l`uti possidetis juris et la memoire des frontieres en droit

L’UTI POSSIDETIS JURIS
ET LA MEMOIRE DES FRONTIERES EN DROIT INTERNATIONAL
Laurent LOMBART
Centre d’Études et de Recherches Internationales et Communautaires
CERIC-CNRS UMR 6201 Faculté de droit et de science politique
Université Paul-Cézanne (Aix-Marseille III)
« C’est (...) sur des réal(1)
Dans l’imaginaire collectif, les frontières sont "des lieux
de mémoire par excellence" (2). Ainsi, de tout temps, les
titres historiques ont été invoqués pour justifier une
extension territoriale par les courants nationalistes. Par
exemple, pendant des siècles, les mouvements
nationalistes français expliquaient que les frontières de
la France devaient s’étendre jusqu’au Rhin car, ce
faisant, notre pays reconstituerait l’unité des Gaules antiques. Au XVIème siècle, Jean
Lebon écrivit Le Rhin au Roi (1568) et un recueil d’adages il proclamait que
"Quand Paris boira le Rhin, toute la Gaule aura sa fin" (3). Dans Testament latin,
ouvrage - faussement - attribué au Cardinal de Richelieu, on pouvait lire : "Le but de
mon ministère fut (...) d’identifier la France avec la Gaule et, partout fut l’ancienne
Gaule, de rétablir la nouvelle" (4). Cette thèse perdura longtemps dans l’histoire de
France. Sous la Révolution et le Premier Empire avec la constitution de la France des
130 départements ou sous le Second Empire avec la "politique des pourboires" (5).
Elle sera reprise en 1918, notamment par le Président de la République, Raymond
Poincaré et le Maréchal Ferdinand Foch (6). L’idée fut avancée un moment par le
Général de Gaulle en 1944 (7), mais ce dernier finit par abandonner ce qui était
devenu une chimère. Autre exemple plus récent, les nationalistes serbes soutenaient
que le Kosovo faisait partie intégrante de la Serbie car, selon eux, la province serait le
"berceau du peuple serbe", le Roi Uros Ier y ayant édifié, au XIIIème siècle, le
Monastère de Sopocani pour y abriter son tombeau (8). C’est dans cette esprit que
l’actuel Ministre des Affaires étrangères de Serbie-Monténégro, Vuk Draskovic,
proclama que "les frontières des terres serbes s’étendent aussi loin qu’il y a des
1 DAVID (E.), « Conclusions », in O. CORTEN, B. DELCOURT, P. KLEIN, N. LEVRAT (Dir.),
Démembrements d’Etats et délimitations territoriales : l’uti possidetis en question (s), Bruxelles, Bruylant, 1999,
p. 449.
2 M. FOUCHER, "Les frontières dans la nouvelle Europe", Politique étrangère, 1990, n° 3, p. 576.
3 D. NORDMAN, "Le Rhin est-il une frontière ?", L’Histoire, Dossier spécial, « L’explosion des nationalismes
de Valmy à Maastricht », juillet/août 1996, n° 201, pp. 30-31.
4 M. MOURRE, Dictionnaire encyclopédique d’histoire, Paris, Bordas, 1996, p. 2312.
5 En échange de la neutralité de la France dans le conflit entre la Prusse et l’Autriche-Hongrie, l’Empereur
Napoléon III espérait obtenir du Chancelier Bismarck la rive gauche du Rhin.
6 Le Président Poincaré et le Maréchal Foch firent pression sur les plénipotentiaires français lors des négociations
à Versailles pour obtenir l’annexion de la rive gauche du Rhin, mais le Président des États-Unis, Thomas
Woodrow Wilson, chantre du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, s’y opposa.
7 Compte rendu de l’entretien du général de Gaulle avec le Maréchal Staline, 2 décembre 1944, in P.-J. REMY,
Trésors et secrets du Quai d’Orsay, Paris, J.C. Lattès, 2001, pp. 859-860 : "Le maréchal ayant demandé si le
général de Gaulle avait envisagé un plan concret, celui-ci répond que la frontière géographique et historique de
la France est constituée par le Rhin".
