L`Herne Ricœur - Yakama Nation Legends Casino

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Ricœur
Rose Goetz
Entretiens de Paul Ricœur avec :
Olivier Abel
André Green
Nathalie Crom, Bruno Frappat et
François Azouvi
Marcel Hénaff
Robert Migliorini
Pierre Bouretz
Jaakko Hintikka
Bruno Clément
Andris Breitling
Richard Kearney
Stanislas Breton
Peter Kemp
Marc Crépon
Julia Kristeva
Textes de Paul Ricœur :
Françoise Dastur
André LaCocque
Discours et communication
Jacques Derrida
Jean Ladrière
Le Juste, la justice et son échec
Vincent Descombes
Marc de Launay
Jacques Dewitte
Olivier Mongin
François Dosse
René Rémond
Jean-Claude Eslin
Myriam Revault d’Allonnes
Chronologie
Michaël Fœssel
Jean Starobinski
Iconographie
Antoine Garapon
Frédéric Worms
Bibliographie
49 €
ISBN 2-85197-097-6
SODIS Y202685
L’Herne
Textes de :
Couverture : © Andersen, Gamma, 4e : © Lionel Charrier
Cahier dirigé par Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi
81
L’Herne
Ricœur
L’Herne
Paul Ricœur
Ce Cahier a été dirigé par Myriam Revault d’Allonnes
et François Azouvi
Ouvrage publié avec le soutien du Centre National du Livre
L’iconographie de ce Cahier est particulièrement redevable à Catherine Goldenstein
qui a contribué à la sélection et à la datation des photos, ainsi qu’à l’identification
des diverses personnalités et des circonstances de leur rencontre avec Paul Ricœur.
© Couverture, Ulf Andersen/Gamma ; 4e de couverture, © Lionel Charrier.
Tous droits de traduction, de reproduction
et d’adaptation réservés pour tous pays.
© Éditions de l’Herne, 2004
22, rue Mazarine 75006 Paris
No ISBN : 2-851-97-097-6
Sommaire
Avant-propos
9
Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi
Avant-propos
I
Témoigner
15
Paul Ricœur
Entretien recueilli à l’occasion de ses 90 ans par Nathalie Crom, Bruno Frappat,
Robert Migliorini
La conviction et la critique
19
Jacques Derrida
La parole. Donner, nommer, appeler
26
Jean Starobinski
L’amitié qui rassemble
28
René Rémond
Paul Ricœur à Nanterre
34
Rose Goetz
« Strasbourg »
46
François Azouvi
La Revue de métaphysique et de morale
II
Dire
51
Paul Ricœur
Discours et communication
68
Jean Ladrière
Expliquer et comprendre
5
78
Stanislas Breton
La philosophie face aux sciences cognitives
85
Marc de Launay
Réflexions sur la traduction
96
Jacques Dewitte
Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du
structuralisme de Paul Ricœur
III Lire/Interpréter
111 Jaakko Hintikka
Les phénoménologues ou les aventuriers de la forme perdue
120 André LaCocque
À propos de l’herméneutique de Paul Ricœur
125 Jean-Claude Eslin
Paul Ricœur lecteur de la Bible
136 André Green
Paul Ricœur à Bonneval
140 Julia Kristeva
La narration en psychanalyse : des symboles à la chair
156 Pierre Bouretz
L’Écriture entre la lettre et l’Être
168 Michaël Fœssel
La lisibilité du monde. La véhémence phénoménologique de Paul Ricœur
179 Françoise Dastur
Volonté et liberté selon Paul Ricœur
IV Être soi
191 Paul Ricœur et Bruno Clément
Faire intrigue, faire question : sur la littérature et la philosophie
205 Richard Kearney
Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur
219 Vincent Descombes
Une philosophie de la première personne
229 Olivier Abel
Le discord originaire. Épopée, tragédie, et comédie
237 Andris Breitling
L’écriture de l’histoire : un acte de sépulture ?
6
246 Peter Kemp
Mémoire et oubli : de Bergson à Ricœur
256 François Dosse
Lieux, travail, devoir de mémoire chez Paul Ricœur
271 Olivier Mongin
L’excès et la dette. Gilles Deleuze et Paul Ricœur ou l’impossible conversation ?
