Cet article tire de l’ouvrage « Ethique et développement », (Actes du 13e colloque d’éthique économique, organisé par le Centre de recherches en éthique de l’Université Paul Cézanne (AixMarseille III), à Aix-en-Provence, les 29 et 30 juin 2006), édité par la Librairie de l’Université d’Aixen-Provence en 2007 (ISBN : 978-2-903449-93-3) L’éthique et l’évolution des cités dans le monde grec par Jean-François MATTÉI Professeur de philosophie à l’Université de Nice-Sophia Antipolis, membre de l’Institut Universitaire de France Le titre de notre treizième colloque, « Éthique et développement », soulève les mêmes questions que l’expression d’« éthique économique » pour désigner la discipline sous laquelle il s’inscrit. Comment peut-on concilier en effet deux domaines, qui paraissent a priori étrangers, celui de la conduite morale définie par des actions libres soumises à des principes, qu’ils soient d’ordre religieux, philosophique ou juridique, et celui des affaires économiques définies par des comportements déterminés soumis à la loi de l’offre et de la demande qui renvoie peu ou prou à des intérêts conflictuels ? Il y a dans toute éthique une dimension d’équilibre et de stabilité, disons de « mesure », alors que l’économie, du moins l’économie moderne, semble participer d’un déséquilibre et d’une instabilité, sinon d’une « démesure », qui tient au développement mondial de tous les échanges de produits, d’informations et de services. Pour le dire rapidement, l’éthique propose plutôt à chacun une règle de vie permanente, et donc statique, là où le développement de tous est évidemment une forme de vie changeante, et donc dynamique. Mais si l’on s’interroge sur les rapports de l’éthique et du développement, au lieu de laisser ce dernier libre de toute attache, c’est sans doute parce qu’un développement indéfini, et non maîtrisé, laisse craindre des débordements qui devraient être tempérés, sinon supprimés, par des impératifs éthiques. L’opposition est celle du mode d’action considéré : l’éthique s’adresse toujours à nous à l’impératif, et cet impératif est le plus souvent catégorique, comme chez Kant, alors que le développement parle à l’indicatif, un indicatif qui est plutôt hypothétique car nul ne peut garantir à l’avance la réalité, et la justesse, d’un développement. L’avenir est gros de risques et de menaces que l’éthique essaie d’exorciser en imposant des règles et des limites à toutes les formes de développement techniques ou économiques. * Ce conflit potentiel entre une éthique, vouée d’emblée à la maîtrise, et un développement, réduit par suite à la soumission - du moins pour ceux qui souhaitent accorder les deux en choisissant ce que l’on appelle le « développement durable », c’est-àdire un développement contrôlé qui trouve ses assises en dépit des bouleversements et des crises –, est un conflit essentiellement moderne que les Anciens n’ont jamais vécu. D’une part, les cités antiques, et plus encore les sociétés primitives, n’ont pas connu de développement visible à l’échelle humaine tant sur les plans économiques que politiques ou sociaux : la notion même de « changement », quand elle existe, n’a pas le même sens que pour nous. D’autre part, la pensée antique privilégie généralement la forme statique de l’existence sur la forme dynamique, moins peut-être du fait de la limitation de ses moyens techniques, comme on l’a écrit quelquefois, que pour des raisons théoriques liées à sa conception du monde. Bergson a bien montré, dans Les deux sources de la morale et de la religion, qu’il y avait deux sortes de sociétés, les « sociétés closes », refermées sur ellesmêmes et qui évoluent si insensiblement que les individus ne s’en rendent pas compte, et les « sociétés ouvertes », en contact avec les autres sociétés, et qui évoluent de plus en plus vite puisque c’est le modèle même de l’ouverture, c’est-à-dire du changement, qui les constitue comme telles. Les membres des sociétés closes, soumises à ce que Bergson nomme la « pression », sont liés par des obligations strictes qui les empêchent de se développer dans l’ordre politique, social