La présence humaine

publicité
Iguana roja
La présence humaine
La présence humaine : l’enjeu de l’anthropologie en médecine
à travers la pensée de Ludwig Binswanger
Par Camille Moulonguet
Introduction
L
a pensée de Binswanger met en valeur la dimension toujours orientée de l’existence
humaine. Cette orientation est certes décrite comme intentionnelle à la façon de
Husserl, mais avec Binswanger elle se comprend et se spécifie comme une direction spatiale.
Cette description qui semble inspirée de la posture corporelle met en fait en lumière une
dimension commune à la pensée et au corps et qui incorpore d’emblée le monde dans lequel
nous nous situons. « Ce qui importe ici, ce ne sont pas les mouvements du corps propre,
mais la sorte de mobilité de notre Dasein en général qui s’exprime, il est vrai, toujours aussi
corporellement, mais dont le mouvement du corps propre n’est pourtant qu’un cas spécial de
1
cette expression . » Cette analyse chez Binswanger s’inspire du Dasein heideggerien, traduit
par les traducteurs de Binswanger, en accord avec lui, par le terme de présence (qui révèle le
monde et qui se révèle par le monde).
C’est dans cette perspective que nous analyserons de manière surprenante les termes de
chute, d’élévation et de rétrécissement. « Le Dasein adopte à chaque fois une forme
déterminée de mobilité que nous ressentons tantôt en tant que « chutant brutalement »
(grave déception soudaine), tantôt en tant que flottant ou s’élevant paisiblement (joie), mais
en même temps aussi en tant que rétrécissant notre espace vécu (angoisse « réstreignante »,
2
« mélancolie ») ou l’élargissant (joie, optimisme, « manie » ) . »
Binswanger fait un travail qui ne s’intéresse pas à la formation de la pensée réputée
« pure », son intention théorique n’est pas philosophique, elle est thérapeutique. Ce psychiatre
du début du siècle utilise la philosophie certes mais dans le cadre du soin des pathologies
mentales. Binswanger annonce dans ce livre très clairement sa méthode d’analyse : « Ce qui
importe dans une saisie de l’essence phénoménologique ce n’est pas – contrairement à la
1
2
L. Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie, p. 105.
Ibid.
1
Iguana roja
La présence humaine
connaissance scientifique – la plus grande accumulation possible d’exemples et de faits, mais
« l’accomplissement » ou la présentification « exemplaire » de faits humains singuliers, la saisie
3
et la fixation des « essences pures » sur un « fondement » ou un point de départ exemplaire . »
La corrélation constante qu’établit Binswanger entre essence de la maladie et essence de
l’homme, entre la vie et les manifestations pathologiques, constitue une rupture
épistémologique par rapport à la visée substantialiste qui autonomise la maladie mentale au
moyen d’un processus biologique déterminé.
Binswanger insiste beaucoup dans ses écrits sur la notion d’anthropologie. C’est un
homme qu’il s’agit de soigner et non pas des organes. Cette prise en compte est fondamentale
au point que c’est dans l’anthropologie qu’il entend fonder la psychiatrie. Cette fondation ne
va pas de soi et c’est dans la philosophie que Binswanger va trouver une anthropologie assez
élaborée pour pouvoir à la fois ne pas en être l’esclave et à la fois bénéficier de sa structure.
