L’Histoire du soldat STRAVINSKY / RAMUZ
Une analyse « succincte » par Philippe Murgier
Une œuvre inquiétante, qui doit inquiéter, écrite dans un temps douloureux du monde.
Nous sommes en avril 1917. Stravinsky vit à Morges, en Suisse, depuis 1914, dans une
situation matérielle très difficile. La première guerre mondiale continue de semer ses
millions de morts et la révolution russe, que le compositeur salue avec un enthousiasme
sincère, le prive néanmoins des quelques ressources qui lui venaient de son pays. Très
affecté par la mort de sa nourrice et celle de son frère Goury sur le front roumain, il
ressent le besoin d’un retour vers ses racines culturelles.
Le chef d’orchestre Ernest Ansermet présente Stravinsky au poète vaudois Charles
Ferdinand Ramuz. Ils deviendront très amis. C’est à Ramuz que Stravinsky confiera la
transcription française de « Noces » et de « Renard ». Il lui montre les contes russes
d’Afanassiev et Ramuz s’enflamme sur le champ pour l’histoire d’un déserteur dont le
diable ravit le violon en le dupant. Un Faust vaudois va naître quelques mois plus tard.
Le poète et le musicien réfléchissent à un théâtre ambulant, un théâtre qui ne pourra être
que pauvre. Nous sommes loin des moyens très conséquents qu’offraient les Ballets
russes de Diaghilev, quelques années plus tôt, en commanditant « Le Sacre du
Printemps », « l’Oiseau de Feu » et « Petrouchka ».
LA STRUCTURE :
Ni ballet, ni opéra, ni oratorio, ni musique de chambre, mais un peu de tout cela,
« l’Histoire du Soldat » est un genre unique, à la fois naïf et raffiné, né de cette idée
d’un théâtre ambulant.
Le grand orchestre sera réduit à un ensemble de 7 musiciens, les extrêmes des cordes
(violon - contrebasse) les extrêmes des bois (clarinette - basson) les extrêmes des
cuivres (cornet - trombone) et une importante percussion confiée à un seul exécutant.
Trois rôles parlés, dont un narrateur qui peut représenter tous les personnages du conte.
LA SCÉNOGRAPHIE :
Pas de fosse d’orchestre. Pour faciliter la perception auditive, le spectateur devra avoir
une vision directe sur chaque instrumentiste, appelé à tenir un rôle concertant. Pour ce
faire les sept solistes sont placés sur le côté cour du dispositif ; côté jardin, le narrateur;
sur la petite scène, évoluant entre deux danseurs, le soldat et le diable.
LA PARTITION :
Six scènes séparées de deux intermèdes, le tout précédé d’une introduction en forme de
marche ; l’analyse de l’œuvre, d’une exceptionnelle richesse, mériterait un long
commentaire car malgré un effectif sobre l’envergure de la musique est grande entre des
extrêmes, tels que la nostalgique ouverture de la scène 3, et la dynamique marche
triomphale du diable à la fin de la pièce. La partition montre la perfection de cet aspect
de l’art stravinskien, où la tension et la distance des intervalles, la sensibilité aux
timbres instrumentaux, et la recherche de la variété rythmique à l’intérieur d’un
contexte de tempi précis, sont ordonnés en vue de créer une nouvelle monnaie musicale,
qui, si elle ne remplaça pas celle des siècles précédents, du moins la réévalua
grandement.
Rappelons aussi que Stravinsky assistait à la création du Pierrot Lunaire de Schönberg à
Paris, en 1912, que la même année Richard Strauss avait fait le choix d’un petit
orchestre pour Ariane à Naxos et que Ansermet avait rapporté des Etats-Unis des
partitions de Scott Joplin et les premiers enregistrements de jazz…