pas de terme générique qui correspond à notre mot « travail »
5
. Un terme comme ponos
exprime la « peine » et l’« effort » dans toute activité humaine, et non la production d’une
valeur sociale utile. Un autre terme grec, ergon, dont la physique moderne a fait l’erg, l’unité
de mesure de l'énergie dans le système CGS, exprime l’activité du paysan dans son champ
ou, plus généralement, l’activité d’un être. Même le terme de demiourgos, de « démiurge »,
ne qualifie pas le travail social d’un artisan ou d’un ouvrier, bien qu’il contienne le radical
démos, « peuple » ; il désigne à l’origine, non pas une production, mais une activité publique
en dehors de l’oikos, de la maison, par exemple celle des artisans, mais aussi celle des poètes
ou des devins, des activités très diverses qui n’ont rien d’économique. S’il n’y pas d’unité de
la fonction de « travail » dans les cités grecques, il n’y a donc pas non plus d’unité de la
fonction de « travailleur », ni, en conséquence, d’unité de la fonction de l’« économie ». Le
terme d’oikonomia existe, bien entendu, et nous avons tiré de lui notre mot « économie ».
Mais il renvoie à l’ensemble des activités privées, et non publiques, qui se tiennent à
l’intérieur de l’oikos ou oikia, la « maison », et qui sont symbolisées par la figure de la femme
qui est maîtresse de son foyer.
L’oikonomia signifiait uniquement la loi, nomos, qui régit la maison, oikos, entendons
l’administration de la maison et de la famille qui y habite. On pourra parler, avec Montaigne,
de « ménagement » ou de « mesnagerie », il s’agira toujours de s’occuper des affaires
familiales et de régler les questions matérielles de la vie domestique, et non de s’intéresser
au développement de la Cité pour accroître ses richesses. Mais si l’on règle ainsi ses affaires
personnelles, en les ménageant avec une certaine prudence qui conduit à économiser ses
forces et son bien, c’est parce que le Grec s’impose une éthique rigoureuse dans sa vie
privée comme dans sa vie publique. On le constate chez Aristote tant dans la Politique que
dans l’Éthique à Nicomaque ou les Économiques. Le philosophe ne définit pas l’homme
comme une homo œconomicus, c’est-à-dire un producteur et un consommateur, mais bien
comme un « vivant politique » qui est précisément détaché des tâches serviles imparties aux
esclaves, Ce qui interdit aux cités grecques de penser leurs cités selon un modèle évolutif,
c’est leur conception du monde qui n’implique dans le temps aucun développement, tel que
nous l’entendons aujourd’hui, ni a fortiori aucun progrès. Le citoyen grec n’existe que par sa
fonction politique, sur le seul mode de l’action pratique, et non sur celui de l’action
productrice, en fonction de la polarité praxis/poièsis, le second terme étant subordonné au
premier.
On comprend les critiques qu’Aristote adresse à ce qui est pour nous le mode normal
de production, c’est-à-dire la création de richesses, et le principe de l’économie, à savoir le
développement, car de tels processus d’accumulation mettent pour lui en danger la vie
éthique de l’homme comme celle de la cité. La chrématistique, dont il combat le
dérèglement, est certes la source de richesses, l’argent engendrant l’argent, mais elle
déséquilibre la cité du fait de son développement indéfini. Alors que l’économie naturelle de
la maison trouve ses limites dans la satisfaction des besoins domestiques, la recherche des
richesses de la chrématistique s’avère illimitée. Aristote en donne la raison éthique : ceux
qui se lancent dans les affaires s’appliquent uniquement à vivre (to zen), et l’appétit de vivre
est illimité, alors que la sagesse consiste à bien vivre (to eu zen), c’est-à-dire à maîtriser ses
désirs par la vertu qui, seule, peut procurer le bonheur, eudaimonia. On ne peut réduire
toutes les activités humaines, conclut Aristote dans la Politique (I, 9, 1258 a), à des affaires
5
J.-P. Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », op cit., p. 16-17.