1941-1945 - NowLedge Tech

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NICOLAS BERNARD
LA GUERRE GERMANO-SOVIÉTIQUE
1941-1945
TALLANDIER
Éditions Tallandier – 2, rue Rotrou 75006 Paris
www.tallandier.com
© Éditions Tallandier, 2013
Cartographie : © Flavie Mémet/Éditions Talandier, 2013
Ce document numérique a été réalisé par Nord Compo
EAN : 979-10-210-0300-2
Sommaire
Couverture
Titre
Copyright
Table des cartes
Préface, par François Kersaudy
Introduction
I. - « Un rébus enveloppé dans un mystère »
II. - « Minuit dans le siècle »
III. - « Le Russe est inférieur »
IV. - « Le Russe est un colosse, il est tenace »
V. - « Les bolcheviques ont de la chance : Dieu est de leur côté ! »
VI. - « Nous sommes les seigneurs de ce pays »
VII. - « Le Russe est fini ! »
VIII. - « Stalingrad, fosse commune »
IX. - « Le tiers-monde plus le T-34 »
X. - « La patrie socialiste est en danger ! »
XI. - « L’étrange alliance »
XII. - « La lutte véritable ne fait que commencer »
XIII. - « La Russie vengeresse avance »
XIV. - « Un sort effroyable »
XV. - « La victoire se trouve dans la direction opposée »
XVI. - « Le monde ne tremblera pas de peur »
XVII. - « Un rideau de fer tombera »
XVIII. - « L’Allemagne est une sorcière ! »
XIX. - « Berlin écrasé, mis en miettes, haché, mutilé »
XX. - « Que feras-tu après la guerre ? »
Épilogue - Guerres de mémoires autour du conflit germano-soviétique
Conclusion
Notes
Bibliographie
Index
TABLE DES CARTES
1. Opération Barbarossa, 1941
2. Opération Typhon, octobre-décembre 1941
3. Opération bleue, été 1942
4. Koursk : le piège opérationnel soviétique, été 1943
5. Reconquête soviétique, novembre 1942-juin 1944
6. Opération Bagration, 1944
7. Conquête de l’Allemagne, janvier-avril 1945
8. Chute de Berlin, avril-mai 1945…
À un certain endroit, dans un terrain marécageux qui se trouvait entre la route et le fleuve, un blindé
soviétique apparut, renversé. Son petit canon sortait de la tourelle dont la portière était ouverte,
complètement tordue par l’explosion d’un projectile. Dans l’intérieur, on apercevait un bras émergeant
de la boue qui avait pénétré dans le char. Une charogne de char armé. Ce char puait l’huile et l’essence,
le vernis brûlé, le cuir grillé, le fer incendié. C’était une odeur étrange. Une odeur nouvelle. La nouvelle
odeur de cette guerre nouvelle. Cette charogne de char de combat me faisait pitié, mais une pitié bien
différente de celle que suscite la vue d’un cheval mort. C’était une machine morte. Une machine en
décomposition. Elle commençait déjà de puer. C’était une charogne de fer renversée dans la boue.
Curzio Malaparte1
Un soldat allemand traversait la route à quatre pattes. Un lambeau de couverture d’où s’échappait de
l’ouate traînait derrière lui. L’Allemand marchait le plus vite qu’il pouvait, sans lever la tête ; il
ressemblait à un chien cherchant une trace. Il allait droit sur le colonel et un chauffeur, qui était à côté de
lui, dit en riant :
– Attention, camarade colonel. Il va vous mordre.
Le colonel fit un pas de côté et, quand le prisonnier arriva à sa hauteur, le poussa d’un coup de botte. Il
suffit de ce faible coup pour briser l’Allemand. Il s’étala en croix sur la route.
Il leva les yeux sur celui qui l’avait frappé. Dans ses yeux, comme dans les yeux d’une brebis qu’on
égorge, il n’y avait pas de reproche ni même de souffrance, seulement de la résignation.
– C’est qu’il vous toucherait, ce conquérant de merde ! dit le colonel en essuyant sa botte dans la neige.
Un léger rire parcourut l’assistance.
Darenski sentit sa tête s’embrumer ; quelqu’un d’autre, qu’il connaissait sans le connaître, quelqu’un
qui ignorait le doute, dirigeait ses actes.
– Un Russe ne frappe pas un homme à terre, camarade colonel.
– Et moi, qu’est-ce que je suis, pas un Russe, peut-être ?
– Vous, vous êtes un salaud.
Vassili Grossman2
PRÉFACE
On trouve en France d’excellentes études sur les batailles de Moscou, Stalingrad et Koursk, ainsi
que de prodigieux Mémoires rédigés par les acteurs et les témoins de ces confrontations homériques.
Mais existe-t-il dans notre langue un ouvrage de référence sur l’ensemble de la guerre germanosoviétique, qui réunisse à la fois l’ampleur de la vision et l’abondance des sources, tout en étant
suffisamment bien écrit pour être lu par plaisir plutôt que par devoir ? La réponse est qu’il n’en
existait pas vraiment jusqu’à présent.
Ce qui frappe d’emblée dans le récit qui va suivre, c’est l’extraordinaire richesse de la
documentation : Nicolas Bernard a puisé aux sources allemandes, russes, américaines, britanniques,
italiennes et françaises, sans se contenter des traductions approximatives qui ont induit en erreur tant
d’honorables auteurs. La confrontation d’une si grande variété d’études et de témoignages permet au
lecteur de changer sans cesse de camp, pour suivre le déroulement du conflit au triple niveau de la
direction suprême, du commandement intermédiaire et des formations sur le terrain. Mais à mesure
que progresse le récit, c’est surtout la largeur du champ d’investigation qui impressionne : la genèse
du conflit est retracée très loin dans l’entre-deux-guerres, les ressorts des deux systèmes totalitaires
sont précisément mis en lumière, de même que les circonstances de leur rapprochement temporaire au
début de la Seconde Guerre mondiale. Après cela, le lecteur va suivre tous les détails de l’implacable
évolution des événements : les longs calculs et les sous-estimations flagrantes ayant conduit à
l’élaboration du plan d’agression hitlérien, les multiples facteurs de l’impréparation des forces
militaires soviétiques décimées par les purges staliniennes, la violence initiale du choc de Barbarossa,
les brillants succès de la Wehrmacht et la déroute de l’Armée rouge, l’irrésolution initiale et les
désastreuses improvisations stratégiques de Staline, mais aussi la résistance désespérée des Frontoviki
soviétiques, qui va commencer à user et gripper les rouages de la machine de guerre nazie après
seulement quelques semaines de combats.