Nous verrons combien la médecine ne peut être qu’amnésique de l’une ou l’autre des
anthropologies tissées dans les cultures humaines. D’ailleurs la médecine et la philosophie se
sont pendant longtemps côtoyées et ont élaboré de nombreux dialogues. « Lorsque comme
l’histoire déjà le montre, explique Binswanger, la science et la philosophie appartiennent
quand même à la même racine, ainsi, en premier lieu, dans la mesure où les sciences régissent
sans doute « les termes fondamentaux » du problème que pose l’étant qu’elles détiennent, la
philosophie, elle, pose la question de l’essence du fondement – en tant qu’action de
fondement et de cause – en d’autres termes, la question sur la fonction de fondement de la
4
transcendance . » Plus qu’un dialogue, Binswanger établit un lien extrêmement important
entre la science et la philosophie. C’est de la philosophie que dépend la science en entier. « La
science dépend référentiellement de la philosophie justement dans la mesure où la propre
compréhension d’une science à l’égard d’elle-même en tant que substance d’une durée
facticielle, ne peut comprendre son être que sur le plan philosophique, c’est-à-dire de la
5
compréhension de l’être en général . » La science n’est pas toute puissante, elle est
l’application technique d’un cadre plus vaste, plus essentiel, celui de la compréhension de
l’être en général. Certes, il y a des régions de l’être mais elles ne sont pas oublieuses les unes
des autres ni d’une dimension plus originelle. « Pourtant, nul ne guérira, écrit Binswanger, ne
sera vraiment guéri au plus profond de son être si le médecin ne réussit pas à faire jaillir en lui
3
L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, p. 90.
L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 249.
5
Ibid., p. 250.
4
2
Iguana roja
La présence humaine
cette petite flamme de spiritualité dont la vigilance doit révéler la présence du souffle de
6
l’esprit . » On comprend d’emblée avec cette phrase que les termes de guérison, de maladie et
d’homme prennent une dimension très particulière chez Binswanger et que leur sens mérite
d’être élucidé.
Dans les Trois formes manquées de la présence humaine, Binswanger ne cesse d’impliquer ces
sens particuliers à tous les niveaux de son analyse. Il élabore plus particulièrement dans cet
ouvrage la description de trois formes de pathologies à partir de l’anthropologie
heideggérienne du Dasein ou de la présence. Ces pathologies se caractérisent de manière
générale par un défaut de présence au monde et ce défaut peut prendre trois directions
différentes : le maniérisme, la distorsion et la présomption. Ces trois formes manquées de la
présence humaine sont les trois formes de la disproportion anthropologique sous lesquels la
schizophrénie se manifeste.
La présomption, la distorsion et le maniérisme sont ainsi décrits de manière très
particulière. Ces termes sont définis généralement comme des formes de la présence, ces
formes sont inhérentes au Dasein et sont des échecs de la direction générale du Dasein. Dans
un premier temps nous verrons ce que cette rupture met en jeu dans les concepts médicaux
en général. La question de départ de Binswanger est la suivante : qui est l’homme qu’est-ce
que l’homme ; elle détermine en effet la manière dont on va soigner le malade. Qu’est-ce que
Binswanger signifie exactement par le terme de présence ?
Dans un deuxième temps nous préciserons la théorie de Binswanger grâce à la notion de
proportion et de disproportion anthropologique. La notion de sens, de direction soutient
toute son analyse de l’échec de la présence humaine. Il s’agit de comprendre ce que
Binswanger entend par direction de sens. Cette notion est extrêmement ambiguë et paraît
presque incongrue et superflue lorsque l’on parle de pathologie.
Dans le même temps, on illustrera cette phrase surprenante de Merleau-Ponty : « Une
7
direction de pensée, ce n’est pas une métaphore . »
1°) Une médecine holistique : la présence comme posture dans le monde
« La présence n’est pas quelque chose de “suspendu dans les airs”, mais d’étroitement
8
associé aux possibilités de l’être . »
6
7
Ibid., p. 221.
M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible, p. 295.
