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La présence humaine : l’enjeu de l’anthropologie en médecine
à travers la pensée de Ludwig Binswanger
Par Camille Moulonguet
Introduction
a pensée de Binswanger met en valeur la dimension toujours orientée de l’existence
humaine. Cette orientation est certes décrite comme intentionnelle à la façon de
Husserl, mais avec Binswanger elle se comprend et se spécifie comme une direction spatiale.
Cette description qui semble inspirée de la posture corporelle met en fait en lumière une
dimension commune à la pensée et au corps et qui incorpore d’emblée le monde dans lequel
nous nous situons. « Ce qui importe ici, ce ne sont pas les mouvements du corps propre,
mais la sorte de mobilité de notre Dasein en général qui s’exprime, il est vrai, toujours aussi
corporellement, mais dont le mouvement du corps propre n’est pourtant qu’un cas spécial de
cette expression1. » Cette analyse chez Binswanger s’inspire du Dasein heideggerien, traduit
par les traducteurs de Binswanger, en accord avec lui, par le terme de présence (qui révèle le
monde et qui se révèle par le monde).
C’est dans cette perspective que nous analyserons de manière surprenante les termes de
chute, d’élévation et de rétrécissement. « Le Dasein adopte à chaque fois une forme
déterminée de mobilité que nous ressentons tantôt en tant que « chutant brutalement »
(grave déception soudaine), tantôt en tant que flottant ou s’élevant paisiblement (joie), mais
en même temps aussi en tant que rétrécissant notre espace vécu (angoisse « réstreignante »,
« mélancolie ») ou l’élargissant (joie, optimisme, « manie » ) 2. »
Binswanger fait un travail qui ne s’intéresse pas à la formation de la pensée réputée
« pure », son intention théorique n’est pas philosophique, elle est thérapeutique. Ce psychiatre
du début du siècle utilise la philosophie certes mais dans le cadre du soin des pathologies
mentales. Binswanger annonce dans ce livre très clairement sa méthode d’analyse : « Ce qui
importe dans une saisie de l’essence phénoménologique ce n’est pas contrairement à la
1 L. Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie, p. 105.
2 Ibid.
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connaissance scientifique la plus grande accumulation possible d’exemples et de faits, mais
« l’accomplissement » ou la présentification « exemplaire » de faits humains singuliers, la saisie
et la fixation des « essences pures » sur un « fondement » ou un point de départ exemplaire3. »
La corrélation constante qu’établit Binswanger entre essence de la maladie et essence de
l’homme, entre la vie et les manifestations pathologiques, constitue une rupture
épistémologique par rapport à la visée substantialiste qui autonomise la maladie mentale au
moyen d’un processus biologique déterminé.
Binswanger insiste beaucoup dans ses écrits sur la notion d’anthropologie. C’est un
homme qu’il s’agit de soigner et non pas des organes. Cette prise en compte est fondamentale
au point que c’est dans l’anthropologie qu’il entend fonder la psychiatrie. Cette fondation ne
va pas de soi et c’est dans la philosophie que Binswanger va trouver une anthropologie assez
élaborée pour pouvoir à la fois ne pas en être l’esclave et à la fois bénéficier de sa structure.
Nous verrons combien la médecine ne peut être qu’amnésique de l’une ou l’autre des
anthropologies tissées dans les cultures humaines. D’ailleurs la médecine et la philosophie se
sont pendant longtemps côtoyées et ont élaboré de nombreux dialogues. « Lorsque comme
l’histoire déjà le montre, explique Binswanger, la science et la philosophie appartiennent
quand même à la même racine, ainsi, en premier lieu, dans la mesure où les sciences régissent
sans doute « les termes fondamentaux » du problème que pose l’étant qu’elles détiennent, la
philosophie, elle, pose la question de l’essence du fondement en tant qu’action de
fondement et de cause en d’autres termes, la question sur la fonction de fondement de la
transcendance4. » Plus qu’un dialogue, Binswanger établit un lien extrêmement important
entre la science et la philosophie. C’est de la philosophie que dépend la science en entier. « La
science dépend référentiellement de la philosophie justement dans la mesure où la propre
compréhension d’une science à l’égard d’elle-même en tant que substance d’une durée
facticielle, ne peut comprendre son être que sur le plan philosophique, c’est-à-dire de la
compréhension de l’être en général5. » La science n’est pas toute puissante, elle est
l’application technique d’un cadre plus vaste, plus essentiel, celui de la compréhension de
l’être en général. Certes, il y a des régions de l’être mais elles ne sont pas oublieuses les unes
des autres ni d’une dimension plus originelle. « Pourtant, nul ne guérira, écrit Binswanger, ne
sera vraiment guéri au plus profond de son être si le médecin ne réussit pas à faire jaillir en lui
