les lecons monetaires de la crise argentine

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Liberte Politique
LES LECONS MONETAIRES DE LA CRISE ARGENTINE
Article rédigé par Bernard Cherlonneix, le 24 janvier 2002
PARIS, [DECRYPTAGE/analyse] - La grave crise politique économique et sociale traversée par l'Argentine
trouve son origine dans des questions de parités et d'institutions monétaires inadéquates. Il convient
d'essayer d'en prendre la mesure et d'en tirer les conséquences pour l'avenir.
L'analyse de cette crise est consensuelle sur le plan national argentin quand il s'agit de dénoncer la
surévaluation du peso, mais ne l'est pas quant au rôle joué par la réforme monétaire de 1991 inspirée par le
ministre des Finances Domingo Cavallo (sous la présidence de Carlos Menem) et dominée par la mise en
place d'un Currency Board (ou Caisse fiduciaire) sur le modèle de Hong Kong, de Singapour et, plus
récemment, de l'Estonie.
Rappelons tout d'abord le contexte monétaire très particulier de l'Argentine, soumise dans les années 80 à
une hyperinflation chronique (allant jusqu'à 5000 pour cent en 1989), accompagnée d'une fuite massive de
capitaux. C'est alors qu'est décidée la mise en place d'un plan de stabilisation de l'économie reposant
essentiellement sur la mise en place d'un Currency Board.
Qu'est-ce donc qu'un Currency Board ? Une banque centrale dont les marges de manœuvre sont limitées par
des règles de fonctionnement restreignant sévèrement sa possibilité de création de monnaie centrale
(c'est-à-dire de " base monétaire " ou encore de " M0 " dans le langage des agrégats monétaires), dont les
banques commerciales sont tributaires pour leur propre création de monnaie scripturale au travers de leurs
opérations de crédit, qui fixent le rythme d'évolution de la masse monétaire.
Ces règles prévoient en effet que la base monétaire - noyau dur de la masse monétaire - doit être entièrement
couverte par les réserves de changes, en l'espèce des dollars. Ainsi, la création de monnaie nouvelle n'est
possible que si un excédent de la balance des paiements se traduit par une entrée nette de devises dans les
réserves de change de la banque centrale, désormais privée de toute marge de manœuvre discrétionnaire
caractéristique de ce qu'on appelle la " politique monétaire ". Ainsi l'inflation interne du pays soumis à un
Currency Board tend à s'aligner sur l'inflation du pays à la devise duquel il arrime sa monnaie, les États-Unis
en l'occurrence. C'est d'ailleurs pourquoi le contrôle des changes argentin avait été levé au même moment
sans risque d'hémorragie de capitaux.
L'État perd également de ce fait la possibilité de voir " sa " banque acheter des bons du trésor public et ainsi
d'obtenir un financement monétaire direct de son déficit qu'il doit couvrir par l'emprunt (c'est-à-dire la
dette...). Il s'agit dans l'esprit de revenir aux disciplines de l'étalon or et de rétablir ainsi le mécanisme de
rééquilibrage automatique des balances de paiement, seul véritable garant d'une ouverture durable de
l'économie et donc de la liberté d'échange et d'investissement des acteurs économiques nationaux et
étrangers.
Dans le cas du Currency Board argentin, la valeur d'échange du peso en dollar américain était fixée au taux
de 1 pour 1, ce qui conférait au système une valeur symbolique de nouveau départ et un moyen d'étalonnage
redoutable. Ce système rendait également l'économie argentine dépendante des capitaux étrangers et sa
compétitivité internationale des évolutions du dollar, qui ne répondaient nullement aux problèmes de
l'économie argentine mais seulement aux exigences intérieures de l'économie américaine.
Jusqu'en 1997 le système a dans l'ensemble bien fonctionné : de 1990 à 1994 le PIB argentin a augmenté de
8 pour cent en moyenne par an, la consommation des ménages de 9 pour cent. Le taux d'investissement
national est passé de 14 à 20 pour cent. L'inflation était ramenée en 1994 à 4,2 pour cent, les capitaux
entraient de nouveau. Ce reflux combiné à la fin de la dépréciation du peso entraînait une hausse de 15 pour
cent des prix argentins par rapport à ceux des pays concurrents, et transformait l'excédent commercial des
années 80 en un déficit chronique de la décennie 90. La surévaluation du peso menace dès lors l'économie
argentine alors que le " real " brésilien va perdre 50 pour cent de sa valeur entre 1998 et 2001, et alors que le
dérapage des finances publiques et l'accroissement de la dette publique reprennent de plus belle. Au cours de
l'été 1998 la crise russe est le déclencheur d'une crise argentine latente marquée par la crainte d'un défaut de
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paiement de la dette externe et une nouvelle fuite des capitaux. Depuis, et avant de démissionner, le nouveau
président de la République Fernando de la Rua a essayé vainement de renouer avec l'orthodoxie budgétaire
et de regagner la confiance des investisseurs internationaux.
Venons en aux leçons de la crise argentine qui a pris depuis la dimension que l'on sait. La surévaluation
monétaire, supérieure à 20 pour cent en Argentine, facteur de récession et de chômage, est toujours un
facteur de tensions sociales plus ou moins importantes selon sa durée et son ampleur. Les tensions sociales
des années 30 en France, le " Front populaire ", résultèrent largement du refus de dévaluer le franc Poincaré
pris au piège du bloc-or, alors que le dollar et la livre avait dévalué en 1931 et 1933. Le refus d'adaptation
rapide et à froid aux réalités économiques, aussi regrettables soient-elles dans l'absolu, est toujours une
source d'adaptation différée plus coûteuse et dans la crise. Le prix payé par l'Argentine est exorbitant :
dizaines de morts, famines, immenses douleurs sociales, grave crise politique et finalement quand même
dévaluation du peso " commercial " de 35 pour cent et flottement du peso " financier ".
Il n'y a malheureusement pas de " truc " pour sortir du surendettement public externe chronique qui
caractérise l'Argentine et de nombreux PVD : on en parle moins mais cette réalité financière gravement
pénalisante est toujours là.
Dans la mesure où le système du Currency Board a participé à cette surévaluation fatale, il en est également
partiellement responsable, mais la leçon monétaire de l'échec du Currency Board appliqué pour la première
fois à un grand pays et en quelque sorte soumis à un test grandeur nature est plus générale : il n'y a pas de
bonne solution monétaire partielle durable. On ne saurait prétendre créer un îlot de stabilité régionale dans
un océan mondial d'instabilité monétaire, institutionnalisée par l'abandon de la convertibilité métallique du
dollar américain depuis 1971, et la levée de toute discipline monétaire interne pour la plus importante
économie du monde. Avec l'échec de la solution monétaire argentine, puisée dans les derniers remèdes d'une
pharmacopée monétaire à bout de ressources, le projet " asymétrique " consistant à imposer aux " petits "
des disciplines dont les " grands " s'exonèrent a fait long feu. Une révision plus générale et plus déchirante
des institutions monétaires contemporaines défaillantes est à l'ordre du jour, si tant est que l'on veuille
sérieusement procurer aux acteurs économiques, c'est-à-dire aux peuples, un environnement économique et
financier moins friable, une société plus vivable, un avenir possible.
Bernard Cherlonneix est économiste, membre du conseil éditorial de la revue Liberté politique.
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