3
La présence humaine
Iguana roja
L’entreprise de Binswanger d’assumer une anthropologie est d’une part extrêmement
honnête et d’autre part d’un enjeu capital en médecine. Considérer la médecine comme une
simple technique, une analyse positive, une science sans présupposé est aujourd’hui assez
surprenant. Certes cette conception était dominante et se justifiait à l’époque du positivisme
où la science s’idéalisait en rupture avec tout cadre conceptuel. Avec la théorie de la relativité
et la mécanique quantique, la science a dû affronter, à cause de ses propres avancées, le
problème de la corrélation. « Cette nécessité du recours à des problèmes philosophiques
fondamentaux n’est bien plutôt que l’expression du fait qu’un élargissement et un
approfondissement des fondements d’une science empirique n’est pas possible sans que l’on
se heurte aussitôt au fondement philosophique. Cela nous le voyons aussi dans la
« reconstruction » des fondements de la physique moderne et des mathématiques, de la
9
sociologie, de la philologie, de la science historique et autres sciences empiriques . » Le vide
de l’observation n’existe pas, l’observateur n’est pas anodin, le milieu de l’observation, les
outils de mesure ne le sont pas non plus et le mode de calcul et d’enregistrement des résultats
dépend d’un certain cadre conceptuel. Le décalage entre le discours de la science et ce qu’est
vraiment la réalité qu’elle observe est souvent grand, il ne s’agit pas de critiquer la science
elle-même mais bien plutôt d’en limiter les aspirations. La phénoménologie est l’un des
courants de pensée qui le premier critique l’approche scientifique classique qui isole et
déforme au gré de son propre prisme les éléments qu’elle étudie. En médecine la
déconstruction de la toute-puissance de la science sur le réel est d’un enjeu capital. D’une part
c’est peut-être le domaine où la science est la plus mise intensément à l’épreuve du réel et de
ses contingences, et d’autre part la science apporte pourtant des éléments capitaux. Pondérer
l’approche scientifique est donc extrêmement pertinent et important mais il convient
absolument de ne pas en rester là et d’apporter une approche complémentaire. Vouloir
assumer un cadre conceptuel n’est pourtant pas sans conséquence. C’est prendre le risque
d’enfermer considérablement la science qui en découle et en faire l’application d’une certaine
idéologie ou l’enfermer dans le carcan de la définition ou de la conception. C’est sans doute
ce souci d’ouverture et de non-subjectivité qui fait achopper le positivisme sur lui-même
pendant si longtemps. Cependant ne pas affronter ce problème c’est toujours affirmer une
intention qui s’ignore et donc rentrer dans la dictature aveugle de la science, dictature du
neutre et de l’universalité. Binswanger aura soin de montrer combien Freud dépend d’une
8
9
L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 45.
L. Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie, p. 130.
4
Iguana roja
La présence humaine
conception naturaliste de l’homme au sein de laquelle chacun des comportements humains
est rattachable à une pulsion. L’anthropologie freudienne est naturaliste. Toute médecine
dépend d’une certaine conception de l’homme même implicite. L’enjeu pour Binswanger
d’assumer une anthropologie à la base du soin qu’est la psychanalyse n’est pas simplement
celui de l’honnêteté intellectuelle. Assumer une anthropologie c’est ne pas méconnaître « ce »
qui est soigné, c'est-à-dire l’homme. « Les thèmes et les recherches de cet ouvrage, écrit
Binswanger dans les Trois formes manquées de la présence humaine, concernent exclusivement
10
l’homme en tant qu’homme . »
Précisons ce qu’est « cet homme en tant qu’homme » par le biais de la position du
problème que rencontre Binswanger dans la psychiatrie. Binswanger introduit le texte
« Importance et signification de l’analytique existentiale de Martin Heidegger pour l’accession
11
de la psychiatrie à la compréhension d’elle-même » par la phrase de Platon issue du Phèdre :
« Et, la singularité de l’âme peux-tu la comprendre avec justesse sans la manière d’être du
12
tout ? » Cette phrase montre clairement l’intention de Binswanger : il tente de fonder la
psychiatrie de manière philosophique. Le tout dont parle Platon est de manière analogique
l’homme, il faut donc fonder la psychiatrie dans l’anthropologie. Cette analogie entre le tout
et l’homme peut paraître à première vue surprenante voire inappropriée dans une perspective
platonicienne mais lorsque l’on comprend l’homme comme Dasein, comme présence au sens
de Heidegger la surprise s’évanouit. Le Dasein est la totalité des tournures, il est l’ouverture
de l’ontologie toute entière. Ce n’est donc pas au sens de Platon qu’il faut comprendre cette
phrase mais au sens spécifique de l’analyse existentielle, on déplace la cosmologie à
l’anthropologie. La psychiatrie s’intéresse à la quiddité de ce que nous sommes nous-mêmes
et en approfondissant ce chemin de recherche on affronte la question que beaucoup
semblent ignorer. Que ce soit la médecine ou la psychiatrie, il s’agit bien toujours d’un
homme que l’on soigne avant d’être un organisme, cellule ou organe. Pour Binswanger toute
science « ne peut comprendre son être que sur le plan philosophique, c’est-à-dire de la
13
compréhension de l’être en général . » Il ne s’agit pas pour Binswanger d’ignorer l’organisme,
il faut examiner chez l’homme à traiter si en tant qu’organisme il est « intact » ou non et si
certaines limites lui sont posées par un trouble éventuel de son intégrité. Cependant le
10
L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, p. 20.