De cette campagne dévastatrice destinée à se prolonger pendant quatre longues années, l’auteur va
dégager successivement tous les éléments : immensité des espaces, mobilisation sans précédent des
ressources humaines dans les deux camps, acharnement des duels d’infanterie, de chars, d’artillerie et
d’avions, perfectionnement continu des armements et des stratégies, participation des alliés de
l’Allemagne aux opérations militaires et gigantisme de l’approvisionnement de l’URSS par les AngloAméricains, crimes contre les populations civiles par la Wehrmacht comme par l’Armée rouge,
évolution du moral des Landser et des Frontoviki, discrètes approches diplomatiques pour mettre fin à
la guerre, influence de l’espionnage, du camouflage et de la désinformation sur l’issue des batailles,
rôle déterminant de la logistique dans le succès des opérations, conséquences de la politique raciale du
Führer sur l’administration des régions occupées, engagement des Partisans dans la stratégie de
résistance à l’envahisseur, terreur exercée par le NKVD dans l’Armée rouge comme dans les usines
d’armement, traitements inhumains infligés aux quatre millions de prisonniers soviétiques dans les
camps allemands, relations complexes entre les deux tyrans et leurs responsables militaires, évolution
vers une guerre totale dans laquelle les inépuisables réserves en hommes et en matériels de l’URSS
vont laminer le Reich engagé dans une guerre sur deux fronts, influence de ce combat titanesque sur
les mentalités, les politiques et l’historiographie jusque dans l’après-guerre – rien n’est passé sous
silence, tout est pesé finement et replacé dans son contexte : un travail d’orfèvre, d’horlogerie fine,
pour faire apparaître progressivement tous les ressorts de cet affrontement démesuré.
Une analyse aussi minutieuse pourrait à la longue produire sur le lecteur un effet soporifique. S’il
n’en est rien, c’est grâce au style de l’auteur, qui combine la précision, la concision et la synthèse avec
un art consommé et une prose impeccable. Le découpage des paragraphes et des chapitres, la légèreté
des phrases, la ponctuation même entraînent le lecteur volens nolens dans ce récit épique, qui se lit
comme un roman noir débarrassé de toute fiction.
La perfection n’étant pas de ce monde, ce qui manque sans doute dans cette somme déjà
considérable, c’est une description vivante du modus operandi des deux stratèges amateurs : Hitler
dans ses « conférences de situation » au milieu d’obscurs bunkers, par une température immuable de
15°, face à d’immenses cartes, parlant sans discontinuer, décidant seul et sans appel devant des
officiers toujours debout et le plus souvent silencieux ; Staline au Kremlin ou dans sa datcha de
Kountsevo, présidant les réunions du Comité suprême de Défense où prédominaient civils et policiers,
toujours assis et sommés de s’exprimer à tour de rôle, tandis que le Petit Père des peuples faisait les
cent pas en fumant sa pipe – avant de trancher comme un couperet, face à des acolytes aussi serviles
qu’apeurés…
À cet égard, on ne saurait trop souligner la terreur abjecte qui régnait jusqu’aux plus hautes
sphères du commandement militaire soviétique, où chacun redoutait de devoir « aller prendre le café
chez Beria » – un discret euphémisme pour désigner une issue fatale ; le maréchal Joukov lui-même
craignait davantage la supervision policière que les armées de l’adversaire, ce qu’il reconnaîtra en une
phrase lapidaire : « Nous nous souvenions tous de 19373. » Dans le camp d’en face, on pourra
également nuancer la conception d’un Hitler omniscient en matière de stratégie globale, incluant
l’économie et la diplomatie, face à des généraux qui n’auraient été au mieux que d’habiles tacticiens :
ainsi, lorsque le Führer interdit l’abandon de Nikopol au motif que cela ferait perdre au Reich toutes
ses ressources en manganèse, son ministre des Armements communique au chef d’état-major un
mémorandum rassurant : les stocks disponibles sont amplement suffisants pour environ dix-huit mois
de production d’acier. Mais il est vertement rabroué par Hitler, qui hurle : « J’avais enfin trouvé une
raison de forcer le groupe d’armées à combattre, et […] voilà que votre mémorandum me fait passer
pour un menteur ! » L’interdiction de toute évacuation de la Crimée au motif que cela « inciterait la
Turquie à se joindre aux Alliés » est de même nature : grâce aux renseignements fournis depuis
Ankara par le valet « Cicéron », Hitler sait parfaitement que les Turcs n’ont pas la moindre intention
de se départir de leur neutralité. Mais le comble est sans doute atteint au cours du dernier mois de la
guerre, lorsque l’Armée rouge est déjà aux portes de Berlin : « Il n’est pas question de retirer des
troupes du nord de la Norvège, tranche le Führer, car nous en obtenons l’essentiel de nos ressources en
poissons »… Du reste, cet étrange commandant en chef autodidacte s’inspire souvent de l’exemple
des campagnes de la Grande Guerre, de 1870 et même de 17624 – ce qui aboutit à une stratégie
passablement fossilisée, incluant une puissante allergie à toute idée de retraite…
Au-delà de ces détails, ce que le lecteur retiendra en définitive, c’est la remarquable objectivité
avec laquelle Nicolas Bernard traite des questions les plus délicates posées par cet affrontement
titanesque entre deux tyrans, deux idéologies mortifères et deux peuples engagés malgré eux dans une
guerre d’extermination. Même si certaines archives restent fermées à la recherche, il faudra sans
doute bien des années avant qu’une œuvre aussi magistrale puisse être considérée comme dépassée.
François KERSAUDY
INTRODUCTION
Elle aime, elle aime le sang, la terre russe.
