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De l'éthique en politique
L'éthique et la politique entretiennent des liens complexes. Aujourd'hui, pour nos représentants
politiques, « faire ce que l'on dit et dire ce que l'on fait » devient un idéal perturbé par un agenda
toujours plus serré et la nécessité de colmater les brèches afin d'éviter qu'une situation donnée
ne tourne à la catastrophe. L'exercice du pouvoir implique donc, par la force des choses, des
renégociations perpétuelles entre ce que l'on a promis de faire et ce que l'on doit accepter face aux
contraintes du réel.
C'est au 13e siècle qu'apparaît le mot éthique comme substantif dérivé du grec êthos, « les mœurs ».
Longtemps considérées comme proches équivalents, l'éthique et la morale se trouvent opposées au début du
19e sous la plume de Hegel, qui voit dans la « moralité » le domaine de la liberté subjective et dans la « vie
éthique » l'unité de cette liberté subjective singulière avec la réalité collective des institutions (coutumières,
civiles et politiques) qui la fondent.1 Aujourd'hui, on a tendance à préférer le mot éthique à celui de morale
bien qu'on les utilise souvent pour désigner une même chose. La morale désignerait des systèmes de normes
partagées dans différentes sociétés, l'éthique s'occuperait de distinguer le bien-fondé de ces morales.
L'éthique serait ainsi une sorte de métalangage élaboré sur le langage de la morale.
« Les philosophes ont souvent distingué l'exercice du pouvoir et l'exercice du savoir, explique Florence
Caeymaex, directrice de l'UR de Philosophie politique à l'ULg. Ils ont souvent opéré une distinction entre la
connaissance et l'action. La philosophie a associé la connaissance à une forme de distance avec les choses,
une contemplation, là où l'exercice du pouvoir est une prise sur les choses. » Dans l'Antiquité grecque, Platon
postule donc qu'un bon pouvoir est un pouvoir placé sous la tutelle du savoir, de la connaissance, de la vérité.
Seul celui qui sait est autorisé à prendre la décision politique. En d'autres termes, un pouvoir uniquement livré
à lui-même devient inévitablement corrupteur et sans limite. Une toute autre position est celle d'Aristote, qui
considère que le meilleur régime est une démocratie tempérée. « À Athènes, il y avait une confusion entre
pouvoir législatif et pouvoir exécutif, rappelle Jean-Renaud Seba, professeur au département de philosophie
de l'ULg. Dans certains cas, sous le coup d'une émotion qui concernait le pouvoir exécutif, on changeait
malencontreusement des lois. Aristote avait saisi cela et était partisan d'un pouvoir républicain. »
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La grande rupture est marquée par Machiavel, l'un des principaux
initiateurs de la pensée politique moderne. Son œuvre influente rompt avec les conceptions politiques
médiévales, en justifiant l'action du prince par l'efficacité et non plus la morale. Son ouvrage le plus célèbre, Le
Prince, paraît en 1532. La question centrale traitée par Machiavel est celle de la conquête et de la conservation
du pouvoir. Machiavel passe au crible les différentes sortes d'États et les moyens par lesquels ils ont été
constitués. Son analyse débouche sur la détermination des qualités et les défauts du Prince : il apparaît que
celui-ci doit posséder à la fois « la ruse du renard », pour se jouer de la méchanceté humaine, et la « force du
lion », car il demeure « plus sûr d'être craint que d'être aimé ». Machiavel précise toutefois que l'emploi de ces
qualités ne doit pas servir l'intérêt particulier du Prince mais bien l'intérêt général. Cette légitimation de l'action
de l'homme d'État en fonction de la seule nécessité, hors de tout cadre moral (« ce que l'on considère, c'est
le résultat »), a donné naissance à la notion de « machiavélisme », qui renvoie aujourd'hui essentiellement
à un calcul dénué de tout scrupule.
Machiavel émancipe la politique à l'égard de toute dimension pédagogique du peuple ou de formation
morale des individus. Aujourd'hui, nous serions passés d'un extrême à l'autre. Le modèle machiavélien a
comme conditions de possibilité le monde ancien. La question actuelle est de savoir qui est en charge de
l'enseignement moral à destination des individus. « On peut considérer que les hommes n'ont pas besoin
d'enseignement moral, détaille Jean-Renaud Seba. Malheureusement, comme le disait Kant, l'homme est à la
fois sociable et associable. Les hommes ne sont pas portés à se supporter. La solution serait une insociable
socialité, qui ne se fait pas d'illusions sur ce que sont les hommes. Si l'on estime que le pouvoir politique n'a pas
à prendre en charge les questions d'éducation, qui le fera ? S'il faut un pouvoir qui contrôle et qui maintienne
en l'état les institutions, il ne peut pas être totalement indépendant de visée didactique et moralisatrice. Si
nous étions machiavéliens jusqu'au bout, nous dirions que le pouvoir n'a rien à voir avec les institutions. Il n'y
aurait pas de choc en retour du pouvoir sur l'éducation. Dans ce cas-là, nous demanderions aux étudiants des
universités de déterminer le contenu de tout leur cursus… »
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Au 17e siècle, Spinoza entérine Machiavel dans son Traité politique, un ouvrage inachevé. L'auteur de
L'Éthique y postule que la politique aurait pour fin de contenir les passions de la multitude ou le caractère
asocial des hommes. Pour cela, il faut savoir user de ruses et manier le pouvoir. Il s'agit d'une définition réaliste
de la politique, une « realpolitik ». En disant cela, Spinoza définit une politique idéale, qui viserait à la concorde.
