Jusqu`en 1980, il existait à Kreuzlingen une cli

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Entre Genève
ET Kreuzlingen
Le «vécu mélancolique»
Par Joëlle Kuntz
J
usqu’en 1980, il existait à Kreuzlingen une clinique psychiatrique célèbre fondée en 1857 par
Ludwig Binswanger sur les terres d’une abbaye
sécularisée. Elle avait accueilli au tournant du
XXe siècle des patients comme Bertha Pappenheim (la
Anna O. des Etudes sur l’hystérie de Freud), l’historien
d’art Aby Warburg, le danseur russe Nijinski ou encore
le peintre Ernst Kirchner.
Ludwig Binswanger (1881-1966), le petit-fils du
fondateur, avait inventé, dans la foulée de Heidegger
et de la phénoménologie de Husserl, l’«analyse
existentielle» (Daseinanalyse), une curiosité qui
faisait accourir à Kreuzlingen l’élite de la psychiatrie.
Il s’agissait de reconnaître les façons qu’a l’homme
malade de se rapporter au monde et aux autres.
Contrairement à l’idée répandue qu’il en était éloigné
ou séparé, Binswanger voyait dans son aliénation
une tentative, la seule peut-être, d’habiter le monde.
Il fallait donc porter une attention toute particulière
au vécu des patients, les suivre et les écouter avant
de prétendre les soigner.
à Genève à une œuvre critique magistrale. «Les maladies humaines ne sont pas pures espèces naturelles,
écrivait Starobinski dans sa thèse, publiée sous le
manteau en 1960. Le patient subit son mal, mais il
le construit aussi, ou le reçoit de son milieu; le médecin
observe le mal comme un phénomène biologique,
mais, l’isolant, le nommant, il en fait un être de
raison et il y exprime un moment particulier de
cette aventure collective qu’est la science. Du côté
du malade, comme du côté du médecin, la maladie
est un fait de culture, et change avec les conditions
culturelles.».
Avec le temps, le médecin Starobinsky s’est éclipsé
devant l’essayiste, le littérateur, le philosophe. Dans
son dernier livre, L’Encre de la mélancolie, publié en
2012, il soumet l’art à l’examen de la «bile noire», de
«l’eau sombre» qui se mue en matériau d’écriture.
«Ecrire, dit-il, c’est former sur la page blanche des
signes qui sont de l’espoir assombri, c’est monnayer
l’absence d’avenir en une multiplicité de vocables
distincts, c’est transformer l’impossibilité de vivre
en possibilité de dire.»
Vers 1958, vivait à Genève un jeune universitaire,
Jean Starobinski, médecin interniste en même temps
que maître assistant de littérature française. Occupé
à produire un doctorat de médecine, il avait noté
que dans toutes les histoires de malades disponibles
dans la littérature médicale, il manquait toujours
quelqu’un: le malade lui-même, sa présence vivante,
sa façon de vivre sa maladie. L’approche nouvelle du
groupe de Kreuzlingen était donc pour lui. Il écrivit sa
thèse sur l’histoire des traitements de la mélancolie,
qui devenait tout à la fois une histoire de la science,
une histoire de la mélancolie et une histoire des
mélancoliques depuis Homère jusqu’à Baudelaire et
Kafka en passant par Rousseau.
A Kreuzlingen, Ludwig Binswanger distinguait la guérison (Heilen) et le salut (Heile), la thérapie et les soins
de l’âme (Seelsorge). Aby Warburg, l’historien de l’art
qu’il soignait pour schizophrénie, a quitté sa clinique
le 12 août 1924, trois ans après son arrivée. Il venait
d’y tenir, pour éprouver sa guérison, une conférence
sur le rituel du serpent des Indiens du Nouveau
Mexique auquel il avait assisté vingt-six ans auparavant. Il était sûr que la preuve de son retour à la santé
serait sa capacité de renouer avec son travail scientifique. Il réussit. Binswanger l’avait-il guéri ou sauvé?
Ce sont les hautes questions que partagent Kreuzlingen
et Genève, par philosophes interposés.
Au croisement de la psychiatrie et de la littérature, le
«vécu mélancolique» approché par Starobinski dans
les pas de l’école de Kreuzlingen allait donner corps
Le bâtiment de la clinique Bellevue a été démoli en
1990. Mais son nom reste en tête de la présentation
historique officielle de la commune de Kreuzlingen.
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