8 J.-A. DERENS, "Lendemains amers pour les orphelins de la "Grande Serbie", Le Monde diplomatique,
novembre 1997, p. 14.
« C’est (...) sur des réalités complexes et
mouvantes que les hommes tracent des
frontières » (1)
Eric David
tombeaux serbes" (9). Consacrer de telles théories reviendrait à fonder le titre
territorial sur la base de situations passées et mouvantes selon les époques. Ceci
impliquerait "de dessiner à nouveau la carte de l’Europe et de l’Asie, de dissoudre la
quasi-totalité des États africains, d’enlever quelques étoiles au drapeau américain et
de faire renaître les empires des Aztèques et des Incas" comme le remarquait avec le
Professeur Kohen (10). Dans le même sens, à propos du biblique "Erezt Israël", le
Professeur Shlomo Sand écrivait : "je fais partie des Israéliens qui ont cessé de
revendiquer (...) des droits historiques imaginaires ; si l’on invoque (...) des frontières
(...) remontant à deux mille ans pour organiser le monde, nous allons le transformer
en un immense asile psychiatrique" (11). De telles théories basées sur la mémoire
d’anciennes frontières sont intrinsèquement déstabilisatrices et n’ont pas été reçues
en droit international public comme mode d’acquisition d’un titre de souveraineté (12).
La règle de droit international applicable au tracé des frontières est l’uti possidetis
juris. Cette règle préserve aussi d’une certaine manière la mémoire des frontières,
mais celle des frontières administratives. L’uti possidetis trouve ses origines dans le
droit romain : l’adage "uti possidetis, ite possideates" (13) signifiait qu’un interdit du
Prêteur prohibait toute atteinte au statu quo immobilier. Cette règle de droit privé a été
transposée en droit international public pour régir la délimitation des frontières (14).
D’une manière générale, "l’uti possidetis juris (...) consiste à fixer les frontières en
fonction des anciennes limites administratives internes à un État préexistant dont les
États nouveaux accédant à l’indépendance sont issus" (15). En cas d’accession à
l’indépendance, la nouvelle structure étatique va se fondre internationalement dans
les frontières internes qu’elle possédait dans le cadre de l’Etat préexistant. Par
exemple, plutôt que d’opter, comme l’avait demandé la Conférence panafricaine
d’Accra en 1958, pour une refonte "des frontières tracées par les puissances
coloniales", les nouveaux États choisirent une "solution de sagesse" (16) à savoir
appliquer la règle de l’uti possidetis juris : ils ont accédé à l’indépendance dans le
cadre des frontières internes des Empires coloniaux (17). Mais, mis à part les cas
résiduels l’État n’aurait pas de subdivisions administratives (18), cette définition
hors du contexte de décolonisation souffre de lacunes.
Si, dans un cas de décolonisation, la Cour internationale de justice a précisé que "le
principe de l’uti possidetis juris est applicable au nouvel État (...) non pas avec effet
9 V. DRASKOVIC, cité in D. VERNET, "Quatre guerres pour purifier la "terre sacrée"", supplément Le Monde
"Exit Milosévic", 8-9 octobre 2000, p. IV.
10 M.-G. KOHEN, « Le problème des frontières en cas de dissolution et de séparation d’Etats : quelle
alternative ? », in O. CORTEN et alii, Démembrements d’États..., op. cit., p. 384.
11 S. SAND, "Israël : notre part de mensonge", Le Monde, 5 janvier 2002, p. 9.
12 Voy. SA, The Indo-Pakistan Western Boundary (Pakistan/Inde), 19 février 1968, RSA, 1968, vol. XVII, p.
528 ; CIJ, Différend territorial (Libye/Tchad), arrêt du 3 février 1994, Rec. 1994, § 75, p. 38.
