance multipartite et multilatérale, lors du sommet NETmundial à São Paulo en 2014. Mais elle est également apparue, à l’échelle des États, avec la volonté des juridictions internes d’affirmer leur compétence pour juger les activités illicites commises sur Internet. Les frontières d’Internet sont donc multiples, mais elles peuvent être rattachées à l’idée de réappropriation progressive de cet outil par les États. La délimitation de frontières numériques et juridiques au sein du cyberespace constitue pour l’État un enjeu de souveraineté. Les frontières numériques Les frontières numériques sont multiples. Tout d’abord, les noms de domaine géographiques ont parfois été assimilés aux territoires nationaux. Les États comme les régions, voire certaines villes, sont associés à un nom de domaine, dont l’extension géographique leur est propre : par exemple « .fr » pour la France ou « .nyc » pour New York City. Certaines entités utilisent cet argument à l’appui de leurs revendications d’indépendance ou d’accession à la qualité d’État. Ainsi en est-il de la demande de la Catalogne pour obtenir un nom de domaine « .cat » ou de l’obtention par la Palestine d’une extension « .ps ». Pourtant, cette analogie ne peut être soutenue. La procédure d’attribution des noms de domaine empêche toute assimilation avec l’exercice de la souveraineté et les États n’ont pas de contrôle absolu sur les sites enregistrés sous leur nom 2. L’extension géographique des noms de domaine peut être assimilée à un territoire numérique au sein du cyberespace, mais elle ne s’apparente pas à la projection du territoire étatique dans celui-ci. La frontière interétatique peut toutefois être numérique lorsque des États créent, ou souhaitent créer, des intranets nationaux ou internationaux, soit des réseaux informatiques particuliers, déconnectés du réseau mondial, faisant l’objet d’une gouvernance spécifique. On peut citer la « grande muraille électronique chinoise » ou la proposition de la chancelière allemande Angela Merkel, en 2014, de mettre en place un Intranet européen. Ces frontières numériques pourraient faire figure de projections, dans le cyberespace, des frontières interétatiques réelles. Ces espaces numériques nationaux ou internationaux permettent aux États concernés de se protéger des intrusions extérieures mais également de réglementer, voire de censurer, les sites Internet qui en font partie. Un autre type de frontière numérique existe, au sein du cyberespace, délimitant ce qu’on appelle le darknet, parfois appelé réseau friend-to-friend (F2F). Il s’agit à l’origine de créer des réseaux privés virtuels de partage de fichiers anonymes, pour échapper à la surveillance étatique ou commerciale qui accomÀ propos des tensions entre les États et l’ICANN (Internet Corporation for Assigned Names and Numbers), voir Patrick Jacob, « La gouvernance de l’Internet du point de vue du droit international public », Annuaire français de droit international, vol. 56, 2010, p. 543-563 [p. 557-560]. (www.academia.edu/15339959/_La_ gouvernance_de_lInternet_du_point_de_vue_du_droit_international_public_AFDI_2010_p._243-263). 2 pagne le réseau classique et les mégadonnées (Big Data). Mais ce type de réseaux, en raison de leur caractère anonyme, est souvent associé à des activités illégales. La virtualité d’Internet constituant un obstacle pour le droit, les États ont souhaité créer, au-delà des frontières numériques, des frontières juridiques, dans le cyberespace. Les frontières juridiques Les États cherchent à établir leur compétence normative à l’égard des activités illicites se déroulant dans le cyberespace. Ce faisant, ils projettent, par le droit, les frontières de leur territoire national dans la couche physique et informationnelle du cyberespace. Alors que la majeure partie des opérateurs privés réside sur le territoire états-unien et relève de ce fait de la compétence territoriale de cet État, de plus en plus d’États souhaitent rapatrier les infrastructures d’Internet sur leur territoire afin de les soumettre à leur propre compétence. Est ainsi entrée en vigueur, le 1er septembre 2015, la loi fédérale russe N242-FZ du 21 juillet 2014, obligeant les organismes étrangers à stocker les données personnelles des ressortissants russes sur le territoire russe. Ce texte permet à la Russie d’exercer sa compétence normative et juridictionnelle sur les serveurs étrangers en raison de leur rattachement territorial. Ce mouvement de territorialisation du cyberespace concerne également sa couche informationnelle. Les États souhaitent soumettre à leur législation nationale les contenus des sites Internet consultables sur leur territoire, même si ceux-ci sont gérés à partir d’un territoire étranger. Se pose toutefois un double problème de compétence des États. l Tout d’abord, les juridictions nationales ont dû justi- fier le critère de rattachement de leur compétence à l’égard d’activités illicites effectuées sur Internet par des opérateurs privés situés sur un territoire autre que le leur, américain notamment. Les juges français, par exemple, se sont déclarés compétents en raison des effets produits par le site Internet sur le territoire français. La jurisprudence française a progressivement affiné l’appréciation des critères de rattachement des biens et des personnes dans le cadre de Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 35 DOSSIER Le réveil des frontières ces activités illicites en prenant en compte l’accessibilité du site, le public visé, la langue utilisée, l’aire de livraison, etc. l Mais les sanctions adoptées à l’encontre de ces sites Internet, en vertu du droit national, ont inversement déployé des effets extraterritoriaux. À la suite de l’affaire « Google Spain » portée devant la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) 3, toute personne peut demander à un moteur de recherche de déréférencer des sites Internet la concernant. En France, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) a mis en demeure Google d’étendre le déréférencement à toutes les extensions géographiques du moteur de recherche, sans se limiter aux extensions européennes, avec pour conséCJUE, Google Spain SL et Google Inc. c. Agencia Española de Protección de Datos (AEPD) et Mario Costeja González, C-131/12, 13 mai 2014, pt. 99. 3 36 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 quence l’application du droit français à l’ensemble de la planète. En réglementant les activités illicites, au regard du droit interne, sur les sites Internet accessibles à partir du territoire français – et donc, potentiellement, tous les sites Internet –, l’État est susceptible de donner un plein effet extraterritorial à sa compétence normative et juridictionnelle. La délimitation des frontières dans le cyberespace est en cours. Les problèmes de concurrence des compétences étatiques qu’elle engendre ne pourront toutefois être résolus que par le droit international. Cet aspect de la gouvernance internationale de l’Internet permettra sans doute aux États de se réapproprier le cyberespace. Anne-Thida Norodom * * Professeur de droit public, université de Rouen Normandie, codirectrice du Centre universitaire rouennais d'études juridiques (CUREJ – EA 4703). La frontière : un atout dans un monde urbain globalisé Christophe Sohn * * Christophe Sohn est géographe, chercheur au Luxembourg Institute En dépit d’un récent renforcement des dispositifs de surveillance et de contrôle des mobilités humaines, de nombreuses régions du monde ont expérimenté une relative ouverture des frontières étatiques au cours des trois dernières décennies. Portées par l’accélération du processus de globalisation des échanges économiques et culturels, les villes et les régions frontalières ont acquis de nouvelles perspectives liées à la mobilisation des frontières comme une ressource et non plus exclusivement comme une barrière. Cette transformation du rôle et de la signification des frontières se traduit par une intensification de l’urbanisation des régions frontalières et l’émergence de nouvelles formes de coopération et d’interaction transfrontalières. of Socio-Economic Research (LISER). Les régions frontalières ont longtemps été considérées comme des espaces périphériques peu propices à l’essor d’activités économiques, et donc désavantagées du point de vue de leur développement urbain. À l’effet barrière des frontières qui grève les coûts de transaction et réduit les aires de marché s’ajoutaient des effets de marginalisation liés à la volonté des États de ne pas laisser se développer des activités susceptibles d’attiser la convoitise des pays voisins, ainsi que les impératifs militaires qui conféraient aux régions frontalières le statut de zone tampon. Ces conditions, qui ont accompagné la formation des États modernes à partir du xvie siècle, expliquent que les grandes villes – et a fortiori les capitales d’État – ne sont que rarement localisées à proximité d’une frontière internationale. En dehors des cas où un centre urbain préexistait à l’imposition d’une frontière, la présence de villes frontalières découlait soit de l’établissement de places fortes destinées à renforcer la fonction défensive de la frontière, soit du développement d’activités spécifiquement transfrontalières, comme le transit et le stockage des biens ou les opérations de douane. L’accélération du processus de globalisation des échanges économiques et culturels ainsi que le renforcement des mécanismes d’intégration régionale comme l’Union européenne, l’Accord de libre-échange nord-américain (ALENA) ou l’Association des nations de l’Asie du Sud-Est (ANASE ou ASEAN) ont transformé les fonctions traditionnellement assignées aux frontières étatiques. À partir des années 1980, la levée progressive des contrôles douaniers vis-à-vis des échanges commerciaux, des transactions financières et, dans une moindre mesure, de la Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 37 DOSSIER Le réveil des frontières ➜ FOCUS Les villes frontalières européennes, hauts lieux de la coopération transfrontalière Les villes frontalières ont joué un rôle central dans le développement historique de la coopération transfrontalière en Europe, tant au niveau de l’évolution des formes institutionnelles de la coopération et de ses modes de gouvernance qu’en ce qui concerne les thèmes et les enjeux traités. Certes, dans un premier temps, c’est le niveau régional qui semble avoir été privilégié avec la création de communautés transfrontalières de travail et, surtout, d’eurorégions. À partir des années 1990, les possibilités de financement offertes en particulier par les programmes Interreg promus par la Commission européenne contribuent à l’essor de cette forme de coopération. Le pôle européen de développement de Longwy (1985) à cheval entre la France, la Belgique et le Luxembourg, les Eurocités de Gubin-Guben (1991) et Francfort sur l’Oder-Slubice (1993) à la frontière germano-polonaise, ou encore l’Agglomération trinationale de Bâle – ATB (1997) au point de rencontre entre la Suisse, l’Allemagne et la France constituent des initiatives emblématiques en la matière, parce qu’elles sont porteuses d’un projet de territoire urbain qui vise à transcender une frontière. Dans la plupart des cas, les coopérations ont surtout porté sur l’amélioration des relations de voisinage et la résolution de problèmes locaux induits par la proximité de la frontière comme la gestion des ruptures de charge dans les systèmes de transport ou l’aménagement d’un équipement commun. Ce n’est qu’à partir des années 2000 que des coopérations transfrontalières d’envergure métropolitaine voient le jour. L’Eurodistrict Strasbourg-Ortenau au point de contact entre la France et l’Allemagne lancé en 2005, l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai à cheval entre la France et la Belgique instituée en 2008, le projet d’agglomération franco-valdo-genevois sur la frontière franco-suisse lancé en 2007 et transformé depuis en Grand Genève (2013) ou encore la création de l’Eurodistrict trinational de Bâle (ETB) en 2007 – qui vient se substituer à la structure antérieure ATB – sont autant d’initiatives qui signalent l’émancipation du fait métropolitain en milieu frontalier. On assiste ainsi à un changement de registre, puisqu’il s’agit de coopérations transfrontalières qui concernent les fonctions stratégiques des métropoles – compétitivité économique, renforcement de l’interconnexion aux grands réseaux de transport, planification territoriale et rayonnement international –, et à un changement d’échelle, dans la mesure où ce sont désormais de vastes ensembles urbains qui sont concernés. mobilité des personnes a renforcé la fonction d’interface des frontières au détriment de leur rôle de barrière. Cette relative ouverture des frontières, qui a connu son apogée au cours des années 1990, ne signifie toutefois pas l’avènement d’un monde sans frontières. Au contraire, la disparition des entraves vis-à-vis de la libre circulation des biens et des capitaux s’accompagne désormais d’un renforcement des dispositifs de surveillance et de 38 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Certes, toutes ces initiatives n’ont pas été couronnées de succès. Mais, dans certains cas, comme à Bâle ou à Genève, on assiste à l’élaboration d’une planification urbaine coordonnée entre les deux côtés de la frontière ainsi qu’à l’aménagement d’infrastructures de transports transfrontaliers. Dans le cas du Grand Genève, le projet de liaison CEVA (Cornavin – Eaux-Vives – Annemasse) va ainsi prochainement relier les réseaux ferroviaires du canton de Genève et de la HauteSavoie et permettra la mise en place d’un RER au sein de l’agglomération transfrontalière. Dans d’autres cas, comme pour l’Eurométropole Lille-Kortrijk-Tournai, l’accent a été mis, d’une part, sur l’institutionnalisation de la coopération transfrontalière à travers l’adoption pionnière du Groupement européen de coopération territoriale (GECT), un instrument doté de la personnalité juridique, promu par le Parlement et le Conseil européens et, d’autre part, sur l’implication de la société civile dans la gouvernance transfrontalière à travers l’installation d’une assemblée consultative appelée le Forum. Source : Birte Wassenberg et Bernard Reitel, La Coopération territoriale en Europe. Une perspective historique, Office des publications de l’Union européenne, Luxembourg, 2015. contrôle des mobilités humaines. Dans un monde globalisé, les murs et les frontières se multiplient. Dans le sillage de cette transformation spectaculaire des frontières, les villes et les régions frontalières ont acquis de nouvelles perspectives qui se traduisent par une intensification de l’urbanisation des régions frontalières à travers le monde et une diversification des configurations urbaines. Si les villes frontalières restent dépendantes de la frontière quant à © Gordon Hyde / Wikimedia Commons À la frontière entre les États-Unis et le Mexique, le contraste est grand des deux côtés de la clôture qui sépare, d’une part, la populeuse ville de Tijuana et, de l’autre, la région de San Diego. L’ensemble forme la plus grande agglomération transfrontalière partagée entre ces deux pays. leur existence même, la nature de la relation qui les lie a changé : au-delà des contraintes et des obstacles qu’elle induit, la frontière constitue désormais aussi une ressource. L’urbanisation des régions frontalières dans le monde : un tour d’horizon L’urbanisation des régions frontalières représente un processus global en ce sens qu’elle est portée par l’intensification des échanges économiques et culturels à l’échelle de la planète. Toutefois, dans la mesure où ces régions sont encore souvent l’angle mort des études sur l’urbanisation, une appréciation exhaustive du phénomène demeure délicate. Tout au plus est-il possible de souligner certaines de ses caracté- ristiques et de relever l’existence de spécificités régionales marquées par des trajectoires historiques et des contextes géopolitique, économique et culturel différenciés. En Europe, l’intégration amorcée dans la période de l’après-guerre, et qui a donné lieu à une ouverture progressive des frontières internes à l’Union européenne et à un soutien affirmé à la coopération territoriale, a créé un contexte particulièrement favorable à l’essor des villes et des régions frontalières. Le niveau d’urbanisation des régions frontalières en Europe s’avère inégal, avec une concentration des principaux foyers urbains en Europe rhénane. Mais la population résidant à proximité d’une frontière étatique – moins de 45 minutes en voiture – avoisinait 102 millions d’habitants en 2006, dont 80 % dans des zones considérées comme urbaines 1. À côté des agglomérations transfrontalières et des « villes jumelles » qui repréC. Sohn et Nora Stambolic, « The Urban Development of European Border Regions: A Spatial Typology, Europa Regional, vol. 21, Leibniz-Institut für Länderkunde, 2013, p. 177-189. 1 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 39 DOSSIER Le réveil des frontières sentent les figures classiques de l’urbanisation frontalière, l’émergence de métropoles transfrontalières est emblématique des mutations à l’œuvre. Il s’agit d’aires urbaines fonctionnelles, quoique discontinues, qui transcendent une ou plusieurs frontières étatiques et dont la taille démographique varie de quelques centaines de milliers à quelques millions d’habitants. Leurs pôles métropolitains, de taille souvent modeste, concentrent des services avancés et des fonctions stratégiques, ce qui leur assure une insertion dans les réseaux de l’économie mondialisée et un fort rayonnement international. Les exemples les plus pertinents qui illustrent cette configuration urbaine originale comprennent les cas de Bâle (SuisseFrance-Allemagne), de Copenhague-Malmö (Danemark-Suède), de Genève (Suisse-France), de Lille (France-Belgique), de Luxembourg (Luxembourg-France-Allemagne-Belgique), de Strasbourg (France-Allemagne) et de VienneBratislava (Autriche-Slovaquie) 2. Au niveau institutionnel, la plupart de ces régions métropolitaines transfrontalières sont les lieux privilégiés d’expérimentation et de mise en œuvre de différentes formes de coopération transfrontalière dans les domaines de la planification urbaine, des transports et du développement économique (voir focus 1). La plupart de ces initiatives de coopération sont promues par les autorités publiques locales et régionales. Toutefois, l’affirmation des métropoles transfrontalières en tant que nouveaux pôles périphériques de croissance est également considérée par certains États dans leur politique d’aménagement du territoire, notamment la France, l’Allemagne et la Suisse 3. La concentration d’habitants, d’industries et de services tertiaires qui caractérise le phénomène d’urbanisation à grande échelle des régions frontalières est également prégnante ESPON, Metroborder. Cross-Border Polycentric Metropolitan Regions, Final Report 31-12-2010, European Spatial Planning Observation Network, Luxembourg, 2010. 3 C. Sohn et Bernard Reitel, « The Role of National States in the Construction of Cross-Border Metropolitan Regions in Europe: A Scalar Approach », European Urban and Regional Studies, 11 décembre 2013. 2 40 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 en Amérique du Nord, notamment le long de la frontière, longue de plus de 3 000 km, entre les États-Unis et le Mexique qui compte quelque 22 millions d’habitants en 2000 4 et une douzaine de villes jumelles égrenées le long de cette frontière. En dépit de la fortification de la frontière du côté états-unien avec la construction d’une barrière agrémentée d’un dispositif de surveillance sophistiqué, l’urbanisation transfrontalière y demeure soutenue et marquée par de fortes disparités socio-économiques de part et d’autre de la frontière 5. En Asie du Sud-Est aussi, certaines régions frontalières sont soumises à d’intenses dynamiques d’intégration économique et d’urbanisation. Les cités-États de Singapour et de Hong Kong, polarisant leur hinterland frontalier 6, en sont des cas emblématiques. Pour la première, l’établissement à partir de 1989 d’une coopération entre Singapour, Johor (Malaisie) et l’archipel de Riau (Indonésie) a donné naissance à une zone économique transfrontalière baptisée « triangle de croissance SIJORI ». Dans le cas de Hong Kong, l’intensification des relations économiques avec la Chine continentale et les nouvelles perspectives de coopération transfrontalière dans le delta de la rivière des Perles, liées à la rétrocession du territoire par les Britanniques en 1997, laissent entrevoir l’émergence d’une vaste mégapole transfrontalière. Parallèlement à ces dynamiques d’intégration économique transfrontalière « postcoloniales », on assiste également à l’essor de villes frontalières de la sous-région du Grand Mékong dans le cadre de la stratégie chinoise de coopération économique visant l’extension de son influence en Asie du Sud-Est 7. Michael Dear, Why Walls Won’t Work: Repairing the US-Mexico Divide, Oxford University Press, New York, 2013. 5 Sur ce cas, voir l’article de Maria Eugenia Cosio Zavala dans ce même dossier. 6 Nathalie Fau, « Hong Kong et Singapour, des métropoles transfrontalières », Espace géographique, tome 28, n° 3, 1999, p. 241-255. 7 Xiangming Chen et Curtis Stone, « China and Southeast Asia: Unbalanced Development in the Greater Mekong Subregion », The European Financial Review, 29 août 2013, p. 7-11. 4 La croissance débridée de villes frontalières comme Kunming (Yunnan), qui en quelques décennies est passée du statut de capitale provinciale à celui de pôle métropolitain à partir duquel la Chine entend déployer ses zones frontalières de coopération économique et ses réseaux commerciaux en direction de la Birmanie, du Laos et du Vietnam, souligne la force des dynamiques d’intégration transfrontalière à l’œuvre. Enfin, le continent africain n’est pas en reste avec un essor des villes frontalières, en particulier en Afrique de l’Ouest, lié au commerce transfrontalier, licite ou de contrebande 8. Ce processus, qui s’est amorcé dans les années 1980 avec la détérioration de la conjoncture économique, s’est par 8 Pour une analyse détaillée, voir notamment Paul Nugent, « Border Towns and Cities in Comparative Perspective », in Thomas M. Wilson et Hastings Donnan (dir.), A Companion to Border Studies, Wiley-Blackwell, Chichester, 2012, p. 557-572 ; Karinne Bennafla, Le Commerce frontalier en Afrique centrale. Acteurs, espaces, pratiques, Karthala, Paris, 2002. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 41 DOSSIER Le réveil des frontières la suite amplifié à travers l’insertion des villes frontalières dans des réseaux commerciaux transnationaux de biens manufacturés (notamment chinois) et de denrées alimentaires. La réduction des barrières tarifaires dans le cadre de la constitution des zones d’intégration économique régionale et les investissements dans les infrastructures de transport ont égale42 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 ment contribué à la croissance de certaines villes frontalières. Celles-ci deviennent des nœuds stratégiques dans ces réseaux transcontinentaux – ainsi de Katima Mulilo à la frontière entre la Namibie et la Zambie. Même dans le contexte de multiplication des conflits qui affecte l’Afrique subsaharienne depuis les années 1990, de nombreuses villes La mobilisation de la frontière comme ressource De tout temps, les frontières ont offert certains avantages à ceux qui savent en profiter – passeurs, courtiers, trafiquants, contrebandiers… Toutefois, avec la relative ouverture des frontières dans certaines régions du monde, les mécanismes d’intégration régionale et, plus largement, le processus de globalisation, les ressources que peuvent activer les frontières ont changé de nature et d’ampleur, et de nouveaux phénomènes ont fait leur apparition. Désormais, la configuration frontalière offre aux villes et aux régions la possibilité de renforcer leur insertion dans les réseaux de l’économie mondialisée et d’affirmer leur identité territoriale. Quatre formes de ressources frontalières sont examinées 9. La frontière comme rente de position À partir du moment où une frontière s’ouvre, les espaces frontaliers peuvent mettre à profit l’avantage d’être localisés à proximité du territoire limitrophe. Dans le cas des villes et des métropoles transfrontalières, cette rente de position peut générer deux avantages. Le premier découle de la situation de porte d’entrée ou d’avant-poste, qui rend possible la captation de flux internationaux, de personnes ou de marchandises et profite aux entreprises exportatrices. Le second tient à l’opportunité offerte au centre métropolitain de délocaliser certaines activités de l’autre côté de la frontière tout en restant suffisamment proche pour pouvoir en C. Sohn, « The Border as a Resource in the Global Urban Space: A Contribution to the Cross-Border Metropolis Hypothesis », International Journal of Urban and Regional Research, vol. 38, n° 5, septembre 2014, p. 1697-1711. 9 Travailleurs frontaliers (2000-2012) Luxembourg Lieu de travail Lieu de résidence Belgique France Genève Allemagne France Suisse Principales aires métropolitaines transfrontalières selon le nombre de travailleurs frontaliers 50 000 Bâle 2012 2000 5 000 500 France Allemagne Nice-Monaco-San Remo Lille France France Italie Belgique Aix-Liège-Maastricht Sarrebruck Belgique France Pays-Bas All. CopenhagueMalmö Suède Dan. All. Strasbourg VienneBratislava France Slova. All. Autriche Sources : ESPON, 2010, Metroborder, Final Report (données 2000) ; LISER, 2015, Opportunities of Cross-border Cooperation Between Small and Medium Cities in Europe, Report (données 2015). Réalisation : Christophe Sohn, LISER, 2016. frontalières ont su tirer leur épingle du jeu en devenant des centres d’affaires lucratifs. Bien souvent, ces territoires en marge des États représentent des zones d’opportunité attractives pour les entrepreneurs (para)militaires qui cherchent à contrôler les échanges commerciaux et le trafic de matières premières. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 43 DOSSIER Le réveil des frontières ➜ FOCUS Géographie du travail frontalier en Europe Le terme « travailleur frontalier » désigne toute personne qui réside dans un pays, travaille dans un autre et rejoint son domicile chaque jour ou au moins une fois par semaine. En Europe, l’essor de cette mobilité est lié au processus d’intégration communautaire – abolition progressive des barrières frontalières et établissement du marché intérieur à travers la libre circulation des biens, des services, des capitaux et des personnes – mais son origine est toutefois plus ancienne. Ainsi, au début du xxe siècle, les industries textiles et métallurgiques du nord de la France employaient quelque 25 000 travailleurs résidant en Belgique. En 2007, l’Union européenne – élargie à la Suisse, la Norvège et au Liechtenstein – comptait plus de 780 000 travailleurs frontaliers. Si le phénomène apparaît limité dans la mesure où il ne représente que 0,2 % de la population européenne totale, le nombre de travailleurs frontaliers est en forte augmentation depuis le début des années 1990. Pour prendre toute la mesure des évolutions en cours, il convient toutefois de tenir compte de la répartition géographique très inégale des flux de travail pendulaire frontalier. Ainsi, en 2007, près de 85 % des travailleurs frontaliers concernaient les pays de l’Union européenne des Quinze et la Suisse. Plus précisément, une part importante des flux de travailleurs frontaliers se concentre le long des frontières françaises. La France en est effectivement le premier pays fournisseur avec 360 000 personnes en 2011, soit 40 % de l’ensemble des flux de travail- leurs frontaliers en Europe. La Suisse, le Luxembourg et l’Allemagne figurent au rang des principaux pays bénéficiaires. exercent une activité professionnelle dans leur pays de résidence peuvent être très importants. À l’échelle régionale, ce sont les villes frontalières de Luxembourg, Genève, Bâle et Monaco qui apparaissent comme les principaux pôles d’emploi frontalier, avec respectivement 160 000, 90 000, 53 000 et 40 000 travailleurs frontaliers en 2012. Le phénomène du travail frontalier constitue ainsi à la fois l’un des principaux moteurs et l’un des enjeux majeurs de la coopération transfrontalière qui a pour but de surmonter les obstacles liés aux frontières, d’œuvrer à une meilleure coordination des politiques publiques nationales et de promouvoir un développement économique, social et territorial harmonieux. Dans la plupart des cas, les flux de travail frontalier sont à sens unique, de la périphérie frontalière vers le pôle métropolitain, et sont mus par des différences de développement économique – taux de chômage et opportunités d’emploi –, des différentiels de salaire et de fiscalité ou des avantages liés aux prestations sociales. Dans le cas du Luxembourg, le nombre de travailleurs frontaliers en provenance des régions frontalières française (Lorraine), belge (Wallonie) et allemandes (Rhénanie-Palatinat et Sarre) est passé de 35 300 en 1990, à 90 300 en 2000 et 165 300 en 2014, soit une évolution de 468 % sur vingtquatre ans. Une telle interdépendance transfrontalière portée par l’intégration du marché du travail pose de sérieux défis aux autorités publiques – amélioration des infrastructures de transport et de communication, formation professionnelle et linguistique, financement des pensions et des régimes de sécurité sociale, répartition de la fiscalité, cohésion sociale et territoriale – dans la mesure où les écarts de salaire entre les travailleurs frontaliers et ceux qui bénéficier et exercer un contrôle. Il s’agit là d’un processus de débordement métropolitain qui peut conduire à une « hinterlandisation », c’est-àdire la mise en place d’un rapport de domination entre la ville-centre et sa périphérie frontalière. 44 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Dans la plupart des villes et des régions frontalières européennes, le nombre et l’évolution des travailleurs frontaliers sont considérés comme révélateurs du niveau d’intégration transfrontalière. Dans la mesure où l’ampleur de ce phénomène est toutefois fortement liée à l’importance des disparités socio-économiques entre les régions séparées par une frontière et que son impact en matière de convergence territoriale apparaît limité, on peut finalement s’interroger sur la signification du travail frontalier et son adéquation avec les principes de cohésion sociale et territoriale promus dans le cadre de la politique régionale de l’Union européenne. Sources : Antoine Decoville, Frédéric Durand et Valérie Feltgen, Opportunities of Cross-Border Cooperation Between Small and Medium Cities in Europe, Report prepared on behalf of the Ministry of Sustainable Development and Infrastructure, Luxembourg, 2015 ; Mission opérationnelle transfrontalière – MOT (www.espacestransfrontaliers.org) ; STATEC (www.statistiques. public.lu) ; MKW Wirtschaftsforschung, Empirica, Scientific Report on the Mobility of Cross-Border Workers within the EU-27/EEA/EFTA Countries, Final Report, European Commission, DG Employment and Social Affairs, janvier 2009. De tels processus ont été observés dans le cas de villes soumises à des contraintes spatiales drastiques comme Genève qui a longtemps favorisé l’urbanisation de sa périphérie française – Annemasse et le pays de Gex – afin de sauvegarder sa zone agricole dans le cadre d’une politique de planification urbaine malthusienne 10. La frontière comme rente différentielle La deuxième forme de ressource repose sur la mobilisation des avantages comparatifs qui découlent des différentiels frontaliers dans les coûts de production – main-d’œuvre, terrains – ou des différences dans les régimes fiscaux et réglementaires. L’exemple le plus représentatif de cette captation de valeur transfrontalière est sans conteste localisé sur la frontière entre les ÉtatsUnis et le Mexique à travers le développement des maquiladoras, ces usines d’assemblage orientées vers l’exportation et implantées à partir des années 1960 dans les villes frontalières mexicaines. Fondées sur une division internationale du travail, ces industries à bas coûts entretiennent des relations étroites avec les entreprises de services supérieurs localisées aux ÉtatsUnis et sont à l’origine du développement des métropoles transfrontalières comme San DiegoTijuana et El Paso-Ciudad Juárez. En Asie du Sud-Est, Hong Kong et Singapour offrent un autre exemple de division transfrontalière du travail. Suite à la transformation de leurs économies visant à privilégier les activités manufacturières à forte valeur ajoutée ainsi que les services supérieurs, les deux villesÉtats ont entrepris la délocalisation de leurs activités de production grandes consommatrices de main-d’œuvre et d’espace en direction de leurs arrière-pays frontaliers – la province du Guangdong en Chine méridionale pour Hong Kong, Batam en Indonésie et Johore en Malaisie dans le cas de Singapour 11. La constitution de réseaux de production transfrontaliers s’est généralement accompagnée d’un essor du travail frontalier. Compte Nicole Surchat Vial, Frédéric Bessat et Pascale Roulet (dir.), Genève Agglo 2030. Un projet pour dépasser les frontières, éditions Parenthèses, Marseille, 2010. 11 Matthew Sparke, James D. Sidaway, Tim Bunnell et Carl Grundy-Warr « Triangulating the Borderless World: Geographies of Power in the Indonesia-Malaysia-Singapore Growth Triangle », Transactions of the Institute of British Geographers, vol. 29, n° 4, décembre 2004, p. 485-498. 10 tenu de la libre circulation des personnes au sein de l’espace Schengen, c’est en Europe que cette mobilisation des différentiels frontaliers à des fins de captation de nouvelles ressources en main-d’œuvre s’avère la plus importante (voir focus). Pour les pôles métropolitains, la mobilisation des travailleurs frontaliers est particulièrement intéressante, puisqu’ils bénéficient d’une main-d’œuvre souvent qualifiée sans avoir à endosser les coûts de sa reproduction sociale. Ce phénomène peut en outre faire l’objet de mesures de régulation et, en cas de baisse conjoncturelle ou saisonnière de l’activité, la situation frontalière permet de licencier sans incidence sur le taux de chômage national 12. Enfin, la juxtaposition de différentiels frontaliers articulés à une plus grande perméabilité des frontières a également des répercussions sur les migrations résidentielles, ce que l’on constate dans les régions marquées par de fortes disparités en termes de niveau de vie et de coût du logement. Ces mobilités résidentielles peuvent être à l’origine d’une périurbanisation transfrontalière aux conséquences ambivalentes pour les régions concernées : l’impact positif lié à l’installation de nouveaux résidents – en matière d’économie dite « présentielle » – est contrebalancé par l’accroissement de la pression foncière et des coûts du logement ainsi que par la saturation des réseaux de transport. La frontière comme lieu d’hybridation En tant que lieu de confrontation de pratiques, d’idées et de valeurs, la frontière, dès lors qu’elle est érigée en zone de contact, peut aussi devenir une source de stimulation menant à des logiques d’hybridation et d’invention de nouvelles manières de faire et de penser. Le concept d’hybridation renvoie à la production de nouvelles formes et pratiques sociales à travers le mélange d’antécédents séparés à l’origine. C. Sohn, Bernard Reitel et Olivier Walther, « Cross-Border Metropolitan Integration in Europe: The Case of Luxembourg, Basel, and Geneva », Environment and Planning C: Government and Policy, vol. 27, n° 5, octobre 2009, p. 922-939. 12 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 45 DOSSIER Le réveil des frontières L’opportunité offerte par la frontière se fonde sur le dépassement des contraintes et des divergences grâce à un processus d’adaptation et d’apprentissage mutuel négocié à travers des échanges quotidiens. Parce qu’elles sont des lieux de concentration et de diversité sociale et culturelle, les villes apparaissent comme des espaces privilégiés de manifestation de logiques d’hybridation 13. Au niveau culturel et identitaire, un des exemples les plus remarquables d’hybridation transfrontalière est l’essor du spanglish, une langue bâtarde mêlant l’espagnol à l’anglais dans les régions frontalières du Mexique et des ÉtatsUnis 14. De la Californie au Texas, des millions de personnes parlent cette langue informelle et de nombreuses radios et stations de télévision diffusent des émissions qui mélangent des mots anglais et espagnol dans une même phrase. En Europe, l’intensification des coopérations transfrontalières dans le domaine du développement urbain et de la planification territoriale donne à voir une hybridation de nature institutionnelle. En effet, la confrontation dans la longue durée de normes d’urbanisme, de procédures d’aménagement et, plus largement, de systèmes juridiques et de cultures administratives différentes donne finalement lieu à la mise en place de pratiques et de règles innovantes. En réalité, la complexité territoriale et ses contraintes incitent les acteurs locaux et régionaux à développer une intelligence territoriale spécifique basée sur l’apprentissage mutuel et l’ajustement des politiques publiques nationales. En ce sens, la frontière est un lieu de réinvention du politique 15. Jean-Luc Piermay, « La frontière et ses ressources : regards croisés », in Benoît Antheaume et Frédéric Giraut (dir.), Le Territoire est mort. Vive les territoires !, IRD Éditions, Paris, 2005, p. 203-221. 14 Michael Dear et Andrew Burridge, « Cultural Integration and Hybridization at the United States-Mexico Borderlands », Cahiers de géographie du Québec, vol. 49, n° 138, décembre 2005, p. 301-318. 15 Bernard Reitel, « Governance in Cross-Border Agglomerations in Europe: The Examples of Basel and Strasbourg », Europa Regional, n° 14-1, 2006, p. 9-21. 13 46 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 La frontière comme objet de reconnaissance Enfin, la mobilisation de la frontière comme objet de reconnaissance permet d’afficher le caractère multiculturel de certains territoires et les possibilités que cette richesse représente dans un contexte de compétition mondiale pour attirer les entreprises internationales et les travailleurs qualifiés. La présence de la frontière constitue un levier susceptible de renforcer le caractère international d’une ville ou d’une région dans le cadre d’une stratégie de marketing territorial. La fonction d’affirmation de la frontière n’est ainsi plus mobilisée pour mettre en scène des différences nationales ou le pouvoir souverain d’un État, mais pour valoriser un projet territorial et une identité transfrontalière. Cette ressource symbolique a été mobilisée en Europe par certaines régions métropolitaines transfrontalières à travers la promotion de grands équipements emblématiques. La région de l’Øresund met ainsi systématiquement en avant le pont qui relie Copenhague à Malmö dans les supports de communication de sa stratégie marketing 16. Dans un autre registre, des villes comme Bâle et Luxembourg mettent en scène des événements transfrontaliers dans le dessein d’accroître leur visibilité et leur caractère international – respectivement l’Internationale Bauausstellung « IBA Basel 2020 » et « Luxembourg et Grande Région, Capitale européenne de la culture 2007 ». La reconnaissance qu’apporte un contexte transfrontalier peut aussi être de nature politique. Lorsqu’elles sont placées en situation frontalière, les collectivités locales ou régionales sont souvent négligées au sein de leur système institutionnel national. Il s’agit là d’une pesanteur liée à la marginalisation des espaces frontaliers par les politiques étatiques au cours de l’histoire. Avec l’ouverture des frontières, la situation frontalière permet aux acteurs locaux concernés d’espérer un gain d’autonomie par le jeu de Gert Jan Hospers, « Borders, Bridges and Branding: The Transformation of the Øresund Region into an Imagined Space », European Planning Studies, vol. 14, n° 8, 2006, p. 1015-1033. 16 coopérations et d’alliances qui transcendent les clivages institutionnels et territoriaux. Un des enjeux principaux semble être l’accès à des interlocuteurs autres que ceux imposés par les cadres nationaux. Pour les acteurs périphériques, cette paradiplomatie transfrontalière leur confère un rôle souvent plus important que ce que leur niveau institutionnel laisserait augurer. Dans cette quête de reconnaissance politique, les ressources financières que la coopération transfrontalière permet de mobiliser dans certains contextes s’avèrent sans nul doute une motivation forte, de même que les retombées positives en termes d’image. n Ò POUR ALLER PLUS LOIN © Bénédicte Tratnjek Les frontières dans la ville en guerre Séparant les Roms du Kosovo, logés dans une ancienne caserne, des habitants « ordinaires » dans le nord de Mitrovica, les barbelés, fruits d’une fonction militaire, servent de paysage « ordinaire ». Les villes affectées par des guerres sont traversées par des frontières multiples. Les plus médiatiques sont les frontières matérielles, dont les murs sont la manifestation la plus connue parce que la plus ancrée dans les paysages. Pourtant, réduire la question des frontières dans les villes en guerre aux seules limites matérielles ne permet pas d’appréhender la complexité de l’inscription de la guerre dans le quotidien, et ce par-delà le temps des combats. Plusieurs frontières invisibles sont tout aussi structurantes, dans la mesure où elles participent de la manière dont les habitants vivent dans Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 47 DOSSIER Le réveil des frontières leurs territoires au quotidien, telles que celles que dessinent les mines antipersonnel, traces de lignes de front dans la ville par-delà le temps des combats. Les frontières-murs, paradoxes d’une frontière de la paix Les frontières-murs sont des matérialisations paradoxales de la dispute territoriale, comme en témoigne le nom de celles de Belfast et de Londonderry, les peacelines. Dans les villes nord-irlandaises, à Bagdad (murs de sécurité) ou encore à Nicosie (ligne verte), les murs sont en effet bâtis par des acteurs qui prônent la séparation comme sécurisation. Deux logiques s’opposent alors. L’imposition de la paix comme ordre public est obtenue en séparant physiquement les adversaires. Mais le retour à la paix comme réalité sociale est brisé parce que les habitants « ordinaires » se retrouvent eux aussi séparés, et ne peuvent plus vivre ensemble. Ce vivre ensemble est pourtant au fondement même de l’« urbanité », c’est-à-dire de l’essence de la ville comme espace de diversité, de densité et de proximité maximales. Érigées afin de séparer pour protéger, les frontières-murs brisent les mobilités, enfermant ainsi chaque communauté dans « son » quartier ou « ses » territoires. Cette géographie de l’enfermement communautaire produit une géographie de la peur. Les quartiers de l’Autre deviennent ainsi, dans les représentations spatiales des habitants, des territoires de l’interdit et du danger. Belfast en est un exemple emblématique. Les peacelines n’y sont pas détruites mais, bien au contraire, prolifèrent. La pérennisation de ces murs de sécurité, réponse dans l’urgence aux désordres civils, s’est poursuivie par la récupération paysagère de ces frontières-murs. La délimitation de l’espace par les murs s’est ainsi renforcée par l’appropriation symbolique qui en a été faite, notamment, au moyen de fresques. Celles-ci contribuent à marquer l’espace en promouvant, dans le paysage, l’identité communautaire du quartier ainsi délimité. En 1969, un habitant a par exemple peint sur un mur « ordinaire » – celui d’une maison – le message « You are entering free Derry » à l’entrée du Bogside, quartier populaire de Derry/Londonderry. Le mur est 48 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 dès lors devenu un symbole de résistance collective pour ce quartier catholique, à l’est de la ville, enserré par des quartiers protestants. Les frontières-murs ne sont pas seulement des limites architecturales imposant des contournements et des détours dans les mobilités. Elles s’imposent dans le quotidien, séparent physiquement et symboliquement les habitants, leur rappellent sans cesse combien ils sont partagés entre un « Nous » et un « Eux ». La division de la ville en guerre par les frontières-murs est tout autant inscrite dans les paysages urbains – elle est visible – que dans les quotidiennetés – elle se pratique. Les frontières-barbelés, des traces de la guerre qui s’ancrent dans le quotidien Mais d’autres types de fragmentations, plus nombreuses, s’inscrivent également dans les villes en guerre. Moins médiatiques, les barbelés et les frontières invisibles sont pourtant les principaux enjeux de la pacification des territoires. Si les frontières-murs prennent le plus souvent la place de barricades ou de barbelés érigés dans l’urgence des affrontements, les frontières-barbelés ne sont pas toutes des frontières-murs provisoires, en attente d’une construction « en dur ». Le barbelé peut être, en lui-même, une frontière. Plus qu’un outil qui laisse rapidement place à un mur, les frontières urbaines marquées par des barbelés façonnent et refaçonnent les territoires urbains au gré des affrontements. Les barbelés permettent ainsi aux acteurs en armes d’établir des frontières mobiles et de modeler le territoire approprié au gré des avancées dans le territoire de l’Autre. Outre son rôle de barrière physique, le barbelé joue aussi celui de marqueur spatial puissant. La frontière n’est alors pas uniquement matérialisée par l’impossibilité d’être franchie, mais par sa symbolique. Le barbelé contribue à mettre en scène la violence parce qu’il parvient à la fois à produire des frontières visibles dans la ville en guerre, tout en maintenant l’état de guerre comme vécu par-delà le temps des combats. Par sa présence, il construit le quartier-territoire comme espace-refuge, et les autres espaces urbains comme territoires du danger. © Zain al Rifai / AFP Dans une rue d’Alep, en Syrie, un mur de rideaux cherche à protéger la population des tirs des snippers. DOSSIER Le réveil des frontières Ainsi, tout comme la clôture permet de marquer l’espace privé – le portail étant alors un seuil que seules les personnes autorisées ont le droit de franchir sans transgresser l’espace privé –, le barbelé clôture l’espace d’« un » public, devenant symboliquement le territoire d’un « Nous » excluant. À Mitrovica, dans le nord du Kosovo, par exemple, les barbelés ont longtemps marqué la frontière entre les deux quartiers-territoires, l’un majoritairement serbe du Kosovo au nord de la ville, l’autre albanais du Kosovo au sud. Le pont principal qui relie les deux centres-villes – serbe au nord et albanais au sud – est ainsi devenu une frontièrebarbelé, en totale opposition avec la symbolique du pont – celle de faire le lien. La violence du barbelé est en outre accentuée par ses usages « habituels », hors guerre. En effet, cet objet peut marquer la frontière de la prison, du camp d’étrangers, etc. Il est d’emblée associé à l’idée d’un enfermement de l’Autre, de celui qui ne doit pas pénétrer chez Nous. Les frontières mentales, délimitations dans les esprits Qu’il s’agisse de murs, de barbelés, de barricades ou autres, toutes ces frontières matérielles sont poreuses et peuvent être détruites. Mais ces séparations matérielles s’inscrivent dans les esprits et dans les pratiques spatiales. Ainsi, lorsque le mur tombe, le quartier d’à côté paraît toujours être un territoire 50 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 du danger. Pendant plusieurs années, il arrive que les habitants n’y pénètrent pas. Ces frontières matérielles se sont généralement inscrites dans une réorganisation fonctionnelle – tel le dédoublement des écoles, des commerces et des administrations de part et d’autre de la « ligne verte » dans la périphérie sud beyrouthine –, démographique, sociale – telles la taudification du centre et la périphérisation des riches à Kampala – et ethnique – telle la forte homogénéisation communautaire des quartiers de l’agglomération sarajévienne de part et d’autre de la ligne-frontière inter-entité. L’enfance de guerre est particulièrement marquée par cette territorialisation violente des quartiers-territoires. Elle ne connaît pas « l’autre » quartier et elle se construit sur l’idée d’une homogénéisation communautaire comme norme. Si l’érection de barrages, de barricades, de barrières, de barbelés, de murs ou de no man’s land dans les villes en guerre conduit à des partitions urbaines visibles, l’efficacité indirecte, parce qu’invisible, des frontières mentales s’y révèle finalement bien plus durable. Les frontières, même lorsqu’elles ne s’inscrivent plus dans les paysages, se prolongent par une géographie de la peur qui s’ancre durablement dans la ville. Bénédicte Tratnjek * * Doctorante en géographie (université Blaise-Pascal, ClermontFerrand) et responsable du blog et du site Géographie de la ville en guerre (http://geographie-ville-en-guerre.blogspot.com/ ; http://sites.google.com/site/geographievilleenguerre). La frontière comme construction sociale Laetitia Perrier Bruslé * * Laetitia Perrier Bruslé est maître de conférences en géographie, membre du La frontière n’est pas une ligne intangible dans le temps et dans l’espace. Elle est aussi une construction l’organisation et la diffusion de l’information géographique), sociale, modelée par les discours et les pratiques université de Lorraine. d’une pluralité d’acteurs, de l’État aux habitants de la frontière. Le rôle de l’État a souvent été analysé, en lien avec les pressions que la mondialisation engendre sur les territoires nationaux. Le poids des populations locales est tout aussi important dans la construction de la frontière, via le métissage, le commerce et le trafic, la mise à distance, etc. Comment l’État peut-il s’adapter aux effets induits par ces autres constructeurs de frontière ? PRODIG (Pôle de recherche pour La frontière n’est pas qu’une ligne. Elle ne procède pas seulement de l’État. Elle n’est pas un invariant. Dans un monde en effervescence, il est plus facile de dire ce que ne sont pas ou plus les frontières que ce qu’elles sont. L’ordre du monde a été bouleversé par deux phénomènes concomitants et contradictoires survenus en 1989. Au printemps, les manifestations en Chine ont lancé un processus qui a mené à l’« éveil » du pays et, le 9 novembre 1989, le mur de Berlin est tombé. L’accélération des flux de personnes, de biens, d’informations et de capitaux a ensuite paru sans limites. Puis, le 11 septembre 2001, le monde occidental a découvert la violence d’une nouvelle forme de guerre. Depuis, l’avènement d’un monde sans limites, qui semblait si proche, recule face aux crispations sécuritaires des États. Terrorisme, migrations, tensions ethniques, partout les troubles géopolitiques font naître de nouvelles frontières. Des murs sont élevés et les points de contrôle frontaliers s’étendent dans l’espace bien au-delà des lignes frontalières. Dans le même temps, la création de nouveaux États affine le maillage frontalier mondial. Ouverte ou fermée, débordée ou confortée, la frontière se multiplie, telle une hydre jamais vaincue. Elle ne se laisse pas facilement appréhender. Pour comprendre ce qu’elle est devenue, il convient de s’extraire d’une épistémologie territoriale centrée sur l’État qui, dans les analyses géopolitiques classiques, fait de la frontière un simple prolongement de sa propre puissance. En réalité, la frontière est aussi une construction sociale qui renvoie à une multitude d’acteurs au-delà de l’État. C’est un objet spatial chargé de sens qui varient en fonction des échelles d’observation et des acteurs qui le produisent. En tant que construction sociale, la frontière est donc polysémique. Elle dépend des représentations et des pratiques des acteurs. Elle naît dans les discours qui définissent l’identité et l’altérité. Elle est confortée par Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 51 DOSSIER Le réveil des frontières ➜ FOCUS La frontière russo-finlandaise La Finlande fut rattachée à la Russie en 1809 en tant que duché autonome. Elle acquiert son indépendance en 1917, en conséquence de la Révolution russe. Pour cette vieille nation mais ce nouvel État, l’enjeu est alors de conforter ses frontières afin de donner corps au territoire, preuve matérielle de son existence. Toutefois, sur le terrain, les choses sont plus compliquées. Résultat de sa porosité historique, la ligne frontalière traverse une région métissée. Des populations finnophones sont établies des deux côtés. Si un traité règle dès 1920 la question de la démarcation frontalière, le continuum transfrontalier ne cesse d’être menaçant. Les gouvernements successifs finlandais et soviétiques œuvrent par les lois et par les mots à fermer cette frontière et, à partir des années 1930, les échanges économiques transfrontaliers sont officiellement inexistants. Dans le même temps, la vulgate géographique nationale finlandaise peint le voisin russe sous les traits de l’altérité la plus menaçante. À l’issue de la Seconde Guerre mondiale, Helsinki doit céder la partie orientale de la Carélie – qui repré- sente 12,5 % du territoire finlandais – à l’Union soviétique, ce qui entraîne l’exode de 420 000 personnes issues de cette région vers la Finlande. Cette diaspora, installée prioritairement sur les marges orientales au plus proche de la frontière, introduit une ambiance particulière dans cette zone. Églises orthodoxes, mémoriaux dédiés à la guerre, maisons construites dans le style carélien, les signes se multiplient pour fixer dans le paysage la mémoire collective de cette Carélie perdue. Puis, à la faveur de l’effondrement du bloc soviétique, la demande de récupération de la Carélie gagne en vigueur dans les années 1990, exprimée par des associations diasporiques. À quelques exceptions près, cette exigence ne sera jamais partagée par la population finlandaise, pas plus que par son gouvernement qui ambitionne plutôt de multiplier les échanges commerciaux avec la Russie. La frontière devient ainsi l’objet de projets contradictoires, en fonction des acteurs qui la racontent. L’ouverture relative de la frontière à partir de 1992 ne conduira donc pas au retour d’une grande Carélie. Des les stratégies des habitants qui en font une ressource lorsqu’ils profitent du différentiel frontalier – vendre des produits en contrebande, aller travailler de l’autre côté, etc. Pratiques et discours confortent un ordre frontalier qui, bien que soumis à la conjoncture, reste prégnant. On le constate à l’échelle locale, dans les représentations que s’en font les habitants, mais aussi dans les pratiques spatiales qui modèlent la frontière – tantôt pont, tantôt barrière – ou encore en observant la difficulté avec laquelle l’État définit sa place, dès lors qu’il n’est plus le seul producteur de frontière. 52 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 deux côtés d’une frontière hermétiquement fermée durant cinquante ans, les populations et les systèmes économiques ont évolué de manière divergente. Les premiers voyages effectués par des Caréliens dans leur pays d’origine leur confirment qu’ils ne retrouveront pas la patrie utopique perdue un demi-siècle plus tôt. La soviétisation des populations et des paysages a fait son œuvre. Aucun métissage n’est plus possible, la frontière hermétique a décousu des territoires. Paradoxe frontalier fréquent, la frontière précédemment forte dans les faits et faible dans la représentation d’une grande Carélie transfrontalière devient, avec l’affaiblissement de sa fonction barrière, forte dans les représentations, les populations prenant la mesure des disjonctions opérées par deux systèmes politiques et économiques opposés durant toute la période de la guerre froide. Sources : Anssi Paasi, « Boundaries as Social Practice and Discourse : The Finnish-Russian Border », Regional Studies, vol. 33, n° 7, 1999, p. 669-680, et Anssi Paasi, Territories, Boundaries and Consciousness: The Changing Geographies of the Finnish- Russian Border, Wiley, Londres, 1996. Jeux croisés d’identité à la frontière La frontière et l’identité sont dans une relation de co-production permanente, la première traçant les contours de la seconde, qui elle-même renforce la première. Elles sont reliées comme la poule l’est à l’œuf sans qu’on puisse dire laquelle précède l’autre. C’est dans le registre des représentations que se noue la symbiose, ce qui a été maintes fois souligné à propos de la construction de l’édifice État-nation-territoire. Sur le terrain, cette construction discursive de la frontière est tout aussi forte. Car les habitants © Wikimedia Commons qui vivent sur la frontière ne se contentent pas de l’utiliser, ils la disent et, ce faisant, la produisent. Cette production peut ériger la frontière en pont aussi bien qu’en barrière. Construire un pont : le métissage frontalier Du côté des constructeurs de pont se trouvent les populations frontalières pour lesquelles la limite est l’occasion de rencontres et de partages. Ce métissage est souvent inscrit dans la mémoire de régions situées aux marges des royaumes, des empires, des États. Mal connectées au reste du pays, oubliées des États centraux, ces populations trouvaient chez leurs confrères frontaliers, tout aussi relégués, quelques ressources à échanger. Longtemps, sur les frontières d’Amérique du Sud, on s’entraida, on communiqua et on fit peu de cas d’une ligne qui renvoyait à un État absent. Les populations parlaient le « portugnol », un mélange de castillan mâtiné de portugais ou de portugais mâtiné d’espagnol. Cette Un panneau du département des transports de Californie met en garde les automobilistes contre les migrants illégaux pouvant traverser l’autoroute près de San Ysidro, le principal poste-frontière entre les États-Unis et le Mexique. langue était aussi variée que ses locuteurs, car elle témoignait d’un degré de métissage propre à chaque individu. L’arrivée des migrants nationaux, des médias nationaux et la plus forte intégration de ces marges au territoire national fait aujourd’hui reculer cet idiome. Ailleurs, la surimposition des frontières sur des bassins démographiques préexistants fut aussi un puissant vecteur de métissage. Comment une ligne exogène, surimposée, pourrait-elle séparer des populations unies par une langue, une culture et des modes de vie communs ? La question traverse de nombreux essais consacrés aux frontières africaines, sur fond de critique postcoloniale. À force de dénoncer l’artificialité de telles frontières, ces ouvrages ne montrent pas toujours combien la frontière est devenue, sur la base de cet héritage commun, un médiateur des échanges plutôt qu’une barrière hermétique. Le métissage passe par la frontière. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 53 DOSSIER Le réveil des frontières Dans bien des lieux, enfin, la frontière pénètre au cœur de la cellule familiale lorsque les mariages mixtes, nés des nombreuses interrelations frontalières, inscrivent la frontière dans la biographie des individus. Une étude a ainsi montré que, dans les communes belges frontalières de la France et de langue française, la proportion de mariages mixtes franco-belges atteint 20 % en moyenne, tandis que, dans celles de langue flamande, la proportion tombe en dessous de 1,5 % 1. Le métissage frontalier, s’il s’affranchit des frontières institutionnelles, déborde difficilement les frontières linguistiques. Élever, par le verbe, des barrières Dans d’autres cas, les habitants frontaliers renforcent l’effet barrière de la ligne alors que celle-ci est fonctionnellement ouverte. Lorsque les hommes circulent librement de part et d’autre d’une frontière ouverte, les barrières mentales, sociales et culturelles s’érigent comme le résultat d’un processus nécessaire de mise à distance. La proximité de l’autre rend vitale une production de clichés sur le voisin pour persister dans son identité et se raccrocher à un ensemble national malgré sa position géographique excentrée. C’est ainsi que les poncifs s’égrènent de chaque côté, tantôt positifs, tantôt négatifs. Déjà Arthur Rimbaud, frontalier parce qu’Ardennais, chantait la douceur de la Belgique vue de France. Adolescent fugueur, il s’arrête au Cabaret-Vert et découvre au-delà de la frontière un espace de liberté et de bières dorées 2. Cependant, le plus souvent, les clichés produits par les frontaliers pour reconstruire la frontière sont négatifs. En Afrique de l’Ouest, les lieux frontaliers sont caractérisés par d’intenses relations commerciales. Contrôles douaniers, montant des taxes de marché, choix des emplacements Grégory Hamez, Du transfrontalier au transnational : approche géographique. L’exemple de la frontière franco-belge, thèse de doctorat de géographie, université Panthéon-Sorbonne – Paris I, 2004 (https://tel.archives-ouvertes.fr/tel-00007191/file/ tel-00007191.pdf) 2 Arthur Rimbaud, « Au Cabaret-Vert, cinq heures du soir », 17e poème du Cahier de Douai, octobre 1870. 1 54 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 pour les étals, tout est fonction de la nationalité du vendeur, ce qui a pour effet d’exacerber chez chacun son sentiment d’appartenance nationale ou ethnique 3. Bien évidemment, entre pont et barrière, métissage et mise à distance, les situations peuvent aussi être plus complexes. L’exemple de la Carélie, dont le destin évolue entre Russie et Finlande, montre que les représentations projetées sur l’outre-frontière sont fonction des contextes géopolitiques, du destin individuel de chacun et de la morphologie institutionnelle de la frontière – fermée ou ouverte. Pratiques et stratégies territoriales à la frontière La frontière se construit aussi dans les pratiques des habitants et en fonction de leur stratégie territoriale. Remodelée à l’échelle locale, elle est loin d’être le simple résultat de la projection d’un État dans ses marges. La frontière source de profit : stratégies économiques à la frontière Limite internationale entre deux États, la frontière établit une discontinuité magistrale dans l’organisation de l’espace. D’un bord à l’autre, tout parfois diffère : monnaie, système économique, valeur de la main-d’œuvre, pouvoir d’achat des habitants, fiscalité, accès aux ressources, etc. Peu importe qu’elle soit fermée ou ouverte, la frontière crée de la différence, laquelle peut se révéler source de profit. Le différentiel frontalier est exploité par les locaux ou par des acteurs extérieurs venus pour le mettre en valeur. À la frontière Mexique-États-Unis 4, les maquiladoras en sont un exemple bien connu. Ces usines d’assemblage montées avec des capitaux états-uniens se sont développées à partir des années 1960 sur le côté mexicain de la frontière. Elles profitent d’un régime d’exonération fiscale, du bas coût de la main-d’œuvre Karine Bennafla, Le Commerce frontalier en Afrique centrale, Karthala, Paris, 2002. 4 Sur cette question, voir l’encadré de Maria Eugenia Cosio Zavala dans ce même dossier. 3 © Mario Sanchez Bueno / Wikimedia Commons Depuis son indépendance en 1956, le Maroc revendique les enclaves espagnoles de Ceuta (photo) et Melilla, qui font aussi partie du territoire de l’Union européenne. L’Espagne considère pour sa part que ces enclaves lui appartiennent, en raison de leur population d’origine espagnole. et de la proximité des marchés de consommation nord-américains. Elles existent à cause de la frontière qu’elles contribuent à conforter tout en tirant le développement économique de la zone 5. Souvent, cette mise en valeur prend des formes moins spectaculaires et se traduit par de simples activités commerciales. Dans les pays du Sud, les frontières donnent lieu à toutes sortes de trafics. Même à la frontière entre Israël et les territoires palestiniens de Cisjordanie, l’impératif sécuritaire n’arrête pas les échanges. Bien au contraire, il accuse le différentiel frontalier qui donne lieu à une « économie de la frontière » : Entre les années 1960 et 2000, le taux de croissance annuel des maquiladoras a été de l’ordre de 25 %. Voir Daniel Villavicencio, « Les “Maquiladoras” de la frontière nord du Mexique et la création de réseaux binationaux d’innovation », Innovations, n° 19, 2004/1, p. 143-161. 5 les trafics informels de marchandises explosent 6. L’activité commerciale conforte la frontière tout en la débordant, la contournant et la subvertissant. Ce faisant, les frontaliers construisent la frontière. Cette tendance va d’ailleurs bien au-delà des seules activités économiques. Le différentiel frontalier joue aussi sur la qualité des services offerts de part et d’autre. En Bolivie, les femmes de la frontière vont accoucher au Brésil. Meilleure attention médicale, gratuité des soins, facilités d’accès pour les étrangers, tout concorde pour justifier le choix individuel d’aller de l’autre côté au moment de la naissance. Ces mères boliviennes inscrivent ainsi la frontière au cœur même du destin de leurs enfants, qui seront Brésiliens par leur lieu de naissance et Boliviens par leurs parents. Pour la Bolivie en tant qu’État, cette multiplication des petits Brésiliens sur les frontières ne laisse pas d’inquiéter. Basel Natsheh et Cédric Parizot, « Du Kit Kat au 4×4. La séparation vue sous l’angle du trafic de marchandises entre Israël et la Cisjordanie (2007-2010) », in Stéphanie Latte Badallah et Cédric Parizot (dir.), À l’ombre du Mur. Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation, Actes Sud/MMSH, Arles, 2011. 