Psychiatries dans l’histoire, J. Arveiller (dir.), Caen, PUC, 2008, p. 149-156
LES COURANTS PSYCHOPATHOLOGIQUES
ET PSYCHIATRIQUES ET L’ANTHROPOLOGIE SPIRITUALISTE
AU MILIEU DU XXe SIÈCLE
Nous proposons d’aborder une réflexion sur les relations entre les grands courants
psychopathologiques et psychiatriques du milieu du xxe siècle et les différentes con-
ceptions d’anthropologie philosophique. Ces courants ont contribué aux connaissan-
ces de la structure de l’homme. Et les grandes œuvres de psychiatrie phénoménologique
ont non seulement apporté des données fondamentales sur la psychopathologie des
troubles psychiques, mais ont également ouvert la clinique sur les perspectives onto-
logiques.
Ce sont les relations entre les dimensions psychopathologiques et les données
philosophiques que nous nous proposons d’aborder dans une perspective historique.
En effet, en prenant en compte l’apport des grandes philosophies existentielles, ces
courants nous apportent une conception de l’organisation structurale de l’homme et
de la personnalité.
Ils apportent ainsi une conception anthropologique particulière où les dimen-
sions structurelles somatiques, psychiques et noétiques de l’esprit sont articulées.
Nous considérerons les perspectives de l’anthropologie existentielle de cette dis-
cipline qui contribue à élaborer une conception de l’homme où vont être en relation
les données de la psychologie, de la psychopathologie, de la biologie, des sciences de
l’éducation, de la sociologie, du droit, etc.
L’anthropologie dans l’essentiel c’est donc la conception de l’homme, c’est-à-dire
un ensemble de représentations capable de rendre compte de l’origine, de la genèse,
de l’organisation et de l’évolution de l’homme, en prenant en compte le corps, le psy-
chisme et le noétique, et la trajectoire existentielle de la personnalité.
L’anthropologie, c’est donc l’ensemble synthétique des représentations de l’homme
capable de rendre compte de sa situation par rapport à lui-même, par rapport à ses
perspectives existentielles et spirituelles, et par rapport au monde. On parle aussi d’an-
thropologie du judaïsme, d’anthropologie existentielle, matérialiste, spiritualiste, etc.
Jung contribua beaucoup à mettre en pratique ces recherches dans son cercle d’étude
pluridisciplinaire. Beaucoup de disciplines s’y trouvaient réunies : histoire (L. Massi-
gnon), biologie, psychologie, esthétique (Zucherland), physique (Max Knoll), philo-
sophie (C.M. Buber), littérature (Mircéa Eliade), où se traitèrent en particulier les
réflexions sur les mythes à partir d’études cliniques et de méthodologie très diverses.
150 Michel De Boucaud
Mais c’est au niveau des grands œuvres de psychiatrie phénoménologique de Karl
Jaspers, Ludwig Binswanger, Victor Frankl et Henri Ey que nous voudrions considé-
rer les relations entre clinique psychologique et psychopathologique et conception
anthropologique et philosophique.
L’œuvre de Karl Jaspers est bien connue des psychiatres dans son ensemble. Mais
nous voudrions souligner les dimensions fondamentales dans les perspectives étudiées.
Jaspers est considéré comme le fondateur de la psychopathologie dans ses rap-
ports avec la psychiatrie, avec son œuvre centrale, Psychopathologie générale, parue en
1913, dans laquelle il individualise la méthode de compréhension génétique de la suc-
cession des vécus, c’est-à-dire qu’il s’agit de « comprendre comment le psychique naît
avec évidence du psychique », à la suite de Dilthey. Mais il s’agit aussi de prendre en
compte des états psychologiques où domine l’incompréhensible.
Jaspers propose une distinction fondamentale : il caractérise la notion de déve-
loppement de la personnalité et celle de processus psychopathologique. Ces notions
seront l’objet de grandes discussions et d’études approfondies, notamment par notre
très regretté collègue et ami G. Lantéri-Laura. Mais l’essentiel n’est-il pas d’aborder
et de discuter les problèmes de compréhension et d’incompréhensible ?
Jaspers établit une différence considérable entre conscience des objets et cons-
cience de réalité, mais surtout il oppose la conscience du moi à la conscience des objets.
Ainsi son projet est de prendre l’homme comme totalité, au-delà des données de
la connaissance scientifique : un projet où la folie, comme le mythe, brise le lien de la
psychologie et du psychologisme pour concerner le domaine de l’universel, selon l’ex-
pression de Tatossian. Et c’est là où, d’un point de vue général et anthropologique,
Jaspers propose trois orientations :
1) il s’enracine dans une expérience de la singularité et s’intéresse à l’épreuve de
l’être à travers l’échec, le mal, la souffrance, la frustration ;
2) l’exigence du sens est primordiale dans ce qu’il appelle « les situations limi-
tes », situations limites de l’intégralité de la personnalité où le sujet va basculer dans
la décompensation et la désorganisation psychique (désarroi aigu, panique, angoisse
de l’invasion de l’imaginaire, etc.).