V Juger/Agir
287 Paul Ricœur
Le Juste, la justice et son échec
307 Marc Crépon
Du « paradoxe politique » à la question des appartenances
315 Frédéric Worms
Paul Ricœur entre la vie et le mal, ou les coordonnées philosophiques du siècle
326 Marcel Hénaff
Remarques sur la Règle d’Or. Ricœur et la question de la réciprocité
338 Antoine Garapon
Comment lutter démocratiquement contre le terrorisme ?
351 Catherine Goldenstein
Chronologie
355 Bibliographie
357 Collaborateurs de ce Cahier
7
Avant-propos
Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi
S’expliquant sur la publication de Soi-même comme un autre (1990), Paul
Ricœur disait ceci : « C’est une réflexion qui vient très tard, à la fin sans doute
de mon parcours philosophique. Parce que j’ai voulu régler mes comptes non
pas avec les autres mais avec moi-même, c’est-à-dire avec tous ceux que j’ai
croisés pendant trente ou quarante années de travail 1. » Dans ce propos, on
reconnaîtra sans peine la façon de faire de l’homme et du philosophe. Régler ses
comptes avec les autres, voilà bien quelque chose de parfaitement étranger aux
habitudes de Paul Ricœur ; mais régler ses comptes avec les autres dans son esprit,
c’est-à-dire négocier avec leur œuvre là où celle-ci présente le maximum de
résistance à sa propre pensée, voilà qui qualifie une manière philosophique suffisamment originale pour qu’il vaille la peine d’y insister. Tous ses lecteurs le
savent, et certains le lui ont reproché : il n’est pas un livre dans son abondante
production qui, à sa façon, n’entame un dialogue avec un ou plusieurs partenaires, comme si le philosophe avait une dette à l’égard de tous ceux qu’il a
croisés dans ses lectures et qui l’ont incité à penser. La liste serait trop longue et
fastidieuse de ceux, morts ou vivants, qui ont ainsi été conviés dans ses livres à
débattre avec lui ; certains, du reste, sont sortis grandis de ce débat où le philosophe a prêté plus qu’il n’y avait, donné plus qu’il n’avait reçu. Paul Ricœur
est un lecteur si assidu qu’il n’a pas fallu moins de trois volumes pour rassembler
ce qu’il a appelé ses Lectures. Mais en un sens, ce pourrait être aussi le titre
générique de toute son œuvre, des premiers ouvrages qui dialoguent avec Karl
Jaspers et Gabriel Marcel, jusqu’aux tout derniers, Soi-même comme un autre,
Parcours de la reconnaissance où ne se dément pas une exceptionnelle vigilance
aux débats en cours.
Aussi, lorsqu’il nous a fallu concevoir ce Cahier qui lui est consacré,
avons-nous choisi de privilégier, plutôt que la chronologie ou la seule thématique, une organisation qui fasse droit à la multiplicité de ces dialogues. Par le
choix des auteurs pressentis et par le choix des sujets, nous avons souhaité donner
9
la mesure de cette immense polyphonie philosophique qu’est l’œuvre de Paul
Ricœur. Polyphonie, non seulement au sens où cette œuvre travaille tous les
grands philosophes de la tradition occidentale mais aussi au sens où elle entretient
un dialogue soutenu avec les principaux théoriciens des sciences humaines du
XXe siècle. Ce n’est pas la moindre de ses originalités, et c’est sans doute l’une
des raisons de son extraordinaire audience, que d’avoir traversé les plus hauts
massifs des sciences humaines contemporaines et d’en avoir tiré l’aliment philosophique qui, parfaitement assimilé ensuite, a contribué à donner ces livres
admirables que sont, par exemple, De l’interprétation. Essai sur Freud (1965), La
Métaphore vive (1975), ou encore, pour sa réflexion sur la pratique historique,
Temps et récit (1983-1985). On ne dira jamais assez ce que la philosophie a
gagné, avec Paul Ricœur, d’avoir cessé de pratiquer l’endogamie stricte pour
s’ouvrir au métissage raisonné. En tout cas de mordre sur les questions improprement dites « de société » et de rencontrer ainsi les problématiques du monde
intellectuel au sens le plus vaste. Mais là où d’autres se seraient contentés d’appliquer un zeste de philosophie à ces débats vivants, Paul Ricœur s’est donné la
difficulté de faire entrer ceux-ci de plain-pied dans le grand dialogue philosophique qui fait dialoguer intemporellement Aristote avec Kant, Bergson avec
Descartes, Heidegger avec Platon.