6 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 55 DOSSIER Le réveil des frontières La frontière dans un champ de forces : stratégies géopolitiques Les États voient d’ailleurs fréquemment leur stratégie territoriale bouleversée par des constructions sociales aux frontières. En fonction de leurs objectifs territoriaux, les populations locales aménagent la frontière qui, même exogène, ne s’établit jamais sur un espace socialement neutre. L’histoire de la ligne Durand en témoigne 7. Établie à la fin du xixe siècle entre l’Inde et l’Afghanistan – lui-même conçu comme un État tampon entre l’Empire britannique et l’Empire russe –, elle n’est pas seulement le résultat d’une stratégie géopolitique unidirectionnelle, imposée par des puissances depuis l’échelle internationale. Si certaines de ses portions ont en effet été imposées, d’autres ont été déterminées par des tensions géopolitiques locales. Le corridor de Wakhan, bande de terre de 5 à 15 km de large qui sépare le Tadjikistan actuel du Pakistan, a été attribué à l’Afghanistan pour établir une solution de continuité, c’est-àdire une rupture entre les puissances impériales rivales, contre la volonté de l’émir de Kaboul qui rechignait à se voir attribuer ce couloir difficile à contrôler. L’Agence de Kurram, coin enfoncé du Pakistan dans l’Afghanistan, est, elle, passée sous domination anglaise, car les Turis – en majorité chiites – qui habitaient la région voulaient se défendre des tribus sunnites environnantes. La ligne Durand présente donc un cas typique où la frontière s’inscrit dans un champ de forces contradictoires émanant de diverses échelles, alors que les besoins de chaque groupe sont différents. L’État colonial veut assurer son accès à la ressource et placer un pion dans l’échiquier géopolitique mondial, tandis que les populations locales, elles-mêmes divisées en fonction d’appartenances ethniques, souhaitent défendre leur espace de vie. C’est dans la rencontre de ces pouvoirs territoriaux disparates que s’élabore la frontière. Retour à l’État Si les habitants, à l’échelle locale, prennent donc une part importante dans l’élaboration des frontières, celles-ci n’en restent pas moins les marqueurs spatiaux statiques du pouvoir d’un État. Comment celui-ci peut-il s’arranger de cette fluidité et accepter de perdre la prérogative d’ordonner le monde en le découpant ? Pour parer à ce danger, l’État, en tant qu’institution sociale, se doit d’agir sur la frontière et, dès lors, de participer lui aussi à sa construction sociale. Discours nationalistes, ferments de frontière Les frontières procèdent de l’État qui a besoin, depuis l’époque moderne, de ces lignes fixes pour tracer dans l’espace les contours de son pouvoir. Elles lui donnent sens en dessinant les limites d’une « communauté imaginée » 8, la nation, qui justifie son existence comme État indépendant. Autour des frontières se greffe alors un discours national, diffusé en partie par l’État pour conforter l’unité du pays. En Bolivie, c’est à l’école et dans les casernes que se transmettent les bases d’un catéchisme territorial où les frontières occupent une place de choix. Dans ce pays, qui a vu toutes ses frontières reculer depuis son indépendance (1825), les enfants sont tôt initiés au culte des frontières. Pas un manuel scolaire qui ne commence par une carte du pays, l’évocation de ses déboires territoriaux et la nécessité de défendre les frontières. Pour ce faire, il n’est pas forcément besoin d’une armée, il faut construire une nation forte, sûre de son unité et de son territoire. « En ces vases clos [dessinés par les frontières], la nation fermente » 9, affirmait Jacques Ancel, premier géographe français à s’être intéressé aux frontières, dans les années 1930. Les géographes africanistes, eux aussi, ont été nombreux à voir le sentiment national s’affirmer progressivement à force de discours nationalistes, L’expression est de Benedict Anderson, L’Imaginaire national. Réflexions sur l’origine et l’essor du nationalisme, La Découverte, Paris, 1996. 9 Jacques Ancel, Géographie des frontières, Gallimard, Paris, 1938. 8 Paolo Novak, « The Flexible Territoriality of Borders », Geopolitics, vol. 16, n° 4, 2011, p. 741-767. 7 56 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 © Patrick Hertzog / AFP / 2002 de cartes, d’hymnes, de drapeaux et de jours nationaux où la mémoire nationale est ravivée 10. Ces États aux frontières souvent qualifiées d’artificielles ont pris forme par la force de discours qui leur ont donné du sens. Dispositifs frontaliers dans l’agenda sécuritaire Au-delà de ce registre discursif, l’État produit aussi concrètement de la frontière en disposant dans l’espace de multiples artefacts. L’Europe témoigne de cette évolution. Alors que ses États peinent encore à définir les contours d’une citoyenneté européenne, ils sont confrontés, aux limites de la « Forteresse Europe », à des vagues de migrants, perçus comme une main-d’œuvre bon marché bienvenue mais qui doit être régulée. Les frontières sont alors transformées pour contrôler ces flux, quitte à se délocaliser. À l’intérieur de l’espace Schengen, elles ont d’abord été répliquées via la multiplication de checkpoints et d’opérations policières pour lutter contre les clandestins et les réseaux illégaux. C’est ainsi que l’idée d’établir dans les pays situés aux portes de l’Europe des « centres 10 Roland Pourtier, Afriques noires, Hachette, Paris, 2001. Érigé au Sahara occidental par le Maroc entre 1980 et 1987, le mur des Sables sert au Maroc à affirmer sa souveraineté sur l’ancienne colonie du Sahara espagnol face aux revendications d’indépendance portées par le Front Polisario. Ce mur est gardé par environ 100 000 soldats marocains. d’accueil » des migrants, les hotspots, ayant mission d’enregistrer et de distinguer les réfugiés des migrants économiques, a fait son chemin, d’autant plus vite que la crise en Syrie a accéléré, à partir de 2015, le processus d’arrivée des migrants. La frontière se déplace, elle se démultiplie, elle est partout, ubiquiste et manifeste. Elle suit les transformations des États centraux et leurs tentatives d’exister par-delà les bouleversements géopolitiques. Les dispositifs deviennent de plus en plus complexes et se déplacent jusque dans les corps et les pensées des individus d’une société de contrôle. Les passeports biométriques, le contrôle des activités sur Internet témoignent de cette expansion de l’État. La frontière n’est plus le rivage du politique mais l’espace du politique lui-même. Aux côtés de ces dispositifs élaborés, la frontière aussi se rigidifie et les murs renaissent. Entre Israël et la Palestine, entre le Mexique et les États-Unis, les séparations contredisent l’existence de systèmes économiques interdépendants. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 57 DOSSIER Le réveil des frontières Ò POUR ALLER PLUS LOIN La frontière Mexique-États-Unis Le long de la frontière entre le Mexique et les ÉtatsUnis, longue de 3 152 km, de grandes agglomérations transfrontalières s’égrènent à cheval entre les deux pays. Tijuana, avec sa ville jumelle San Diego, est la plus peuplée (2,87 millions d’habitants en 2010). Ciudad Juárez et El Paso atteignaient 1,98 million d’habitants en 2010. On trouve ensuite une série de villes jumelles de taille inférieure, comme Mexicali et Calexico (0,98 million d’habitants) ou Reynosa et Mc Allen (0,62 million d’habitants). Un boom démographique des deux côtés de la frontière La population des deux côtés de la zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis a fortement augmenté tout au long du xxe siècle. Sur le flanc mexicain, en 2010, on comptait 7,2 millions d’habitants dans les 39 municipes qui jouxtent la frontière, rattachés aux États de la Basse-Californie, du Sonora, du Chihuahua, du Coahuila, du Nuevo León et du Tamaulipas 1, soit une superficie de 794 345 km² (40 % de la superficie du Mexique). Or, la zone était faiblement peuplée jusqu’en 1930, date à partir de laquelle la population a doublé en moyenne tous les sept ans. Même si la croissance démographique a depuis diminué, elle demeure rapide : 2,1 % par an entre 2000 et 2010, soit un doublement tous les trente trois ans. Du côté nord-américain, les 25 comtés frontaliers qui appartiennent aux États de la Californie, de l'Arizona, du Nouveau-Mexique et du Texas regroupaient 21,4 millions d’habitants en 2010, une superficie de 1 730 391 km² (18 % de la superficie des ÉtatsUnis). Dans les comtés du sud de la Californie, un tiers de la population est désormais d’origine mexicaine, contre un habitant sur dix en 1970. Les taux annuels d’accroissement démographique de la populaFrancisco Alba, Manuel Ángel Castillo et Gustavo Verduzco, Migraciones internacionales, Tomo III, Los grandes problemas de México, El Colegio de México, México, 2010 (http://2010.colmex. mx/tomos/migraciones1.html). 1 58 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 tion de ces comtés y ont souvent dépassé les 6 % depuis 1950, soit un doublement tous les douze ans. Cet accroissement démographique exceptionnel au nord du Mexique et au sud des États-Unis résulte de flux migratoires de plusieurs types : du sud vers le nord en provenance du Mexique et de l’Amérique centrale, et dans une proportion plus faible du nord vers le sud depuis les États-Unis. Cette longue histoire a commencé à la fin du xixe siècle, lorsque les journaliers mexicains sont venus travailler en Californie au moment des récoltes. L’agglomération de Tijuana-San Diego est alors devenue le principal point de passage vers le nord 2. Puis, de 1942 à 1964, l’accord mexicano-américain Bracero a officialisé les premiers circuits d’émigration de main-d’œuvre pour l’agriculture du sud des États-Unis (Californie, Texas). Après la fin du programme, la migration vers les États-Unis s’est toutefois poursuivie, de manière illégale cette fois, profitant des réseaux d’emplois existants favorables aux travailleurs mexicains et centraméricains, une main-d’œuvre bon marché et appréciée par les patrons américains dans l’agriculture et les services. Davantage de migration interne et moins d’émigration internationale L’Enquête sur la migration internationale de la Frontière Nord (EMIF) permet d’observer les tendances et les évolutions des flux depuis plus de vingt ans 3. D’après l’EMIF de 2011, les trois quarts des migrants en provenance du sud ont l’intention de demeurer et de travailler dans les villes frontalières du nord du Mexique, et seulement un quart des migrants désireraient aller aux États-Unis. En 2013 à Tijuana-San Diego, 60 000 véhicules et 30 000 piétons en moyenne ont franchi chaque jour le point de passage de San Ysidro, le plus emprunté du monde, surtout par des commuters. (Source : EMIF, Encuesta sobre migración en la Frontera Norte de México, 2011, SEGOB, Mexico, 2013, p. 13.) 3 Nous nous appuyons sur les résultats de l’EMIF, la source de données la plus riche sur ces flux migratoires, qui publie depuis 1993 un rapport annuel – le plus récent date de 2011 – ainsi que des données statistiques mises à jour jusqu’en 2014. 2 © Matt H. Wade / Wikimedia Commons Le poste-frontière de San Ysidro, au sud de San Diego en Californie, est le point de passage transfrontalier le plus fréquenté au monde. Un certain nombre de guérites sont réservées aux personnes jugées à « faibles risques » par la sécurité américaine, tandis que les autres voitures doivent patienter de longues heures pour pouvoir traverser la frontière. l On constate des migrations internes avec comme destination finale les villes de la frontière nord du Mexique. Il s’agit très majoritairement d’hommes (68 %), de jeunes de 15 à 39 ans (74 %) et, pour une grande partie d’entre eux, de personnes qui travaillaient auparavant dans l’agriculture de leur région d’origine (47 %). Les zones traditionnelles de départ sont l’ouest et le nord du Mexique 4. À l’arrivée, ces migrants trouvent un emploi dans les industries de sous-traitance pour l’exportation (maquiladoras 5), la construction, les services et l’agriculture. des Honduriens et des Salvadoriens. Les flux centraméricains restent minoritaires, mais ils ont augmenté depuis une décennie, car des catastrophes naturelles se sont produites dans ces pays, venant s’ajouter aux problèmes économiques, politiques et sociaux 6. Comme pour les migrations internes, ces mouvements concernent une majorité d’hommes jeunes. Mais de plus en plus de femmes, d’adolescents et d’enfants émigrent dans le cadre d’un regroupement familial ou, individuellement, dans l’intention de travailler – y compris des enfants encore mineurs. constate également des migrations internationales vers les États-Unis, avec l’intention de s’y établir.Aux Mexicains se joignent des Guatémaltèques, l Dans l On EMIF, ibid, p. 71. Depuis la signature, en 1994, de l’Accord de libre-échange nordaméricain (ALENA), les industries maquiladoras d’assemblage et d’exportation se sont beaucoup développées dans les villes frontalières du nord du Mexique. 4 5 l’autre direction, les flux migratoires du nord vers le sud sont composés de migrants résidant soit aux États-Unis, soit au Mexique. Ceux qui quittent le territoire nord-américain où ils étaient installés représentaient les trois quarts de ces flux en 2011, mais seulement les deux tiers en 2014. Le durcis6 EMIF, op. cit., p. 13. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 59 DOSSIER Le réveil des frontières sement du franchissement de la frontière les incite à ne pas rentrer au pays. Cependant, on trouve aussi parmi eux des migrants en situation irrégulière, interceptés par les autorités migratoires nord-américaines et reconduits sur le territoire mexicain. Une diminution des flux migratoires et un contrôle accru de la frontière Les données de l’EMIF montrent, entre 2011 et 2014, une baisse de 20 % des flux migratoires toutes catégories confondues, dans les deux sens. Les reconduites à la frontière se sont réduites encore plus, de 40 %. Ces changements coïncident avec la diminution de la croissance économique à partir de la crise de 2008, le marché du travail étant devenu moins attractif pour l’emploi des migrants. Mais c’est aussi le résultat d’un contrôle renforcé : surveillance intensifiée, avec plus d’agents de la patrouille frontalière (Border Patrol), renforcement du mur métallique de séparation, moyens électroniques de détection (capteurs, caméras, réflecteurs, vision nocturne, etc.). Cette consolidation de la ligne de démarcation n’a pas cessé depuis la loi de 1986 sur la réforme et le contrôle de l’immigration (Immigration Reform and Control Act, IRCA). Plusieurs opérations ont eu pour objectif de mieux surveiller les principaux points de passage : Hold the Line à El Paso-Ciudad Juárez (1993), Gatekeeper à Tijuana et Ciudad Juárez (1994), Safeguard à Nogales (1995), Operación Río Grande au Texas (1997) et, en 2004, l’Arizona Border Control Iniciative 7. Il n’en reste pas moins que, même si ces flux migratoires ont diminué d’un cinquième depuis 2011, ils demeurent importants. Surtout, ils se sont déplacés à l’est de Tijuana et de Ciudad Juárez, en utilisant de nouveaux points de passage, notamment dans le désert du Sonora. Dans ces régions inhospitalières et peu peuplées, les risques de la traversée ont forte7 60 EMIF, ibid., p. 15-16. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 ment augmenté, ce dont témoigne le nombre plus élevé de décès. Inférieurs à 100 en 1997, ils s’établissent entre 300 et 494 par an depuis dix ans. lll La zone frontalière entre le Mexique et les États-Unis, parsemée de plusieurs grandes villes démographiquement et économiquement très dynamiques, ne cesse donc de se métamorphoser. Les centaines de milliers de migrants qui y vivent, circulent et travaillent manifestent de moins en moins le désir de résider du côté états-unien de la séparation. Mais, pour ceux qui souhaitent toutefois traverser la frontière, les points de passage se déplacent peu à peu vers l’est, dans les zones désertiques et difficilement accessibles. Parmi les candidats au départ, on trouve de plus en plus de femmes, d’enfants et d’adolescents. Pour tous, malgré l’accumulation des difficultés, la quête d’un travail et le rêve d’une vie meilleure constituent l’aiguillon qui les pousse à continuer leur parcours. Maria Eugenia Cosio Zavala * * Professeur émérite de démographie, Unité de formation et de recherche « Sciences sociales et administration », université Paris Ouest Nanterre La Défense. Bibliographie ●● Censos de Población y Vivienda, de 1930 à 2010, INEGI, Aguascalientes (www. inegi.org.mx/est/contenidos/ Proyectos/ccpv/default.aspx) ●● Census 2010, US Census Bureau, Washington (www. census.gov/2010census/) ●● EMIF, Encuesta sobre migración en la Frontera Norte de México, 2011, SEGOB, Mexico, 2013 ●● Ana Langner, « En los últimos 10 años. Número de muertes de migrantes en la frontera, sin reducción », 24 septembre 2015, El Economista (http :// eleconomista.com.mx/ sociedad/2015/09/24/numeromuertes-migrantes-fronterasin-reduccion) © Johannes Jansson – Pont de l’Øresund entre la Suède et le Danemark Frontières et lignes liquides DOSSIER Le réveil des frontières L’océan à la découpe Jean-Paul Pancracio * * Jean-Paul Pancracio est professeur émérite à l’université de Poitiers. Même s’ils portent des noms particuliers, les océans et leurs mers périphériques, qui sont tous en communication naturelle, ne font qu’un : l’océan mondial. Au cours du xxe siècle, cette unité n’a pas résisté aux tentations des États d’étendre leur emprise sur des parties de plus en plus vastes de l’espace maritime. Des zones nouvelles sont ainsi apparues, tant en surface que sur les fonds, suscitant de nouvelles limites. De nos jours, avec de plus en plus d’acuité, se pose toutefois la question de la gouvernance internationale de l’espace océanique en lien avec son unité géophysique essentielle. Une carte juridique des mers offre une vision bien différente de celle de l’océan mondial. Toute une série de lignes apparaissent alors. Ne parlons pas ici de frontières mais plutôt de limites – l’homme n’est toujours là qu’en transit, comme le dit si bien le droit international –, lignes de partage sur lesquelles les États, à force de négociations, se sont mis d’accord. Pour un temps ! Reste cependant ce cœur d’océan, la haute mer, bloc marin non découpé, international, libre, qui représente encore 60 % des espaces marins, avec un régime juridique différend entre la surface, la colonne d’eau et les fonds marins – la Zone 1. Ce processus de découpe, récemment mis en œuvre, n’a cependant pas fait perdre toute unité, même au plan juridique, à l’océan mondial. Celle-ci est en effet préservée par la liberté de navigation, les fonctions universelles que remplissent les États sur les espaces Ce que l’on appelle la colonne d’eau s’applique à l’ensemble de la masse des eaux située entre la surface et les fonds océaniques. Quant aux fonds de la haute mer, ce sont ceux qui sont situés au-delà des limites extérieures des plateaux continentaux des États. Il s’agit du plancher océanique (croûte terrestre sous-marine) et de son tréfonds. Depuis la convention de Montego Bay, ils constituent ce que l’on appelle « la Zone » qui bénéficie du statut de patrimoine commun de l’humanité. 1 62 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 maritimes et la nécessité qui se fait jour d’une vraie gouvernance des espaces océaniques pour affronter les défis du xxie siècle à une échelle qui est celle du globe. L’analyse conduira ainsi des anciennes revendications de possession d’espaces maritimes au processus contemporain de la découpe, pour apprécier ce qui contribue encore actuellement à l’unité de l’espace océanique. La lutte ancienne pour l’unité juridique des espaces océaniques Les tentatives d’accaparement et leur rejet En des siècles où le droit de la mer était encore embryonnaire, il était inévitable que soit posée la question de l’emprise, et parfois même de la propriété, d’un ou plusieurs États sur des espaces maritimes plus ou moins étendus. De telles revendications se sont élevées au gré de l’émergence de puissances qui entendaient se projeter sur les mers et y faire prévaloir leurs intérêts commerciaux et stratégiques au détriment de leurs concurrentes qui surent, avec leurs Compagnie hollandaise des Indes orientales, créée en 1595 Ligne de base par des marchands d’AmsMer territoriale terdam. La Compagnie, qui 12 milles marins Eaux intérieures Zone contiguë était dans ses premières années 24 milles marins d’existence, et déjà florissante, Baie souhaitait se développer sur la route maritime des épices, Estuaire ill celle des Célèbes – l’actuelle 12 m m Zone économique 24 exclusive (ZEE) Haute mer Indonésie. Elle commanda un 200 milles marins mémoire à son juriste 2. Dans le chapitre 12, m Sédiments 200 intitulé Mare liberum (De la liberté des mers), Grotius défendit le principe d’une Sous-sol Ma rg liberté générale de la mer, ec on tin « jusque dans les approches en Pla tal te ep au hy terrestres ». Le gouvernement co siq nt ue ine hollandais vit tout le parti que le nt Dorsale al jur idi pays et son commerce maritime Plaine abyssale qu e 1 mille marin = 1 852 mètres. pouvaient tirer de cette théorie. Il décida, en 1609, de faire Source : Le Grand Atlas de la mer, Encyclopaedia universalis, Albin Michel, Paris, 1989 Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie, © Dila, Paris, 2016 éditer ce chapitre qui devint la doctrine juridique maritime juristes, défendre le principe de non-appropriades Provinces-Unies. tion et celui de liberté des mers. Ce dernier fut Dans son Mare clausum publié en 1635, le fer de lance juridique de l’unité océanique, le juriste et parlementaire anglais John Selden faisant de l’ensemble des mers un immense (1584-1654) ne s’opposa pas à la liberté des mers espace international, libre et ouvert. en général, mais fit une exception à ce principe Sur son fondement, les États ont été finaleavec la notion de British Seas ou Oceanus ment contraints d’accepter, de façon coutumière, Britannicus. Sorte de royaume maritime britansans qu’un traité universel l’établisse, une zone nique, celui-ci portait sur une grande partie de la de souveraineté strictement côtière, limitée à une mer du Nord, la Manche – ou British Channel –, largeur de 3 milles marins (5,5 km), qui perdura les eaux anglo-irlandaises de l’Atlantique et, jusqu’en 1958. Pour la modifier, la bataille fut plus au sud, la mer d’Iroise et une partie du golfe rude et longue. de Gascogne – souvenir de l’occupation anglaise des terres françaises adjacentes. S’il fallait choisir un moment clé dans ces affrontements entre puissances maritimes – et les La même année, le Portugais Serafim juristes qui en défendaient les intérêts –, ce serait de Freitas (1570-1633) publia à Valladolid l’année 1635. Elle fut en quelque sorte le point où il était professeur son De justo imperio d’orgue des controverses autour de la possession Lusitanorum asiatico (Du juste Empire portudes mers. Elles opposaient alors la République des gais en Asie), dans lequel il s’opposa fermement Provinces-Unies, puissance maritime et commerau principe de liberté des mers. Il entendait que ciale considérable, aux prétentions que tentaient le roi du Portugal ait l’entier contrôle de l’océan de faire valoir l’Angleterre et le Portugal pour la Indien en sa qualité de « Seigneur de la navigapossession de vastes espaces maritimes. tion » et en vertu de la bulle Inter Caetera, émise Huigh de Groot, dit Hugo Grotius (15832 1645), travaillait comme juriste pour la Intitulé De jure predae, il est remis en 1606 à la Compagnie. il e s e ille s s Les limites de l’espace maritime Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 63 DOSSIER Le réveil des frontières en 1493 par le pape Alexandre VI. Il s’autorisait ainsi à confisquer toute marchandise transportée sans sa permission par un navire étranger soit en provenance, soit en direction des Indes, de la Malaisie et de l’Indonésie où les Portugais avaient installé des comptoirs pour le lucratif commerce des épices. Mais, pour prétendre contrôler un océan ou de vastes approches maritimes, il faut en avoir les moyens. Le principe de liberté des mers finit donc par s’imposer au xviiie siècle. La justification d’une mer territoriale aux dimensions réduites Au xvie siècle, rien n’était encore bien établi non plus du point de vue de la zone de souveraineté de l’État. Aux débats sur l’existence ou non de la liberté des mers s’ajoutaient certaines prétentions désordonnées et arbitraires à des espaces de souveraineté qui s’éloignaient parfois beaucoup des simples approches du littoral. C’est ainsi que les Génois en étaient venus à considérer que leur souveraineté sur la mer Ligure s’étendait sur un espace équivalant à deux jours de navigation, soit en moyenne 100 milles marins à l’époque. En mer du Nord, le comté de Flandre appliquait le concept de stroom, une zone d’exclusivité maritime correspondant à la distance à partir de laquelle une vigie placée sur un navire au large pouvait apercevoir, par temps clair, la côte et ses amers, estimée à l’époque à environ 12 milles marins 3. Toutefois, au xviie siècle, c’est encore un juriste néerlandais, Cornélius Van Bynkershoek (1673-1743), président de la Cour suprême de Hollande et favorable, comme Grotius, à la liberté des océans, qui posa dans son De dominio maris dissertatio (1702) le principe qui devait finalement s’imposer d’une mer territoriale aux dimensions réduites. Non sans logique, il considérait que la mer territoriale devait correspondre à la distance sur laquelle le territoire peut faire valoir la puissance de ses armes sur la mer pour assurer sa sécurité et ses droits : « Le pouvoir de l’État [sur la mer] finit là où finit la force de ses armes 4. » Sur ce fondement, arrêter une limite certaine à la mer territoriale reviendra toutefois à l’Italien Ferdinando Galiani en 1782. Il établit alors le critère artificiel, mais raisonnable et sûr, d’une largeur de mer territoriale fixée à une lieue marine, soit 3 milles marins (5,5 km). Est ainsi admise la conception selon laquelle l’État côtier ne pouvait pas projeter sa souveraineté sur l’espace maritime au-delà de ce qu’il était raisonnablement en mesure de contrôler depuis la côte elle-même, en définitive sur une mince bande de mer littorale et sous réserve de laisser le libre passage inoffensif aux navires de tous pavillons. Au-delà s’ouvrait l’espace international, indivis et libre, de la haute mer. Le principe de liberté qui voue les océans à la libre communication entre les peuples assura ainsi, jusqu’au milieu du xxe siècle, une grande unité juridique à l’espace maritime. Le phénomène contemporain de la découpe Cette quasi-indivision de l’océan mondial a perduré jusqu’au milieu du xxe siècle. Puis, en moins d’un quart de siècle, l’océan subit un véritable processus de découpe pour faire place aux volontés d’emprise des États où tous ont trouvé leur compte, aussi bien les grandes puissances maritimes que les nombreux États nouvellement indépendants nés après 1945. Lors de deux phases successives de codification du droit international de la mer, en 1958 puis surtout en 1982, l’ancien espace international de haute mer qui venait jusque dans le voisinage des littoraux s’est vu amputer d’un tiers de sa superficie, aussi bien la colonne d’eau que les fonds. Le régime juridique de ces derniers a en outre été dissocié de celui de la première en se voyant attribuer le statut de patrimoine commun de l’humanité. Livre I, C.VIII : « Potestam terrae finiri ubi finitur armorum vis ». Modifié en 1737 en « Imperium terrae finiri ubi finitur armorum potestas ». 4 Dominique Gaurier, Histoire du droit international, PUR, Rennes, 2005, p. 281. 3 64 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Extension de la mer territoriale et création de la zone économique exclusive La largeur de la mer territoriale a été étendue à deux reprises, et à chaque fois du double. Elle est ainsi passée de 3 à 6 milles marins à l’occasion de l’adoption de la convention de Genève sur la mer territoriale en 1958 puis de 6 à 12 milles marins en 1982 avec la convention de Montego Bay. Trois États de la côte occidentale de l’Amérique du Sud (Chili, Pérou, Équateur), actifs dans cette revendication, y avaient un intérêt particulier. Leurs pêcheries les plus productives se situent en effet dans le courant de Humboldt qui remonte de l’Antarctique vers le nord, avant de bifurquer vers l’ouest au niveau de l’Équateur. Or, il se situe précisément à 200 milles marins des côtes de ces pays. L’extension de la mer territoriale, zone de souveraineté dans laquelle la pêche est exclusivement réservée à l’État côtier, était considérée par eux comme la solution idéale. Les grandes puissances maritimes, quant à elles, ont jugé qu’elles ne pouvaient accepter l’idée d’une extension universelle de la zone de souveraineté à de telles limites. La solution consista alors à créer la zone économique exclusive (ZEE), d’une portée de 200 milles marins à partir des lignes de base de la mer territoriale (188 milles marins effectifs), dans laquelle la pêche et l’exploitation de toutes ressources biologiques sont protégées par des droits souverains – et non pas une souveraineté – de l’État côtier. En contrepartie, la mer territoriale a été certes étendue, mais dans la limite raisonnable de 12 milles marins. © Hoang Dinh Nam / AFP Cette dernière extension a été obtenue de haute lutte à l’issue d’un marchandage entre grandes puissances maritimes et un groupe d’États en développement d’Amérique latine et d’Afrique qui, en l’absence de zone de protection des pêcheries situées en dehors des limites de la mer territoriale, revendiquaient une extension de celle-ci à 200 milles marins du littoral. C’est en effet dans cette limite que se trouve 90 % de la ressource halieutique mondiale. En février 2016, à Hanoï, au cours d’un rassemblement non autorisé « contre l’impérialisme chinois », un manifestant vietnamien porte un tee-shirt sur lequel les archipels des Spratleys et des Paracels figurent comme partie intégrante du territoire vietnamien. Spratleys et Paracels font l’objet d’une importante rivalité géopolitique entre la Chine et ses voisins. La zone contiguë, une zone ambiguë Cet espace est strictement contigu, en direction du large, à la mer territoriale et de même largeur, soit 12 milles marins. Il empiète sur la ZEE. La zone contiguë est ambiguë à deux égards. Tout d’abord parce qu’elle n’est qu’une zone de police dans laquelle l’État côtier peut : « a) Prévenir les infractions à ses lois et règlements douaniers, fiscaux, sanitaires ou d’immigration sur son territoire ou dans sa mer territoriale ; b) Réprimer les infractions à ces mêmes lois et règlements […] ». Elle est une Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 65 DOSSIER Le réveil des frontières sorte de sas de sécurité pour les navires étrangers qui se dirigent vers son littoral ou en reviennent. Elle n’est pas une zone de commission d’infraction en tant que telle, ni une zone protégée pour elle-même, mais elle sert à protéger la mer territoriale et le territoire de l’État côtier. La seconde ambiguïté tient à ce qu’elle est recouverte par la ZEE, ce qui tend à en faire une zone, non de souveraineté, mais de compétences d’attribution limitativement énumérées. La création du plateau continental juridique La notion juridique de plateau continental trouve son origine dans la déclaration solennelle faite par le président Harry Truman, le 28 septembre 1945, au nom des États-Unis, par laquelle ce pays considère « les ressources du sous-sol et du lit de la mer du plateau continental recouvert par la haute mer, mais contigu à la côte des États-Unis, comme appartenant aux ÉtatsUnis, et soumis à sa juridiction et à son contrôle » 5. À la suite de cette précision, plusieurs pays ont procédé à des déclarations similaires entre 1945 et 1958, dissimulant mal leur volonté d’emprise sur des gisements pétroliers et gaziers offshore dont on découvrait l’existence grâce aux moyens technologiques nouveaux. De sorte qu’il était devenu nécessaire de codifier dans une convention cette notion inédite et la nouvelle zone maritime dont elle était le fondement. Ce fut fait en 1958 par la convention de Genève sur le plateau continental, puis en 1982 par celle de Montego Bay. Le droit de la mer dissocie les notions géographique et juridique de plateau continental. Celui-ci intègre un ensemble de zones sous-marines que l’article 76-3 de la convention de Montego Bay rassemble sous l’expression de marge continentale. Il s’agit du « prolongement immergé de la masse terrestre de l’État côtier ; elle est constituée par les fonds marins correspondant au plateau, au talus et au glacis ainsi que leur sous-sol [...] ». Harry S. Truman, Proclamation 2667 – Policy of the United States With Respect to the Natural Resources of the Subsoil and Sea Bed of the Continental Shelf, 28 septembre 1945 (www.presidency.ucsb.edu/ws/?pid=12332). La limite de droit commun du plateau continental a été fixée à 200 milles marins des lignes de base de la mer territoriale, à l’identique de la ZEE. Mais avec une possibilité d’extension lorsque la marge continentale de l’État côtier se prolonge au-delà de cette limite générique, sous réserve que l’État apporte les preuves qu’il y a bien continuité géologique des fonds marins concernés. L’extension ne peut toutefois dépasser la limite de 350 milles marins. Dans cette zone d’extension, le plateau continental de l’État côtier vient donc mordre sur les fonds de la ZEE – fonds marins de la haute mer, patrimoine commun de l’humanité. La création des eaux archipélagiques Une autre des grandes innovations de la convention de Montego Bay en matière de zones maritimes a consisté dans la définition des eaux de l’État archipel 6 incluses dans le polygone archipélagique. Il est l’espace intérieur délimité par les lignes archipélagiques droites reliant sur la carte les caps les plus avancés de ses îles les plus excentrées. Ces mêmes lignes vont servir, à l’extérieur du polygone, de points d’appui pour le tracé de la mer territoriale, de la ZEE ainsi que du plateau continental de l’État archipel, ces trois zones constituant ainsi des anneaux « englobants » formés autour du polygone archipélagique. Ce dernier est conçu comme un espace de souveraineté de l’État archipel, formant une entité insulaire indivisible où les espaces marins tendent à se fondre juridiquement dans la terre des îles. Avec la notion de « zones maritimes englobantes », le résultat est que de vastes parties des océans sont passées sous l’emprise d’États archipels dont certains, comme l’Indonésie ou les Philippines, mais aussi de petits États insulaires du Pacifique, s’étendent sur des millions de kilomètres carrés d’océan. Situé dans le Pacifique central et formé de 33 îles sur lesquelles vivent 73 500 habitants, Kiribati possède ainsi en sa qualité d’État archipel une superficie de zones maritimes de 3,5 millions de kilomètres carrés. 5 66 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 « Constitué entièrement par un ou plusieurs archipels et éventuellement d’autres îles » (article 46-a de la convention). 6 Ajoutons que les îles sous souveraineté d’un État continental mais situées en dehors des limites de sa mer territoriale, si elles ont en outre une population et une vie économique suffisantes, ont droit à leurs propres zones maritimes – mer territoriale, ZEE et plateau continental. Les petits conflits de la découpe C’est quasi mathématique : plus sont créées des zones maritimes avec, dans chaque catégorie, des compétences diverses reconnues aux États côtiers, plus sont créées des limites à tracer et plus s’accroissent les risques de potentiels litiges. C’est ce qui s’est produit au cours de la seconde moitié du xxe siècle et se poursuit de nos jours, tant il est vrai que ce potentiel de différends est encore loin d’être épuisé. De 1951 à la fin 2015, vingt-cinq litiges ayant trait directement ou indirectement à la délimitation de zones maritimes sont venus devant la Cour internationale de justice (CIJ), le Tribunal international du droit de la mer (TIDM) et en arbitrage international. Les plus récents, actuellement en instance, concernent la délimitation maritime entre la Somalie et le Kenya – devant la CIJ – et la délimitation maritime entre le Ghana et la Côte d’Ivoire – devant le TIDM. Autant de disputes au règlement desquelles les juges ou les arbitres se sont appliqués à rechercher ce que la convention de Montego Bay fixe comme une sorte de Graal à atteindre, à savoir la « solution équitable ». En d’autres termes, il s’agit de trouver un équilibre subtil entre, d’un côté, un ensemble d’éléments objectifs constitués du linéaire côtier pertinent, des circonstances pertinentes favorables ou défavorables à l’un des États en cause – la présence d’îles côtières par exemple –, des contraintes géographiques du dessin des côtes et, de l’autre, le souci de reconnaître à chacune des parties, compte tenu de tous ces ingrédients, ce qu’elle peut raisonnablement escompter d’espace maritime sans se sentir lésée. Il convient d’y ajouter les revendications contestées relatives à des extensions de plateaux continentaux, dont la plus importante est celle concernant les fonds de l’océan Arctique 7. 7 Voir, dans ce même dossier, l’article d’Antoine Dubreuil. Des océans découpés à l’océan mondial Des principes juridiques compensent la découpe Derrière le découpage en zones maritimes, il existe une unité foncière des océans. Toutes ces zones et leurs limites ne dessinent ni territoires ni frontières maritimes. C’est pourquoi l’idée même d’une territorialisation des espaces maritimes au profit des États, si elle parle naturellement aux marins et aux géographes, n’a guère de sens en droit. Même la mer territoriale sur l’espace de laquelle on pourrait considérer que l’État côtier détient un titre territorial, au sens juridique de ces termes, n’est qu’une projection imparfaite, incomplète, de la souveraineté de l’État du fait du principe de liberté de navigation qui y prévaut, associé à celui de libre passage inoffensif des navires de pavillon étranger. Elle est grande ouverte à la navigation internationale, et 90 % des États du globe ne disposent pas des forces navales qui leur permettraient, le cas échéant, d’en contrôler l’accès. Au-delà, le régime juridique de la ZEE garantit une liberté de navigation internationale identique à celle qui prévaut en haute mer. Le régime des détroits internationaux, qui mettent en relation les différents océans et les mers, garantit quant à lui le libre transit de la navigation internationale, qui ne peut en aucun cas être suspendu par leurs États riverains. Par-delà le découpage dont l’océan mondial est l’objet, tous ces éléments permettent de maintenir en droit son unité et, en définitive, d’être moins découpé qu’il n’y paraît. Vers un océan mondial retrouvé Osons anticiper que le droit de la mer du xxie siècle sera un droit fonctionnel transcendant limites et exclusivités. Outre la probable persistance des zones maritimes et des découpages créés au cours du xxe siècle, ce sont les grandes fonctions marines assumées par les États et les acteurs intervenant en milieu marin qui devraient tendre à prévaloir : fonction de sécurité, fonction Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 67 DOSSIER Le réveil des frontières environnementale et de protection du milieu, fonction de sauvegarde de la vie humaine, fonction de gestion raisonnée des littoraux, fonction de régulation de l’exploitation minière des fonds marins… fondées à l’échelle universelle sur des normes juridiques contraignantes qui seules permettront une véritable gouvernance internationale des océans, sans doute sous le couvert d’une future organisation océanique intergouvernementale. L’évolution du climat global de la planète, la croissance démographique, la raréfaction des ressources halieutiques conjuguée à une 68 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 demande accrue d’accès à ces dernières sont autant de défis qui ne seront affrontés qu’à ces conditions. n Bibliographie ●● Dominique Gaurier, Histoire du droit international (chapitres 4 et 5), PUR, Rennes, 2005 ●● André Louchet (cartographie de Frédéric Miotto), Atlas des mers et des océans, Autrement, Paris, 2015 ●● Jean-Paul Pancracio, Droit de la mer, Dalloz, Paris, 2010 Ò POUR ALLER PLUS LOIN Les frontières de l’Arctique Le drapeau onusien donne à voir une représentation du monde en projection polaire centrée sur l’Arctique. Ce choix, dicté par un impératif de neutralité politique au début de la guerre froide, a le mérite de rappeler la position de l’Arctique dans le monde. Malgré son apparente simplicité – région entourant le pôle Nord –, ses limites s’avèrent en fait variables et, si ses frontières ont fait l’objet d’accords récents, l’extension de ses plateaux continentaux demeure un sujet épineux. Les limites Certains auteurs ont avancé une série de « critères d’arcticité » 1 pour tenter de délimiter la région, comme la banquise, l’enneigement, le pergélisol. Mais ces critères subissent des variations saisonnières et il convient donc de garder à l’esprit que la région ne se résume pas à une zone climatique spécifique. Elle est traditionnellement définie selon trois facteurs qui modèlent les conditions de vie de la région. premier concerne la limite septentrionale de la forêt, au-delà de laquelle les arbres ne poussent plus. Cette limite, appelée « tree line », sépare visuellement dans le paysage le passage de la taïga à la toundra. Elle englobe le nord de la Sibérie, de l’Alaska et du Canada mais, en raison de la présence du Gulf Stream, elle n’existe pas en Scandinavie et dans la péninsule de Kola en Russie. Elle est soumise à l’évolution du changement climatique. l Le deuxième critère, dit de la ligne de Köppen, est celui de l’isotherme moyen maximal de + 10 °C lors du mois le plus chaud, en juillet. Soumis aux mêmes aléas climatiques que le précédent, il concerne en plus la moitié nord de l’Islande et l’extrême nord de la péninsule scandinave. À ce critère terrestre correspond son équivalent maritime, l’isotherme moyen maximal de + 5 °C de l’eau de mer. Ce critère thermique maritime associé à celui de la limite foresl Le tière délimite le domaine de l’ours polaire, animal emblématique de la région. l Le troisième critère, qui est aussi le plus traditionnel et le plus symbolique, est lié à la lumière. L’Arctique y est alors défini comme la zone comprise à l’intérieur du cercle polaire arctique qui marque la latitude la plus méridionale à laquelle il est possible d’observer le soleil de minuit ou la lune de midi dans l‘hémisphère nord, c’est-à-dire la limite du jour polaire lors du solstice d’été et de la nuit polaire lors du solstice d’hiver. À l’échelle humaine, et compte tenu des aléas climatiques, ce critère est le plus permanent. L’Arctique se définit comme la combinaison de ces différents facteurs qui fixent ainsi un écosystème et un œkoumène spécifiques. La question des frontières a contribué à lui conférer une autre unité, plus politique. Les frontières La question des frontières constitue un enjeu de souveraineté 2 pour les États circumpolaires. Appuyés sur des considérations économiques et stratégiques, ces enjeux concernent essentiellement la délimitation des frontières maritimes. Les États côtiers ont rappelé par la déclaration d’Illulissat de 2008 que la convention de Montego Bay de 1982 relative au droit de la mer avait vocation à régler ces litiges. De fait, les États arctiques ne connaissent pas de différends frontaliers terrestres. Seule l’île de Hans, d’une superficie de 1,3 km² et située dans le détroit de Nares entre l’île d’Ellesmere et le Groenland, fait l’objet d’une revendication territoriale concurrente de la part du Danemark et du Canada. Après une période de forte tension, les deux États s’acheminent en 2012 vers un accord de partage de l’île sous forme de condominium. A. Dubreuil, « Vers une redéfinition de la souveraineté en Arctique ? », Les Cahiers de la revue Défense nationale, numéro spécial « L’Arctique, théâtre stratégique », octobre 2011, p. 7-14. 2 Amiral René Besnault, Géostratégie de l’Arctique, Économica, Paris, 1992, p. 138-144. 1 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 69 DOSSIER Le réveil des frontières Quant aux frontières maritimes, aussi bien entre mers territoriales qu’entre zones économiques exclusives (ZEE), la plupart ont fait l’objet de délimitations par voie bilatérale : Norvège/URSS puis Russie en 1957, 2007 et 2010 3 ; Canada/Danemark en 1973 et 2012 ; Islande/Norvège en 1980 ; États-Unis/ 70 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 URSS en 1990 ; Danemark/Norvège en 1995, suite à un arrêt de la Cour internationale de justice (CIJ) en 1993, puis en 2006 ; Danemark/Islande en 1997. Le seul différend frontalier encore d’actualité est la délimitation de la frontière maritime en mer de Beaufort entre le Canada et les États-Unis. L’extension des plateaux continentaux L’extension des plateaux continentaux constitue ainsi un autre enjeu spatial d’importance 4, d’autant plus que la relative simultanéité des dépôts de demandes d’extension a pu faire naître l’illusion d’une tentative d’appropriation par les États riverains. En effet, la diffusion parallèle de scénarios fantaisistes, dits « des secteurs polaires » ou « des lignes médianes », en jouant sur la confusion entre souveraineté des eaux et droit sur les plateaux continentaux, a pu donner l’impression, erronée, d’un partage de l’Arctique. Or, il n’en est rien, puisque l’extension des plateaux continentaux est soumise à demande auprès de la Commission des limites du plateau continental, qui dépend des Nations Unies. Il s’agit d’un droit imprescriptible dont la demande doit être effectuée dans les dix ans à compter de l’entrée en vigueur de la convention de Montego Bay à l’égard de l’État demandeur. tivement en 2012, 2013 et 2014. Le Canada a fourni en 2013 des informations préliminaires à sa demande ultérieure. Ainsi, ni l’intérêt économique croissant pour les ressources de la région, ni les effets attendus du changement climatique, ni la rhétorique agressive de certains États, au premier chef la Russie ou le Canada, n’ont eu d’influence sur le calendrier de dépôt des demandes. En effet, compte tenu du délai de dix ans, il s’agit surtout d’« une course contre la montre, pas contre les voisins » 5. Ce sera bien finalement à la Commission des limites du plateau continental de juger les demandes et de trancher en faveur ou en défaveur de l’extension projetée. La Commission se voit ainsi investie d’un rôle politique dépassant ses attributions techniques. C’est pourquoi l’extension des plateaux continentaux est l’un des dossiers les plus sensibles en Arctique. Des demandes ont ainsi été soumises : par la Russie en 2001 – premier dépôt que la Commission a demandé à la Russie de compléter en 2002 –, puis une nouvelle version complémentaire en 2009 et 2015 ; par la Norvège en 2006 et acceptée en 2009 ; par l’Islande en 2009 ; par le Danemark pour le nord des îles Féroé en 2009 et acceptée en 2014, pour le sud des îles Féroé en 2010, pour le sud, le nord-est et le nord du Groenland respec- * Doctorant en science politique à l’université Paris II (PanthéonAssas), spécialiste de l’Arctique. Il a publié récemment « L’Arctique, un espace ouvert à la coopération des États riverains », Questions internationales, n° 65, janvier-février 2014, et « La coopération en Arctique : diversité et enjeux », in Michel Foucher (dir.), L’Arctique. La nouvelle frontière, CNRS Éditions, Paris, 2014, p. 129-136. Rolf Einar Fife, « Le traité du 15 septembre 2010 entre la Norvège et la Russie relatif à la délimitation et à la coopération maritime en mer de Barents et dans l’océan Arctique », Annuaire français de droit international, vol. 56, CNRS Éditions, Paris, 2010, p. 399-412. 4 Kristin Bartenstein, « Planter des drapeaux. Quelles règles pour répartir le plancher océanique de l’Arctique ? », Études internationales, vol. 39, n° 4, décembre 2008, p. 537-561 ; « Le fond marin arctique : convoitises et confusions », in Frédéric Lasserre (dir.), Passages et mers arctiques. Géopolitique d’une région en mutation, Presses de l’université du Québec, Québec, 2010, p. 291-317 ; Hélène De Pooter, L’Emprise des États côtiers sur l’Arctique, éditions A. Pedone, Paris, 2009, p. 29-89. 5 Frédéric Lasserre, « Frontières maritimes dans l’Arctique : le droit de la mer est-il un cadre applicable ? », CERISCOPE Frontières, 2011 [publication scientifique en ligne du Centre d’études et de recherches internationales] ; « La géopolitique de l’Arctique sous le signe de la coopération », CERISCOPE Environnement, 2014. 3 Antoine Dubreuil * Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 71 DOSSIER Le réveil des frontières Les fleuves contigus Florian Aumond * * Florian Aumond est maître de conférences à la faculté de droit de Poitiers (Centre d’études Les fleuves contigus condensent les enjeux liés à toutes les questions frontalières. Ils illustrent en particulier la tension internationale – CECOJI, EA 7353). entre fonction séparatrice et fonction unificatrice de chaque frontière. La première vient de ce que les fleuves contigus servent à la délimitation des territoires respectifs de deux ou plusieurs États. La pratique montre que le recours à ces frontières dites naturelles n’est pas si évident qu’il pourrait y sembler. Elle donne en outre à voir une tendance à privilégier les procédés consacrant une frontière-ligne au détriment d’une frontière-zone. La fonction unificatrice s’exprime pour sa part au niveau de l’utilisation des fleuves contigus, liée notamment au développement des usages autres que la navigation. La préférence désormais accordée à l’expression « cours d’eau international » traduit cette évolution. sur la coopération juridique La fermeture, à l’été 2015, des vannes de deux barrages sur l’Euphrate par l’État islamique (Daech) a ajouté une nouvelle arme à la panoplie de cette organisation. Cette guerre de l’eau, qui prolonge celle des armes, des mots, des images et de la mémoire, témoigne de l’importance des cours d’eau dans une région, la Mésopotamie, précisément définie par sa situation entre (mesos) deux fleuves (potamos). Le Jourdain et le Nil constituent d’autres exemples de fleuves à la fois vecteurs de tensions et porteurs de civilisation. Concernant le second, la signature d’un accord de principe en mars 2015 entre l’Égypte, l’Éthiopie et le Soudan, au sujet de la construction par Addis-Abeba du plus grand barrage d’Afrique, ouvre la voie au règlement de l’un des contentieux fluviaux les plus sensibles. L’apurement complet du différend demeure néanmoins suspendu à l’adoption d’un accord définitif précisant les modalités de répartition des eaux. Telle est bien la principale pomme de 72 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 discorde entre États d’amont et États d’aval de ce fleuve dit successif, car traversant les territoires de plusieurs pays. Les fleuves successifs partagent avec les fleuves contigus, également internationaux du fait qu’ils servent de frontière entre les territoires de deux ou plusieurs États, des particularités communes. Elles se manifestent cependant différemment. Ainsi, les fleuves contigus rendent plus aiguë la tension fondamentale qui existe entre leur fonction séparatrice et leur fonction unificatrice. La gestion des différentes utilisations qui en sont faites suppose une coordination sinon une coopération, donc un dépassement de la séparation impliquée par la première fonction. Pris, en d’autres termes, entre logiques d’indépendance et d’interdépendance, ces fleuves subliment la dialectique qui travaille le droit international en général, et celui des espaces en particulier. © Pawel Ryszawa / Wikimedia Commons Le tracé de la frontière entre Israël et la Jordanie (ici l’un des points de passage entre Aqaba et Eilat), fixé depuis le traité de paix de 1994, prend notamment pour référence le cours du Jourdain. Quatre procédés sont susceptibles d’être mobilisés pour déterminer les frontières fluviales. La double frontière à la rive est le cas le plus atypique ainsi que le plus daté. Cette modalité se subdivise en deux configurations. Selon la première, le fleuve ne relève d’aucune souveraineté. Il est en effet enserré entre les territoires des deux riverains, ayant chacun une rive comme limite. À l’inverse, selon la seconde, il peut relever conjointement de la souveraineté des États qu’il borde. Dans les deux configurations, on prend en considération une frontière-zone. C’est toute l’originalité de ce modèle qui, ayant eu cours au Moyen Âge, n’a pu résister à l’affirmation d’un État moderne dont la souveraineté, essentiellement territoriale, suppose que soient précisément définies les limites de l’espace sur lequel s’exercent des compétences exclusives. l Frontières et fleuves Les fleuves contigus sont, en tant que frontières naturelles, couramment utilisés dans la répartition des territoires tant nationaux qu’internationaux, ce qui n’est pas sans poser quelques difficultés. La délimitation – opération juridique de séparation des espaces relevant de souverainetés territoriales distinctes – ne peut se contenter de ratifier une situation factuelle que dicterait la nature. Elle doit composer avec une forme d’artificialité. La délimitation est alors affaire d’accords internationaux, bilatéraux ou multilatéraux, qui dessinent une certaine tendance allant notamment dans le sens d’une consécration de la frontière-ligne au détriment d’une frontièrezone. Toutefois, ces accords de délimitation ne témoignent pas d’une pratique à même d’attester l’existence de principes coutumiers. Les procédés appréhendant le fleuve contigu comme une frontière-ligne lui sont donc désormais préférés. La frontière à la rive en propose une première déclinaison. S’appuyant sur une frontière naturelle, elle a pour elle son apparente simplil Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 73 DOSSIER Le réveil des frontières cité, le fleuve relevant de la souveraineté exclusive de l’un des riverains 1. Ce principe consacre en revanche une profonde iniquité que nombre des traités qui en précisent le régime tentent d’atténuer en concédant des droits au(x) riverain(s) opposé(s). Leur mise en œuvre n’est cependant pas exempte de difficultés, comme en témoignent les contentieux opposant le Nicaragua et le Costa Rica au sujet du fleuve San Juan 2. Si l’on y ajoute l’imprécision d’un critère s’appuyant sur une rive rétive à toute définition rigoureuse, on conçoit que cette modalité n’ait pas la faveur des États. l Plus fréquente, la technique de la ligne médiane identifie la frontière à la ligne continue formée des points situés à équidistance des points les plus proches sur chaque rive. Son équité et sa simplicité sont tempérées par son imprécision, conséquence de son indexation sur des rives parfois mouvantes sous l’effet de l’érosion et des crues. Qui plus est, la ligne médiane pâtit de son caractère artificiel dès lors qu’elle ne fait aucun cas de l’utilisation réelle du fleuve, de sorte notamment que la navigation pourra tout entière s’effectuer dans la partie attribuée à l’un des riverains. l De là tout l’intérêt de la méthode du thalweg qui prend en considération l’usage du fleuve, du moins dans l’acception la plus couramment retenue. Une première définition présente en effet le thalweg comme la ligne formée par la succession ininterrompue des points de sonde les plus profonds. Frontière-ligne de caractère naturel, son application est délicate en cas de pluralité de lignes. Surtout, elle ignore la réalité de la navigation. En revanche, prendre en compte la navigation est central pour la deuxième définition, laquelle s’appuie sur le chenal principal utilisé par les bateliers en descendant le fleuve. Fidèle à l’usage des fleuves navigables, cette définition constitue cependant une modalité de frontièrezone dont on a vu qu’elle est peu en phase avec la conception territorialiste désormais dominante. La Gambie constitue une application originale du procédé, puisque la frontière court le long du fleuve mais à une certaine distance de sa rive. 2 « Différend relatif à des droits de navigation et des droits connexes » (CIJ, arrêt du 13 juillet 2009) ; « Certaines activités menées par le Nicaragua/Construction d’une route au Costa Rica le long du fleuve San Juan » (CIJ, arrêt du 16 décembre 2015). 1 74 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Aussi bien est-elle combinée, dans une troisième définition du thalweg, avec la technique de la ligne médiane, ligne qu’il s’agit ici de tracer non pas au niveau du fleuve dans son ensemble mais du chenal principal. Visant à identifier une frontière-ligne, cette technique propose une synthèse de deux procédés, dont elle n’évite pourtant pas tous les écueils. Outre que l’identification du chenal principal pourra être compliquée – en particulier par la présence d’îles artificielles 3 –, elle pourra se révéler inéquitable pour les fleuves dont l’activité principale n’est pas la navigation. Il n’en reste pas moins que s’esquisse une tendance conventionnelle à privilégier ce dernier procédé pour les fleuves navigables, tandis que la technique de la ligne médiane se voit réservée aux fleuves non navigables. On peut néanmoins douter que ce mouvement reflète d’ores et déjà une pratique générale acceptée comme étant de droit. Cela ne veut toutefois pas dire que, faute de règle coutumière en la matière, la détermination des frontières sur les fleuves, par voie de traité, est entièrement laissée à la discrétion des riverains. Comme le droit international en général, le droit fluvial international est pris entre indépendance et interdépendance. La délimitation, support de la première, ne peut faire abstraction des contraintes inhérentes aux diverses utilisations de la voie d’eau susceptibles de soutenir la seconde. Les diverses utilisations des fleuves La question des délimitations singularise les fleuves contigus. Ces derniers partagent en revanche des problématiques communes avec les fleuves successifs en ce qui concerne les utilisations qui en sont faites. En la matière, les réglementations de la navigation ont fourni le premier canal d’irrigation d’un droit international fluvial qui s’est densifié au long du xxe siècle avec Le différend ayant opposé le Botswana et la Namibie au sujet de l’île de Kasikili/Sedudu en propose une illustration (CIJ, arrêt du 13 décembre 1999). 3 l’épanouissement de dispositions régissant les autres utilisations. La navigation Le congrès de Vienne (1815) a impulsé une tendance à l’internationalisation qui n’a cessé de s’approfondir jusqu’à l’entre-deux-guerres et s’est traduite, en premier lieu, par une libéralisation de la navigation. Consacré dans l’Acte final du 9 juin 1815 pour toute « rivière navigable » dont les États parties sont « séparés ou traversés », le principe de liberté en la matière a par la suite été appliqué à tous les grands fleuves européens 4 puis, à la faveur du congrès de Berlin (1885), au Congo et au Niger. En 1919, le traité de Versailles consacre la liberté de navigation commerciale assortie du principe d’égalité de traitement. Il la généralise, pour le Rhin, à tout État partie, que celui-ci soit donc riverain ou non. Il est significatif que ces dispositions prennent place dans des traités de paix. Le commerce fluvial peut en effet se trouver entravé par des conflits dont il est précisément attendu que les causes s’effacent grâce au déploiement des échanges. Le libéralisme économique promeut la libéralisation de la navigation. Cette libéralisation s’accompagne d’un développement de l’institutionnalisation, second volet de l’internationalisation. La gestion des fleuves internationaux européens est alors confiée à des institutions permanentes – Commission centrale de la navigation du Rhin (1815), Commission européenne puis internationale du Danube (1856 puis 1948) –, parfois significativement qualifiées d’« État fluvial ». Quoique usurpée, cette dénomination témoigne de l’inconfort face à des entités atypiques dont on peut, avec le recul du temps, considérer qu’elles préfiguraient les organisations internationales contemporaines. C’est d’ailleurs dans le cadre de la Société des Nations, parangon de ces nouveaux sujets du droit international, qu’est adopté en 1921 le statut de Barcelone sur le régime des voies navigables d’intérêt international – quoique faiblement ratifié, il est entré en vigueur le 31 octobre 1922. Traduisant la tendance très libérale alors prégnante, ce texte constitue encore de nos jours la convention générale de référence en matière de navigation. L’interna­tiona­lisa­tion marque un ralentissement, sinon un reflux, à la veille du second conflit mondial, tant elle va à contre-courant de la vague de nationalisme qui se répand alors. Et Hitler de dénoncer en 1936 les clauses fluviales du traité de Versailles. Le régime rhénan est rétabli à l’issue de la guerre. Mais la réglementation de la navigation se ressent du recul enregistré précédemment. Les amendements adoptés à la convention de Mannheim (Rhin), comme la convention de Belgrade pour le Danube (1948), cantonnent la liberté aux seuls riverains. Ils posent les jalons d’un droit coutumier naissant dont les principes ont été énoncés par l’International Law Association (ILA) dans ses Règles d’Helsinki (1966), complétées par les Règles de Berlin (2004) 5. Il en ressort que la liberté de navigation, même au bénéfice des seuls riverains, est doublement limitée. D’un point de vue géographique, c’est le cas dès lors que s’applique, sur le continent américain, une coutume régionale subordonnant la navigation à l’accord des États dont la rive est longée. D’un point de vue matériel, cela l’est aussi dans la mesure où n’est concernée que la navigation pacifique et où la liberté de navigation ne bénéficie pas au petit cabotage 6. En revanche, il semble acquis que relèvent du droit international général et le principe d’égalité de traitement et celui de la liberté du commerce. C’est dire que, dorénavant, le régime en matière de navigation se situe entre le libéralisme très poussé ayant cours jusque dans les années 1930 et l’application rigide du principe Fondée en 1873, l’ILA joue un important rôle consultatif, en qualité d’organisation non gouvernementale, auprès de nombreuses institutions et organisations internationales. 6 Il désigne le déplacement de navires entre deux ports fluviaux d’un même État. 5 Le principe a été par exemple réaffirmé pour le Rhin dans les conventions de Mayence (1831) puis de Mannheim (1868) et appliqué au Danube dans le traité de Paris (1856). 4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 75 DOSSIER Le réveil des frontières de territorialité que l’on rencontre – non sans surprise si l’on considère sa partie septentrionale – sur le continent américain. Cet entre-deux souligne la nature juridique ambivalente des fleuves internationaux. Classiquement caractérisés par le fait qu’ils se jettent dans la mer ou l’océan, ils devaient selon certains bénéficier du principe de liberté y régnant. Il n’en est désormais plus rien. Les fleuves contigus ne sont pas un prolongement vers l’amont des eaux maritimes. Ils relèvent du territoire terrestre de l’État. Et l’on en vient à se demander si la relation aux mers et océans les spécifient encore. La frontière entre le fleuve et la « rivière » s’efface 7. Tous deux relèvent de l’eau douce, tous deux constituent des eaux non maritimes. Régis par des conventions internationales, les fleuves contigus sont des eaux non maritimes internationales. La sémantique a suivi l’évolution dans l’utilisation des fleuves. La prise en considération d’autres usages que la navigation implique d’élargir la perspective, ce que traduit la préférence accordée désormais à l’expression, plus compréhensive, de cours d’eau international. Vers la notion de cours d’eau international De tout temps les fleuves ont été utiles à la navigation comme à l’irrigation des terres agricoles, leurs diverses ressources faisant aussi l’objet d’exploitation. Des premières conventions en la matière sont apparues dès la fin du xixe siècle. Le remarquable essor à l’orée du siècle suivant, par exemple dans le domaine industriel (hydroélectricité), a eu pour conséquence de focaliser davantage l’attention sur ces usages des fleuves. Se multiplient alors les accords venant prendre place aux côtés de ceux portant sur la navigation. Les fleuves européens Elle était en réalité peu évidente en droit international, notamment dès lors que la distinction n’apparaît pas dans toutes les langues (ainsi en anglais, où river est le terme générique). 7 76 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 traduisent cette dualité, à la fois normative et institutionnelle 8. Reflet de la différence des enjeux entre les utilisations des cours d’eau internationaux, cette dichotomie ne doit pas dissimuler les problématiques communes. De nouveau, le jeu dialectique entre indépendance et interdépendance en propose une claire illustration. L’indépendance, d’un côté, explique la revendication d’une souveraineté absolue par l’État sur le territoire duquel il s’écoule, sans égard pour ses conséquences sur les autres riverains. Une telle conception, de nos jours largement condamnée, ne se rencontre plus guère en pratique 9. L’interdépendance, à l’inverse, fait signe vers l’internationalisation évoquée au sujet de la navigation. Même si elle renvoie aussi à l’institutionnalisation, elle ne repose pas en revanche sur la libéralisation. Dans le domaine de l’irrigation, de l’installation de barrages, de la captation des eaux comme de la protection de l’environnement, l’application du principe de liberté menace les intérêts des autres États riverains, voire l’intérêt de tous les États. Ici, l’interdépendance suppose – au mieux – la mise sur pied d’une gestion rigoureuse et intégrée. La recherche d’un équilibre entre indépendance et interdépendance a innervé les travaux de la Commission du droit international (CDI), chargée au début des années 1970 par l’Assemblée générale des Nations Unies d’examiner la thématique de l’« utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation ». Le fait qu’elle ait dû composer avec la première exigence s’observe notamment dans le rejet de la proposition de l’un des rapporteurs du texte, Stephen Myron Schwebel, d’y voir une « ressource partagée ». Face aux craintes qu’elle La Commission internationale pour la protection du Danube, instituée par la Convention sur la coopération pour la protection et l’utilisation du fleuve Danube (1994), côtoie par exemple la Commission du Danube, mise en place par la convention de Belgrade (1948) et chargée pour ce qui la concerne de la navigation. 