3 L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, p. 90.
4 L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 249.
5 Ibid., p. 250.
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cette petite flamme de spiritualité dont la vigilance doit révéler la présence du souffle de
l’esprit6. » On comprend d’emblée avec cette phrase que les termes de guérison, de maladie et
d’homme prennent une dimension très particulière chez Binswanger et que leur sens mérite
d’être élucidé.
Dans les Trois formes manquées de la présence humaine, Binswanger ne cesse d’impliquer ces
sens particuliers à tous les niveaux de son analyse. Il élabore plus particulièrement dans cet
ouvrage la description de trois formes de pathologies à partir de l’anthropologie
heideggérienne du Dasein ou de la présence. Ces pathologies se caractérisent de manière
générale par un défaut de présence au monde et ce défaut peut prendre trois directions
différentes : le maniérisme, la distorsion et la présomption. Ces trois formes manquées de la
présence humaine sont les trois formes de la disproportion anthropologique sous lesquels la
schizophrénie se manifeste.
La présomption, la distorsion et le maniérisme sont ainsi décrits de manière très
particulière. Ces termes sont définis généralement comme des formes de la présence, ces
formes sont inhérentes au Dasein et sont des échecs de la direction générale du Dasein. Dans
un premier temps nous verrons ce que cette rupture met en jeu dans les concepts médicaux
en général. La question de départ de Binswanger est la suivante : qui est l’homme qu’est-ce
que l’homme ; elle détermine en effet la manière dont on va soigner le malade. Qu’est-ce que
Binswanger signifie exactement par le terme de présence ?
Dans un deuxième temps nous préciserons la théorie de Binswanger grâce à la notion de
proportion et de disproportion anthropologique. La notion de sens, de direction soutient
toute son analyse de l’échec de la présence humaine. Il s’agit de comprendre ce que
Binswanger entend par direction de sens. Cette notion est extrêmement ambiguë et paraît
presque incongrue et superflue lorsque l’on parle de pathologie.
Dans le même temps, on illustrera cette phrase surprenante de Merleau-Ponty : « Une
direction de pensée, ce n’est pas une métaphore7. »
1°) Une médecine holistique : la présence comme posture dans le monde
« La présence n’est pas quelque chose de “suspendu dans les airs”, mais d’étroitement
associé aux possibilités de l’être8. »
6 Ibid., p. 221.
7 M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 295.
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L’entreprise de Binswanger d’assumer une anthropologie est d’une part extrêmement
honnête et d’autre part d’un enjeu capital en médecine. Considérer la médecine comme une
simple technique, une analyse positive, une science sans présupposé est aujourd’hui assez
surprenant. Certes cette conception était dominante et se justifiait à l’époque du positivisme
où la science s’idéalisait en rupture avec tout cadre conceptuel. Avec la théorie de la relativité
et la mécanique quantique, la science a dû affronter, à cause de ses propres avancées, le
problème de la corrélation. « Cette nécessité du recours à des problèmes philosophiques
fondamentaux n’est bien plutôt que l’expression du fait qu’un élargissement et un
approfondissement des fondements d’une science empirique n’est pas possible sans que l’on
se heurte aussitôt au fondement philosophique. Cela nous le voyons aussi dans la
« reconstruction » des fondements de la physique moderne et des mathématiques, de la
sociologie, de la philologie, de la science historique et autres sciences empiriques9. » Le vide
de l’observation n’existe pas, l’observateur n’est pas anodin, le milieu de l’observation, les
outils de mesure ne le sont pas non plus et le mode de calcul et d’enregistrement des résultats
dépend d’un certain cadre conceptuel. Le décalage entre le discours de la science et ce qu’est
vraiment la réalité qu’elle observe est souvent grand, il ne s’agit pas de critiquer la science
elle-même mais bien plutôt d’en limiter les aspirations. La phénoménologie est l’un des
courants de pensée qui le premier critique l’approche scientifique classique qui isole et