Les cinq parties dans lesquelles nous avons regroupé les diverses contributions de ce volume visent seulement à désigner les modes principaux de cette
polyphonie : après une partie consacrée à quelques témoignages sur ce qu’ont
été ses rencontres à la fois privilégiées et singulières et son rôle institutionnel –
l’ami, le professeur, le doyen d’université, le directeur de revue –, ce sont quatre
rubriques où nous ont semblé pouvoir être rangés les grands types d’interlocuteurs qu’a eus Paul Ricœur : les spécialistes du langage (Dire), les théoriciens
de l’interprétation (Lire/Interpréter), ceux qui ont travaillé sur les questions de
l’identité et de la personne – comment les nommera-t-on ? – (Être soi), les théoriciens et les praticiens de l’action juste (Juger/Agir). Et les philosophes, demandera-t-on ? Ils sont évidemment présents dans toutes ces rubriques. Mais nous
n’avons pas cru devoir, ici, revenir longuement et pour eux-mêmes sur tous les
dialogues philosophiques noués par Ricœur depuis un demi-siècle. Il nous a
semblé que ce serait là aiguiller le lecteur dans une fausse direction et revenir à
l’idée d’une philosophie pour les seuls philosophes. Au contraire, nous avons
voulu donner une indication de la richesse des débats dans lesquels Ricœur est
entré et où il est, aujourd’hui encore, présent ; une indication aussi de la diversité
des directions dans lesquelles cette œuvre invite ses lecteurs à regarder.
Une telle diversité fait qu’il paraît difficile, à première vue, de dégager le
fil conducteur autour duquel s’organise et se tisse l’œuvre de Paul Ricœur. Au
reste, le terme de « polyphonie » indique que cette composition à plusieurs voix
pourrait bien être une unité faite de dissonances. Ricœur sans doute ne le récuserait pas s’il est vrai que la continuité de son œuvre tient – paradoxalement –
à la discontinuité des problèmes qu’il a abordés et dont les « restes » ou les
« résidus » ont fait rebondir la réflexion à venir 2.
C’est précisément parce qu’il est difficile – voire impossible – d’y tracer
une « ligne » qu’on se risquera à qualifier cette œuvre immense et diversifiée
d’« anthropologie philosophique ». On voudrait par là signifier par là plusieurs
choses : d’abord que l’interlocution qui habite son œuvre ne fait pas seulement
de Ricœur – comme on l’a parfois soutenu – un passeur. Certes sa pensée se
nourrit de l’entretien indéfiniment mené avec les autres, morts et vivants, philosophes et non-philosophes : signe à la fois d’une discipline intellectuelle et
d’une méthode qui cherche constamment à réactualiser, à revivifier le passé pour
en faire un passé ouvert, inachevable, inépuisable. Signe aussi, on n’y insistera
10
jamais assez, d’une attention à l’autre qui n’est pas seulement de l’ordre de
l’écoute ou de la générosité mais philosophiquement constitutive de sa démarche.
L’anthropologie philosophique déployée par Ricœur est une philosophie
sans absolu qui – soigneusement distinguée de la foi et de l’interprétation
bibliques – prend ses distances à l’égard de toute spéculation onto-théologique.
Elle s’inscrit sur le trajet qui va, sans jamais les désunir, de l’homme faillible à
l’homme capable. Dès les premiers ouvrages, évoqués ici par certains textes, la
fragilité humaine – sa « vulnérabilité au mal moral » 3 – marque la disproportion
constitutive de l’homme : entre finitude et infinitude. En un sens, tous les dialogues menés avec les autres sciences humaines (psychanalyse, linguistique,
anthropologie, histoire), toutes les analyses conduites sous le signe du conflit des
interprétations mais aussi de la discussion dans l’espace public peuvent être tenus
comme une sorte d’arborescence de ce projet initial.