9 Cette mise à l’écart peut être rapprochée de celle effectuée par le tribunal arbitral dans l’instance concernant l’utilisation des eaux du lac Lanoux, frontalier à la France et à l’Espagne (sentence du 16 novembre 1957). Voir, à ce sujet, l’article de Paul Klötgen dans ce même dossier. 8 fasse le lit d’un glissement vers une conception qui ferait litière des prérogatives des riverains, l’expression est abandonnée 10. Des considérations puisant à l’interdépendance ne sont néanmoins pas absentes du texte proposé par la CDI. Il reprend à cet égard les deux principales limites – prévalant dans la pratique – contraignant l’exercice par l’État de ses compétences territoriales : l’obligation de ne pas causer de dommage significatif aux autres États du cours d’eau et celle d’utiliser le fleuve sur son territoire de manière raisonnable et équitable. Le compromis auquel s’est efforcé de parvenir la CDI n’a pas permis de dégager un consensus. Au contraire, le sujet a suscité une tension d’une rare intensité dans des cénacles où mesure et retenue sont traditionnellement les maîtres mots. Si bien que le scepticisme prévalait au lendemain de l’ouverture à la ratification, par l’Assemblée générale des Nations Unies, du projet établi par la CDI (1997). Pourtant, le dépôt du trente-cinquième instrument de ratification a permis l’entrée en vigueur, au 17 août 2014, de la Convention sur l’utilisation des cours d’eau internationaux à des fins autres que la navigation. Il n’est alors pas sans surprendre que la France soit au nombre des États parties, tant elle était l’une des plus farouches opposantes au projet lors de son adoption 11. Ce changement de pied résulte en particulier de la volonté de soutenir un accord présenté comme spécialement ambitieux dans le domaine de la préservation de l’environnement. L’évolution est significative. La prise en compte de l’impératif environnemental dans le domaine de l’utilisation des cours d’eau, qu’il s’agisse de la navigation ou des autres usages, s’est imposée 12. Et cette dimension n’est pas étrangère à la question de la délimitation, si l’on veut bien admettre que dorénavant cette opération doit, dès l’amont, prendre en considération les utilisations qui seront faites du fleuve. La porosité de la frontière entre ces deux principaux chapitres du droit international fluvial est indéniable. Elle apparaît d’autant plus avec la multiplication et la diversité des usages. Ces derniers ont suscité la consécration d’une notion de cours d’eau international qui, entendue dans la Convention de 1997 comme « système d’eaux de surface et d’eaux souterraines constituant, du fait de leurs relations physiques, un ensemble unitaire et aboutissant normalement à un point d’arrivée commun », déborde la conception d’une ligne constituée par le fleuve. Dans ce contexte, la pertinence de l’idée même d’une frontière fluviale a pu être remise en cause. Elle suppose d’être réinterrogée. L’on retrouve là des réflexions qui sont au cœur de la question frontalière en général 13. n Bibliographie ●● Bogdan Aurescu et Recueil des cours de l’Académie Alain Pellet (dir.), Actualité du de droit international de La Haye, droit des fleuves internationaux, tome 219, 1989, p. 9-225 Pedone, Paris, 2010 – « La convention du 21 mai 1997 sur l’utilisation des cours ●● Laurence Boisson d’eaux internationaux à des de Chazournes, Fresh Water fins autres que la navigation », in International Law, Oxford Annuaire français de droit University Press, Oxford, 2013 international, volume 43, 1997, p. 751-798 ●● Lucius Caflisch : – « Règles générales du droit des cours d’eau internationaux », On en trouve une illustration dans l’affaire concernant l’apurement des comptes entre les Pays-Bas et la France en application du protocole du 25 septembre 1991 additionnel à la Convention relative à la protection du Rhin contre la pollution par les chlorures du 3 décembre 1976 (sentence arbitrale, 12 mars 2004). 13 Pierre-Marie Dupuy, « La frontière et l’environnement », in La Frontière, colloque de la Société française pour le droit international (SFDI), Pedone, Paris, 1980, p. 275 et suivantes. 12 La notion de ressource naturelle partagée a cependant été consacrée et appliquée au Danube par la Cour internationale de justice – alors présidée par S. M. Schwebel – dans l’affaire du projet de barrage de Gabčikovo-Nagymaros opposant la Hongrie et la Slovaquie (CIJ, 25 septembre 1997). 11 Son adhésion n’est intervenue qu’en février 2011. 10 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 77 DOSSIER Le réveil des frontières Ò POUR ALLER PLUS LOIN Le détroit, charnière ou frontière des territoires ? Espace particulier et complexe de l’interface maritime et terrestre, le détroit est un bras de mer étroit entre deux terres qui fait communiquer deux mers. Pour l’appréhender, il est nécessaire de prendre en compte les flux longitudinaux, les flux transversaux et l’espace maritime lui-même, car un détroit assure à la fois une séparation et une mise en contact dans les deux directions. Dans un détroit, la mer occupe-t-elle une position centrale ou périphérique ? Cela dépend du point de vue, s’il est maritime ou terrestre, mais aussi du degré d’ouverture du détroit aux flux transversaux. Lorsqu’un détroit fixe une frontière fermée ou que les littoraux et les populations qui se font face se « tournent le dos », la mer est en situation périphérique par rapport aux États riverains. S’il a un statut international, le détroit peut même être perçu comme une faille dans le système de défense du territoire national. En revanche, lorsque la frontière est ouverte, que des flux transversaux unissent les deux rives, l’espace maritime est au centre, il est assimilable à une mer intérieure. Le détroit, ses deux rives et son espace maritime, peuvent alors être envisagés comme un véritable territoire. Qu’il soit nommé espace terraqué – id est formé de terre et d’eau – ou espace transfrontalier s’il est le support d’une frontière, la compréhension de ce territoire implique de mettre en évidence les interactions au sein de cet interface terre-mer-terre ouvert à la fois vers d’autres espaces maritimes et vers des arrière-pays continentaux. 78 en découle, les détroits sont devenus des enjeux majeurs du commerce mondial. En permettant d’éviter de longs contournements de continents et de caps, ils participent directement à la réduction des distances-temps. Les détroits sont notamment des axes de convergence des flux énergétiques et du trafic conteneurisé mondial. Par les détroits d’Ormuz (30 % des flux) et de Malacca (27 %) transite plus de la moitié des flux mondiaux de pétrole. Ces deux détroits fonctionnent en parfaite symbiose, puisque 85 % des flux pétroliers empruntant le détroit d’Ormuz se dirigent ensuite vers le marché asiatique et passent alors presque exclusivement par le détroit de Malacca. Les deux détroits assurent cependant deux fonctions bien différentes. Le détroit d’Ormuz est essentiellement une porte de sortie pour les ressources pétrolières du golfe Persique, tandis que celui de Malacca est un axe de transit entre l’océan Indien et l’océan Pacifique. Quant à la principale route maritime conteneurisée, la route Est-Ouest qui assure 30 % du trafic mondial en 2014, elle emprunte deux canaux interocéaniques (Panama et Suez) et trois détroits (Malacca, Bab el-Mandeb et Gibraltar). Des enjeux majeurs du commerce mondial Ces couloirs intenses de la circulation maritime peuvent devenir de véritables goulets d’étranglement, car soit les difficultés de navigation dans ces espaces maritimes resserrés et moins profonds que la haute mer imposent des limitations de vitesse, voire de tonnages, soit les volumes en transit dépassant les capacités de charge limites des différents détroits y rendent la navigation hasardeuse et beaucoup plus lente. Les détroits sont souvent perçus comme des couloirs maritimes traversés par des flux longitudinaux. Véritables portes océanes, points de passage parfois obligés – Ormuz, Bab el-Mandeb ou les Dardanelles –, ils canalisent des flux toujours croissants. Avec la mondialisation des échanges et la très forte croissance du trafic maritime mondial qui On estime ainsi qu’au rythme de croissance actuel du trafic dans le détroit de Malacca, ce dernier devrait être saturé en 2025, ce qui multipliera les risques de collisions. Enfin, la proximité des rives confère aux détroits une dimension stratégique particulière car, si un détroit relie, il peut aussi être plus aisément contrôlé que la haute mer. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 © Jorge Guerrero / AFP Large de 18,7 km, le détroit de Gibraltar est le seul passage maritime entre l’océan Atlantique et la mer Méditerranée. Sur sa rive européenne, le « Peñón » (« rocher » en espagnol, ici avec l’image de la reine Elisabeth projetée à l’occasion de son 90e anniversaire en avril 2016) et la ville de Gibraltar sont britanniques depuis le traité d’Utrecht en 1713. De son côté, l’Espagne possède la ville de Ceuta sur la rive marocaine du détroit. Dans une logique militaire, la fermeture potentielle d’un détroit international est envisagée comme une menace, puisqu’elle remettrait directement en cause le déploiement des flottes navales, et donc le maintien de l’équilibre des puissances militaires. De fait, toutes les grandes puissances se sont accordées lors de la convention de Montego Bay de 1982 sur le principe de la liberté de circulation dans les détroits internationaux : libre passage des navires et des flottes navales, interdiction d’imposer des péages, obligation d’y assurer la sûreté et la sécurité de la navigation. Des points de passage obligés Un détroit est également un point de passage transversal entre deux littoraux, deux pays ou deux continents. S’il est une barrière, un obstacle à la circulation terrestre, il offre aussi des possibilités de traversées nettement plus faciles qu’ailleurs, puisque les littoraux sont exceptionnellement rapprochés. D’un point de vue terrestre, il est le point de passage où la traversée maritime est la plus courte. Un « effet de pont » se manifeste par la concentration de tous les flux terrestres transversaux de personnes et de marchandises en ce point privilégié. Il est donc un espace de transit, et lorsqu’un lien fixe – pont ou tunnel, mais aussi câbles énergétiques, de télécommunication ou gazoduc – est aménagé entre ses deux rives, et que le maillon terrestre manquant ne l’est plus, il peut occuper une situation de carrefour à l’intersection des réseaux de transports maritimes et terrestres. Au sein d’une Europe où la mobilité des biens et des personnes est de plus en plus aisée, les détroits deviennent un des maillons des transports longues distances. La création d’un lien fixe – détroit du pas de Calais ou détroits danois – résulte souvent de la croissance des flux traversiers et elle permet de réduire les risques de collisions avec les navires empruntant le détroit dans le sens longitudinal. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 79 DOSSIER Le réveil des frontières Le détroit du pas de Calais, qui relie le Royaume-Uni à la France, concentre 95 % du fret transmanche. Le tunnel sous la Manche, inauguré en 1994, a permis la mise en place d’un service de navettes de poids lourds (1,4 million d’unités de fret transporté en 2014) et le raccordement des réseaux britanniques autoroutiers, routiers et de trains à grande vitesse à ceux de la France et du continent européen. De part et d’autre des détroits, des ports fonctionnent parfois en binômes : Douvres et Calais dans le détroit de la Manche, mais aussi Penang et Medan dans celui de Malacca. Le rapprochement des rives en fait également un point de passage privilégié des flux illégaux. Le détroit de Malacca est ainsi une porte d’entrée des migrants illégaux indonésiens tentant leur chance en Malaisie, mais aussi un espace de transit privilégié pour les migrants du Moyen-Orient, du Pakistan ou du Sri Lanka qui désirent accoster l’île australienne de Christmas. Des frontières tout désignées Cependant, de nombreux détroits fixent les frontières, car ils sont a priori considérés comme une limite naturelle au même titre que les fleuves ou les chaînes de montagnes : détroit de Gibraltar entre le Maroc et l’Espagne, de Malacca entre l’Indonésie et la Malaisie ou encore de Formose entre la République populaire de Chine et la République de Chine à Taïwan. Comme toute frontière, les détroits sont parfois devenus des lignes de discontinuités économiques et même des lignes de front. Le détroit de Formose, ou détroit de Taïwan, est une frontière militarisée accueillant régulièrement la VIIe Flotte des ÉtatsUnis, et ce en dépit des relations économiques entre les deux rives. Le détroit est un point de passage transversal qui permet de relier ou au contraire d’isoler le territoire 80 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 situé de l’autre côté. Cette porte entre deux terres peut en effet être maintenue ouverte, fermée ou même sélectivement ouverte selon l’étanchéité des frontières. La temporalité des migrations légales dans le détroit de Malacca fluctue notamment au gré des changements de la politique migratoire malaisienne. La frontière maritime d’un détroit est cependant distincte d’une frontière terrestre. Elle ne peut en effet être réduite à une ligne, car elle a une certaine épaisseur mais également une profondeur. Il est possible non seulement de la traverser mais aussi de la suivre dans sa longueur. La mer n’est pas un « vide » et, malgré des rivalités ou des conflits politiques, les États riverains sont contraints d’en tenir compte et parfois de collaborer afin de gérer cet espace fragile : risque de pollution, de surpêche ou encore de destruction des écosystèmes. La proximité des rives rend inopérante une gestion unilatérale des ressources maritimes et les risques environnementaux sont communs en dépit de l’existence d’une frontière. Nonobstant les rivalités et les contentieux politiques et économiques, les États riverains sont en outre contraints par les articles 42 et 43 de la convention de Montego Bay d’instaurer une gestion coopérative des détroits internationaux et d’assurer la sécurité du trafic maritime. Dans les détroits de la Manche et de Malacca, les États côtiers ont mis en place, à leurs frais, des systèmes de séparation du trafic reposant sur l’instauration de couloirs de navigation montant et descendant ainsi que des aides à la navigation dans les endroits risqués. Nathalie Fau * * Maître de conférences en géographie à l’université ParisDiderot, Paris 7, membre du laboratoire CESSMA (Centre d’études en sciences sociales sur les mondes africains, américains et asiatiques). © Jung Ha-Won / AFP – Des messages d’espoir de réunification accrochés sur les grillages de la DMZ en Corée Quelques questions frontalières dans le monde DOSSIER Le réveil des frontières Les frontières en Afrique subsaharienne L’héritage colonial en question Vincent Hiribarren * * Vincent Hiribarren est maître de conférences en histoire de Créées rapidement entre la fin du xixe siècle et le début du xxe, de Londres ([email protected]). les frontières africaines ont depuis cette époque relativement Il est cocréateur du blog Africa4 pour peu changé. Issues du colonialisme européen, elles ont pour la Libération. plupart été conçues en dehors de l’Afrique. Davantage que des limites interétatiques, elles font figure de symbole encore visible du passé colonial. Pourtant, l’histoire de leur création est plus complexe qu’il n’y paraît, et leur analyse à partir d’une lecture historique peut donc se révéler trompeuse. De nos jours, des millions d’Africains vivant autour de ces frontières s’emploient notamment à faire fructifier leur potentiel économique. l’Afrique contemporaine, King’s College L’imprécision des traités et la présence de frontières précoloniales a indéniablement joué un rôle dans le tracé des frontières africaines au tournant du xxe siècle. L’accession des colonies à l’indépendance s’est ensuite parfois accompagnée de la remise en cause de ces frontières, soit entre deux pays, soit à l’intérieur des nouveaux États créés. Dans la très grande majorité des cas, les tracés antérieurs ont toutefois été assez largement acceptés, tant par les gouvernements africains que par les populations riveraines des frontières. Des frontières préexistantes L’Afrique du xixe siècle n’était pas vide. Il ne s’agissait pas de la terra nullius juridique que les Européens avaient imaginée. De nombreuses sociétés africaines vivaient dans des États et il 82 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 était donc déjà possible de trouver des frontières sur le continent. Au début du xixe siècle, les HaoussasFoulanis avaient ainsi organisé un puissant califat basé à Sokoto. Cet ancien État islamique, qui sert dorénavant de référence à de nombreux jihadistes au début du xxie siècle, s’étendait quasiment sur toute la partie nord du Nigeria contemporain. À la fin du xixe siècle, l’Éthiopie de l’empereur Ménélik II menait pour sa part une politique expansionniste. Le royaume du Bouganda, en Afrique de l’Est, et celui des Zoulous, en Afrique australe, cherchaient eux aussi à étendre les limites de leur autorité. Pourtant, lorsque la question des frontières en Afrique est évoquée, les États précoloniaux ne sont que très rarement mentionnés. Au-delà des empires, tels que ceux du Mali ou du Kongo, il existait bel et bien des États africains © Carl de Souza / AFP Plus petite île d’un groupe de trois situées sur le lac Victoria, l’île Migingo abrite, sur à peine un demi-hectare, 250 pêcheurs kenyans et ougandais. En 2008 et 2009, l’île a fait l’objet d’un différend territorial entre le Kenya et l’Ouganda avant qu’une commission d’enquête internationale confirme la souveraineté du Kenya. au xixe siècle. De nombreuses sources attestent leur bureaucratie, leur structure hiérarchique ou encore leurs frontières. Dans de très nombreuses situations, si ce n’est la majorité des cas, les limites qui séparaient ces entités étaient toutefois floues et pouvaient recouvrir des zones entières. Certains États africains définissaient déjà leurs frontières à partir de repères géographiques. Contrairement aux idées reçues, les frontières-lignes existaient donc en Afrique avant la colonisation européenne, même si la situation ne peut être généralisée à tout le continent. Ainsi, dans la Corne de l’Afrique, les Somalis ou les Afars avaient développé un concept dynamique de limites lié à leur pratique du pastoralisme, tandis que les Oromos avaient quant à eux un système de frontières basé sur une conception ethno-nationaliste du territoire. Le partage par les Européens À regarder une carte actuelle de l’Afrique, il apparaît nettement que le découpage a été effectué de l’extérieur, sans tenir compte des réalités locales. Les quelque 83 500 km de frontières africaines ont été définis très largement depuis l’Europe dans un laps de temps très court, entre la fin du xixe siècle et le premier quart du xxe siècle. Résultat d’un marchandage à grande échelle, les frontières africaines sont clairement le fruit de l’impérialisme européen. Britanniques et Français ont par exemple échangé des territoires en Afrique de l’Ouest, en Asie du Sud-Est, dans le Pacifique et des droits de pêche dans l’Atlantique pour sceller leur Entente cordiale en 1904. De nombreux tracés ont été effectués pour satisfaire les ambitions géopolitiques des capitales européennes qui voulaient protéger ou affirmer leurs sphères d’influence respectives. Quand les chancelleries européennes se sont intéressées aux ressources disponibles en Afrique, elles ont notamment voulu profiter des Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 83 DOSSIER Le réveil des frontières Colonisation de l’Afrique (1884-1914) 1884 États indépendants Constructions politiques précoloniales Possessions : allemandes britanniques espagnoles françaises italiennes portugaises Empire ottoman 1914 États indépendants Possessions : portugaises Empire ottoman D’après M.-F. Durand, Th. Ansart, Ph. Copinschi, B. Martin, P. Mitrano, D. Placidi-Frot, Atlas de la mondialisation, dossier spécial États-Unis, Presses de Sciences Po, Paris, 2013 Sources : F. W. Putzger, Historischer Weltatlas, Berlin, Cornelsen, 1995 ; J. Sellier, Atlas des peuples d’Afrique, Paris, La Découverte, 2011. 84 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 © FNSP. Sciences Po - Atelier de cartographie, 2012 allemandes belges britanniques (dominions, colonies et protectorats) espagnoles françaises (département algérien, colonies et protectorats) italiennes retombées commerciales provenant des fleuves africains. L’un des exemples les plus célèbres est la bande de Caprivi, qui a donné à la future Namibie un accès au Zambèze. Près de 44 % des frontières africaines ont été définies en fonction de lignes astronomiques, 30 % selon des lignes mathématiques (arcs et lignes) et 26 % selon des repères géographiques (rivières, montagnes). Ce sont les Européens et les Ottomans qui ont été les acteurs principaux de ces tracés territoriaux. La France est à l’origine de 32 % du tracé de ces limites, le Royaume-Uni de 26,8 %, l’Allemagne de 8,7 %, la Belgique de 7,6 %, le Portugal de 6,9 %, l’Empire ottoman de 4 %, l’Italie de 1,7 % et l’Espagne de 1,5 % 1. Dès leur création, ces frontières ont fait l’objet de nombreuses critiques soulignant leur caractère injuste et artificiel 2 et dénonçant le fait que le continent avait été divisé sans prêter grande attention aux populations locales ni aux ensembles culturels préexistants. La réalité doit cependant être nuancée, car nombre de frontières africaines ont été adaptées sur le terrain une fois leur tracé décidé entre Européens. Les grandes lignes, au propre comme au figuré, ont donc d’abord été tracées en Europe, mais la délimitation exacte a ensuite été faite sur le terrain, avec l’aide des acteurs locaux. L’imprécision des traités entre Européens ou la méconnaissance du terrain ont en effet obligé à redessiner certaines frontières pour des raisons pratiques. De nombreux dirigeants africains de l’époque ont d’ailleurs joué un rôle d’arbitre dans ces délimitations sur le terrain. Le royaume préexistant de Bornou – dans le nord-est du Nigeria actuel – a par exemple laissé une empreinte territoriale non seulement dans le tracé de la frontière entre le Niger et le Nigeria mais aussi entre le Cameroun et le Nigeria. Pour collecter les impôts ou simplement administrer les territoires nouvellement Michel Foucher, Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe, CNRS, Paris, 2014, p. 16-17. 2 Camille Lefebvre, « La décolonisation d’un lieu commun. L’artificialité des frontières africaines : un legs intellectuel colonial devenu étendard de l’anticolonialisme », Revue d’histoire des sciences humaines, vol. 24, 2011/1, p. 77-104. 1 © Jules Hansen, d’après les carnets de route de M. Chavannes / BNF / Département des cartes et plans conquis, les Européens n’ont bien souvent eu d’autre choix que de s’appuyer sur des structures antérieures. Cette volonté de coller au plus près des réalités africaines s’est exprimée encore plus après la Première Guerre mondiale. Au moment de se partager les colonies allemandes, les Européens ont cherché à obtenir des frontières plus viables entre leurs colonies. Dans ce nouveau partage de l’Afrique réalisé sous l’égide de la Société des Nations (SDN), les frontières se sont davantage rapprochées – du moins en apparence – des réalités africaines. Vivre autour d’une frontière Les frontières en Afrique ne sont pas un sujet de préoccupation uniquement pour les États ou les organisations internationales. De nombreux chercheurs tentent d’analyser leur signification pour les populations vivant dans ces zones, avec comme modèle les études sur la frontière entre le Mexique et les États-Unis. Spécialiste des frontières africaines, l’historien nigérian Anthony Asiwaju a publié en 1976 une étude comparative des colonialismes français et anglais 3. Il y signale que les Yoroubas, majoritairement présents sur le territoire britannique du Nigeria, ont tour à tour contesté puis utilisé la frontière, et ce des deux côtés de la séparation. Son analyse porte sur les effets de la colonisation et stigmatise en particulier la politique française au Dahomey (actuel Bénin) qui a provoqué un afflux massif de population vers les provinces du sud du Nigeria. La frontière était alors traversée Anthony Ijaola Asiwaju, Western Yorubaland under European Rule, 1889-1945: A Comparative Analysis of French and British Colonialism, Longman, Londres, 1976. 3 Carte dessinée après 1885 à l’encre rehaussée de crayon de couleur. Établissement de la frontière de l’État indépendant du Congo, nouvellement créé sous l’autorité du roi des Belges, en face du domaine français, de l’autre côté du fleuve. par des populations qui cherchaient à échapper au travail forcé, à la conscription et aux impôts plus importants du côté français. L’historien confirme la division de nombreuses populations africaines par les frontières tout en montrant comment ces dernières ont été peu à peu instrumentalisées par les premières. Paradoxalement, les frontières ont tout autant été critiquées du fait de leur origine qu’utilisées dès leur création par les populations riveraines souhaitant commercer ou fuir une guerre : en 2015, 3 millions de réfugiés ont traversé une frontière internationale en Afrique. Le même constat ressort des travaux de Paul Nugent consacrés à la frontière entre le Togo et le Ghana 4. Après la Première Guerre mondiale, l’ancienne colonie allemande du Togoland a été divisée entre Britanniques et Français. Après la Seconde Guerre mondiale, les Ewes du Togoland britannique ont mené une campagne auprès des Nations Unies pour obtenir un rattachement de leur territoire au Ghana sur la base de leur histoire commune avec les Ewes du Ghana. Ce rattachement s’est effectué officiellement en 1957, montrant comment la frontière entre Togoland et Ghana a été subvertie par les Ewes qui ont utilisé leur position en zone frontalière pour se faire reconnaître titres et droits sur leurs terres. De part et d’autre de la frontière, les populations ont par ailleurs tout intérêt à conserver cette ligne en l’état pour continuer à commercer, que leur activité soit légale ou pas. Bien souvent, la Paul Nugent, Smugglers, Secessionists & Loyal Citizens on the Ghana-Togo Frontier: The Lie of the Borderlands Since 1914, Ohio University Press, Athens, 2002. 4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 85 DOSSIER Le réveil des frontières contrebande n’apparaît en effet pas comme un acte de contestation de la frontière, mais comme un moyen d’en tirer profit. Contrairement à une idée reçue, les sociétés vivant à cheval sur les frontières ne sont pas toujours les victimes de leur tracé. Au contraire, elles sont souvent actives dans les rôles de création, d’utilisation, voire de subversion de la frontière et, finalement, de définition des identités. Un héritage colonial peu remis en cause Au début du xxi e siècle, un constat s’impose. Les frontières africaines ont relativement peu changé depuis la fin de la colonisation européenne. Les choix effectués par les Européens à la fin du xixe et au début du xxe siècle ont été largement respectés par les Africains. Comme l’a souligné le géographe Michel Foucher, cette relative stabilité repose, notamment à partir de la résolution de l’Organisation de l’unité africaine (OUA) adoptée au Caire en juillet 1964 5, sur le principe de l’intangibilité des frontières qui s’est ancré juridiquement dans les anciennes colonies devenues États souverains. Dans le monde issu de la Seconde Guerre mondiale, de longs débats théoriques ont pourtant eu lieu concernant la forme que l’autorité politique devrait revêtir. Après 1945, le principe de l’Étatnation était perçu comme responsable du dernier conflit mondial et il n’était alors pas évident que ce modèle et sa conception des frontières s’imposent dans les empires coloniaux européens. Kwame Nkrumah, le premier président du Ghana, un pays devenu indépendant en 1957, a ainsi défendu avec force l’adoption d’une approche panafricaniste afin de mieux émanciper et unir politiquement les Africains. Même si le projet est demeuré un échec politique, en partie à cause des ambitions personnelles de Nkrumah mais aussi de celles des puissances colonisatrices, les idées panafricanistes ont contribué à la naissance de l’OUA en 1963. Michel Foucher, Fronts et frontières : un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 1988. 5 86 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Tout comme les Européens s’étaient octroyés le droit de tracer des frontières en Afrique au tournant du xx e siècle, ils ont aussi tenté de redessiner la carte de l’Afrique en créant des fédérations après la Seconde Guerre mondiale. Les dirigeants français, ainsi que certains politiciens africains, comme Léopold Sédar Senghor ou Félix HouphouëtBoigny, ont cherché une solution pour garder un lien avec la France. L’avenir des fédérations d’Afrique-Occidentale française ou d’AfriqueÉquatoriale française a fait l’objet de considérations politiques et légales au plus haut niveau après la Seconde Guerre mondiale, que ce soit pour créer l’Union française (1946) ou la Communauté française (1958). La Fédération du Mali entre le Sénégal et le Soudan français (Mali), qui dura deux mois en 1960, fut l’un des résultats avortés de cette ambition fédérale. Les Britanniques, quant à eux, partageaient cette volonté de créer de grands ensembles géopolitiques et économiques, mais ne désiraient pas rattacher les futures fédérations à Londres. Ainsi, le Nigeria allait devenir une fédération indépendante en 1960. Comme dans le cas français, d’autres projets ont fait long feu comme la East African High Commission (1948-1961) ou la Central African Federation (1953-1963). Une fois devenues États souverains, les anciennes colonies se sont très vite reconnues dans leur dimension territoriale, et ce sous l’impulsion des Nations Unies. Entre pragmatisme politique des nouveaux dirigeants africains et intérêts stratégiques des anciennes puissances colonisatrices, les frontières coloniales ont alors été maintenues. En quelques années, elles ont acquis le statut de frontières internationales. D’autres tentatives de regrouper les pays africains ont vu le jour sous un angle plus économique. Sur le modèle de l’Union européenne, de nombreux pays africains ont cherché à se réunir afin d’abolir certains tarifs douaniers. Pour ces organisations – comme la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (CEDEAO) –, les frontières font en effet obstacle au développement. Que ce soit dans les grands ports du continent ou dans des corridors commerciaux tels que le sud du lac Tchad, les ➜ FOCUS Une tentative manquée de redessiner les frontières en Afrique : la sécession du Biafra (1967-1970) La république du Biafra est le nom donné à la région Est du Nigeria qui a déclaré unilatéralement son indépendance en 1967. Cette sécession, qui a duré jusqu’en 1970, s’est soldée par la mort de plus d’un million de personnes et la victoire du Nigeria. À l’instar de la sécession de la région congolaise du Katanga (1961-1965), le cas du Biafra est souvent perçu comme le symbole de la remise en cause des frontières fabriquées par les colonisateurs européens. Les frontières du Biafra n’ont pas d’antécédent historique précolonial. Tout comme les frontières du Nigeria, elles n’existaient pas avant l’arrivée des Européens. Pourtant, la création du Biafra est souvent analysée comme l’aboutissement de la volonté de constituer des frontières autour d’un groupe ethnique, les Igbos. Il est vrai que les Britanniques avaient voulu créer au Nigeria des frontières régionales autour de trois groupes ethniques différents. La région Est n’était cependant pas une zone strictement igbo et les frontières du Biafra résultent en fait du processus de décolonisation du Nigeria enclenché par les Britanniques à la fin des années 1950. En effet, la question du découpage des frontières régionales de la colonie du Nigeria avait été envisagée par les Britanniques dès 1957, soit préalablement à son accession à l’indépendance, en 1960. La découverte de pétrole, en 1956, est souvent considérée comme l’un des principaux facteurs de la sécession du Biafra. Très rapidement, le Nigeria a cherché à reconquérir la zone côtière et maritime du Biafra et, en moins d’un an, la République du Biafra a perdu le contrôle militaire des régions pétrolifères de son territoire. Dépourvu de réalité sur le terrain, le territoire revendiqué par la République a rétréci au fur et à mesure des avancées de l’armée nigériane en 1968 et 1969. L’encerclement du Biafra a entraîné l’une des plus grandes famines du continent et a indirectement contribué à la naissance d’une nouvelle forme d’action humanitaire, incarnée par l’ONG Médecins sans frontières. Depuis 1999, date du retour de la démocratie au Nigeria, deux mouvements militent pour la renaissance du Biafra. Le premier, le Mouvement pour l’actualisation de l’État du Biafra (Movement for the Actualization of the Sovereign State of Biafra, MASSOB), se livre à des actions de désobéissance civile en utilisant les symboles de l’ancien État. Le second, le Peuple indigène du Biafra (Indigenous People Of Biafra, IPOB), utilise quant à lui des méthodes violentes pour déstabiliser le Nigeria, déjà en proie à un conflit avec le groupe islamiste Boko Haram. Le Biafra n’existe plus, mais le fantôme de la guerre civile hante toujours le Nigeria. frontières constituent des goulets d’étranglement qui finissent par asphyxier les économies des pays enclavés. preuve nombre de régions frontalières peut contribuer à réaffirmer la souveraineté de certains États. Drapeaux, postes de douane et autres symboles de l’autorité de l’État y sont alors omniprésents. Vers une nouvelle carte de l’Afrique ? Que les frontières issues de la colonisation aient été rapidement acceptées ne signifie pas que des conflits frontaliers n’ont pas éclaté. La Libye et le Tchad se sont ainsi en partie mené une guerre entre 1978 et 1987 pour s’assurer le contrôle de la bande d’Aozou. L’affrontement entre le Mali et le Burkina Faso pour le contrôle de la bande d’Agacher a donné lieu à la guerre de Noël entre les deux pays du 14 au 30 décembre 1985. Le Kenya et l’Ouganda se disputent toujours la minuscule île de Migingo sur le lac Victoria. Les frontières maritimes sont elles aussi disputées, puisque la péninsule de Bakassi, entre le Nigeria et le Cameroun, a donné lieu à une série d’affrontements qui n’ont pu être Les cartes traçant des limites nettes entre les différents États créent bien souvent l’illusion que l’autorité des gouvernements africains s’étend de manière uniforme sur tout le territoire du pays. Il existe pourtant toute une palette de situations où les frontières sont soit complètement ignorées, soit bien acceptées par les populations vivant dans les zones frontières. De nombreuses régions échappent ainsi directement au contrôle des gouvernements centraux, comme dans le Sahara actuellement. A contrario, le dynamisme commercial dont font Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 87 DOSSIER Le réveil des frontières résolus que par l’intervention de la Cour internationale de justice en 2002. Grâce à la zone économique exclusive due à la possession de Bakassi, le Cameroun peut donc bénéficier des ressources halieutiques et pétrolières de la péninsule. Un système international de régulation juridique et politique existe pourtant pour éviter ou prévenir les conflits frontaliers. Dans de nombreux contentieux, la Cour internationale de justice (CIJ) a rendu plusieurs arrêts permettant de mettre fin à des conflits frontaliers entre deux pays 6. L’Union africaine encourage pour sa part activement la démarcation des frontières entre pays africains. Héritière de l’OUA, l’organisation se veut la gardienne du respect du principe d’intangibilité des frontières en Afrique. Les conflits internes aux pays africains peuvent également être générateurs de nouvelles frontières, même s’il est à noter que ceux-ci ne sont pas majoritairement sécessionnistes par nature. Les multiples rébellions et guerres civiles qu’a connues le continent ont davantage eu pour origine la conquête du pouvoir central que la volonté de modification des frontières étatiques. De la décolonisation à nos jours, seulement quatre modifications majeures des frontières se sont produites en Afrique : – la première est l’invasion de 80 % du territoire de l’ancienne colonie du Sahara espagnol par le Maroc en 1975. La République sahraouie, 88 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 elle, contrôle 20 % du territoire dans une bande située entre le territoire contrôlé par le Maroc et la Mauritanie ; – la deuxième résulte de la sécession de l’Érythrée d’avec l’Éthiopie en 1993, après une guerre qui a duré de 1962 à 1991 ; – la troisième est officiellement intervenue en 2011 lors de la création du Soudan du Sud, avec l’appui des États-Unis, à partir de la région du sud du Soudan. Comme dans le cas de l’Érythrée, la naissance du nouvel État a mis fin à une longue guerre (1955-1972 et 1983-2005) ; – enfin, le conflit toujours en cours en Somalie a donné naissance à un troisième État de facto, le Somaliland, dont les frontières ne sont pas reconnues par la communauté internationale. D’autres conflits sécessionnistes armés ont existé ou existent toujours. Au Nigeria, la guerre du Biafra (voir encadré) est toujours présente dans les esprits alors que le groupe islamiste Boko Haram menace l’intégrité territoriale du pays. De nombreux conflits perdurent en Afrique et, malgré leur relative stabilité, certaines frontières africaines pourraient encore être modifiées au cours du xxie siècle. n Cour internationale de justice, Liste des affaires portées devant la Cour depuis 1946 par date d’introduction (www.icj-cij.org/ docket/index.php?p1=3&p2=2&lang=fr). 6 Ò POUR ALLER PLUS LOIN La ligne de front du Donbass, nouvelle frontière « Vous savez combien coûtent les bananes à Donetsk ? Au moins deux fois plus cher qu’ici. Et le dentifrice ? C’est une trentaine de hryvnias ici, contre une centaine là-bas ! Enfin, 300 roubles, puisqu’on a le rouble là-bas… » Maya X. s’en est fait une raison. La mère de deux enfants, dans sa quarantaine, vit à Donetsk. Elle ne veut pas quitter sa ville natale, devenue capitale de la République populaire autoproclamée de Donetsk. « Il n’y a pas de pénurie, là-bas. Mais il y a moins de produits de bonne qualité, la plupart viennent de Russie. Et les prix… Donc une fois par mois, moi et mon mari avons pris l’habitude de venir en Ukraine pour faire des courses. Même si le passage de la frontière peut prendre plus d’une journée, cela vaut le coup. » politiques, sociaux et éducatifs différents. Chaque camp est délimité par un drapeau bien distinct. Et, dans des magasins d’alimentation situés à quelques kilomètres de distance, le prix des bananes varie du simple au triple. Maya X. est une frontalière. Du moins, elle se perçoit comme telle, et organise sa vie en conséquence. Après des mois d’un conflit hybride dans le Donbass, le statut des territoires non contrôlés par l’Ukraine est certes encore incertain, et sujet aux progrès éventuels de l’application des accords de Minsk 1. Ceux-ci prévoient la réintégration des Républiques populaires de Donetsk (RPD) et Louhansk (RPL) au sein d’une Ukraine unie et décentralisée. Pour l’heure, la séparation reste néanmoins bien réelle. En témoigne le poste de contrôle de Zaitseve, entre la ville de Bakhmout (anciennement Artemivsk), sous contrôle ukrainien, et Horlivka, sous administration séparatiste. Établi à un carrefour sur la base d’un ancien blockpost militaire ukrainien, il s’est aujourd’hui développé en un poste imposant, administré par les corps de gardes-frontières et de douanes ukrainiens. Les contrôles rigoureux de documents d’identité et du contenu des véhicules entraînent un engorgement dramatique. La file de voitures peut s’étaler jusqu’à sept kilomètres, depuis la sortie de Bakhmout. Ligne de front ou frontière ? La langue parlée des deux côtés de la « ligne de contact », telle que le jargon diplomatique désigne la ligne de front, est majoritairement le russe. Les villes ukrainiennes ressemblent à s’y méprendre aux agglomérations séparatistes. Malgré la guerre, l’interconnexion des infrastructures de transport et d’énergie reste visible. Mais, de chaque côté des quelque 400 kilomètres de cette ligne évoluent désormais, en parallèle, des administrations, des systèmes La guerre du Donbass dure depuis le printemps 2014. Elle est considérée comme un conflit « hybride » en raison de la diversité des forces en présence et des intérêts complexes qui l’influencent. Selon les estimations, elle aurait causé plus de 10 000 morts. Depuis l’entrée en vigueur d’un cessez-le-feu à la mi-février 2015, après la bataille de Debaltseve, les combats se sont calmés, malgré de régulières échauffourées. Le processus de résolution politique du conflit enclenché par les accords de Minsk est, lui, au point mort. 1 « Jusqu’en février 2015, c’était une ligne de front, avec des combats, des mouvements de troupes, un danger de tous les instants », commente un membre de la mission d’observation de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), sous couvert d’anonymat. « Aujourd’hui, malgré une situation très volatile, c’est une frontière, au sens fonctionnel du terme. Elle est pensée et utilisée comme telle par les parties en présence, notamment pour réguler la circulation des marchandises et des personnes. » Pourtant, ce n’est pas ici une « frontière » officielle. Au-delà des barrières du poste de Zaitseve commence la zone de l’Opération antiterroriste, toujours sous contrôle ukrainien. Ce n’est qu’à une vingtaine de kilomètres plus au sud que l’on trouve le premier barrage séparatiste. À en croire le discours officiel ukrainien, celui-ci ne marque cependant pas non plus « une frontière ». Kiev ne reconnaît pas la perte de territoires considérés comme « temporairement occupés par l’armée russe ». Le « chez nous » et le « chez eux » Le gouvernement utilise néanmoins la ligne de démarcation pour organiser un réel blocus, dont le but assumé est de « compliquer la vie des occupants », explique avec calme Pavlo Jerbivskiy, gouverneur de l’oblast (région) de Donetsk. Très Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 89 DOSSIER Le réveil des frontières critiqué pour les contraintes économiques qu’un tel blocus engendre pour une population civile par ailleurs fragilisée par la guerre, le gouverneur, aux ordres directs du président ukrainien Petro Porochenko, justifie sa politique par « la nécessité d’assurer l’imperméabilité de nos défenses, afin d’empêcher l’infiltration de provocateurs et d’agents russes dans le reste du pays ». Afin de garantir la sécurité des Ukrainiens, le pouvoir central en vient ainsi à placer dans une cruelle précarité des millions de personnes qu’il considère, du moins officiellement, comme des citoyens ukrainiens. « La différenciation qui en résulte est vécue avec amertume », explique Olena Malioutna, une mère de famille de Donetsk, en exil à Kramatorsk 2. « Les plus raisonnables des gens là-bas comprennent que les séparatistes sont à l’origine de cette situation et qu’ils ne font rien pour relâcher la tension. Mais nous voyons tous que l’Ukraine a sa logique propre, et que les autorités n’aident pas… » De cette différenciation géographique et physique s’ensuit le renforcement d’une frontière psychologique. Passer d’un côté à l’autre devient plus qu’une question de shopping ou d’attente à la frontière, mais bien un état d’esprit. La distinction entre le « chez nous » et le « chez eux » dans un espace autrefois uni et intégré contribue à l’élaboration de « nouvelles représentations du monde comme des cartes mentales », pour reprendre l’expression du géographe Michel Foucher. Le phénomène va au-delà de cette nouvelle frontière du Donbass. Dans le tumulte qui a suivi la révolution de la Dignité de l’hiver 2013-2014, c’est toute la carte mentale des Ukrainiens qui a été bouleversée. Dans un contexte d’évolution des géographies politiques, notamment l’annexion de la péninsule de Crimée par la Fédération de Russie en mars 2014 et la guerre hybride du Donbass, les représentations du monde sont soumises à évolution constante, que ce soient la perspective d’une reprise du Donbass par l’Ukraine ou la concrétisation du projet de « NovoRossiya – Nouvelle Russie » dans de nouvelles régions d’Ukraine. À quelque 70 kilomètres au nord de la ligne de front, la ville de Kramatorsk est la nouvelle capitale administrative de l’oblast (région) de Donetsk, sous contrôle ukrainien. 2 90 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Des dispositifs de fermeture et de contrôle renforcés Face à cette incertitude, un processus continu d’affirmation de l’autorité de l’État est à l’œuvre sur ses frontières. Cette emprise sur la terre est une expression classique des prérogatives régaliennes d’un pouvoir politique central. Elle n’allait néanmoins pas de soi dans l’Ukraine d’avant-guerre. Sur le pourtour nord-est du pays, là où ne s’étendaient que des champs et des forêts sans délimitation claire entre l’Ukraine et la Fédération de Russie, se dressent désormais miradors et grillages, dominant des sentiers réservés aux gardes-frontières et des tranchées antichars. Le dispendieux projet de « Mur », promu par le Premier ministre Arséni Iatseniouk dès le printemps 2014, s’est révélé très populaire dans l’opinion publique. Sur les réseaux sociaux, la multiplication des montages photographiques réclamant l’édification d’une nouvelle ligne Maginot, voire d’un mur de plusieurs kilomètres de haut inspiré d’œuvres de science-fiction, a attesté la demande croissante pour l’affirmation de la frontière. Au-delà d’une démarcation protectrice, l’engouement populaire a aussi révélé le besoin d’un marqueur d’identité et de différenciation vis-à-vis du « grand frère ennemi ». La même logique a joué dans l’établissement de postes-frontières aux deux routes d’accès à la péninsule de Crimée. Un premier dispositif gouvernemental permettait la circulation des personnes et des marchandises. À partir de septembre 2014, un « blocus citoyen » lancé par des militants nationalistes et des Tatars de Crimée a entériné une radicalisation de la séparation, notamment à travers des embargos commercial et énergétique. Le président Petro Porochenko s’est démarqué de ce blocus citoyen, sans jamais chercher à le briser. De même, en retardant la reprise des livraisons d’électricité à la Crimée, il utilise la radicalisation de cette frontière dans un but politique, afin de rappeler les droits de l’Ukraine sur la péninsule. Ce faisant, il use de cette frontière mentale pour réaffirmer l’autorité du pouvoir central. Dans un autre contexte, le chef de l’État s’est aussi démarqué en déclarant une guerre aux multiples trafics de contrebande aux frontières. Beaucoup en Ukraine doutent du bien-fondé de cette lutte, et encore © Sébastien Gobert, février 2016. Le village de Jovanka, dans l’oblast de Donetsk. Au bout de la route, la ligne de front, nouvelle frontière. plus de son efficacité. Elle produit néanmoins l’impression d’un renforcement du contrôle de l’État sur certaines zones grises des périphéries ukrainiennes, telles que la frontière avec la Transnistrie, les ports internationaux d’Odessa 3 ou encore la frontière de l’oblast de Transcarpathie, au contact de la Roumanie, de la Hongrie, de la Slovaquie et de la Pologne. En termes de représentation mentale, il est intéressant de constater que l’affirmation de l’autorité régalienne sur sa frontière occidentale est perçue non comme un signe de fermeture mais de conformité aux exigences de l’intégration européenne de l’Ukraine. La frontière occidentale incarnait il y a peu une rupture claire entre une Ukraine postsoviétique, résistante à la modernisation, et des pays européens postcommunistes dynamiques, européanisés et mondialisés. Voir, du même auteur, « Les ports d’Odessa : l’impossible moderni­sation », P@ges Europe, 10 novembre 2015 (www. ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe/d000805-les-ports d-odessal-impossible-modernisation-par-sebastien-gobert/article). La réalité de cette frontière n’a guère évolué depuis 2013. Mais, à en croire un imaginaire collectif véhiculé par les discours politiques et médiatiques, de même que par les perspectives de libéralisation du régime de visas Schengen et de consolidation d’une zone de libre-échange avec l’Union européenne, cette frontière occidentale apparaît désormais comme la plus flexible – et la plus attractive – des interfaces de l’Ukraine avec le monde extérieur. L’Ukraine, dont l’étymologie première du nom signifie « délimitation, frontière », a entamé depuis 2013 un processus de redéfinition du sentiment d’appartenance nationale, et du « vivre ensemble ». Pour ce faire, le pays se dote de démarcations claires aux justifications diverses, d’une logique militaire à une dynamique commerciale. Elles représentent néanmoins toutes des marqueurs d’identité essentiels pour l’Ukraine contemporaine. Sébastien Gobert * 3 * Journaliste indépendant. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 91 DOSSIER Le réveil des frontières La frontière sino-indienne : une impossible normalisation Isabelle Saint-Mézard * * Isabelle Saint-Mézard est maître de conférences à l’Institut français de géopolitique, université Paris 8. L’Inde et la Chine ont coexisté pendant l’essentiel de leur longue histoire en l’absence de frontière au sens moderne du terme. C’est leur émergence en tant qu’États-nations indépendants à la fin des années 1940 qui les a confrontées à la difficile nécessité de déterminer une frontière. Mais ni les efforts du Premier ministre Nehru pour amadouer le régime maoïste ni ses pourparlers avec le Premier ministre Zhou Enlai ne purent endiguer la spirale du conflit. À ce jour encore, après trente-cinq ans de négociations, les perspectives de normalisation paraissent lointaines. Pour sa première visite en Chine en tant que Premier ministre indien, en mai 2015, Narendra Modi avait un agenda ambitieux. Parmi les nombreux dossiers bilatéraux à l’ordre du jour figuraient notamment la promotion des investissements chinois en Inde, l’amorce d’une coopération dans les domaines de l’exploration spatiale et du nucléaire civil, la valorisation des échanges culturels et la décision d’ouverture de nouveaux consulats, respectivement à Chennai (Madras) et Chengdu, en plus du lancement d’un forum d’interactions entre dirigeants locaux au niveau des provinces chinoises et des États indiens. Dans ce climat marqué par la recherche de coopération en tout domaine, N. Modi n’a cependant pas hésité à évoquer publiquement les préoccupations indiennes concernant le conflit frontalier. Pour la plus grande satisfaction des observateurs en Inde, il a même appelé la Chine à « reconsidérer son approche » de la question et 92 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 à adopter « une perspective stratégique et de long terme » 1. En cela, la visite de N. Modi a bien reflété la nature ambiguë des relations sino-indiennes. Elle a en effet rappelé que même si les liens bilatéraux s’étaient considérablement diversifiés et intensifiés au cours des deux dernières décennies, le vieux conflit frontalier n’en conservait pas moins un caractère central – voire irréductible. D’un point de vue territorial, ce conflit recouvre une superficie de presque 130 000 km², soit plus d’un quart de la France métropolitaine. Il se divise en deux zones séparées l’une de l’autre par le Népal et le Bhoutan. Respectivement désignées l’une comme le « secteur Est », l’autre comme le « secteur Ouest », elles sont au centre d’un jeu de revendications croisées. « Text of Prime Minister Narendra Modi’s Statement to Media at Joint Press Statement with Chinese Premier Li Keqiang », The Hindu, 15 mai 2015. 1 Dans le secteur Ouest, l’Inde revendique 38 000 km² en Aksai Chin, un plateau désertique situé à plus de 4 500 mètres d’altitude et contrôlé par la Chine. Dans le secteur Est, la Chine conteste la souveraineté indienne sur une région montagneuse et reculée de 90 000 km², peuplée d’environ 1,3 million d’habitants, et aujourd’hui intégrée à l’État de l’Arunachal Pradesh 2. À défaut de frontière, une ligne de contrôle – ci-après désignée par LAC pour Line of Actual Control – sépare les deux États. Mais, son tracé ne faisant l’objet d’aucun accord, la situation sur le terrain demeure floue et sujette à interprétations divergentes de part et d’autre. Avec le petit État du Bhoutan, l’Inde est aujourd’hui le seul voisin avec lequel la Chine n’a toujours pas normalisé ses frontières terrestres 3. 2 Il existe un troisième secteur, appelé « secteur central », qui se situe au niveau des zones frontalières entre le Tibet et les États indiens de l’Uttarakhand et de l’Himachal Pradesh. Mais les superficies en conflit y sont mineures et les enjeux moindres en regard des deux autres secteurs. Le poids du passé L’Inde et la Chine ont coexisté pendant l’essentiel de leur longue histoire en l’absence de frontière au sens moderne du terme. C’est leur émergence en tant qu’État-nation indépendant à la fin des années 1940 qui les a confrontées à la difficile nécessité de déterminer une frontière. Le défi était immense, car il s’agissait pour ces deux nouveaux États, nés l’un et l’autre dans des circonstances géopolitiques difficiles, de s’accorder sur une ligne de démarcation là où auparavant des milliers de kilomètres carrés de zones grises – faites d’espaces topographiquement inaccessibles et de royaumes plus ou moins autonomes – suffisaient à les séparer. Les efforts du Premier ministre Nehru pour amadouer le régime maoïste, de même que ses pourpar- Le Bhoutan demeure très proche de l’Inde. Son conflit frontalier avec la Chine est donc tributaire de la dispute territoriale sino-indienne. Sur la politique générale de la Chine concernant ses frontières, voir Sébastien Colin, La Chine et ses frontières, Armand Colin, Paris, 2011. 3 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 93 DOSSIER Le réveil des frontières lers avec son homologue Zhou Enlai durant les années 1950 ne purent y suffire. Le Tibet au cœur du conflit L’entrée de l’Armée populaire de libération au Tibet en 1950 rendit d’emblée la situation inextricable. En affirmant sa pleine souveraineté sur le Tibet, non seulement la Chine rentrait pour la première fois en contact territorial direct avec l’Inde, mais elle le faisait surtout dans des conditions conflictuelles. Confronté à des révoltes récurrentes, le pouvoir chinois devint très fébrile à l’idée que les rebelles tibétains obtiennent un soutien de l’extérieur, vraisemblablement américain, via l’Inde 4. Conscient de la gravité de la situation, le Premier ministre Nehru s’évertua néanmoins à garder le cap des négociations sur la frontière. En dépit de la sympathie générale qu’inspirait la cause tibétaine dans son pays, il fit la sourde oreille aux demandes d’aide venues de Lhassa. Il signa l’accord sino-indien d’avril 1954 et reconnut de la sorte le complet contrôle de la Chine sur le Tibet, dans l’espoir de trouver un modus vivendi avec le régime maoïste. Fin 1956, il refusa que le jeune dalaï-lama, alors venu célébrer les 2 500 ans de la naissance du Bouddha, prolonge son séjour en Inde. Pourtant, lorsque ce dernier prit définitivement la fuite en 1959, le Premier ministre indien n’eut d’autre choix que de l’accueillir, lui et sa suite, en tant que réfugiés politiques. Mao vit dans cette décision une preuve décisive de la duplicité de Nehru et de ses ambitions expansionnistes sur le Tibet, dans la tradition impérialiste du Raj britannique 5. La spirale du conflit s’accélérera dès lors irrémédiablement. Pour mater le soulèvement de Lhassa au printemps 1959 et empêcher la fuite des rebelles tibétains vers l’Inde, la Chine renforça son dispositif militaire dans la région et empiéta de plus en plus sur les zones frontaLa CIA a, de fait, fourni un soutien limité aux rebelles tibétains à la fin des années 1950. 5 John W. Garver, « China’s Decision for War with India in 1962 », in Alastair Iain Johnston et Robert S. Ross (dir.), New Directions in the Study of China’s Foreign Policy, Stanford University Press, Stanford, 2006, p. 86-130. 4 94 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 lières litigieuses. Des accrochages entre troupes chinoises et indiennes éclatèrent en août 1959, et les négociations tombèrent dans l’ornière l’année suivante. À partir de 1961, Nehru décida de poster une présence militaire avancée sur les zones disputées. Il espérait ce faisant tenir le terrain – à titre symbolique du moins, car les troupes indiennes étaient sous-armées – en pariant que la Chine n’oserait pas répondre par la force dans le contexte général de la guerre froide 6. Cette stratégie s’avéra catastrophique. Les Chinois y virent une provocation de plus et, leurs avertissements restant lettre morte, ils lancèrent finalement une offensive éclair sur les zones disputées en octobre 1962. Mal préparées, les forces indiennes subirent une humiliante débâcle. De cet épisode malheureux, les dirigeants indiens ne tirèrent qu’une seule et unique conclusion. Le voisin chinois avait trahi la politique d’amitié de Nehru et il ne serait dès lors plus digne de confiance. Revendications historiques et intérêts stratégiques Sur les deux principaux secteurs qui constituent le conflit frontalier, Indiens et Chinois ont des revendications historiques et des intérêts stratégiques difficilement conciliables. Dans le secteur Est, le conflit a de surcroît été tributaire de la politique d’influence britannique sur le Tibet. L’Inde indépendante a en effet hérité de la ligne McMahon, une frontière que le Raj britannique avait négociée avec les représentants tibétains lors de la conférence de Simla de 1913-1914. La Chine n’a cependant jamais reconnu cette ligne, fruit selon elle de l’expansionnisme britannique puis indien. Du point de vue chinois, la frontière devrait respecter l’intégrité territoriale du Tibet, en incorporant les régions situées au sud de la ligne McMahon et aujourd’hui administrées par l’État indien de l’Aranuchal Pradesh. Dès lors, la frontière ne se situerait plus sur les hauteurs himalayennes – à l’instar de la ligne McMahon –, Srinath Raghavan, « Beyond Victimilogy », Outlook Magazine, 22 octobre 2012. 6 mais aux abords des plaines de l’Assam, ce qui fragiliserait considérablement le dispositif de défense indien dans le Nord-Est, une région fragile et instable. Lors de l’offensive de 1962, les armées chinoises occupèrent pendant un mois les territoires convoités, avant de s’en retirer et de revenir au statu quo ex ante. De sorte que la LAC suit peu ou prou l’ancienne ligne McMahon. La Chine n’en a pas moins maintenu ses revendications sur le secteur Est, qu’elle désigne comme le « Tibet méridional ». Dans le secteur Ouest, qui concerne l’Aksai Chin, Pékin invoque aussi les frontières historiques du Tibet. Ses revendications se fondent de surcroît sur d’importants intérêts stratégiques, l’Aksai Chin offrant une voie de passage permanente entre le Xinjiang et le Tibet. La Chine acheva d’ailleurs la construction d’une route en Aksai Chin dès 1955, au grand dam de l’Inde. Cette dernière resta néanmoins inflexible dans ses revendications, arguant pour sa part que l’Aksai Chin rentrait dans les frontières coutumières de l’ancien royaume du Cachemire 7. Elle refusa d’ailleurs les offres informelles de la Chine qui, des années 1950 aux années 1980, suggérait d’officialiser peu ou prou le statu quo, en gardant le secteur Ouest pour concéder à l’Inde l’essentiel – mais pas l’intégralité – du secteur Est. Face aux fins de non-recevoir indiennes, la Chine modifia peu à peu sa posture et considéra la question de l’Aksai Chin réglée, puisque sous son contrôle, pour ne plus concentrer ses revendications que sur le secteur Est. Des années 1960 aux années 1980, les zones frontalières restèrent en outre très militarisées. Cette militarisation fut à l’origine de deux sérieux incidents. Le premier se déroula dans le protectorat indien du Sikkim en 1967 et conduisit à une confrontation armée d’une semaine. Le En ce sens, le conflit frontalier sino-indien sur l’Aksai Chin s’imbrique partiellement au conflit indo-pakistanais sur le Cachemire. Le cas de la vallée de Shaksgam illustre bien cette imbrication. Le Pakistan a en effet cédé à la Chine ce territoire de 5 000 km² dans le cadre de la normalisation frontalière de 1963. L’Inde continue néanmoins de revendiquer cette zone au nom de l’intégrité territoriale du Cachemire. 7 second intervint en 1986-1987 dans la vallée de Sumdorong Chu, à la frontière Est du Bhoutan, et il donna lieu à une importante mobilisation militaire de part et d’autre avant d’être résolu pacifiquement. Hormis ces deux épisodes, les zones frontalières demeurèrent calmes, y compris lorsque l’Inde annexa le royaume du Sikkim en 1975. Des zones frontalières au calme relatif Après les avoir momentanément rompues, New Delhi et Pékin rétablirent leurs relations diplomatiques en 1976. Les négociations frontalières reprirent, elles, en décembre 1981. Elles continuent à ce jour, sans que l’on distingue vraiment de perspectives de normalisation. En pratique, les deux parties n’ont jamais dépassé le stade des pourparlers sur les conditions et les règles qui devraient guider leurs négociations, ce qui en dit long sur le chemin qui reste à parcourir en vue d’une résolution. Quelques avancées depuis la fin des années 1980 L’acquis majeur des années 1980 et 1990 fut de reconnaître une volonté partagée et un intérêt commun à maintenir le calme et la stabilité sur les zones frontalières. Cette approche fut entérinée lors de la visite du Premier ministre Rajiv Gandhi à Pékin en 1988. Elle déboucha ensuite sur deux accords importants, signés respectivement en 1993 et en 1996, pour limiter les déploiements et mouvements de troupes le long de la LAC. La stabilité des zones frontalières ayant été rétablie, les dirigeants indiens et chinois purent dépasser les seules préoccupations sécuritaires et se consacrer au développement et à la diversification des relations bilatérales. Cette nouvelle approche permit d’entamer des consultations sur de grands dossiers internationaux et de promouvoir les liens commerciaux. Ceux-ci ont depuis considérablement augmenté, au point que la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’Inde. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 95 DOSSIER Le réveil des frontières À la faveur de ce réchauffement général, de nouvelles petites avancées furent obtenues entre 2000 et 2006. Elles consistèrent pour l’essentiel à donner une nouvelle impulsion – de nature politique – à un processus de négociations qui était resté au niveau technocratique. Des représentants spéciaux proches du pouvoir furent nommés responsables de la conduite des pourparlers sur la frontière en 2003. Deux ans plus tard, en 2005, les deux parties parvinrent à clarifier leurs postures de négociations respectives en définissant les « paramètres politiques et les principes directeurs » qui guideraient désormais leurs pourparlers. Par cet accord, Indiens et Chinois s’accordaient enfin sur les règles et conditions de la négociation. Sur le terrain, la Chine reconnut de facto la souveraineté indienne sur le petit État du Sikkim, en acceptant après soixante ans la réouverture aux échanges transfrontaliers du col de Nathu. L’Inde, en retour, réaffirma que le Tibet constituait une région sous pleine souveraineté chinoise. Mais cette dynamique positive s’est avérée de courte durée. Les deux pays ont depuis été incapables d’amorcer la phase suivante des négociations, consistant à clarifier le tracé de la LAC sur la base d’un échange de cartes 8. Des tensions depuis 2006 Le calme et la stabilité observés dans les secteurs Est et Ouest sont aujourd’hui altérés par diverses provocations, pour la plupart à l’instigation de la Chine. À l’Est, Pékin a durci ses revendications sur l’Arunachal Pradesh, en n’hésitant pas à protester vivement lorsque des dirigeants indiens se déplacent dans cet État ou à refuser ponctuellement de délivrer des visas à des hauts fonctionnaires qui y sont en poste. Le district de Tawang, qui abrite l’un des plus grands monastères du monde tibétain, est devenu un point de fixation de ces différends, alors que la partie indienne pensait le dossier résolu depuis l’accord de 2005 stipulant que les zones habitées ne pourraient faire l’objet d’échanges territoriaux. Seul le secteur central, où les enjeux territoriaux sont mineurs, a fait l’objet d’un échange de cartes. 