La concordance des temps : vers la fin d`une « règle

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Concordance temporelle et concordance modale dans l’énoncé breton
Didier Bottineau
Langages / Volume 2013 / Issue 191 / September 2013, pp 67 - 80
DOI: 10.3917/lang.191.0067, Published online: 31 January 2014
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Didier Bottineau (2013). Concordance temporelle et concordance modale dans l’énoncé breton. Langages, 2013, pp 67-80
doi:10.3917/lang.191.0067
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Didier Bottineau
Laboratoire MoDyCo (CNRS UMR 7114) & Université Paris Ouest Nanterre La Défense
Concordance temporelle et concordance modale
dans lénoncé breton
1. INTRODUCTION
La concordance des temps a été relativement peu étudiée pour le breton : elle
est décrite sommairement par les grammaires pédagogiques (Trépos 2001 ; Ar
Merser 1990 ; Le Besco 1997 ; Desbordes 1999 ; Chalm 2008), précisément par les
grandes grammaires descriptives (Kervella 1947 ; Favereau 1997) et quelques
rares études (Fave 1998 ; Heinecke 1999), comme en témoigne l’absence de ce
thème dans la bibliographie ARBRES
1
de M. Jouitteau sur le site du Laboratoire
de Linguistique Formelle ; elle n’a pas fait l’objet d’un questionnement théorique
consistant. Pourtant, cette question apparaît essentielle pour la compréhension
du breton et instructive dans une perspective comparatiste ou typologique pour
au moins les raisons suivantes :
le système verbo-temporel : le breton possède comme le français un présent
sans morphème lenn ‘lit’, un passé simple lennas ‘lut’, un imparfait lenne ‘lisait’,
les temps composés (parfait : lennet am eus ‘j’ai lu’) et surcomposés correspon-
dants, très utilisés en breton : lennet am eus bet kalzig ‘j’ai beaucoup eu lu’ >
‘j’ai beaucoup lu’) ; un futur, également utilisé comme subjonctif présent lenno
‘lira’ / ‘lise’ ; un potentiel lennfe ‘lise’ / ‘lirait’, et un irréel lennje ‘lise’ / ‘lût’ /
‘lirait’ (temps simples tous les deux, chacun étant combinable avec le parfait :
potentiel lennet em befe et irréel lennet em bije ‘lu mien serait’ > ‘j’aurais lu’).
Tous ces temps sont utilisables en indépendante comme en subordonnée, ce
qui neutralise la distinction mode / temps si par mode on veut dire ensemble
1. http://makino.linguist.jussieu.fr/ARBRES/index.php/Bibliographie
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de temps régis et réservés à la subordination (cf. le congiuntivo italien) ; le bre-
ton n’indexe pas le couple virtuel / actuel sur un couple de modes morpho-
syntaxiques de langue comme le font les langues romanes (Timoc-Bardy 2013,
ce volume), ce qui impose une redéfinition de ces espaces mentaux par le
geste cognitif que commandent le ou les submorphèmes constituant un temps
donné (cf. infra, section 2). La concordance des temps prend en breton un
relief particulier dans le domaine qui serait en français celui du condition-
nel et du subjonctif, en raison de l’existence dans les subordonnées de trois
temps simples correspondant à trois niveaux d’irréalité : le futur/subjonctif,
le potentiel et l’irréel, tous trois en usage actuel (à la différence du subjonctif
imparfait français).
la confusion entre synchronie et diachronie dans la présentation de ces formes
verbales dans les grammaires : en synchronie, le potentiel et l’irréel, utilisés
en indépendantes et une partie de la subordination (conjonctives, relatives
adverbiales, protases), se traduisent tantôt par des subjonctifs, tantôt par des
conditionnels en français et on peut décider de les nommer dans une par-
tie des emplois conditionnels potentiel et irréel, comme le fait S. Hewitt (2010).
Cela est également justifié par la morphologie composite de ces temps (Bot-
tineau 2010a, 2012c) : de même que les conditionnels romans associent une
marque de virtualité (l’infinitif en –r
) à une marque de passé (généralement
l’imparfait, cf.
rait, mais le passé simple en italien, cf.
rebbe), les morphèmes
des deux conditionnels bretons sont des compositions d’éléments formateurs.