L. Binswanger, in Introduction à l’analyse existentielle, p. 247 à 263.
12
Platon, Phèdre, 270 c.
13
L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 250.
11
5
Iguana roja
La présence humaine
psychiatre obscurcit sa compréhension de l’être lorsqu’il considère d’un côté l’organisme
comme un objet naturel ou physique et le semblable comme un partenaire de la communauté
humaine, ou comme âme. Dans ce cadre-là les troubles psychosomatiques sont inexplicables
et intraitables. Cette séparation entre deux domaines est le fruit de deux conceptions
scientifiques différentes. Ces deux conceptions découlent d’un problème mal posé, elles ne
peuvent être ni réconciliées, ni anéanties. « […] dès que j’objective autrui, dès que je le
chosifie dans la subjectivité de son être-sujet, il n’est plus autrui et dès que je subjective
l’organisme ou qu’à partir d’un sujet naturel je fais un sujet responsable ce n’est plus un
14
organisme au sens de la science médicale . » Le problème est ici très clairement posé. Il
réclame un élargissement méthodique de l’horizon de compréhension psychiatrique, il faut se
reporter au-delà des conceptions de la réalité c’est-à-dire à la compréhension de l’être en tant
que fonction fondamentale. L’objectif de Binswanger face à ce problème est « d’affranchir la
psychopathie schizoïde et la schizophrénie de l’étroit carcan du jugement médical – celui-ci
passant pour être un jugement de valeur biologique – et de l’état de chose médical et
15
psychiatrique du pathologique et de la maladie . »
Binswanger va trouver les moyens d’affronter ce problème grâce à la notion de présence
issue de la philosophie de Heidegger. « La perspective analytique existentielle vise à mettre en
lumière, non pas des « facteurs objectifs caractéristiques » ou des « symptômes », mais des
traits d’une structure globale de l’être-homme que l’on peut montrer et expérimenter
16
phénoménologiquement . » L’anthropologie qui fondera la psychiatrie pour Binswanger est
donc celle de la présence. Binswanger thématise en amont l’apport de Heidegger à la
psychiatrie de la façon suivante : « […] l’ontologie du Dasein a fait émerger une structure
apriorique de l’essence avec des éléments structuraux (existentiaux) permettant au psychiatre
d’étudier et de décrire les formes de maladie sur lesquelles il se penche en tant que variation
17
factuelle de cette structure apriorique . » Cette dépendance référentielle n’est pourtant pas un
obstacle à la science et à ses mutations, elle l’oblige simplement à regarder par-dessus la
technique, à saisir la totalité de l’être de ceux confiés à la compréhension psychiatrique.
L’analytique existentiale comprend l’homme en tant qu’être créé ou naturel ainsi que comme
être défini par la communauté ou l’histoire. L’anthropologie heideggérienne pose l’homme
14
Ibid., p. 251.
L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, p. 19.
16
Ibid., p. 105.
17
Ibid., p. 20.
15
6
Iguana roja
La présence humaine
comme présence en vue de soi-même. Binswanger rappelle cette citation de Sein und Zeit :
« Le Dasein n’y est-il pas vu et compris de part en part comme “ la possibilité de l’être libre
18
en vue du pouvoir être le plus propre . ” »
Cette présence comme horizon est aussi
transcendance, c’est une présence en tant qu’être-dans-le-monde. Heidegger évalue la
présence comme un « exister » qui se trouve disposé affectivement au sein de l’étant. C’est
ainsi que même si elle est essentiellement « en vue de soi-même » elle ne pose pas elle-même
le fondement de son être.