13 Littéralement, cette expression signifie "comme vous possédiez, vous possédez".
14 Sur la notion de frontières : M. FOUCHER, L’invention des frontières, Paris, FEDN, 1986, 325 p. ; M.
FOUCHER, Fronts et frontières - Un tour du monde géopolitique, Paris, Fayard, 1991, 691 p. ; D.
BARDONNET, "Les frontières terrestres et la relativité de leur tracé (Problèmes juridiques choisis)", RCADI,
1976-V, pp. 9-166.
15 D. NGUYEN QUOC, P. DAILLER, A. PELLET, Droit international public, Paris, LGDJ, 7ème édition, 2002,
p. 468.
16 Selon l’expression de la Cour internationale de justice : CIJ, Différend frontalier (Burkina Faso/Mali), arrêt du
22 décembre 1986, Rec. 1986, p. 567.
17 Cette solution sera directement consacrée par l’adoption, par les Chefs d’États et de gouvernements de
l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA), de la résolution du Caire du 22 juillet 1964.
18 S.-R. RATNER, "Drawing a Better Line : Uti Possidetis and the Borders of New States", AJIL, 1996, tome I,
p. 602.
rétroactif mais immédiatement et dès ce moment " (19), hors de ce cas, la date à
prendre en compte quant à la définition des frontières n’est pas spécifiée. Or, cette
date est primordiale car les frontières administratives sont, à l’instar des frontières
internationales, évolutives et mouvantes. En conséquence, si une entité territoriale
venait à faire sécession, en fonction de la date prise en considération pour appliquer
l’uti possidetis juris, l’assiette territoriale du nouvel État indépendant ne serait pas la
même. Le problème a été posé en pratique avec l’accession à l’indépendance des
pays baltes. Partagés entre l’Allemagne nazie et l’Union soviétique par le Pacte
germano-soviétique "Ribbentrop -Molotov" du 23 août 1939, puis annexés de facto à
l’URSS après la chute du IIIème Reich, les frontières de ces républiques furent
redécoupées artificiellement par Staline. Schématiquement, Moscou augmenta le
territoire lituanien au détriment de la Lettonie et de la Biélorussie (20). Ceci posa de
graves problèmes lorsqu’au printemps 1990, ces trois républiques fédérées d’Union
soviétique déclarèrent leur indépendance. Bien que l’on se soit accordé pour
appliquer l’uti possidetis juris, fut soulevée alors la lacune intrinsèque à cette règle :
quelle date fallait-il choisir pour la prise en compte des limites administratives ? La
Lituanie demanda, sans surprise, la transformation des frontières administratives
telles qu’elles existaient en 1990, alors que l’Estonie et la Lettonie souhaitaient un
retour aux frontières définies par le Traité de Tartu du 2 février 1920 (21). Une date de
consensus n’a pu être trouvée et les accords signés en 1991 avec la Fédération de
Russie consacrèrent trois types de solutions : dans une première hypothèse, on garda
la frontière administrative de 1990, dans une deuxième hypothèse, on revint à celle de
1920 et dans une troisième, on définit contractuellement une frontière ex novo (22). Il
en résulte que, hors du contexte de décolonisation, le problème de la date de
référence ne peut être résolu que par un accord subséquent entre les parties. Faute
d’accord, la règle de l’uti possidetis juris ne peut pas être pas utilisée.