Le potentiel en
fe, un ancien subjonctif passé, cumule un marqueur subjonc-
tif fet un marqueur imparfait e; l’irréel en
je, un ancien plus-que-parfait,
cumule un ancien marqueur de passé simple jet celui d’imparfait e. Certaines
grammaires (Trépos 2001) parlent de conditionnel-mode pour le premier et
de conditionnel-temps pour le second, introduisant dans la description syn-
chronique des considérations diachroniques qui placent la terminologie en
porte-à-faux avec les emplois. Certaines syntaxes (Le Gléau 1973) oscillent
entre les différentes terminologies en fonction des emplois : la forme en
fe est
nommé potentiel en indépendante, futur indéterminé en cas de concordance et
conditionnel-mode dans les phrases conditionnelles (il y a d’autres subtilités de
distribution terminologique). La description de l’emploi des temps dans les
chapitres dédiés à la concordance fait parfois appel à des dénominations et
classements ad hoc qui brouillent la lisibilité du rapport entre les faits particu-
liers et la cohérence générale de chaque temps, ce qui nécessite une révision
du rapport modes / temps / concordance comme le fait G. Luquet (2010)
pour l’espagnol.
dans les différents secteurs de la grammaire, les approches schématiques du
breton relèvent des faits de corrélation ou de concordance :
selon les classiques (Leclerc 1911 ; Hemon 1940 ; Kervella 1947 ; Le
Gléau 1973 ; Favereau 1997), la phrase conditionnelle devrait se former
en utilisant deux temps identiques dans la protase et l’apodose, soit deux
potentiels, soit deux irréels (à la manière des subjonctifs II de l’allemand).
Les grammaires justifient cette prescription par la logique – il leur semble
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incohérent de corréler des niveaux différents d’irréalité –, et par l’usage
observé chez les auteurs classiques (non sans une certaine circularité,
puisque nombre d’entre eux devait avoir connaissance des prescriptions
des grammaires anciennes). L’usage parlé et écrit actuel dément cette
règle et on observe un décalage entre les exemples pris pour référence
prescriptive et les pratiques ;
dans les conjonctives, il existe des règles lexicales de rection modale,
comparables à vouloir + subjonctif en français, qui devraient entraîner
une concordance mécanique ; mais en breton la situation est complexifiée
par l’existence du trio futur / potentiel / irréel (puisque le « futur » vaut
également pour un subjonctif présent) et par une très large tendance à
assouplir les faits de concordance sous l’effet de variations syntaxiques
complémentaires comparables à je pense que + indicatif / je ne pense pas
que + subjonctif en français.
La présente étude vise donc à montrer qu’il ne s’agit pas à proprement par-
ler d’une concordance des temps (au sens de tenses en anglais), mais d’une
concordance modale ou d’une harmonie des modalités entre la principale et la
subordonnée, qui peuvent être mises en correspondance par des temps verbaux
mais aussi par des marqueurs discursifs plus diffus tels que la négation, certains
adverbes, sans oublier la prosodie ; elle fait apparaître que cette harmonie des
modalités fonctionne différemment dans des environnements présents et passés,
et ne se présente pas comme un conditionnement modal (Bourdin 1996). Pour
ce faire, on présente successivement la valeur intrinsèque des principaux temps
concernés (section 2), les couplages et découplages modaux dans la phrase condi-
tionnelle (section 3), et la pondération des concordances modale et temporelle
dans les conjonctives (section 4).