8 96 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Dans le secteur Ouest, les patrouilles chinoises le long de la LAC sont devenues plus fréquentes et intrusives, ce qui a débouché sur des cas de transgressions récurrents. Le nombre d’incidents augmentant d’année en année, les deux voisins ont mis au point un protocole pour désamorcer la tension localement dans le cadre d’un accord de coopération pour la défense de la frontière signé en octobre 2013. Les transgressions ont néanmoins continué et se sont cristallisées sur de petites infrastructures, postes de surveillance, pistes et abris. Les forces indiennes se sont mises à leur tour à conduire des patrouilles plus fréquentes en vue de préempter les transgressions chinoises, de sorte que les incidents ont gagné en ampleur, mais sans jamais tourner à la confrontation armée. Dans les deux cas les plus sérieux – en avril 2013 et en septembre 2014 –, les troupes chinoises et indiennes sont entrées dans un faceà-face de deux à trois semaines, avant que les diplomates ne parviennent à résoudre la crise. De façon troublante, ces deux incidents se sont produits juste avant les visites respectives du Premier ministre Li Keqiang et du président Xi Jinping à New Delhi 9. Et même si les deux capitales ont, à chaque fois, minimisé la gravité des événements en invoquant l’absence de démarcation sur le terrain, il ne fait pas de doute que ces transgressions ont pesé sur le climat des échanges au plus haut niveau. Ces incidents montrent surtout que la tendance de fond de chaque côté de la LAC est au renforcement des capacités de surveillance ainsi qu’à celui de l’infrastructure de transports. La Chine est en l’occurrence bien plus avancée. La modernisation de son infrastructure des transports au Tibet – routes, chemins de fer et aéroports – rend sa présence perceptible aux abords des régions frontalières et lui donne un avantage tactique certain. De son côté, l’Inde a opéré un revirement drastique en 2008. Après avoir laissé ses régions frontalières à l’abandon pendant plus de trente ans, elle s’efforce désormais – et non sans Harsh V. Pant, « Why borders stand-offs between India and China are increasing », BBC News, 26 septembre 2014. 9 peine – de réhabiliter ses infrastructures civiles et militaires. Les armées indiennes ont ainsi remis en activité plusieurs terrains d’aviation, souvent très isolés, mais situés à proximité de la LAC, en plus d’avoir édifié des postes de surveillance très proches des zones disputées. La partie chinoise en a pris ombrage, au point de se désengager progressivement du processus de clarification de la LAC. Et alors que l’Inde réclame une relance de ce même processus, Pékin demande depuis 2014 l’élaboration d’un code de conduite qui limiterait le recours aux systèmes de surveillance les plus sophistiqués 10. Autrement dit, face aux cas récurrents de transgression, les deux voisins ne parviennent même plus aujourd’hui à s’entendre sur la marche à suivre. lll La montée des tensions dans les zones frontalières s’inscrit dans des rapports de force qui se jouent à de multiples échelles. À l’échelle locale, les troubles dans les régions tibétaines de Chine en 2008-2009 ont sans nul doute conduit Pékin à durcir son attitude générale, y compris par rapport au voisin indien à qui il n’a jamais été pardonné d’avoir hébergé le dalaï-lama. Et même si l’Inde assure qu’elle interdit aux quelque 150 000 Tibétains réfugiés sur son territoire d’engager des « activités antichinoises », Pékin reste peu convaincu. À l’échelle régionale, c’est l’Inde qui demeure sur ses gardes face à l’ambitieux Indrani Bagchi, « China for border code of conduct, India mum », The Times of India, 15 février 2014. 10 projet de Corridor économique Chine-Pakistan lancé par le président Xi Jinping en avril 2014. New Delhi redoute qu’au nom de ce grand projet la Chine ne renforce toujours plus sa présence au Cachemire sous contrôle pakistanais, un territoire revendiqué par l’Inde. Si une telle perspective devait se réaliser, la posture stratégique de cette dernière au Jammu-etCachemire s’en trouverait passablement fragilisée, car ses forces armées seraient exposées à un double front face au Pakistan à l’Ouest et face à la Chine à l’Est. À l’échelle internationale enfin, la Chine surveille avec irritation le rapprochement de l’Inde avec les États-Unis et, dans une moindre mesure, avec le Japon. Ses provocations sur les zones frontalières visent peut-être à rappeler à l’Inde qu’elle a les moyens de lui nuire si celle-ci devait s’aligner trop ouvertement sur les intérêts américains en Asie. Mais ni Pékin ni New Delhi n’imaginent que ce jeu, contenu aux seules zones frontalières, puisse déraper en un conflit armé. Et même s’il altère clairement l’ambiance générale, il n’empêche pas les deux voisins de nourrir de grands espoirs en matière de coopération économique, scientifique et culturelle. Autrement dit, Pékin et New Delhi maintiennent le pari que le développement rapide des échanges socio-économiques reste compatible avec un conflit frontalier dont la résolution ne progresse quasiment pas. Ce pari est audacieux et, sans présager d’un échec, il risque toutefois de perpétuer le climat de malaise et les postures ambivalentes, en compliquant toujours plus une dispute que le seul passage du temps ne saurait résoudre. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 97 DOSSIER Le réveil des frontières Ò POUR ALLER PLUS LOIN Israël/Palestine : multiples limites mais quelle frontière ? L’image du mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie vient facilement à l’esprit quand on pense aux figures de frontières fermées. Pourtant, en 2016, il n’existe toujours pas de frontière interétatique reconnue par les gouvernements israélien et palestinien et la construction du « mur » est inachevée. En revanche, de nombreuses autres fermetures apparaissent dans l’espace israélo-palestinien. Une référence, à défaut d’une frontière : la Ligne verte On trouve d’abord la « Ligne verte », tracée lors de l’armistice de 1949 entre Israël et ses voisins. Les accords stipulaient qu’elle ne préfigurait pas des frontières futures, celles-ci ne pouvant être déterminées que par un processus diplomatique. Mais en 1967, l’État hébreu envahissait des espaces situés au-delà de cette limite – Golan, Gaza, Cisjordanie, Sinaï. Le Conseil de sécurité de l’ONU réagissait par la résolution 242, enjoignant l’État d’Israël de se retirer des Territoires occupés et reconnaissant ainsi la Ligne verte comme une frontière de facto. Du côté égyptien, le traité de paix Sadate-Begin de 1979 permettait le retrait israélien du Sinaï et l’établissement de la frontière sur une partie de la Ligne verte. Du côté jordanien, le royaume hachémite renonçait officiellement à la Cisjordanie en 1988, et la frontière était tracée en 1994, non pas le long de la Ligne verte, mais le long des vallées du Jourdain et d’Arabah. En revanche, les retraits israéliens de la bande de Gaza (2005) et du sud du Liban (2006), opérés de façon unilatérale, n’aboutirent à aucune frontière reconnue par les parties. De même, au début 2016, il n’existait toujours pas de frontière officielle entre Israël et la Syrie et le plateau du Golan demeurait un territoire occupé aux yeux du gouvernement syrien. La Ligne verte est cependant restée une référence. Durant le processus de paix dit d’Oslo, à partir de 1993, les négociateurs palestiniens s’y rappor- 98 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 taient pour définir leurs revendications spatiales. Puis, en 2002, le gouvernement israélien affirmait que la « barrière de sécurité » se déploierait le long de cette ligne. Cependant, il ne la considérait pas comme une frontière interétatique. Selon lui, les négociations devaient se poursuivre, permettant un redécoupage futur des frontières, avec des échanges de territoires de part et d’autre. L’édification de cette barrière de plus de 700 km de long a été approuvée par le gouvernement israélien sans recueillir l’avis de l’Autorité palestinienne, en mettant en avant des raisons « sécuritaires », dans le contexte de la seconde Intifada. Il s’agissait d’empêcher les attaques meurtrières en limitant strictement la circulation des personnes. Mais, au fur et à mesure de sa construction et des procès à son encontre, d’autres motivations ont été dévoilées, et parfois même avouées par le gouvernement. Tout d’abord, seuls 20 % de l’ouvrage suivent la Ligne verte, le reste englobant des terres palestiniennes, si bien que 9,4 % de la superficie totale de la Cisjordanie se retrouvent du côté contrôlé par Israël, ce qui a été perçu comme une annexion. Le régime de propriété foncière n’est toutefois pas modifié, les agriculteurs palestiniens peuvent se rendre sur leurs terres en passant par des portes aménagées. Mais ce tracé place 85 % des colons israéliens du côté occidental de l’enceinte : le gouvernement a admis que la protection d’un nombre optimal de citoyens israéliens faisait partie de ses objectifs. Il en a profité pour renforcer son contrôle territorial par l’entremise des colonies. Les ONG B’Tselem et Bimkom ont montré que l’espace tampon entre la Ligne verte et la barrière de sécurité comprenait également un grand nombre de lieux non construits, ce qui permettait d’inclure les projets d’agrandissement des colonies 1. Le tracé Bimkom et B’Tselem, Under the Guise of Security, Routing the Separation Barrier to Enable the Expansion of Israeli Settlements in the West Bank, Bimkom et B’Tselem, Jérusalem, 2005. 1 © Wikimedia Commons En cours d’édification depuis 2002, le mur de séparation entre Israël et la Cisjordanie est dénommé « barrière », « clôture de sécurité israélienne », « zone de couture », « barrière antiterroriste » ou « muraille de protection » par les Israéliens et « mur de la honte » ou « mur d’annexion » par les Palestiniens. Long de plus de 700 km, son tracé ne recoupe que 20 % de la Ligne verte. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 99 DOSSIER Le réveil des frontières contre le passage de la barrière ont abouti au déplacement du tracé. En revanche, dans les banlieues de Jérusalem, la Cour suprême israélienne a reconnu que l’édifice ne remplissait pas uniquement une finalité sécuritaire, mais qu’il défendait les « intérêts politiques d’Israël », à savoir le maintien de l’annexion de Jérusalem-Est. En outre, l’objectif « sécuritaire » était perçu dans un sens extensif par le gouvernement. Les auteurs du rapport d’enquête préliminaire commandé par le gouvernement écrivaient : « Tsahal n’a pas de solution concrète pour les trois principaux problèmes liés à la zone de suture : les activités hostiles de terrorisme, la délinquance et les individus présents de façon illégale » 2. Ainsi, bien que les attentats fussent systématiquement évoqués dans les discours officiels au moment de l’édification de l’obstacle, les petits délits – cambriolages par exemple – et les migrations clandestines – souvent de nature économique – étaient également visés. Cette conception extensive de la sécurité se retrouve dans d’autres cas de frontières fortifiées, par exemple entre les États-Unis et le Mexique. Un objectif désormais prioritaire : la séparation L’emploi de l’expression « zone de suture » révèle qu’avant la création de la barrière, le gouvernement israélien ne considérait pas la Ligne verte comme une frontière divisant des pays et des hommes, mais au contraire comme l’espace du rapprochement de liens distendus durant la partition (1948-1967). En effet, après 1967, en étendant le système juridique et administratif israélien à la Cisjordanie, l’État hébreu avait dans un premier temps cherché à intégrer les territoires occupés dans un « Grand Israël ». illustre donc sans doute les futures revendications de souveraineté de l’État hébreu. Plusieurs procès intentés auprès de la Cour suprême israélienne Rapport cité dans Kobi Michael et Amnon Ramon, A Fence Around Jerusalem. The Construction of the Security Fence Around Jerusalem, Jerusalem Institute for Israel Studies, Jérusalem, 2004. 2 100 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Pourtant, ce modèle de la fusion a curieusement cohabité avec celui de la séparation, jusqu’à ce que ce dernier devienne dominant. Ainsi, les documents de planification israéliens pour la Cisjordanie préconisaient « la séparation afin d’empêcher la constitution de blocs d’implantations arabes » 3. Les colonies, Meron Benvenisti, The West Bank Data Project: A Survey of Israel’s Policies, American Enterprise Institute for Public Policy Research, Washington, 1984. 3 construites principalement à partir des années 1980, se sont alors insérées entre des bourgs palestiniens afin de segmenter la continuité territoriale et elles se sont entourées d’une clôture. Elles ne s’intégraient donc pas dans leur environnement local, mais étaient à l’inverse fortement reliées au territoire israélien situé à l’ouest de la Ligne verte, par des voies express contournant les localités palestiniennes et dont l’accès était restreint pour les Palestiniens dès la première Intifada (1987). La séparation se renforça durant la seconde Intifada (2000), avec l’émergence en Cisjordanie et à Gaza de multiples contraintes physiques : plus de 500 checkpoints, monticules de terre et blocs en ciment étaient comptabilisés dans les années 2010 par l’Office de coordination humanitaire des Nations Unies. Ceux-ci se superposaient à la fragmentation territoriale créée par les accords d’Oslo, qui maintenait – en principe pour une période intérimaire – 60 % de la Cisjordanie sous contrôle militaire israélien (zones C). Puis, plus récemment, en 2015, la ville de Jérusalem a vu s’ériger de nouveaux murs. En riposte aux attentats, des blocs de béton ont enfermé les quartiers palestiniens de Jabal Mukaber et Ras al-Amoud, coupant les liaisons routières avec les quartiers israéliens voisins mais aussi avec le centre de la Ville sainte et les autres quartiers palestiniens. Basel Natsheh et Cedric Parizot, « La séparation sous l’angle du trafic de biens de consommation courante entre Israël et la Cisjordanie », in Stéphanie Latte Abdallah et C. Parizot (dir.), À l’ombre du Mur. Israéliens et Palestiniens entre séparation et occupation, Actes Sud, Arles, 2011, p. 153-184. 5 I. Salenson, « Le schème de la clôture en Israël-Palestine », L’Espace géographique, vol. 38, 2009, p. 207-221 ; I. Salenson, Jérusalem, bâtir deux villes en une, Éditions de l’Aube, La Tour d’Aigues, 2014. 4 La séparation entre Israël et la Palestine ne s’est donc pas matérialisée autour d’une frontière unique. Elle s’illustre par de multiples dispositifs administratifs et limites physiques. Toutefois, malgré les mesures de fermeture, les échanges entre les sociétés et les économies israéliennes et palestiniennes se sont poursuivis, voire renforcés dans certains domaines, depuis l’irruption de la barrière. D’une part, celle-ci n’est construite qu’aux deux tiers, ce qui permet de préserver des passages. Un nombre important d’ouvriers cisjordaniens ont ainsi continué à se rendre en Israël pour y travailler, sans détenir nécessairement un permis. D’autre part, les différences de réglementations et de coûts de production (salaires, prix moyens, etc.), accentuées depuis le processus d’Oslo et la création de l’Autorité palestinienne, ont été mises à profit par des acteurs économiques israéliens et palestiniens pour développer des activités informelles, sources de revenus. Les trafics de biens de consommation courante se sont ainsi développés 4. La multiplication des limites ne signifie donc pas que les sociétés israéliennes et palestiniennes sont devenues hermétiques. Cependant, la prédominance de l’objectif prioritaire de séparation sur différents plans, à différentes échelles et sur une longue durée historique 5 rend peu crédible l’option d’un État binational démocratique et équitable. Irène Salenson * * Chercheuse associée au Centre de recherches français de Jérusalem. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 101 La frontière entre la Bolivie et le Brésil Une invention des conquérants Laetitia Perrier Bruslé * * Laetitia Perrier Bruslé est géographe, maître de conférences à l’université de Longue de 3 200 km, la frontière entre la Bolivie et le Brésil traverse les espaces centraux du continent PRODIG (Pôle de recherche pour sud-américain. Sa progressive construction accompagne l’organisation et la diffusion de l’information géographique). le processus d’occupation de cette marge au centre du continent. Son déplacement vers l’ouest témoigne de la conquête territoriale du Brésil, tandis que la Bolivie, centrée sur les Andes, a hérité de l’Empire espagnol un désintérêt pour ses plaines orientales. Lorraine et membre du laboratoire « Une frontière ça ne se voit pas, c’est une invention des hommes. La nature s’en fout. » Jean Renoir, La Grande Illusion, 1937. La frontière entre la Bolivie et le Brésil s’établit au centre du continent sud-américain. De l’Amazonie, au nord, aux marais du Pantanal, au sud, elle traverse des zones de faible densité de population, souvent hors de contrôle des États. Pour cette raison, elle fut longtemps une frontière de papier, définie par les chancelleries dans l’ignorance des réalités locales. Plus que toute autre frontière, elle est d’abord une invention des hommes. Invisible sur le terrain, elle tire sa légitimité de son ancienneté, en tant qu’héritière du méridien établi à Tordesillas en 1494 pour partager le monde. Un récit historique en trois étapes révèle que sa progressive translation vers l’ouest est le résultat de logiques d’occupation territoriale différentes de la part des Portugais-Brésiliens, d’une part, et des Espagnols-Boliviens, d’autre part. Les premiers progressent résolument vers le centre du continent, tandis que les seconds, qui tirent leurs richesses des Andes, délaissent leurs marges orientales. C’est ainsi que si les frontières sont toujours une invention des hommes, en Amérique du Sud elles renvoient tout particulièrement aux États et à leur forme de territorialisation. Une frontière à la pliure du monde (1492-1801) La frontière entre la Bolivie et le Brésil trouve son origine à Tordesillas, en Espagne, à des milliers de kilomètres des forêts d’Amazonie et des marais du Pantanal qu’elle traverse. Au crépuscule du xve siècle, le pape Alexandre VI Borgia se soucie de l’ordre du monde et assiste, préoccupé, à la rivalité commerciale grandissante entre les Espagnols et les Portugais. Ces derniers sont devenus maîtres de la route des Indes en contournant l’Afrique par l’est. En 1491, les rois catholiques sont en passe d’achever la Reconquête et s’intéressent Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 103 DOSSIER Le réveil des frontières La construction de la frontière Bolivie Brésil. Lorsque les bandeiras brésiliennes fixèrent la ligne Ne gro Japurá apo zone Ama Barcelos (1754) Belém (1616) 648) avare (1 poso T Ra Exp ira (16 édition de Teixe 3 7) e ed M Tocantins o isc nc ra oF Sa os Di r ad M ús Pur ad ei ra N Salvador Gua por é/I Vila Bela (1752) Cuiabá (1719) teñ ez Vila Boa - Goiás (1725) Pa Coimbra Tietê ra na Sucre a aib ran Santa Cruz Océ a n P a cifique Rio de Janeiro Pa Para g ua y Asunción São Paulo Océan Atlantique Buenos Aires La conquête brésilienne de l’intérieur fixe la frontière (principalement dans sa portion centrale) 1 000 km Les traités internationaux sanctionnent le déplacement vers l’ouest Territoire occupé par les Portugais au XVIe siècle Ligne de Tordesillas (1494) Bandeiras de découverte du XVIIe siècle La ligne du traité de Madrid (1750) Bandeiras commerciales du XVIIe siècle Portions de la frontière modifiées plus tardivement Monçoes du XVIIIe siècle Les avancées brésiliennes dans le bassin amazonien Les villes de l'or Villes capitales Villes de l’intérieur 104 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Source : Martine Droulers, Brésil : une géohistoire, PUF, 2001. Réalisation : Lætitia Perrier Bruslé, 2016. La Paz © BNF http://gallica.bnf.fr/ark :/12148/btv1b525032167/f1.item déjà à l’Orient. Ils se laissent pourtant emporter par le rêve d’un aventurier qui les convainc que l’océan est petit et que la Terre est ronde. Christophe Colomb en est certain, c’est par l’ouest, sur cette route libre de l’emprise portugaise, qu’il faut atteindre les Indes. Deux semaines après le retour de son premier voyage, le pape s’inquiète de possibles affrontements ibériques. Par la bulle Inter Caetera (1493), il entend partager l’Atlantique. Les Portugais gardent le privilège de la route par l’est, et les Espagnols celui de la route de l’ouest, ouverte par Christophe Colomb. Au-delà des Açores, détenues par les Portugais, les eaux et les terres seront sous domination espagnole, à charge pour eux de christianiser ces Indes-là. Un an plus tard, à Tordesillas, les Ibériques règlent entre eux les modalités de ce partage du monde. Intuition qu’il existe des terres à conquérir au-delà des Açores ? Volonté de contrer l’hégémonie naissante espagnole ? En tout cas, les Portugais obtiennent un déplacement de 370 leguas (soit quelque 2 100 km) à l’ouest de la ligne fixée par le pape. Ce qui leur donne a priori des droits sur la bande côtière du futur Brésil. C’est donc une frontière maritime qui donne naissance à la frontière terrestre qui départagea l’Amérique du Sud. Malgré cette filiation biaisée, le méridien reste une référence incon- Ce planisphère a été élaboré en 1573 par Domingos Teixeira, cartographe portugais, à la demande de Philippe II. C’est une des premières cartes qui montre le partage des routes maritimes entre les Espagnols et les Portugais. Au centre de la carte, le méridien de Tordesillas départage les aires d’influence espagnole et portugaise. tournable tant dans les traités frontaliers à venir que dans les historiographies nationales. Sur le terrain, les effets de ce partage sont ambivalents. Les Brésiliens y voient un stimulus de leur conquête. Il leur laisse une portion si congrue qu’ils n’ont pas d’autres options que repousser la ligne de Tordesillas. Côté espagnol, en revanche, son existence endort la vigilance d’un Empire qui tire sa richesse des Andes où se concentrent les mines. Au pied des montagnes, les terres orientales incapables d’offrir une liaison directe vers l’Atlantique sont délaissées. Jésuites et bandeirantes Deux figures historiques incarnent cette relation différenciée à la ligne : le père jésuite et le bandeirante portugais qui s’affrontent dans le ventre mou de l’Amérique du Sud tout au long des xviie et xviiie siècles. Le premier fonde des missions, rassemble les indigènes, développe l’agriculture et l’élevage. Il établit un contrôle territorial dans des terres jadis occupées par des « Indiens sauvages ». L’ensemble des missions constitue un môle de résistance à l’avancée portugaise. Les pères défendent le front dans une allégeance relative au roi d’Espagne. Leur Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 105 DOSSIER Le réveil des frontières puissance devient telle qu’ils sont finalement expulsés, des possessions portugaises, en 1759, et espagnoles, en 1767. En face, les bandeirantes, aventuriers et commerçants, partent de São Paulo pour se lancer dans des raids de rapines vers l’intérieur du continent, d’où ils rapportent or et esclaves. Héros nationaux, ils repoussent toujours plus loin la ligne de Tordesillas et donnent au futur Brésil sa dimension de pays continent. Au milieu du xviiie siècle, leurs échauffourées inquiètent cependant les cours ibériques. Le siècle des Lumières commence. Les États modernes ne peuvent plus se satisfaire de ces confins imprécis où se dissout l’autorité centrale, ni de ces lignes idéales tracées dans des époques où les papes se piquaient de géopolitique. L’heure des traités La découverte de l’or rend aussi plus impérieux le partage des ressources. L’heure des traités frontaliers a sonné. À Madrid, en 1750, les négociateurs portugais arrivent mieux armés. Il faut dire que la publication de la carte du monde du géographe et cartographe français Guillaume Deslile (1720) a montré l’ampleur de l’avancée portugaise au-delà du méridien de Tordesillas. Alerté, le roi du Portugal, João V (1706-1750), a lancé une entreprise ambitieuse de cartographie pour défendre les prétentions territoriales portugaises en Amérique. Alexandre de Gusmão, l’habile négociateur portugais, impose alors aux négociateurs espagnols deux principes fondamentaux : celui de l’uti possidetis selon lequel l’occupation d’un territoire entraîne son attribution, et celui de l’abandon du méridien de Tordesillas. En dépit des péripéties diplomatiques qui suivirent, le traité de Madrid reste l’acte fondateur de la frontière lusitano-espagnole. Certes, comme au temps de Tordesillas, la ligne est une frontière de papier définie à des milliers de kilomètres du terrain. Cependant, en s’appuyant sur le tracé des fleuves, elle se pare des atours d’une frontière naturelle, la notion étant en vogue en ce milieu du xviiie siècle. Cela l’ancre plus profondément sur le continent. 106 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Les États nationaux et la conquête de la frontière (1801-1903) Cet ancrage n’est toutefois pas égal sur toutes les parties du terrain et sa stabilité s’en voit rapidement affectée. La portion centrale de la frontière de 1750, qui suit le cours du fleuve Guaporé – Iteñez, ne sera plus jamais discutée. Elle s’appuie sur les fortifications portugaises établies au xviiie siècle par le marquis de Pombal (1699-1782) et elle reprend le parcours emprunté par les expéditions commerciales portugaises. À partir des indépendances, alors que la pièce change d’acteurs, ce sont les portions sud et nord, en Amazonie et le long du Paraguay, qui donnent matière à discussion. En 1822, le Brésil devient un empire, qui jouit d’un État central fort, et la capitale est transférée à Rio de Janeiro. De l’autre côté de la frontière, la Bolivie est la plus fragile de toutes les républiques issues de l’Empire espagnol. Fondée en 1825, la Bolivie n’a pas de structures étatiques solides, elle ne s’appuie sur aucune nation et dispose d’un vaste territoire hors de contrôle. Simon Bolivar lui-même ne croit pas possible sa survie. Un an après sa fondation, il milite pour son ralliement au Pérou. « La Bolivie ne peut continuer à vivre ainsi, parce que le Río de la Plata et l’empereur du Brésil pourraient causer [sa] destruction 1. » Bolivar est un visionnaire. Son pays éponyme perd dans le premier siècle de son indépendance plus de la moitié de son territoire. Dans ce face-à-face inégal, la frontière entre la Bolivie et le Brésil se construit. Malgré les indépendances, quelques constantes, héritées de l’époque coloniale, perdurent. Les pouvoirs politiques, même établis sur le continent, connaissent toujours relativement mal les zones frontalières. Le traité de 1867 signé entre la Bolivie et le Brésil montre les conséquences de cette méconnaissance géographique sur le tracé des frontières. Dans sa portion sud, il fait perdre Lettre de Simón Bolívar à Antonio José de Sucre, Magdalena, le 12 mai 1826. Reprise dans Vicente Lecuna, De Bolivar à Sucre: Selected Writings of Bolivar, H. A. Bierck, New York, 1951. 1 Cependant, c’est dans la définition de la portion nord que les effets de la méconnaissance du terrain sont les plus patents. Établi dans des régions amazoniennes, le tracé montre la persistance des États à tracer des frontières de papier. En dehors des Indiens insoumis, il n’y a personne dans la région. L’uti possidetis ne peut s’appliquer. Les diplomates tracent alors sur des cartes imprécises des lignes rectilignes. Parmi elles, celle surnommée la Ligne verte, car elle traversait des régions selvatiques, reste dans les annales de l’histoire des frontières par sa bizarrerie. À l’ouest, elle part du Madeira à 10° 20’de latitude sud. À l’est, en terres inconnues, tout devient confus. La Ligne, stipule le traité, sera est-ouest jusqu’à rencontrer les sources, inconnues, du Javari. S’il s’avère que ces sources sont au nord de la Ligne, une ligne droite nord-sud sera tracée pour les rejoindre. Les diplomates ne se doutent pas que les sources sont à quelque 400 km plus au nord à 7° 10’de latitude. La ligne parallèle devient ainsi un trait oblique qui intègre au territoire bolivien toutes les riches régions caoutchoutières du haut Acre et du haut Purús. Or, il se trouve que quelque temps après la définition de cette improbable frontière, le caoutchouc devient justement une ressource mondialisée. En cette fin de xixe siècle, l’Europe en a besoin pour ses vélos et, bientôt, pour ses voitures. Jusqu’en 1913, le latex sud-américain est en situation de quasi-monopole, les prix flambent. À La Paz, on dit que le caoutchouc ce sont des livres sterling qui poussent sur les arbres. La ruée vers l’enfer vert lance plus de 300 000 hommes, venus du Nordeste brésilien, en direction de l’Amazonie. En Bolivie, près de 80 000 hommes remontent du sud pour rejoindre les zones de production. Comment contrôler cette richesse et ces aventuriers ? L’État bolivien, avec sa poignée de fonctionnaires, est bien démuni pour faire valoir sa souveraineté. © Laetitia Perrier Bruslé à la Bolivie son accès direct au Paraguay, en contradiction avec les termes du traité de Madrid de 1750. Les bornes frontalières, héritées de cette période, se retrouvent à l’intérieur du Brésil. Si le recul territorial représente à peine 50 000 km², la perte d’un accès à l’océan Atlantique via le fleuve Paraguay est grave pour le pays. Cette borne frontalière fut apportée du Portugal et installée en 1754 sur les rives du fleuve Jauru pour marquer sur le terrain l’emplacement de la frontière. En 1883, ayant perdu tout son sens en raison du déplacement vers l’ouest de la frontière, elle sera installée sur la place principale de Caceres, à quelque 60 km de la frontière bolivienne. Après une série d’échauffourées locales en 1899, la Bolivie cède finalement le territoire de l’Acre en concession au Bolivian Syndicate of New York (1901), une internationalisation de l’Amazonie que le Brésil juge inacceptable. Le baron de Rio Branco, diplomate brésilien, convainc les Boliviens que l’Acre, habité par des Brésiliens, ne sera jamais bolivien. Il leur Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 107 DOSSIER Le réveil des frontières Les imbroglios frontaliers lors du boom du caoutchouc Japurá g Ne ro es Solimõ Amaz ali one Uc ay fé Te ri a Yav Sources inexplorées du Yavari a ru Ju Boa Vista Purus FRONTIÈRE DE 1777 VE RT TER E PRÉ TAT IO E IN a ND NE eir CO Crato LIG ad (SE 67 xi 18 Itu 6°52' M N) Porto Velho Puerto Alonso Projet de chemin de fer FRONTIÈRE DE 1867 (PREMIÈRE INTERPRÉTATION) Villa Bella Cachuela Esperanza Guayramerín Riberralta Xapuri i os Di Ben e de M ad r Porvenir Puerto Maldonado Gu apo Cuzco ré / It eñe z Reyes Apolo Pressions sur les frontières Remontée des seringueiros brésiliens en amont des fleuves Trinidad 200 km Évolution du tracé des frontières Frontière de 1777 Les caucheros boliviens à la conquête du Nord-Ouest Frontière de 1867 (1re interprétation) Zone de forte présence brésilienne dans une région sous souveraineté bolivienne jusqu'en 1903 Frontière de 1867 (2e interprétation accord 1898) Villes fondées lors du boom du caoutchouc Frontière de 1903 (avec les rectifications de 1928) Autres villes Douane bolivienne de Puerto Alonso 108 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Source : Martine Droulers, Brésil : une géohistoire, PUF, 2001. Réalisation : Lætitia Perrier Bruslé, 2016. 10°20' propose de résoudre la question de l’enclavement bolivien grâce à un chemin de fer reliant le rio Madeira, en Bolivie, au Mamoré, affluent de l’Amazone. En 1903, le traité de Petrópolis est signé entre les deux pays. Il entérine la cession de l’Acre (191 000 km²) au Brésil en échange de 2 millions de livres sterling pour construire un chemin de fer capable de désenclaver l’Amazonie bolivienne. De nouveaux projets à de nouvelles échelles (de 1903 à nos jours) La plus importante perte territoriale de la Bolivie fit peu parler d’elle. C’est sans doute que, hormis les patrons du caoutchouc, la Bolivie avait abandonné depuis longtemps l’idée d’être un pays amazonien. Pour le Brésil, le traité, au contraire, sanctionne un mouvement ancien de conquête de l’ouest lancé au xvie siècle par les bandeirantes. Le dernier différend frontalier entre les deux pays solde, de façon logique, les comptes de deux nations qui avaient projeté sur leurs confins centraux des valeurs différentes. La Bolivie ne contestera jamais ces traités. Les accords ultérieurs n’introduisent que quelques petits réaménagements de la ligne frontalière. En 1938, dans le cadre d’une série de traités signés entre la Bolivie et le Brésil, une déclaration du Brésil ajoutée en note complémentaire met un point final, et sans aucune publicité, à l’histoire d’une ligne, commencée cinq siècles plus tôt à Tordesillas : le Brésil déclare reconnaître comme définitif le territoire bolivien. Un peu plus tôt dans le siècle, en 1915, l’effondrement des prix du caoutchouc a de toute façon fait retomber la région dans l’oubli. La fièvre passée, la frontière, en traversant des zones pauvres, a alors perdu sa dimension conflictuelle. Qui se soucie de partager la misère ? La fixation de la ligne frontalière ne fait pas pour autant disparaître la question frontalière. Tout au long du xxe siècle, et tout particulièrement lors des dictatures militaires, les États, des deux côtés de la frontière, ambitionnent d’achever la conquête de leur territoire. La frontière devient l’espace pionnier encore insoumis qu’il faut intégrer pour parfaire l’unité territoriale. C’est aussi, dans un registre plus messianique, la page vierge sur laquelle la civilisation doit avancer pour écrire l’histoire et parfaire sa mission. Des deux côtés de la frontière, en Bolivie et au Brésil, l’objectif est donc le même : combler le vide pour que la frontière interne, qui marque la limite du territoire réellement occupé, rejoigne la frontière externe, limite internationale du pays. Les moyens pour le réaliser sont fort inégalement répartis. Le Brésil peut compter sur un « peuple de pionniers et de bâtisseurs 2 ». Depuis les bandeirantes, la conquête de l’ouest est au cœur de la mythologie nationale et se traduit dans les faits par un processus ininterrompu de migrations internes. Cette conquête pionnière trouve sa légitimité dans les analyses d’une école géopolitique brésilienne qui érige l’occupation de la frontière en condition d’existence du pays. Ces théories orientent l’action de l’État brésilien qui, dès les années 1940, organise la conquête des marges. Dans les territoires fédéraux du CentreOuest (l’Acre et le Guaporé créés en 1943), les possibilités sont immenses : construction de routes, distribution de terres, etc. En un demisiècle, aux portes de la Bolivie, la population est multipliée par cinquante. En Bolivie, le xxe siècle est aussi celui de l’intégration nationale et de la conquête des marges. Cependant, si les discours se font écho de part et d’autre de la frontière, les forces à lancer dans la bataille sont très différentes. La Bolivie ne dispose pas de structures étatiques capables de se projeter dans les terres orientales. Jusqu’au début des années 1990, il n’y a pas de route bolivienne, par exemple, pour rejoindre le département amazonien du Pando. La Bolivie est aussi contrainte par sa faiblesse démographique. Faute d’hommes, la colonisation agricole ne dépasse pas les piémonts andins (Chapare, Santa Cruz, Norte La Paz). Raymond Pébayle, Les Brésiliens pionniers et bâtisseurs, Flammarion, Paris, 1989. 2 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 109 DOSSIER Le réveil des frontières La frontière interne reste bien en deçà de la frontière externe. Seule la volonté de mettre en valeur le front économique généré par le différentiel frontalier attire des commerçants arrivés des Andes dans la zone frontalière aux portes du Brésil. Ils viennent grossir les villes boliviennes de la frontière. Ailleurs, celle-ci reste dépeuplée face au puissant Brésil. La frontière Bolivie-Brésil : un modèle ? Malgré ses 3 200 km de long, la frontière entre la Bolivie et le Brésil a perdu de son ampleur. De la magistrale ligne de partage du monde, elle est devenue la frontière d’un des plus petits pays d’Amérique du Sud et de son grand voisin. En dépit de cette contraction, elle a gardé sa valeur heuristique pour l’analyse des frontières en Amérique du Sud. Elle montre tout d’abord la tension permanente entre la frontière externe, limite internationale du pays, et la frontière interne qui marque l 110 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 la limite de l’occupation territoriale par l’État et la société. Toutes les entreprises de colonisation interne au xxe siècle œuvrent à réduire le hiatus établi entre ces deux limites. l L’histoire de cette frontière révèle aussi la disjonction entre son existence dans les traités internationaux, la frontière de papier, et son inscription sur le terrain, souvent rendue plus aléatoire par l’absence d’hommes et de réelle occupation territoriale. l La frontière pose plus généralement la question de l’État en Amérique du Sud. Dans les zones frontalières, il peine à exister. Il est coincé entre des acteurs internationaux qui profitent du vide central pour établir des enclaves mondialisées – missions jésuites, patrons du caoutchouc, etc. – et des populations locales métissées et jouissant d’une grande liberté – en raison justement de l’absence de l’État. C’est dans cette triple tension qu’il faut comprendre le destin de toutes les frontières sud-américaines, au-delà du cas bolivianobrésilien. n © AFP / Dimitar Dilkoff Définir et défendre les frontières en Europe DOSSIER Le réveil des frontières Les frontières de l’Europe à l’épreuve de la violence Philippe Bonditti * * Philippe Bonditti est maître de conférences à l’European School of Political and Social Sciences L’arrivée massive en Europe de migrants fuyant la guerre ou des conditions misérables d’existence a relancé le débat sur (ICL) et chercheur associé au Laboratoire les frontières de l’Europe, que les récents épisodes de violence des théories du politique (LABTOP), université Paris 8-CNRS. à Paris et à Bruxelles ont encore renforcé. Face à l’immense défi que les transformations contemporaines de la violence et des mobilités internationales représentent pour les États, l’urgence n’est pas au rétablissement des frontières, mais plutôt à l’élaboration d’un meilleur diagnostic des problèmes politiques de notre époque. (ESPOL), Université catholique de Lille « Crise de Schengen », « crise des migrants », « crise migratoire »… Après s’être porté sur l’économie et sa financiarisation hasardeuse, le grand discours de la crise s’est emparé des frontières et des mobilités. Ainsi, depuis 2015, certains n’ont pas hésité à annoncer – voire à souhaiter publiquement – la « mort de Schengen », tandis que d’autres se demandaient si l’espace ainsi nommé allait survivre à la « crise des migrants »… Tant par son imprécision – qu’est-ce au juste que Schengen ? – que par son déficit de sens – que peut bien signifier « crise des migrants » ? –, ce discours révèle un défaut de diagnostic des problèmes politiques dont souffre notre époque. A fortiori lorsque ces derniers – qu’il s’agisse de la violence, des migrations ou des frontières – fonctionnent avec des enjeux qui dépassent désormais les stricts cadres nationaux à l’intérieur desquels ils semblent ne plus parvenir à trouver leur solution. Et si ces crises que désignent les commentateurs n’étaient en fait que les expressions d’une autre crise plus invisible, plus profonde et plus transversale à la fois ? 112 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Les transformations contemporaines de la violence et des mobilités internationales s’accompagnent d’une profonde mutation de la frontière, qu’il s’agisse de la manière dont nous en sommes venus à (nous) la représenter mentalement ou sur des cartes – par la figure géométrique ligne –, ou de la faire fonctionner – comme mécanisme de démarcation. Le pire, dans le scénario actuel, serait de faire converger Schengen – comme espace de contrôle – et antiterrorisme – comme mauvaise solution au problème de la violence. Les frontières : entre violence et migration, sécurité et identité Depuis quelques années, la question des frontières, notamment européennes, est portée principalement par deux discours, non exclusifs l’un de l’autre. Le « discours-terrorisme » évoque la violence et ses transformations contemporaines. En se limitant à la violence non étatique, c’est-à-dire l © Istvan Ruzsa / AFP à celle des individus, éventuellement regroupés en organisations, il décrit des personnes ou des groupes clandestins agissant de manière transnationale, faisant fi des frontières géographiques des États et déjouant les contrôles aux frontières. Il établit donc le diagnostic de l’inefficacité du contrôle aux – ou des – frontières face à la multiplication et à l’intensification des mobilités à l’échelle planétaire et l’opportunité qu’elles représenteraient pour les entrepreneurs de violence. Ici, la problématique de la frontière a partie liée avec celle de la sécurité entendue au sens traditionnel de l’absence de menace, et la réponse des gouvernants est celle de la coopération renforcée dont nous verrons qu’elle fait aussi fi des frontières interétatiques, en particulier lorsqu’elle en vient à s’appuyer sur les systèmes informatiques. S’il s’est amplifié à chaque nouvel épisode de violence depuis le 11 septembre 2001 – à Madrid en 2003, à Londres en 2005, à Paris en 2015 et encore à Bruxelles en mars 2016 –, ce discours n’est toutefois pas apparu avec les actes terroristes de ce début de siècle. Il remonte aux années 1970, époque au cours de laquelle le terrorisme, le crime organisé et le trafic de drogue commencent à s’installer sur les agendas Vue aérienne d’un groupe de migrants, bloqués en septembre 2015 dans le no man’s land situé à la frontière entre la Hongrie et la Serbie. Les autorités hongroises, estimant que l’Union européenne ne prenait pas les mesures nécessaires pour contenir le flot important de candidats au passage de cette frontière extérieure de Schengen, ont alors commencé à ériger un mur le long de cette ligne. policiers des États. En témoigne la création, en 1975, du groupe TREVI 1, forme embryonnaire de la coopération policière en Europe. À l’échelle de notre époque contemporaine, il s’agit donc d’un discours déjà ancien mais, à l’échelle de « l’histoire longue » chère à Fernand Braudel, c’est un discours très récent, qui ne se contente pas de décrire les transformations de la violence mais ajoute aussi à la violence criminelle d’un côté, à la guerre de l’autre, une violence qui ne s’identifie ni absolument à la première ni exactement à la seconde. Cette violence que l’on veut dire terroriste aurait notamment pour caractéristique de se déployer de manière transversale au système moderne des frontières géographiques. Acronyme de « Terrorisme, radicalisme, extrémisme, violence internationale », le groupe TREVI a été constitué le 1er juillet 1975, dans un cadre informel. Il réunissait les ministres de l’Intérieur et de la Justice des neuf États membres de la Communauté économique européenne (CEE) ainsi que ceux des États associés. 1 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 113 DOSSIER Le réveil des frontières Le deuxième discours sur les frontières se centre sur les migrations. Il fait état du développement important des mouvements de populations à l’échelle planétaire pour des raisons toutes aussi tragiques les unes que les autres, allant des disparités économiques croissantes aux guerres en passant par les dérèglements climatiques. Toutes génèrent des déplacements de populations et des flux migratoires sans précédents, lesquels mettent à mal le système des frontières. retour au système des frontières tel qu’il existait avant Schengen, et même avant la Communauté économique européenne (CEE), c’est-à-dire un retour au système d’une Europe des Étatsnations. L’imaginaire de la frontière n’est pas seulement celui d’une ligne de démarcation absolument hermétique aux flux non souhaités, mais celui aussi d’une frontière-ligne qui colle absolument à la nation. La frontière a ici partie liée avec l’identité nationale. Contrairement au « discours-terrorisme », celui sur les migrations n’est ni aussi homogène ni aussi univoque quant à la réaction que les États et l’Europe – en fait « les Europes », celles de Schengen, de l’Union et des États-nations – se devraient de proposer. Deux grands récits prédominent et mettent en scène des postures politiques incompatibles – souverainiste, voire nationaliste pour le premier, libérale, voire ultralibérale pour le second – desquelles découlent des solutions radicalement différentes. À l’opposé, l’option libérale suggère sinon la pleine ouverture des frontières, en tout cas des économies dénationalisées et intégrées aux flux continus d’échanges mondialisés qui doivent être facilités à tout prix. Dans cette perspective, la réaction à l’arrivée massive de migrants n’est pas le repli des États-nations sur eux-mêmes, mais le renforcement de la frontière extérieure de l’Europe, id est une solution en apparence collective mais qui charge en fait certains États plus que d’autres – aujourd’hui la Grèce, l’Italie ou l’Espagne et, plus encore, les États limitrophes comme la Turquie ou les pays du Maghreb – de la responsabilité du filtrage, voire du blocage des flux. l L’idée d’une incapacité des sociétés européennes elles-mêmes en voie de précarisation à accueillir dignement les migrants – voire, pour les plus nationalistes, celle du risque accru de tensions et de dissolution de l’identité nationale que pourrait générer une arrivée massive de migrants – s’oppose à celle du devoir de solidarité vis-à-vis de populations en danger. Cette seconde réponse se teinte toutefois d’un certain opportunisme économique lorsque les appels à la solidarité déguisent une volonté d’assurer au pays d’accueil une ressource économique – main-d’œuvre, potentiel de consommation – dont ce dernier pourrait venir à manquer. Les tenants du premier récit accusent les élites gouvernantes d’avoir renoncé à la prérogative de contrôle par les États de leurs propres frontières. Ils dénoncent vertement l’« option Schengen » qui aurait rendu certains États dépendants d’autres pour le contrôle des frontières extérieures de l’Europe. Ce n’est plus ici le seul déficit ou l’inefficacité du contrôle aux – ou des – frontières qui est mis à l’index comme dans le « discours-terrorisme ». Ce que préconisent les positions souverainistes – et plus encore nationalistes –, c’est un 114 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Schengen et Frontex (voir infra) incarnent dès lors la solution à la difficile équation entre promotion ou incitation des flux présentés comme vitaux pour le bon fonctionnement des économies mondialisées d’un côté, et contrôle des flux pour limiter les problèmes qui y sont potentiellement associés d’un autre. L’imaginaire de la frontière n’est plus ici celui de cette ligne absolument imperméable que les premiers cherchent à matérialiser en dressant des grillages ou en érigeant des murs, mais celui d’un mécanisme plus flexible de surveillance et de filtrage pouvant être activé en cas de nécessité. De l’analyse de ces discours ressortent deux principaux enseignements. D’abord, qu’on ne parle jamais des frontières en elles-mêmes ou pour elles-mêmes, mais toujours en rapport à des formes variables de mobilité. Dans un cas, il s’agit de celle d’individus inscrits dans des pratiques de violence, dans l’autre de celle, agrégée et plus massive, de migrants fuyant des conditions d’existence impossibles. L’Union européenne et ses frontières (2016) Islande Espace Schengen Membres de l'Union européenne Finlande Entre sept. 2015 et mars 2016 : Norvège Réintroduction d’un contrôle temporaire Suède Surveillance, barrière physique renforcée Estonie Russie Lettonie Danemark Lituanie Irlande Biélorussie Pays-Bas Belgique Pologne Allemagne Luxembourg Ukraine Rép. tchèque Slovaquie France Moldavie Autriche Suisse Hongrie Slovénie Roumanie Croatie Bosnie-H. Italie Portugal Espagne Serbie Monténégro Kosovo ARYM* Albanie Bulgarie Grèce Malte Algérie Maroc Tunisie * ARYM : Ancienne république yougoslave de Macédoine Sources : Portail de l'Union européenne, http://europa.eu ; Frontex, http://frontex.europa.eu Contrairement à ce que suggèrent les discours les plus conservateurs, la frontière – au moins telle que nous en sommes venus à la comprendre à l’époque moderne, c’est-àdire comme ligne-démarcation – n’est donc pas quelque chose qui existe en soi, mais toujours de manière relative, en rapport avec le mouvement. Plutôt que de frontières, il conviendrait de parler 500 km Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016 RoyaumeUni Kali. de « pratiques de frontiérisation » comprises comme des processus par lesquels ce que nous appelons « frontière » se construit et se transforme continuellement. L’analyse de ces discours sur la violence et les migrations suggère ensuite que deux conceptions de la frontière semblent désormais Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 115 DOSSIER Le réveil des frontières s’affronter. D’une part, celle d’une frontière leurs le credo originel de la CEE. Conformément comprise comme ligne qui, démarquant les à la convention de Schengen initialement ratifiée nations entre elles, fait vivre des identités natiopar la France, la Belgique, les Pays-Bas, le nales différenciées en distinguant le « Nous » Luxembourg et l’Allemagne (19 juin 1990), du « Eux », le citoyen de l’Italie (27 novembre 1990), l’étranger. D’autre part, l’Espagne et le Portugal celle – encore en cours (25 juin 1991), l’espace Plutôt que de de stabilisation – d’une frontières, il conviendrait Schengen a pris une existence frontière comprise comme plus concrète – et non seulede parler de “pratiques ensemble de points spatiament juridique – le 26 mars lement distribués dans de frontiérisation” 1995. l’espace auxquels peut comprises comme des L’ « acquis de Schengen » s’établir le contrôle perma- processus par lesquels désigne l’ensemble des règles, nent de tout ce qui flue. directives et règlements qui ce que nous appelons organisent la libre circulation Notre époque est celle “frontière” se construit des personnes et des marchand’une âpre négociation dises et compensent la levée entre ces deux approches. et se transforme des frontières intérieures Il pourrait en émerger une continuellement par un renforcement de la conception radicalement frontière extérieure. Il a été renouvelée de la frontière inscrit dans le droit de l’Union européenne par qui ne sera ni précisément celle de la frontièrele traité d’Amsterdam en 1999. Dans un règleligne ni exactement celle du nuage de points. ment du 26 mars 2006, le Parlement européen et « Schengen » et certaines dispositions commule Conseil ont réaffirmé le principe de libre circunautaires nous offrent quelques indices quant à lation, et aussi précisé les règles de franchissece qui se met en place. ment et de contrôle aux – ou des – frontières extérieures de l’espace Schengen dans le Code Schengen frontières Schengen. et l’Union européenne : Il s’ensuivit la publication par la Commission européenne du Manuel Schengen, laboratoire de la frontière destiné aux gardes-frontières, qui harmonise les à venir ? règles communes applicables au contrôle aux Schengen, c’est d’abord le nom par lequel frontières. Entre-temps, en 2005, l’Union s’était on désigne communément l’espace aujourd’hui dotée de son Agence européenne pour la gestion composé des territoires des 26 États signataires de la coopération opérationnelle aux frontières de la convention d’application (convention de extérieures (Frontex) des États membres de Schengen) de l’accord du même nom (accord l’Union européenne puis, en 2007, d’un réseau de Schengen) signé en 1985 par la France, le européen de patrouilles maritimes 2 et d’équipes Benelux (Belgique, Pays-Bas, Luxembourg) d’intervention rapide aux frontières 3 activées et ce qui était encore à l’époque la République comme outil d’assistance technique et opérafédérale d’Allemagne. tionnelle en soutien à un État membre confronté à une pression migratoire subite. Finalement, en En prévoyant la suppression progressive décembre 2015, a été créé un corps européen de des contrôles aux points de matérialisation des “ „ frontières intérieures de l’espace Schengen en gestation, l’accord de Schengen marque un approfondissement de l’objectif de libre circulation déjà porté au titre des priorités du traité de Rome qui avait fait de la libre circulation des travail116 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Le European Border Patrols Network (EBPN), déployé à la frontière maritime méridionale de l’Europe. 3 Les RApid Border Intervention Teams (RABIT), établies par le règlement (CE) no 863/2007 du Parlement européen et du Conseil du 11 juillet 2007. 2 © Wikimedia Commons gardes-frontières et de gardes-côtes consacrés à la protection des frontières extérieures de l’Europe. Tous ces éléments ont participé de l’illusion de la formation progressive d’un espace (intérieur) de liberté, de sécurité et de justice (ESLJ), consacré comme tel par le traité de Lisbonne en 2009, selon un même mouvement d’homogénéisation du contrôle en interne d’une part, de formation d’une limite extérieure d’autre part. Mouvement qui aurait en fait reproduit celui de la formation des États modernes territoriaux, et donc permis de représenter sur des cartes, c’est-à-dire de situer dans le monde, cette « Europe Schengen » qui n’est ni l’Europe continentale ni celle de l’Union européenne, mais un espace extensible et à géométrie variable 4 encore largement indéterContrairement à une idée reçue assez répandue, l’accord de Schengen prévoit la possibilité pour ses États membres de suspendre la liberté de circulation et de rétablir le contrôle à ses frontières, comme cela a par exemple été le cas après les attentats de Paris en novembre 2015. 4 Indication de la frontière entre les Pays-Bas et la Belgique au sol d’un café de la commune néerlandaise de Baarle-Nassau, contiguë à la commune belge de Baerle-Duc. Celle-ci se caractérise par le fait qu’une partie de son territoire est enclavée en territoire néerlandais. miné du point de vue de ses formes comme de celui de sa nature politique. Pourtant, par-delà la production massive de normes, de règles et de manuels ou la mise en place de Frontex et d’unités d’intervention spécialisées, les plus récentes études sur l’effectivité du contrôle aux – ou des – frontières et la mise en œuvre concrète de l’idéal de libre circulation donnent à voir tout autre chose. Frontière-ligne, frontière-zone et discrétisation de la frontière Ces travaux montrent d’abord que la frontière extérieure en construction ne reproduit pas tant le modèle de la frontière-ligne de la modernité politique qu’elle ne donne existence à des frontières-zones via les opérations de Frontex qui placent sous surveillance de vastes régions frontalières, terrestres et maritimes, afin de Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 117 DOSSIER Le réveil des frontières déceler d’éventuels flux de personnes. En d’autres termes, la maîtrise de la frontière extérieure de l’Europe n’implique plus seulement du contrôle à la frontière et un travail de vérification de (ce) qui entre et de (ce) qui sort en un point fixe et bien déterminé dans l’espace, mais un travail de vigilance étendu dans le temps et l’espace. Cette surveillance et le travail de renseignement – au sens de collecte et d’analyse d’informations – qu’elle implique constituent le cœur de mission de l’agence Frontex, devenue « le point nodal d’une architecture de contrôle des frontières en réseau, auquel se connectent les praticiens et les pratiques étatiques de contrôle des frontières 5 ». Le lancement, en 2013, du système européen de surveillance des frontières (Eurosur) relève de cette même rationalité. Ce réseau de communication protégé vise l’interconnexion des mécanismes nationaux de surveillance des frontières pour permettre aux pays européens, en lien avec Frontex, de partager en temps réel des images et des données recueillies par une grande variété d’outils de surveillance – satellites, hélicoptères, drones, patrouilles… À terme, il doit permettre l’intégration progressive des systèmes de surveillance frontalière des pays membres dans un « environnement commun de partage de l’information ». Eurosur est une étape supplémentaire dans un processus plus vaste de mise en réseau des moyens du contrôle aux – ou des – frontières. Une précédente étape avait été le lancement, en 2008, du système d’information sur les visas (Visa Information System, VIS), un fichier informatique dans lequel sont rassemblées les données des demandeurs de visa. Consultable depuis les postes consulaires des pays signataires de Schengen où sont enregistrées – et en partie étudiées – les demandes de visa, VIS signale le caractère toujours plus distribué dans l’espace du contrôle des frontières. Il n’est plus seulement effectué aux frontières mais aussi dans le pays de départ, c’est-à-dire bien Julien Jeandesboz, « Au-delà de Schengen », in Sabine Dullin et Étienne Forestier-Peyrat, Les Frontières mondialisées, PUF, Paris, 2015, p. 84. 5 118 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 en amont de l’arrivée au poste-frontière 6. La possible mise en place d’un fichier Passenger Name Record (PNR) 7, à l’image de celui mis en place par l’administration américaine après le 11 Septembre, généraliserait ce processus à tous les voyageurs. En tant qu’il incorpore désormais les outils, les techniques et les savoirs de l’informatique à tous les niveaux – vérification, renseignement, surveillance – pour s’établir dans un mode de fonctionnement en réseau, le contrôle aux – ou des – frontières participe d’une profonde discrétisation de celles-ci. L’image susceptible de pouvoir rendre compte de la frontière n’est en effet plus tant celle de la frontière-ligne que celle d’un ensemble de points distribués dans l’espace auxquels s’opère le contrôle de tout ce qui flue via de multiples connexions à des systèmes de bases de données contenant les informations à propos des individus, des biens et des capitaux en mouvement. Si, avec la modernité politique, la frontière a eu pour fonction de border, de clore et de démarquer selon un principe d’ouverture ou de fermeture, elle semble dorénavant plutôt agir pour assurer la parfaite traçabilité 8 de tout, via un contrôle permanent des flux qui s’amorce dans le pays de départ et se prolonge dans l’espace Schengen. Contrôle ou libre circulation ? Ce qui se met en place avec Schengen n’est pas seulement une liberté croissante – même si bien réelle – de circuler pour les citoyens européens ou ceux qui y sont autorisés, mais aussi la constitution d’un espace du contrôle qui, resitué dans le contexte plus large de l’intéElspeth Guild et Didier Bigo, « Schengen et la politique des visas », Cultures & Conflits, no 49, printemps 2003, p. 5-21 (http://conflits.revues.org/921). 7 Ce fichier est élaboré à partir des dossiers passagers des compagnies aériennes et renseigné dès la réservation d’un titre de transport par un passager. Il inclut de nombreuses données personnelles (noms, prénoms, date de naissance, adresses personnelle et professionnelle, numéros de carte de paiement, etc.) automatiquement transmises aux autorités du pays de destination et avant même le départ de l’avion. 8 Philippe Bonditti, « L’Europe : tracer les individus, effacer les frontières », CERISCOPE Frontières, 2011 (http://ceriscope.sciences-po.fr/content/part2/leurope-tracer-lesindividus-effacer-les-frontieres). 6 gration européenne, émerge d’un processus complexe qui mêle : – l’autorisation donnée aux douanes de contrôler de manière aléatoire les transports de marchandises et les titres de séjour sur l’ensemble de l’espace Schengen, et non seulement aux frontières intérieures comme c’était auparavant le cas ; – l’intensification de la coopération policière et judiciaire en matière pénale avec la création, en 1999, d’un Office européen de police (Europol) et, en 2002, du mandat d’arrêt européen ; – l’enregistrement d’un nombre croissant d’individus dans des bases de données toujours plus nombreuses et interconnectées. On notera ainsi la création, dès 1995, du système d’information Schengen (SIS), désormais instrument central de la coopération policière en Europe. Fichier informatique physiquement localisé à Strasbourg et consultable par les polices des États signataires de la convention via des terminaux nationaux partout disponibles dans l’espace Schengen, il contient les informations relatives à certaines catégories de personnes – personnes recherchées ou interdites de séjour notamment – et à certains objets – voitures volées ou armes à feu par exemple. Une version 2 du SIS est à l’étude depuis quelques années. Elle doit permettre d’y raccorder le VIS et le fichier Eurodac 9, opérationnel depuis 2003. On mentionnera également le système européen d’information sur les casiers judiciaires (European Criminal Records Information System, ECRIS) qui, depuis 2012, permet aux États membres d’échanger des informations sur des condamnations juridiques par le recoupement automatisé des casiers judiciaires. S’ajoute encore le Réseau d’échange sécurisé d’informations (Secure Information Exchange Network Application, SIENA) 10 d’Europol qui, Eurodac, créé en 1996, enregistre les empreintes digitales des migrants irréguliers et doit permettre de vérifier s’ils ont demandé l’asile dans un autre État. 10 Système de communication utilisé pour gérer l’échange d’informations opérationnelles et stratégiques sur la criminalité entre les États membres, Europol et des tiers avec lesquels Europol a conclu des accords de coopération. depuis 2012, dispose aussi de sa base de données Europol Information System (EIS) 11. Il est donc erroné de penser que Schengen et – ou – la construction européenne signeraient un affaiblissement du contrôle et, par conséquent, de la sécurité, comme certains aiment à le laisser croire depuis les épisodes violents de Paris et de Bruxelles. Tout au contraire, la promotion de la libre circulation et la suppression des frontières intérieures en Europe ont fonctionné de pair avec un accroissement sans précédent du contrôle des individus. On en veut pour preuve l’extraordinaire rapidité avec laquelle les services de police et de renseignement ont pu rassembler les informations ayant permis d’identifier – en moins de quarante-huit heures ! – les auteurs de ces violences. Il a bien fallu, pour que ces informations soient si rapidement rassemblées, qu’elles aient été préalablement collectées, attestant l’émergence de ce que certains ont parfois dénoncé comme une « Europe du contrôle ». Crier à la « crise de Schengen » ou à une « faille » du renseignement, c’est ignorer la réalité concrète de Schengen, les transformations contemporaines de la sécurité et la multiplication des contrôles qui finissent par noyer dans la masse infinie des informations collectées les services en charge de la protection des individus. Ici surgissent aussi les limites de l’antiterrorisme et l’erreur de diagnostic à propos des transformations contemporaines de la violence qui n’affectent pas seulement la violence non étatique mais celle aussi des États. Crise du modèle tellurique et géométrique de la modernité Ces transformations révèlent une crise qui n’est celle ni de Schengen ni des migrants, mais plutôt celle du modèle tellurique et géomé- 9 Cette base de données alimentée par les États membres et l’agence Europol en vue de faciliter l’échange d’informations entre services de police des États membres contenait, en décembre 2014, des informations à propos de 236 606 objets et 61 885 personnes suspectées ou convaincues d’actes criminels. 11 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 119 DOSSIER Le réveil des frontières trique 12 de la modernité politique. Ce modèle a permis à la frontière-ligne de remplir sa fonction de démarcation en distinguant des États-nations théoriquement pacifiés en interne et toujours susceptibles de se faire la guerre entre eux. Il a aussi permis à la violence d’être contenue et aux mobilités à l’échelle de la planète d’être réglées en circulations internationales par un ensemble de mécanismes – dont le passeport et le contrôle aux frontières. Or, sous l’effet de la multiplication, de l’intensification, de la massification et de En tant qu’il renvoie à la terre – les frontières délimitent des portions de terre – et qu’il use des outils de la géométrie euclidienne – la ligne et la surface en particulier – pour la représentation mentale et cartographique des États. 