Sans doute le dernier mot – s’il en est un – de cette anthropologie philosophique du désir d’être doit-il être laissé aux multiples commencements et
recommencements de la vie, à la finitude pensée sous le signe du miracle de la
natalité plutôt que de l’être-pour-la mort. Car la méditation de Ricœur, comme
celle de Spinoza – présente dans toute son œuvre en un insistant filigrane – n’a
jamais cessé de privilégier l’acte de vie. Plus fort que la « tristesse du fini » est le
consentement à l’espérance ou, pour le dire en termes spinozistes, la persévérance
dans l’être.
Puissent les textes ici réunis être l’attestation de notre gratitude, de l’amitié
et de l’affection que nous lui vouons, chacun à notre manière singulière, pour
nous avoir enseignés, écoutés, accompagnés, soutenus sans que jamais nulle obligation d’allégeance n’ait été de nous requise. Nous nous sommes, au travers de
notre immense admiration à son égard, « approuvés d’exister » dans ce qu’il a
bien voulu nommer « la réciprocité et l’égalité de l’estime ». Ainsi, reprenant les
paroles de saint Augustin au livre X des Confessions, Ricœur écrivait : telle est la
conduite de « l’âme fraternelle », « celle qui en m’approuvant se réjouit sur moi
et en me désapprouvant s’attriste sur moi ; aussi bien, qu’elle m’approuve ou
qu’elle me désapprouve, elle m’aime. Je me révélerai à des gens comme ceux-là » 4.
NOTES
1.
2.
3.
4.
Gwendolyne Jarczyck, « Un entretien avec Paul Ricœur, Soi-même comme un autre », Rue Descartes, no 1, 1991.
Voir l’entretien avec François Ewald « Paul Ricœur : un parcours philosophique » dans le no 390
du Magazine littéraire, sept. 2000, consacré à Paul Ricœur.
Réflexion faite, éd. Esprit, 1995, p. 28.
La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 162-163.
11
I
Témoigner
La conviction
et la critique
Paul Ricœur
Entretien recueilli
à l’occasion de ses 90 ans
par Nathalie Crom
Bruno Frappat
Robert Migliorini
– Qu’auriez-vous envie de transmettre, prioritairement, aux enfants de vos
élèves ?
Paul Ricœur : Je reprendrais ce qui était le titre d’un de mes livres : La
Critique et la conviction. J’entends, par conviction, à la fois une argumentation, mais aussi une motivation dont on ne peut pas rendre compte. Il y a
certainement, dans mes convictions, un élément non seulement intime et
secret, mais inaccessible à moi-même. Quand on me dit : « Mais si vous étiez
né en Chine, vous n’auriez pas cette philosophie, et vous ne seriez pas chrétien », je n’ai qu’une chose à répondre : « Vous parlez de quelqu’un d’autre
que moi. »
Pour ce qui est de l’importance de l’esprit critique, je résumerais cela en
une formule, qui voudrait bien ne pas être un slogan : un hasard transformé
en destin par un choix continu. Le destin d’être né dans cette famille qui fut
la mienne, dans ce pays, dans cette forme de tradition du christianisme à
laquelle j’appartiens, d’avoir été tout de suite, aussi jeune que je m’en souvienne, un spéculatif ; mais aussi l’appartenance à une culture occidentale qui
est la seule à être dotée de ce pouvoir d’exercer non seulement une critique
permanente à l’égard des choix que l’on n’a pas faits, mais aussi une autocritique.
La forme particulière que prend, pour moi, cette confrontation de la conviction et de la critique, c’est donc évidemment mon appartenance au christianisme
de tradition réformée, mais dont fait aussi partie l’appartenance à la grande
tradition grecque. Donc, la source grecque et la source hébraïque. En prenant
de l’âge, je suis beaucoup plus sensible aux intersections et aux interférences
qu’aux oppositions et aux ruptures. Par exemple, entre les prophètes d’Israël et
les tragiques grecs, je vois une sorte d’assonance, de résonance profonde.
– Y a-t-il, selon vous, aujourd’hui, un affaiblissement et de l’esprit critique
et des convictions ? Cela vous inquiète-t-il ?