et économique, alors que les sociétés ouvertes, définies au contraire par une « aspiration », selon le terme de Bergson, se libèrent des nécessités antérieures pour inventer de nouvelles formes d’échanges de plus en plus nombreuses et de plus en plus diverses. Les sociétés closes sont repliées sur elles-mêmes. Leurs membres sont indifférents aux autres hommes, et voués à une attitude de défense ou d’attaque, c’est-à-dire de « combat », parce que ces sociétés n’ont pas les outils intellectuels ou matériels qui autoriserait un quelconque changement, que ce soit sous forme d’évolution ou de progrès. Il en résulte qu’elles ne peuvent devenir des sociétés ouvertes « par voie d’élargissement », comme le remarque Bergson, puisqu’elles n’ont en elles aucun principe de développement. Elles ne peuvent que disparaître, soit par extinction naturelle, soit par conquête culturelle, ce qui fut le cas des cités grecques soumises à Philippe puis à Alexandre, et même de l’Égypte séculaire conquise par le même Alexandre. Pour le dire autrement, le clos ne peut jamais s’ouvrir à la suite d’un processus continu puisqu’il est étranger à tout principe social de développement. Mais il peut se transformer par voie d’explosion, si l’on peut dire, à la suite d’une révolution spirituelle ou conceptuelle qui débouche sur une transformation sociale radicale. C’est le christianisme qui a permis historiquement la naissance des sociétés ouvertes en libérant les hommes de leur dépendance étroite vis-à-vis de leur société, et en leur apportant, avec l’idée de liberté religieuse qui prendra bientôt les couleurs d’une liberté politique et d’une liberté sociale, une ouverture sur un autre monde qui se reflète déjà en ce monde-ci. Lorsque Bergson écrit que « la société ouverte est celle qui embrasserait en principe l’humanité entière »1, il reconnaît que le christianisme, interprété comme une « religion dynamique », a apporté l’espoir d’une libération universelle de la condition humaine. Dès lors, cette libération spirituelle a pris les couleurs d’une libération intellectuelle, politique, sociale, aussi bien que scientifique et technique. La possibilité d’une ouverture économique, et donc d’un développement généralisé de toutes les sociétés à travers un échange universel, est apparue avec la sécularisation de l’idée chrétienne de progrès qui, à l’origine, ne concernait que le temps de la rédemption. Ce sera encore l’hypothèse de Max Weber lorsque, dans sa Sociologie de la religion, il établira l’homologie de structure entre l’esprit du capitalisme, en tant qu’idéal-type, et l’éthique protestante dont le désenchantement du monde a favorisé, avec la recherche scientifique, la 1 Bergson, Les deux sources de la morale et de la religion, Œuvres, Paris, PUF, 1959, p. 1202. rationalisation du travail et le développement économique. En rompant avec le rituel et le traditionnel, le mysticisme et la magie, la prophétie chrétienne, avance Max Weber, a bien ouvert le champ d’une histoire sécularisée qui ne connaît plus d’autre principe que celui d’un développement humain indéfini. On doit encore ajouter que le tournant politique qui a fait disparaître les sociétés closes est celui de la démocratie. Bergson affirmait que « la démocratie est d’essence évangélique » et qu’elle a pour moteur « l’amour »2, dans la mesure où elle a imposé l’idée paulinienne que tous les hommes sont frères, sans considération de sexe, de race, de situation sociale ou de richesse, et qu’en conséquence tous ont droit, avec une même considération, à un même développement intellectuel, économique et social. Il est de fait que les progrès conjoints de la démocratie et du capitalisme, en tant qu’ils sont les deux principes dynamiques du même modèle libéral, ont accéléré de plus en plus, depuis quelques siècles, l’ouverture généralisée des sociétés, seraient-elles les plus fermées, vers ce que l’on appelle aujourd’hui la « mondialisation » ou la « globalisation ». Ce n’est rien d’autre que le système généralisé, à l’échelle de la planète, de la libéralisation de toutes les formes d’échange et de