12 120 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 l’hétérogénéisation des flux planétaires qu’il a lui-même rendues possibles, ce modèle tellurique et géométrique implose aujourd’hui et, avec lui, l’ensemble des mécanismes par lesquels les problèmes de la violence et des mobilités avaient pu trouver leur solution à l’époque moderne. Dans cette perspective, Schengen et les dispositions communautaires liées au contrôle des – ou aux – frontières s’apparentent à la solution – encore inachevée et plus qu’imparfaite, en particulier lorsqu’elle se fait espace du contrôle – qu’une certaine Europe s’est donnée voilà un quart de siècle pour reconfigurer sa manière d’exister dans le monde et son rapport au monde. n Ò POUR ALLER PLUS LOIN Lampedusa, avant-poste frontalier de l’espace Schengen « Nous vînmes à une île qu’on appelle Lampedouse […] et nous trouvâmes un ermitage ancien dans les roches, […] il y avait des oliviers, des figuiers, des ceps de vigne et d’autres arbres […]. Nous entrâmes sous la seconde voûte et trouvâmes deux corps de gens morts, dont la chair était toute pourrie ; les côtes se tenaient encore toutes ensemble et les os des mains étaient sur leurs poitrines ; et ils étaient couchés vers l’Orient, de la manière que l’on met les corps en terre. » Jean de Joinville [v. 1224-24 décembre 1317], La Vie de saint Louis, Dunod, Paris, 1995. Comme dans cette chronique, par Joinville, du retour du roi Louis IX – saint Louis – libéré de sa prison égyptienne en 1250, Lampedusa n’a cessé, depuis des siècles, de servir d’escale dans la traversée de la Méditerranée. Elle apparaît ici, autant qu’une oasis maritime, comme un mystérieux cimetière. Fernand Braudel la décrivait comme l’une des trois « pierres de gué » du détroit de Sicile, avec Pantelleria et Linosa 1. Depuis les années 1990, l’île a pris dans les médias valeur de symbole surexposé de la frontière extérieure d’un curieux ensemble territorial, l’« espace Schengen ». Elle n’a cessé d’alimenter un imaginaire littéraire et cinématographique 2, au-delà des épisodes saturés d’une mise en scène médiatique marquée par « l’urgence » récurrente. Un processus de construction historique et politique Lampedusa est une petite île de seulement 20,2 km2, située au sud de la Sicile et à 150 km de la côte tunisienne et à un peu plus de 300 km de de la côte libyenne. Vivant essentiellement du tourisme depuis le déclin de la pêche, elle dépend administrativement de la Région autonome sicilienne, de la préfecture d’Agrigente et de la commune des îles Pélagie. En plus de ses 6 000 habitants, elle a une capacité d’accueil touristique de plus de 60 000 personnes 3. Le centre de Contrada Imbriacola, situé en marge du bourg touristique, a vu sa dénomination et, L’auteur remercie Jean-Louis Tissier pour ces deux suggestions historiques. 2 Notamment les films Fuocoammare de Gianfranco Rosi (2015) ou Terraferma de Emanuele Crialese (2011). 1 partant, sa fonction et son statut juridique changer. Initialement voué aux premiers soins, à l’accueil et au transfert des exilés, en particulier des demandeurs d’asile, il est devenu après de nombreuses évolutions un centre d’identification contrainte, de rétention et de détention. Depuis 2015, il est le premier des « hotspots » 4 institués par l’Union européenne. Ces multiples changements compliquent la tâche pour établir si ce qui s’y déroule est toujours conforme aux différentes normes juridiques, qu’elles soient nationales ou internationales. D’autant plus que la théâtralisation de l’urgence – l’île a été le lieu d’événements aussi variés qu’un meeting de Marine Le Pen, en 2011, et une visite du pape, en 2013, – a, à plusieurs reprises, été suivie de mesures relevant de l’exceptionnalité juridique – allant jusqu’à la déclaration d’état d’urgence humanitaire et au renforcement de la présence de l’armée –, toutes mesures qui accentuent le flou juridique. Un retour sur la chronologie permet de comprendre en quoi Lampedusa est bien le résultat d’un processus de construction historique et politique qui ne relève pas de l’inévitable 5. L’île n’était, Annalisa Lendaro, « “No finger print !” : Les mobilisations des migrants à Lampedusa, ou quand l’espace compte », L’Espace politique, no 25, 2015-1 (http://espacepolitique.revues.org/3348). 4 Les hotspots consistent à assister les pays concernés par l’afflux de migrants, dans un cadre communautaire, afin qu’ils puissent remplir leurs obligations de contrôle, d’identification, d’enregistrement et de prises d’empreintes digitales des arrivants. 5 Rutvica Andrijasevic, « How to Balance Rights and Responsibilities on Asylum at the EU’s Southern Border of Italy and Libya », Centre on Migration, Policy and Society, Working Paper, no 27, University of Oxford, 2006 (www.statewatch.org/news/2006/sep/rutvica-andrijasevic-wp.pdf), et Paolo Cuttitta, « La “frontiérisation” de Lampedusa, comment se construit une frontière », L’Espace politique, no 25, 2015-1 (http://espacepolitique.revues.org/3336). 3 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 121 DOSSIER Le réveil des frontières avant l’ouverture du centre en 1996 et la légalisation de la rétention administrative des étrangers, qu’un point de passage où ceux qui accostaient ne restaient pas vingt-quatre heures avant de rejoindre le continent. Avec les lois Martelli (1990), Turco-Napolitano (1998) et Bossi-Fini (2002), les mesures restrictives ont renforcé certaines procédures, notamment le renvoi et l’expulsion. La durée maximale de la rétention administrative y est passée successivement de trente à soixante jours, puis à dix-huit mois. Ainsi, selon que les transferts sont facilités ou au contraire retardés, la population du centre a pu varier d’une centaine de personnes à plus de 6 000. Ces variations dépendent des arrivées mais surtout des décisions de vider le centre – avec notamment un épisode où les retenus ont été transférés sur des navires pendant quelque temps –, de le fermer – comme en décembre 2013 – ou, au contraire, d’attirer l’attention du public sur son surpeuplement. À plusieurs reprises, comme en 2008 ou en 2011, le centre a été le théâtre de révoltes et d’incendies. Des manifestations ont aussi été organisées, comme en 2013, par les retenus qui refusaient la prise d’empreintes digitales pour ne pas être obligés, du fait du système de Dublin, de déposer leur demande d’asile en Italie. Depuis la fin des années 1990, les interpellations en mer au large de Lampedusa ont varié de façon apparemment erratique : 30 000 en 2008, 459 en 2010, 51 000 en 2011, 5 000 en 2012, 14 000 en 2013, 4 000 en 2014…, avec un pourcentage tout aussi erratique du total des étrangers appréhendés aux frontières de l’Italie (82 % en 2006 et en 2011, 10 % en 2010, 2,5 % en 2014). Le « système » Lampedusa l Ce « système » relève tout d’abord de ce qu’on peut appeler la « diplomatie des migrations ». Des accords de réadmission et des accords bilatéraux visant à déléguer à la Tunisie la lutte contre « l’émigration clandestine », moyennant des aides économiques importantes, ont été passés, à partir de 1998, avec le régime de Ben Ali. Ils ont eu pour effet de dévier les départs vers la côte libyenne. 122 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Le second gouvernement Berlusconi (2001-2005) a ensuite mené des tractations avec le gouvernement de Mouammar Kadhafi. En échange de son engagement à surveiller sa frontière maritime extérieure, la Libye a reçu non seulement les excuses officielles de l’Italie pour son passé colonialiste, mais elle s’est également vu offrir un retour inespéré sur la scène diplomatique européenne ainsi que des partenariats économiques. Le gouvernement libyen n’a pas hésité à faire pression sur l’Italie en laissant partir davantage de migrants quand ses intérêts étaient en jeu, allant jusqu’à les contraindre à embarquer au moment de l’intervention militaire de 2011 qui a conduit à la chute du régime. À l’autre bout de la chaîne, lorsqu’en 2012 les exilés de Lampedusa reçurent des laissez-passer pour se rendre dans un autre pays de l’espace Schengen et y déposer leur demande d’asile, c’est le gouvernement français qui a réagi et rétabli le contrôle de sa frontière avec son voisin transalpin. ailleurs, le renforcement des patrouilles maritimes dans les eaux territoriales italiennes et au-delà, durant certaines périodes, a abouti à dérouter des embarcations vers Lampedusa au détriment d’autres côtes. Les opérations sont menées par la marine militaire italienne conjointement avec Frontex. Créée en 2004 après le sommet de Thessalonique, cette Agence européenne pour la gestion de la coopération opérationnelle aux frontières extérieures des États membres de l’Union européenne est effective depuis la mise en place des équipes d’intervention rapide aux frontières (Rapid Border Intervention Teams, RABIT) en 2007. l Par L’intervention en mer de Frontex est loin d’être simple. L’Union européenne n’étant pas un État, elle ne peut battre pavillon. Frontex doit donc co-louer des bateaux avec un État membre qui assume la responsabilité de son comportement en mer au regard du droit maritime international 6. Or, celui-ci, hors des eaux territoriales, n’autorise pas le détournement d’une embarcation et impose une assistance obligatoire aux embarcations en danger et le respect des droits de l’homme. Il n’autorise pas non plus l’intervention dans les eaux Seline Trevisanut, Immigrazione irregolare via mare, diritto internazionale e diritto dell’Unione europea, Publications de l’université de Cagliari, Jovene Editore, Cagliari, Naples, 2012. 6 © Marina Militare / HO / AFP En septembre 2014, une frégate achemine vers l’île italienne de Lampedusa des migrants qu’elle a secourus en mer. Plus proche des côtes africaines que des côtes italiennes, l’île est devenue l’objectif de nombreux migrants qui, au péril de leur vie, tentent la traversée sur des embarcations de fortune à partir de la Libye et de la Tunisie. territoriales d’un pays tiers – à moins d’une décision de l’ONU, comme dans le cas de la lutte contre la piraterie au large de la Somalie. Les États membres peuvent donc avoir une réticence à s’engager dans une coopération effective avec Frontex. Après les naufrages dramatiques de 2012, l’Italie a lancé l’opération Mare Nostrum pour faciliter les sauvetages en mer et renforcer le contrôle de la frontière maritime. Rome a dû assumer presque entièrement le coût élevé de cette opération (6 millions d’euros par mois) qui, en novembre 2014, avait permis de sauver 144 000 personnes. Mare Nostrum a ensuite été relayée par l’opération Triton, financée par Frontex (3 millions d’euros par mois), qui est toutefois davantage un dispositif de surveillance que de sauvetage. c’est le système local de la gestion du centre de Lampedusa qui entre en jeu. Dans les premières années, cette gestion a été confiée à la Croix-Rouge italienne avant de faire, en 2002, l’objet d’une délégation de service public auprès d’un prestataire, la confraternité catholique Misericordie. l Enfin, En 2012, la maire écologiste de l’île, Giusi Nicolini, a pointé le fait que Lampedusa résultait d’une conjonc- Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 123 DOSSIER Le réveil des frontières tion d’intérêts : d’une part, ceux du gouvernement qui y voit une manière de contenir les arrivées dans un lieu ultrapériphérique ; d’autre part, ceux du secteur économique de la gestion du centre, qui a remplacé le bénévolat des premières années et parvient à capter des subventions substantielles qui sont attribuées en fonction du nombre de personnes présentes et qui ont fini par représenter, comme ailleurs en Sicile, une source d’emplois et de profits non négligeable 7. lll L’île de Lampedusa a donc fait l’objet d’une « frontiérisation » 8. Les migrants se retrouvent à y faire des étapes aussi périlleuses qu’humiliantes depuis qu’il est devenu impossible pour beaucoup de ressortissants des pays du Sud, y compris pour les demandeurs d’asile, de voyager sans visa ni d’obtenir un visa à destination d’un pays de la zone Schengen. Dans tous les cas, les naufrages en mer et la réalité du centre de Lampedusa ne doivent rien à la fatalité, une image qui ressort trop souvent dans les reportages télévisés. Serge Weber * Marie Bassi, « Politiques de contrôle et réalités locales dans la gestion des migrations “indésirables” en Sicile », in Camille Schmoll, Hélène Thiollet et Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Migrations en Méditerranée, CNRS Éditions, Paris, 2015, p. 159-168. 7 124 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 * Géographe, université Paris-Est Marne-la-Vallée. 8 Paolo Cuttitta, op. cit. Les frontières allemandes : un problème continental Christine de Gemeaux * * Christine de Gemeaux est professeur des Universités en études germaniques, équipe ICD Suscitant conflits et tensions, les frontières allemandes, fluctuantes, ont longtemps posé problème à l’Europe à l’université François-Rabelais en général et aux territoires germaniques en particulier. de Tours et directrice des Cahiers d’histoire culturelle ainsi que de la Elles furent avant tout symboliques, car l’Allemagne collection « Carrefours d’empires » ne se constitua pas en État avant 1871. Les conflits (Éditions Le Manuscrit) . majeurs du xxe siècle sont liés à cette problématique. La frontière germano-allemande (1949) et le mur de Berlin (1961) en sont issus. La fixation des frontières et l’intégration européenne de l’Allemagne dans son ensemble doivent attendre 1990. Se pose désormais un problème d’actualité : l’ouverture ou la fermeture des frontières allemandes face aux migrants ? La question frontalière continue d’être débattue et reflète un problème continental. (Interactions culturelles et discursives), 1 « Frontières “allemandes” » : l’expression pose problème, car historiquement la caractéristique de ces frontières est leur imprécision, leur fréquent déplacement – au fil des guerres –, voire leur effacement, sans oublier l’actuelle question de leur ouverture ou de leur fermeture. Quant à la qualification d’« allemandes », elle rappelle que l’Allemagne n’est devenue entité étatique qu’en 1871. Or, la notion de frontière, prise ici dans son sens politique, est liée à celle d’État : « Les frontières géographiques sont entendues comme les frontières des États et l’État est d’abord territorial 2. » Ses principales publications sont : De Kant à Adam Müller. Éloquence, espace public et médiation (1790-1815), Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2012 ; Empires et colonies. L’Allemagne, du Saint Empire au deuil postcolonial, Presses universitaires Blaise-Pascal, 2010 ; Ernst Robert Curtius (1886-1956). Origines et cheminements d’un esprit européen, Peter Lang, 1998. 2 Voir Didier Bigo, « Frontières, territoire, sécurité, souveraineté », CERISCOPE Frontières, 2011 (http://ceriscope.sciencespo.fr/content/part1/frontieres-territoire-securite-souverainete). 1 Sachant que l’ensemble territorial germanique a longtemps fluctué au centre du continent sans constituer un État, ce lien est particulier. Quid des frontières « allemandes » en deçà de 1871 et quid des répercussions de cette situation dans la longue durée, en particulier depuis 1945 et 1991 ? Dans quelle mesure cette dimension des frontières éclaire-t-elle la « question allemande » sur le continent ? Comment le problème des frontières se pose-t-il dorénavant, à l’heure des nouveaux phénomènes migratoires ? Des frontières symboliques à défaut de frontières naturelles ? Actuellement, la République fédérale d’Allemagne (RFA) compte 4 823 km de frontières terrestres et maritimes fixes avec ses neuf voisins – Danemark, Pays-Bas, Belgique, Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 125 DOSSIER Le réveil des frontières Luxembourg, France, Suisse, Autriche, République tchèque, Pologne –, sans oublier quelques petites villes enclavées en Belgique et en Suisse 3. Mais cette stabilité est relativement récente. Pour le comprendre, il convient de s’interroger sur la question des « bornes naturelles » du pays. Selon l’historiographie traditionnelle (1800-1960 4), la géographie diffuse du centre de l’Europe aurait représenté un handicap mais aussi un atout pour l’Allemagne, poussée au dynamisme territorial. Cette géographie lui aurait dicté ses lois politiques et sa carte mentale. Au cours des siècles, le pays aurait – naturellement ou pas – visé à sa plus grande expansion territoriale, empiétant sur les pays limitrophes. Ce modèle d’interprétation naturaliste, symbolique et déterministe, adopté par de nombreux chercheurs allemands 5 – souvent à tendance nationaliste –, est désormais démythifié. De fait, « la frontière est la cristallisation d’un rapport de force guerrier dans un espace donné » : les frontières étatiques correspondent « au temps du rapport de force gelé dans de l’espace 6 » et le principe d’intangibilité des frontières, longtemps porté aux nues, est aujourd’hui remis en question 7. Qu’en est-il plus précisément pour l’Allemagne ? Les limites septentrionales maritimes – la mer du Nord et la mer Baltique, hormis les 68 km qui séparent le pays du Danemark – et méridionales montagneuses – les Alpes, les Monts métallifères de Bohème, la forêt de Pour la Suisse, sur la rive droite du Rhin, c’est la ville de Büsingen am Hochrhein qui appartient au Land allemand du Bade-Wurtemberg, mais est enclavée entre les cantons suisses de Schaffhouse, Thurgau et Zurich. Pour la Belgique, et suite au traité de Versailles qui lui attribua les territoires allemands d’Eupen et Malmedy, ce sont les cinq bourgs de Munsterbildchen, Rötgener Wald, Rückschlag, Mützenich et Riutzhof, du côté occidental de la ligne de chemin de fer belge des Fagnes/Vennbahn, qui sont devenus des enclaves allemandes. 4 Hans-Dietrich Schultz, « Les frontières allemandes dans l’histoire : un “diktat” de la géographie ? », traduction d’Olivier Mannoni, Revue germanique internationale, 1/1994, p. 107-121 (https://rgi.revues.org/429). 5 Hagen Schulze, Wir sind was wir geworden sind, Munich, 1987. 6 Didier Bigo, citant Michel Foucher, Fronts et frontières. Un tour du monde géopolitique, Fayard, Paris, 2004. 7 Jacques Ancel, Géographie des frontières, Gallimard, Paris, 1938. 3 126 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Bavière – semblent claires. Il n’en va pas de même des limites orientales et occidentales. Historiquement, les territoires germaniques de l’Antiquité et ceux du Saint Empire romain germanique du Moyen Âge ont occupé une vaste étendue ouverte entre Rhin, Danube et Europe centre-orientale. Au cœur du continent, « l’Allemagne » formait un ensemble territorial naturellement contrasté, dépourvu de périphérie nette. Un espace en mouvement, un lieu de passage entre la mer du Nord et la Méditerranée et sur les axes est-ouest, avec les migrations germaniques du iie au ve siècle lancées par les Goths, et les grandes invasions dues aux Huns des ive-vie siècles, « gravant dans l’inconscient collectif un sentiment de vulnérabilité 8 ». Tous ces mouvements permirent le brassage des tribus germaniques avec les populations celtes et slaves, mélangées dans leur implantation en Europe centrale, nonobstant les contacts avec les troupes romaines par-delà le limes 9. Ce limes, système de fortifications construit par Rome, de Bonn à Ratisbonne, pour protéger l’Empire, représente la première frontière matérialisée entre Germanie romaine (inférieure et supérieure : rive gauche du Rhin) et Germanie libre (rive droite). C’était une suite de palissades, rythmée à intervalles réguliers par des tours de guet et des camps fortifiés. Dans les représentations identitaires allemandes, il est la barrière symbolique entre germanité et romanité, le long du Rhin et du Danube. Ce sont en effet essentiellement les fleuves qui servirent de premiers points de repère et de bornes-frontières naturelles : à l’ouest le Rhin mythique, au sud le Danube et à l’est l’Oder. Rappelons que la frontière Oder-Neiße représenta au xe siècle la borne orientale de l’Empire germanique et que les Alliés utilisèrent cette même borne pour partager l’Europe à l’issue de la Seconde Guerre mondiale. Jean-Paul Cahn, « La question des frontières allemandes », in J.-P. Cahn et Ulrich Pfeil (dir.), L’Allemagne 1945-1961 : de la « catastrophe » à la construction du Mur, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve d’Ascq, 2008, p. 59. 9 Limes, terme latin, qui signifie barrière ou « route » et correspond en Allemagne, du nord-ouest au sud-est, à une frontière longue de 550 km. 8 © Wikimedia Commons / Kevin Rutherford Elle ne fut fixée que le 12 septembre 1990 comme frontière avec la République de Pologne. Reste que cette fixation tardive, résultat de graves conflits guerriers, révèle à quel point le problème de l’État allemand avait été long et difficile à résoudre. Transformations des frontières et des États allemands Au gré des changements politico-étatiques, les changements frontaliers furent légion dans l’histoire allemande et affectèrent tout le continent. On peut distinguer huit moments principaux à partir des cartes politiques 10 : la Germanie antique puis l’empire de Charlemagne ; les frontières du Saint Empire romain germanique ; la Confédération germanique à partir de 1815 ; le iie Empire allemand entre 1871 et 1918 ; la « L’Allemagne et ses frontières en 8 cartes », L’Histoire, cartothèque, 13 novembre 2014 (www.histoire.presse.fr/ressources/ cartotheque/allemagne-ses-frontieres-13-11-2014-122425). 10 Avant de devenir une attraction touristique, le mur de Berlin fut, entre 1961 et 1989, une frontière de béton qui scella la division de l’Europe et celle du monde entre les deux Grands (ici un défilé de Trabant en 2014). République de Weimar et ses frontières (1919) ; les frontières du iiie Reich entre 1938 et 1945 ; les frontières des deux Allemagnes – RDA et RFA entre 1949 et 1990 ; et enfin celles de la République fédérale d’Allemagne. Les évolutions frontalières sont allées de pair avec les évolutions politiques mais, longtemps, il n’exista pas un État, seulement des États allemands, et donc pas de frontières communes pérennes. Le Saint Empire (962-1806) en représente le meilleur exemple. Construction symbolique, sans réel pouvoir politique, il chapeautait de très nombreux États territoriaux, eux-mêmes issus des royaumes germaniques (regna) aux frontières fluctuantes, induisant des conflits intergermaniques et continentaux. Les marches de l’Empire étaient particulièrement diffuses. L’ordre des chevaliers teutoniques les étendit vers l’Est par les conquêtes du Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 127 DOSSIER Le réveil des frontières xiie siècle, le long de la Baltique. Dans la tradition impériale, leur mission était de christianiser l’espace et de garder les frontières. Les territoires teutoniques firent allégeance à l’Empereur mais restèrent à l’extérieur des limites impériales. De ces zones tampons, entre centre et périphérie, se constitua en 1525 le duché de Prusse qui, pour s’agrandir, conquit la Silésie (1742), prit part aux partages de la Pologne (1773, 1792, 1795) et poursuivit une realpolitik de la puissance militaire pour repousser ses frontières, « en lien avec l’organisation et le développement de l’État 11 ». À l’Ouest, on constate une plus grande stabilité des frontières jusqu’à la guerre de Trente Ans (1618-1648) et aux conquêtes françaises du xviie siècle. À l’occasion des traités de Westphalie (1648), la France obtint l’Alsace et l’espace lorrain germanique. Le nouveau tracé des frontières fut un élément déterminant des affrontements ultérieurs entre la France et l’Empire. Après l’occupation napoléonienne de l’Europe, le congrès de Vienne réorganisa le continent et créa la Confédération germanique (Acte de 1815). Les frontières du Saint Empire furent alors reprises et officiellement étendues à l’Est : l’électron libre prussien était intégré au Reich. Mais ses frontières orientales ne devinrent frontières allemandes qu’en 1871. Le concept d’abord géographique, puis politique d’Europe centrale déboucha à cette époque sur l’idée que l’Allemagne – espace culturel – était plus grande que ses territoires. La prépondérance germanique au centre du continent renforça l’interrogation sur les frontières et sur la question de l’État-nation, encore non résolue, puisque de fortes minorités allemandes vivaient au-delà des frontières. Une tension accrue en résulta, notamment à l’époque de la discussion au Parlement de Francfort (1848) sur l’inclusion ou l’exclusion de l’Autriche (Grande ou Petite Allemagne) dans l’État à créer. La solution « Petite Allemagne » l’emporta, elle fut réalisée le 18 février 1867 avec la signature du compromis austro-hongrois et se trouva confortée par la guerre franco-prussienne de 1870-1871. La volonté de faire coïncider nation et État allemands unifiés dans un cadre frontalier réaliste et stable avait prévalu. Après la défaite française du 2 septembre 1870, l’Alsace et la Moselle furent rétrocédées à l’Empire (traité de Francfort, 10 mai 1871) qui atteignit sa plus grande expansion d’ouest en est, des Vosges au Niemen. La Première Guerre mondiale et la défaite allemande aboutirent en 1919 à une nouvelle rectification frontalière. Le traité de Versailles contraignit la République de Weimar à restituer l’Alsace-Lorraine à la France, il sépara Dantzig du reste de l’Allemagne par le fameux corridor, il imposa l’abandon des territoires prussiens les plus orientaux et celui des colonies et des frontières ultramarines 12. Dès 1938-1939, le régime national-socialiste renversa de nouveau les frontières continentales – Anschluß de l’Autriche, territoire des Sudètes, Pologne, etc. – pour agrandir le Reich et conquérir un précieux « espace vital » à l’Est. La Prusse éliminée (Potsdam, 1945), l’Allemagne occupée (1945-1949) n’eut plus d’autres frontières que celles des quatre zones alliées. En 1949, la fondation de la République fédérale d’Allemagne (23 mai), d’une part, et celle de la République démocratique allemande (7 octobre), d’autre part, imposèrent de nouvelles frontières, à la fois extérieures et interallemandes. L’antagonisme idéologique et géopolitique des Alliés, matérialisé par la construction d’une barrière-frontière nationale et internationale – le rideau de fer –, qui coupait l’Europe en deux, et notamment l’Allemagne sur une longueur de 1 393 km, exacerba la question allemande. Le territoire de la Sarre, détaché de l’Allemagne par la France en 1946, fut réintégré par referendum (1955) à la RFA, réactualisant ses frontières (1er janvier 1957) 13. Qui n’auront existé de facto que de 1884 à 1914. Voir Chr. de Gemeaux (dir.), Empires et colonies. L’Allemagne du Saint Empire au deuil postcolonial, PUBP, Clermont-Ferrand, 2010. 13 J.-P. Cahn, op. cit., p. 61-63. 12 Chr. de Gemeaux, « La puissance militaire dans l’ascension de la Prusse et de l’Empire germano-prussien », Questions internationales, nos 73-74, mai-août 2015, p. 175. 11 128 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 1871 : l’Empire unifié 1648 : le Saint Empire après les traités de Westphalie Königsberg Berlin ROYAUME DE POLOGNE Münster Francfort 01 Vienne ROY. DE FRANCE RUSSIE Berlin 02 Prague Paris Königsberg Kiel Prague FRANCE Buda Vienne Belgrade EMPIRE OTTOMAN AUTRICHEHONGRIE Budapest EMPIRE OTTOMAN ITALIE Rome 1 000 km Villes impériales 1924 : la république Républiquede deWeimar Weimar 1 000 km 1933-1939 : l’Allemagne nazie Memel Dantzig Dantzig Berlin Weimar FRANCE URSS Varsovie POLOGNE 03 TCHÉC. Munich AUT. FRANCE Ligne Curzon 04 AUT. 1 000 km Frontières en septembre 1939 L’Empire unifié : Bonn RFA FRANCE Varsovie 05 RDA POLOGNE TCHÉC. AUT. 1 000 km HONG. HONG. 1 000 km L’Allemagne aujourd’hui 1949 : l’Allemagne divisée Berlin POLOGNE TCHÉC. Munich HONG. URSS Varsovie Berlin Réalisation : R. Gimeno et Atelier de cartographie de Sciences Po. © Dila, Paris, 2012 PROVINCESUNIES URSS Confédération germanique (1815) Royaume de Prusse (1861) Acquisitions prussiennes (1866) États de l’Allemagne du Sud (1866) Alsace-Lorraine (1871) Empire allemand (1871) L’Allemagne nazie : annexion de l’Autriche et des Sudètes (mars 1938) annexion de la BohêmeMoravie (mars 1939) annexion de la Pologne (septembre 1939) offensives L’Allemagne divisée : partage de l’Allemagne en RFA et RDA (1949) ligne Oder-Neisse rideau de fer Sources : Georges Duby, Atlas historique mondial, Larousse, Paris, 2003 et Colin McEvedy, Atlas de l’histoire des XIXe et XXe siècles. L’Europe depuis 1815, R. Laffont, Paris, 1985. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 129 DOSSIER Le réveil des frontières Le mur de Berlin, « frontière intraurbaine » 14 de plus de 40 km, fut érigé le 13 août 1961 dans l’ancienne capitale allemande. Après son ouverture inattendue, le 9 novembre 1989, la RDA s’effaça progressivement et, le 3 octobre 1990, l’Allemagne réunifiée fut pourvue de frontières extérieures reprenant globalement celles du Reich en 1937, excepté à l’Est où la Pologne obtint définitivement les anciens territoires allemands à l’est de la ligne Oder-Neiße, en compensation des territoires qu’elle avait cédés à l’Union soviétique. On peut en conclure que la fixation des frontières allemandes a permis la consolidation de l’Europe et de l’État allemand : un État reconnu par ses voisins et dont l’identité nationale et territoriale peut désormais se refléter dans la clarté et la continuité de sa ceinture frontalière. Un problème d’actualité Relevant du domaine de l’organisation militaire et administrative, les frontières ont joué un rôle essentiel d’affirmation de « l’Allemagne », à travers ses transformations étatiques. L’analyse permet d’en saisir les résonances dans un pays encore marqué par les frontières gagnées, perdues, regagnées, imposées. Près de trente ans après l’ouverture du Mur, la question reste délicate. Principe de négation 15, le « mur-barrière » avait souligné le déchirement, la coupure à forte portée symbolique des Allemands et du sol allemand. Quand elle a pu franchir la frontière, la population a célébré son unité, son identité, son territoire commun. Reste que la question des frontières a resurgi dans l’historiographie autour de 1989 et demeure jusqu’à aujourd’hui sensible au sein de l’opinion publique. Cette dernière voit désormais les frontières comme un principe positif, un cloisonnement susceptible de contenir à l’extérieur les mouvements migratoires. Selon l’expression d’Ulrich Pfeil, voir J.-P. Cahn, op. cit., p. 69. Michel Foucher, « Préface », in Alexandra Novosseloff et Frank Neisse, Des murs entre les hommes, La Documentation française, Paris, 2007, rééd. 2015, p. 14 ; voir Immanuel Kant [17241804], Prolegomena zu einer jeden künftigen Metaphysik, die als Wissenschaft wird auftreten können, Karl Vorländer (éditeur scientifique), Felix Meiner Verlag, Leipzig, 1940, § 57, p. 123. 14 15 130 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 L’Allemagne a de fait une expérience particulièrement forte des mouvements aux frontières. Dès 1945, l’Ouest a subi le déferlement d’environ 12 millions de « réfugiés » (Flüchtlinge), c’est-à-dire des personnes en fuite ou des « personnes expulsées » (Vertriebene), chassées des anciens territoires allemands après la capitulation 16, et des Allemands « de souche » (Volksdeutsche) venus de Roumanie, de Hongrie, etc. L’Ouest n’a alors pas construit de mur à ses frontières. Il a accueilli et protégé l’identité allemande générale. Tout au contraire, le mur germanoallemand de 1961, véritable « barrière » étatique édifiée par la RDA, s’est opposé au départ des Allemands vers l’Ouest. La RDA a en outre construit un clivage identitaire en séparant strictement les deux États. Elle voulait une identité est-allemande, un État reconnu en droit international et des frontières définitives. A posteriori, les travaux de recherche ont souligné à la fois son échec et le paradoxe allemand : l’Ostpolitik du chancelier Willy Brand et la consolidation de l’identité allemande se sont développées après la fermeture des frontières, après la construction du mur de Berlin, l’Ostpolitik « a permis de maintenir un droit de passage et de visite interallemand » 17. Dès le début des années 1970 et jusqu’à l’Acte final d’Helsinki (1er août 1975), la remise en cause des frontières entre RFA et RDA a été latente. La peur des jeunes de voir l’espace européo-allemand devenir le lieu d’une troisième confrontation mondiale, nucléaire, a constitué l’un des éléments qui a poussé à la réunification, à la chute des frontières intérieures et à la résolution de la question allemande. Cela confirme que l’identité culturelle allemande est le noyau dur de la nation, supérieure en légitimité aux frontières politiques. Les Allemands s’affirment comme UN peuple à l’identité commune ; les frontières tombent (accords 2 + 4) 18. Le traité de Potsdam du 2 août 1945 avait acté ces déplacements. L’article XII concerne le transfert des populations allemandes résidant en Pologne, Tchécoslovaquie, Roumanie, Bulgarie et Hongrie. 17 M. Foucher, « Préface », op. cit., p. 15. 18 L’accord germano-polonais frontalier sera ratifié le 14 novembre 1990 par les deux pays. 16 Avec les accords de Schengen entre le Benelux, l’Allemagne et la France (14 juin 1985) et l’ouverture des frontières européennes, l’Union européenne a semblé pouvoir se passer d’États-nations aux fonctions régaliennes. L’Allemagne, pays le plus engagé dans la construction européenne, paraissait avoir définitivement adopté la devise : à société ouverte, frontières ouvertes. Toutefois, le très grand nombre de migrants étrangers arrivant du sud et du sud-est du continent infléchit actuellement cette perspective. Le sentiment de vulnérabilité de l’identité et de relativité des frontières allemandes est réactivé. On assiste, selon l’expression de Michel Foucher, à un « retour du refoulé » 19. À cela, l’actuelle chancelière oppose sa conscience historique des frontières mouvantes. D’où sa position constructive sur le problème des migrants. En pointe sur le sujet en Europe, Angela Merkel met en avant la force de la RFA lorsqu’elle évoque (discours du 5 janvier 2016) une Allemagne « qui doit rester un pays libre et ouvert au monde » 20. Les enjeux politiques et identitaires allemands apparaissent donc plus que jamais liés au défi actuel de fermeture ou d’ouverture des frontières qui agite l’ensemble du continent. Interview de Michel Foucher, France Inter, « La marche de l’histoire », 23 novembre 2015, 13 h 30. 20 www.bundesregierung.de/Webs/Breg/DE/Mediathek/ Einstieg/mediathek_einstieg_podcasts_node.html?id=1680978 (L’italique est de Christine de Gemeaux.) 19 lll La question historique des frontières et celle de l’État sont étroitement imbriquées en Allemagne. Elles ont été au cœur des grands conflits européens. Le Mur, barrière interétatique, en fut l’épiphénomène. Depuis 1990, ce débat semblait réglé, et avec lui la question allemande. Des failles existent toutefois dans la perception des frontières officielles par l’opinion publique. Se pose désormais en priorité non plus une interrogation autour de la fixation mais autour de l’ouverture ou de la fermeture des frontières allemandes. L’Allemagne ayant connu au fil des siècles maints bouleversements frontaliers et maints épisodes migratoires – que ce soient les déplacements vers l’ouest et le sud-ouest des tribus germaniques, des réfugiés allemands de 1945 ou, désormais, l’afflux de réfugiés extraeuropéens –, elle a acquis une expérience particulière de ces phénomènes au centre du continent. Elle adopte une position d’ouverture, mais les frontières reviennent en force dans le débat. Une portion croissante de la population voit désormais la frontière comme une « borne » symbolique rassurante. Jusqu’à quand les frontières allemandes resteront-elles donc ouvertes ? Le 14 septembre 2015, la République fédérale a réintroduit des contrôles à ses frontières avec l’Autriche. Elle les a ensuite fermées partiellement le 30 octobre, limitant l’accès des migrants à 5 points. Cette question n’est pas l’apanage de la République fédérale. Davantage qu’allemand, le problème des frontières allemandes demeure bien un problème continental. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 131 DOSSIER Le réveil des frontières Ò POUR ALLER PLUS LOIN La Lettonie, frontière extérieure de l’Union européenne Le 3 février 2016, la chaîne de télévision britannique BBC2 diffusait un docu-fiction intitulé World War Three: Inside the War Room. Le scénario partait de l’hypothèse d’une invasion de la Lettonie par une armée russe venue soutenir des indépendantistes pro-Kremlin de l’est du pays et s’achevait par une guerre nucléaire. Destiné à un public britannique – et, vraisemblablement, à convaincre ce dernier de la nécessité d’augmenter le budget de défense du Royaume-Uni –, ce film mêle images de fiction transposant de façon quelque peu fantaisiste le cas ukrainien, et documentaire rassemblant d’authentiques anciens chefs militaires et diplomates britanniques dans la salle d’opérations de Whitehall à Londres. Ceux-ci débattent des mesures à prendre face à une OTAN tétanisée et à des ÉtatsUnis va-t-en-guerre, tandis que l’impuissante Lettonie est condamnée à les écouter se demander s’ils sont prêts à « mourir pour Daugavpils ». La Troisième Guerre mondiale vient de commencer 1. Pour fictionnel qu’il soit, le film a provoqué des remous en Lettonie, et notamment dans sa région orientale de Latgale, réputée pour être à la fois pauvre et peuplée à plus de 40 % de russophones. D’autant que, simultanément, le think tank américain Rand Corporation publiait une étude aux conclusions inquiétantes : si, demain, la Russie attaquait les pays baltes, les troupes de l’envahisseur atteindraient Tallinn et Riga en moins de 60 heures sans que l’OTAN puisse réagir 2. Une frontière compatible avec Schengen ? La Lettonie possède 276 km de frontière terrestre avec la Russie et 173 km avec la Biélorussie. Le Le film peut être visionné à l’adresse suivante : http://rutube.ru/ video/8cd685c7ab446792b4a750338b1c5ae7/ 2 David A. Shlapak et Michael W. Johnson, « Reinforcing Deterrence on NATO’s Eastern Flank: Wargaming the Defense of the Baltics », Rand Corporation, Santa Monica, 2016 (www.rand. org/pubs/research_reports/RR1253.html). 1 132 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 1er mai 2004, elle est entrée dans l’Union européenne en n’ayant pas totalement réglé la question de sa délimitation avec Moscou. En effet, les deux pays avaient alors échoué à signer un traité frontalier, les discussions achoppant sur la possible mention du traité de Riga qui, en 1920 lors de la première indépendance, avait tracé leur frontière. Aux termes de ce texte, la Lettonie possédait un petit territoire, le district d’Abrene (4 292 km²). Or, celui-ci fut accordé à la Russie en 1945, lors de l’occupation soviétique, sous le nom de district de Pytalovo. Si la Lettonie n’a pas eu, depuis 1991 et la restauration de son indépendance, de velléités de récupérer ce morceau de terre, il lui aurait plu de mentionner ce texte dans le nouveau traité afin d’entériner le sacro-saint principe de continuité de l’État. La proposition était inenvisageable pour Moscou qui craignait d’ultérieures revendications territoriales. Après quelques atermoiements, le traité frontalier a été signé et ratifié en 2007. Le 21 décembre de la même année, la Lettonie est entrée dans la zone Schengen 3. À ceux qui ont alors exprimé des craintes quant à la capacité technique du pays à contrer l’immigration illégale et la criminalité internationale, les autorités ont rétorqué que les frontières intérieures entre les pays baltes allaient être démantelées, libérant autant de moyens pour accroître la surveillance des frontières extérieures. Pourtant, en 2011, à tort ou à raison, la Norvège, à laquelle le Danemark a peu après emboîté le pas, a accusé les pays baltes d’avoir des frontières poreuses et de contribuer ainsi à la déstabilisation de la région. Il ne faut pas y voir de lien de cause à effet puisque l’Estonie voisine, confrontée à la même question et dont le traité frontalier n’est toujours pas ratifié par les deux parties jusqu’à nos jours, a adhéré à l’Union européenne et est entrée dans la zone Schengen aux mêmes dates que la Lettonie, preuve que cette question n’est pas un préalable pour Bruxelles. 3 Le réveil de l’ours russe, risque ou fantasme ? La « guerre hybride » menée par la Russie en Ukraine n’a pas laissé les autorités lettones indifférentes. Elles ont d’ailleurs pris très au sérieux la diffusion, en février 2015, d’une page Facebook revendiquant une pseudo « République populaire de Latgale ». De même ont-elles condamné fermement l’auteur d’un appel à collecte de signatures diffusé sur un site américain et réclamant le « rattachement » de la Lettonie à la Russie. Ces actions isolées font plutôt figure de blagues, mais les services lettons de police ne semblent pas les seuls à les suivre de près. Certains pays étrangers y sont également attentifs, ce dont témoignent notamment le film de la BBC ou l’étude du Rand, et qu’attestent aussi les mesures de réassurance consenties par l’OTAN depuis 2015 à l’égard des pays d’Europe centrale, dont la Lettonie. Dans cette logique, la région frontalière de Latgale est l’objet d’une relative focalisation du fait notamment du cocktail explosif que pourrait constituer la conjonction entre situation économique défavorable et part de population russophone qui s’y trouve. Pourtant, des sondages réalisés dans la région au début de 2015 pour le compte du ministère letton de la Défense ont montré que, quelle que soit leur nationalité, un bon nombre des habitants de Latgale se disaient prêts à s’engager dans l’armée et, en La Lettonie (2016) Hiiumaa Lac Peïpous ESTO NI E Viljandi Pärnu Saaremaa RU SSI E Tartu Golfe de Riga Ventspils Pskov RIGA Jūrmala KURZEME Liepāja Klaipeda Jelgava VIDZEME Frontières internationales LATGALE ZEMGALE Šiauliai LI TUA N I E Pytalovo Riga Daugavpils Panevėžys Limites régionales BI ÉL. Polotsk 50 km Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016 Il est vrai que, le long de cette frontière extérieure de l’Union européenne, se trouvent tout au plus quelques bornes disséminées. Certes, le terrain fait de forêts denses et de marécages n’est pas très propice aux passages, si ce n’est celui des ours, cerfs et autres sangliers, mais il est de notoriété publique que les trafics n’y sont pas rares, des cigarettes aux véhicules. Si l’Union européenne ne s’est d’abord pas inquiétée de cette frontière extérieure de Schengen peu sécurisée, deux événements ont changé la donne, pour Bruxelles mais surtout pour Riga : depuis 2014 et l’annexion de la Crimée, la Russie est de nouveau perçue comme menaçante et, depuis 2015, les migrants affluent massivement vers l’Europe. Si la Lettonie n’est actuellement pas directement concernée, elle craint de l’être par la suite. cas de besoin, à défendre leur pays. À un moment où certains mettaient en doute le degré de loyauté des russophones de Lettonie à l’égard de l’État, ces déclarations tendaient à prouver, au contraire, que la perception d’une menace extérieure était largement partagée au sein de l’ensemble de la population. Une annexion à la Russie, de toute évidence, est loin de faire rêver celle de Latgale. Les plus inquiets rétorquent néanmoins, d’une part, qu’il y a quelques années peu d’observateurs auraient parié sur le scénario qui s’est depuis développé au Donbass et, d’autre part, que chômage et pauvreté peuvent contribuer à une déstabilisation qui tournerait à la guerre hybride. La Lettonie, future Lesbos ? Si la Lettonie n’est pas directement ou massivement concernée par la crise des migrants qui submerge le sud de l’Europe, les autorités ne s’en inquiètent pas moins. Le pays s’est engagé à accueillir 531 migrants en provenance de pays du Moyen-Orient et d’Afrique d’ici à la fin de 2017, au grand dam de la population qui, à plus de 78 %, se déclare réticente à cette promesse. Dans le même temps, une augmentation du nombre de violations de la frontière orientale du pays a été observée. 501 personnes l’ont franchie illégalement en 2015, contre 196 en 2014, affolant les gardes- Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 133 DOSSIER Le réveil des frontières frontières qui, de « mémoire de Schengen », disent n’avoir jamais connu un tel afflux. 95 % des contrevenants sont originaires du Vietnam, d’Afghanistan et d’Irak. Il semblerait qu’avant d’entrer en Lettonie un bon nombre d’entre eux aient passé un temps assez long en Russie, où certains ont même travaillé. Il ne s’agit donc pas, majoritairement, des migrants qui, fuyant notamment la Syrie en guerre, arrivent depuis quelques mois sur les côtes du sud de l’Europe. Ceux-là sont plutôt confrontés à la chute du rouble et aux bas salaires en Russie 4. russo-lettone au prétexte d’un prétendu appel des russophones de Lettonie, et celle d’un afflux de demandeurs d’asile qui, après avoir tenté d’autres voies, s’essaieraient à cette frontière Schengen, la Lettonie ressent en tout cas brutalement l’urgence de matérialiser cette limite. Confirmant cette hypothèse, la Norvège puis la Finlande ont constaté un afflux similaire, mais d’une tout autre ampleur, à la fin de l’année 2015 et au cours du premier trimestre 2016. Jusqu’à ce que le président russe, Vladimir Poutine, donne ordre à ses services de sécurité de veiller aux frontières extérieures de son pays. Le flot s’est immédiatement tari, laissant penser aux autorités des pays nordiques qu’il avait été jusque-là savamment organisé par Moscou. Désormais, les pays baltes et la Pologne appréhendent qu’il ne s’oriente vers leurs frontières 5. Il s’agit donc désormais de sécuriser cette frontière et de lui donner réalité en tant qu’obstacle. Depuis la fin 2015, un grillage de 2,7 mètres de hauteur minimale a commencé d’être érigé, là où c’est possible, c’est-à-dire sur 92 des 276 km de frontière. Cette clôture sera dotée de caméras de surveillance et de systèmes sensoriels, mais on y prévoit aussi des ouvertures de 100 mètres tous les kilomètres pour laisser passer les animaux sauvages. Les scientifiques ont fait part de leur perplexité, alors que les loups et les élans, qui se moquent des contraintes de la géopolitique, peuvent parfaitement traverser par les marais, les cours d’eau et les lacs qui abondent dans la région et sur lesquels aucune barrière ne saurait être installée. Construire la frontière Il est délicat de juger de l’argument qui prévaut réellement à la construction de la frontière. Entre la peur des « petits hommes verts » qui, comme en Ukraine, pourraient « poliment » traverser la frontière Olevs Nikers, « Security Regime on Latvia’s Eastern Border Needs Substantial Investment », Eurasia Daily Monitor, vol. 13, n° 34, 19 février 2016. 5 Intervention de Terhi Hakala, directrice générale du département Europe continentale du ministère finlandais des Affaires étrangères, « Les relations entre la Finlande et la Russie dans le contexte de la crise des migrants », Observatoire des États post-soviétiques, INALCO, Paris, 18 mars 2016. 4 134 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Le ministre letton de l’Intérieur, Rihards Kozlovskis, se veut conciliant : « C’est indispensable, non pas pour construire une muraille de Chine entre la Russie et la Lettonie, mais pour restreindre les passages illégaux de la frontière 6. » Céline Bayou* * Analyste-rédactrice à Questions internationales et P@ges Europe (www.ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe), La Documentation française. 6 The Baltic Times, 19 octobre 2015. France : de la défense des frontières à la défense sans frontières Tristan Lecoq * * Tristan Lecoq est inspecteur général de l’Éducation nationale, professeur des Universités Passer de la défense nationale à la défense a mis vingt-deux ans (1972-1994). Passer de la défense l’université Paris-Sorbonne. à la défense et à la sécurité nationale s’inscrit dans la continuité d’une seconde période de vingt-cinq ans de sortie de la guerre froide, des années 1990 à nos jours. L’effort avait porté, au sortir et pour sortir de la guerre froide, sur le militaire. Il s’inscrit dans le cadre d’une sécurité nationale qui porte elle-même la trace et la marque d’un nouveau modèle : de la défense des frontières à la défense sans frontières, avec le terrorisme comme menace majeure, intérieure et extérieure, le renseignement comme premier front de la défense et de la sécurité nationale, la question du maintien des capacités militaires et navales de la France en arrière-plan. associé (histoire contemporaine) à L’histoire moderne et contemporaine de la France est intimement liée à la défense de ses frontières. La « ceinture de fer » de Vauban, achevée entre 1690 et 1700, a joué ce rôle jusques et y compris pendant les guerres révolutionnaires et au-delà. La ligne de fortifications mise en place dans les années 1880-1890 par le général Séré de Rivières 1, avec Verdun pour barrer la route de Paris, sert jusque pendant la Grande Guerre. La ligne Maginot, conçue et construite dans les années 1930 pour assurer la défense du Nord et de l’Est, tombe après avoir été tournée et non sans combattre, à la fin de juin 1940. Directeur du Génie de l’Armée de 1874 à 1880. Ses derniers mots furent « la frontière… la frontière ». La dissuasion nucléaire et la force de frappe en portent encore la trace et la marque, des années 1960 aux années 1990. Le nucléaire, c’est la sacralisation de la frontière nationale, dans l’indépendance nationale 2. Vingt-cinq ans après la fin de la guerre froide, près de quinze années après les attentats du 11 Septembre, les principes de la politique publique de défense et de sécurité évoluent dans le sens d’un rapprochement de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure. La notion et l’importance de la frontière s’estompent. L’accent mis sur la sécurité plus que sur la défense entraîne des conséquences sur la place 1 2 Voir la contribution de Patrick Charaix dans le présent dossier. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 135 DOSSIER Le réveil des frontières des militaires dans le système de défense et de sécurité nationale. Si l’organisation de défense de la France remonte, pour l’essentiel, au début des années 1960, le cadre, le contexte et les acteurs du système de défense et de sécurité ont connu des transformations majeures, dont témoignent les Livres blancs de 1972, 1994, 2008 et 2013. L’organisation française de défense et de sécurité est en effet passée de la défense nationale (Livre blanc de 1972) à la défense (Livre blanc de 1994), et de la défense à la défense et la sécurité nationale (Livres blancs de 2008 et 2013). Au cœur de ce travail : la recherche de la frontière de la défense de la France. L’organisation de défense et de sécurité s’inscrit dans ce cadre, y compris au plan territorial, et connaît une évolution de moyen terme, depuis dix ans, dans le sens d’un resserrement administratif et politique au profit de l’exécutif, avec une accélération depuis 2007. Dans le même temps, la mobilisation face aux crises fait émerger une nouvelle culture de gouvernement, pour que soient assurées non plus seulement la sécurité intérieure et extérieure du pays mais la continuité de la vie nationale. La mise en ordre de la façon dont la France se défend découle, pour l’essentiel, de l’ordonnance de 1959 et des décrets des années 1960-1961. Il s’agit d’une réflexion longue, dont les origines datent des années 1930. Les textes qui la portent ont été conçus, et pour une part rédigés, par le général de Gaulle lui-même. L’organisation de la défense de la France voulue et mise en place par le général de Gaulle est aussi une conséquence de l’« étrange défaite 3 » de juin 1940 et de la conscience que celle-ci, pour une bonne part, résulte d’un grave défaut d’architecture gouvernementale et militaire, et de l’échec de la défense des frontières dont la matérialisation la plus achevée, sinon la plus excessive, fut la ligne Maginot. Ne nous y trompons cependant pas. Ce qui change fondamentalement la donne, dans les 3 136 Marc Bloch, L’Étrange défaite, Albin Michel, Paris, 1957. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 années 1960, c’est la force de frappe et la dissuasion. Il n’est plus question, dès ces années-là, de politique « navale », ou de l’armement terrestre, ou bien encore aérienne dans l’esprit du général de Gaulle, mais d’une seule et unique politique de défense, arrêtée au plus haut niveau de l’État et par son chef. Le nucléaire, c’est la dernière des armes, aux mains du premier des Français. Le contexte des années 1960 est connu : une menace majeure, massive, militaire et mondiale, à nos frontières. Un acteur essentiel et quasi unique : l’État. Une approche qui ne s’effectue plus armée par armée, mais par attributions ministérielles : à la Défense, la défense militaire ; à l’Intérieur, la défense civile ; à l’Économie, la défense économique. L’unité du tout est assurée par le gouvernement, sous l’autorité du président de la République. Cette approche est énoncée et en quelque sorte « silicifiée » par le Livre blanc sur la défense nationale de 1972, auquel Michel Debré, ministre d’État et ministre de la Défense nationale, apporte la légitimité et la tonalité de celui qui s’estime et qui se pose comme le dépositaire de la pensée et de l’action du général de Gaulle en matière de défense 4. La défense, c’est la défense des frontières. En 1994, lorsque François Léotard, ministre d’État et ministre de la Défense propose à Édouard Balladur, Premier ministre, la rédaction d’un Livre blanc sur la défense, la guerre froide n’est pas encore si éloignée et le texte porte encore, à bien des égards, la trace et la marque des trente années qui précèdent 5. Il n’empêche : la question de la définition nouvelle de la frontière de la défense est posée. Qu’en est-il aujourd’hui ? Deux séries d’évolutions peuvent être évoquées. Il s’agit, d’une part, du contexte, du cadre et des acteurs de la défense et de la sécurité et, d’autre part, du renouvellement de l’architecture gouvernementale dans ce domaine et de l’enchaînement des crises – à l’intérieur et à Livre blanc sur la défense nationale, CEDOCAR, Paris, 1972 (tome 1) et 1973 (tome 2). 5 Livre blanc sur la défense, La Documentation française, Paris, 1994. 4 l’extérieur du territoire – qui contribuent à faire émerger une culture de gouvernement inédite. De la menace aux frontières aux menaces sans frontières et de la défense des frontières à la défense sans frontières : comment défendre la France et assurer la sécurité nationale ? Le contexte, le cadre et les acteurs de la défense et de la sécurité nationale Les titres des Livres blancs sont éloquents. L’évolution sensible des termes de référence fait passer de la défense nationale à la défense, puis de la défense à la défense et à la sécurité nationale. Sécurité intérieure et sécurité extérieure sont désormais liées, comme le sont menaces intérieures et menaces extérieures. La frontière de la défense s’estompe, diluée dans un cadre plus large à l’intérieur, et plus lointain à l’extérieur. l 1972, c’est la première patrouille du premier sous-marin stratégique, Le Redoutable. C’est la fin de la transition pour l’Armée de terre, dix ans après la guerre d’Algérie. C’est la rénovation de la flotte de surface. C’est une Armée de l’air nouvelle, dont les matériels font la fierté du pays. Le Livre blanc de Michel Debré est une réflexion « à froid » de gardiens vigilants du dogme gaulliste de l’indépendance nationale. Le territoire national et sa protection sont le but ultime. l 1994, c’est la fin d’une menace massive, militaire, mondiale. C’est la guerre sur le continent européen et la situation mouvante du Proche et du Moyen-Orient. Ce sont des adversaires possibles, divers et différents, et des conditions d’engagement incertaines. Une réflexion « à chaud », encore marquée par le cadre, le contexte et les concepts de la guerre froide, et s’appuyant sur les matériels, les hommes et les modes opératoires existants. L’Europe de la défense, comme chantier permanent. L’ébauche de nouvelles solidarités, entre l’Alliance atlantique, les États-Unis et l’ONU. Des inflexions importantes aussi : la mobilité, le renseignement, la planification, la formation et les opérations interarmées. Un « nouvel équilibre » entre la dissuasion et l’action. 2008, c’est un changement de nature de la défense et de la sécurité, avec la menace à nouveau mortelle, mais autre, du terrorisme et des États qui lui seraient liés. Avec celle, différente mais tout aussi dangereuse des armes de destruction massive. Des menaces sans frontières. La professionnalisation, l’autonomie stratégique, la continuité entre sécurité intérieure et sécurité extérieure. Les engagements et les interventions de plus en plus nombreux de la France dans des alliances ou des coalitions qui ne sont pas de circonstance y répondent, dans une Europe de la défense en construction, en Afghanistan ou en Libye. La frontière de la défense de la France se confond avec celle de ses engagements en dehors des frontières. Le Livre blanc de 2008 apparaît ainsi, en quelque sorte, comme le point d’orgue d’une évolution de moyen terme, engagée un peu plus de dix ans auparavant. l Celui de 2013 s’inscrit, sur ce plan, dans une forme de continuité. Par voie de conséquence, la place et le rôle des armées dans la mission générale de sécurité ne sont plus les mêmes. Jusqu’en 1990, c’était la garde au Rhin étendue jusqu’à la frontière orientale de la République fédérale, et la protection du territoire national. Mission essentielle pour l’Armée de terre, dont l’organisation reflétait l’identification à un territoire – divisions militaires du territoire, défense opérationnelle du territoire… – dont l’origine remonte à la loi de 1882 sur l’organisation territoriale de l’armée, avec ce double attachement au sol et à la frontière, comme une inscription barrésienne de l’armée, à la fois implantation et incarnation. Protéger le territoire national, ce que les armées françaises n’ont pas fait en 1940, avec la double assurance de la force de frappe et de l’OTAN. Dans les années 1990-2000, l’accent est mis sur la projection : le Golfe, les Balkans, l’Afrique. Les décisions prises révèlent cependant une double incertitude : sur la dissuasion et sur la conscription. Le Livre blanc de 1994, rédigé pendant la cohabitation (1993-1995) en est le témoin. La formule « un nouvel équilibre entre la dissuasion et l’action » retenue, après des heures de travail rédactionnel entre les parties concernées et des allers-retours nombreux au l Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 137 DOSSIER Le réveil des frontières sein de l’exécutif, est la marque d’une rupture de la pensée de la défense et de la notion de frontière à défendre. La frontière de la défense s’éloigne. Dans le même temps, les restructurations militaires, la professionnalisation des armées, leur projection hors du territoire national ont pour conséquence de rendre l’armée invisible à la nation. Un troisième temps voit une nouvelle répartition entre la dissuasion, la projection et la protection, et l’accent est mis sur cette mission à la fois militaire et non militaire qu’est la fonction « anticipation », qui couvre notamment le domaine du renseignement, « nouvelle frontière » de la défense. Cette évolution permet de comprendre comment les missions des forces armées françaises s’intègrent à la manœuvre générale de sécurité, dans le contexte d’une transformation en profondeur, non des alliances mais du cadre militaire de leur exercice – comme le montre à la fois ce qu’il advient des relations transatlantiques et de leur bras armé, l’OTAN. Parallèlement, une évolution profonde a eu lieu, s’agissant de la puissance publique, c’est-àdire de l’État. Le Livre blanc de 1994 affirme que « L’État centralisé et l’armée régulière contribuent à façonner la plupart des valeurs de la société française, depuis l’impératif de la règle jusqu’au sens du service public 6 ». Cette logique semble, aujourd’hui, s’estomper. L’État s’est décentralisé, déconcentré, démembré, privatisé, en partie intégré dans d’autres cercles d’exercice de la puissance publique, à la fois infra- et supra-étatiques et nationaux. De la logique de la contrainte, on est passé à celle de la coopération et du contrat. De la défense des frontières – hier obligation de vie ou de mort –, on est passé à la sécurité nationale et à une défense sans frontières, à la fois sur et loin du territoire national. Pourtant, l’organisation française de défense et de sécurité conserve l’empreinte d’une tradition étatique, historique et natioLivre blanc sur la défense, La Documentation française, Paris, 1994, p. 229. 6 138 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 nale, qui ne semble pas dépassée. Celle-ci consiste, à l’époque contemporaine, à prendre en compte l’ensemble des intérêts de défense et de sécurité du pays. C’est dès 1906 que fut institué un Conseil supérieur de la Défense nationale qui réunissait, sous l’autorité du président du Conseil, les ministres responsables en la matière. Les institutions dont il s’agit sont nationales, parce qu’elles expriment des obligations permanentes et une continuité de l’exercice de leurs missions : garantir la défense et la sécurité de l’État, des populations, du territoire. La frontière demeure donc ! L’émergence d’une nouvelle culture de gouvernement Cette organisation s’est renforcée depuis 2002, date à partir de laquelle est véritablement intervenue une inflexion sensible. C’est d’ailleurs à ce moment qu’est rédigée, sous l’autorité du chef d’état-major des Armées et du délégué aux affaires stratégiques du ministère de la Défense, une note qui énonce clairement les principes sur lesquels doit reposer une stratégie de défense et de sécurité pour que convergent objectifs de sécurité intérieure et de sécurité extérieure 7. S’agissant des « principes d’actions de la France », la note avance l’idée que « … la politique de défense s’appuie sur une démarche interministérielle […]. La nature globale de la défense est amplifiée par les liens […] entre les menaces intérieures et extérieures, ce qui tend à fusionner les notions de sécurité et de défense. Cette politique […] doit assurer la sécurité des institutions, des populations, des biens, et des ressources ». Loin de nos frontières. Le président de la République est, depuis cette date, la clef de voûte non seulement de la défense mais de la sécurité intérieure et extérieure du pays. Dès l’été 2002 sont mises en chantier trois lois de programmation, pour la défense, la sécurité intérieure, la justice. Notes EMA/DAS no 787 DEF/EMA/ESMG et no 5017 DEF/ DAS du 29 novembre 2002. 7 Ò POUR ALLER PLUS LOIN Sanctuariser les frontières : la dissuasion nucléaire À sa naissance, la puissance nucléaire a transcendé la notion de territoire sanctuarisé en mettant en exergue la frontière, limite physique de l’exercice de la souveraineté nationale. Avec l’évolution de la doctrine nucléaire, rythmée par les discours des différents présidents de la République, cette limite des frontières a été repoussée vers de nouveaux horizons, avec l’apparition de nouveaux espaces dans les travaux stratégiques, bilatéraux (entre la France et le Royaume-Uni) ou multinationaux (Europe, OTAN). La dissuasion nucléaire a pour objet de protéger une nation de toute agression d’origine étatique contre ses intérêts vitaux, d’où qu’elle vienne, d’une puissance majeure ou régionale, et quelle qu’en soit la forme. Elle garantit en permanence aux pays qui en sont dotés une autonomie de décision et une liberté d’action dans le cadre de l’exercice de responsabilités internationales, y compris contre des tentatives de chantage qui pourraient être exercées en cas de crise. La dissuasion nucléaire française s’inscrit dans le cadre plus global de la stratégie de défense et de sécurité nationale qui prend en compte l’ensemble des menaces, notamment celles qui se situent sous le seuil des intérêts vitaux. Après le démantèlement de son site d’expérimentation dans le Pacifique, la France a pris plusieurs décisions unilatérales en matière de désarmement nucléaire, comme le démantèlement irréversible de ses installations de production de matières fissiles à des fins d’armes. Elle inscrit aujourd’hui le maintien de sa dissuasion nucléaire à un niveau de stricte suffisance, c’est-àdire au plus bas niveau possible au vu du contexte stratégique. À ce titre, elle a achevé en 2011 un processus de réduction d’un tiers des moyens de sa composante aéroportée. En 2015, son arsenal comprenait 300 têtes nucléaires (discours de François Hollande à Istres) quand on en dénombrait environ 17 000 dans le monde, dont plus de 5 000 déployées. Les singularités de la dissuasion française La dissuasion française est indépendante et autonome, contrairement à la dissuasion britannique qui est officiellement autonome dans son emploi, mais qui reste très liée aux États-Unis notamment dans le domaine des missiles intercontinentaux Trident. A contrario des trois grands, la France ne dispose que d’armements nucléaires stratégiques, après l’abandon des programmes terrestres Hadès et de la bombe tactique AN-52 emportée par les Jaguar, Mirage III E et Super-Étendard. Les États-Unis, quant à eux, mettent à disposition de l’OTAN un stock de bombes B61, considérées comme tactiques, et ils acceptent, comme les Russes, l’idée d’une « bataille nucléaire » que la France rejette. La dissuasion française ne dispose plus de composante terrestre, à l’instar du Royaume-Uni qui ne dispose plus que d’une seule composante maritime, alors que les autres États dotés (Russie, États-Unis et Chine) disposent des trois composantes terrestre, aérienne et sous-marine. Les avions de la composante aéroportée française sont polyvalents et utilisés dans des missions non nucléaires – police du ciel, sauvegarde ou interventions en opérations extérieures (Libye, Irak, Syrie, Mali…). Les installations de production de matière fissile ont été démantelées et les essais nucléaires font en France partie d’un passé révolu. Quelques éléments spécifiques de la doctrine nucléaire française L’intégrité du territoire, la protection de la population, le libre exercice de la souveraineté représentent sans doute le cœur des intérêts vitaux, mais leur limite n’est pas clairement et publiquement définie avec précision et leur appréciation relève du seul chef de l’État. Dans un monde qui évolue sans cesse, la dissuasion ne saurait rester figée. Tous ceux qui menaceraient de s’en prendre à ses intérêts vitaux s’exposeraient à une riposte de la Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 139 DOSSIER Le réveil des frontières France qui entraînerait des dommages hors de proportion au regard des objectifs recherchés des attaquants. Par-delà des frontières rendues inutiles, leurs centres de pouvoir politique, économique et militaire seraient en priorité visés. dissuasion nucléaire britannique. S’il a été envisagé un instant de recréer une composante aéroportée, il apparaît néanmoins peu probable que cela se traduise par des changements. Il est en effet extrêmement difficile de retrouver des capacités perdues. La dissuasion française est strictement défensive. L’emploi de l’arme nucléaire ne serait concevable que dans des circonstances extrêmes de légitime défense, un droit consacré par la Charte des Nations Unies 1. Dans le cas où un adversaire s’obstinerait, la France pourrait procéder à un avertissement nucléaire, domaine d’excellence de la composante aérienne. Terrorisme et dissuasion Pourquoi conserver deux composantes ? Disposer de deux composantes, aérienne et sousmarine, constitue une garantie de crédibilité dans le contexte stratégique actuel. Leur complémentarité permet de couvrir un large éventail d’hypothèses. La composante aéroportée se distingue par un mode de pénétration aérienne, une précision accrue et, si nécessaire, une visibilité importante pour mettre en garde un éventuel adversaire. La composante balistique emportée par sous-marin est capable de frappes à longue portée, et, par sa discrétion, adaptée à la réponse après une agression nucléaire, dans un concept de frappe « en second », complétée en tant que de besoin par une action aérienne. Il est parfois avancé que le Royaume-Uni ayant abandonné sa composante aérienne, la France pourrait faire de même. C’est oublier que le Royaume-Uni est désormais limité à des modes d’action spécifiques à la composante océanique et que son outil très couteux présente des fragilités inquiétantes – difficultés de mise au point et coûts élevés des sous-marins de la classe Astute, dépendance à l’égard des États-Unis pour les missiles Trident embarqués à bord des sous-marins nucléaires lanceurs d’engins (SNLE). Des réflexions essentiellement politiques, liées au contexte budgétaire tendu, sont actuellement menées en vue d’une éventuelle reconfiguration de l’outil de Voir l’avis consultatif de la Cour internationale de justice (CIJ) du 8 juillet 1996 sur la licéité de l’utilisation des armes nucléaires. 