Anna Akhmatova
22 juin 1941. La Seconde Guerre mondiale n’a pas deux ans. À cette date, l’Allemagne d’Adolf
Hitler contrôle la quasi-totalité de l’Europe, dont la France, vaincue l’année précédente en six
semaines. Seule l’Angleterre s’obstine à résister. Sur tous les fronts, elle plie : ses armées, écrasées en
Grèce, reculent en Afrique, et sa Royal Navy peine à déloger de l’Atlantique les sous-marins nazis qui
s’acharnent, patiemment, à asphyxier l’archipel britannique en sectionnant ses artères maritimes. Et
pourtant ! Ces heurts ne sont qu’un feu d’artifice, comparés à l’immense déflagration qui éclate ce
jour-là. Sur la Manche ? Au Moyen-Orient ? Non : à l’Est, c’est à dire à la frontière de trois mille
kilomètres qui, des confins du Grand Nord aux rives de la Mer Noire, sépare l’Europe nazie de
l’Union soviétique. Violant avec éclat le pacte de non-agression conclu avec Staline le 23 août 1939,
Hitler lâche ses armées à l’assaut du « judéo-bolchevisme », pour faire de son rêve psychotique, la
conquête de « l’espace vital », une réalité. Éclate une guerre cataclysmique, qui fauchera trente
millions de personnes, soit la moitié du bilan mortuaire du conflit mondial, et qui s’achèvera quatre
ans plus tard, non par la consécration d’un « Reich millénaire », mais par sa défaite complète dans les
ruines de Berlin emporté par l’Armée rouge.
Si, pour reprendre la formule d’Eric J. Hobsbawm, « le court XXe siècle » a bien été « l’âge des
extrêmes », la Seconde Guerre mondiale en constitue sans doute le point d’incandescence5. Ponctuant
« l’ère des catastrophes » – Hobsbawm, toujours –, caractérisé par la fusion des guerres totales et des
passions politiques, ce conflit a mis aux prises des systèmes et des philosophies aussi antinomiques
que les démocraties libérales, le nazisme et le communisme.
À ce titre, comme l’admettra publiquement Staline le 3 juillet 1941, « On ne peut considérer la
guerre contre l’Allemagne fasciste comme une guerre ordinaire6. » Le heurt germano-soviétique a
confronté deux dictatures dont la radicale nouveauté avait inauguré « l’ère des tyrannies », selon
l’expression chère à Elie Halévy7. Ces belligérants, après tout, se voulaient les maîtres d’œuvre de
deux « religions séculières » parfaitement antagonistes, l’URSS proclamant avec force – mais aussi
avec hypocrisie… – l’égalité que niait farouchement le régime national-socialiste.
Dans les deux cas, l’on prétendait incarner le sens de l’histoire, poser les bases d’une société
meilleure, répudiant le christianisme ou les libertés individuelles, facteurs d’oppression, de
décadence, d’inaction. Car, ajoutera Milan Kundera, « ce n’était pas seulement le temps de l’horreur,
c’était aussi le temps du lyrisme ! Le poète régnait avec le bourreau8 ». Personnifié par Lénine, puis
Staline, le régime communiste se faisait fort de promettre aux masses laborieuses, en URSS comme à
l’étranger, les lendemains qui chantent, tandis que Mussolini à Rome, et Hitler à Berlin, réussissaient
chacun à leur manière l’alchimie entre conservatisme et révolution, entre réaction et modernité,
revendiquant un pouvoir total tout en s’appuyant sur les élites traditionnelles, flattant le peuple tout en
l’encasernant, le tout pour accélérer l’avènement de « l’homme nouveau », défini plus
particulièrement dans le cas des nazis par sa supériorité raciale. En d’autres termes, il n’était plus
nécessaire d’attendre l’au-delà pour accéder au salut : l’utopie, enfin, deviendrait réalité, à condition
de le vouloir. « Les communistes se sentent très près des bâtisseurs de cathédrale », écrivait Paul
Vaillant-Couturier en 1932 9. Fasciné par les « cathédrales de lumière » des grands rassemblements
nazis à Nuremberg, Robert Brasillach assénait de son côté : « Tout cela est fondé sur une doctrine, sur
une intelligence, une sensibilité, et ces spectacles grandioses sont liés à une représentation du monde,
aux idées les plus dures sur la valeur de la vie et de la mort10. »
Dans cette logique où tout devenait possible, l’Union soviétique et l’Allemagne hitlérienne ont
tout sacrifié à leurs ambitions, admettant sans ciller le caractère superflu d’un être humain au nom de
la doctrine véhiculée. « La mort résout tous les ennuis, profess a i t Staline. Pas d’homme, pas
d’ennuis11. » À quoi lui répond, comme en écho, cette réflexion de Hitler peu de temps avant
l’invasion de la Russie : « Et quand nous aurons gagné, qui nous demandera des comptes sur la
méthode12 ? » Au point de sombrer dans la démesure : chacun de ces régimes a fait du meurtre de
masse une pratique gouvernementale ordinaire, l’URSS l’employant contre ses propres peuples alors
que le IIIe Reich ciblait les races dites « inférieures », voire littéralement « parasitaires », puisque tel
est le terme que Hitler réservait aux juifs, l’objet de toute sa haine.
Ainsi, de Moscou à Berlin se sont étendues ce qu’un historien américain a appelé les « Terres de
Sang », ces charniers innombrables qui devaient, dans l’un et l’autre cas, constituer les fondations
d’un bonheur insoutenable13. Rien d’étonnant, dès lors, à ce que la guerre qui dressera l’un contre
l’autre de ces empires totalitaires ait pulvérisé des records de barbarie : les deux adversaires y étaient
prédisposés.
De par ses enjeux (la vie ou la mort d’un système, voire de nations et de communautés entières),
comme par les moyens mis en œuvre, qui ont fait appel à pratiquement toutes les ressources de
l’économie et de la société, la conflagration se rapproche de ce caractère total, prophétisé au
XIXe siècle par divers théoriciens militaires observant l’émergence simultanée de la révolution
industrielle et du fait national14. Au point que « pour la nation allemande, écrira l’historien Alan
Clark, la guerre, cela voulait dire la guerre dans l’Est. Les bombardements, les actions des sousmarins, la gloire de l’Afrikakorps n’étaient que des parenthèses à côté de la lutte contre les
Untermenschen [sous-hommes] dans laquelle se trouvaient engagés, nuit et jour, plus de deux millions
de pères, de maris, et de frères15. » Pour les Soviétiques, la guerre se révèlera certes une période
d’indicibles souffrances et de privations, mais ces dernières seront porteuses de sens et de promesses,
puisqu’il s’agissait – en premier lieu – de survivre au danger nazi, le sang versé et les preuves
d’héroïsme devant ouvrir ensuite la voie à une société plus juste, où la terreur stalinienne ne se
justifierait plus.