développement. Tocqueville avait le premier remarqué, que « la révolution démocratique » a porté les sociétés modernes à aimer « le mouvement pour lui-même » à un point tel que si, dans les aristocraties, « la langue doit naturellement participer au repos où se tiennent toutes choses »3, les démocraties modifient leur langage pour mieux précipiter le changement dans tous les domaines de la vie sociale. Le « mouvement », qu’il soit sous forme d’évolution, de développement ou de progrès, est le principe et la fin des sociétés ouvertes qui sont vouées à précipiter les formes les plus diverses d’échanges, qu’il s’agisse des produits, des informations, des services ou des hommes. Il n’en allait pas de même dans les sociétés du monde antique. En premier lieu, les cités n’ont pas connu le développement économique accéléré qui est lié au capitalisme, car les cités étaient des lieux de consommation des richesses et non de leur capitalisation. Les activités économiques, bien que présentes dans les échanges commerciaux avec les cités grecques ou avec d’autres terres étrangères, ont toujours joué un rôle mineur dans les institutions de la Cité et dans la représentation que les philosophes en ont données. Comme l’écrit Jean-Pierre Vernant dans son article « Travail et nature dans la Grèce ancienne », « la Polis prolonge et généralise des traditions aristocratiques : elle n’est pas “bourgeoise” comme la ville du Moyen Âge »4. Si la production des richesses, d’ailleurs très limitée, n’était pas inscrite dans un processus de développement délibéré, c’est parce que les Grecs ne connaissaient pas l’autonomie du champ économique qui était toujours subordonné à la vie politique. Et si l’économie n’était pas le moteur de la vie sociale, c’est parce qu’elle n’était pas considérée comme le mouvement déterminant de l’activité humaine. Nous sommes ici aux antipodes, dans ces sociétés à dimension aristocratique, de la célébration du mouvement que connaîtront, selon Tocqueville, les sociétés démocratiques. Jean-Pierre Vernant rappelle justement, dans l’article cité, que la langue grecque ne connaît 2 Bergson, op. cit., p. 1215. 3 A. de Tocqueville, De la démocratie en Amérique II, première partie, « Influence de la démocratie sur le mouvement intellectuel aux États-Unis », Paris, La Pléiade, 1992, chapitre XVI, p. 577. 4 J.-P. Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », Mythe et pensée chez les Grecs, tome II, Paris, Maspéro, 1965, note 88, p. 35. pas de terme générique qui correspond à notre mot « travail »5. Un terme comme ponos exprime la « peine » et l’« effort » dans toute activité humaine, et non la production d’une valeur sociale utile. Un autre terme grec, ergon, dont la physique moderne a fait l’erg, l’unité de mesure de l'énergie dans le système CGS, exprime l’activité du paysan dans son champ ou, plus généralement, l’activité d’un être. Même le terme de demiourgos, de « démiurge », ne qualifie pas le travail social d’un artisan ou d’un ouvrier, bien qu’il contienne le radical démos, « peuple » ; il désigne à l’origine, non pas une production, mais une activité publique en dehors de l’oikos, de la maison, par exemple celle des artisans, mais aussi celle des poètes ou des devins, des activités très diverses qui n’ont rien d’économique. S’il n’y pas d’unité de la fonction de « travail » dans les cités grecques, il n’y a donc pas non plus d’unité de la fonction de « travailleur », ni, en conséquence, d’unité de la fonction de l’« économie ». Le terme d’oikonomia existe, bien entendu, et nous avons tiré de lui notre mot « économie ». Mais il renvoie à l’ensemble des activités privées, et non publiques, qui se tiennent à l’intérieur de l’oikos ou oikia, la « maison », et qui sont symbolisées par la figure de la femme qui est maîtresse de son foyer. L’oikonomia signifiait uniquement la loi, nomos, qui régit la maison, oikos, entendons l’administration de la maison et de la famille qui y habite. On pourra parler, avec Montaigne, de « ménagement » ou de « mesnagerie », il s’agira toujours de s’occuper des affaires familiales et de régler les questions