1 140 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 La dissuasion nucléaire ne prétend pas, et n’a jamais prétendu, répondre à toutes les menaces. En particulier, elle n’a pas été conçue pour prévenir la menace terroriste. Le président de la République Jacques Chirac a déclaré à Toulon, le 8 novembre 2001, au lendemain du 11 Septembre : « Ces attentats n’affectent bien entendu en rien la dissuasion nucléaire. Celle-ci n’a jamais été destinée à agir contre des individus ou des groupes terroristes. Elle s’adresse à des États. » Le 19 janvier 2006, à l’île Longue, il réaffirmait que « les dirigeants d’États qui auraient recours à des moyens terroristes contre nous, tout comme ceux qui envisageraient d’utiliser, d’une manière ou d’une autre, des armes de destruction massive, doivent comprendre qu’ils s’exposeraient à une réponse ferme et adaptée de notre part. Cette réponse peut être conventionnelle. Elle peut aussi être d’une autre nature ». Une arme qui ne sert pas ? Après les deux explosions en 1945, l’arme nucléaire n’a jamais servi. N’est-ce pas le signe de son inutilité ? Plusieurs faits, pris dans leur ensemble, suggèrent que la dissuasion a été efficace comme instrument de prévention. L’arme nucléaire a préservé la paix, car « l’atome rend sage ». Aucun conflit entre grandes puissances n’a eu lieu depuis près de soixante-dix ans et aucun pays disposant d’armes nucléaires n’a jamais été envahi. La souplesse qu’apporte la composante aérienne à la gestion d’une escalade de crise a en outre été illustrée au moment de la crise de Cuba en 1962. Tous les moyens du Strategic Air Command (SAC) furent déployés en alerte sur le sol américain. Les avions étaient armés et prenaient l’alerte à 15 minutes, puis les Boeing B-52, de façon massive, tinrent l’alerte en vol avec une relève toutes les 24 heures. Cet événement apporta la preuve flagrante que l’arme nucléaire dans sa composante aérienne, par sa réversibilité et par sa démonstrativité, était indispensable à l’action politique. Depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, les autorités américaines ont mis plus d’une dizaine de fois en alerte les moyens nucléaires, que ce soit lorsque le territoire américain était directement menacé ou lorsque la situation internationale l’exigeait – ainsi lors du blocus de Berlin, de la guerre de Corée, des crises de Suez et en mer de Chine ou durant la guerre du Kippour. Un coût exorbitant ? Les crédits consacrés à la dissuasion nucléaire représentent une part limitée de l’effort de défense. En France, la part d’investissement « défense » absorbée par le nucléaire représentait plus de 50 % au milieu des années 1960 – lors de la mise sur pied de la force nucléaire stratégique – et elle était encore de 33 % au moment de la chute du mur de Berlin. Depuis, elle a régulièrement décru pour s’établir actuellement à environ 11 % du budget de la défense (hors pensions). Un Conseil de sécurité intérieure, pendant du Conseil de défense et présidé comme ce dernier par le chef de l’État, est institué. L’exemple du renseignement est particulièrement éloquent. Parce que le renseignement est devenu la première frontière de la défense, mais qu’il n’a pas de frontières. C’est pourquoi le président de la République, chef de l’État et chef des Armées, est aujourd’hui de facto l’autorité opérationnelle des services de renseignement, dont les opérateurs sont les services et le Secrétariat général de la défense nationale (SGDN), devenu en 2010 Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN). Un seul Conseil de défense et de sécurité nationale réunit désormais, sous l’autorité du président de la République, les responsables civils et militaires du pays. Mais le départ avait été donné près de dix ans auparavant. Dans l’organisation de la défense nationale, de 2002 à nos jours, se dégage une continuité de moyen terme dans le resserrement du dispositif, avec une inflexion forte de 2007 à 2011. Aux résultats du passé, la dissuasion est le système défensif disposant du meilleur ratio efficacité/coût. En France, le coût annuel (2,9 milliards d’euros) consacré à cette capacité est inférieur à 50 euros par habitant. Les crédits alloués aux forces nucléaires portent sur des techniques de pointe et soutiennent l’effort de recherche scientifique, technologique et industrielle. Enfin, le coût de la composante nucléaire aéroportée est, quant à lui, particulièrement modeste. Il représente environ 8 % du coût total de la dissuasion, car l’effort d’investissement – infrastructures, vecteurs missile air-sol moyenne portée amélioré (ASMPA), têtes nucléaires… déjà livrés – relève du passé. Il nous faut néanmoins bientôt financer la nouvelle génération des systèmes d’armes qui réduiront sans doute davantage le rôle restrictif des frontières. Général Patrick Charaix * * Ancien commandant des forces aériennes stratégiques françaises. De ce resserrement politique et administratif, les questions de renseignement portent la marque la plus visible, dans l’esprit du Livre blanc de 2008 où la fonction « anticipation » était venue s’ajouter aux missions déjà arrêtées en 1994. Avec des décisions majeures, comme la création de la Direction centrale du renseignement intérieur (DCRI), résultat de la réunion en un même ensemble de la Direction centrale des renseignements généraux (DCRG) et de la Direction de la sûreté du territoire (DST) et le passage de la Direction générale de la gendarmerie nationale (DGGN) de la Défense à l’Intérieur. L’institution, en mai 2014, d’une Direction générale de la sécurité intérieure (DGSI), distincte de la Direction générale de la police nationale (DGPN), se comprend aussi dans ce contexte. Il n’y a là nulle rupture, mais une continuité de moyen terme, fonction du rapprochement de la sécurité intérieure et de la sécurité extérieure, et de l’évolution de l’architecture de défense et de sécurité du pays. La défense de la France se joue à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. Les crises qui, depuis quinze ans, se Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 141 DOSSIER Le réveil des frontières sont succédé sur le territoire et en dehors des frontières, sont à la fois un élément d’explication et le fondement d’une nouvelle culture de gouvernement en la matière. Les années 2001-2016 sont, en effet, celles des crises « en chaîne », pour reprendre l’expression que Raymond Aron appliquait au long terme des conflits du premier xxe siècle 8. Avec, au présent et dans le même temps, une des plus graves crises, économique, financière et budgétaire qui affecte l’ensemble des « Occidentaux », mettant à mal des solidarités de près de cinquante ans en Europe et une relation transatlantique devenue incertaine. La crise n’a pas de frontières En arrière-plan, une réalité nouvelle : le monde ne connaît plus « … la menace de deux Grands qui conçoivent, construisent, composent des bombes destinées à leur destruction réciproque, dans un dialogue somme toute d’égal à égal qui leur fournit un cadre commode pour un arrangement rationnel. Mais des États encore à l’âge de pierre à bien des égards, déraisonnables et déraisonnés, ni ici, ni là : États “du seuil”, dont l’usage du nucléaire ou la menace de celui-ci s’apparente quelquefois à un prétexte, […] tantôt à une dangereuse réalité 9 ». La frontière entre puissances nucléaires et puissances nucléaires en devenir s’estompe elle aussi, et peut-être une forme de dissuasion avec elle. En surplomb : les menaces que font peser, partout, les groupes terroristes dont les soubresauts politiques, les conséquences de la mondialisation, les sursauts identitaires et les revendications religieuses sont comme le terreau, en particulier dans le monde arabo-musulman et en Afrique subsaharienne, mais aussi en Europe. Elles n’ont pas de frontières. Le contexte intérieur et extérieur de ces crises est différent de celui des dix années qui ont suivi la fin de la guerre froide. L’État n’est plus seul, engagé dans une chaîne de responsaRaymond Aron, Les Guerres en chaîne, Gallimard, Paris, 1951. Marie-Hélène Labbé, Le Nucléaire à la dérive, éditions Frison Roche, Paris, 2011, p. 13. 8 9 142 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 bilités et de solidarités qui va du niveau local à l’international, en passant par l’européen. Ce sont d’autres frontières qui disparaissent. Dans le même temps, l’État joue sa crédibilité à chaque crise, dans un tempo de plus en plus court, sous le regard d’une opinion publique de plus en plus exigeante et distante à la fois, à la mesure du sentiment qu’elle exprime que l’intérêt collectif ne s’incarne plus uniquement, spontanément, nécessairement dans l’État. L’exemple de ces infrastructures que l’on qualifie en France de « vitales », aux ÉtatsUnis de « critiques », au Canada d’« essentielles », parce qu’elles sont un élément décisif des économies et des sociétés modernes – transports, communication, réseaux matériels et immatériels… – montre à la fois la complexité des systèmes, l’interdépendance et la multiplication des acteurs, la difficulté pour la puissance publique de s’assurer de la permanence et de la disponibilité de ces systèmes. La prise de conscience de l’importance de ces sujets, au milieu de la décennie 1990, s’est traduite en premier lieu par le renforcement de la sécurité des systèmes d’information. C’est ainsi qu’en 1999 a été créée en France, au sein du Secrétariat général de la Défense nationale (SGDN), la Direction centrale de la sécurité des systèmes d’information (DCSSI), devenue Agence nationale depuis. Une réflexion d’ampleur a simultanément été engagée sur le rôle du gouvernement en matière de protection et de permanence des infrastructures vitales. Les systèmes d’information, c’est la dématérialisation de la menace, la déterritorialisation de la défense, la négation même de la frontière. Voilà bien un tournant important des politiques de défense et de sécurité, au début du xxie siècle : l’enjeu et l’objet d’une politique publique de défense et de sécurité nationale ne sauraient se limiter, comme hier et pour essentiel que cela demeure, au « … fonctionnement normal et régulier des pouvoirs publics », mais bien d’assurer la continuité de la vie de la Nation dans son ensemble. La frontière disparaît à mesure que la distinction entre sécurité intérieure et sécurité extérieure s’estompe elle aussi. En 2015, la lutte contre le terrorisme, en France, sur les théâtres d’opérations au ProcheOrient et en Afrique, en est la trace et la marque. Défendre la France et assurer la sécurité nationale, c’est donc bien assurer la continuité de la vie nationale, sur le territoire national et partout où celle-ci peut dépendre d’engagements extérieurs, dans le cadre des alliances. Cette démarche donne sens à une politique publique de sécurité nationale dans l’après-guerre froide et elle se réalise dans le cadre d’une défense sans frontières, d’une projection et d’une continentalisation des enjeux de puissance sur mer, sous les mers et au-dessus des mers 10. On voit bien, dans ces conditions, comment la France a pu passer de la défense nationale (1972) à la défense (1994), puis de la défense à la défense et la sécurité nationale (2008 et 2013). Les vingt dernières années de cette évolution de long terme s’inscrivent dans le cadre de l’aprèsguerre froide et se distinguent par l’émergence d’une organisation nouvelle de la défense nationale. Dans le contexte de la réforme des armées, là où les militaires étaient les seuls en 1972, ils sont les premiers en 1994, et parmi d’autres, en 2008 comme en 2013. De la distinction à l’indistinction. La dernière décennie en est la preuve, avec une série d’évolutions de moyen terme et une inflexion très forte à partir de 2008. La mission de sécurité nationale, c’est aujourd’hui la continuité et la permanence des outils à la disposition de la puissance publique, le resserrement administratif et politique autour de l’exécutif, le rassemblement de la nation autour de l’objectif. C’est sur ce dernier qu’il importe de faire porter l’effort, et c’est le sens de la démarche de révision dès 2011 du Livre blanc de 2008 et de la rédaction du Livre blanc en 2013, pour contraint qu’il soit par l’état des finances publiques. Tristan Lecoq, Enseigner la mer. Des espaces maritimes aux territoires de la mondialisation, coll. « Trait d’union », CNDP, Paris, 2013. 10 Ce dernier réaffirme la priorité de l’autonomie stratégique de la France, dans le cadre de ses alliances et de ses engagements. Les armées devraient préserver des capacités clés : moyens de renseignement, capacités de commandement, forces spéciales. Pour conserver l’initiative, les forces devraient se spécialiser et s’organiser, avec un objectif de capacité de projection de 15 000 hommes dans une opération extérieure « de coercition majeure ». L’accent mis sur le renseignement militaire, intérieur et extérieur, sur la protection des systèmes d’information et sur la coordination interministérielle en matière de sécurité nationale s’inscrit dans une volonté d’assurer la continuité de la vie nationale, à l’intérieur et à l’extérieur des frontières. La réflexion et l’action se situent désormais dans le cadre historique d’un État souverain, dépositaire des intérêts vitaux de défense et de sécurité de la France, adossée à l’assurance ultime de la dissuasion nucléaire, pour tenir compte au présent des acteurs en chaîne réunis par un État qui défend, protège et assure, à l’intérieur de ses frontières, les infrastructures civiles et militaires indispensables à la continuité de la vie nationale. À l’extérieur des frontières, les alliances et les interventions en sont le prolongement et le dépassement. Une lecture du Livre blanc de 2013 devrait y conduire. On y trouve trois piliers d’une stratégie nationale – protéger, dissuader et intervenir –, un double impératif – prendre part à la défense de l’Europe par les Européens et assurer, au-delà des frontières nationales et de celles de l’Europe, la sécurité nationale –, une mission – la défense de la France, dans le nouveau contexte des alliances et la nouvelle hiérarchie militaire et navale des puissances – et, enfin, des moyens – conformes aux ambitions et respectueux d’une longue histoire, ajustés à des contraintes et partagés avec ceux des alliés qui y consentent. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 143 DOSSIER Le réveil des frontières Ò POUR ALLER PLUS LOIN Frontière externalisée et murs anti-migrants : l’exemple emblématique de Calais Marquée à la jonction de la mer du Nord et de la Manche par un détroit large de 31 km, la frontière maritime qui sépare le Royaume-Uni et la France à la hauteur des villes de Douvres et de Calais a été « délocalisée » sur le sol français en vertu du protocole de Sangatte du 25 juillet 1994, une mesure renforcée en 2003 par les accords du Touquet. Alors que, face à l’afflux soudain de migrants voulant se rendre outre-Manche, ces dispositions bilatérales sont devenues une source de contestations, Calais et les abords du tunnel transmanche font l’objet d’une sécurisation renforcée, concrétisée par la multiplication de clôtures anti-migrants. Les conséquences dramatiques d’une telle situation sur le plan humain comme politique et économique apparaissent, sur le terrain, de moins en moins réversibles. Vers une remise en cause des accords du Touquet ? La construction du tunnel sous la Manche mis en service en 1994 a donné lieu à la signature d’un protocole, dit de Sangatte, destiné à organiser les modalités de contrôle du franchissement de la frontière entre le Royaume-Uni et la France. De cette époque remonte la constitution sur le territoire de chacun des deux États d’une sorte d’« enclave » où s’applique la législation de l’autre. Cette réciprocité s’est traduite, côté français, par l’instauration de contrôles douaniers, par des agents britanniques, au départ des Eurostar de la gare du Nord à Paris et aux entrées du port de Calais, mais le nombre toujours plus important de candidats à l’émigration vers le Royaume-Uni, dès les années 2000, a progressivement déséquilibré la relation. En 2003, confrontées à un nombre croissant de demandes d’asile, les autorités britanniques ont décidé de durcir leur politique d’immigration. Les accords du Touquet sont venus entériner ce déséquilibre et ont formalisé un véritable transfert à Calais de la gestion de la frontière anglaise. 144 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Présentée alors par les ministres de l’Intérieur respectifs comme « une étape supplémentaire du renforcement de la coopération franco-britannique dans le domaine de la lutte contre l’immigration clandestine », cette externalisation des contrôles s’inscrit dans une politique du donnant-donnant : alors que Londres s’engageait à accueillir les 1 500 migrants hébergés dans le camp de Sangatte situé à 10 km de Calais, géré par la Croix-Rouge et dont Paris pouvait alors annoncer la fermeture, le Royaume-Uni – État non membre de l’espace Schengen mais signataire de la convention de Dublin et donc autorisé à renvoyer tout migrant dans le premier pays de son entrée dans l’Union européenne – s’en remettait, moyennant une contribution financière annuelle de 35 millions d’euros, aux forces françaises de sécurité pour endiguer le flux croissant de réfugiés déterminés à tout prix à gagner l’Angleterre. Si, avant 2003, on dénombrait près de 80 000 dépôts de demandes d’asile auprès des autorités britanniques, ce chiffre était tombé à 32 275 en 2015, année où l’explosion du nombre de candidats au départ a provoqué, côté français, une vive critique des accords du Touquet. Alors que le nouveau président de la région Nord - Pas-de-Calais, Xavier Bertrand, s’engageait dès janvier 2016 à obtenir la renégociation de ces accords jugés « dépassés en raison du flux massif des migrants » et appelait Londres à prendre ses responsabilités, la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH) qualifiait ceux-ci de « léonins » en ce qu’ils avaient pour conséquence « de faire de la France le bras policier de la politique migratoire britannique ». Et le sentiment – qui prédomine désormais dans l’opinion publique – de faire injustement les frais d’un partage des tâches inéquitable eut tôt fait de réveiller quelques ressentiments dans une ville qui, durant deux siècles, fut occupée par la Couronne britannique. Si, jusqu’alors, les autorités britanniques ne disaient mot de leur part de responsabilité dans la situation critique qui régnait à leur frontière « externalisée », le 8 février 2016, cette « délocalisation » à Calais est soudainement devenue un argument supplémentaire dans la bouche du Premier ministre britannique, David Cameron, pour le maintien de son pays dans l’Union européenne 1. Tandis que les partisans du Brexit avancent la nécessité pour le Royaume-Uni de recouvrer sa souveraineté sur ses frontières, David Cameron défend les accords du Touquet : « Notre frontière effective est à Calais et non à Douvres. Cela est bon pour la GrandePauline Schnapper, Le Royaume-Uni doit-il sortir de l’Union européenne ?, coll. « Réflexe Europe, série Débats », La Documentation française, Paris, 2014. 1 Bretagne et je veux que cela continue. Si nous restons dans l’Europe, la frontière restera à Calais. » Une frontière hérissée de « clôtures anti-migrants » La lutte contre l’émigration illégale a conduit les autorités françaises, investies d’une mission sécuritaire de plus en plus ardue, à renforcer leur contrôle des voies d’accès à l’Angleterre, que celles-ci soient maritimes ou ferroviaires. Cette double surveillance, qui mobilise en permanence 1 800 CRS et gendarmes et, depuis janvier 2016, un véhicule blindé de la gendarmerie, représente pour la France un coût annuel de 80 millions d’euros. Un grillage impressionnant, coiffé de barbelés, a été érigé en juin 2015 tout le long de la partie de la rocade calaisienne qui mène Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 145 DOSSIER Le réveil des frontières aux couloirs d’entrée des ferries. Il vise à dissuader les migrants de grimper dans les camions. combattre. En 2015, ce sont dix-neuf filières qui ont été identifiées, contre quatre en 2014. Face à de tels obstacles pour accéder au port, l’entrée du tunnel transmanche est à son tour régulièrement prise d’assaut depuis l’été 2015. Le nombre d’intrusions a explosé, passant de 1 509 en 2014 à 62 051 en 2015, et la direction d’Eurotunnel a dû faire procéder à quelque 37 000 interpellations au cours du second semestre 2015. Des conséquences désastreuses Fermement invitée, le 23 juillet 2015 par le ministre français de l’Intérieur, à contrer plus efficacement ces intrusions, qui se sont soldées en quelques mois par la mort accidentelle d’au moins une vingtaine de jeunes migrants – écrasés par des camions ou des palettes, ou en chutant du haut des barrières –, la compagnie a depuis fait ériger des barrières d’accès renforcées par des tranchées, des guérites de surveillance et un périmètre de terres inondées, et a procédé à l’embauche de 200 gardiens. Autant de frais qui ont amené son PDG, Jacques Gounon, à réclamer 9,7 millions d’euros d’indemnités aux deux États pour avoir dû « investir au-delà de ses obligations contractuelles » dans la protection du terminal d’embarquement et s’octroyer des pouvoirs de police. Loin de la dissuader, ce dispositif rend l’activité criminelle des passeurs d’autant plus lucrative – les gains sont estimés entre 700 000 et 2 millions d’euros par réseau – en dépit des efforts déployés pour la Voir Marie-Françoise Colombani, Damien Roudeau, Bienvenue à Calais. Les raisons de la colère, Actes Sud, Arles, 2016, ainsi que les reportages de Maryline Baumard, Le Monde des 15 octobre 2015, 5 mars 2016 et 13 avril 2016. 2 146 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Un camp de réfugiés s’est constitué, sorte de zone de transit improvisée sur un terrain alloué en 2015 par la mairie et devenue, au fil des mois, un immense bidonville structuré en économie de survie 2. Et tandis que le camp de rétention inutilisé de Douvres a été fermé, 2 000 à 5 000 personnes aux nationalités et aux parcours très divers s’entassent à la périphérie de Calais dans des conditions lamentables, notamment pointées par un référé-liberté du tribunal administratif de Lille du 26 octobre 2015, et dénoncées par des avis de la CNCDH et du Haut-Commissariat des Nations Unies. Cette situation humanitaire d’urgence a mobilisé les associations locales qui, depuis quinze ans, s’efforcent concrètement de secourir ces centaines, aujourd’hui milliers, de réfugiés. Elle a en revanche abouti à faire naître dans la population calaisienne et aux alentours un sentiment d’abandon et de découragement. Dégradation de l’image de la région, investissements touristiques en berne, dépréciation des paysages de la côte d’Opale, chute de fréquentation des visiteurs britanniques, autant d’impacts propres à alimenter les courants xénophobes. Édith Lhomel * * Rédactrice en chef de la collection « Réflexe Europe » et analyste-rédactrice pour le site P@ges Europe (www. ladocumentationfrancaise.fr/pages-europe), La Documentation française. Pour en savoir plus sur les frontières Ouvrages ●● Anne-Laure Amihat-Szary, Qu’est-ce qu’une frontière aujourd’hui ?, PUF, Paris, 2015 ●● Jean Birnbaum (dir.), Repousser les frontières ?, Gallimard, Paris, 2014 ●● Wendy Brown : – Murs. Les murs de séparation et le déclin de la souveraineté étatique, Les Prairies ordinaires, Paris, 2009 – Walled States, Waning Sovereignty, Zone Books, New York, 2014 territoires et de frontières, du jihad de Sokoto à la colonisation française du Niger, xixe-xxe siècles, Publications de la Sorbonne, Paris, 2015 ●● Jacques Lévy et Michel Lussault, Dictionnaire de la géographie et de l’espace des sociétés, Belin, Paris, nouvelle édition, 2013 ●● Alexandra Novosseloff et Frank Neisse, Des murs entre les hommes, La Documentation française, Paris, 2015 ●● Antoine Pécoud et Paul Guchteneire Gallimard, Paris, 2010 (dir.), Migrations sans frontières. Essais sur la libre circulation des personnes, Unesco, Paris, 2007 ●● Frédérick Douzet et Béatrice Giblin ●● Claude Quétel : (dir.), Des frontières indépassables ? Des frontières d’État aux frontières urbaines, Armand Colin, Paris, 2013 – Histoire des murs, Perrin, Paris, 2014 – Murs. Une autre histoire des hommes, Perrin, Paris, 2012 ●● Sabine Dullin, La Frontière épaisse. ●● Olivier Razac, Histoire politique du Aux origines des politiques soviétiques (1920-1940), Éditions de l’EHESS, Paris, 2014 ●● Bernard Reitel, Patricia Zander ●● Régis Debray, Éloge des frontières, ●● Michel Foucher : – Frontières d’Afrique. Pour en finir avec un mythe, CNRS Éditions, Paris, 2014 – L’Obsession des frontières, Perrin, Paris, 2012 – Le Retour des frontières, CNRS Éditions, Paris, 2016 ●● Élisa Ganivet, Esthétique du mur géopolitique, Presses de l’université du Québec, Québec, 2015 ●● Yvan Gastaut et Catherine Wihtol de Wenden (dir.), Frontières. Catalogue de l’exposition, Musée national de l’histoire et des cultures de l’immigration, Éditions Magellan et Cie, Paris, 2015 ●● Christine de Gemeaux (dir.), Empires et colonies. L’Allemagne, du Saint Empire au deuil postcolonial, PUBP, Clermont-Ferrand, 2010 ●● Vincent Hiribarren, A History of Borno: Trans-Saharan African Empire to Failing Nigerian State, Hurst Publishers, Londres, 2016 ●● John O. Igué et Kossiwa Zinsou-Klassou, Frontières, espaces de développement partagé, Karthala, Paris, 2010 ●● Camille Lefebvre, Frontières de sable, frontières de papier. Histoire de barbelé, Flammarion, Paris, 2009 et Jean-Luc Piermay et al. (dir.), Villes et frontières, Anthropos, Paris, 2002 ●● Jean-Marc Sorel (dir.), Les Murs et le droit international, Pedone, Paris, 2010 ●● Elisabeth Vallet (dir.), Borders, Fences and Walls: State of Insecurity?, Ashgate, Farnham, 2014 ●● Olivier Weber, Frontières, Paulsen, Paris, 2016 Numéros spéciaux de revues ●● Le cyberespace : nouvelle frontière ●● Murs et frontières. De la chute du mur de Berlin aux murs du xxie siècle, Cités, n° 31, PUF, 2007/3 ●● Le retour des murs en relations internationales (dossier dirigé par Charles-Philippe David et Elisabeth Vallet), Études internationales, vol. 43, n° 1, mars 2012 ●● The Social Frontiers of Europe (dossier dirigé par Mircea Brie, Klára Czimre et Bogumila Mucha-Leszko), Eurolimes. Journal of the Institute for Euroregional Studies Oradea-Debrecen, vol. 17, printemps 2014 Articles et chapitres ●● Jean-Paul Cahn, « La question des frontières allemandes », in J.-P. Cahn et Ulrich Pfeil (dir.), L’Allemagne 1945-1961. De la « catastrophe » à la construction du Mur, Presses universitaires du Septentrion, Villeneuve-d’Ascq, 2008 ●● Jean-Arnault Dérens, « Gorizia l’Italienne et Nova Gorica la Slovène. Une ville-frontière réunifiée », P@ges Europe, La Documentation française, 12 octobre 2008 (www.ladocumentationfrancaise.fr/ pages-europe/d000650-gorizia-l-italienneet-nova-gorica-la-slovene.-une-villefrontiere-reunifiee-par) ●● Groupe Frontière, « La frontière, un objet spatial en mutation », EspacesTemps.net, Travaux, 29 octobre 2004 (www.espacestemps.net/articles/ la-frontiere-un-objet-spatial-en-mutation/) ●● Hans Dietrich Schultz, « Les frontières ●● Effets-frontières en Méditerranée : allemandes dans l’histoire : un ˝diktat˝ de la géographie ? », Revue germanique internationale, 1/1994, p. 107-121 (https://rgi.revues.org/429#ftn) contrôles et violences, Cultures et Conflits, n° 99-100, automne-hiver 2015 ●● Elisabeth Vallet, « La propagation des du monde ?, La Nouvelle Revue géopolitique, n° 8, janvier-mars 2013 ●● Frontières, (dossier coordonné par Yvan Gastaut et Catherine Wihtol de Wenden), Hommes et Migrations, n° 1304, octobre-décembre 2013 murs anti-immigration : un ˝nouveau˝ défi pour les migrants », Les Grands Dossiers de Diplomatie, n° 31, février-mars 2016 ●● Yves Zurlo, « Ceuta et Melilla. ●● Les frontières à l’ère de la globalisation, Problèmes économiques, n° 3112, La Documentation française, mai 2015 ●● Murs et frontières (dossier dirigé par Thierry Paquot et Michel Lussault), Hermès, n° 63, CNRS Éditions, 2012 Villes espagnoles ou dernières colonies en Afrique », P@ges Europe, La Documentation française, 12 janvier 2011 (www.ladocumentationfrancaise. fr/pages-europe/d000478-ceuta-etmelilla.-villes-espagnoles-ou-dernierescolonies-en-afrique-par-yves-zurlo/ article) Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 147 DOSSIER Le réveil des frontières Sites Internet AntiAtlas des frontières www.antiatlas.net AntiAtlas des frontières est un collectif de chercheurs, d’artistes et de professionnels qui souhaite renouveler l’approche des frontières étatiques et, notamment, des mécanismes de contrôles aux frontières (terrestres, maritimes, aériennes ou virtuelles). Les activités du collectif se déclinent sous diverses formes, avec un triple objectif, scientifique, artistique et pédagogique : séminaires, colloques internationaux, publications d’articles ou interviews de chercheurs, mais aussi expositions et galerie en ligne (photos et vidéos). Le collectif justifie sa démarche par la nécessité de sortir de l’illusion de stabilité que propagent les atlas. Il s’agit ici d’adopter une posture à la fois dynamique et critique, d’affirmer l’insuffisance des cartes pour appréhender la complexité des frontières et, finalement, de tenter de comprendre la frontière comme processus et non pas seulement comme lieu. AntiAltlas s’attache par exemple à expliquer comment les individus traversent les frontières mais aussi comment les mutations, en particulier technologiques, de ces frontières contribuent à construire différemment leur expérience. L’approche transdiscipli- 148 naire du projet fait de ce site un centreressources riche et original. Boulevard Extérieur Vie internationale : analyses, commentaires, opinions www.boulevard-exterieur.com Porté par une équipe de sept collaborateurs bénévoles gravitant autour Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 de David Vernet, ancien directeur de la rédaction du Monde et fondateur du projet, Boulevard Extérieur se veut être un forum de réflexion et un observatoire de la vie politique internationale. Les articles mis à disposition sont entièrement libres d’accès et entendent offrir « un regard distancié sur les faits ainsi qu’une expertise pointue sur les enjeux internationaux ». Le site s’appuie pour cela sur une contextualisation historique qui confère une véritable plus-value au contenu. Indépendant de toute attache politique ou commerciale, Boulevard Extérieur s’efforce également de conserver une certaine neutralité afin de produire une lecture objective et informée de l’actualité mondiale. En outre, s’il dispose d’une équipe de rédaction et publie donc régulièrement des articles en nom propre, il réalise aussi un travail de veille important, par la mise en ligne de résumés d’articles, de références à d’autres publications et la traduction de contributions étrangères. Régulièrement mis à jour, le site propose ainsi un panorama détaillé de l’actualité des relations internationales. Questions EUROPÉENNES L’islam politique existe-t-il en Europe ? * Samir Amghar Samir Amghar * et Khadiyatoulah Fall ** est professeur en sociologie, chercheur à l’Université libre de Bruxelles, spécialiste du salafisme et de l’orthodoxie en islam, et auteur de l’ouvrage L’Islam militant en Arrivés dans les années 1960 en Europe pour fuir la répression des régimes arabes à l’encontre des islamistes, les Frères musulmans se sont rapidement Europe (Infolio, 2013). adaptés aux réalités politiques européennes. Tout * Khadiyatoulah Fall est professeur à l’université du en prônant une lecture orthodoxe de l’islam, ils Québec à Chicoutimi, titulaire appellent à l’intégration des populations musulmanes de la chaire d’enseignement et européennes. Au-delà de cette volonté d’enraciner de recherche interethniques et interculturels. leurs revendications et leurs actions dans le contexte européen, ils continuent à s’inscrire dans l’idéologie islamiste, notamment en entretenant des liens avec les partis islamistes du monde arabe. Existe-t-il en France et en Europe des islamistes nourrissant un projet politique à destination du Vieux Continent ? Selon certains analystes, le mouvement des Frères musulmans, soupçonné d’alimenter la matrice idéologique du jihadisme contemporain, serait porteur d’un tel projet expansionniste. Mohamed Louizi, un ancien membre de la controversée Union des organisations islamiques de France (UOIF), semble d’ailleurs donner raison à cette interprétation quand il assure que l’organisation à laquelle il a appartenu défend le concept de « tamkine », à savoir d’hégémonie politique en Europe 1. Or, pour nous, loin de constituer un concept polémique et dépréciatif, l’islamisme renvoie à l’idéologie portée par des mouvements sociaux et politiques faisant référence à l’islam, disposant d’un programme politique, usant d’instruments politiques – élections, manifestations, Mohamed Louizi, Pourquoi j’ai quitté les Frères musulmans, Michalon, Paris, 2016. 1 pétitions, boycott, etc. – dans un cadre défini qui est celui de l’État de droit. Il s’agit dès lors de cerner les contours de l’idéologie des Frères musulmans et de tenter de rendre compte de la dimension réellement islamiste de ces derniers en Europe. L’islam politique des Frères musulmans : entre tribune politique et intégration des populations musulmanes La présence d’organisations liées aux Frères musulmans en Europe est d’abord liée à l’exil des islamistes fuyant, à partir des années 1960, la répression politique qu’ils subissaient dans leur pays d’origine. Cette implantation s’est ensuite renforcée avec l’arrivée en Europe d’étudiants, sympathisants islamistes, venus y poursuivre leur cursus universitaire. En France, étudiants et réfugiés islamistes se sont Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 149 Questions EUROPÉENNES principalement retrouvés au sein de l’Association des étudiants islamiques de France (AEIF), créée en 1963. Durant les années 1970, la mouvance islamiste en Europe s’agrandit et se développe au gré des politiques répressives menées par les régimes autoritaires des pays musulmans et est à l’origine de la création d’antennes de certains partis islamistes en exil. En 1971, la décision du Conseil constitutionnel turc d’interdire le Parti de l’ordre national de Necmettin Erbakan incite par exemple certains de ses responsables à créer le Milli Görüs en Allemagne, en France, puis en Belgique et en Autriche. Fondée en 1983, l’UOIF se voulait également la représentante du parti islamiste tunisien, le Mouvement de la tendance islamique, plus connu désormais sous le nom d’Ennahdha 2. Dans un premier temps, l’utilisation de l’espace politique européen comme lieu de contestation fut purement instrumentale. Il s’agissait de se servir de cette région comme d’une caisse de résonance politique à l’encontre des régimes arabes et turc considérés par les islamistes comme des dictatures. Ces militants envisageaient leur présence en Europe comme provisoire, le temps de concevoir, à l’abri, une façon de réformer les régimes, dans l’hypothèse d’un retour une fois les régimes en question renversés. À la contestation de l’autoritarisme s’ajoutait un rapport critique à l’Europe passant par la dénonciation de l’impérialisme culturel, politique et éthique de l’Occident que les sociétés musulmanes étaient censées subir. Les tenants de cette posture faisaient alors reposer leur lecture de l’islam, d’une part, sur la nécessaire réislamisation des immigrés – perçus comme « pervertis » par la société occidentale – et, d’autre part, sur la politisation du fait religieux, présenté comme un système englobant, capable de résoudre les problèmes économiques, sociaux et politiques des musulmans. Ce discours n’a toutefois eu que peu d’impact sur les populations immigrées. Devant cet insuccès, une partie de ceux qui défendaient jusque-là l’instauration d’un État islamique ont changé de discours au début des années 1990. Les organisations dans lesquelles ils se retrouvent se sont alors considérées comme des structures de représentation et de défense des intérêts des musulmans en Europe. De la représentation et de la défense des musulmans européens à la tentation du lobbying musulman Des associations liées organiquement aux Frères musulmans se sont, dans cette optique, liées aux générations émergentes de jeunes musulmans nés en Europe, et principalement à ceux en passe d’accéder à la classe moyenne : les étudiants. L’objectif étant de les réislamiser. C’est alors la posture adoptée par l’UOIF, par la Ligue des musulmans de Belgique (LMB), par la Communauté islamique d’Allemagne (Islamische Gemeinschaft in Deutschland, IGD) ainsi que par d’autres organisations s’inscrivant dans la méthodologie d’action frériste, comme le Milli Görüs turc. Les Frères musulmans ont poussé plus loin encore cette stratégie en créant, en 1989, la Fédération des organisations islamiques en Europe (FOIE), structure transnationale regroupant les activités des différentes branches nationales des Frères musulmans dans vingt-huit pays. La FOIE s’entoure de plusieurs associations satellites – European Forum of Muslim Women, Forum of European Muslim Youth and Student Organizations, Islamic Relief, European Council of Fatwa and Research, etc. – chargées d’orienter les musulmans dans les différentes sphères de leur vie 3. L’ensemble de ces associations est fédéré au sein d’organisations européennes de jeunes, de femmes, d’imams regroupant les structures En France, on voit alors émerger, entre autres organisations, les Étudiants musulmans de France (EMF), les Jeunes musulmans de France (JMF), les Imams de France, l’Association médicale Avicenne de France (AMAF), ou encore la Ligue française de la femme musulmane (LFFM). 3 Samir Amghar (dir.), Islamismes d’Occident. État des lieux et perspectives, Lignes de repères, Paris, 2006. 2 150 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 L’ i s l a m p o l i t i q u e e x i s t e - t - i l e n E u ro p e ? nationales des Frères musulmans européens. Leur intitulé évolue par la suite au gré de la prise de conscience de l’enracinement définitif des musulmans dans l’espace européen. Parallèlement, l’organisation frériste européenne crée, en 1992 à proximité de Château-Chinon, l’Institut européen des sciences humaines (IESH), traduction quelque peu déformée de l’intitulé arabe signifiant « Institut européen des sciences islamiques » 4. Quelques années plus tard, en 1997, est créé au pays de Galles l’institut en charge de former le public anglophone, l’European Institute of Human Sciences, désormais situé à Birmingham. À travers la création d’associations spécialisées – jeunesse, étudiants, femmes, etc. – ainsi que la construction et la gestion de lieux de culte, les Frères musulmans tentent de quadriller les activités et les populations musulmanes. Si ces structures s’inspirent fortement des expériences islamistes de contestation dans les mondes arabe, turc et indo-pakistanais, le discours s’adapte à la sensibilité politique bien différente des musulmans nés en Europe. Ces associations militent pour l’intégration de ces derniers dans le paysage politique et social européen, en les appelant par exemple à s’inscrire sur les listes électorales 5. Les Frères musulmans défendent l’idée d’une « citoyenneté islamique », se proposant d’être des interlocuteurs privilégiés auprès des acteurs publics locaux et nationaux sur des questions aussi diverses que la pratique religieuse, le racisme ou les problèmes de délinquance dans les quartiers populaires, allant même jusqu’à vouloir développer « une déclinaison française de l’islam ». En France, l’UOIF s’engage ainsi aux côtés des collégiennes voilées expulsées de leur établissement en 1990 et fait émettre une fatwa (avis religieux) en condamnant les violences urbaines lors des émeutes de 2005. Au Royaume-Uni, ces associations tentent d’interdire la parution des Versets sataniques (1988) de l’écrivain britannique d’origine indienne Salman Rushdie. Dans Franck Frégosi, Penser l’islam dans la laïcité, Fayard, Paris, 2008. 5 Samir Amghar, L’Islam militant en Europe, Infolio, Paris, 2013. de nombreux pays européens, elles appellent les musulmans à boycotter les produits danois en signe de protestation contre les caricatures du prophète Mahomet parues dans le journal Jyllands-Posten en septembre 2005. Ces actions leur permettent d’apparaître comme des organisations représentatives de la communauté musulmane dans un certain nombre de pays. Elles réussissent simultanément à s’imposer auprès des musulmans. Chaque année, la Muslim Association of Britain (MAB), l’UOIF et la LMB organisent des rassemblements attirant non seulement des prédicateurs de renom – Tariq et Hani Ramadan, le Qatarien d’origine égyptienne Youssef al-Qaradawi ou le Koweïtien Tariq al-Suwaidan – mais également des dizaines de milliers d’auditeurs. Pour les Frères musulmans, leur situation diasporique amène immanquablement les musulmans d’Europe à la perte de ce qui est présenté dans le discours frériste comme une « identité islamique ». Il est par conséquent nécessaire de déployer les moyens de préserver l’identité religieuse dans les communautés immigrées musulmanes. Il s’agit d’organiser une communauté islamique définie par l’observance religieuse, ayant vocation à « ramener à la foi » et à regrouper l’ensemble des personnes d’origine musulmane. À cette fin, les Frères musulmans aspirent à négocier avec les pouvoirs publics divers accommodements juridiques pour que cette « communauté » dispose, à l’intérieur de la société, d’une forme d’autonomie lui permettant de respecter les principes de l’islam, tels que la confrérie les conçoit 6. Bien plus qu’une structure de représentation, les Frères musulmans en Europe aspirent à devenir un véritable lobby. C’est sans doute la raison pour laquelle le siège de la FOIE, initialement implanté au Royaume-Uni, est ensuite fixé à Bruxelles, siège des institutions européennes, de l’Organisation du Traité de l’Atlantique Nord (OTAN), de représentations diplomatiques et de lobbies divers. 4 6 Gilles Kepel, Quatre-vingt-treize, Gallimard, Paris, 2012. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 151 Questions EUROPÉENNES Ces nouvelles structures islamiques ne cachent pas leur ambition d’influencer le débat et les politiques publiques en Europe. Elles aspirent vraisemblablement à drainer autour d’elles suffisamment de musulmans pour former une force électorale, en attirant des jeunes dans leur sillage et en constituant un « islamisme de la minorité ». C’est ainsi que la politique de recrutement des Frères musulmans cible principalement les campus universitaires. Des collèges et des lycées confessionnels « d’excellence » sont également créés avec pour objectif, selon leurs promoteurs, de constituer une élite pouvant servir par la suite de courroie de transmission des idées fréristes dans les sphères décisionnelles. Dépasser les apories politiques des associations fréristes Ces structures n’ont toutefois pas réussi à transformer leurs succès religieux et sociaux en influence politique. Il y a bien la volonté chez les Frères de peser dans le débat public et politique par une stratégie d’entrisme, en appelant leurs responsables à intégrer des partis politiques nationaux. Mais à chaque fois que ces structures ont tenté d’établir un rapport de force avec les pouvoirs publics, l’épreuve a tourné court. Ainsi, en 2004, en dépit des diverses manifestations organisées par des associations proches de l’UOIF et rassemblant des milliers de personnes en France, la loi sur l’interdiction des signes religieux dans les écoles publiques a été votée. En Suisse, les associations musulmanes de la Ligue des musulmans ont, elles aussi, échoué à empêcher la votation sur l’interdiction des minarets, en 2009. Les différents appels au boycott de produits considérés comme « sionistes » – Coca-Cola, Levi’s, Nike, par exemple – en signe de soutien à la cause palestinienne n’ont été suivis que par une minorité de musulmans et ont été progressivement abandonnés. Si ces structures proches des Frères musulmans restent des acteurs hégémoniques de l’islam européen, elles souffrent d’un déficit de légitimité croissant auprès des jeunes musul152 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 mans en raison de l’euphémisation volontaire de leur dimension protestataire. Nombreux sont les membres, déçus par le manque de proactivité de ces organisations, qui ont, progressivement, décidé de les quitter. Dans ce cadre, un certain nombre de militants, souvent des trentenaires nés et scolarisés en Europe, ont décidé de prendre leurs distances avec ces organisations historiques et de créer des structures plus « compétitives ». Le Collectif contre l’islamophobie en France (CCIF) en est sans doute l’un des exemples les plus emblématiques. Créé en 2003 pour pallier l’incapacité des associations traditionnelles à lutter contre la discrimination musulmane, le CCIF a opté pour une professionnalisation de son personnel. Il s’agissait en effet de rompre avec l’amateurisme des anciens, jugé partiellement responsable de l’inefficacité des actions musulmanes en Europe. Le Collectif a recruté des juristes spécialisés en droit du travail, en droit administratif ou encore en droit européen, et a décidé d’ester en justice à chaque fois qu’il constatait un acte islamophobe. Son objectif, en multipliant les actions judiciaires, est de montrer que les actes antimusulmans sont en constante augmentation. Il tente ainsi d’établir un rapport de force, à travers une stratégie de l’affrontement. À chacune de ses interventions médiatiques, le directeur exécutif du CCIF, qui fut jusqu’en 2016 conseiller islamophobie au sein de l’Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), Marwan Muhammad, qui partage par ailleurs des accointances idéologiques avec Tariq Ramadan 7, est coaché par des spécialistes de la communication. Il n’hésite pas à solliciter l’Open Society Institute, du milliardaire américain George Soros, pour financer par exemple des campagnes d’affichage qui présentent les musulmans comme étant aussi des enfants de la nation. Loin de se cantonner à l’Hexagone, l’influence de Marwan Muhammad Professeur d’études islamiques à l’université d’Oxford, il s’est imposé comme un leader communautaire auprès des jeunes musulmans européens, surtout francophones. Prônant une lecture « réformiste » de l’islam, il appelle les sociétés européennes à une meilleure reconnaissance de l’islam dans l’espace public. Ses travaux ont fait l’objet de plusieurs controverses en France. 7 L’ i s l a m p o l i t i q u e e x i s t e - t - i l e n E u ro p e ? s’exporte à l’étranger, notamment en Belgique, où il est l’auteur d’un rapport sur les discriminations pour le Réseau européen contre le racisme (European Network Against Racism, ENAR). Une autre structure, en France, tente également de dépasser les apories idéologiques et politiques des associations de tendance « Frères musulmans ». Il s’agit de Fils de France. Reprenant les réflexions de Tariq Oubrou, imam de la mosquée de Bordeaux 8, dont il est un proche, Camel Bechikh, membre de l’UOIF, tente quant à lui de proposer une théologie de l’acculturation, allant plus loin que les Frères musulmans première génération sur la question de l’intégration. Il appelle non seulement à débarrasser l’islam européen de ses oripeaux traditionnels en francisant la pratique de l’islam, mais également à développer le patriotisme français dans le cœur des fidèles musulmans de l’Hexagone. Si les Frères musulmans européens ont officiellement abandonné toute idée de prise de pouvoir dans les pays arabes à partir du Vieux Continent, force est néanmoins de constater que l’on assiste chez eux à un « retour du refoulé islamiste ». En effet, ils ont toujours entretenu des relations fortes avec les « confrères » du monde musulman. Cette « appétence islamiste » s’est intensifiée au lendemain des révoltes arabes, avec l’accession au pouvoir des islamistes dans certains pays arabes (Maroc, Tunisie, Égypte). De nombreux membres de la FOIE ou gravitant dans la nébuleuse frériste d’origine tunisienne ont réintégré les rangs du parti Ennahdha. Abdelmajid Nejjar, enseignant à John R. Bowen, L’Islam à la française, Steinkis, Issy-lesMoulineaux, 2011. 8 l’Institut européen des sciences humaines, Meherzia Labidi, proche de l’UOIF, ou encore Walid Bennani, membre de la Ligue des musulmans de Belgique, ont été élus députés en Tunisie sur les listes d’Ennahdha. Ou encore Oussama Sghaier, membre de la branche italienne des Frères (Unione delle Communità e Organizzazioni Islamische in Italia) et actuel porte-parole du parti islamiste tunisien. Si ce retour était motivé par des raisons idéologiques, il est également fondé sur des raisons pratiques. En effet, l’accession au pouvoir d’Ennahdha en Tunisie, en 2011, a représenté une opportunité politique et d’ascension sociale d’autant plus importante que l’exil avait souvent été synonyme de déclassement. En outre, il n’est pas rare que, lors des rassemblements de musulmans en France, en Belgique ou encore au Royaume-Uni, des personnalités islamistes soient invitées, tels que Rachid Ghannouchi, le chef du parti Ennahdha, ou Aboujedra Soltani, ancien président du Mouvement pour la société et la paix, le parti islamiste algérien. Régulièrement, le viceprésident d’Ennahdha, Abdelfattah Mourou se rend lui aussi en Belgique pour y assurer la direction de la prière du vendredi dans une mosquée bruxelloise. lll Bien qu’ils défendent une vision européenne de l’islam, les Frères musulmans n’ont pas abandonné l’idée de devenir une force hégémonique capable d’influencer les pouvoirs publics. Or, en dépit du fait qu’ils sont des acteurs du paysage islamique européen et qu’ils disposent d’une capacité de mobilisation importante, leur influence supposée sur les musulmans reste marginale. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 153 Questions EUROPÉENNES Finlande : une économie qui patine Antoine Jacob * * Antoine Jacob est journaliste. Il travaille dans les pays nordiques et baltes depuis une quinzaine En récession pendant trois ans jusqu’à 2014, la Finlande a actuellement l’une des économies les plus faibles de la zone l’AFP puis du Monde à Stockholm, il euro, handicapée par la chute du leader de la téléphonie couvre l’Europe du Nord en indépendant depuis 2007. mobile Nokia, une productivité en berne et l’une des populations les plus âgées de l’Union européenne. Helsinki n’est plus le bon élève de l’Europe mais son nouvel homme malade. En place depuis mai 2015, un gouvernement de centre-droit dirigé par un ancien homme d’affaires tente d’y remédier à sa manière. La potion, amère, passe mal auprès des puissants syndicats qui menacent, fait inhabituel dans l’histoire du pays, d’organiser une grève générale. d’années. Ancien correspondant de 154 À l’orée de la crise financière de 2008, l’économie finlandaise tirait encore bien son épingle du jeu, à l’image du « champion national » Nokia. Depuis, la part de marché de cette société est passée de plus de 40 % à 3 % des ventes mondiales de smartphones – et c’est sous la marque Microsoft qu’ils sont désormais commercialisés. Si cette débâcle ne saurait résumer la mauvaise passe que traverse le pays et ses 5,48 millions d’habitants, elle l’explique en partie. Rarement, en effet, une seule et même entreprise a eu une telle importance pour l’économie d’un pays occidental. Au pouvoir à Helsinki depuis mai 2015, une coalition de partis allant du centre-droit à la droite populiste eurosceptique s’escrime désormais à faire adopter les réformes économiques et sociales annoncées pour remettre le pays « dans le droit chemin ». Les syndicats s’y opposent vigoureusement. Et l’image du Premier ministre, Juha Sipilä (Parti du centre), un ancien homme d’affaires désireux d’appliquer des principes de gestion d’entreprise à la conduite du pays, en pâtit. Favoriser l’émergence d’un ou plusieurs successeurs à un fleuron de cette envergure se révèle difficile. D’autant plus que la république nordique doit faire face à des problèmes structurels, en particulier un manque préoccupant de compétitivité et le vieillissement de sa population. Le net ralentissement économique survenu dans la Russie voisine complique un peu plus la situation. Une récession qui dure La Finlande est « le nouvel homme malade de l’Europe ». L’expression a fait son apparition dans le quotidien britannique Financial Times du 17 juin 2015. Le ministre finlandais des Finances, le conservateur Alexander Stubb, y expliquait pourquoi il ne comptait pas faire un sermon à la Grèce, malgré les grandes réticences finlandaises à participer à un énième plan de sauvetage Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Un diagnostic pessimiste Finlande : une économie qui patine européen en faveur d’Athènes. Pour être entendu, expliqua-t-il, « vos propres finances doivent être en ordre. Or, il est évident que la Finlande, en ce moment, est un pays qui doit faire ses preuves » de ce côté-là. L’aveu, s’il correspondait à une réalité bien connue, tranchait avec l’époque encore récente durant laquelle Helsinki mettait un point d’honneur à respecter les différents critères de stabilité économique et financière fixés par la Commission européenne. Dans les médias, on parlait alors volontiers du « bon élève finlandais », entré dans l’Union européenne en janvier 1995, en même temps que la Suède et l’Autriche. De fait, le bilan économique affiché par cet État est plus que mitigé. L’année 2009 a vu le produit intérieur brut (PIB) se contracter de 8,3 % par rapport à l’année précédente, en raison de la crise financière internationale. Puis, à l’exception des années 2010 et 2011, la récession a prédominé jusqu’en 2014. En 2015, le pays a réussi à sortir de la récession, avec un taux de croissance de 0,5 %, le plus mauvais de tous les pays de la zone euro hormis la Grèce, d’après Eurostat. Soit un peu mieux, toutefois, que les prévisions de la Commission européenne (0,3 %), du ministère des Finances (0,2 %) et de l’Organisation pour la coopération et le développement économiques (OCDE), dans son dernier rapport sur la Finlande publié en janvier (– 0,1 %). Quoi qu’il en soit, le PIB n’a pas encore retrouvé son niveau d’avant la crise financière. Pour 2016, les avis convergent cependant pour anticiper une amélioration : le PIB pourrait augmenter de 1,1 % (ministère des Finances et OCDE), voire de 1,2 % (Commission européenne). Un chômage structurel La récession a naturellement eu un impact négatif sur l’emploi. Certes, le taux de chômage est loin de son niveau de la première moitié des années 1990 – jusqu’à 19 % de la population active –, autre période de crise en Finlande provoquée notamment par la disparition de l’Union soviétique et la fin du commerce bilatéral. Mais, avec 9,2 % en décembre 2015, ce taux ne cesse d’augmenter depuis 2012. Les plans sociaux rythment les saisons, touchant à peu près tous les secteurs d’activité existant dans le pays. Le plus médiatisé a concerné Microsoft, avec plus de 3 300 licenciements depuis son rachat de la branche mobile de Nokia, en avril 2014. De nombreuses entreprises de tailles diverses ont également été affectées. L’entreprise de tricot Nanso, fondée en 1921, va délocaliser une partie de sa production en Estonie, voisin méridional dont la main-d’œuvre est nettement meilleur marché. Quant aux tasses et aux assiettes en porcelaine représentant les trolls Moumines, avec lesquels jouent les enfants finlandais depuis des générations, elles ne sont plus produites en Finlande mais en Thaïlande. En février 2016, le nombre de chômeurs de longue durée avait progressé de 19 % par rapport à la même période de 2015, et 21,1 % des jeunes de moins de 25 ans étaient sans emploi. Même si la légère relance de l’activité économique entrevue pour 2016 se concrétise, le taux de chômage devrait avoisiner les 9,5 %. Des pays nordiques, la Finlande est celui dont le taux d’emploi est le moins élevé. Dettes et budgets publics en déficit Les gouvernements finlandais successifs ont longtemps été à cheval sur le respect des critères européens quant à l’ampleur du déficit des finances publiques et de la dette publique. Alors que le Pacte de stabilité et de croissance autorise, en principe, un niveau maximum équivalent à respectivement 3 % et 60 % du PIB, les performances alignées par Helsinki avant – et au début de – la crise financière lui ont valu louanges et éloges flatteurs. Ainsi, en 2007 et 2008, le pays nordique n’affichait pas de déficit, mais un excédent budgétaire de respectivement 5,3 % et 4,4 %. Quant à la dette publique, elle plafonnait à 35,2 % et 33,9 % du PIB. Depuis, le pays a dû toutefois céder beaucoup de terrain. D’excédentaires, les finances publiques sont devenues déficitaires : 2,7 % en 2015, d’après le Bureau national des statistiques, soit mieux qu’en 2014, la seule année où le déficit a franchi la limite des 3 % en principe autorisés (3,3 %). Et ce alors que le pays nordique figure parmi ceux de l’Union Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 155 Questions EUROPÉENNES Finlande : quelques données statistiques * Superficie : 338 145 km2 Population totale : 5,48 millions d’habitants Helsinki : 600 000 habitants Migration nette : 11 800 (2015/année précédente) Langues officielles : finnois, suédois Langue maternelle : finnois (89 %), suédois (5,3 %), russe (1,3 %), estonien (0,8 %), anglais (0,3 %), somali (0,3 %), arabe (0,3 %) (2014) Taux de fécondité : 1,71 enfant par femme (2014) Espérance de vie : 83,9 ans (femmes), 78,2 ans (hommes) (2014) Religion : luthérienne (73,8 %), orthodoxe (1,1 %), autres religions (1,6 %) Indice de développement humain : 0,883 (24e rang mondial) Indice de Gini : 0,27 (2014) Taux de chômage : 9,4 % (février 2016) Taux d’inflation : – 0,1 % (février 2016) Taux de croissance du PIB : 0,5 % PIB par habitant : 39 981 dollars (22e rang mondial) (2014) Importations : 54,256 milliards d’euros Exportations : 53,829 milliards d’euros Principaux clients : Allemagne (15,2 %), Suède (11,4 %), Russie (11 %) Principaux fournisseurs : Allemagne (13,9 %), Suède (10,3 %), États-Unis (7 %) * Chiffres de 2015, sauf indication contraire. Sources : Bureau national des statistiques (www.stat.fi/index_ en.html) ; Douanes finlandaises (www.tulli.fi) ; Banque mondiale (www.worldbank.org). qui exigent le plus de leurs citoyens en termes d’impôts et de charges sociales. Quant à la dette publique finlandaise, elle est sur une pente ascendante depuis 2008. En 2014, elle a excédé pour la première fois le plafond de 60 % du PIB édicté par la Commission (62,8 %). En 2015, elle s’est un peu creusée à 63,1 %. Il est vrai que cette hausse s’explique en partie par la contribution de Helsinki aux efforts en vue de garantir le maintien de la Grèce dans la zone euro. La dégradation – qui devrait se poursuivre en 2016 et 2017 – n’en reste pas 156 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 moins relative, dès lors que le regard se porte vers le Sud. Pour toute la zone euro, cet indice dépassait 90 % à la fin du troisième trimestre de 2015. Il n’empêche que, pour un pays qui naguère prêchait l’orthodoxie financière, l’état actuel des comptes publics est jugé embarrassant par une majeure partie de la classe politique locale. Cette évolution n’est pas passée inaperçue non plus de la Commission européenne. Un mois après les élections législatives d’avril 2015, elle a annoncé envisager une procédure dite « de déficit excessif » à l’encontre d’Helsinki. L’exécutif européen n’a finalement pas donné suite, estimant en novembre 2015 que le nouveau gouvernement avait démontré sa détermination à maîtriser ces dérapages. Si d’aventure il n’y parvenait pas, la procédure pourrait alors être lancée. Ce qui ne serait pas sans ironie tant les dirigeants finlandais, au diapason d’une majorité de la population, ont critiqué les Grecs pour leur « laxisme » et le délitement de leurs finances publiques. Une situation à relativiser Dresser un parallèle avec le cas de Grèce, ou même celui du Portugal, serait toutefois exagéré. La dette publique n’a jamais pris des proportions telles dans le pays nordique. Nul besoin, à Bruxelles ni dans les grandes capitales européennes, de concocter un plan de sauvetage financier en faveur de l’État finlandais. Jusqu’à présent, l’agence de notation Moody’s continue à lui accorder la note maximale, une denrée rare au sein de la zone euro – Standard & Poor’s, en octobre 2015, et Fitch Ratings, en mars 2016, ont baissé la leur d’un cran. Les mesures d’austérité proposées par le gouvernement actuel s’annoncent en outre moins drastiques que celles appliquées en Grèce, au Portugal ou en Lettonie. Les « ajustements » prévus, détaillés plus bas, s’élèveront à « environ 0,5 % du PIB » finlandais par année, contre des coupes équivalant à 2,5 % du PIB par an au Portugal et à 1,5 % ou 2 % en Irlande, assurait en janvier Olli Rehn, ancien commissaire européen devenu ministre de l’Économie 1. Entretien à l’agence de presse Bloomberg, publié le 27 janvier 2016. 