3) dans l’approche clinique des troubles psychiques, il est très attentif à la solitude
et à l’angoisse précisément. L’histoire du sujet et la position de l’autre ont une grande
importance. Ces aspects posent les problèmes de la communicabilité, du sens de l’ac-
cès au sens de l’expérience de l’autre. Jaspers devait individualiser la notion d’expé-
rience délirante primaire où l’angoisse est très vive.
On parlera alors à son sujet de psychiatrie anthropologique, dans la mesure où la
science est anthropologique, selon Blankenburg, « quand elle parvient à relier à la
nature de l’homme et à comprendre à partir d’elle tout ce avec quoi elle a à faire »
(A. Tatossian, S. Giudicelli). Jaspers parle
d’expression de l’âme lorsque, par un acte compréhensif, nous relions le phénomène
physiologique avec le phénomène psychique qui s’y exprime, par exemple lorsque
Les courants psychopathologiques et psychiatriques… 151
nous comprenons directement la gaîté à travers le rire, lorsque nous saisissons le sens
d’un geste de refus.
Et, dans toutes les situations d’angoisse et de souffrance, ce qui témoigne « du
manque de l’Être » conduit à la révélation suspendue de la transcendance. Car le non-
être révélé par l’échec de tout Être qui nous est accessible est l’Être de la transcendance1.
Il y a chez Jaspers, en conclusion, une « synthèse entre le détachement spéculatif et la
participation spirituelle au mouvement d’ensemble de la civilisation ».
La perspective phénoménologique
C’est l’œuvre de Ludwig Binswanger qui nous éclaire le plus dans les domaines psy-
cho-psychiatriques et spirituels. C’est une œuvre considérable et très diversifiée. Et la
correspondance entre Freud et Binswanger traduite récemment est un intense reflet
de cette richesse. Cet échange de correspondance, de 1908 à 1938, permet de bien com-
prendre le parcours de ces deux grands auteurs, dans le respect de leur différence s’ac-
centuant au fil des années.
Dans ses grandes études psychiatriques de schizophrènes et de maniaco-dépressifs,
Binswanger considère la structure de l’existence humaine selon trois dimensions : le
sujet, le mouvement existentiel, la représentation subjective du monde.
La démarche fondamentale de Binswanger envisage l’Être dans sa structure fon-
damentale. La référence à Heidegger y est très précise. Celui-ci conçoit la structure
fondamentale de l’existence humaine comme l’expression de la situation d’un homme
seul, contraint à « la tâche », livré à ses propres forces, et sujet à l’angoisse devant le
néant.
Binswanger va modifier la perspective en concevant « la norme de l’existence
humaine comme la situation confiante de l’individu au sein de la dualité (wirheit)
originelle de l’amour ». La primauté n’appartient pas au sujet isolé mais au mode dual
de l’amour, la « nostrité », au moi dans la dualité originelle de l’amour, le Je et le Tu
au sein du moi, trajectoire de la relation à l’autre.
Dans le mode dual de l’amour, l’espace est illimité et le temps est éternité. Le monde
dual de l’amour se manifeste ainsi par une exigence d’éternité (future et rétrospec-
tive).
Cette structure nous introduit avec Binswanger à prendre en compte les diverses
valeurs spirituelles du sujet : le bien, le beau, le désir d’immortalité, etc.
C’est dans ce contexte que se constitue d’abord et toujours le concept psychiatri-
que moderne de la fonction vitale spirituelle, c’est-à-dire « l’organisme comme somme
unique des deux fonctions physique et spirituelle ». Son intérêt se porte sur « l’ordre
historique unique des contenus de l’expérience vécue de la personne spirituelle indivi-
duelle en tant que noyau de toute expérience, d’où l’intérêt fondamental pour l’histoire
1. Cité par J. Dufresne et P. Ricœur.
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intérieure de la vie de la personne. Il s’agit « de réfléchir sur un rapport spirituel » qui
n’est cependant pas autre chose que s’occuper d’un « être » spirituel. Binswanger s’atta-
che à prendre comme exemple l’évolution de l’histoire intérieure de saint Augustin où
se mêlent les expériences vécues et le façonnement spirituel de ses motivations dans
les prises de conscience et l’éclairement de son projet personnel.
Les trois dimensions structurelles de l’existence nous permettent de bien saisir les
dimensions psychologiques et spirituelles de la personnalité :
1) le sujet avec son monde dual, où gît l’intimité du « Toi et Moi » en interrelation
à l’intérieur du sujet lui-même ;
2) le mouvement existentiel. C’est la trame et la dynamique du sujet qui s’insère
dans le monde à la recherche du sens de ce qui est vécu (importance de l’étude du lan-
gage et des rêves) ;
3) la représentation subjective du monde où nous retrouvons des structures essen-
tielles.