matérielles de la vie domestique, et non de s’intéresser au développement de la Cité pour accroître ses richesses. Mais si l’on règle ainsi ses affaires personnelles, en les ménageant avec une certaine prudence qui conduit à économiser ses forces et son bien, c’est parce que le Grec s’impose une éthique rigoureuse dans sa vie privée comme dans sa vie publique. On le constate chez Aristote tant dans la Politique que dans l’Éthique à Nicomaque ou les Économiques. Le philosophe ne définit pas l’homme comme une homo œconomicus, c’est-à-dire un producteur et un consommateur, mais bien comme un « vivant politique » qui est précisément détaché des tâches serviles imparties aux esclaves, Ce qui interdit aux cités grecques de penser leurs cités selon un modèle évolutif, c’est leur conception du monde qui n’implique dans le temps aucun développement, tel que nous l’entendons aujourd’hui, ni a fortiori aucun progrès. Le citoyen grec n’existe que par sa fonction politique, sur le seul mode de l’action pratique, et non sur celui de l’action productrice, en fonction de la polarité praxis/poièsis, le second terme étant subordonné au premier. On comprend les critiques qu’Aristote adresse à ce qui est pour nous le mode normal de production, c’est-à-dire la création de richesses, et le principe de l’économie, à savoir le développement, car de tels processus d’accumulation mettent pour lui en danger la vie éthique de l’homme comme celle de la cité. La chrématistique, dont il combat le dérèglement, est certes la source de richesses, l’argent engendrant l’argent, mais elle déséquilibre la cité du fait de son développement indéfini. Alors que l’économie naturelle de la maison trouve ses limites dans la satisfaction des besoins domestiques, la recherche des richesses de la chrématistique s’avère illimitée. Aristote en donne la raison éthique : ceux qui se lancent dans les affaires s’appliquent uniquement à vivre (to zen), et l’appétit de vivre est illimité, alors que la sagesse consiste à bien vivre (to eu zen), c’est-à-dire à maîtriser ses désirs par la vertu qui, seule, peut procurer le bonheur, eudaimonia. On ne peut réduire toutes les activités humaines, conclut Aristote dans la Politique (I, 9, 1258 a), à des affaires 5 J.-P. Vernant, « Travail et nature dans la Grèce ancienne », op cit., p. 16-17. d’argent sous le prétexte que « gagner de l’argent est leur fin et que tout conspire pour atteindre ce but ». Si le développement économique n’est jamais le but des cités ni le souci des philosophes, c’est parce que la vie de production de biens qu’un moyen, et non une fin en soi. Aristote n’hésite pas à dire que « la vie de l’homme d’affaires », car il y en avait tout de même en Grèce, trafiquants, importateurs, gros commerçants, est une vie « contre nature » (para phusin), car « la richesse [...] est utilisée comme moyen en vue d’une autre chose »6. Le critère de la condamnation s’avère ici uniquement moral. L’économie, comprise comme la création continue de richesses sociales, demeure toujours soumise à l’ordre de la nécessité, manifesté, pour reprendre les termes de Bergson, par la « pression » de la vie, là où la politique et, plus encore, la philosophie, en tant que pratique du bien, s’ouvre sur l’ordre de la liberté, manifesté par l’« aspiration » au loisir. * On peut pousser plus avant l’analyse. Les cités grecques, comme les théoriciens qui ont réfléchi sur leur origine et leur constitution, n’ont pas choisi le chemin du développement économique ni celui du progrès technique, non pas seulement du fait de l’absence de la catégorie générale du « travail », mais en raison de leur conception du monde et du temps. Leur vision du kosmos est celle d’un monde clos, comme l’a montré Alexandre Koyré, centré sur la terre vouée à la déesse Hestia, qui n’est pas susceptible de changement, de développement ou de progrès. Dans toutes les cosmologies archaïques, puis dans les théories physiques qui leur ont succédé, l’univers matériel est fini, achevé et immobile. La sphère des étoiles qui borne le monde est la « sphère des fixes », car les étoiles, dans leurs