1 Finlande : une économie qui patine Enfin, l’environnement économique international, s’il est contrasté, peut entretenir des espoirs d’amélioration en Finlande. Certes, les perspectives de croissance se sont nettement détériorées dans les pays dits émergents et en particulier en Chine, admettait le ministère des Finances dans sa présentation du budget 2016. Mais, reprenait-il, « de nombreux partenaires commerciaux importants pour la Finlande bénéficient d’une croissance assez soutenue ». Et le ministre de citer les États-Unis, l’Allemagne et la Suède. Les multiples raisons du malaise économique Nokia La déroute de Nokia, qui n’a su ni anticiper la percée des smartphones ni contrer le dynamisme de ses concurrents dans ce segment, a porté un coup considérable à l’économie et au moral finlandais. En 1999, année record pour le groupe, Nokia représentait 4 % du PIB du pays et 20 % des exportations nationales. En 2000, la moitié de la croissance nationale (alors de 5 %) était générée par cette compagnie qui jouait le rôle d’une locomotive incomparable pour l’innovation technologique. En 2008, alors que Nokia commençait à perdre un peu de sa superbe, ses investissements dans la recherche et le développement représentaient encore 37 % du total réalisé dans le pays. Certes, le poids de la firme d’Espoo – en grande banlieue d’Helsinki – dans l’économie nationale s’était allégé au fil des années, avec la délocalisation de la majeure partie de sa production à l’étranger. En 2011, année du début du « partenariat » avec le géant Microsoft, elle ne comptait plus que pour 0,6 % du PIB finlandais et ne payait plus que 0,06 % des taxes sur les bénéfices des entreprises – contre 23 % en 2003. Deux ans plus tard, Nokia se résignait à vendre la totalité de sa branche mobile à Microsoft. Le rachat par ce qui reste aujourd’hui de Nokia – les équipements pour réseaux de télécommunication – du groupe franco-américain Alcatel-Lucent, officialisé le 15 avril 2015, peut-il changer la donne ? Les experts n’y croient guère, même si l’opération est susceptible de renforcer Nokia dans ce domaine, face au suédois Ericsson, le leader du secteur. Avec la fin de la production massive de téléphones portables en Finlande s’est envolée la réussite économique d’un pays qui n’en était pas peu fier. Une crise de la productivité En dépit de la crise financière de 2008, les salaires ont continué à augmenter. Ainsi le voulaient les généreuses conventions collectives renouvelées en 2007, branche par branche, et portant sur des périodes de deux ans à deux ans et demi. La productivité du pays nordique, déjà affectée par la récession abrupte, n’en fut que plus ralentie, en particulier dans le secteur manufacturier. Si une nouvelle vague de conventions collectives conclues en 2013 a abouti à des hausses plus en phase avec la conjoncture du moment, le retard de productivité n’a pas été comblé vis-à-vis de la plupart des pays partenaires commerciaux de la Finlande chez lesquels les hausses de salaire ont aussi été modérés. Selon le ministère de l’Économie, la Finlande est « 10 % à 15 % derrière la Suède et l’Allemagne » dans le domaine de la compétitivité en termes de coûts. Revenir à leurs niveaux « prendra du temps », observait l’OCDE en janvier 2016, tout en déplorant une réglementation « excessivement lourde dans certains domaines », notamment le commerce de détail, le secteur du bâtiment et des travaux publics et celui de l’aménagement du territoire. La lourdeur de la fiscalité, l’une des plus élevées parmi les États membres de l’OCDE, peut aussi être perçue comme un obstacle à l’activité économique. La concurrence est en outre limitée là où la densité de population est faible, soit dans de nombreuses régions d’un territoire de 338 000 km², à peine moins étendu que l’Allemagne. Le vieillissement de la population Depuis le début de la décennie, les personnes partant à la retraite excèdent celles entrant sur le marché du travail. Le nombre de Finlandais âgés de 15 à 64 ans diminue désormais de près de Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 157 Questions EUROPÉENNES 0,5 % par an, ce qui érode le potentiel de croissance du pays. Dans le même temps, les dépenses publiques ont augmenté de dix points, « essentiellement en raison du vieillissement de la population et de l’augmentation du chômage ». En 2014, ces dépenses publiques rapportées au PIB étaient « les plus élevées » de la zone OCDE (près de 59 %), juste devant la France. La situation n’en deviendra que plus préoccupante avec le temps. Selon l’OCDE, « le nombre grandissant de retraités et le niveau moyen de plus en plus élevé des pensions continueront à tirer les dépenses vers le haut ». Ces dernières, quant à elles, constitueront le principal facteur de hausse de la dette publique finlandaise, ajoutait la Commission européenne en novembre 2015. L’évolution préoccupe les démographes, car le pays attire relativement peu d’immigrants susceptibles de venir renforcer la main-d’œuvre en place. En 2014, le nombre de personnes ayant reçu la citoyenneté finlandaise a même diminué (de 7 %) par rapport au record enregistré l’année précédente (8 930 personnes). Arrivaient en tête les Russes, suivis des Somaliens, pour lesquels l’intégration apparaît problématique. Le nombre de nouveaux venus devrait néanmoins augmenter dans les années à venir. En 2015, près de 32 500 migrants ont déposé une demande d’asile, selon le service d’immigration. Et le pays nordique se prépare à accueillir jusqu’à 50 000 migrants en 2016. Le grand voisin russe La dégradation des relations entre l’Union européenne et Moscou, suite à l’annexion de la Crimée (mars 2014), n’est pas restée sans conséquences pour la Finlande, qui partage une frontière de quelque 1 300 km avec la Russie. Les contremesures commerciales imposées par le Kremlin en représailles aux sanctions européennes ont contribué à réduire les commandes en provenance du grand voisin oriental. Selon les dernières statistiques en date publiées par les douanes finlandaises, les exportations vers la Russie ont chuté en 2015 de 33 % par rapport à la même période de l’année précédente, une baisse équivalente de 33 % affectant aussi les importations, dans un 158 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 volume toutefois plus élevé (4,5 milliards, dont 74 % en produits énergétiques). Le tourisme est également en berne en raison d’un affaiblissement du cours du rouble. Durant les onze premiers mois de 2015, les nuitées russes en Finlande ont diminué de 43 % par rapport à la même période de l’année précédente. Quels remèdes ? La réforme des retraites Les gouvernements qui se sont succédé depuis la crise de 2008 ne sont pas restés inactifs face à la détérioration du contexte économique. Mais les politiques menées n’ont souvent pas eu les résultats escomptés. Le fait – rare en Europe – qu’une coalition gouvernementale ait pu rassembler des forces aussi disparates que le Parti conservateur, le Parti social-démocrate, les Verts et les anciens communistes de l’Alliance de gauche (de juin 2011 à mars 2014) s’est traduit par des compromis, parfois peu efficaces dans leur application, ou des manœuvres dilatoires. En raison de la vaste représentativité du gouvernement, des mesures ont néanmoins pu être adoptées avec la quasi-certitude de ne pas être défaites par une majorité parlementaire suivante. C’est le cas, avant tout, de la réforme des retraites qui entrera en vigueur en 2017, sous réserve d’un ultime vote au Parlement d’ici là. À l’automne 2014, la coalition alors au pouvoir 2 et les partenaires sociaux se sont entendus pour porter progressivement l’âge minimum du départ à la retraite à 65 ans – pour les personnes nées à partir de 1955. L’objectif est de maintenir la main-d’œuvre plus longtemps sur le marché du travail et de mieux assurer le financement des retraites. Cette réforme liera en outre l’âge du départ à la retraite à l’espérance de vie, comme le fait déjà la Suède et comme le recommande la Commission européenne. La même que celle mentionnée plus haut mais sans l’Alliance de gauche qui a quitté le gouvernement en mars 2014, pour protester contre l’adoption de coupes budgétaires et de hausses d’impôts destinées à réduire le déficit budgétaire. 2 Finlande : une économie qui patine Une nouvelle voie pour le changement Au moment de renouveler le Parlement, le 19 avril 2015, une majorité de Finlandais ont voulu donner sa chance au Parti du centre (ex-agrarien), dans l’opposition depuis 2011. Son leader, Juha Sipilä, est un ancien homme d’affaires ayant fait fortune en revendant à la fin des années 1990 son entreprise de composants électroniques. Une expérience sur laquelle ce quinquagénaire a joué durant la campagne électorale, où furent promises plus de potions amères que de miel. fêtes de l’Épiphanie et de l’Ascension deviendraient en outre des jours de congés non payés. Le Parlement, qui devait adopter ces mesures courant février 2016 pour une entrée en vigueur avant la fin de l’année, n’en a pas eu le temps. À l’entendre, et pour résumer, une logique d’entrepreneur ferait le plus grand bien à un pays sclérosé par trop de bureaucratie et en attente urgente de réformes structurelles. La mise en pratique s’est révélée plus compliquée que prévu pour cette coalition inédite, réunissant également les conservateurs et, pour la première fois, les Finlandais (ex-Vrais Finlandais), un parti eurosceptique dont une aile est ouvertement anti-immigration. De fait, ce sont les syndicats qui ont accepté le plus de concessions. Ledit « pacte » prévoit un gel des salaires en 2017 et, pour une période illimitée, un allongement du temps de travail de vingt-quatre heures (soit trois jours légaux), à salaire égal. Les cotisations retraites et d’assurance chômage des salariés augmenteront de 1,2 % et 0,8 % pendant deux ans – celles payées par les employeurs baisseront d’autant. Enfin, les fonctionnaires toucheront 30 % de moins par jour de congé payé pendant trois ans. D’après Juha Sipilä, l’accord permettra la création de 35 000 emplois dans le pays, qui deviendra « aussi compétitif que la Suède ». D’emblée, Juha Sipilä a cherché à emporter l’adhésion des syndicats pour son « pacte social » destiné, selon lui, à relancer la compétitivité et accroître le taux d’emploi jusqu’à 72 % d’ici la fin de la législature en cours (printemps 2019). Entre autres mesures, il proposait une hausse de 5 % du temps de travail sans augmentation de salaire. Les syndicats, qui représentent près de 70 % de la population active, n’ont – initialement – pas suivi, mettant fin de manière temporaire aux pourparlers avec les employeurs. Pour sortir de l’impasse, le gouvernement a alors proposé de manière unilatérale un train de mesures alternatives qui, d’après lui, allégeront le coût du travail de 5 % d’ici à 2019. Celles-ci, a-t-il détaillé, comprendraient la réduction, « particulièrement dans la fonction publique », des congés payés annuels de 38 à 30 jours travaillés ; une baisse de moitié de la rémunération des heures supplémentaires et de 25 % des dimanches travaillés ; la suppression de la prise en charge par l’État du premier jour d’arrêt maladie ; une baisse de la part patronale des cotisations de sécurité sociale. Les Le 28 janvier, les partenaires sociaux ont repris leurs négociations en vue d’une adoption du « pacte social » promu par le Premier ministre, désormais perçu comme un moindre mal par rapport à l’alternative proposée. Et, le 3 mars, un accord était trouvé entre partenaires sociaux, avec la bénédiction du gouvernement. En contrepartie, le gouvernement a promis, en cas d’application du « pacte » sur le terrain à partir du printemps 2016, de renoncer à une partie (1,5 milliard d’euros sur les 6 milliards prévus) de coupes budgétaires et de hausses de taxes. En effet, la coalition au pouvoir, qui a prévu de stabiliser la dette publique d’ici 2019, s’est lancée dans un programme d’austérité en vue de réduire le déficit des finances publiques. Éducation, culture, santé, programmes sociaux et aide au développement seront concernés. Depuis, les annonces de suppressions d’emplois se sont succédé, notamment dans les universités. Une réforme spécifique du secteur de la santé pourrait quant à elle se traduire par une réduction (de dix-neuf à douze) du nombre d’hôpitaux offrant une gamme complète de services vingt-quatre heures sur vingtquatre. Enfin, la fiscalité sera réorientée de manière à alléger les secteurs du travail et de l’entrepreneuriat. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 159 Questions EUROPÉENNES La grogne s’intensifie Ces différentes initiatives gouvernementales ont suscité un mouvement de contestation dont l’ampleur est inhabituelle dans un pays généralement prédisposé au consensus. Depuis l’été 2015, les manifestations se sont multipliées à Helsinki et ailleurs, « contre les coupes budgétaires » et « pour l’État-providence ». Pour les syndicats, les mesures avancées par le gouvernement, en réduisant le pouvoir d’achat moyen, ne feront qu’aggraver la récession actuelle et heurteront notamment certains groupes, dont les femmes travaillant dans la fonction publique. Le gouvernement avait en outre prévu, dans son plan alternatif, de s’autoriser une plus grande interférence dans le dialogue social, par voie législative. Les syndicats y voyaient une volonté manifeste de contourner le dialogue entre partenaires sociaux et les conventions collectives, l’un des piliers du modèle social nordique. Le fait que le « pacte social » renonce à ce changement a incité, en mars, les confédérations syndicales à l’accepter, malgré les sacrifices qu’il implique. Cela dit, la principale d’entre elles, la SAK (environ un million de « cols bleus »), comprend des fédérations qui ont rejeté le « pacte ». En avril, cette confédération conditionnait encore l’application de l’accord à l’annulation effective de coupes budgétaires et d’impôts (pour un montant de 1,5 milliard d’euros) promise par le gouvernement. La perspective d’une grève générale s’éloignait néanmoins. Mais si celle-ci devait avoir lieu, elle « nuirait à l’économie finlandaise et à la perception que s’en font les investisseurs », estimait en janvier Jan von Gerich, économiste à la banque Nordea Nexus. Les risques de surenchère ne sont donc pas à exclure, alors que les conventions collectives actuelles commencent à expirer au printemps 2016. lll 160 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Naguère considérée comme un élément stable et appliqué de l’Union européenne, la Finlande traverse une période incertaine. Son avenir, sur le plan économique, ne dépend pas que d’elle. La coloration de la conjoncture chez ses partenaires commerciaux, l’issue du dossier grec et l’évolution des relations entre l’Union européenne et Moscou auront notamment un impact sur la santé du « malade » nordique. Mais, plus qu’à l’extérieur, la clé se trouve entre les mains des Finlandais eux-mêmes. Pour les pouvoirs publics et les milieux économiques, l’heure est à la recherche de nouveaux moteurs de croissance, pour s’attaquer au chômage. L’industrie locale des jeux vidéo est assez florissante, comme en témoigne le succès des « Angry Birds » sur le marché international. II existe un vivier de start-up, dont certaines créées par d’anciens de Nokia. Quant à l’industrie papetière, autre ancien point fort du pays, elle se restructure pour tenter de compenser la chute des ventes de journaux et magazines au format papier. Enfin, les regards se tournent du côté du gouvernement et des partenaires sociaux. Tout comportement irresponsable contribuerait à détériorer un peu plus le climat social et alimenterait la défiance croissante à l’encontre des « élites » de Helsinki. Les efforts à livrer par cette population vieillissante n’en seraient que plus pénibles. Le pays ne peut pas se le permettre, même si la pauvreté y est moins prégnante que dans le sud de l’Europe. Comme ailleurs, la tentation du repli sur soi et du rejet de l’autre séduit des franges croissantes de la société. Certains rêvent tout haut d’une sortie de la Finlande de la zone euro. Ils sont minoritaires mais la question sera évoquée cette année au Parlement, comme le prévoit la loi dès lors qu’une pétition dépasse le seuil de 50 000 signatures. En fonction de ces divers paramètres, le centenaire de l’indépendance finlandaise, proclamée le 6 décembre 1917, sera plus ou moins festif. n Regards sur le MONDE Jamaïque : l’envers de la carte postale Romain Cruse * * Romain Cruse est géographe et cartographe. Il enseigne la géographie et l’économie La Jamaïque est de nos jours largement connue et appréciée à travers le monde de par deux de ses icônes : des Antilles et de la Guyane (UAG), le chanteur de reggae Bob Marley et le sprinter Usain Bolt. à la Martinique, et intervient Le pays renvoie une image très positive, due notamment régulièrement à l’université des West Indies (UWI), à Trinidad à son classement quelque peu surréaliste parmi les pays et à la Jamaïque. les plus heureux de la planète 1. Longtemps destination touristique en vogue, l’île est toutefois dorénavant déconseillée pour les voyageurs, particulièrement les croisiéristes 2. De même est-elle dénoncée pour ses arnaques à la loterie, nouvelle spécialité des réseaux criminels de l’Ouest jamaïcain 3. L’on découvre soudainement l’envers de la carte postale vendue par l’office du tourisme local et relayée par les moteurs de recherche. de la Caraïbe à l’université La Jamaïque, qui a accédé à l’indépendance en 1962, vient de signer avec le Fonds monétaire international (FMI) un nouvel accord d’échelonnement d’une partie (932 millions de dollars) de sa dette faramineuse 4, l’une des plus importantes au monde une fois rapportée au nombre d’habitants, et la sixième du monde en proportion du produit national brut (PNB) 5. Cet accord fait suite aux dizaines d’« ajustements structurels » imposés à l’île depuis le début des années 1980. Voir John Helliwell, Richard Layard et Jeffrey Sachs (dir.), World Happiness Report 2016, Update, vol. I, Sustainable Development Solutions Network, New York, 2016, p. 20-21 (http://worldhappiness.report/wp-content/uploads/sites/2/2016/03/HR-V1_web.pdf). 2 « Top 10 Most Dangerous Cruise Destinations in the World », Cruise Law News, 21 avril 2014 (www.cruiselawnews.com). 3 L’ambassade américaine à Kingston conseille dorénavant – judicieusement – aux centaines de victimes américaines de « ne surtout pas venir sur place pour tenter de récupérer [leur] argent » (http://kingston.usembassy.gov/service/scams.html). 1 Un sombre état des lieux Le dilemme de la sortie du colonialisme L’économie jamaïcaine traverse les mêmes problèmes que toutes les anciennes colonies britanniques comparables et, sans généraliser beaucoup, de la plupart des anciens empires coloniaux européens. L’effondrement du secteur primaire à la fin de la période coloniale, avec la chute du prix des productions agricoles – notamment le sucre – sur les marchés internationaux, a été suivi par la promotion de l’« industrialisation par invitation », c’est-à-dire par des opérations visant à « inviter » des investisseurs étrangers par toutes sortes d’incitations : réduction des taxes, des salaires, du droit du travail, Steven Jackson, « Less growth for Jamaica – IMF But rates still beat LAC average », Jamaica Observer, 9 octobre 2015 (www. jamaicaobserver.com). 5 Source : CIA, « Central America and Caribbean: Jamaica », The World Factbook (www.cia.gov/library/publications/ the-world-factbook/geos/jm.html). 4 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 161 Regards sur le MONDE des normes environnementales, etc. Des orientations similaires sont ensuite intervenues dans le secteur des services. Capitaux étrangers. Entreprises étrangères. Profits étrangers. On espérait ainsi créer localement du travail pour la masse des travailleurs agricoles qui se retrouvaient progressivement sans emploi du fait de la fermeture des plantations. Vers la fin des années 1950 et dans les années 1960, l’idée fut jugée plutôt révolutionnaire dans la Caraïbe, dominée par la caste des planteurs blancs créoles. Elle vaudra même le prix Nobel d’économie au brillant économiste saint-lucien Arthur Lewis – une caution poussant les gouvernements caribéens à s’engager massivement dans cette voie 6. Les résultats escomptés n’étant pas au rendez-vous, une vague de critiques s’éleva rapidement contre ce modèle de développement clés en main pour sociétés dites « postcoloniales ». Remettant en cause jusqu’à l’emploi de ce terme, auquel ils préférèrent celui de « néocolonialisme », certains universitaires caribéens engagés – en particulier le New World Movement à la Jamaïque – évoquèrent ensuite dans les années 1970, avec l’économiste trinidadien Lloyd Best, des « économies de plantation modifiées », c’est-à-dire des économies modifiées superficiellement mais toujours modelées structurellement par l’héritage colonial. Selon les théoriciens de ce modèle, le « Centre » qui extrait la richesse locale a changé – en l’occurrence les États-Unis ont pris la relève de la Grande-Bretagne –, mais le système d’exploitation n’a pour ainsi dire pas changé : le revenu généré dans les îles caribéennes, comme la Jamaïque, par les investissements des firmes multinationales qui s’y sont implantées, est toujours destiné à remonter à la maison-mère. Une économie naufragée Dans ce contexte, tous les « ajustements » successifs menés sous la coupe des Victor Bulmer-Thomas, The Economic History of the Caribbean since the Napoleonic Wars, Cambridge University Press, 2012 ; Gilbert Rist, Le Développement. Histoire d’une croyance occidentale, Presses de Sciences Po, Paris, 4e éd., 2013. 6 162 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 experts occidentaux 7 permettent aujourd’hui à la Jamaïque d’afficher un modèle économique… à ne pas suivre. L’île exporte en effet des matières premières peu ou pas du tout transformées – dont la bauxite et l’alumine qui représente 5 % du PNB –, laissant la valeur ajoutée de la filière partir vers l’Amérique du Nord, d’où est notamment originaire la firme Alcoa. L’île importe à peu près tout ce qui lui est nécessaire : pétrole pour les véhicules et pour la production d’électricité, véhicules et autres engins et machineries, produits manufacturés, produits agroalimentaires… La tertiarisation tant attendue de l’économie s’est d’abord faite au profit des compagnies multinationales du tourisme, en particulier les chaînes d’hôtellerie et compagnies croisiéristes nord-américaines ou européennes, plus récemment chinoises. Une part belle a cependant été concédée à la bourgeoisie locale, qu’illustre le célèbre exemple de Gordon « Butch » Steewart, un Blanc créole jamaïcain à la tête de la chaîne Sandals Resorts. Des entreprises du secteur textile et des compagnies pharmaceutiques y ont délocalisé leurs étapes de production sans valeur ajoutée dans des zones franches que les Jamaïcains appellent « slave zones », plutôt que « free trade zones » : centres d’appels, mise en carton, assemblage textile, etc. Quel économiste pourrait dès lors s’étonner de l’endettement du pays ? Le secteur du tourisme représente un tiers de la production de richesse nationale. Et ce si l’on se réfère à la production de richesse du secteur formel, car la majorité des Jamaïcains vivent en fait partiellement ou intégralement du secteur informel : accouchements à domicile avec l’aide d’une voisine, crèches de quartier non déclarées, activités économiques informelles, connexions pirates aux réseaux, épargnes dans des réseaux de tontine et enterrements derrière la maison 8… La Banque mondiale se réjouit fréquemment de l’amélioration du « climat pour entreprendre » dans l’île. « World Bank says Jamaica among countries with most business reforms », Jamaica Observer, 28 octobre 2015 (www.jamaicaobserver.com). 8 Michael Witter, « The Informal Economy of Jamaica », in Dennis Pantin, The Caribbean Economy: A Reader, Ian Randle, Kingston, 2005. 7 © AFP / Jewel Samad J a m a ï q u e : l ’ e nv e r s d e l a c a r t e p o s t a l e De fait, la part du tourisme représente autant, ou plutôt aussi peu, que les transferts d’argent de la diaspora. La Jamaïque est donc avant tout exportatrice nette… de sa maind’œuvre, les citoyens les plus éduqués partant chercher des emplois mieux rémunérés aux États-Unis et au Canada. Il est délicat d’évaluer le bilan de ce qui est communément appelé le brain drain (fuite des cerveaux), un phénomène auquel il est toutefois difficile de faire obstacle. Certains économistes estiment d’ailleurs qu’il s’agit là d’un nouveau modèle de « développement » pour les petits espaces insulaires périphériques, au même titre que la négociation de voix à l’ONU contre des aides, ou encore l’établissement de services offshore (paradis fiscaux, pavillons de complaisance, vente de nationalités, etc.). Depuis quelques années, les experts des grandes institutions internationales parlent quant à eux d’un brain gain (arrivée de cerveaux) qui s’effectuerait, en retour, lorsque les expatriés rentrent au pays avec un savoir-faire acquis Une fresque murale au centre de Kingston retrace l’histoire de la Jamaïque. En 2015, l’île a reçu près de deux millions de touristes, américains traditionnellement et plus récemment chinois. en Amérique du Nord ou en Europe. Force est cependant de constater que, jusqu’à présent, les returnees – nom donné aux immigrés qui rentrent au pays – des îles caribéennes comme la Jamaïque sont avant tout des retraités – ou bien des deportees, environ quatre-vingts par mois renvoyés des États-Unis en raison de condamnations judiciaires 9. Une société fracturée En dépit des prévisions de croissance du FMI, la plupart des Jamaïcains continue de se débattre dans les affres d’une économie naufragée, d’une bureaucratie rigide – que l’épais tailleur des femmes fonctionnaires jamaïcaines symbolise parfaitement – et d’une police largement corrompue. « “Epidemic” of deportation hits Jamaicans... scores being sent home per month », The Gleaner, 24 septembre 2015 (http:// jamaica-gleaner.com). 9 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 163 Regards sur le MONDE La Jamaïque est le 37e pays le plus inégalitaire au monde 10, avec un décile des 10 % des ménages les plus riches consommant plus de 35 % de la richesse nationale 11. Dans le bidonville de Riverton, construit à même la décharge publique de Kingston, les damnés de la terre – des jeunes hommes, des mères seules et des hommes âgés pour l’essentiel – s’agglutinent à l’arrivée des camions de ramassage d’ordures pour collecter tout ce qui est récupérable : textiles à laver et à rapiécer, restes de nourriture récupérables pour la consommation ou pour nourrir les bêtes, câbles et autres rebuts contenants des métaux réutilisables... Sans parler des poulets abattus dans les élevages lors des épidémies, qui sont boucanés et vendus sur le bord des routes – le célèbre « Riverton Chicken », qui n’est évidemment ni présenté comme tel ni vendu à proximité de la décharge. Sur cette colline d’immondices, parsemée d’abris de fortune et sillonnée par ces foules de miséreux, le pire reste l’arrivée des déchets hospitaliers. Le salaire minimum jamaïcain équivaut à 50 euros par semaine, pour 40 heures de travail. À peine de quoi payer un loyer et la nourriture de base, ou bien les factures d’eau et d’électricité, dont les coûts sont faramineux au vu du niveau de vie. Ils expliquent le nombre élevé de raccordements pirates sur les réseaux. En 2013, la compagnie Jamaica Public Service (JPS) approvisionnant l’île en électricité affirmait avoir coupé du réseau 200 000 branchements illégaux, alors que la Jamaïque compte moins de 900 000 foyers 12, tout en employant 200 personnes à temps plein pour ce « service » 13. Les branchements illicites sont dissimulés sous le sable, voire sous la mer, comme s’en plaignent de temps à autre les pêcheurs de la banlieue de Kingston qui reçoivent des décharges électriques en plongeant 14. Dans certaines communautés pauvres du centre-ville, plus des deux tiers des consommateurs d’électricité seraient raccordés illégalement. Les campagnes connaissent le même phénomène 15 et les « récupérateurs » de métaux pour la revente, les « scrap metal men », s’en prennent aux canalisations d’eau et aux câbles téléphoniques. La JPS et la compagnie de télécommunications LIME, qui affichent des pertes de 50 à 80 millions de dollars par an à cause de ces vols 16, ont sans doute du mal à percevoir l’amélioration du « climat de l’investissement » annoncée régulièrement par le FMI ou la Banque mondiale. La « protection » des commerces par les gangs est bien connue dans le centre-ville de Kingston. Le phénomène s’étend désormais aux villes secondaires, aux campagnes et à tous les types d’activités : vendeuses de marché, opérateurs de bus et de taxis, commerçants chinois et libanais, employés sur les chantiers de maçonnerie et de travaux publics, entreprises étrangères construisant les routes et réparant les ponts… Certains chefs de gangs bien connus opèrent ce racket lucratif depuis leur cellule de prison 17. Les chauffeurs de taxi, de bus et la majorité des travailleurs qui exercent dans le secteur informel se plaignent également régulièrement des « morsures » de la police, une autre sorte de protection tout aussi répandue. De multiples formes de violence L’absence criante de l’État dans les quartiers pauvres et surpeuplés du centreville de Kingston a ouvert un vide rapidement comblé par les gangs. Chaque quartier a ses groupes d’hommes, généralement des jeunes « Shocking Revelation of Illegal Connections in the Sea – Portland », Jamaica Public Service, 28 juillet 2013. 15 « More than 300 arrested for electricity theft – JPS », Jamaica Observer, 19 juillet 2015, (www.jamaicaobserver.com). 16 Karena Bennett, « LIME looks to Gov’t as cable theft soars to $80M », Jamaica Observer, 10 juillet 2015. 17 Corey Robinson, « Gangsters’ orders – Imprisoned gang leaders still running extortion racket », The Gleaner, 4 octobre 2015 (http://jamaica-gleaner.com). 14 CIA, The World Factbook (www.cia.gov/library/publications/ the-world-factbook/rankorder/2172rank.html#jm). 11 CIA, « Central America and Caribbean: Jamaica », op. cit. 12 Statistical Institute of Jamaica (http://statinja.gov.jm/Census/ PopCensus/NumberofHouseholdsbyParish.aspx). 13 « JPS Curtailing Service to Communities with High Levels of Theft », Jamaica Public Service, 12 mai 2014 (www.myjpsco. com/news). 10 164 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Bayamo Manzanillo J a m a ï q u e : l ’ e nv e r s d e l a cPalma a r t eSoriano postale Guantanamo Santiago de Cuba La Jamaïque (2016) George Town Bahamas Cuba Haïti Rép. dominicaine Mexique Belize Hond. Montego Bay Lucea St. Ann's Bay Port Maria Port Antonio Savanna-la-Mar Black River Jamaïque Guat. Salvador Nicaragua Costa Rica Panama Falmouth Port Morant KINGSTON Spanish Town Mandeville Venezuela May Pen Colombie Nombre d’habitants par hectare en 2015 Équateur Pérou Brésil 0 2 5 10 20 50 116 Un hectare = 10 000 m2 – de plus en plus des enfants, les gun boys –, placés sous la direction d’un « don ». Il y a là les germes d’un système d’autogestion qui pourrait être relativement sain, au vu du contexte général et en l’absence d’un système judiciaire efficace, s’il se cantonnait à protéger les habitants du vol ou du viol par exemple – ce que ces gangs font au moins en partie, et chacun en fonction de ses capacités. La violence politique : un phénomène ancien Outre les dérives habituelles liées aux inévitables abus de pouvoir et autres comportements iniques dont sont responsables ces gangs, ce système de protection informel des quartiers s’accompagne aussi d’une violence politique endémique. Les deux principaux partis politiques jamaïcains sont issus de deux syndicats de travailleurs, fondés par deux cousins originaires des beaux quartiers de Kingston. De cette histoire commune, les partis politiques Réalisation : Sciences Po - Atelier de cartographie. © Dila, Paris, 2016 États-Unis jamaïcains ont hérité la violence graduelle des méthodes. Dans un premier temps, un syndicat était envoyé pour « casser » les piquets de grève du second. En représailles, on caillassait volontiers les meetings du premier et on chantait « sweep dem out » (balayons-les) à la fin des discours, joignant dès que possible le geste à la parole – le manche à balai étant l’arme possédée par tous, même les plus pauvres. Au moment de l’indépendance, ces syndicats ont évolué en partis politiques. Il fallut donc embaucher des hommes forts pour protéger les meetings tenus dans les quartiers les plus hostiles de la ville. Une cartographie politique s’est progressivement dessinée avec, en règle générale, des quartiers nouvellement construits sur les ruines de bidonvilles rasés et dans lesquels la formation au pouvoir entassait ses partisans. Du fait de cette polarisation politique, les urnes récupérées lors des scrutins dans bon nombre de quartiers populaires sont encore fréquemment pleines à plus de 90 %, voire plus de 100 % Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 165 Regards sur le MONDE – par rapport au nombre de votants –, de bulletins pour l’un des deux partis rivaux 18 : 100 % pour le People National Party (PNP) dans le quartier de Tavares Garden, par exemple, et 100 % pour le Jamaica Labor Party (JLP) à Rema, ou de l’autre côté de Spanish Town Road, à Tivoli Gardens. Certains quartiers sont célèbres pour se situer sur une « ligne de front » (frontline), passant au fil des ans d’un bord à l’autre, au rythme des affrontements politiques dans lesquels les manches de pioche ont d’abord remplacé les cailloux, avant de se faire eux-mêmes reléguer par les pistolets artisanaux puis par de vraies armes automatiques. Ces quartiers sont les plus dangereux. C’est aussi dans l’un d’entre eux, Trenchtown, que l’étincelle du reggae a vu le jour à la fin des années 1960, embrasant rapidement la Jamaïque, la Caraïbe, puis le reste du monde. Les gangs jamaïcains actuels Deux phénomènes ont contribué à la pénétration des armes de guerre dans les bidonvilles de Kingston, et par la suite dans ceux de Spanish Town, de Montego Bay et même en milieu rural, particulièrement dans l’ouest de l’île : la guerre froide, à la fin des années 1970, et la redirection des flux de cocaïne colombienne – et aujourd’hui mexicaine, au moins si l’on se réfère à la nationalité des groupes criminels qui la commercialisent – vers les États-Unis, à travers la Caraïbe à la même époque. Au début des années 2010, l’affaire Christopher « Dudus » Coke fut à cet égard très révélatrice 19. Le gang de Tivoli Gardens, fort de ses attaches avec le JLP alors au pouvoir, et de son vaste réseau de distribution de drogues vers les États-Unis et le Royaume-Uni, en était venu à contrôler presque tout le centre-ville de Kingston. Les magasins et les marchands versaient une « taxe » de protection auprès de « Dudus », le leader du célèbre Shower Posse de Tivoli, un gang multinational disposant de ramifications R. Cruse, « Tivoli, une “garnison” assiégée à Kingston (Jamaïque, mai 2010) », Mappemonde, no 98, 2010 (http:// mappemonde.mgm.fr). 19 R. Cruse, « Derrière l’assaut de la “République de Tivoli” par l’État jamaïcain », Études caribéennes, no 17, décembre 2010 (https://etudescaribeennes.revues.org/4863). aux États-Unis, au Canada et au Royaume-Uni notamment. En échange de sa protection, les larcins commis étaient sévèrement punis 20. L’activité du gang était donc relativement bien perçue par les populations miséreuses du centre-ville, premières victimes de la petite criminalité liée à la misère. Et ce d’autant plus que le leader distribuait généreusement des « bourses » pour habiller les enfants et les envoyer à l’école ou à l’université. Des jeunes adolescents armés de kalachnikovs et de fusils d’assaut M16 patrouillaient ostensiblement le quartier. Cette situation tolérée par la population et par le gouvernent en place aurait pu durer sans l’intervention des États-Unis, qui envoyèrent une demande d’extradition concernant « Dudus », afin qu’il soit jugé pour meurtres et autres crimes violents en lien avec son activité de revente de la cocaïne dans les grandes métropoles des États-Unis. Embarrassée de devoir livrer ce témoin gênant de ses activités peu recommandables, l’oligarchie politique jamaïcaine tenta de temporiser, et peut-être de laisser Dudus s’échapper, en le prévenant avant que son quartier général ne se retrouve encerclé par les forces armées. L’envoi de Rangers américains en mai 2010 sur le sol jamaïcain permit l’arrestation médiatisée du leader du Shower Posse, et son extradition aux États-Unis où son procès est toujours en cours. Une fois que les armes de guerre ont pénétré en grand nombre la société civile, elles génèrent leur lot de problèmes en dehors des cercles du grand banditisme. En effet, selon les statistiques de la police jamaïcaine, moins d’un quart des meurtres commis chaque année à la Jamaïque sont liés aux gangs et au trafic de drogues. Près d’un tiers des homicides commis par des hommes et près de 50 % de ceux commis par des femmes résultent en fait de simples disputes. Le ratio d’homicides pour 100 000 habitants est passé à la Jamaïque de 3,8, après l’indépendance, à 17,6 en 1970, 43 en 2001 et 58 en 2005, année durant 18 166 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Lors de la prise du quartier par les forces armées, on a retrouvé une salle de « jugement », une salle de torture dans laquelle les condamnés étaient battus et même un crocodile vivant et un petit cimetière derrière les locaux. 20 J a m a ï q u e : l ’ e nv e r s d e l a c a r t e p o s t a l e laquelle la Jamaïque est devenue le premier territoire au monde en termes d’homicides par habitant – les chiffres étant par la suite redescendus légèrement 21. La situation est telle que la police, pourtant déjà lourdement armée – les squaddies, premier échelon de la police nationale, patrouillent en gilet pare-balles et fusil d’assaut M16 en bandoulière –, ne peut pas pénétrer dans bon nombre des quartiers de la capitale, de Spanish Town ou de Montego Bay, sans se faire escorter par les jeeps de l’armée équipés de mitrailleuses lourdes. Certaines stations de police, comme celle de Mountain View ou d’August Town, sont en outre protégées par des chars de l’armée, une armée exclusivement tournée vers l’ennemi intérieur, la population des bidonvilles. Cette violence longtemps cantonnée aux grandes villes frappe désormais de plein fouet les campagnes où, pour la première fois en 2015, ont été recensés plus de meurtres que dans les villes 22. La violence jamaïcaine, née durant la fin de la période coloniale, a pris une nouvelle ampleur à la fin des années 1970, lorsque la CIA organisa l’entrée massive d’armes de guerre dans les ghettos jamaïcains, pour renverser le gouvernement de Michael Manley, jugé trop socialiste (1980). En pleine guerre froide, les États-Unis redoutaient alors le précédent de Cuba. Dans le même temps, la Jamaïque était confrontée à l’arrivée massive de la cocaïne colombienne. Depuis, le trafic d’armes légères en provenance de Haïti n’a fait qu’accentuer le phénomène. Anthony Harriot (dir.), Understanding Crime in Jamaica, UWI Press, Kingston, 2003. 22 Avec cependant un problème méthodologique impliquant la comptabilisation de certains quartiers particulièrement violents de Spanish Town dans les campagnes. Voir Livern Barrett, « Murder spike in rural Jamaica », The Gleaner, 9 septembre 2015 (http://jamaica-gleaner.com). 21 À ces facteurs externes s’ajoute la responsabilité des élites politiques locales qui ont toujours encouragé la violence pour asseoir leur pouvoir électoral dans ce que l’on nomme les « garnisons », c’est-à-dire des quartiers dans lesquels on vote comme un seul homme pour le parti. lll Sur le plan économique, social et politique, la question qui se pose de manière de plus en plus criante est désormais de savoir comment sortir la Jamaïque de cette situation de pauvreté endémique et de violence. En dépit de ses handicaps, le pays conserve un attrait économique et diplomatique important, comme le montre l’intérêt qu’il suscite à l’extérieur. La Jamaïque représente un marché de plus de deux millions de personnes et potentiellement une source de main-d’œuvre relativement qualifiée. L’île est particulièrement influente dans la caraïbe anglophone, qui représente un grand nombre de voix aux Nations Unies… S’y pressent donc la Chine – le Président chinois en personne s’est déplacé pour rencontrer les chefs d’État caribéens à Trinidad en 2013 –, le Venezuela qui tente de mettre en place une zone commerciale intégrée dans la Caraïbe 23, le Japon 24 ou le Mexique 25… Le président Obama lui-même a récemment entrepris une opération de reconquête et de séduction de la Jamaïque en effectuant un déplacement à l’University of the West Indies 26… n Z.C. Dutka, « Venezuela’s Maduro expands PetroCaribe investments in Saint Vincent & Grenadines », Venezuelanalysis. com, 4 novembre 2015. 24 « Japan not leaving it all to China in the Caribbean », Jamaica Observer, 30 juillet 2014 (www.jamaicaobserver.com). 25 « Mexicans investing millions into Jamaica », Jamaica Observer, 6 décembre 2015. 26 Steve Benen, « Why Obama went to Jamaica », MSNBC, 4 septembre 2015 (www.msnbc.com). 23 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 167 Regards sur le MONDE La Jordanie entre défis sécuritaires et humanitaires Myriam Ababsa * * Myriam Ababsa est chercheure associée à l’Institut français du Proche-Orient (Ifpo). Depuis le début des printemps arabes, le régime jordanien est parvenu à contenir les récriminations d’une grande partie de la population face au déficit démocratique du jeu politique jordanien. Il a également pu juguler une crise humanitaire considérable née de l’afflux récent de plus d’un million de réfugiés syriens. Mais devant la réduction de l’assistance internationale aux réfugiés et aux Jordaniens les plus démunis et la pression que les premiers font notamment peser sur l’infrastructure scolaire et les services médicaux, la crise humanitaire risque de se transformer en crise politique. Élu membre temporaire du Conseil de sécurité des Nations Unies le 8 décembre 2013 pour 2014-2015, la Jordanie a rejoint, en septembre 2014, les forces de la coalition internationale qui combattent l’organisation État islamique (Daech) en Syrie et en Irak. En octobre 2014, le pays a signé son premier accord de coopération militaire avec la Russie, alors que les États-Unis demeurent son soutien militaire essentiel en termes d’armement et de formation militaire. En février 2015, la diffusion de la vidéo de l’assassinat du pilote jordanien Moath al-Kasasbeh par Daech a constitué un véritable traumatisme national. Il s’est ensuivi un renforcement de l’appareil sécuritaire, la militarisation des frontières, la pendaison de deux jihadistes et la réactivation de la loi antiterroriste Littéralement, « Lève la tête, tu es Jordanien » [Erfah rasek anta Urduni]. Voir Hind Joucka, « Be proud’ becomes Twitter trend after King’s address to nation », The Jordan Times, 4 mai 2015 (www.jordantimes.com/news/local/be-proud%E2%80%99becomes-twitter-trend-after-king%E2%80%99s-address-nation). 1 168 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 de 2006. En mars 2015, le roi lança, depuis son compte Twitter, une campagne de communication intitulée « Sois fier, tu es Jordanien » 1, pour unir la nation. Alors que le régime jordanien s’est engagé depuis le printemps arabe de 2011 dans une série de réformes politiques, sa stabilité est désormais menacée par la présence de centaines de milliers de réfugiés syriens – près de 639 000 enregistrés auprès du Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR), 1,265 million selon le gouvernement. Ces réfugiés syriens constituent dorénavant près de 20 % de la population, estimée à 9,5 millions d’habitants fin 2015 lors du dernier recensement 2. Ils sont de plus en plus Selon les chiffres du recensement 2015 de la population et de l’habitat, la Jordanie compte 9,523 millions d’habitants, dont 2,9 millions d’étrangers (1,265 million de Syriens, 636 270 Égyptiens, 634 182 Palestiniens non citoyens jordaniens, 130 911 Irakiens et 31 163 Yéménites). Voir Mohammed Ghazal, « Population stands at around 9.5 million including 2.9 million guests », The Jordan Times, 30 janvier 2016 (http://www.jordantimes.com/news/local/population-stands-around-95-millionincluding-29-million-guests) 2 © AFP / Khalil Mazraawi L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s Le camp d’Azraq, construit en plein désert dans le nord-est de la Jordanie, dispose d’une capacité d’accueil de 50 000 places dans des préfabriqués, extensible à 130 000. perçus par les Jordaniens comme un fardeau du fait de la concurrence qu’ils exercent sur le marché de l’emploi, pour les logements et au sein même des écoles. Le gouvernement redoute de surcroît l’infiltration de jihadistes dans le pays. Signataire d’un traité de paix avec Israël en 1994 et soutien des États-Unis au MoyenOrient, la Jordanie a fait de sa position géostratégique une rente auprès des grands bailleurs de fonds internationaux. Premier pays en chiffres absolus et relatifs pour le nombre de réfugiés 3, le royaume hachémite bénéficie d’une aide publique au développement par habitant parmi les plus élevées au monde. Les principaux donateurs sont les États-Unis et l’Arabie saoudite, suivis de l’Union européenne et, depuis 2014, de la Russie. Le royaume refuge La stabilité dont jouit le royaume hachémite de Jordanie depuis sa création en 1946 est le fruit de plusieurs facteurs concordants : l’attachement de la population transjordanienne à la monarchie, le contrat social établi par les monarques avec les citoyens d’origine palestinienne, l’homogénéité ethnique et religieuse du pays à 97 % arabe et sunnite, l’intégration successive des nombreuses et régulières vagues d’immigrés arabes jointe à l’habileté politique de cooptation des élites locales traditionnelles 4. En 1948, au moment de la première guerre israélo-arabe, les 100 000 premiers réfugiés palestiniens furent d’autant mieux intégrés que le royaume lui-même s’étendit à la Cisjordanie, englobant ainsi des sociétés urbaines complètes, au niveau d’éducation élevé et aux réseaux commerciaux dépassant les frontières du royaume vers la Syrie et le Liban. En 1967, après la guerre des Six Jours, l’arrivée de près de 350 000 réfugiés palestiWorld Development Indicators, Table 6.13, « Movement of people across borders » (http://wdi.worldbank.org/table/6.13#). 4 M. Ababsa (dir), Atlas of Jordan. History, Territories and Society. Atlas al Urdunn. Al-tarikh, al-ardh, al-mujtama’, Presses de l’IFPO (Institut français du Proche-Orient), Beyrouth, 2013 (http://books.openedition.org/ifpo/4560). 3 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 169 Regards sur le MONDE niens supplémentaires, déplacés de Cisjordanie, fut facilitée par le fait qu’ils possédaient la nationalité jordanienne, la Jordanie étant le seul pays arabe à avoir accordé sa nationalité aux Palestiniens dès 1949 en échange de leur alliance à la monarchie hachémite. En 1991, les 300 000 travailleurs jordaniens d’origine palestinienne, chassés en un mois du Koweït et des Émirats arabes unis par l’intervention militaire irakienne, contribuèrent à dynamiser l’économie nationale, conduisant notamment à la modernisation des espaces commerciaux d’Amman – quartiers de Sweifieh, d’Um Uthaina, de Tala Ali, de Gardens. Ces citoyens éduqués dans le Golfe constituèrent des acteurs majeurs du processus d’ouverture néolibérale du pays à la fin des années 1990. L’impact de l’immigration irakienne à partir de 2003, au lendemain de la chute du régime de Saddam Hussein, a aussi été globalement positif, car ce sont les classes les mieux éduquées et les plus aisées qui sont venues s’installer en Jordanie, les plus pauvres, en particulier les chiites, ayant préféré s’établir en Syrie. Fort de ces vagues successives de migrations, les Jordaniens d’origine palestinienne formaient environ 45 % de la population jordanienne totale en 2011, avant l’arrivée des réfugiés syriens. L’essentiel de la population jordanienne est concentré sur les terres arables, qui représentent 10 % du territoire. La population transjordanienne, organisée en grandes familles citadines ou en tribus, ne compose que 40 % de la population. Massivement intégrées à l’administration publique et dans l’armée, ces familles constituent le socle du régime. Mais, éloignées du centre du pouvoir, elles se sont progressivement senties victimes des cures d’austérité appliquées au secteur public par le gouvernement depuis la fin des années 1980. De plus, elles ne bénéficient pas, à la différence des réfugiés démunis enregistrés à l’UNRWA – l’Office de secours et de travaux des Nations Unies pour les réfugiés de Palestine et du Proche-Orient –, d’avantages en termes d’aide sociale, d’accès gratuit aux écoles et aux soins. 170 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Avec près de 100 000 militaires et 65 000 réservistes, l’armée et les services de sécurité constituent le soutien traditionnel du régime hachémite. La Légion arabe du désert a été l’un des ferments de la construction nationale. Elle comprend de nombreux membres de la minorité tcherkesse installée dans le pays par les Ottomans à la fin du xixe siècle. Forte de l’assistance militaire américaine, la Jordanie est le quatrième État le plus militarisé au monde – après Israël, Singapour et l’Arménie – si l’on considère le ratio du nombre de militaires par rapport à la population active et la part du budget national consacrée à l’armement lourd 5. Les États-Unis financent cet armement en contrepartie du soutien du régime et de la possibilité d’établir sur le territoire jordanien des bases militaires temporaires. La France joue pour sa part un rôle important dans la formation des forces spéciales. La Jordanie a largement ouvert ses portes aux réfugiés syriens dès mars 2011. Mais l’augmentation de l’immigration syrienne à partir de la fin 2012, dont des réfugiés palestiniens de Syrie, a rapidement conduit le gouvernement à contrôler plus étroitement les flux et les itinéraires, en créant des bureaux d’enregistrement puis des camps dès juillet 2012. Les réfugiés syriens en Jordanie enregistrés par le HCR étaient au nombre de 639 064 au 29 février 2016 dont 18 % répartis dans les trois principaux camps du pays – Zaatari, Azraq et le camp émirien – et 520 438 en milieu urbain. Sans surprise, les camps ainsi que les réfugiés syriens vivant en milieu urbain (28 % dans le gouvernorat d’Amman, 22 % à Irbid, 12 % à Mafraq, 8 % à Zarqa) se trouvent essentiellement dans le nord de la Jordanie, à proximité de la frontière syrienne (voir carte) 6. Selon les autorités jordaniennes, 700 000 réfugiés syriens n’auraient pas souhaité s’enregistrer au HCR – ou résidaient déjà en Jordanie –, soit un total de réfugiés officiels 5 Global Military Index 2014. UNHCR External Statistical Report on Active Registered Syrians, 16 décembre 2015 (http://data.unhcr.org/syrianrefugees/ country.php?id=107). 6 L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s et non enregistrés de 1,265 million. Après les pics d’arrivée du printemps 2013, de l’ordre de 30 000 par mois, la Jordanie a progressivement fermé sa frontière et les flux sont passés, à partir d’octobre 2013, à 20 000 puis à 10 000 entrées par an pour 2014 et 2015 (voir carte). Les réfugiés syriens d’origine palestinienne sont interdits d’entrée en territoire palestinien depuis janvier 2013 afin de maintenir l’équilibre démographique interne du pays et de montrer à Israël et à ses soutiens internationaux que la Jordanie ne constitue pas une patrie de substitution pour les Palestiniens (watan badil). En dépit de cette interdiction, environ 14 000 réfugiés palestiniens de Syrie seraient toutefois parvenus à entrer en Jordanie. La Jordanie a réparti les réfugiés syriens dans trois types de camps de réfugiés : des petits « camps de transit » ouverts en 2012 (King Abdullah Park et Cyber City près d’Irbid), des camps de réfugiés administrés par le HCR (Zaatari et Azraq) et par le Croissant-Rouge des Émirats arabes unis (Mrajeeb al-Fhood) et, enfin, les camps de rétention situés près du berm, un talus de sable marquant la limite jordanienne de la frontière avec la Syrie, près des postes-frontières de Hadalat et Rukban. En mars 2016, 45 000 réfugiés syriens y sont cantonnés sous des abris de fortune, ne recevant qu’un repas quotidien de la part du Comité international de la Croix-Rouge. Une rente de situation géopolitique Pauvre en richesses naturelles, exposée à plusieurs reprises aux chocs démographiques créés par les conflits israélo-arabe puis israélopalestinien, la Jordanie doit essentiellement sa survie économique à des sources de revenus externes. La paix signée avec Israël en 1994 est devenue une rente économique qui permet à la Jordanie d’être l’un des premiers pays au monde en ce qui concerne l’aide au développement par habitant. Si elle aspire à devenir un État émergent, la Jordanie est toutefois confrontée à de grands défis financiers, dus à une dépendance énergétique quasi totale – l’énergie est importée à 96 % – et à un chômage structurel important – officiellement 12,5 % de la population active en 2015, certainement le double dans les faits. Son économie est soutenue par les transferts d’argent provenant des 300 000 travailleurs expatriés dans les pays du Golfe – près de 3,8 milliards de dollars en 2014, soit 10 % du produit intérieur brut –, et les aides fournies par les États-Unis, l’Arabie saoudite et l’Union européenne, qui représentent plus d’un milliard de dollars chacune en 2015. En raison de la guerre en Syrie, les investissements étrangers ainsi que les revenus du tourisme se sont effondrés. Fin 2015, le produit national brut (PNB) jordanien s’établissait à 26 913 milliards de dinars, soit environ 35 milliards d’euros, la dette nationale à 22 489 milliards, soit 83 % du PNB, et le service de la dette à 920 millions de dinars par an. La Jordanie est devenue membre du l’Organisation mondiale du commerce (OMC) en 2000. Elle a signé en 2002 un accord de libre-échange avec les États-Unis, qui lui permet d’exporter sans frais les produits manufacturés dans ses zones industrielles qualifiées (Qualified Industrial Zones ou QIZs). Le principal partenaire économique de la Jordanie est l’Union européenne, avec laquelle un accord d’association a été signé en 1997, mais ratifié seulement en 2002. La Jordanie est également membre de l’Union pour la Méditerranée (UPM) dont les ambitions sont toutefois au point mort depuis les printemps arabes. Depuis 2014, le pays a développé de nouvelles relations militaires et économiques avec la Russie, qui s’est engagée à protéger sa frontière nord des incursions jihadistes. Un premier accord de coopération militaire a été signé en octobre 2014 avec Moscou. En mars 2015, les deux pays ont aussi signé un accord pour la construction d’une centrale nucléaire d’un montant de 10 milliards de dollars, la Russie ayant obtenu le marché qu’Areva avait tenté d’emporter cinq années auparavant. La Jordanie peut aussi compter sur le soutien historique de l’Arabie saoudite et des émirats du Golfe. En mai 2011, le roi Abdallah ben Abdul Aziz Al-Saoud d’Arabie saoudite Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 171 Regards sur le MONDE invita la Jordanie et le Maroc à intégrer le Conseil de coopération du Golfe (CCG). Le mois suivant, il offrit 400 millions de dollars d’assistance financière à la Jordanie. En juillet 2011, cette somme a atteint le milliard de dollars. Au terme du sommet du CCG de décembre 2011, un plan d’aide de 5 milliards de dollars a été alloué à la Jordanie. Il prévoit que l’Arabie saoudite, le Koweït, les Émirats arabes unis et le Qatar accordent chacun 250 millions de dollars par an à la Jordanie, entre 2012 et 2017, pour contrer les effets des printemps arabes et de la crise syrienne. Fin 2015, le Qatar n’avait toujours rien donné, du fait du refroidissement de ses relations avec la Jordanie, pour des questions géopolitiques de soutien qatari aux Frères musulmans égyptiens. À ces aides bilatérales s’ajoute l’aide considérable des fondations royales et des ONG des pays du Golfe. Saudi National Campaign, Saudi Development Fund, International Islamic Charitable Society, Emirati Red Crescent, Qatari RAF, Oman Charitable Organization ont donné, en 2013, 139 millions de dollars aux organisations caritatives islamiques actives en Jordanie – Islamic Center Charity Society, Kitab wa Sunna, Takaful 7. En août 2012, le gouvernement a contracté un emprunt de 2,1 milliards de dollars auprès du Fonds monétaire international (FMI) pour combler son déficit budgétaire de 2,8 milliards. En contrepartie, il a réduit à trois reprises les subventions à l’électricité que perçoit la population. En 2014, il a annoncé que le coût de la présence des réfugiés syriens représentait 871 millions de dollars annuels, soit 2,4 % du PNB, et réclamé une assistance à hauteur de 1,2 milliard de dollars – Jordan National Resilience Plan 2014-2016. Le défi des réfugiés syriens La société jordanienne, profondément inégalitaire, montre des signes de lassitude devant la présence des réfugiés syriens, accusés En comparaison, le HCR avait un budget total de fonctionnement de 736 millions de dollars cette même année. 7 172 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 de faire augmenter les prix et le chômage. Dans le gouvernorat de Mafraq, les Syriens sont devenus plus nombreux que les Jordaniens, ce qui pèse sur les infrastructures. Les loyers ont doublé dans les gouvernorats du nord du pays. Afin de payer ces loyers, on estime à un tiers le nombre des hommes qui travaillent de façon informelle. Environ 160 000 réfugiés syriens travailleraient illégalement en Jordanie, en particulier des enfants 8. Ils concurrencent désormais les 636 000 travailleurs égyptiens, dont 176 000 sans permis de travail. Si le taux d’emploi des Jordaniens s’est réduit dans le secteur de la construction et si le chômage a augmenté à Amman, Irbid et Mafraq, la présence des Syriens a aussi eu un impact stimulant pour le marché du travail. Le Bureau international du travail (BIT) tente actuellement de négocier avec le gouvernement jordanien un droit d’accès légal au marché du travail pour les réfugiés dans les secteurs de la construction et de l’agriculture. Le gouvernement envisage de son côté de développer des zones économiques spéciales dans lesquelles les réfugiés pourraient être employés 9. Les réfugiés dynamisent aussi l’économie du seul fait de leur présence en tant que consommateurs, sans compter l’apport de leurs qualifications et de leur argent. Selon le Jordanian Investment Board, les réfugiés syriens auraient injecté un milliard de dollars d’investissements dans l’économie jordanienne en 2013 10. En acceptant des salaires très bas et en étant polyvalents, ils ont aussi redynamisé les petites et moyennes entreprises jordaniennes. Certains Syriens ont même créé des entreprises, dont les employés sont en majorité syriens, mais qui ont Salem Ajluni et Mary Kawar, The Impact of the Syrian Refugee Crisis on the Labour Market in Jordan: A Preliminary Analysis, International Labour Organization, 2014. 9 Svein Erik Stave et Solveig Hillesund, Impact of Syrian Refugees on the Jordanian Labour Market: Findings from the Governorates of Amman, Irbid and Mafraq, International Labour Organization, Fafo, Genève, 2015 ; Doris Carrion, « Syrian Refugees in Jordan: Confronting Difficult Truths », Chatham House, The Royal Institute of International Affairs, Research Paper, septembre 2015. 10 Yusuf Mansur, « The cost of refugees », The Jordan Times, 4 février 2013, (http://www.jordantimes.com/opinion/ yusuf-mansur/cost-refugees) 8 L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 173 Regards sur le MONDE bénéficié aux Jordaniens : restaurants, ateliers de couture, de menuiserie, salons de coiffure. Enfin, toute l’économie de l’aide humanitaire bénéficie également aux Jordaniens, via les nombreux intermédiaires et commerces qui la redistribuent. En dépit de ces éléments, les conditions de vie des réfugiés sont de plus en plus précaires. Après cinq années d’exil, la plupart d’entre eux ont épuisé les économies qu’ils avaient apportées avec eux dans l’exode. Selon le HCR, 86 % des réfugiés vivent sous le seuil de pauvreté qui est fixé à 68 dinars jordaniens par mois et par personne. La réduction de l’aide internationale depuis 2014, au profit de leurs frères d’infortune réfugiés au Liban et des populations déplacées à l’intérieur de la Syrie, n’a fait que renforcer leur vulnérabilité économique. Sur le plan social, en dépit d’une politique active de scolarisation des enfants et de la campagne No Lost Generation menée par l’Unicef, seulement 60 % des enfants syriens étaient scolarisés en 2014 et environ 50 % en 2015. Près du tiers des réfugiés n’oseraient pas sortir de chez eux de peur d’être agressés. Depuis février 2015, une vaste opération de vérification de l’identité des réfugiés syriens et de renouvellement de toutes les cartes de résidence est conduite. Cette opération s’est accompagnée de la prise de photographies de l’iris de l’œil de chaque personne. Les travailleurs irréguliers et les réfugiés ayant quitté les camps sans permis de sortie (bail out) y sont reconduits de force. Ces opérations ont poussé près de 300 Syriens par jour à retourner dans leur pays depuis l’été 2015, alors que de nombreux autres tentent de gagner la Turquie puis l’Europe. Les défis sécuritaires liés à la guerre en Syrie Sur le plan sécuritaire, la Jordanie est directement affectée par la guerre en Syrie, non seulement du fait de l’infiltration possible de combattants jihadistes mais aussi par la crainte d’une radicalisation des salafistes jordaniens. L’intensification des combats en Syrie et le chaos libyen ont conduit le régime jordanien à renforcer l’appareil sécuritaire en 2014 et 2015. 174 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 La loi antiterroriste de 2006 a été complétée en avril 2014 par de nouvelles dispositions plus restrictives qui musellent les sites d’opposition et les journalistes trop critiques à l’égard du régime. Devant la menace de Daech, les autorités jordaniennes ont aussi décidé de sécuriser davantage les frontières avec la Syrie (378 km de long) et l’Irak (175 km) au moyen de tranchées, de barrières et de tours de garde. Le dispositif a été financé par les États-Unis dès le printemps 2014. En septembre 2015, Israël a aussi entrepris de sécuriser sa frontière avec la Jordanie, par crainte d’infiltration de jihadistes. La présence de salafistes quiétistes, qui se proclament apolitiques, est ancienne en Jordanie. Elle remonte aux années 1980 et a été tolérée par le régime tant qu’elle ne s’accompagnait pas de revendications politiques. Les salafistes quiétistes avaient en effet vocation à contrer le poids politique du Front d’action islamique, l’organe politique de la confrérie des Frères musulmans présent dans le pays depuis 1992. Dépourvue de partis politiques entre 1957 et 1991, la Jordanie a en effet vu sa vie politique s’organiser autour de syndicats professionnels et d’associations religieuses, la principale étant la confrérie des Frères musulmans. Dès l’autorisation des partis politiques et la reprise de la vie parlementaire en 1992, le Front d’action islamique est devenu le premier parti politique du pays et il a gagné plusieurs sièges de députés. Cette formation est capable d’emporter plus du tiers des voix lors des élections, alors que l’ensemble des autres partis en réunit moins de 5 %. Depuis le début de la guerre en Syrie, le clivage a grandi entre les Frères musulmans, en grande partie d’origine palestinienne, et les salafistes, dont l’audience gagne du terrain parmi les Transjordaniens. En mars 2011, des salafistes ont défilé pour demander l’application de la loi islamique en Jordanie et la libération des prisonniers politiques 11. Le leader des salafistes jihadistes jordaniens, Abu Muhammad al-Maqdisi, prônait jusqu’au début de la guerre en Syrie « une mission Kirk H. Sowell, « Jordanian Salafism and the Jihad in Syria », Hudson Institute, 12 mars 2015. 11 L a Jor d a n i e e n t re d é f i s s é c u ri t a i re s e t h u m a n i t a i re s pacifique » en Jordanie, consistant à étoffer son groupe afin de faire pression sur le régime. À l’extérieur, il soutenait le jihad contre le régime syrien. Pendant son emprisonnement, de décembre 2010 à février 2015, des courants plus radicaux se sont développés, comme celui d’Umar Mahmud Abû Umar ou celui d’Abu Qatada al-Filistini. Des combattants jordaniens seraient désormais présents en Syrie dans les rangs de Jabhat al-Nosra (JAN), une branche d’Al-Qaïda. Une minorité de jihadistes a même plaidé allégeance à Daech à Maan – une ville située au sud de la Jordanie caractérisée par son instabilité –, en avril 2014, mais ils ne seraient que quelques dizaines, et étroitement surveillés. Des combattants sont régulièrement arrêtés aux frontières, et les corps des jihadistes tués au combat font l’objet d’obsèques en Jordanie. Un printemps mitigé Engagé depuis mars 2011, sous la pression de la rue, dans une série de réformes politiques, le régime est parvenu jusqu’à présent à maintenir un équilibre précaire. À l’image des monarchies arabes poussées par les printemps arabes à se démocratiser, le pays a trouvé sa voie, celle de la « réforme par le haut » engagée par le monarque en personne. Alors que les manifestants demandent la révision de la Constitution de 1952, qui confère des pouvoirs considérables au souverain – droit de dissolution du Parlement et de promulgation de décrets, notamment –, ce dernier a lancé une série de dialogues nationaux autour de trois documents clés, mis en ligne en décembre 2012 sur son site Internet. Ils annoncent plus de transparence et une responsabilité accrue des institutions devant les citoyens. Après six remaniements ministériels depuis 2011, la modification de la loi en vue de l’introduction progressive d’un scrutin de listes et la création d’une commission électorale indépendante, qui constituaient les principales revendications de l’opposition, le scrutin législatif du 23 janvier 2013 n’a toutefois pas permis de rétablir la crédibilité du gouvernement. Alors que les partis politiques réclamaient que la moitié des 120 sièges de députés soient désignés par un scrutin de listes – réservés jusque-là à 17 sièges – et non selon le principe en vigueur du « one man, one vote » qui privilégie les chefs tribaux par le biais des allégeances locales aux dépens des populations urbaines en majorité d’origine palestinienne, l’amendement de la loi électorale de juin 2012 ne leur a concédé que 27 sièges sur 150 (soit 18 %). Le quota réservé aux femmes a été augmenté de trois sièges – de 12 à 15, dont trois pour les Bédouines. En conséquence, le principal parti, le Front d’action islamique, mais aussi les petits partis de gauche et le mouvement Hirak, ont boycotté les élections législatives de janvier 2013. Celles-ci ont donc abouti à la constitution d’une Chambre des députés affaiblie, car sans majorité claire, ni opposition. L’éviction en Égypte du président Mohamed Morsi, issu des Frères musulmans, a aussi eu des répercussions sur le Front d’action islamique jordanien. Le gouvernement a en effet proposé de scinder la branche jordanienne des Frères musulmans pour en faire une organisation caritative à part entière, détachée de l’organisation des Frères musulmans basée au Caire. En septembre 2015, le gouvernement jordanien a présenté un nouveau projet de loi électorale, comparable à celle de 1989, considérée comme la plus démocratique de toutes. Cette loi propose l’abandon du principe « one man, one vote », pour des scrutins de liste, privilégiant les partis politiques. L’affaiblissement actuel des membres du Front d’action islamique devrait favoriser la mise en œuvre de cette réforme. n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 175 Les questions internationales à L’ÉCRAN > James Bond, géopolitique et cartographie Thibaut Klinger * En 2012, dans Skyfall, la directrice des services secrets britanniques, « M », déclare : « En vérité ce que je vois me fait est normalien et agrégé d’histoire. peur, car nos ennemis sont inconnus, ils n’existent sur aucune Il enseigne l’histoire et la géographie. carte. » Ces propos témoignent d’une évolution des menaces affrontées par le plus célèbre espion au monde, James Bond. Dans les premiers opus de la série née en 1962, les cartes étaient en effet abondamment présentes. Outils cinématographiques de vraisemblance, elles permettaient alors de fournir au spectateur une représentation des défis géopolitiques que devait affronter son héros. Désormais, symboles de nouvelles menaces plus diffuses – les réseaux criminels, le terrorisme –, les films font un usage moins fréquent de l’outil cartographique 1. * Thibaut Klinger Pour étudier les territoires et les affrontements auxquels leur contrôle donne lieu, la géopolitique utilise massivement les cartes. Elle analyse celles qui sont éditées et en réalise d’autres pour mettre en évidence les points de tension, en comparant, en superposant et en faisant varier les échelles. En cela, elle est fille de la géographie. Le spectateur qui visionne l’ensemble des films de la série des James Bond est frappé par la présence de nombreuses cartes, auxquelles s’ajoutent divers plans ou fonds de carte sur des écrans de contrôle de type radar, sonar ou système de géolocalisation. La fonction de ces nombreux repères reste néanmoins à déterminer. Ces cartes ne sont-elles qu’un décor, plus ou moins réaliste ou fantaisiste, destiné à donner un cachet stratégique ? Serventelles au contraire vraiment à montrer, voire à analyser, les rapports de force et de puissance et Sur l’histoire de la saga et l’évolution du personnage de James Bond au gré des changements historiques, voir Stéphanie Gaudron, « James Bond, l’espion-type des relations internationales », Questions internationales, no 67, mai-juin 2014, p. 112-118. 