déforme au gré de son propre prisme les éléments qu’elle étudie. En médecine la
déconstruction de la toute-puissance de la science sur le réel est d’un enjeu capital. D’une part
c’est peut-être le domaine où la science est la plus mise intensément à l’épreuve du réel et de
ses contingences, et d’autre part la science apporte pourtant des éléments capitaux. Pondérer
l’approche scientifique est donc extrêmement pertinent et important mais il convient
absolument de ne pas en rester là et d’apporter une approche complémentaire. Vouloir
assumer un cadre conceptuel n’est pourtant pas sans conséquence. C’est prendre le risque
d’enfermer considérablement la science qui en découle et en faire l’application d’une certaine
idéologie ou l’enfermer dans le carcan de la définition ou de la conception. C’est sans doute
ce souci d’ouverture et de non-subjectivité qui fait achopper le positivisme sur lui-même
pendant si longtemps. Cependant ne pas affronter ce problème c’est toujours affirmer une
intention qui s’ignore et donc rentrer dans la dictature aveugle de la science, dictature du
neutre et de l’universalité. Binswanger aura soin de montrer combien Freud dépend d’une
8 L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 45.
9 L. Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie, p. 130.
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conception naturaliste de l’homme au sein de laquelle chacun des comportements humains
est rattachable à une pulsion. L’anthropologie freudienne est naturaliste. Toute médecine
dépend d’une certaine conception de l’homme même implicite. L’enjeu pour Binswanger
d’assumer une anthropologie à la base du soin qu’est la psychanalyse n’est pas simplement
celui de l’honnêteté intellectuelle. Assumer une anthropologie c’est ne pas méconnaître « ce »
qui est soigné, c'est-à-dire l’homme. « Les thèmes et les recherches de cet ouvrage, écrit
Binswanger dans les Trois formes manquées de la présence humaine, concernent exclusivement
l’homme en tant qu’homme10. »
Précisons ce qu’est « cet homme en tant qu’homme » par le biais de la position du
problème que rencontre Binswanger dans la psychiatrie. Binswanger introduit le texte
« Importance et signification de l’analytique existentiale de Martin Heidegger pour l’accession
de la psychiatrie à la compréhension d’elle-même »11 par la phrase de Platon issue du Phèdre :
« Et, la singularité de l’âme peux-tu la comprendre avec justesse sans la manière d’être du
tout12 ? » Cette phrase montre clairement l’intention de Binswanger : il tente de fonder la
psychiatrie de manière philosophique. Le tout dont parle Platon est de manière analogique
l’homme, il faut donc fonder la psychiatrie dans l’anthropologie. Cette analogie entre le tout
et l’homme peut paraître à première vue surprenante voire inappropriée dans une perspective
platonicienne mais lorsque l’on comprend l’homme comme Dasein, comme présence au sens
de Heidegger la surprise s’évanouit. Le Dasein est la totalité des tournures, il est l’ouverture
de l’ontologie toute entière. Ce n’est donc pas au sens de Platon qu’il faut comprendre cette
phrase mais au sens spécifique de l’analyse existentielle, on déplace la cosmologie à
l’anthropologie. La psychiatrie s’intéresse à la quiddité de ce que nous sommes nous-mêmes
et en approfondissant ce chemin de recherche on affronte la question que beaucoup
semblent ignorer. Que ce soit la médecine ou la psychiatrie, il s’agit bien toujours d’un
homme que l’on soigne avant d’être un organisme, cellule ou organe. Pour Binswanger toute
science « ne peut comprendre son être que sur le plan philosophique, c’est-à-dire de la
compréhension de l’être en général13. » Il ne s’agit pas pour Binswanger d’ignorer l’organisme,
il faut examiner chez l’homme à traiter si en tant qu’organisme il est « intact » ou non et si
certaines limites lui sont posées par un trouble éventuel de son intégrité. Cependant le
10 L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, p. 20.
11 L. Binswanger, in Introduction à l’analyse existentielle, p. 247 à 263.
12 Platon, Phèdre, 270 c.
13 L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 250.
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