différentes galaxies, conservent les mêmes rapports mathématiques que l’astronomie mesure de la manière la plus exacte, bien que toutes les observations aient été faites à l’œil nu. La constance de ces rapports est manifestée, dans la nuit étoilée, par les douze constellations où siègent les signes célestes du Zodiaque, de 30° chacun, et les douze maisons qui composent le Zodiaque terrestre. L’équilibre du kosmos est mis en évidence par la position centrale de la Terre qui est immobile. Toute la sphère du monde a ainsi un foyer fixe qui est dévolu à la déesse Hestia dont le nom même signifie, dans sa racine indoeuropéenne, la permanence : la racine *st se retrouve, parmi bien d’autres termes, dans « stabilité », « station », « statut », « institution » ou, simplement, « stop », pour évoquer l’immobilité et l’équilibre. La contemplation nocturne du « ciel étoilé », qui remplissait l’âme de Kant d’admiration au même titre que la loi morale, est ainsi pour les Anciens la preuve vivante de la permanence et de la stabilité de toute chose. On comprend la sagesse éternelle de l’Ecclésiaste que le monde grec partageait : « Une génération s'en va, une autre vient, et la terre subsiste toujours. Le soleil se lève, le soleil se couche; il soupire après le lieu d'où il se lève de nouveau. Le vent se dirige vers le midi, tourne vers le nord; puis il tourne encore, et reprend les mêmes circuits. Tous les fleuves vont à la mer, et la mer n'est point remplie ; ils continuent à aller vers le lieu où ils se dirigent. Toutes choses sont en travail au-delà de ce qu'on peut dire; l'œil ne se rassasie pas de voir, et l'oreille ne se lasse pas d'entendre. Ce qui a été, c'est ce qui sera, et ce qui s'est fait, c'est ce qui se fera, il n'y a rien de nouveau sous le soleil. S'il est une chose dont on dise : “Vois ceci, c'est nouveau !” cette chose existait déjà dans les siècles qui nous ont précédés ». 6 Aristote, Éthique à Nicomaque, I, 1096 a. Si les hommes et les cités ne changent pas, si rien n’est nouveau pour eux sous le soleil, c’est parce que le monde qu’ils habitent et qui est leur modèle est étranger au moindre changement. Mais lorsque le modèle géocentrique sera rejeté au profit du modèle héliocentrique, avec Copernic, à la suite d’une véritable révolution conceptuelle que saluera Kant, la terre immobile ne sera plus au centre du monde, le monde clos laissera la place à un univers infini et, dans tous les domaines de la pensée, de la physique à la biologie, de la métaphysique à l’économie, le principe du changement, et donc du développement possible, se substituera au principe de la conservation, et donc de l’immobilité. Les sociétés modernes pourront développer comme elles l’entendent leurs sciences, leurs techniques, leurs moyens de communication, leurs informations, et, à la source comme au terme de l’ensemble de ces productions, une économie globalisée fondée sur la nécessité d’un développement incessant. Cette conception cosmique des Grecs, sur laquelle se modèlent leurs conceptions politiques et morales, l’ordre de la Cité devant refléter l’ordre du monde, comme on le voit encore chez les Stoïciens, se trouve renforcée par leur conception du temps cyclique. Il ne peut y avoir aucun développement, compris comme la marche linéaire des événements vers un terme, ni aucun progrès, entendu comme une amélioration mesurable de la condition humaine, puisque le roue du temps s’ouvre et se referme éternellement sur elle-même. Cette conception circulaire du temps interdit à l’« histoire » de trouver une place dans la réflexion scientifique. Le terme même d’historia, dérivé du parfait archaïque oida, « savoir », signifie « ce que l’on sait pour l’avoir vu ». Histor est ainsi « celui qui sait », et historion, « le témoignage ». Historia signifie en conséquence, par exemple chez Hérodote, celui que l’on a appelé « le père de l’histoire », Enquête ou encore Témoignage. Rien qui évoque, si peu que ce soit, la discipline moderne de l’Histoire, et encore moins la philosophie de l’histoire. Pour que l’Histoire apparaisse en tant que réflexion scientifique