1 176 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 les éléments structurants des relations internationales qui servent de toiles de fond aux aventures de James Bond ? Des outils de vraisemblance Des décors stratégiques Dès le premier film de la série, James Bond contre Dr. No, en 1962, les cartes sont présentes pour fournir un décor donnant le sentiment d’être un lieu stratégique. À la cinquième minute, le spectateur aperçoit la salle de réception des communications des services secrets britanniques, le MI-6 (Military Intelligence, section 6), avec ses agents à travers le monde. De nombreuses cartes accrochées sur les murs apparaissent successivement à l’écran : l’Est du bassin méditerranéen, les zones d’influence britannique et une partie de la Manche. Pratiquement muettes, elles ne peuvent avoir d’utilité réelle pour les employés du service. Sur un autre mur, deux planisphères sont affichés. L’un porte de nombreuses punaises de couleur, indiquant vraisemblablement les agents britanniques ou les contacts du MI-6 à travers J a m e s B o n d , g é o p o l i t i q u e e t c a r t o g ra p h i e le monde. L’autre figure les empires coloniaux alors qu’ils ont presque totalement disparu en 1962. Une telle carte donne l’illusion au spectateur britannique, encore sous le choc de la fin de l’empire colonial, que tout n’est pas perdu. Elle n’a toutefois plus guère d’intérêt pratique. Les cartes présentées comme éléments de crédibilité de l’intrigue peuvent être faussées à la marge, comme en témoigne celle de Cuba qu’examine Bond dans Meurs un autre jour (à la 32e minute), chez Raoul, un agent dormant britannique vivant à Cuba. La carte présente opportunément un encadré qui zoome sur l’extrémité occidentale de l’île, sans nécessité technique puisque le cadrage ne coupe pas l’île, mais avec l’intérêt de mettre en évidence la localisation de la clinique du docteur Alvarez, recherchée par James Bond. La carte routière de Cuba est précise et le doigt de Raoul pointe l’île de Los Organos sur laquelle se situe la clinique. En réalité, cette île qui n’existe pas a été ajoutée à la carte. Son nom est une allusion directe aux organes que transplante le docteur Alvarez. La vraisemblance de cette fausse localisation est encore renforcée par le fait que la carte signale, sur la côte, une chaîne de montagnes bien réelle, la Sierra de los Órganos. Quant au lieu réel montré ensuite à l’écran, il est encore différent, puisque le tournage du film s’est principalement déroulé à Cadix. Le décalage entre la précision cartographique et la réalité est encore accentué dans L’Homme au pistolet d’or (1974). Entre le moment où l’émetteur radio de Mary BonneNuit, la collaboratrice de Bond enlevée par Francisco Scaramanga, est localisé par les services britanniques et l’arrivée de Bond sur l’île de son adversaire (entre la 88e et la 91e minute), le spectateur croule sous l’image de cartes. Il a même de quoi avoir le tournis entre les lieux qui défilent devant lui. Sans doute cette superposition de cartes est-elle destinée à éviter une réflexion trop précise et à le convaincre par la quantité des justifications cartographiques de la véracité des pistes que Bond suit. Une première carte montrant le littoral chinois « de Hong Kong au golfe du Liadong » localise Bonne-Nuit au débouché de la baie de Hangzhou, au sud de Shanghai, en recoupant trois lignes de détection du signal de l’émetteur. La carte suivante porte en gros caractères le nom de « China », comme si elle était un zoom de la précédente. En fait, la carte représente Phang Nga Bay, en Thaïlande, non loin de la péninsule de Phuket. La localisation indiquée sur la carte signale bien l’îlot du tournage, Ko Tapu, surnommé depuis « James Bond Island » et devenu partie intégrante des circuits touristiques de cette baie de Thaïlande. Une étonnante imbrication de réalisme et d’accommodements avec la géographie est donc à l’œuvre. Plus déroutantes encore sont les images suivantes. À l’aide d’un hydravion, Bond s’approche de l’île où se trouve Francisco Scaramanga, à basse altitude afin de déjouer les radars chinois. Il est repéré en vue directe par un poste d’observation dont les soldats semblent plus vietnamiens que chinois. Un QG de la surveillance aérienne apparaît ensuite avec, à l’arrière-plan, une carte murale Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 177 Les questions internationales à L’ÉCRAN de la péninsule indochinoise. Le paysage est bien celui de la baie thaïlandaise, mais semble évoquer la célèbre baie vietnamienne d’Ha Long, au large du Tonkin, qui présente des îles comparables plus proches de la Chine. La cohérence évolue donc au fil des images. Après une localisation en Chine, l’action semble se situer entre la Chine et le Vietnam. Cet entredeux accrédite l’idée d’un littoral « chinois » mal contrôlé, zone de refuge pour des activités criminelles, pouvant s’appuyer sur des éléments corrompus de l’armée ou des gouvernements des deux pays. Fausses lectures de vraies cartes On retrouve le même glissement de localisation dans Demain ne meurt jamais, sorti en 1997, et le même remplacement de la baie d’Ha Long par celle de Phang Nga. D’une certaine manière, ces mêmes images renforcent le réalisme de la trame, le « bondophile » de 1997 reconnaissant le décor du film de 1974. Dans le film de 1997, le procédé est comparable à celui de 1974. Plusieurs cartes ou images d’écrans de radar viennent en appui pour rendre crédible l’action. Pourtant, leur examen attentif conclut à une grande fantaisie dans l’interprétation géographique. Au début du film, la frégate britannique HMS Devonshire est interceptée par deux avions chinois, qui l’accusent d’être dans les eaux territoriales du pays, près de l’île de Hainan – le système de navigation du navire ayant été faussé par les hommes du puissant magnat de la presse Elliot Carver. De manière étrange, les écrans de Bond, qui restituent la position réelle du navire (à la 64e minute), placent celui-ci près des côtes du Vietnam, au large de l’ancienne capitale impériale de Hué. L’interception par les chasseurs chinois paraît donc fort surprenante. L’expert en communication qui accompagne Bond au moment où celui-ci va être parachuté à haute altitude sur les lieux du naufrage du navire remarque de manière tout aussi surprenante qu’il y a une « île » vietnamienne. Bond s’élance donc dans des eaux non pas chinoises mais vietnamiennes. Comme en témoigne son doigt visible sur l’écran, l’expert confond le Vietnam avec une île. Il est étonnant 178 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 que les préparatifs du vol ne les aient pas amenés à s’en apercevoir auparavant. La mention « radar chinois » à éviter en n’ouvrant le parachute qu’au dernier moment confirme bien que tous sont pourtant persuadés qu’il s’agit d’eaux chinoises. En fait, cette confusion de cartes reflète les tensions internationales qui existent au moment du tournage des films : la récente guerre du Vietnam pour L’Homme au pistolet d’or tandis que Demain ne meurt jamais sort l’année de la rétrocession par le Royaume-Uni de Hong Kong à la Chine, le 1er juillet 1997, qui conclut des relations tendues entre les deux pays, les « années Chris Patten » (1992-1997) du nom du dernier gouverneur britannique. Une vision géopolitique Des incohérences pas si anodines Participant à l’impression de réalisme qui est un élément du succès de la série des James Bond, les cartes présentent parfois des incohérences porteuses d’un sens géopolitique. Au début d’Octopussy (vers la 16e minute), en 1983, dans une salle de réunion du Kremlin figurent deux cartes qui en disent davantage qu’un long discours géopolitique. L’URSS et les pays européens occupés par l’Armée rouge y apparaissent en rouge, les autres pays socialistes en rose, l’Amérique du Nord et ses alliés européens en jaune, les autres pays en blanc et certains pays en gris. Il n’y a aucune légende mais le planisphère illustre immédiatement la force que représente le camp socialiste dans le contexte de regain de tensions bipolaires entre 1979 et 1985 qualifiées de « guerre fraîche ». Les projets d’invasion concoctés par le général Orlov correspondent à des plans réellement préparés par les stratèges du pacte de Varsovie. Leur visualisation à l’écran rejoint la dénonciation de « l’empire du Mal » faite par Ronald Reagan le 8 mars 1983. En 1995, Goldeneye offre un autre exemple de représentation géopolitique véhiculée par les cartes présentes dans le décor du film. Le premier planisphère apparaît à l’écran de la salle de contrôle de la station-radar russe de Severnaya J a m e s B o n d , g é o p o l i t i q u e e t c a r t o g ra p h i e (vers la 33e minute), quand le général Ouroumov et Xenia Onatopp paramètrent le système « Goldeneye » pour détruire la base. Sur la carte, la Russie apparaît bien dans ses nouvelles frontières, celles de la Fédération de Russie après la dissolution de l’Union soviétique en décembre 1991. Ensuite, sur l’écran de l’ordinateur de Boris Grishenko, à Severnaya (vers la 29e minute), puis sur celui de Natalya Simonova (vers la 89e minute), la carte sur laquelle apparaît le traçage de la connexion Internet montre au contraire une Russie représentée dans les anciennes frontières de l’URSS. L’erreur est-elle volontaire ou non ? Cette double représentation ne figure-t-elle pas plutôt le signe des hésitations de la nouvelle Russie quant à son identité et quant à l’appréhension que les Occidentaux ont de la puissance russe ? C’est à cette époque que Moscou invente le concept « d’étranger proche » pour désigner les anciens États de l’URSS sur lesquels il espère exercer son influence. Tracés cartographiques et géopolitique Le tracé d’un itinéraire sur une carte constitue un autre moyen d’interprétation géopolitique. Ainsi de la carte des Balkans qui figure à plusieurs reprises dans Bons baisers de Russie (1963), et du tracé de l’itinéraire de l’OrientExpress – en fait sur cette branche et à l’époque le Direct-Orient-Express – qui mène James Bond et Tatiana Romanova d’Istanbul à Venise en traversant la Yougoslavie 2. Contrairement à un autre film, La Mort aux trousses d’Alfred Hitchcock (1959), qui comporte le même élément d’intrigue, le trajet du train est expliqué dans Bons baisers de Russie par une carte qui apparaît à plusieurs reprises et qui dramatise la sortie de Bond des Balkans, au terme d’un trajet semé d’embûches. L’effet visuel est d’autant plus fort que la carte est peu lisible, brouillée par une série Klaus Dodds, « Screening Geopolitics: James Bond and the Early Cold War films (1962-1967) », Geopolitics, vol. 10, no 2, 2005, p. 282. 2 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 179 Les questions internationales à L’ÉCRAN l’Écosse et la mer de Barents correspond à une zone clé de cet affrontement réel. Ensuite, le fait que les deux tracés se superposent est l’occasion pour « Q » de faire un petit exposé sur le pistage des missiles grâce à leur signature thermique par les satellites, et de préciser que le principe peut être appliqué aux sous-marins nucléaires immergés. La carte souligne ainsi ce jeu dialectique typique de la guerre froide entre la furtivité des engins et les nouvelles capacités mises en œuvre pour les détecter. Tracer des signes sur une carte est aussi un moyen de tenter d’agir contre l’ennemi en le localisant ou en l’incitant à suivre la direction suggérée. De ce point de vue, Skyfall constitue un sommet. Un plan souterrain de Londres permet de pister Raoul Silva (le méchant joué par Javier Bardem) et James Bond, puis d’attirer Silva dans le manoir écossais de 007. d’espaces illisibles, tandis que les toponymes slaves et leurs signes diacritiques particuliers créent un effet d’étrangeté inquiétante. Alors que, sur la carte, Venise et le reste de l’Europe occidentale apparaissent comme des lieux accueillants et civilisés, les Balkans sont perçus comme dangereux et marqués par un enclavement oppressant, propice à la guerre des espions. Dans L’Espion qui m’aimait (1977), deux sous-marins nucléaires lance-engins disparaissent, le britannique Ranger et le soviétique Potemkine. Peu après, en compagnie du ministre de la Défense, du chef du MI-6 « M », du responsable scientifique du MI-6 qui invente et lui fournit ses célèbres gadgets, « Q », et d’un amiral, Bond observe la carte de l’itinéraire présumé du sous-marin britannique disparu. Bond lui superpose un transparent provenant d’un contact qu’il entretient au Caire. Les deux tracés apparaissent alors identiques. Cette représentation cartographique évoque immédiatement la chasse aux sousmarins à laquelle les deux Grands se sont livrés pendant la guerre froide. L’itinéraire entre 180 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Peut-on cartographier les nouveaux enjeux ? La carte du nouveau « grand échiquier » En 1999, le 19e film de la série, Le Monde ne suffit pas, évoque les nouveaux défis du xxie siècle, principalement le terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et la quête des hydrocarbures. Cet opus est sans doute celui dans lequel les sources d’inspiration géopolitique réelle furent les plus nombreuses. L’essentiel de l’intrigue se passe en Azerbaïdjan et au Kazakhstan, dans cette région du monde que l’analyse géopolitique a redécouverte avec la fin de l’URSS. À plus d’un titre, l’intrigue s’appuie sur le caractère postsoviétique de la région – réveil de peuples autrefois opprimés, corruption des anciennes élites maintenues au pouvoir, etc. – et sur ses caractéristiques – imbrication des nationalités, course aux richesses naturelles notamment en hydrocarbures, enclavement géographique. Dans ce contexte, s’appuyer sur l’étude des cartes de la région semble plus que nécessaire. La principale carte (à la 66 e minute) apparaît sur un écran de contrôle intégré au sol de J a m e s B o n d , g é o p o l i t i q u e e t c a r t o g ra p h i e la salle de travail du MI-6. Centrée sur le littoral kazakh de la mer Caspienne, elle montre la région, de la mer Noire à l’est de l’Ouzbékistan, de l’Iran au nord du Kazakhstan. Elle n’est pas sans évoquer directement la carte dressée par Zbigniew Brzezinski dans son ouvrage Le Grand Échiquier, paru en 1997, dont l’audience a été internationale. L’ancien conseiller américain à la sécurité nationale du président Jimmy Carter y soulignait les espoirs mis à l’époque par les Américains dans cette région, espoirs largement repris par les médias 3. Quelques années après la guerre du Golfe de 1991, la Caspienne était alors perçue comme un nouveau golfe Persique et l’Azerbaïdjan comme le « Koweït du xxie siècle 4 ». C’est justement de là qu’un nouvel oléoduc doit s’élancer pour acheminer, via la Géorgie et la Turquie, le pétrole de la Caspienne jusqu’au port méditerranéen de Ceyhan. Le Bakou-Tbilissi-Ceyhan ou BTC est, dans le film, l’oléoduc que fait construire l’une des antagonistes principales, Elektra King. Grâce à cette carte et à l’écran de contrôle de l’oléoduc (visible à la 70e minute), le film ancre dans la tête du spectateur l’idée qu’un événement stratégique majeur se joue dans cette région du monde. Selon « M » (à la 71e minute), c’est le « pipeline qui doit nous approvisionner pendant le prochain siècle », un pipeline dont le film montre aussi la vulnérabilité. Cette carte se présente comme un écran de contrôle, avec les mers en noir, les terres en vert, les frontières avec un trait lumineux et une mire en pointillés rouges. L’ensemble contribue à dramatiser la situation au moment où Bond cherche à localiser le terroriste Renard, qui lui a échappé au Kazakhstan en s’enfuyant avec une charge nucléaire. Le balayage de l’écran de contrôle cherche le signal qu’émet la carte d’identification de la charge nucléaire dérobée. La localisation présentée dans le film associe l’intrigue au site d’expérience nucléaire réel de Say-Utes, non Voir John Cork et Collin Stutz, James Bond. L’encyclopédie, Gründ, Paris, 2008, p. 306. 4 Serge Enderlin, Serge Michel et Paolo Woods, Un monde de brut. Sur les routes de l’or noir, Le Seuil, Paris, 2003, p. 54. 3 loin de la centrale d’Aktau au Kazakhstan. La carte identifie donc aussi une zone dangereuse pour la sécurité mondiale, haut lieu de la prolifération liée à la dissolution de l’URSS et à la réduction de ses armements stratégiques. « Nos ennemis sont inconnus, ils n’existent sur aucune carte »… Avec Daniel Craig, les films de la saga présentent des menaces plus difficiles à cartographier. Certes les ressources énergétiques et naturelles restent des enjeux importants, comme l’eau dans Quantum of Solace (2008). Toutefois, aucune carte n’apparaît dorénavant et l’unique document que consulte James Bond est inexploitable par le spectateur. De même dans Spectre (2015), l’unique carte indiquant l’erg Haoui, au Maroc, qui est l’un des repaires utilisant l’énergie solaire de SPECTRE (Special Executive for Counterintelligence, Terrorism, Revenge and Extorsion), une organisation criminelle dirigée par Ernst Blofeld, n’a guère d’intérêt. Les films présentent désormais en fait moins des cartes que des écrans « traçant » des flux, témoins de connexions souvent opaques et souterraines, au sens figuré comme au sens propre. Dans Quantum of Solace, sur une vaste table interactive, les collaborateurs de « M » pointent les connexions révélées par la circulation de billets tracés. Les flux illustrent les ramifications de l’organisation criminelle Quantum. Dans Skyfall, à plusieurs reprises, les cartes sur écran, de l’Europe d’abord, de Londres ensuite, sont en fait celles de réseaux criminels qui cherchent à contrôler le monde. Cette nouvelle approche souligne l’importance prise dans les relations internationales par les réseaux aux dépens des territoires et des États. Elle marque aussi le retour en force de l’idée de complot. Cette évolution rend plus difficile la représentation cartographique. Devant une commission d’enquête du Parlement britannique, « M » déclare ainsi dans Skyfall : « En vérité, ce que je vois me fait peur, car nos ennemis sont inconnus, ils n’existent sur aucune carte. Ils ne sont pas une nation, ce sont des individus. » n Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 181 Les questions internationales à L’ÉCRAN > Franchir les frontières européennes au cinéma Yves Gounin * Hier comme aujourd’hui, le cinéma a documenté le franchissement des frontières européennes. Hier à Berlin est délégué aux relations internationales au pied du Mur. Aujourd’hui à Tanger ou à Lampedusa. du Conseil d’État. Il enseigne les relations internationales à Sciences Po Paris et tient L’odyssée de l’émigrant constitue un matériau éminemment un blog de critiques quotidiennes de cinématographique. Mais, une fois la frontière de l’espace cinéma, Un film, un jour (http://un-filmSchengen franchie, les immigrés ne sont pas au bout de leurs un-jour.com) . peines. Ils doivent trouver un titre pour régulariser leur situation. Les relations entre immigrés et citoyens en situation régulière sont souvent dramatiques. Le cinéma, qu’on s’en félicite ou qu’on le déplore, a tendance à traiter ces sujets avec un biais droits-de-l’hommiste. Le racisme d’État, anonyme et impersonnel, est omniprésent ; les personnages racistes se réduisent à des caricatures, rarement très fouillées ; en revanche, les immigrés sont filmés dans leur humanité souffrante et courageuse comme la belle figure de Fatima, le film de Philippe Faucon récompensé aux derniers Césars. * Yves Gounin 1 L’accord de Schengen de 1985 et sa convention d’application de 1990 ont aboli les contrôles aux frontières intérieures d’un espace aujourd’hui étendu à 26 États européens. Le temps n’est plus où se créaient des embouteillages au Perthus, à Hendaye ou sur le pont du Rhin à Kehl. Voir des voitures s’arrêter à la frontière date immédiatement un film, le colore d’une dimension rétro. On pense à l’une des scènes du Corniaud (1965) de Gérard Oury : des douaniers du poste de Vintimille fouillent la voiture de Bourvil et Louis de Funès à la recherche de drogue ou d’objets volés. La suppression des frontières communautaires n’a guère inspiré les cinéastes. À la notable exception de Rien à déclarer (2010) de Dany Boon qui, avec plus de huit millions d’entrées, est le deuxième film au box-office français 2011. Le film est censé se dérouler en 1993 et raconte comment deux douaniers français (Dany Boon) L’auteur s’exprime en son nom personnel et ses vues ne reflètent pas nécessairement celles de son administration. 1 182 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 et belge (Benoît Poelvoorde) sont contraints de faire équipe après la fermeture de leurs postes de douanes juxtaposés. Cet oubli, pour regrettable qu’il soit, se comprend aisément : la suppression d’une frontière n’est pas une matière cinématographique. Comment filmer des voitures qui ne sont pas contrôlées à des postes-frontières ou des voyageurs qui ne présentent pas leurs passeports à des douaniers ? Mais, si Schengen supprime les frontières intracommunautaires, c’est pour mieux renforcer les frontières extracommunautaires. Le paradoxe n’est qu’apparent : les États membres acceptent de lever les barrières entre eux à condition que les États situés à la périphérie de l’Europe contrôlent scrupuleusement les étrangers qui se présentent à leurs frontières. Du coup, les frontières extracommunautaires concentrent la tension qui était jusque-là disséminée sur toutes les frontières interétatiques, infra- comme extracommunautaires. Toute la dramaturgie cinématographique utilisée autour du Mur qui séparait les deux blocs Fr a n c h i r l e s f ro n t i è re s e u ro p é e n n e s a u c i n é m a pendant la guerre froide est reconvoquée pour décrire les portes d’entrée dans Schengen. Il ne faut cependant pas pousser le parallèle trop loin entre le Mur de la guerre froide et les frontières de Schengen. Les enjeux ne sont pas les mêmes. Pendant la guerre froide, le Mur était un élément des films d’espionnage. Qu’on pense à L’Étau (1969) d’Alfred Hitchcock ou, plus près de nous, au Pont des Espions (2015) de Steven Spielberg. Les frontières de Schengen n’inspirent pas des films d’espionnage mais des chroniques sociales, celles des tentatives désespérées de populations extracommunautaires de pénétrer dans l’espace Schengen. Jadis les douaniers empêchaient de sortir. Aujourd’hui ils empêchent d’entrer. De Berlin à Tanger Les lieux de tournage, du coup, ont évolué. Le Mur détruit, on ne filme plus guère à Berlin, et pour cause, le franchissement périlleux d’une frontière internationale. En revanche, le détroit de Gibraltar symbolise la frontière entre deux mondes : l’Afrique d’un côté et l’« eldorado » européen de l’autre. Comme le film français de Nadir Moknèche Goodbye Morocco (2013), l’action de Loin (2001) d’André Téchiné se déroule à Tanger. Le héros est un routier qui circule de part et d’autre du détroit. « Plus Téchiné filme Tanger et se laisse happer par elle, et plus la nature du film, dans sa texture diversifiée, renvoie à des ondes qui vibrent avec celles des personnages, ressemble à un gigantesque espace de transit qui regroupe une communauté provisoire de nomades, d’origines et de cultures différentes (Juifs, Arabes Français, Américains, Noirs) qui circule à l’échelle des principaux personnages et se propage à toute la réalité embrasée du film », écrivait Charles Tesson à la sortie du film 2. Cet intérêt du cinéma pour Tanger remonte à loin et n’a pas toujours à voir avec les enjeux du passage de la frontière. Tanger était déjà, plus que la charmante Valeria Golino, la véritable héroïne du Dernier été à Tanger 2 Dans Les Cahiers du cinéma, n° 560, septembre 2001. (1987) d’Alexandre Arcady, une tentative pas si ratée d’acclimater le roman noir chandlérien aux tropiques coloniales de la France des années 1950. Tanger est également le cadre d’une partie des scènes de Un thé au Sahara (1990) de Bernardo Bertolucci. C’est également à Tanger que se déroule le dernier film de Jim Jarmusch, Only Lovers Left Alive (2013). Le récent film de Julien Leclercq, Gibraltar (2013), librement inspiré de la vie de Marc Fiévet qui servit d’indic aux Douanes françaises, se déroule, comme son titre l’annonce, à Gibraltar et utilise toutes les potentialités de ce lieu exceptionnel bizarrement ignoré des réalisateurs – si l’on met à part le pré-générique de Tuer n’est pas jouer (1987) de John Glen. Pour les ressortissants extracommunautaires, obtenir le droit d’entrer dans l’espace Schengen, et plus encore d’y séjourner, s’apparente à un Graal. Ceux qui n’ont pas réussi à obtenir le précieux sésame se pressent aux frontières de Schengen et tentent souvent, en désespoir de cause, de les franchir clandestinement au péril de leur vie. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 183 Les questions internationales à L’ÉCRAN narre sur un mode quasi documentaire le périple d’un groupe d’émigrants clandestins embarqués sur une plage sénégalaise à destination de l’Europe. Une violente tempête et une panne de moteur les laissent perdus au milieu de l’océan. Les rares survivants seront recueillis par la marine espagnole. Le film est animé par un fil narratif qui se modifie en cours de route. Au suspense « serontils contraints à faire demi-tour ? » se superpose la question « échapperont-ils à la mort ? » Et le film y répond intelligemment : les rescapés survivent mais ils sont expulsés par avion vers leur pays d’origine. Le message du coup souligne l’inutilité des risques encourus : certains sont morts et les survivants se retrouvent au point de départ. Ils sont nombreux à séjourner clandestinement au sein de l’espace Schengen, soit qu’ils y aient pénétré sans titre, soit que la validité de leur titre de séjour ait expiré. La vie pour eux n’est pas facile : ils deviennent souvent la proie des réseaux criminels – par exemple ceux de la prostitution – avant de faire l’objet de mesures d’éloignement traumatisantes. Leur présence – ou la menace de leur arrivée – produit chez les ressortissants communautaires une résonance, compassionnelle ou hostile. Le cinéma n’a pas tardé à s’emparer de ce sujet dans ses trois dimensions. Le franchissement des frontières de l’espace Schengen : matériau cinématographique En premier lieu, l’odyssée de l’émigrant constitue un matériau éminemment cinématographique. La Pirogue (2012), de Moussa Touré, 184 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 Hope (2014) décrit, quant à lui, l’immigration subsaharienne à travers le Sahara. Formé au documentaire, avec des comédiens amateurs, Boris Lojkine filme Hope, une jeune migrante nigériane qui, pour se protéger d’un environnement hostile, petit monde interlope de passeurs et de profiteurs, se donne à Léonard, un Camerounais en route, comme elle, vers l’eldorado européen. De la même façon, In this World (2002), de Michael Winterbottom, suit les pas de deux garçons afghans dans leur long périple vers le Royaume-Uni. Le franchissement des frontières n’est juridiquement pas tout à fait le même que celui des Subsahariens qui affluent sur les côtes méridionales de l’Europe. Dans In this World – comme dans Welcome (2009) de Philippe Lioret –, les immigrants venus d’Afghanistan pénètrent dans l’espace Schengen pour en ressortir afin de gagner le Royaume-Uni. Il faudrait mettre en regard le franchissement de ces frontières et celui d’autres frontières tout aussi sensibles dans d’autres régions du monde. Le ressort dramatique est le même et les procédés cinématographiques du coup semblables. Cependant, au sujet de certaines régions du monde, on procède à la description d’un microcosme trouble, traversé par des trafics louches, qu’on ne trouve guère aux frontières de l’Europe sinon dans l’exemple précité de Tanger. Fr a n c h i r l e s f ro n t i è re s e u ro p é e n n e s a u c i n é m a Ainsi du cinéma d’Amos Gitai et de la façon dont il décrit les frontières d’Israël dans ses deux films : Terre promise (2004) et Free Zone (2005). Le premier suit, sur un mode proche du documentaire, le pénible trajet d’un groupe de femmes d’Europe de l’Est qui entrent illégalement en Israël et y deviennent les victimes d’un réseau de prostitution. Le second s’attache à la destinée de trois femmes, une Américaine, une Israélienne et une Palestinienne dans le no man’s land qui sépare Israël de la Jordanie. La frontière américano-mexicaine est, elle aussi, décrite avec plus de richesse. Il ne s’agit pas – pas seulement – d’un mur à franchir, mais d’une zone où se percutent violemment deux cultures fondées sur des valeurs différentes. C’est particulièrement visible dans Savages (2012), le dernier film en date d’Oliver Stone, où l’indolence cool de deux dealeurs de cannabis californiens explose au contact de la violence incontrôlée d’un cartel mexicain. Même choc des cultures américaine et mexicaine dans l’une des trois histoires qui composent Babel (2006) d’Alejandro Inarritu, dans l’impressionnant Sicario (2015) de Denis Villeneuve, voire dans Very Bad Trip 3 (2013) de Todd Philipps ou dans Dallas Buyers Club (2013) de Jean-Marc Vallée. Dans tous ces films, la frontière américanomexicaine n’est pas une barrière infranchissable, mais une ligne que les protagonistes traversent fréquemment sans encombre et qui sépare deux civilisations à la fois proches et radicalement différentes. Force est de constater que le cinéma n’a pas filmé de la même façon les frontières du continent européen. Vivre en situation irrégulière à l’intérieur de l’espace Schengen Mais l’espace Schengen ne se limite pas à une frontière au franchissement périlleux. Une fois cette frontière franchie, les immigrants extracommunautaires ne sont pas au bout de leurs peines. Le cinéma a décrit leur vie sur le continent européen, en butte au racisme ordinaire de populations qui renâclent à les accueillir et au harcèlement policier d’États qui ne veulent pas les régulariser. Une difficulté pour ceux qui ont pénétré illégalement sur le territoire – ou qui s’y sont maintenus illégalement une fois leur titre de séjour expiré – est d’obtenir un statut qui garantisse leur droit au séjour, par exemple celui de réfugié. La forme documentaire est celle qui apportera aux spectateurs le plus d’informations sur la longue course d’obstacles que les immigrés doivent effectuer pour décrocher un titre légal. Les Arrivants (2009), de Claudine Bories et Patrice Chagnard, est le résultat d’une immersion participative dans un Centre d’accueil de demandeurs d’asile (CADA). Ce documentaire remarquable décrit la situation des assistantes sociales soumises à une injonction paradoxale : accueillir l’immigrant avec hospitalité mais, dans le même temps, le préparer à un processus de sélection rigoureux en mettant au jour les incohérences éventuelles de son « récit de vie » qui risquent d’invalider son dossier lorsqu’il sera examiné par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) chargé de la délivrance du titre de réfugié. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 185 Les questions internationales à L’ÉCRAN Un autre documentaire, sorti fin 2012 sur quelques rares écrans parisiens, aurait mérité plus d’attention. Il s’agit de l’œuvre d’une jeune réalisatrice roumaine Anca Damian, Le Voyage de Monsieur Crulic (2011). Fin 2007, un Roumain est arrêté en Pologne pour un vol qu’il n’a pas commis. La direction de la prison, les services médicaux et son consulat resteront sourds à ses protestations. Il entame une grève de la faim et se laisse mourir. La réalisatrice Anca Damian raconte ce fait divers avec une ironie douce qui parvient à éviter à la fois le pathos larmoyant et la vindicte revancharde. Elle raconte par la voix off du défunt la vie d’un pauvre hère, balloté de familles d’accueil en petits boulots, citoyen de seconde zone d’une Union européenne où les droits de la personne peinent à être partout aussi bien respectés qu’ils devraient l’être. Illégal (2010), d’Olivier Masset-Depasse, n’est pas un documentaire mais une fiction. Il s’agit peut-être de l’œuvre la plus marquante de la filmographie sous recension. La première scène du film est d’une remarquable efficacité. On voit une femme, la quarantaine. Elle sort d’un bus. Elle parle russe. On comprend que l’adolescent qui l’accompagne est son fils. Deux individus patibulaires la guettent. Que lui veulent-ils ? Ils l’arrêtent, montrent un document – on suppose qu’il s’agit d’une carte de police. La femme obtempère. Elle essaie de gagner du temps, fait mine de chercher un titre d’identité que manifestement elle n’a pas puis soudainement, tandis que les deux policiers la neutralisent, réussit à protéger son fils en l’exhortant de s’enfuir. La situation est la suivante : Tania vit dans la clandestinité depuis huit ans en Belgique et va en être expulsée. Une autre scène mérite d’être décrite. Elle se déroule durant la seconde moitié du film. Tania est sur le point d’être expulsée. Elle est embarquée à bord d’un avion à destination de la Pologne – en application de la convention de Dublin qui permet au pays de l’espace Schengen de reconduire un demandeur d’asile non pas vers son pays d’origine mais vers le pays de l’espace Schengen où ledit demandeur a déposé sa première demande d’asile. Tania se rebelle contre les deux policiers qui l’accompagnent et en appelle à la solidarité 186 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 des passagers. Le commandant de bord tranche le litige, la moustache frissonnante d’une belle humanité, et intime aux policiers de descendre. Ce que la scène ne montre pas, c’est que Tania sera rouée de coups par les policiers, ivres de rage et d’impuissance, dans le fourgon qui la ramène au centre de détention. La figure la plus impressionnante est sans doute l’héroïne du film Le Silence de Lorna (2008) des frères Dardenne. Comme d’habitude dans leurs films, le scénario est à la fois très simple et très compliqué. Lorna est une jeune Albanaise qui vit en Belgique et qui souhaite acquérir la nationalité belge. Fabio, une petite frappe, lui organise un mariage blanc avec un toxicomane belge (Jérémie Rénier) et prévoit de l’assassiner en simulant une overdose pour que Lorna, une fois la nationalité belge acquise, épouse un mafieux russe désireux d’acquérir lui aussi la nationalité belge. Ce résumé peut sembler touffu, mais correspond à une réalité bien connue des services de police : le mariage blanc. Un Français A épouse un étranger B qui acquiert la nationalité française par le mariage, divorce, épouse un étranger C qui l’acquerra à son tour. La figure de l’immigré Deux figures de l’immigré méritent une attention particulière. l La première est celle du sportif. On connaît bien désormais les filières qui conduisent les recruteurs à aller chercher les futurs Samuel Eto’o (un footballeur camerounais) en Afrique. Il faut dire la réalité du foot, ce miroir aux alouettes qui fait rêver des milliers voire des millions d’Africains qui s’imaginent déjà avant-centre au Barça ou libéro à Manchester. Le film Comme un lion (2012), de Samuel Collardey, montre la cruauté de ce business en décrivant le parcours du jeune Mitri, Sénégalais dupé par un recruteur véreux, parqué dans un appartement miteux donnant sur le boulevard périphérique, sur le point de sombrer dans la clandestinité. Plus réussi est le film Les Rayures du zèbre (2014) de Benoît Mariage. Benoît Poelvoorde y joue le rôle de José, un entraîneur en fin de carrière recyclé dans le recrutement de jeunes Fr a n c h i r l e s f ro n t i è re s e u ro p é e n n e s a u c i n é m a talents africains. Il passe une semaine par mois en Côte d’Ivoire à la recherche de la perle rare. Sitôt atterri à Abidjan, il adopte les travers des petits Blancs, libidineux et racistes. Il repère Yaya, un génie du ballon rond. Le rôle est taillé sur mesure pour Poelvoorde qui s’y glisse avec délectation. Il n’est jamais aussi bon que dans la « beauferie » et la provocation. Seconde figure de l’immigré : celle de la prostituée. Les immigrés illégaux sont dans une situation de fragilité juridique qui en fait les proies de passeurs peu scrupuleux. On laisse miroiter à une Européenne de l’Est un emploi de serveuse ou de chanteuse ; on lui fait passer irrégulièrement la frontière après lui avoir subtilisé son passeport ; et on la met sur le trottoir soi-disant pour rembourser sa dette. Le scénario est banal. Il est tristement connu. l C’est le sujet du film Transe, réalisé par Teresa Vilaverde en 2006, véritable descente aux enfers d’une jeune Russe, de la République tchèque au Portugal en passant par la France et l’Italie. C’est aussi celui de Chaos (2001), de Coline Serreau, qui constitue à la fois une dénonciation du sort des victimes des trafics humains en Europe, mais aussi une interrogation très fine des réactions que leur sort suscite chez les ressortissants européens. Le franchissement d’une autre frontière : entre Eux et Nous En effet, l’immigré n’est jamais seul. Au sein de l’espace Schengen, il croise, bon gré mal gré, des ressortissants communautaires. Cette rencontre constitue, elle aussi, le franchissement d’une frontière. Frontière non plus géographique telle que celle qu’on a rencontrée à Tanger par exemple, mais frontière humaine. Le ressortissant communautaire, confortablement installé dans son bien-être matériel et la sécurité juridique que lui confère sa nationalité, est choqué par une misère sociale qui l’interpelle. Il peut réagir par le rejet, voire le racisme, ou au contraire la solidarité. Sur un mode moins grave que Chaos, la réalisatrice française Anne Le Ny filme dans Les Invités de mon père (2010) les réactions que suscite chez ses deux enfants (Fabrice Luchini et Valérie Benguigui) la décision de leur père, veuf et retraité, d’héberger une clandestine moldave et sa fille puis de contracter avec elle un mariage blanc. Ce film, qui n’évite pas certaines facilités de la comédie bourgeoise française, est néanmoins d’une grande subtilité. L’ambiguïté des réactions suscitées par l’arrivée d’illégaux est également illustrée par le film Terraferma (2011) d’Emanuele Crialese. L’action se déroule sur l’île de Lampedusa où l’arrivée massive d’immigrés en provenance d’Afrique provoque toutes sortes de sentiments : la peur, l’hostilité, la compassion, la solidarité… L’affiche du film joue sur un contraste : on y voit l’image festive de jeunes garçons et de jeunes filles en vacances qui plongent d’un bateau. L’image sous-jacente est celle des bateaux pneumatiques surchargés d’Africains noirs dont les malheureux occupants périssent parfois noyés faute d’avoir atteint la « terre ferme ». La question est simple : comment pouvons-nous continuer à faire la fête, à profiter des loisirs balnéaires sur des plages où viennent s’échouer Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 187 Les questions internationales à L’ÉCRAN les cadavres de ces immigrés clandestins rejetés par la mer ? Quelques années après Terraferma, la Sicile a également été le cadre de Mediterranea. Sa sortie en France, le 2 septembre 2015, a coïncidé avec la mort du petit Aylan Kurdi. Deux Burkinabés traversent le Sahara et la Méditerranée au péril de leur vie. Ils débarquent en Sicile et y survivent tant bien que mal. L’un se fond dans le système, acceptant un logement insalubre, un travail au noir et les railleries racistes des Italiens ; l’autre ne l’accepte pas et se révolte. Dans la description de ces interactions, le cinéma ne fait jamais l’éloge du racisme ou de la xénophobie. Il exalte au contraire la bonté humaine, les valeurs de fraternité et d’hospitalité en décrivant l’évolution de personnages « ordinaires » qui, confrontés soudainement à une situation de détresse, font le choix de la solidarité. Une des figures les plus émouvantes, d’un film au succès public largement mérité (1,2 million d’entrées) est Simon (Vincent Lindon), le héros de Welcome de Philippe Lioret. Maître-nageur à la piscine de Calais, il accepte d’entraîner un jeune réfugié kurde qui veut traverser la Manche à la nage. Une scène du film montre que la solidarité exprimée par Simon n’est pas toujours du goût de ses voisins. Cet extrait est intéressant, car on y voit l’expression d’un racisme égoïste, ordinaire, décrit d’ailleurs sans grandes nuances. Dans la filmographie pourtant très (trop ?) large de cet article, rares sont les figures plus fouillées du raciste ou du xénophobe. Le film Dupont Lajoie (1974) d’Yves Boisset n’a pas son équivalent contemporain. Le cinéma contemporain préfère filmer des citoyens ordinaires transfigurés par la rencontre de l’Autre, comme en Espagne, à Barcelone, où Uxbal vit de petits trafics et est ému par le drame 188 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 qui frappe un groupe de travailleurs illégaux chinois dans le beau film d’Alejandro Inarritu, Biutiful (2010). Dans le registre qui est le sien, celui de l’ironie froide, des sentiments taiseux, le cinéaste finlandais Aki Kaurismäki a traité cette thématique. Le temps d’un film, il a posé sa caméra en France avec Le Havre (2011). Le héros du film est un vieil artiste bohême qui décide de cacher un enfant africain poursuivi par la police. lll Schengen est généralement traité au cinéma sur un même mode humaniste. La caméra ne s’intéresse que rarement aux systèmes policiers ou douaniers, aux subtilités du droit de l’entrée et du séjour des étrangers, difficiles à mettre en image. La caméra s’attarde au contraire sur les individus, les immigrés d’un côté, unanimement représentés dans leur humanité souffrante et courageuse, face à des Européens qui, passé le choc de la rencontre, révèlent en général un sens admirable de la solidarité. Le système réglementaire Schengen est, dès lors, un arrière-plan surplombant et contraignant. Sa légitimité n’est pas sérieusement remise en cause – aucun film ne constitue à proprement parler un appel argumenté au démantèlement des frontières –, mais son inhumanité est systématiquement dénoncée – il s’agirait de règles rigides mises en œuvre par un État policier aveugle. Cette grande homogénéité dans le traitement des problématiques de l’asile et de l’immigration est à la fois rassurante et inquiétante. Rassurante : le cinéma n’est pas, loin s’en faut, le fourrier de thèses xénophobes. Inquiétante : le cinéma est en décalage avec une opinion publique qui, non sans schizophrénie, plébiscite Welcome mais vote de plus en plus souvent pour les partis populistes et xénophobes. n Liste des CARTES et GRAPHIQUES Le tracé des frontières dans le monde Thaïlande / Cambodge : le contentieux territorial du temple de Preah Vihear Quelques contentieux territoriaux internationaux Quelques murs contemporains Les « frontières » aériennes Les « frontières » extra-atmosphériques Villes et métropoles frontalières en Europe Coopération transfontalière en Europe dans les territoires à caractère urbain ou métropolitain Travailleurs frontaliers (2000-2012) Les limites de l’espace maritime Arctique : frontières et espaces maritimes contestés... et négociés (janvier 2015) Colonisation de l’Afrique (1884-1914) La frontière sino-indienne (2016) La Cisjordanie (2016) La construction de la frontière Bolivie Brésil : lorsque les bandeiras brésiliennes fixèrent la ligne Les imbroglios frontaliers lors du boom du caoutchouc L’Union européenne et ses frontières (2016) L’évolution des frontières allemandes de 1648 à nos jours La Lettonie (2016) Calais, construction d’une frontière (situation en mars 2016) La Jamaïque (2016) Jordanie : réfugiés syriens (2016) p. 19 p. 26 p. 29 p. 29 p. 30 p. 32 p. 41 p. 42 p. 43 p. 63 p. 70 p. 84 p. 93 p. 100 p. 104 p. 108 p. 115 p. 129 p. 133 p. 145 p. 165 p. 173 Liste des principaux ENCADRÉS Chroniques frontalières dans le monde (mars 2016-octobre 2015) Internet et ses frontières (Anne-Thida Norodom) Les villes frontalières européennes, hauts lieux de la coopération transfrontalière Géographie du travail frontalier en Europe Les frontières dans la ville en guerre (Bénédicte Tratnjek) La frontière russo-finlandaise La frontière Mexique-États-Unis (Maria Eugenia Cosio Zavala) Les frontières de l’Arctique (Antoine Dubreuil) Le détroit, charnière ou frontière des territoires ? (Nathalie Fau) Une tentative manquée de redessiner les frontières en Afrique : la sécession du Biafra (1967-1970) (Vincent Hiribarren) La ligne de front du Donbass, nouvelle frontière (Sébastien Gobert) Israël / Palestine : multiples limites mais quelle frontière ? (Irène Salenson) Lampedusa, avant-poste frontalier de l’espace Schengen (Serge Weber) La Lettonie, frontière extérieure de l’Union européenne (Céline Bayou) Sanctuariser les frontières : la dissuasion nucléaire (Patrick Charaix) Frontière externalisée et murs anti-migrants : l’exemple emblématique de Calais (Édith Lhomel) p. 16 p. 34 p. 38 p. 44 p. 47 p. 52 p. 58 p. 69 p. 78 p. 87 p. 89 p. 98 p. 121 p. 132 p. 139 p. 144 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 189 ABSTRACTS > Abstracts What are Borders for? Justifications, Separations, Transitions and Passages Michel Foucher International borders are a perimeter within which the states in the international system exercise sovereignty, and one of the parameters in national identity. A chronology of border incidents shows that these frontiers are the scene of lively interaction and occasional conflict, much more real than a purely economic view of the planet would suggest. China, for example, can play on an open global economy and delimit what it considers to be its maritime space. Borders are discontinuities that separate as well as bind, and localised human societies need both aspects. A world without borders would not be viable. Borders: a Necessary Condition for the Law Paul Klötgen A border is a legal concept. The law defines borders – lines, zones, networks, groups… – in a flexible, open-ended way. Some theories hold that borders are the origin and very source of the law. Yet, the law is not primarily a science of limits but an art of balance, ensuring the fair distribution of disputed property. But if not its source, borders are nonetheless a condition for the law: more than a sovereign space, they delimit a jurisdictional space, within which what is fair, right and balanced can be said, and imposed, and what is not, can be set aside. Borders: a Challenge in a Global Urbanised World Christophe Sohn Despite the recent reinforcement of surveillance systems for monitoring human mobility, there have been experiments with relatively open state borders in many parts of the world over the last three decades. Stimulated by the accelerating globalisation of economic and cultural exchanges, cities and border regions have begun to regard borders as a resource and no longer solely as a barrier. This change in the role and meaning of borders has led to an intensification of the urbanisation of border regions and the emergence of new forms of cross-border cooperation and interaction. The Border as a Social Construct Laetitia Perrier Bruslé A border is not an intangible line in time and space. It is also a social construct, shaped by the discourses and practices of many actors, from the State to the local residents. The State’s role has often been analysed, because of the pressure that globalisation puts on national territories. The weight of the local populations is just as important in the construction of the border, through the mixing of populations, trade and traffic, distancing, etc. How can the State adapt to the effects induced by these other boundary builders? Carving up the Ocean Jean-Paul Pancracio Even if they have different names, the oceans and their peripheral seas, which all naturally communicate with one another, form a single global ocean. In the course of the 190 Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 twentieth century, its unity has not withstood the temptation for States to extend their hold over increasingly vast maritime expanses. New zones have thus appeared, both on the surface and on the sea floor, leading to new boundaries. The question of international governance of the ocean considering its essential geophysical unity is becoming more acute. Contiguous Rivers Florian Aumond Contiguous rivers condense the stakes involved in all border questions. They are a good illustration of the tension between the separating and unifying functions of all boundaries. The separating function comes from the fact that contiguous rivers delimit the respective territories of two or several states. In practice, using so-called natural borders is not as simple as it might seem. It also shows a tendency to privilege procedures consecrating a border line to the detriment of a border zone. The unifying function is expressed in the way contiguous rivers are used, mainly in the development of non-navigational activities. The preference now given to the expression “international water courses” translates this change. Borders in Sub-Saharan Africa: Challenging the Colonial Legacy Vincent Hiribarren African boundaries were marked out in a brief period between the end of the nineteenth and beginning of the twentieth centuries and have changed relatively little since then. They were a product of colonialism and mostly drawn outside Africa. More than just limits between states, they are a visible symbol of the colonial past. Yet the history of their creation is more complex than it seems, and it may be misleading to analyse them from a historical perspective. Millions of Africans now living around these borders are doing their best to exploit their economic potential. The Sino-Indian Border: the Impossibility of Normalisation Isabelle Saint-Mézard India and China have coexisted for most of their long history without a border in the modern sense of the term. It was their emergence as independent nation states at the end of the 1940s that forced them to face the problem of drawing a border. But neither the efforts of Prime Minister Nehru to cajole the Maoist regime nor his discussions with Premier Zhou Enlai managed to curb the spiral of conflict. After thirty-five years of negotiations, the prospects of normalisation still seem bleak. The Border between Bolivia and Brazil: an Invention of the Conquerors Laetitia Perrier Bruslé The 3,200-km border between Bolivia and Brazil crosses the central spaces of the South American continent. Its gradual construction went hand-in-hand with the process of occupying the strip running through the centre of the continent. Its shift westwards bears witness to territorial conquests by Brazil, while Bolivia, centred on the Andes, inherited the Spanish Empire’s lack of interest for its eastern plains. Violence at Europe’s Borders Philippe Bonditti Migrants fleeing war or poverty have flocked to Europe, reviving a controversy over Europe’s inner borders that was already fanned by the recent episodes of violence in Paris and Brussels. The States are faced with the immense challenge of responding to new forms of violence and international mobility. The most pressing need is not to restore Europe’s inner borders, but to make a better diagnosis of the political problems of our time. German Borders: a Continental Problem Christine de Gemeaux A source of conflict and tension, Germany’s fluctuating borders have long been a problem for Europe in general, and for German territories in particular. They were firstly symbolic, because Germany did not constitute a State until 1871. The major conflicts of the twentieth century were linked to this problem. The emblematic inner German border (1949) and the Berlin wall (1961) emerged from those conflicts. It was not until 1990 that the present borders were established and unified Germany was integrated into Europe. The current issue is the opening or closing of German borders to deal with the flow of migrants. The border question is still topical and reflects a continental problem. France: from the Defence of National Borders to Defence without Borders Tristan Lecoq It took twenty-two years to go from national defence to defence (1972-1994). The next step to defence and national security was part of a continuous process lasting twenty-five years from the end of the Cold War, in the 1990s, to the present day. Efforts were concentrated on the military to end the Cold War and manage its aftermath. The army is part of national security which now functions on a new model, shifting from the defence of France’s borders to defence without borders, with terrorism as the major threat, inside and outside the country, intelligence as the primary front for defence and national security, and the question of maintaining France’s military and naval capacities, in the background. Is there a Political Islam Movement in Europe? Samir Amghar and Khadiyatoulah Fall Fleeing repression of Islam in Arab countries, the Muslim Brothers came to Europe in the 1960s and quickly adapted to European political realities. While advocating an orthodox interpretation of Islam, they called for the integration of European Muslim populations. Beyond this determination to anchor their claims and actions in a European context, they continue to support an Islamist ideology, particularly by maintaining links with Islamist parties in the Arab world. Finland: an Economy at a Standstill Antoine Jacob In recession for three years up to 2014, Finland is currently one of the weakest economies in the euro zone, handicapped by the fall of Nokia, the leader in mobile telephony, low productivity and one of the oldest populations in the European Union. Helsinki is no longer Europe’s star pupil but its new ailing member. In place since May 2015, the centre-right government headed by a former businessman, is trying to right the situation in its way. But the bitter medicine does not go down well with the powerful trade unions, who are threatening to call a general strike, a rare event for Finland. Jamaica: the Back of the Postcard Romain Cruse These days Jamaica is widely known and appreciated the world over because of two iconic figures: the reggae singer, Bob Marley, and the sprinter, Usain Bolt. Its highly positive image is due mainly to its rather surrealistic ranking as one of the happiest countries on the planet. The island was long a fashionable tourist destination, but travellers, especially cruise passengers, are now being advised to avoid it. It is also under fire for its lottery scams, the latest specialty of crime networks in western Jamaica. The world is suddenly seeing the back of the postcard peddled by the local tourist office and relayed by search engines. Jordan between Security and Humanitarian Challenges Myriam Ababsa Since the beginning of the Arab Spring, the Jordanian regime has managed to contain the recrimination of a large part of the population over the democratic shortcomings of Jordan’s political system. It has also been able to arrest a major humanitarian crisis triggered by the recent influx of over a million Syrian refugees. But with the reduction of international aid to the refugees and the most destitute Jordanians and the pressure that the newcomers put on schools and medical services, the humanitarian crisis runs the risk of developing into a political one. James Bond, Geopolitics and Cartography Thibaut Klinger In 2012, “M”, the head of MI6 in the Bond film Skyfall, declared “…the truth is that what I see frightens me. I’m frightened because our enemies are no longer known to us. They do not exist on a map.” These words reveal the changing threats faced by the world’s most famous spy, James Bond. When the series began back in 1962 there were maps everywhere. They were handy cinematographic tools to show spectators the geopolitical challenges facing their hero. Bond films now present new, more diffuse threats – crime networks, terrorism – and make less use of cartographic props. Crossing European Borders in the Cinema Yves Gounin The cinema has always documented attempts to cross European borders. Yesterday, at the foot of the Berlin wall. Today, in Tangiers or Lampedusa. The migrants’Odyssey makes excellent film material. But once migrants have made it into the Schengen Area they have a tough row to hoe. They must find a way to legalise their situation and relations between immigrants and regular citizens are often dramatic. Whether we approve or deplore it, the cinema tends to approach these subjects with a human rights bias. There is an insidious, impersonal State racism, racist characters are often caricatured and lack depth, while immigrants are presented as courageous, suffering human beings, like the admirable Fatima, in Philippe Faucon’s film of the same name, which recently won several César Awards. Questions internationales nos 79-80 – Mai-août 2016 191 n o 58 Le Sahel en crises n o 57 La Russie n o 56 L’humanitaire n o 55 Brésil : l’autre géant américain n o 54 Allemagne : les défis de la puissance n o 53 Printemps arabe et démocratie n o 52 Un bilan du xxe siècle n o 51 À la recherche des Européens n o 50 AfPak (Afghanistan-Pakistan) n o 49 À quoi sert le droit international Déjà parus n o 48 La Chine et la nouvelle Asie o n o 47 Internet à la conquête du monde n 78 Le transport aérien n o 46 Les États du Golfe n° 77 Iran : le retour n o 45 L’Europe en zone de turbulences n o 76 L’euro, un dessein inachevé o n o 44 Le sport dans la mondialisation n 75 Les nouveaux espaces du jihadisme n o 43 Mondialisation : une gouvernance introuvable n os 73-74 La puissance militaire o n o 42 L’art dans la mondialisation n 72 La mer Noire : espace stratégique o n o 71 Afrique du Sud : une émergence en question n 41 L’Occident en débat o o n 40 Mondialisation et criminalité n 70 Les grands ports mondiaux n o 39 Les défis de la présidence Obama n o 69 La Pologne au cœur de l’Europe n o 38 Le climat : risques et débats n o 68 L’Été 14 : d’un monde à l’autre o n o 37 Le Caucase n 67 L’espace : un enjeu terrestre n o 36 La Méditerranée n o 66 Pakistan : un État sous tension o n o 35 Renseignement et services secrets n 65 Énergie : les nouvelles frontières n o 34 La mondialisation financière n o 64 États-Unis : vers une hégémonie discrète n o 33 L’Afrique en mouvement n o 63 Ils dirigent le monde (Épuisé) n o 32 La Chine dans la mondialisation n os 61-62 La France dans le monde n o 31 L’avenir de l’Europe n o 60 Les villes mondiales n o 59 L’Italie : un destin européen n o 30 Le Japon Vous avez rendez-vous … avec le monde Questions internationales • L’Algérie • L’Asie centrale Numéros parus : - Le transport aérien : une mondialisation réussie (n° 78) - Iran : le retour (n° 77) - L’euro, un dessein inachevé (n° 76) - Les nouveaux espaces du jihadisme (n° 75) - La puissance militaire (n° 73-74) - La mer Noire, espace stratégique (n° 72) - Afrique du Sud : une émergence en question (n° 71) - Les grands ports mondiaux (n° 70) - La Pologne au cœur de l’Europe (n° 69) - L’Été 14 : d’un monde à l’autre (1914-2014) (n° 68) - L’espace, un enjeu terrestre (n° 67) - Pakistan : un État sous tension (n° 66) - Énergie : les nouvelles frontières (n° 65) - États-Unis : vers une hégémonie discrète (n° 64) - Ils dirigent le monde…(n° 63) - La France dans le monde (n° 61-62) - Les villes mondiales (n° 60) - L’Italie : un destin européen (n° 59) - Le Sahel en crises (n° 58) - La Russie au défi du XXIe siècle (n° 57) - L’humanitaire (n° 56) - Brésil : l’autre géant américain (n° 55) - Allemagne : les défis de la puissance (n° 54) - Printemps arabe et démocratie (n° 53) - Un bilan du XXe siècle (n° 52) - À la recherche des Européens (n° 51) - AfPak (Afghanistan – Pakistan) (n° 50) - À quoi sert le droit international (n° 49) - La Chine et la nouvelle Asie (n° 48) - Internet à la conquête du monde (n° 47) - Les États du Golfe : prospérité & insécurité (n° 46) - L’Europe en zone de turbulences (n° 45) - Le sport dans la mondialisation (n° 44) - Mondialisation : une gouvernance introuvable (n° 43) - L’art dans la mondialisation (n° 42) - L’Occident en débat (n° 41) - Mondialisation et criminalité (n° 40) - Les défis de la présidence Obama (n° 39) - Le climat : risques et débats (n° 38) - Le Caucase : un espace de convoitises (n° 37) - La Méditerranée. Un avenir en question (n° 36) - Renseignement et services secrets (n° 35) - Mondialisation et crises financières (n° 34) - L’Afrique en mouvement (n° 33) - La Chine dans la mondialisation (n° 32) - L’avenir de l’Europe (n° 31) - Le Japon (n° 30) - Le christianisme dans le monde (n° 29) - Israël (n° 28) - La Russie (n° 27) - Les empires (n° 26) - L’Iran (n° 25) - La bataille de l’énergie (n° 24) - Les Balkans et l’Europe (n° 23) Direction de l'information légale et administrative La documentation Française 26, rue Desaix – 75727 Paris Cedex 15 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Directeur de la publication Bertrand Munch Commandes Direction de l’information légale et administrative Administration des ventes 26, rue Desaix – 75727 Paris Cedex 15 Téléphone : (0)1 40 15 70 10 Télécopie : (0)1 40 15 70 01 www.ladocumentationfrancaise.fr Notre librairie 29, quai Voltaire 75007 Paris Tarifs Le numéro : 10,10 € Le numéro double : 13,00 € L’abonnement d’un an (6 numéros) France métropolitaine : 50,20 € (TTC) Étudiants, enseignants : 42,20 € (sur présentation d'un justificatif) Europe : 56,30 € DOM-TOM-CTOM : 55,90 € Autres pays : 59,20 € (HT) Conception graphique Studio des éditions DILA Mise en page et impression DILA Photo de couverture : Melilla. Le système de surveillance de la frontière entre l’Espagne et le Maroc. © Photo Alexandra Novosseloff IMPACT-ÉCOLOGIQUE www.dila.premier-ministre.gouv.fr PIC D’OZONE IMPACT SUR L’ EAU CLIMAT 213 mg eq C2 H4 2 g eq PO43840 g eq CO2 Pour un ouvrage À paraître : Cet imprimé applique l'affichage environnemental. Avertissement au lecteur : Les opinions exprimées dans les contributions n’engagent que leur auteur. © Direction de l’information légale et administrative, Paris, 2016. «En application de la loi du 11 mars 1957 (art. 41) et du Code de la propriété intellectuelle du 1er juillet 1992, toute reproduction partielle ou totale à usage collectif de la présente publication est strictement interdite sans autorisation expresse de l’éditeur. Il est rappelé à cet égard que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre économique des circuits du livre.» Questions internationales Dossier Le réveil des frontières Mai-août 2016 Les frontières allemandes : un problème continental Christine de Gemeaux Ouverture : Lignes et frontières, tout bouge France : de la défense des frontières à la défense sans frontières Serge Sur Tristan Lecoq De l’utilité des frontières Et les contributions de À quoi servent les frontières ? Michel Foucher Les frontières : une condition nécessaire à la vie du droit Paul Klötgen La frontière : un atout dans un monde urbain globalisé Christophe Sohn La frontière comme construction sociale Laetitia Perrier Bruslé Frontières et lignes liquides Nos 79-80 Céline Bayou, Patrick Charaix, Maria Eugenia Cosio Zavala, Antoine Dubreuil, Nathalie Fau, Sébastien Gobert, Édith Lhomel, Anne-Thida Norodom, Irène Salenson, Bénédicte Tratnjek et Serge Weber Questions européennes L’islam politique existe-t-il en Europe ? Samir Amghar et Khadiyatoulah Fall Finlande : une économie qui patine Antoine Jacob L’océan à la découpe Jean-Paul Pancracio Les fleuves contigus Florian Aumond Quelques questions frontalières dans le monde Les frontières en Afrique subsaharienne : l’héritage colonial en question Vincent Hiribarren Imprimé en France Dépôt légal : 2e trimestre 2016 ISSN : 1761-7146 Nos CPPAP : 0421 B 06518 DF 2QI00790 Numéro double : 13 € Printed in France CANADA : 18,75 $ CAN 3:DANNNB=[UU\^Y: La frontière sino-indienne : une impossible normalisation Isabelle Saint-Mézard La frontière entre la Bolivie et le Brésil : une invention des conquérants Laetitia Perrier Bruslé Définir et défendre les frontières en Europe Les frontières de l’Europe à l’épreuve de la violence Philippe Bonditti Regards sur le monde Jamaïque : l’envers de la carte postale Romain Cruse La Jordanie entre défis sécuritaires et humanitaires Myriam Ababsa Les questions internationales à l’écran James Bond, géopolitique et cartographie Thibaut Klinger Franchir les frontières européennes au cinéma Yves Gounin Abstracts