La spatialité, la temporalité (possibilité ou non de concevoir le temps, le passé et
l’avenir) – temporalité qui mène à la saisie de l’être de son destin, de sa projection
vers un ailleurs distinct de soi ou vers un état figé et dévitalisé –, l’intentionnalité, les
phénomènes de conscience ont un sens. La continuité réalise la sécurité du rapport
au monde et à soi-même, mais nous retrouvons l’angoisse devant toute interruption
de cette continuité.
La matérialité, le sentiment de matérialité confronte le sujet à sa vie, à sa mort, à
sa croyance envers l’immortalité ou à sa néantisation. C’est l’expérience d’une réalité
ontologique différente de ce qui est vécu dans la déréalisation ou le délire.
Binswanger propose de classer l’objet de ses recherches psychiatriques en trois
catégories :
1) le corps vécu et ses limites en tant qu’objet de recherche psychiatrique ;
2) l’âme et ses limites en tant qu’objet de recherche psychiatrique :
a) l’âme en tant que fonction cérébrale ;
b) l’âme en tant que fonction de la science naturelle ;
3) l’être humain ou la personne en tant qu’objet de recherche psychiatrique.
Dans l’âme, en tant que fonction de la science naturelle, il faut comprendre la fonc-
tion du processus de pensée, la méthode de pensée de la science naturelle. C’est dans
cette méthode que se constitue d’abord et toujours le concept psychiatrique moderne
de la fonction spirituelle ou de l’organisme spirituel. C’est une conception qu’il a tou-
jours à l’esprit dans l’analyse existentielle, dans l’analyse des troubles psychiques, et
dans la dynamique psychothérapique. Le spirituel est toujours pris en compte dans la
globalité de la personne, où se trouve le projet de l’âme, de la psyché et de l’être-homme
en tant qu’être dans le monde.
Les courants psychopathologiques et psychiatriques… 153
La perspective ontologique : l’inconscient spirituel
L’œuvre de Victor Frankl est le fondement essentiel du courant existentiel spiritua-
liste. V. Frankl part de l’expérience de la vie et de la mort au cours des multiples agres-
sions envers la personne humaine dans la terreur des camps de concentration. Les
racines de cette conception sont importantes à préciser.
C’est à l’initiative de S. Freud que V. Frankl a publié son premier article en 1924,
alors qu’il était encore étudiant. Docteur en médecine en 1930, nommé chef de clini-
que dans la polyclinique de Vienne, il est suspendu de ces fonctions en 1938. En 1942,
il est arrêté et déporté à Auschwitz. Il continue ses recherches et écrit un livre qui sera
saisi par les nazis et qu’il réécrira en 1948. Libéré en 1945, il apprend que tous les siens
sont morts en déportation (sa mère et ses frères).
Il retourne à Vienne, continue d’écrire et passe en 1949 une thèse de philosophie
ayant pour sujet « Le Dieu Inconscient ». En 1950, il fonde la Société médicale autri-
chienne de psychothérapie.
Il est nommé professeur de neurologie et de psychiatrie à la Faculté de médecine
de Vienne en 1955, poste qu’il occupera jusqu’à sa retraite. Les mois d’été, il est appelé
à enseigner aux États-Unis, aux universités de San Diego, Harvard, Stanford, Cincin-
nati, etc. Parmi la vingtaine de ses ouvrages, le plus connu est L’homme à la recherche
de sens, traduit en plus de vingt langues et diffusé à plus de trois millions d’exemplai-
res… et à peine connu en France.
V. Frankl considère trois aspects dans le dynamisme de l’homme :
1) la volonté de puissance, à laquelle correspondent les perturbations constituées
du sentiment d’infériorité, tel qu’Adler l’a développé ;
2) la volonté de plaisir, à laquelle correspond le principe de plaisir, et les troubles
du développement libidinal, tels que Freud les a définis ;
3) la volonté de sens, avec en correspondance la frustration.
Il existe pour V. Frankl une frustration existentielle génératrice de troubles psy-
chiques. Ce sentiment d’absence de sens de sa propre existence est à l’origine de trou-
bles psychiques et psychosomatiques, d’angoisse et de malaise. C’est le vide existentiel
pathogène. Il s’agit de s’accomplir soi-même et de se réaliser mais il faut aussi faire
intervenir l’attitude vis-à-vis de la souffrance physique et psychique. V. Frankl insiste
sur le fait que la frustration existentielle est à notre époque beaucoup plus forte que
la frustration sexuelle, plus intense, on le sait, du temps de Freud.
Tous les troubles sous-tendus par une désorganisation de l’unité psychosomati-
que sont concernés par cette dynamique : toxicomanie, alcoolisme, tentatives de sui-
cide, crises existentielles déréalisantes, psychoses aiguës, etc. V. Frankl (1945) appelle
d’ailleurs noodynamique « cette dynamique existentielle dans un champ de tension
entre ce que nous avons réalisé et ce qui nous reste à réaliser. »
Il ne s’agit pas de « chosifier » les dimensions de l’homme, mais de considérer une
unité psychosomatonoétique qui fait appel à la liberté et à la responsabilité.
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