autonome, il faut que les sociétés aient pris conscience du caractère linéaire d’un temps ouvert sur l’avenir et dont on cherche à comprendre le sens. L’idée moderne d’histoire n’est donc apparue qu’avec le christianisme et son message sotériologique aussi bien que téléologique. Le temps des hommes a une origine, la chute d’Adam et d’Ève, dont le devenir est marqué par la souffrance du travail et de l’enfantement : « C’est à la sueur de ton visage que tu mangeras du pain jusqu’à ton retour au sol, car de lui tu as été pris », pour l’un ; « Je multiplierai ta peine et tes grossesses, c’est dans la peine que tu enfanteras des fils », pour l’autre7. L’histoire possède un sens depuis l’Incarnation du Christ, lorsque Dieu s’est fait homme pour racheter les péchés de l’humanité. Et l’histoire connaîtra une fin, dans l’orientation du message christique, lorsque le Jugement dernier aura achevé le plan de Dieu en rendant justice aux bons et aux méchants. Que cette conception religieuse d’un temps créateur, parce qu’il provient du Créateur de toutes choses, ait été par la suite sécularisée et laïcisée n’empêche pas qu’elle reste l’origine de notre croyance en un temps historique porteur de développement et de progrès. Cette conception est totalement absente dans les civilisations étrangères au monothéisme et n’a jamais effleuré les penseurs grecs même quand ils ont tenté de comprendre le devenir des choses. On peut le montrer sur deux exemples remarquables : la conception du cycle des âges chez Hésiode et la théorie platonicienne de l’évolution des 7 Genèse, 3, 16-19, traduction d’Émile Osty, Paris, Éditions du Seuil, 1973. cités : chez le poète comme chez le philosophe, tout développement indéfiniment ouvert sur l’avenir est exclu, la courbe du temps ne pouvant que se refermer sur elle même. Dans Les Travaux et les Jours, Hésiode, ce paysan qui connaissait bien le travail de la terre, n’envisage pourtant à aucun moment que la production économique puisse se développer au point de constituer une époque spécifique au temps où il vivait, en une actualité que nous qualifierions aujourd’hui de « moderne ». Tout le poème, qui invoque les Muses et qui s’adresse à Zeus, est sous le signe de la justice qui est bafouée au temps du poète. Il dresse alors l’inventaire des époques qui ont précédé la sienne depuis que Pandore a ouvert la jarre fatale et a répandu les maux dans le monde. La première époque fut celle de la race d’or, au temps de Cronos, où la terre produisait d’elle-même tous les biens et où les hommes vivaient comme des dieux. La race d’argent, bien inférieure, vint à la suite, et commença à désobéir aux dieux, ce qui entraîna leur punition par Zeus. Ce dernier créa alors une nouvelle race périssable, faite de bronze, qui labouraient avec le bronze et combattaient avec le bronze dans une totale démesure. Ils disparurent à leur tour. Zeus fit apparaître une quatrième race de la terre, plus juste que la précédente, et sans correspondance métallique, qui était la race des héros. En ces temps héroïques, les hommes combattirent vaillamment devant les murs de Thèbes ou de Troie. Naquit enfin la cinquième race, dans la dernière époque du cycle, la race de fer qui connut une temps de fer. C’est le temps actuel du poète, peut-être aussi le nôtre, où les hommes perdent toute considération morale, endurent les angoisses de l’existence, et se livrent à la démesure. Ils ne respectent que la force et se désintéressent du droit. Ce dernier état de l’existence humaine est si pervers que le couple d’Aidôs et de Némesis, « Honneur » et « Justice », désertera la terre et abandonnera à leur sort les hommes en prenant la route de l’Olympe. L’aventure humaine ne connaît donc qu’un cycle régulier de cinq époques, de l’âge d’or jusqu’à l’âge de fer, dont on peut supposer qu’il se renouvellera indéfiniment à l’image des cycles cosmiques. Tous les âges du monde reviendront régulièrement, et de même les âges des hommes, de générations anciennes en générations nouvelles, sans que l’on puisse discerner, dans le monde ou dans les cités, un progrès qui effacerait définitivement