15
– D’une part, je ne vis pas sous le régime de la peur. D’autre part, je ne
suis pas sûr qu’il en soit réellement ainsi. Car nous sommes aussi, sur le plan
social, politique, idéologique, dans une ère de la contestation. Les ressources
critiques, je ne les vois pas fondamentalement menacées. Il suffit d’être allé en
Extrême-Orient, au Japon, en Chine, pour voir que le profil de l’homme occidental n’a pas son double ailleurs, et que nous représentons vraiment une force
critique.
De plus, je ne suis pas sûr que nous jugions bien le temps dans lequel nous
sommes. On le voit à ceci : depuis les quelque cinquante ans qui ont suivi la fin
de la Seconde Guerre mondiale, nous nous apercevons que nous avons eu des
appréciations de nous-mêmes successives et que, finalement, nous ne savons pas
quel jugement sera porté sur nous dans trente ans. Une société tellement complexe, et contradictoire, ne peut pas faire le bilan d’elle-même. Il faut laisser
peut-être en suspens ce jugement de déploration, dont les gens âgés doivent se
méfier plus encore que d’autres.
– Cette difficulté de jugement, même un philosophe la ressent ?
– Surtout lui. Depuis que je suis entré dans cet espace qui est pour moi
celui de la maturité – disons depuis le milieu des années 1930, quand j’ai passé
l’agrégation –, j’ai traversé tellement de paysages philosophiques que je suis incapable de dire quel sera le suivant, ni même quel est aujourd’hui le dominant.
Actuellement, je ne sais pas s’il y a une philosophie dominante dont on peut
dire qu’elle est la nôtre, comme on a pu le dire à un moment donné de l’existentialisme, par exemple, et de tous les « ismes » que j’ai vu défiler, auxquels j’ai
appartenu quelquefois centralement, le plus souvent marginalement : existentialisme, structuralisme, marxisme...
– Vous connaissez bien les États-Unis où vous avez enseigné régulièrement
pendant plus de quarante ans. À votre avis, pourquoi ne s’aime-t-on pas, entre
Américains et Français ?
– J’y vois certainement d’abord la compétition de deux révolutions, et
peut-être de deux vocations à l’universalité. Mais je n’aime pas tellement entrer
dans ce jugement global. Disons que j’ai beaucoup apprécié l’université américaine, son fonctionnement, la qualité de la recherche qui y était menée. Et
aujourd’hui, dans toutes les critiques que j’entends de l’état d’hystérie patriotique
américain, je n’arrive pas à intégrer mon admiration pour cette université américaine.
Mais il existe aussi tout un aspect de l’Amérique qui m’est non seulement
étranger, mais insupportable : le fondamentalisme protestant, qui consiste à
donner une sorte de symbolique biblique aux événements politiques. Il faut
libérer le politique des critères qui ne sont pas de son ordre. C’est là que je
retrouve l’acquis de l’Occident : avoir bien dissocié la sphère politique de la
sphère religieuse, non pas pour refouler cette dernière dans le privé mais dans
un public non doté de puissance, de position institutionnelle.
– Comment les philosophes peuvent-ils peser sur l’actualité ?
– Je pense qu’il y a un travail à faire, qui est plus que sémantique, pour
un emploi correct des concepts. Un nettoyage du vocabulaire. Et pour se
contraindre mutuellement à produire le meilleur argument. Par exemple, j’ai
entendu ce matin à la radio une discussion autour de la question de l’antiaméricanisme et des manifestations pacifistes, où se côtoyaient les tenants d’un pacifisme quasi munichois : « Quelque guerre que ce soit, je ne la ferai pas » – et, à
l’autre extrémité du spectre, les tenants d’une position qui est plutôt : « Nous
ne ferons de guerre que celle qui aura l’aval des Nations unies. » Et ce n’est pas
la même chose. Alors, déjà, il faudrait faire cette analyse sur les non-dits, les
16
empiétements de conceptualité. Ne pas sacrifier à l’antiaméricanisme primaire
qui consiste à dire : puisque c’est américain, ce ne peut être que mauvais...