La présence est certes un horizon mais ce n’est pas pour autant un terme général dans
lequel on pourrait tout rentrer, la présence n’est pas un terme sans détermination. « La vie
qu’elle soit prise au sens des sciences de la nature biologique, au sens des sciences humaines
d’une anthropologie scientifique, est certes une modalité d’être propre, et pourtant, personne
– que ce soit un biologiste ou un Bergson ou un Dilthey ou un Simmel – n’est parvenu à
19
montrer la spécificité de cette modalité d’être . » Pour Binswanger le terme de « vie » joue ce
rôle de réceptacle aux possibilités infinies. Ce qui est en jeu avec la présence c’est justement la
mise en place d’une structure. L’action de l’analyse heideggérienne de l’être est pour la
psychiatrie « libératrice » car avec le terme de vie la recherche psychiatrique était condamnée
20
« à mourir dans le vide conceptuel . » L’ontologie du Dasein fait émerger une structure
apriorique de l’essence. L’être de la présence est « jeté », disposé affectivement, il raisonne de
l’étant dans sa totalité et c’est pour cette raison qu’il n’est pas libre dans ses directions. Ce
fondement anthropologique constitue donc le fondement de la recherche scientifique qui
s’intéresse à l’organisme du corps vécu en tant que réalité. « Cependant qu’entre ces deux
régions objectives la science de la psychiatrie ne se contente pas d’observer et d’établir des
relations et
des correspondances, mais aussi, construit théoriquement un lien, le lien
psychophysique justement, l’analytique existentiale montre qu’un tel postulat résulte
seulement de la division scientifique de la totalité de l’être de l’homme en différentes régions
objectives, c'est-à-dire à partir du projet de l’être-homme tout entier, sur l’écran de l’étant
donné objectivement ; elle montre cependant aussi que ce projet lui-même naît de la
présence, une et indivisible et sans doute à partir de la possibilité de son pouvoir être en tant
21
qu’être dans le monde scientifique . »
18
Ibid., p. 20.
Ibid., p. 199-200.
20
Ibid.
21
L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 255.
19
7
Iguana roja
La présence humaine
À partir de la compréhension de l’homme comme présence et du juste replacement de
cette compréhension en amont de la psychiatrie, Binswanger comprend les cas isolés de
schizophrénie comme des transformations et des modalités de la présence de l’humanité
universelle. Il s’agit alors pour le psychiatre clinicien « de dégager en général du cours de la
présence humaine ces “symptômes” en tant que signes diagnostiques et les réduire au niveau
22
de la connaissance psychiatrique . » En replaçant la psychopathie schizoïde et la
schizophrénie dans le cadre plus ample de la structure de la présence humaine ou de l’être
dans le monde, Binswanger parvient à tracer trois formes manquées de la présence humaine,
formes toutefois immanentes à la présence humaine.
Ce qui est en jeu ici c’est la critique des fractionnements effectués par la psychiatrie en
réalités ou régions objectives. En présentant une structure unitaire fondamentale Binswanger
à la suite de Heidegger ne présente pas une certaine idée de l’homme comme celle de la
volonté de puissance, de la libido ou de la créature. La structure de la présence signifie avant
tout qu’aucun membre structurel ne peut se libérer de la totalité de la structure, chaque
modification de l’un des membres implique aussi celle des autres. En fractionnant l’homme
en différentes régions, la psychiatrie projette sur un des deux plans l’espace et le temps de ce
qui est donné ici et maintenant. L’être de la présence, l’être « là », comporte indissociablement
l’ici et le maintenant.