2. LES TEMPS DU BRETON HORS FAITS DE CONCORDANCE
Notre approche des temps verbaux est sous-tendue par la linguistique enactive
(Bottineau 2010b, 2011, 2012b) et la linguistique du signifiant (Le Tallec-Lloret,
2010 : 108 & 2012). Dans ce cadre, un temps verbal est un ensemble de mor-
phèmes activant un processus cognitif déterminé (chez l’allocutaire et/ou le
locuteur réflexif qui « pense » verbalement) qui, en relation aux autres éléments
du contexte, contribue à inscrire un procès dans un espace mental compris
comme imaginant le présent, le passé, l’avenir, le possible ou l’irréel (cf. Le
Tallec-Lloret 2013, ce volume). En faisant abstraction de la variation dialectale
(Le Dû 1990 ; Humphreys 1995), le breton dispose d’un présent non morphé-
matique (sans instruction particulière), implicitement actuel (le procès n’est pas
explicitement disjoint de l’espace percevable où s’inscrit l’interlocution), et de
temps morphématiques explicitement inactuels (avec un morphème qui inscrit le
procès dans un domaine d’activité mentale distingué de celui de la perception) :
imparfait, passé simple, futur/subjonctif, conditionnels potentiel et irréel.
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Au sein de l’inactuel, on distingue le pseudo-actuel (l’imaginaire comme
simulation d’un redite énonciative assumée comme mémoire) et le virtuel (l’ima-
ginaire assumé comme fictif). Dans le champ du virtuel, la question posée par
les temps est de déterminer si un événement présenté comme fictif à l’instant
de parole deviendra ou non intégrable à l’actuel par la suite, s’il est susceptible
de se concrétiser et de faire l’objet d’une reprise énonciative ultérieure sous une
forme actualisée (le présent) et comment la réponse élocutive à cette question
attribue par avance à l’allocutaire un rôle ou positionnement modal anticipé
pour la suite du dialogue. À cette question posée dans le cadre de l’interlocution,
il existe trois réponses possibles en breton, activées par trois temps :
‘je suis sûr que oui, et je ne sollicite pas ton avis’ (= le futur : Mont a rin da
saludiñ ma C’habiten ‘J’irai saluer mon Capitaine’
2
, acte encore fictif à l’instant
de parole mais dont l’actualisation anticipée est garantie et indiscutable) ;
‘je ne sais pas, et je sollicite ton avis’ (le potentiel : Mont a rafen da saludiñ ma
C’habiten ‘J’irais saluer mon Capitaine’, fictif du présent ouvert à la discussion
d’une actualisation possible) ;
et ‘je suis sûr que non, et ne sollicite pas ton avis’ (l’irréel : Mont a rajen da
saludiñ ma C’habiten ‘J’irais saluer mon Capitaine’, fictif du présent présenté
comme fermé à toute discussion d’une actualisation éventuelle).
Ces trois temps correspondent à trois instructions hiérarchisées sur la question
de l’actualisation du virtuel (oui, oui/non et non), dont deux univoques (le futur
et l’irréel) qui impliquent une configuration de l’interlocution, où le sujet parlant
parle pour un couple locuteur/allocutaire indifférenciés, et un équivoque (le
potentiel) qui implique une configuration de la relation interlocutive, par laquelle
le sujet parlant dissocie les points de vues possibles du locuteur et de l’allocutaire,
et ouvre un espace de négociation, mettant l’actualisation « en ballottage ». Ces
rôles interlocutifs attribués par les temps sont des programmes interactionnels
schématiques, pas des essences psychologiques, ils ne présument en rien de ce
que « pense » le locuteur ni du positionnement ultérieur de l’allocutaire : ils
sélectionnent un schéma de mise en scène préformatée. En articulant l’échelle
des modalités avec les propositions de la théorie de la relation interlocutive
(Roulland 2010), on peut pour le breton caractériser les correspondances comme
suit :
avec le futur/subjonctif, le locuteur arbitre seul, performativement et péremp-
toirement, que le virtuel doit s’actualiser ; il impose un savoir ou un projet :
Ne vo ket na ne vo ‘ne sera pas ce qui ne sera pas’ ‘pas question !’ ;
avec le potentiel, le locuteur indétermine son choix en matière d’actualisation
et consulte implicitement l’allocutaire sur son propre point de vue : en indé-
pendante, Ec’hallfe bezañ ! ‘ça se pourrait !’, comme en subordonnée Lar dezhi
gortoz betek ma ‘m befe echuet ‘Dites-lui d’attendre que je sois arrivé’, Aon ‘m
2.
Titre interprété par le Bagad Kemper, album Hep diskrog ‘Sans interruption’ (1999),
http://www.youtube.com/watch?v=itSBDc9QT1g.
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