Le caractère titanesque du conflit a été accentué par sa localisation. Les combats se sont déployés
sur un immense théâtre d’opérations, ont opposé des effectifs considérables, renforcés par une
colossale production d’armements. Cette ampleur et cette variété géographiques, les moyens humains
et techniques mis en jeu ont révélé plusieurs typologies d’affrontements : les vastes mouvements de
blindés, l’assaut combinant véhicules lourds et aviation tactique, l’attaque et la défense échelonnée en
profondeur, mais aussi la guerre de siège, le combat de rues, la guérilla des partisans. Chacun des
belligérants a dû élaborer des méthodes constamment plus efficaces de mise à mort de l’adversaire –
ce que l’on désigne par l’euphémisme d’« art de la guerre » dans la mesure où, comme l’a
pudiquement résumé Clausewitz, « l’objet d’un art est l’usage de moyens disponibles en vue d’une fin
que l’on se propose16 ». Aussi bien l’Allemagne nazie que l’Union soviétique ont alterné entre
brillantes doctrines militaires et sclérose intellectuelle, ont puisé dans la tradition ou se sont adaptées
aux nouvelles réalités. À la séculaire flexibilité opérationnelle et tactique allemande a – non sans mal
– répondu chez les Soviétiques un « art opérationnel » reposant sur le développement d’opérations en
profondeur sur de grands espaces. Longtemps méconnue, cette doctrine militaire, archétype
intellectuel de la guerre totale, a conditionné le succès de la contre-offensive russe de Stalingrad à
Berlin. Plus que jamais, ce sont les masses qui se sont empoignées.
Paradoxe : cette guerre gigantesque, qui a tour à tour fasciné ou traumatisé les écrivains Curzio
Malaparte et Erich Maria Remarque, Vassili Grossman ou Konstantin Simonov, demeure « une guerre
inconnue », pour paraphraser Paul-Marie de La Gorce17. Notamment en France, ce qui à première vue
étonne, dans la mesure où notre pays a été impliqué dans cette tragédie plus qu’on ne le croit.
En effet, alors que le régime pétainiste faisait le choix d’une politique vigoureusement
anticommuniste, de Gaulle a cherché au Kremlin des appuis pour conforter son indépendance vis-à-vis
des Anglo-Saxons 18 ; les errements du Parti communiste français, qui ne cessent d’ailleurs de faire
débat, sont restés tributaires de la ligne de conduite définie – souvent maladroitement – par Moscou,
tandis que son prestige devait beaucoup aux victoires de l’Armée rouge ; l’épopée de l’escadron de
chasse Normandie-Niémen continue d’éclipser le fait que le nombre de Français ayant servi à l’Est
dans la Wehrmacht dépasse la totalité des effectifs de la France libre, ce recrutement s’étant opéré de
gré (LVF, Légion des volontaires français contre le bolchévisme, et autres Waffen-SS français)19 ou de
force (« malgré nous » alsaciens-mosellans20) ; enfin, la livraison à Staline en 1945, par le
gouvernement provisoire de la République française, de plus de 200 000 ressortissants soviétiques
sans distinction, alors que tous étaient loin d’être des collaborateurs ou des criminels de guerre –
figuraient même parmi eux des femmes et des enfants –, est littéralement passée à la trappe de
l’histoire.
Au-delà de ces cas de figure, il est révélateur que les « procès mémoriels » des années 1980-1990
n’aient nullement visé les collaborateurs militaires de la LVF, alors que ces derniers se sont rendus
coupables à l’Est de multiples atrocités, allant jusqu’à participer à l’extermination des juifs21. Le
faible nombre d’engagés volontaires dans les formations allemandes n’explique pas tout : il est
constant que la mémoire française de la Seconde Guerre mondiale peine à sortir du cadre étroit de la
France. Il est tout aussi vrai que le rapport de notre pays au communisme, cette « passion française »
pour citer Marc Lazar22, n’a pas facilité la tenue de débats sereins sur le régime soviétique et la guerre
à l’Est.
Plus généralement, l’étude du conflit germano-soviétique a rencontré, à l’Est comme à l’Ouest,
plusieurs obstacles, en tout premier lieu le difficile accès aux archives. Les fonds soviétiques n’étaient
pas consultables ; la documentation allemande, largement expurgée par les nazis dans les derniers
mois du régime, était dispersée, les Soviétiques ayant de surcroît emporté avec eux plusieurs cartons
dont tous n’ont pas, à ce jour, bénéficié d’un classement digne de ce nom. À cette frustration
documentaire s’ajoutait le risque d’accorder foi à des sources trop belles pour être vraies. Dès les
années 1930, de nombreux faux ont été diffusés pour refléter prétendument le point de vue des
dirigeants civils ou militaires soviétiques, tels que les pseudo-Mémoires du général Andreï Vlassov23,
l’ouvrage de Cyrille Kalinov, Les Maréchaux soviétiques vous parlent24, divers autres journaux
intimes d’origine plus que douteuse25, et surtout ce « discours » qu’aurait tenu Staline au Kremlin le
19 août 1939 pour annoncer que la signature du pacte germano-soviétique allait permettre à l’URSS de
laisser l’Occident s’autodétruire dans une nouvelle guerre mondiale26. Malheureusement, certaines de
ses falsifications sont encore prises au sérieux de nos jours27…
Autre facteur susceptible d’entraver l’élaboration d’une histoire scientifique de la guerre : la
lourde présence du politique. À l’Ouest, un intense lobbying conduit par les anciens généraux de la
Wehrmacht a brouillé les enjeux du conflit. À les en croire, ils auraient conduit sur le front russe une
guerre de « professionnels » contre une Armée rouge largement supérieure en nombre mais
intellectuellement inepte ; avec hauteur, ils ont imputé les atrocités du nazisme aux seules émanations
du Parti (SS, ministère de l’Est…), se proclamant fièrement défenseurs de l’Europe contre le danger
communiste. Un tel discours épousait trop la mentalité antisoviétique de la guerre froide pour ne pas
essaimer. D’autant qu’il n’y avait rien à attendre de l’historiographie – ou plutôt de la langue de bois –
soviétique, soumise aux exigences du pouvoir, tributaire de ses rapports de force, prisonnière de sa
propre fiction idéologique.