2°) La pathologie comme disproportion anthropologique
Que ce soit la passéité ou le lieu, l'être-homme est ancré et c’est ce défaut d’ancrage, de
profondeur qui le « déséquilibre ». La dérivation de toutes les pathologies de l’anthropologie
heideggérienne change absolument l’angle de vue ainsi que la caractérisation des maladies. Le
travail du psychiatre ne se fait plus dés lors en terme de diagnostique mais en terme de
compréhension puisqu’il partage avec le malade la présence au monde. « Il s’agit maintenant
de ne plus considérer les sujets gauchis comme des personnes “inabordables”, “difficiles à
traiter”, plus ou moins inutiles dans la société, asociales, extravagantes, excentriques, autistes ;
de ne plus continuer à mettre en mots les impressions qu’ils font sur nous – nous en tant que
personnes commerçant avec eux – mais de comprendre et de décrire les sujets gauchis à
partir de leur être le plus propre, en tant que co-existant. Bref, il faut substituer l’être dans-le-
22
L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, p. 19.
8
Iguana roja
La présence humaine
23
monde à l’être en tant qu’à-portée-de-la-main . » De cette compréhension du malade
spécifique à la « Daseinanalyse » va découler une description particulière de la pathologie. La
disproportion anthropologique est le dénominateur commun des trois formes manquées de la
présence, « […] la distorsion a en commun avec le fourvoiement le déplacement structurel de
la proportion anthropologique, la proportion entre l’étendue et la profondeur (ou la
24
hauteur) . » Qu’est-ce que veut véritablement dire ce terme pour le moins énigmatique de
proportion anthropologique ? Y a-t-il une mesure spécifique de l’homme que l’on pourrait
qualifier plus ou de moins de moyenne ? La proportion est un rapport de convenance des
parties entre elles et avec l’ensemble, mais cette définition reste encore trop vague. Que peut
bien être ce rapport entre les parties entre elles et avec le tout lorsqu’il s’agit de l’homme ?
Binswanger cite dans cet ouvrage Heidegger : « Là où il y a croissance, il y a racine et c’est à
25
partir de là qu’il y a développement . » L’ancrage au sol est la condition du développement,
plus les racines sont profondes, plus la plante croît vers le haut. Les trois formes manquées
de la présence aboutissent toutes à une fixation, une rigidité, une absence de mobilité et ceci
dans un sens à la fois spatial et temporel. L’homme malade se caractérise par l’absence de sol
(maniérisme), d’ancrage (présomption), des renvois intramondains (distorsion). Ce
déséquilibre est créé par un manque de proportion entre les parties. Dans le cas de la
présomption le schizophrène voit, juge et décide d’un unique point de vue rigide, alors que
l’expérience ne cesse de se transformer et que le monde se modifie. En fait c’est le moment
où la présence se coupant de son fondement et s’abusant au contact de ses propres
possibilités échoue. Le présomptueux s’égare dans les hauteurs car rien ne le retient au sol, il
n’a pas le poids nécessaire à l’ascension sur le modèle du pivot ou du levier. Par exemple le
maniéré adopte plusieurs sols de manière superficielle précisément parce que son absence de
terre natale l’empêche de se sentir chez soi où que ce soit. Ces termes de sol, de terre natale,
d’ancrage prennent leur sens dans ce cadre-là c’est-à-dire que tout comportement suscite une
profondeur dont il dépend et dont il se nourrit. Cette perte de profondeur crée la
disproportion anthropologique.
L’éclaircissement de la notion de proportion anthropologique nous permet de
comprendre des formules binswangeriennes qui paraissent au premier abord pour le moins
obscures: « Si le fourvoiement présomptueux s’est avéré un échec de la présence, dressant
23
Ibid., p. 59.
Ibid., p. 100.
25
Ibid., p. 188.