Cette politique idéale se retrouve dans L'Éthique et l'on peut voir, dans le dialogue de ces deux œuvres, le
jeu entre éthique et politique. Spinoza décrit des hommes qui vivraient sous la conduite de la raison, c'est-
à-dire qui chercheraient ce qui leur est utile en tant qu'êtres humains. Cela permet à chacun de s'accorder
aux autres. Il y a un accord possible entre les individus dans la mesure ils vivent sous la conduite de la
raison. Qu'est-ce qui, pour un individu, est utile en propre ? La liberté. L'horizon spinoziste serait le suivant :
au delà d'une liberté de concurrence, la liberté d'autrui entrave la sienne, chaque homme a intérêt à ce
que les autres soient libres pour qu'il puisse l'être aussi. Sous un certain point de vue, la liberté s'augmente
sous la liberté des autres. Spinoza confère ainsi un étalon pour juger d'une realpolitik acceptable, c'est-à-dire
une politique visant à contraindre les « méchants ».
1 Jean-Renaud Seba, in Les Nouveaux mots du pouvoir (dir. Pascal Durand), Bruxelles, Aden, p. 191
Un autre repère important lorsque l'on interroge les rapports entre
l'éthique et la politique est la pensée de Max Weber. Dans sa célèbre conférence de 1919, Le Savant et le
Politique, Weber plaide pour que la politique se retire de l'Université, en appelant à l'« éthique de responsabilité
» des savants, laquelle ne saurait se confondre avec l'« éthique de conviction » qui guide l'action politique.
Ceux qui agissent selon une éthique de conviction sont certains d'eux-mêmes et agissent doctrinalement
alors que l'éthique de responsabilité repose sur l'acceptation de répondre aux conséquences de ses actes ;
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si l'éthique de conviction est nécessaire, elle produit dans le parti un appauvrissement intellectuel au profit
de la discipline de parti.
« Quand un savant entre dans l'arène politique, il faut savoir à quel titre il le fait, précise Jean-Renaud Seba.
Le fait-on à titre de savant ou à titre d'homme politique ? À la différence de Weber, je maintiens le fait que l'on
peut être les deux à la fois. Je pense qu'il est assez désastreux de voir qu'un certain nombre de personnes
entrent en politique munis de leur auréole de savant alors qu'en réalité ils n'ont rien d'autre à faire valoir que
leur citoyenneté. Et inversement. » Le cas de Bernard-Henri Lévy est symptomatique. D'aucuns estiment qu'il
n'est plus philosophe depuis très longtemps, mais il continue de jouir d'une aura d'expertise afin d'émettre un
avis sur la politique…
« Nous avons un projet, nous préparons l'avenir »
« On est dans un contexte socio-économique nous n'avons plus à notre disposition la confiance dans
l'avenir, dans une progression de la société, estime Florence Caeymaex. C'est très différent. Les idées de
progrès ont commencé à tomber dans les années 70, au moment des premières grosses crises qui ont entraîné
des processus irréversibles dans la croissance sur modèle capitaliste. Il y a toujours eu des crises dans le
capitalisme, mais dans les années 70, là où l'on était parvenu à contenir les crises structurelles, on a constaté
du chômage de masse, des difficultés pour l'industrie de subvenir aux besoins, etc. » Dans l'histoire de la
pensée occidentale, l'idée a toujours été que la politique n'était pas simplement la gestion de l'état de fait dans
la société. C'était également l'idée que l'homme avait la liberté de prendre en main sa forme d'organisation
sociale de manière collective. Si l'on compare l'homme et l'animal, ce dernier agit essentiellement en fonction
de son instinct. En commençant à réfléchir à sa manière de vivre ensemble, l'humain invente en même temps
l'exercice du pouvoir.
Faire de la politique aujourd'hui aurait-il encore à voir avec l'application d'idéaux ? Dans une époque traversée
par des crises sociales, économiques et écologiques, il est très difficile pour les représentants d'un parti de
dire « Nous avons un projet, nous préparonsl'avenir ». Plongé dans l'action, l'homme politique ayant la volonté
de porter des idées et de les appliquer à l'ensemble de la société aura toujours à se confronter à l'action
d'autrui et, par conséquent, devra renégocier sans cesse ses ambitions de départ. Pendant deux siècles et
demi, l'humanité occidentale a pensé qu'il existait une liberté humaine, que les hommes étaient capables de
réguler les rapports de force qui fondent le social. Cette idée que l'on pouvait construire un projet de société
avec pour horizon la liberté et la justice sociale est quelque chose qui est encore présent aujourd'hui, mais qui
est minorisé au profit d'une gestion technique et experte des problèmes sociaux.
Au 18e siècle, les discours libéraux étaient déjà des discours de progrès. Un désaccord existait autour de la
manière dont le progrès s'organiserait mais il y avait un consensus sur l'idée que le progrès était à la fois
économique, social et technique. L'homme allait améliorer ses conditions de vie par le biais de la technique,
par un pouvoir sur la nature agrandi, etc. On pensait en même temps que ce progrès technique allait donner
une forme d'organisation sociale nouvelle, sinon plus égale, du moins plus libre et plus juste.
Une confiance se serait donc effritée. Les idéaux de justice et d'égalité sont toujours présents, mais ont du
mal à s'imposer comme idéaux généraux. Les hommes politiques sont en prise avec les affaires courantes et
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nous ne sommes plus sûrs que l'on marche vers un progrès. Les balises sociales, économiques et politiques
de ce que devrait être une société meilleure sont à rechercher et à traduire dans de nouvelles formes. C'est
dans ces conditions-là qu'une l'éthique du pouvoir est nécessaire : l'engagement d'une réflexion sur ce qu'est
le pouvoir, qui l'exerce, comment on l'exerce et au nom de quoi.
Sébastien Varveris
Septembre 2012
Sébastien Varveris est journaliste indépendant.
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