En parallèle au caractère évolutif des frontières administratives, on observe le
caractère cumulatif de celles-ci. En effet, sur un même territoire national, peuvent se
superposer différentes entités administratives avec chacune leurs limites
géographiques propres. Ce phénomène touche tous les États qu’ils soient fédéraux,
régionaux ou unitaires. Contrairement aux cas de décolonisation dans lesquels le
destinataire de l’uti possidetis juris est clairement identifié (23), on est ici face à des
structures administratives nombreuses, complexes et dont les champs territoriaux ne
se recoupent pas. Se pose alors la question de savoir, dans cet écheveau, quelle
limite choisir pour appliquer l’uti possidetis juris. Or, force est de constater qu ce choix
emporte des conséquences décisives. Elles ont été mises en relief à propos de
l’hypothétique démembrement de la Belgique (24). Si les différentes strates
administratives du Royaume sont très précises dans leur délimitation, le problème
réside "dans la coexistence et la superposition d’entités différentes" (25). En effet,
mises à part les communes et autres provinces, la Belgique - État fédéral depuis les
Accords de la Saint-Michel conclus sous l’impulsion de feu le Roi Baudoin Ier - se
19 CIJ, Différent frontalier (Burkina Faso/Mali), op. cit., p. 568.
20 Voy. R. YAKEMTCHOUK, "Les Républiques baltes et la crise du fédéralisme soviétique", Studia diplomatica, 1990, vol.
XLIII, n° 4-5-6, p. 245.
21 M. KOSKENNIEMI, M. LETHO, "La succession d’État dans l’ex-URSS, en ce qui concerne particulièrement les relations
avec la Finlande", AFDI, 1992, p. 194.
22 L. WEERTS, "Heurs et malheurs du principe de l’uti possidetis : le cas du démembrement de l’URSS", in O. CORTEN et
alii, Démembrements d’États..., op. cit., pp. 79-142.
23 Il s’agit de l’ensemble du territoire soumis à une domination coloniale ou étrangère. Lorsque les Puissances administrantes
n’ont pas respecté ce principe, comme par exemple pour l’archipel de Chagos, des îles Eparses ou Mayotte, elles ont
engendré des situations de "décolonisation inachevée". Voy. pour exemple, Assemblée générale des Nations Unies, Question
des îles Glorieuses, Juan de Nova, Europa et Bassas da India, résolution 34/91 du 12 décembre 1979, A/RES/34/91 :
l’Assemblée générale "[r]éaffirme la nécessité de respecter scrupuleusement l’unité nationale et l’intégrité territoriale d’un
territoire colonial au moment de son accession à l’indépendance".
24 N. ANGELET, "Quelques observations sur le principe de l’uti possidetis à l’aune du cas hypothétique de la Belgique", in
O. CORTEN et alii, Démembrements d’États..., op. cit., pp. 199-222.
25 Ibid., p. 204.
découpe en deux entités fédérées (26) : les trois Communautés (Communautés
française, flamande et germanophone) (27) et les trois Régions (Régions wallonne,
flamande, bruxelloise) (28). En outre, le Royaume se compose de quatre régions
linguistiques (régions de langue française, néerlandaise, allemande et la région
bilingue de Bruxelles-capitale) (29). S’il advenait que les Flamands veuillent se séparer
des Wallons (30) et si on prenait comme base de référence la "région", la frontière
orientale d’une Wallonie indépendante serait l’actuelle frontière belgo-allemande, la
zone belge de langue allemande se situerait dans ce bloc territorial, alors que si on
prenait comme base la "Communauté française", la frontière serait l’actuelle
délimitation entre les régions française et allemande, la Communauté germanophone
restant autonome (31). Dans cette perspective, Nicolas Angelet notait que "l’uti
possidetis juris ne peut remplir sa fonction stabilisatrice qu’à condition que le
bénéficiaire du principe soit préalablement désigné : à défaut de cette identification,
l’uti possidetis pourrait générer une multitude de solutions selon que l’indépendance
serait proclamée à tel ou tel échelon de l’État prédécesseur" (32). Mais, pour identifier
ce "bénéficiaire", on ne peut avoir recours qu’au droit constitutionnel de l’État en
délitement. Or, comme le remarquait Steven Ratner, "politicians do not draw internal
lines with the possibility of secession in mind" (33). La majorité des constitutions
nationales - comme par exemple la Constitution belge - ne reconnaissant pas de droit
de sécession, "ne nous apprend pas si une sécession éventuelle devrait s’effectuer
sur une base régionale, communautaire ou autre" (34). On est donc, une fois de plus,
dans une impasse qui ne pourra être levée que par un accord entre les parties (35).