24
9
La présence humaine
Iguana roja
une paroi, une barrière infranchissable, au sens de l’être bloqué ou de l’arrêt de la mobilité
historique de la présence dans la décision définitive en faveur d’une “idée”, d’une idéologie
ou d’une entreprise – établissant ainsi une disproportion anthropologique au profit d’une
hauteur démesurément abrupte eu égard à l’étroitesse de l’expérience ; si l’être distors s’est de
même avéré un échec de la présence en raison d’un projet du monde au sens de l’obliquité et
du gauchissement de la totalité des ensembles des renvois intramondains –et dans cette
mesure, du blocage de la mobilité historique de la présence ; alors le maniérisme pour sa part,
s’avère un échec de la présence en raison de l’élévation intentionnelle à l’aide d’artifices
techniques (la vis), ce qui correspond à la volonté de trouver un sol ferme dans l’absence de
sol du On en adoptant ou en s’appliquant un masque que des regards obliques ont dérobé à
l’opinion publique du On et qui a été conçu en opposition à elle –masque qui a donc toutes
26
les qualités du On . »
La présence est constituée essentiellement par l’être avec. Même dans les plus graves
pathologies la présence certes s’oublie, se vide mais ne perd jamais cette dimension multiple
qu’est l’être-avec. La disproportion anthropologique n’est pas une annulation des rapports
mais un déséquilibre entre deux directions. « C’est pourquoi l’être avec, en tant que constituant
essentiel de la présence, ne peut “disparaître” en aucune façon, même dans la modalité de la
27
présence de la distorsion . » Cette permanence du « rapport » même à travers la maladie
donne la racine d’une guérison éventuelle. « Ce que nous appelons psychothérapie ne consiste
au fond en rien d’autre qu’à amener le malade en un lieu où il est à même de “voir” comment
est faite la structure en totalité du Dasein humain ou de l’être-au-monde, et en quel endroit il
s’est fourvoyé – cela veut dire : le ramener du fourvoiement présomptueux “sur la terre” d’où
28
seulement une nouvelle partance et une nouvelle ascension sont possibles . »
En fait l’espace entre en résonance avec l’existence. Cette résonance est particulièrement
bien illustrée par ce vers de Goethe que Binswanger cite dans Le Problème de l’espace en
psychopathologie : « Ô Dieu, comme le monde et le ciel se resserrent/quand notre cœur se serre
dans ses limites ». Il le commente après ainsi : « ce n’est nullement un rapport causal qui est
présent à l’esprit de Goethe dans cette relation comme-quand […]. » Il s’agit ici de
l’expression du rapport d’essence entre l’être thymique du je et de la spatialité du monde.
« […] ce que nous appelons serrement de cœur consiste dans la limitation du monde et du
26
Ibid., p. 209.
Ibid., p. 84.
28
Ibid., p. 30.
27
10
La présence humaine
Iguana roja
ciel, et inversement la limitation du monde et du ciel réside dans le serrement de notre
29
cœur . » Ce qui est en jeu ici, c’est la manière dont le monde du malade est constitué et est
imprégné d’une forme symbolique. Lorsque nous disons être frappé par la foudre ou tomber
des nues, ces métaphores poétiques de la chute surgissent de notre foyer commun : le
langage. Le langage pour nous tous élabore et pense, bien avant que l’individu ne soit porté
en propre à élaborer et à penser. « Si employant des adjectifs identiques, nous parlons d’une
tour élevée ou basse, d’un moral très bas, il ne s’agit nullement d’un transfert langagier d’une
sphère de l’être à la sphère voisine, mais plutôt d’une direction significative générale qui se
partage également entre ces différentes sphères régionales, c'est-à-dire y reçoit des
30
significations particulières (spatiale, acoustique, spirituelle, psychique…) . » Ces significations
dévoilent le sens de notre rapport-au-monde, son inscription est tout à la fois corporelle,
thymique et spatiale. C’est ainsi que l’on comprend l’analyse du langage que Binswanger ne
cesse d’effectuer dans Trois formes manquées de la présence humaine. Ce qui est en jeu avec le
langage c’est la façon dont il puise spontanément à la source de la structure ontologique de
l’être humain pour en retenir un trait essentiel et spécifique. Lorsque l’on parle d’une
direction de sens pour l’esprit cela n’est pas une transposition du sens concret vers la
signification spirituelle mais c’est le mouvement même de la transcendance. « Si en analyse
existentielle, nous partons comme d’habitude de la langue usuelle et si nous nous laissons
guider par elle un bout de chemin, c’est parce que, ce que nous sommes nous-mêmes et ce au
milieu de quoi nous sommes et nous vivons, – pour reprendre les termes de Goethe – la
langue usuelle l’a déjà interprété, articulé et énoncé avec tant de profondeur et d’exactitude,
“en mille traits de langage et de parole”, que ses esquisses du monde sont notre foyer
spirituel originel, notre partie spirituelle, ou “notre air maternel” sans lesquels nos propres
31
pas perdraient le contact du sol et notre respiration son élément vital . »
Conclusion
De cette étude de la pathologie comme disproportion anthropologique il ressort d’abord
un traitement spécifique du patient par le psychiatre dans la mesure où ce ne sont pas les
perceptions de l’organisme du malade mais la compréhension qu’on lui accorde comme
homme qui fonde le jugement diagnostique. Il ne s’agit pas ici d’une prise de position du
29
L. Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie, p. 89-90.