les âges précédents. Il ne peut y avoir de sens historique, pour Hésiode, ni de développement économique continu, même si les économistes modernes parlent souvent de « cycles », mais en un autre sens que le poète grec, puisque la roue du destin reviendra inexorablement sur les mêmes voies et par les mêmes étapes qui ne laissent attendre aucun salut. Quel rôle doit alors jouer la morale ? Comme Hésiode le confie à son frère Persès, toujours porté vers la violence : il faut être fidèle à la justice et garder la mesure qui donne un sens à notre existence malheureuse, même dans les travaux des champs. Lorsque le poète nous parle du labourage et donne à son frère ses conseils pour les semailles et les moissons, il n’imagine pas un instant que le travail humain pourrait se développer indéfiniment et produire de nouvelles richesses en progressant sur la route du temps. Les peines et les maux reviendront inéluctablement, et la seule issue pour vivre et mourir heureux, c’est de respecter à chaque époque, qu’elle soit d’or ou de fer, la justice divine qui est une justice universelle. Une fois encore, le modèle cosmique joue le rôle d’un modèle éthique qui, par sa configuration en forme de retour éternel, interdit aux hommes et à leurs cités de connaître un développement autonome et indéfini. Nous aurons la confirmation de ce refus éthique du développement historique en envisageant la seule théorie grecque qui ait proposé une genèse des gouvernements politiques, celle de Platon au livre VIII de La République. L’évolution des cités qu’elle met en scène exclut toute ouverture d’ordre politique, social ou économique sur un développement à venir, et insiste au contraire, en revenant à Hésiode, sur la nécessité morale de porter un jugement sur les transformations successives, mais circulaires, des différents régimes politiques. Comme Platon se réclame ici du mythe des races d’Hésiode, on pourrait dire que le mythe de l’évolution cyclique des cités joue un rôle similaire au rôle que joue pour nous le mythe du développement linéaire des sociétés. Les deux explications partagent en effet la même hypothèse, celle de dépasser le temps qui est le nôtre pour envisager la totalité des cycles politiques, dans un cas, de l’histoire humaine, dans l’autre ; la même fin, celle de comprendre la marche des événements dans lesquels nous sommes à la fois acteurs et spectateurs ; et enfin la même exigence, celle de porter un jugement éthique sur le cours entier des événements, c’est-à-dire sur la marche même du monde. Platon admet, comme Hésiode, mais aussi comme l’Ecclésiaste, que tous les hommes sont nés de la terre et sont donc frères, quelle que soit la nature du métal, or, argent, bronze ou fer, qui les distingue en apparence. Il renforce cette unité biologique en insistant sur leur unité psychologique qui sera la base du jugement éthique porté sur les cités et leurs citoyens : tous les hommes sont mus par trois principes ou trois fonctions de l’âme. La raison, to logistikon, qui a son siège dans la tête ; la colère, to thumoeidès, qui a son siège dans le cœur, et le désir, to épithumétikon, qui a son siège dans le ventre. À ces trois instances psychiques, qui, incidemment, annoncent la division tripartite de Freud du Surmoi, du Moi et du Çà, répondent les trois vertus de la sagesse, du courage et de la tempérance, ainsi que les trois classes de la cité : les magistrats, les gardiens des lois et les producteurs. Mais Platon complète son analyse synchronique par une analyse diachronique des cinq modèles de cités qui s’engendrent l’une l’autre. Elle lui permet de porter un jugement éthique sur les réalités politiques, économiques et sociales de chaque forme de cité ainsi que sur les caractères correspondants des citoyens. La démarche platonicienne va consister à établir comment la cité parfaite, qu’il appelle « monarchique » parce qu’elle est fondée sur un seul principe, ou « aristocratique », parce qu’elle est la meilleure des cités, engendre progressivement, dans une dégénérescence de plus en plus achevée, les autres cités asservies à d’autres