Les années gorbatchéviennes, puis la chute du communisme, ont bouleversé la donne : d’abord en
démocratisant les débats historiographiques dans l’ex-URSS et en déboulonnant les statues de
l’histoire officielle, pour le meilleur – le renouveau de la recherche russe – et pour le pire –
manipulation de documents, prolifération de théories selon lesquelles Hitler, en attaquant Staline,
aurait en fait devancé une invasion rouge de l’Europe ; ensuite en libéralisant l’accès aux fonds
soviétiques. Quoique ces levées d’archives se soient finalement révélées provisoires, à tout le moins
partielles28, le progrès a été fulgurant. En Russie, de nombreux recueils de documents et témoignages
ont été publiés, offrant une vision bien plus étendue, à défaut d’être complète, de « l’autre côté de la
colline », pour paraphraser Basil Liddell Hart. De nouvelles interprétations ont été dégagées, tant sur
les causes de la guerre germano-soviétique que sur le déroulement de celle-ci. Enfin, l’ouverture des
frontières a permis de lancer des investigations approfondies sur les lieux mêmes de l’occupation
nazie à l’Est, complétant utilement nos connaissances sur le génocide juif perpétré par les Allemands
dans les pays Baltes, en Russie, en Biélorussie et en Ukraine29.
Cette percée documentaire s’inscrit par ailleurs dans une mutation de la réflexion
historiographique touchant aux mécanismes de violence. Intéressant aussi bien l’Antiquité30 que les
guerres de Religion31, cette démarche a réinséré le fait même de la guerre dans son contexte politique,
social et culturel. Ainsi, les armements employés et la gestuelle de la violence ont commencé à retenir
l’attention des historiens, dans la mesure où ils se révèlent le miroir hideux des civilisations
humaines32. Ces travaux ont donné un second souffle à l’histoire militaire, trop facilement réduite à
l’histoire-bataille, si décriée – et, il est vrai, si limitée dans son ancienne conception. Le récit d’un
affrontement passait trop pour sacrifier au culte de l’événementiel aux dépens du long terme
jalousement revendiqué, en France, par l’école des Annales. C’était oublier que toute étude d’un
conflit, d’un affrontement, ne peut faire abstraction de sa dimension diplomatique, économique,
sociétale et culturelle – comme l’avait rappelé Georges Duby dans son magistral Dimanche de
Bouvines33. C’est dans cette optique que se sont enrichies notre approche de la guerre, vue pour ce
qu’elle est – c’est-à-dire un fait historique en tant que tel –, et notre analyse des batailles, vues pour ce
qu’elles sont – des événements qui définissent une époque, voire, parfois, la façonnent.
De même, l’étude des mentalités de la Grande Guerre a mis en lumière aussi bien les facteurs de
« consentement » (chauvinisme, haine de l’adversaire, perception eschatologique du conflit34) que de
« contrainte » (répression institutionnelle, esprit de groupe, facteurs de situation35) présidant à la
conduite des troupes et des populations civiles. Loin de s’opposer, à l’instar des écoles
historiographiques qui les promeuvent, ces conceptions semblent se rejoindre36 et, à défaut de
constituer une grille explicative définitive37, permettant de dépasser les approximations et de réfuter
nombre de lieux communs intéressant la volonté combative des peuples impliqués dans la guerre
Hitler-Staline. Plusieurs historiens de toutes nationalités ont sérieusement balisé la recherche
s’agissant du comportement des soldats allemands à l’Est, malgré des désaccords persistants, sachant
que la recherche semble moins avancée vis-à-vis de l’Armée rouge et des peuples soviétiques.
Pourtant, soixante-dix ans plus tard, entreprendre une étude de la guerre germano-soviétique
semble une gageure. Toutes les archives n’ont pas été rendues accessibles, et celles qui le sont n’ont
pas toutes été compulsées. Gardons aussi à l’esprit que les régimes hitlérien et stalinien, par delà ce
qui sépare leurs visions du monde, étaient gouvernés par des pratiques criminelles et manipulatrices :
de l’aveu de Staline lui-même, qui savait assurément de quoi il parlait, « les comploteurs chevronnés
n’ont pas l’habitude de laisser traîner leurs papiers pour le bénéfice du public38 ». Et puis, comme
l’avait fait observer Emmanuel Berl, « l’historien pâtit, autant qu’il en profite, du progrès des
communications, le téléphone le frustre des correspondances privées qui constituaient une de ses
ressources les meilleures39 » !
En outre, le sujet demeure politiquement sensible, que ce soit sur ses aspects mémoriels – tant en
Allemagne qu’en Russie, mais aussi en Ukraine, au sein des pays Baltes, parmi les peuples du Caucase
et de Crimée – que philosophiques, car grand est le risque de tomber dans le piège de l’assimilation
des totalitarismes. Bien des thèmes de recherche restent en friche, notamment la problématique de la
collaboration de ressortissants soviétiques avec l’Allemagne.
Ces observations pourraient apporter un début d’explication au fait que, contrairement à une idée
répandue, peu de synthèses du conflit germano-soviétique aient été publiées depuis 1945. La guerre
froide n’a pas empêché la parution d’œuvres de grande qualité, mais la majorité d’entre elles, faute de
mieux, bornaient leur horizon « au point de vue » allemand – sans nécessairement l’épouser –, et
celles qui s’attachaient à restituer l’atmosphère soviétique devaient trop souvent décrypter les
quelques textes publiés à Moscou de la même manière que les spécialistes de l’Antiquité compulsent
Tacite et Suétone, c’est-à-dire en s’habituant à lire entre les lignes, à interpréter les absences d’un
écrit ou les multiples sens d’un seul mot. L’ouverture des archives du communisme a certes donné de
la chair aux entreprises d’analyse globale, mais ces dernières restent rares, et présentent une nette
tendance à enfermer l’affrontement germano-soviétique dans sa seule dimension militaire, ou à traiter
ses différents aspects en vase clos, alors que la guerre constitue un tout au sein duquel interagissent
ces facteurs.
