150 Michel De Boucaud
Mais c’est au niveau des grands œuvres de psychiatrie phénoménologique de Karl
Jaspers, Ludwig Binswanger, Victor Frankl et Henri Ey que nous voudrions considé-
rer les relations entre clinique psychologique et psychopathologique et conception
anthropologique et philosophique.
L’œuvre de Karl Jaspers est bien connue des psychiatres dans son ensemble. Mais
nous voudrions souligner les dimensions fondamentales dans les perspectives étudiées.
Jaspers est considéré comme le fondateur de la psychopathologie dans ses rap-
ports avec la psychiatrie, avec son œuvre centrale, Psychopathologie générale, parue en
1913, dans laquelle il individualise la méthode de compréhension génétique de la suc-
cession des vécus, c’est-à-dire qu’il s’agit de « comprendre comment le psychique naît
avec évidence du psychique », à la suite de Dilthey. Mais il s’agit aussi de prendre en
compte des états psychologiques où domine l’incompréhensible.
Jaspers propose une distinction fondamentale : il caractérise la notion de déve-
loppement de la personnalité et celle de processus psychopathologique. Ces notions
seront l’objet de grandes discussions et d’études approfondies, notamment par notre
très regretté collègue et ami G. Lantéri-Laura. Mais l’essentiel n’est-il pas d’aborder
et de discuter les problèmes de compréhension et d’incompréhensible ?
Jaspers établit une différence considérable entre conscience des objets et cons-
cience de réalité, mais surtout il oppose la conscience du moi à la conscience des objets.
Ainsi son projet est de prendre l’homme comme totalité, au-delà des données de
la connaissance scientifique : un projet où la folie, comme le mythe, brise le lien de la
psychologie et du psychologisme pour concerner le domaine de l’universel, selon l’ex-
pression de Tatossian. Et c’est là où, d’un point de vue général et anthropologique,
Jaspers propose trois orientations :
1) il s’enracine dans une expérience de la singularité et s’intéresse à l’épreuve de
l’être à travers l’échec, le mal, la souffrance, la frustration ;
2) l’exigence du sens est primordiale dans ce qu’il appelle « les situations limi-
tes », situations limites de l’intégralité de la personnalité où le sujet va basculer dans
la décompensation et la désorganisation psychique (désarroi aigu, panique, angoisse
de l’invasion de l’imaginaire, etc.).
3) dans l’approche clinique des troubles psychiques, il est très attentif à la solitude
et à l’angoisse précisément. L’histoire du sujet et la position de l’autre ont une grande
importance. Ces aspects posent les problèmes de la communicabilité, du sens de l’ac-
cès au sens de l’expérience de l’autre. Jaspers devait individualiser la notion d’expé-
rience délirante primaire où l’angoisse est très vive.
On parlera alors à son sujet de psychiatrie anthropologique, dans la mesure où la
science est anthropologique, selon Blankenburg, « quand elle parvient à relier à la
nature de l’homme et à comprendre à partir d’elle tout ce avec quoi elle a à faire »
(A. Tatossian, S. Giudicelli). Jaspers parle
d’expression de l’âme lorsque, par un acte compréhensif, nous relions le phénomène
physiologique avec le phénomène psychique qui s’y exprime, par exemple lorsque