Ces deux défauts de l’uti possidetis juris hors du contexte de décolonisation traduisent
incontestablement l’imperfection d’une règle qui nécessite la conclusion d’accords
ultérieurs entre les parties pour asseoir sa juridicité. Sur la base de ce constat,
d’aucuns se sont demandés si son application ne devrait pas être abandonnée (36).
Mise à part la conclusion d’accords entre parties, le tracé des frontières
internationales d’un État pourrait se fonder sur deux catégories de critères.
26 art. 1er de la Constitution belge.
27 art. 2 de la Constitution belge.
28 art. 3 de la Constitution belge.
29 article 4 de la Constitution belge.
30 Cet exemple ne doit pas apparaître fantaisiste. Ayant fait sécession des Pays-Bas, la Belgique se déclara
indépendante le 4 octobre 1830. Ce fut de facto un État composite, divisé entre Francophones, majoritaires en
Wallonie et Néerlandophones, majoritaires en Flandres. Une coexistence pacifique s’établit sous la tutelle de la
monarchie. Pourtant, depuis les années 1960, les tensions linguistiques et communautaires se sont aggravées à un
point tel que certains s’accordent à penser que la Flandres pourrait accéder à l’indépendance. Les succès aux
élections, tant locales que nationales du parti d’extrême-droite et ouvertement séparatiste flamand, le Vlaams
Blok, confortent cette idée : voy. P. ORY, "Que reste-il de la Belgique ?", L’Histoire, Dossier spécial,
« L’explosion des nationalismes de Valmy à Maastricht », juillet/août 1996, n° 201, pp. 62-63 ; J.-P.
STROOBANTS, "En Wallonie, avec les prophètes du "réunionisme"", Le Monde, 12 mars 2002, p. 35 ; P.-H.
GENDEBIEN, "Fin de la Belgique ?", Le Monde, 10 mai 2003, p. 14.
31 N. ANGELET, op. cit., p. 209.
32 Ibid., p. 219.
33 S.-R. RATNER, op. cit., p. 606.
34 N. ANGELET, op. cit., p. 209.
35 A ce propos, Steven Ratner donne des indices que les négociateurs devraient suivre "for [the] suitability [of
administrative boundaries] as international frontiers ": leur "ancienneté", leur "mode d’élaboration" et "la
viabilité des entités qui émergeront" de l’application de cette règle : S.-R. RATNER, op. cit., pp. 620-621.
36 Voy. par exemple les remarques du Professeur Maurice Duverger, en 1991, alors que l’URSS était en pleine
déliquescence et que la Yougoslavie titiste commençait à se disloquer : M. DUVERGER, "Yougoslavie - Le
virus de la fragmentation", Le Monde, 27 décembre 1991, p. 2 : "En droit, il n’est pas admissible de confondre
les frontières intérieures entre membres d’une fédération et les frontières internationales entre États
indépendants. Etablies en fonction d’une vie commune dans un même ensemble, les premières reposent sur des
arrangements entre conjoints qui doivent être revus en cas de divorce".