Pareille « fragmentation » n’est pas sans avoir obscurci notre perception des ambitions et des
stratégies des belligérants. Hitler et Staline passent encore pour des chefs d’armées puérils et
incompétents alors qu’une connaissance précise de l’environnement historique, sans conduire tout de
même à les réhabiliter sur ce point, nous apprend que leurs instructions prenaient en compte un
faisceau de paramètres tenant – précisément – au caractère total de leur duel. Se cantonner à la sphère
militaire revient à perdre de vue que la guerre germano-soviétique était aussi une guerre
d’extermination conduite par l’Allemagne contre la Russie, ce qui ne sera pas sans conséquence sur la
pugnacité des Soviétiques. S’y ajoute une autre guerre, diplomatique celle-là, trop souvent négligée :
ses intrigues demeurent fréquemment analysées sous le prisme de la rupture Est-Ouest qui a suivi la
Seconde Guerre mondiale, alors qu’elles s’inscrivaient, d’abord et avant tout, dans une finalité
stratégique, à savoir consolider l’alliance paradoxale des démocraties occidentales et du
gouvernement stalinien contre un Führer qui, on y insistera, cherchait à n’importe quel prix à la faire
éclater parce que c’était pour lui le seul moyen d’échapper au désastre.
Récemment, deux ouvrages anglo-saxons d’excellente facture ont tenté de retracer un panorama
complet de la guerre germano-soviétique, Thunder in the East, d’Evan Mawdsley, paru en 2005, et
Absolute War , de Chris Bellamy, publié en 2007. Mais le premier ne s’intéresse guère à ses origines,
et si le second consacre 420 pages aux deux premières années d’affrontements, de l’opération
« Barbarossa » à la bataille de Koursk en juillet 1943, il limite à 70 pages son exposé relatif aux deux
années qui suivent jusqu’à la capitulation allemande. L’un et l’autre, sans les passer sous silence, ne
s’attardent pas assez sur les cycles de violence que déchaîne l’affrontement, ne donnent guère la
parole aux témoins issus du « matériel humain » employé par les deux dictateurs, et s’achèvent
abruptement en 1945, sans analyser les processus de « sortie de guerre » des pays concernés, ni le legs
mémoriel du carnage, pourtant essentiels à la compréhension de cette tragédie dans la mesure où ils
ont pesé sur l’élaboration du savoir. Ces compositions n’en demeurent pas moins éminentes, alors que
la dernière étude d’ensemble d’origine française, à savoir la trilogie L’Union soviétique en guerre , du
colonel Costantini, remonte à la fin des années soixante, et se consacre presque entièrement à
l’analyse des opérations sous l’angle de l’historiographie officielle soviétique.
Aussi le présent ouvrage est-il la première étude française à tenter d’embrasser la guerre germanosoviétique dans sa globalité, à essayer d’en discerner ce qui en fait sa spécificité, sans l’isoler du
conflit planétaire dont il constitue l’un des théâtres les plus sanguinaires, avec les hostilités qui
opposent simultanément le Japon et la Chine.
Sur le plan militaire, ce livre révise notre vision des batailles les plus célèbres (Moscou,
Stalingrad, Koursk, Berlin), et fait ressortir d’autres affrontements moins connus mais tout aussi
marquants, tels que les combats pour Leningrad, Smolensk et l’Ukraine, à l’été 1941, la tragique
opération « Mars », conduite par les Soviétiques à la fin de 1942, la spectaculaire offensive
« Bagration » qui, en juillet 1944, conduira l’Armée rouge à infliger à l’armée allemande l’une des
pires défaites de son histoire, ou encore les combats – très méconnus – qui dévasteront Budapest, en
1944-1945. L’ensemble de ses opérations, exposées à partir des données dégagées par
l’historiographie la plus récente, est apprécié à l’aune des calculs idéologiques, politiques et
économiques de leurs protagonistes, et des doctrines militaires qui les imprègnent, pour leur redonner
tout leur sens.
Au passage, cette lecture « globalisante » permet d’éclairer d’un jour nouveau plusieurs grands
mystères du conflit : les circonstances ayant présidé à la conclusion du pacte Molotov-Ribbentrop, les
motifs ayant conduit Hitler à s’attaquer à la Russie, le comportement édifiant de Staline à la veille de
l’agression allemande – et dans les jours qui l’ont suivie –, l’impact de l’invasion nazie des Balkans
sur le calendrier de l’opération « Barbarossa », la véritable incidence des rapports de l’espion Richard
Sorge sur le sort des armes devant Moscou, les responsabilités de l’URSS dans l’écrasement de
l’insurrection de Varsovie en 1944, l’attitude des Alliés occidentaux vis-à-vis du Kremlin, et tant
d’autres.
Ce travail fait aussi une large part au vécu et aux souffrances des petits, des obscurs, des sansgrades, leur redonne la parole et s’efforce de comprendre pourquoi, comment ces peuples se sont
battus au nom de leurs tyrannies respectives. De la sorte, l’étude des violences en jeu reste au cœur de
l’ouvrage, pour cerner ce qui rapproche et ce qui sépare les régimes totalitaires nazi et soviétique, de
même que leurs sociétés en guerre.
Enfin, l’analyse s’étendra à un domaine étonnamment négligé, à savoir l’impact politique,
démographique, matériel et surtout mémoriel de la guerre germano-soviétique. On oublie trop souvent
que la fin des hostilités n’est pas, en elle-même, la paix, qu’un conflit prolonge ses effets délétères
bien au-delà de la conclusion des armistices ou des traités. Le processus de « sortie de guerre », par
lequel un pays belligérant s’extrait – ou non – de l’état de guerre pour revenir à l’état de paix, est
souvent une entreprise longue et difficile : économies à reconvertir, deuils à assumer, trau matismes à
affronter ou à refouler. Dans le cas d’espèce, le phénomène a littéralement tenu du chemin de croix, au
point que l’on est en droit de se demander s’il est à ce jour achevé.