L. Binswanger, « Rêve et existence » in Introduction à l’analyse existentielle.
31
L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence, p. 49.
30
11
La présence humaine
Iguana roja
docteur vis-à-vis de son objet scientifique mais de sa relation avec autrui. La liberté du
psychiatre et la liberté du malade sont librement articulées ; la mise au jour et en jeu de cette
articulation étant la tâche première du psychiatre, elle exclut de la méthode même toute idée
préconçue de l’homme dans laquelle s’aliènerait thématisée en objets, l’existence de l’homme
malade.
Il ressort également de cette étude que c’est en explorant les différentes modalités de la
présence humaine que la psychiatrie se donne les moyens de se mieux connaître elle-même en
tant que science. Elle prend ainsi la mesure qu’elle ne peut rein dire de définitif ou
d’irrévocable en fractionnant l’être-homme en diverses régions d’objets et concepts
fondamentaux qui leur correspondent. Binswanger oppose deux modes d’appréhension et de
compréhension de l’homme, l’un propre aux sciences de la nature, l’autre à l’anthropologie
phénoménologique. Les premières voient dans l’homme un organisme psycho-physique, un
système de fonctions d’ordre organique liées à des processus naturels, un décours
d’évènement dans le temps. La seconde voit en lui un être personnel qui vit sa vie et dont la
continuité a la forme d’une histoire.
Binswanger entend par « fonctions vitales » toujours l’évènement naturel physique et
spirituel, en un mot, l’organisme comme somme unique des deux fonctions. Même si les
fonctions vitales travaillent chacune pour elles-mêmes, elles ne prennent de véritable
existence qu’en tant que membre de l’organisme tout entier. Nous voyons que, dans certaines
doctrines, des fonctions sont placées abstraitement les unes à la suite des autres. Ces
fonctions, nous avions bien trop pris l’habitude de les tenir séparées explique Binswanger et
cette recherche ouvre un pan d’exploration très riche pour la médecine à la fois générale et
psychiatrique et les liens qui les unissent. « La psychothérapie pratique, le traitement de
l’homme psychiquement malade en tant qu’homme, y seront aussi envisagés, dans lesquels on
aspirera plus, comme c’est le cas dans la situation actuelle de la psychothérapie, à une
réduction de l’homme à un organisme psychopsychique ou appareil, ce qui correspondrait à
tout abandonner à la clinique et à la théorie scientifique ; il s’agit donc de deux horizons de
compréhension ou de deux conceptions de la réalité. Il y sera montré que cette dualité et son
antinomie ne peuvent en aucune manière être surmontées à l’aide d’une théorie scientifique
du parallélisme psychophysique ni par aucune théorie en général mais seulement dans une
32
compréhension philosophique . »
32
L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, p. 46.
12
La présence humaine
Iguana roja
Bibliographie
L. Binswanger, Trois formes manquées de la présence humaine, coll. « Phéno », Le Cercle
herméneutique, 2002.
L. Binswanger, Introduction à l’analyse existentielle, coll. « Arguments », Minuit, 1971.
L. Binswanger, Le Problème de l’espace en psychopathologie, PUM, coll. « Philosophica », 1998.
L. Binswanger, Analyse existentielle et psychanalyse freudienne, coll. « Tel », Gallimard, 1970.
L. Heidegger, Être et Temps.
M. Merleau-Ponty, Le Visible et l’invisible.
13
Téléchargement