régimes. Après la monarchie, et l’homme monarchique, qui est unifié par la seule raison, va apparaître la cité timocratique et l’homme timocratique qui sont avides d’honneurs et de préférences. La considération sociale succède à la considération morale. En troisième lieu, la cité oligarchique et l’homme oligarchique vont développer indéfiniment le désir de richesses. Cette fois, c’est la considération économique qui succède à la considération morale et à la considération sociale. En quatrième lieu, le régime oligarchique, en se corrompant par l’abus des richesses, entraîne par réaction l’apparition du régime démocratique et de l’homme démocratique qui sont mus par le ressentiment contre la cité précédente. On ne cherche plus maintenant à satisfaire la vertu, comme dans le régime initial de la cité parfaite, ni satisfaire l’honneur ou encore la richesse : on cherche à satisfaire le désir, et le désir, toujours insatiable, devient désir d’égalité dans la cité démocratique. Le cycle va se clore avec la cité tyrannique et l’homme tyrannique, que la démocratie a appelés par ses excès. Nous sommes à la fin du cycle des régimes politiques et des comportements publics qui leur sont liés. Comme l’âge de fer d’Hésiode fermait le cycle avant que celui-ci ne se remette en route, le monde continuant toujours à tourner, l’âge du tyran de Platon clôt la genèse des cités. * Platon et Aristote n’avaient donc pas tort de penser que le cycle politique des cités était près de s’achever. Non seulement Athènes est passée des rois légendaires et des oligarques aux régimes des démocrates et à la violence des tyrans, mais elle n’a pas tardé à succomber, à l’image des autres cités de la Grèce, aux conquêtes de Philippe de Macédoine puis de son fils Alexandre. Aristote, dans sa Politique, étudiera ainsi la genèse de la polis, depuis le couple homme/femme, père/enfant ou maître/esclave, la famille composée des ascendants et des descendants, le village ou ethnos, enfin la cité, ou polis qui est une fusion de plusieurs villages ou de plusieurs ethnies et qui atteint, selon Aristote, « la limite de l’indépendance économique », son autarkia. Et Aristote de préciser sa pensée : « Formée au début pour satisfaire les seuls besoins vitaux, la cité existe pour permettre de bien vivre »8. La cité parfaite, pour Platon, sera en conséquence celle qui échappe à toute transformation, aucun développement n’étant susceptible de l’améliorer, pas plus que l’homme ne pourrait améliorer le monde dont la cité est l’image, c’est-à-dire le changer. Lorsque, dans les Lois, l’Étranger d’Athènes décide de fonder une nouvelle cité sur le modèle de l’univers, la cité des Magnètes, que les Crétois établiront en terre inconnue, sera située au centre du pays et sera divisée en douze portions, dont la plus importante, l’Acropole, sera consacrée au temple d’Hestia (745 b). Le centre de la cité, entouré d’une enceinte circulaire (kuklon), commandera le découpage en douze portions de la cité et du territoire sur laquelle vivront les douze tribus affectées elles-mêmes à chacun des « douze dieux » (dodeka theoi). On voit à quel point la fascination des Grecs pour le découpage du kosmos, parfait à leurs yeux, rendait impossible qu’ils puissent imaginer un développement autonome, et indéfini, des cités, des âges et de l’histoire. Le monde moderne, au contraire, celui des démocraties inquiètes et des développement ambitieux, a choisi le mouvement pour le mouvement, depuis le souhait de Rimbaud « il faut changer la vie », jusqu’à l’impératif de Marx : « les philosophes jusqu’à présent n’ont fait qu’interpréter le monde ; il s’agit maintenant de le transformer ». Après l’échec reconnu des philosophies de l’histoire, il s’agit de savoir si les hommes peuvent, dans les siècles démocratiques, poursuivre un développement indéfini – et durable – qui permettrait à l’humanité de changer, non plus les régimes politiques, les systèmes économiques ou le cours de l’histoire, mais bien la condition humaine tout en sauvegardant une exigence éthique dont elle ne comprendrait plus le sens. 8 Aristote, Politique, 1252 b.