Ce livre ne cherche certes pas à céder aux illusions de l’histoire totale. Il n’en tentera pas moins
de faire œuvre de synthèse sur cette guerre qui a mis à l’épreuve deux empires incarnant le « mal du
siècle », et qui reste le produit d’une époque où le pouvoir de conquête et de destruction était
proportionnel aux masses, avant l’irruption de l’ère nucléaire et ses armes de destruction massive.
I.
« UN RÉBUS ENVELOPPÉ DANS UN MYSTÈRE »
Si le Juif, à l’aide de sa profession de foi marxiste,
remporte la victoire sur les peuples de ce monde,
son diadème sera la couronne mortuaire de l’humanité.
Adolf Hitler40
J’ai eu à porter un toast au chancelier du Reich Hitler […].
C’est la diplomatie, n’est-ce pas ?
Viatcheslav M. Molotov41
Les origines de la guerre Hitler-Staline ont sans doute fait couler autant d’encre, voire davantage,
que la guerre elle-même. Le débat a été – et reste – pollué par des considérations idéologiques.
D’aucuns ont notamment remis au goût du jour la thèse selon laquelle Staline aurait repris à son
compte les ambitions de Lénine. Le Petit Père des peuples aurait patiemment échafaudé un plan
d’expansion du communisme dont la Russie – et non les prolétariats étrangers – aurait été le bras
armé. L’Allemagne de Weimar, puis nazie, aurait dans ce « grand dessein » joué le rôle du « briseglace » de la révolution mondiale, destiné à rompre le barrage des puissances occidentales afin
d’ouvrir la voie au raz-de-marée rouge. Ainsi, le pacte de non-agression du 23 août 1939 n’aurait été
qu’une étape vers la conquête du continent. Dans cette logique, le Kremlin aurait presque conçu Hitler
à la manière du monstre de Frankenstein, sans se douter que sa créature se retournerait contre lui.
C’est prêter trop de mégalomanie à un dictateur soviétique qui, certes, n’en manquait pas. C’est
également négliger la méfiance réciproque qui ne cessera d’empoisonner les relations entre l’URSS et
l’Occident dès 1917, et les empêchera de définir une politique commune contre le danger nazi. C’est
enfin oublier la formidable intelligence politique de Hitler, qui saura combiner à la démesure de ses
plans – anéantir le « judéo-bolchevisme », donner à l’Allemagne son « espace vital » à l’Est – le
machiavélisme le plus consommé, le plus inattendu parfois, pour y parvenir. Quitte à se jeter dans les
bras de son ennemi communiste en attendant de le poignarder dans le dos…
Une relation dominée par les égoïsmes nationaux
Pour qualifier les liens tissés entre l’Allemagne et la Russie à partir de 1917, le journaliste
Sebastian Haffner n’a pas hésité à recourir à une formule choc, celle du « pacte avec le diable42 ».
Gardons-nous toutefois de tout déterminisme : la guerre que déclenche Hitler contre l’Union
soviétique en 1941, si elle ne constitue pas un coup de tonnerre dans un ciel bleu, ne saurait davantage
être le cheminement logique des relations germano-russes. Ces dernières ont surtout été marquées par
l’intérêt bien compris des égoïsmes nationaux, dominé par une coexistence parfois difficile entre
l’idéologie et le réalisme – en d’autres termes : entre la passion et la réflexion, lesquelles n’ont pas
toujours visé des objectifs antinomiques.
Après tout, Russes et Prussiens ont bien su faire cause commune de la fin de la guerre de Sept Ans
(1756-1763) à la lutte contre Napoléon, et Bismarck comptait sur l’alliance, sinon la neutralité russe,
pour maintenir l’équilibre européen aux dépends de la France, lorsque l’Allemagne unifiée a rejoint le
concert des grandes puissances. Chaleureuses ou glaciales, les péripéties diplomatiques entre ces deux
pays ne présentent alors aucune originalité, rien qui révèle chez l’un le souhait d’écraser l’autre. Une
constante se dégage, néanmoins : toute entente entre les deux puissances s’effectue sur le dos de la
Pologne, qu’elles ne répugnent pas à se partager au XVIIIe siècle.
La cristallisation de l’identité nationale allemande au XIXe siècle réveille toutefois des mentalités
nationalistes, chauvinistes, pangermanistes, voire völkisch – c’est-à-dire, dans ce dernier cas,
s’appuyant sur « le sang et la terre » (Blut und Boden), la race et l’espace, pour définir l’Allemand et
proclamer sa supériorité sur tout étranger, notamment les juifs 43. Dans ce contexte, et plus
particulièrement sous l’influence d’intellectuels germano-baltes qui fuient la politique de russification
de la région baltique conduite par le tsar à partir des années 1880, une forme de russophobie émerge,
tournée contre une puissance à qui les progressistes reprochent son mépris des libertés individuelles,
et à qui les conservateurs finissent par imputer de sombres desseins impérialistes après avoir porté
aux nues son autocratie44.
Il est vrai que le bouillonnement nationaliste cible surtout les Polonais, jugés imbéciles et
crasseux, au point que certains théoriciens tels que le Saxon Otto Hötzsch vont jusqu’à préconiser une
entente avec la Russie pour les neutraliser45. Il est vrai également que le courant pangermaniste
revendique des objectifs diffus, prônant une colonisation de la Pologne annexée comme l’acquisition
de territoires au-delà des mers, en Afrique et en Asie 46. Mais les manuels scolaires diffusent une
mythologie antislave dès la fin du XIXe siècle, tandis que les mouvements migratoires vers l’Est, au
Moyen Age, sont transformés, pour les besoins de la cause, en épopée civilisatrice, le Drang nach
Osten. Bismarck, qui promeut une ligne prorusse, est écarté. Allemagne et Russie ont beau nouer de
fructueuses relations commerciales, les généraux du tsar ont beau manifester l’admiration que leur
inspire l’armée allemande47, ces deux pays se retrouvent – jeu des alliances oblige – dans des camps
opposés. La première voit en la seconde le maillon d’une chaîne qui enserre son expansionnisme, la
seconde juge la première perturbatrice et dangereuse48.