Tout d’abord, en application de la règle de l’effectivité, "le nouvel État sera[it]
souverain sur le territoire à l’égard duquel il est réellement en mesure d’appliquer ses
prérogatives de puissance publique" (37). C’est historiquement une méthode très
répandue pour étendre ses frontières. On pourrait citer l’exemple de la colonisation de
l’Irlande par les Anglais du XVIème siècle au XIXème ou celle de la "Judée-Samarie" (38)
par les Israéliens, depuis 1967, dans le but de prendre un contrôle "physique" de ces
terres. L’application d’une telle règle aux conflits yougoslaves aurait amené à
l’édification d’une "Grande Serbie" et d’une "Grande Croatie" au détriment d’une
Bosnie-Herzégovine réduite à la portion congrue, puisque les armées yougoslave et
croate ont pu contrôler jusqu'à 80 % du territoire bosniaque durant les guerres en ex-
Yougoslavie (1991-1995). Le problème fondamental de cette règle - notre dernier
exemple l’illustre pleinement - est que "cette thèse peut fournir une justification
juridique à l’emploi de la force" (39). Elle serait dès lors une légitimation a posteriori de
situations artificielles, fruits de rapports de force ou pire, d’épurations ethniques. En
conséquence, si la notion d’effectivité (40) est reçue en droit international public
"jusqu'à en devenir une notion centrale" (41), notamment quant à l’émergence d’un
nouvel État suite à une dissolution ou une sécession (42), elle ne peut pas l’être quant
au tracé des frontières, "pour éviter que ce soit la force qui détermine l’extension
territoriale" (43). Une telle position serait fondamentalement contraire aux principes
généraux d’interdiction du recours à la force et de règlement pacifique des différends.
Ensuite, si dans l’affaire Burkina Faso/Mali, la Cour internationale de justice constata
que "[le] principe de l’uti possidetis heurte de plein front en apparence celui du droit
des peuples à disposer d’eux-mêmes" (44) et que "le maintien du statu quo territorial
(...) apparaît souvent comme une solution de sagesse" (45), la Haute juridiction
internationale n’établit pas clairement si elle entendait, d’un point de vue juridique,
limiter le second principe au profit du premier. Mais, une partie de la doctrine s’est
engagée dans cette brèche jurisprudentielle pour opposer l’uti possidetis juris, principe
de "conservation" au droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, principe "dynamique"
du droit international public (46). Dans cette hypothèse, le statu quo résultant de l’uti
possidetis juris violerait le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes. Pour cette
frange de la doctrine, il faudrait donc définir les frontières en fonction du droit à
l’autodétermination, c’est-à-dire sur la base de critères ethniques ou de la volonté des
populations. A ce sujet et dans le contexte des guerres en ex-Yougoslavie, la
37 M.-G. KOHEN, op. cit., p. 381.
38 La Judée-Samarie est le nom biblique de l’actuelle Cisjordanie. Il est couramment employé par les Israéliens et
a pris une coloration nettement politique.
39 M.-G. KOHEN, op. cit., p. 382.
40 Sur la notion d’effectivité en droit international public : J. TOUSCOZ, Le principe d’effectivité dans l’ordre
international, Paris, LGDJ, 1964, 280 p.
41 M. CHEMILLIER-GENDREAU, "A propos de l’effectivité en droit international", RBDI, 1975-I, p. 38.
42 Dans cette perspective, le Professeur Jean-Denis Mouton a expliqué que "l’État est d’abord un phénomène
historique, sociologique, une effectivité qui accède à l’existence juridique" : J.-D. MOUTON , "L’État selon le
droit international : diversité et unité", in SFDI, L’État souverain à l’aube du XXIème siècle, Colloque de Nancy,
Paris, Pedone, 1994, p. 79.
43 M.-G. KOHEN, op. cit., p. 383.
44 CIJ, Différend frontalier (Burkina Faso/Mali), op. cit., § 25, p. 567.
45 Ibidem.
46 A. N’KOLOMBUA, "L’ambivalence des relations entre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et
l’intégrité territoriale des États en droit international contemporain", in Mélanges offert à Charles Chaumont, Le
droit des peuples à disposer d’eux-mêmes, Paris, Pedone, 1984, p. 435 : "Ainsi comprise, l’intégrité territoriale
d’un État, tout comme son corollaire l’intangibilité des frontières, conduit logiquement à la sacralisation du
territoire et à la sainteté des frontières, concepts manifestement en contradiction avec le caractère non-figé,
dynamique du droit des peuples à disposer d’eux-mêmes».
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