Le rôle du philosophe est évidemment aussi d’essayer de comprendre les
enjeux. C’est là, selon moi, ce qu’il y a de particulièrement pénible à supporter
dans la situation actuelle : cette méconnaissance des enjeux. Nous ne savons pas
qui veut quoi. Pourquoi l’Irak et pas la Corée du Nord ? Quel est le rôle de
l’enjeu pétrolier ? Est-ce que la décision de faire la guerre est déjà prise par les
États-Unis ? Je me sens dans une situation de cécité intellectuelle, d’opacité totale
sans précédent pour moi, et qui me paraît intolérable.
– Revenons à vous. Comment vivez-vous la notoriété qui est aujourd’hui
la vôtre ?
– On a dit souvent que j’avais été tardivement reconnu et qu’aujourd’hui
je le suis davantage, et cela m’étonne toujours. Personnellement, je n’ai jamais
ressenti un manque de reconnaissance, pour deux raisons je crois : d’abord, parce
que même si je n’étais pas considéré comme un philosophe important, j’ai été
très estimé de mes étudiants, j’ai été un enseignant heureux. Je ne ressentais donc
pas de ne pas être jugé l’égal de Deleuze, de Foucault, pour nommer les deux
penseurs que, par ailleurs, j’ai le plus admirés. La deuxième raison est que, quand
j’ai écrit mes livres, j’ai pris peu de cas de mes lecteurs. Ce qui a des inconvénients
sûrement – le fait de ne pas répondre à un moment donné à une attente de
lecture –, mais qui s’est avéré finalement un facteur de durée. Mon problème
était de savoir : est-ce que j’ai répondu à mes propres questions ? Cela me laissait
non seulement peu soucieux de savoir comment je serais reçu, mais peu inquiet
de la façon dont effectivement j’étais reçu.
– Quelles ont été les plus belles lectures de votre vie ?
– Le bloc grec demeure pour moi intact. Et je résiste résolument à l’idée
de ceux qui, dans les programmes de réforme universitaire, voudraient marquer
une coupure entre les modernes et les anciens. Je suis beaucoup plus sensible à
la très grande continuité culturelle. Nous nous y retrouvons parfaitement, quand
nous lisons les tragiques ou les historiens grecs. Certainement parce que, au fil
du temps, peu de chose ont bougé aussi peu que les passions politiques, le rapport
au pouvoir. Ceux qui sont habitués à me lire ont pu remarquer qu’il est très
rare que j’emploie le mot « moderne ». Je parle de « contemporain », mais je ne
fais pas du moderne une catégorie avec un « M » majuscule face aux anciens. Je
ne sais pas ce qu’est le moderne. Fixer le moderne sur les Lumières, ce n’était
pas ce que voulait Baudelaire, qui disait que le moderne était le temps de l’éphémère et non pas de l’universel.
– Et des lectures littéraires ?
– Comme j’étais un enfant solitaire, j’étais un lecteur. Je continue à lire
des romans contemporains : Le Clézio, Échenoz. Et je relis souvent Flaubert,
Madame Bovary. Ce que j’aime trouver dans la littérature, c’est la représentation
d’autres vies que la mienne. La question de la fiction, je l’ai rencontrée pour ma
part en travaillant sur Temps et récit : la compétition de l’histoire et de la fiction
dans la constitution de la compréhension de soi. Avec la médiation par le dehors,
par les autres.
– Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ?
– Je le vis tranquillement. Ce que j’ai pensé sur la mort, je l’ai écrit dans
La Critique et la conviction. La phrase qui m’accompagne toujours, c’est : « Être
vivant jusqu’à la mort. » Les dangers du grand âge sont la tristesse et l’ennui. La
tristesse est liée à l’obligation d’abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail
de désaisissement à faire. La tristesse n’est pas maîtrisable, mais ce qui peut être
maîtrisé, c’est le consentement à la tristesse. Ce que les Pères de l’Église appelaient l’akedia 1. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l’ennui, c’est
17
d’être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau. C’est ce que Descartes
appelait l’admiration, qui est la même chose que l’étonnement. Personnellement,
arrivé à ce cap, je reste capable d’admirer.
NOTE
1.
Maladie spirituelle, dégoût extrême de l’existence.