La Première Guerre mondiale va illustrer cette coexistence paradoxale entre les rêveries
impérialistes allemandes, qu’exacerbe le conflit, et le cynisme des politiciens au pouvoir. D’une part,
les victoires de l’armée allemande, qui lui permettent d’occuper totalement la Pologne et en partie la
région baltique, discréditent à ses yeux l’adversaire russe et excitent ses appétits de conquête : l’Est
devient un espace propice à la colonisation, et le haut commandement y mène une politique de
pacification et d’exploitation, reposant sur l’ambition d’y répandre la culture allemande et projetant
même des déplacements forcés de population49.
D’autre part, des diplomates berlinois croient judicieux d’inoculer à la Russie « le bacille de la
peste », pour citer Churchill50 : en 1917, ils autorisent un obscur prédicateur marxiste exilé en Suisse,
Lénine, à regagner son pays. Ils attendent de lui qu’il contribue à saper les fondements d’un tsarisme
tombé en décrépitude. Ce faisant, ces fonctionnaires privilégient un objectif à court terme – le retrait
de la Russie du conflit, permettant à l’Allemagne de renforcer le front occidental – sans réfléchir plus
avant à l’immense portée de leur geste. Lénine et ses partisans – les bolcheviques – prennent le
pouvoir en novembre 1917, et, comme prévu, signent la paix quelques mois plus tard, à Brest-Litovsk.
Le Reich fait main basse sur une immense portion de la Russie d’Europe, à savoir la Pologne,
l’Ukraine, le Don, la Crimée. Les Alliés occidentaux vitupèrent cette « trahison », qui augure mal de
l’avenir et hantera longtemps leur politique extérieure à l’égard de la nouvelle Russie.
Pourtant, Lénine ne travaille pas pour le roi de Prusse, quoique ce dernier le finance51. Il mise la
survie de son propre régime sur une révolution en Allemagne et en Europe qui consacrerait la
dictature du prolétariat mondial. Déterminé à écraser tous ses adversaires intérieurs, il ne peut se
payer le luxe de continuer la guerre contre les Allemands, d’autant qu’une part de la popularité des
bolcheviques découle de leur adhésion à la paix. Les dirigeants allemands, quant à eux, n’ont sans
doute pas exclu d’en finir avec ces trop remuants « Rouges » une fois l’Occident terrassé. Las !
L’Allemagne échoue à vaincre l’Entente et capitule le 11 novembre 1918, perdant du même coup la
totalité de ses conquêtes orientales. Même déception chez les bolcheviques : certes, ils sortent
vainqueurs de la guerre civile qui fait suite à leur conquête du pouvoir, alors que leurs adversaires ont
été soutenus – de manière erratique et opportuniste – par les Alliés occidentaux, ce qui achève de
creuser le fossé entre l’Est et l’Ouest ; mais ils assistent impuissants à l’écrasement des mouvements
révolutionnaires européens.
Et la Pologne ? L’affaiblissement de l’Allemagne et de la Russie lui offre l’indépendance… et
l’amène à attaquer la seconde en 1920. La nouvelle « Armée rouge » parvient à repousser l’invasion,
mais elle est défaite sous les murs de Varsovie. Voici la Russie contrainte de céder aux Polonais, par
l’humiliant traité de Riga, la partie occidentale de l’Ukraine et de la Russie blanche. Par la même
occasion, la Pologne gagne à Moscou le statut d’« ennemi principal » en Europe de l’Est, ce qui pèsera
lourd sur la suite des événements…
La coopération germano-soviétique dans les années 1920
Amputées et laminées par la guerre étrangère puis la guerre civile, l’Allemagne et la Russie
s’efforcent de survivre. Tandis que la nouvelle République de Weimar, menacée tant sur sa gauche
que sur sa droite, peine à résoudre les difficultés de l’heure, la Russie se transforme en Union des
républiques socialistes soviétiques en 1922 et ne songe qu’à se reconstruire. Pour Lénine, cette
recherche de stabilité implique de prévenir tout risque de guerre à l’étranger, quitte à négocier avec
les puissances capitalistes.
Il n’a certes pas pleinement renoncé à l’espoir d’une révolution mondiale. D’où le caractère
dualiste de la politique étrangère soviétique, incarnée par le commissariat aux Affaires étrangères et
l’Internationale communiste, le Komintern52. Le premier poursuit un objectif résolument
isolationniste. Il cherche à tirer parti des divisions qui ravagent les Occidentaux pour se prémunir
d’une intervention militaire, obtenir d’eux un appui dans la reconstruction de la Russie. À ce titre, il
négocie des accords bilatéraux, sans se lier les mains par des traités à portée plus générale. Ce serait
en effet renier la Révolution que d’adhérer au club des États capitalistes, outre de se perdre dans un
dangereux système d’alliances. Cette révolution, le Komintern, fondé en 1919, en est le porteétendard. Il encadre à cet effet les mouvements socialistes du monde entier, non sans schismes
idéologiques, comme en France lors du congrès de Tours en 1920.
Cette combinaison de Realpolitik et de foi révolutionnaire caractérise les rapports qui se tissent
rapidement entre l’Union soviétique et l’Allemagne de Weimar. Cette dernière cherche à briser les
chaînes du traité de Versailles, à réactiver une politique indépendante, notamment sur un plan
commercial et à obtenir une révision de ses frontières orientales. Dans cette logique, la Russie est
perçue comme un partenaire d’autant plus intéressant qu’elle est elle-même un paria qui partage avec
les dirigeants de l’armée allemande leur hostilité contre la Pologne. En avril 1922, à la surprise
générale, Moscou et Berlin concluent l’accord de Rapallo, rétablissant officiellement des relations
diplomatiques d’égal à égal, renonçant à toute créance née du conflit, s’engageant dans un partenariat
commercial.
Ces poignées de main n’empêchent nullement le Komintern, en mars 1921 comme en
octobre 1923, de fomenter en Allemagne des actions révolutionnaires de grande envergure qui
tournent au fiasco53. Mais le gouvernement allemand cherche à cultiver l’amitié russe à l’heure où se
durcissent ses relations avec les Occidentaux, notamment la France, qui vient d’occuper la Ruhr. Il
conclut secrètement, dès le 29 juillet 1922, des protocoles de coopération militaire.
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