Nous remercions le journal La Croix de nous avoir autorisé à publier gracieusement le texte de cet
entretien paru le 26 février 2003.
18
La parole
Donner, nommer, appeler
Jacques Derrida
Sans même avouer, sincèrement, un sentiment d’incompétence, je crois que
jamais la force ne m’aura autant manqué pour aborder, sous la forme d’une
étude ou d’une discussion philosophique, l’œuvre immense de Paul Ricœur.
Comment se limiter à l’un des lieux, à l’une des stations seulement, tout au long
d’une trajectoire aussi longue, aussi riche, à travers tant de territoires, thèmes ou
problèmes : de l’éthique à la psychanalyse, de la phénoménologie à l’herméneutique, voire à la théologie, à travers l’histoire et les responsabilités qu’elle exige
de nous chaque jour, depuis des décennies, à travers l’histoire de la philosophie,
à travers l’interprétation originale de tant de philosophes, d’Aristote ou Augustin
à Kant, de Jaspers et de Husserl à Heidegger ou à Levinas, sans parler de Freud,
sans parler de tous les philosophes anglo-saxons que Ricœur a eu le courage et
la lucidité, si rares en France, de lire, de faire lire et de prendre en compte dans
son travail le plus novateur ? Cela me paraît difficile, voire impossible si l’on ne
veut pas trahir, en quelques pages, l’unité d’un style et d’une intention, d’une
pensée mais aussi d’une passion et d’une foi, d’une foi pensée et pensante, d’un
engagement qui, depuis le début, n’a jamais cédé sur une certaine fidélité. À
soi-même comme aux autres.
En relisant ce que je viens tout spontanément d’écrire (« difficile, voire
impossible »), je souris. Je le remarque après coup, ces deux mots furent, ces
deux dernières années, au centre d’un débat entre Paul Ricœur et moi, sur le
mal et le pardon (débat une fois privé, lors d’un déjeuner près du parc Montsouris, débat deux fois public lors de tables rondes organisées par Antoine
Garapon avec des juristes, puis à la Maison de l’Amérique latine par Laure Adler,
pour France-Culture). À ma proposition d’allure aporétique selon laquelle le
pardon est, en un sens non-négatif, l’im-possible même (on ne peut pardonner
que l’impardonnable ; pardonner ce qui est déjà pardonnable, ce n’est pas pardonner ; ce qui ne revient pas à dire qu’il n’y a pas de pardon mais que celui-ci,
pour paraître possible, devrait, comme on dit, faire l’impossible : pardonner
19
l’impardonnable), Ricœur opposa plus d’une fois une autre formule : « Le pardon
n’est pas impossible, il est difficile 1. » Quelle différence y a-t-il, et où passe-t-elle,
entre « l’im-possible » (non-négatif) et le « difficile », le très-difficile, le plus difficile possible, la difficulté, l’infaisable même ? Quelle différence entre ce qui est
radicalement difficile et ce qui paraît im-possible ? La question reviendrait peutêtre, pour le dire télégraphiquement, à celle de l’ipséité du « je peux ». Pléonasme
que l’étymologie confirme. L’ipse est toujours le pouvoir ou le possible d’un
« je » (je peux, je veux, je décide). L’im-possible dont je parle signifie peut-être
que je ne peux ni ne dois jamais prétendre qu’il est en mon pouvoir de dire
sérieusement, de façon responsable « je pardonne » (ou « je veux » ou « je
décide »). C’est seulement l’autre, moi-même comme un autre, qui en moi veut,
décide ou pardonne, sans m’exonérer d’aucune responsabilité, au contraire.
« Logique » étrange de cet échange sans accord ni opposition, où une rencontre à la fois tangentielle, tendancielle et intangible s’esquisse mais aussi
s’esquive dans la proximité la plus amicale (nous nous sommes « côtoyés », me
dit-il un jour, assez récemment, alors qu’une fois encore nous essayions de penser
ensemble ce qui s’était passé, ne s’était pas passé, toute une vie durant, entre
nous). « Se côtoyer » (chemins parallèles qui se rejoindront peut-être à l’infini,
cheminement ou navigation côte à côte, ou bord à bord, alliance implicite et
sans heurt mais dans le respect d’une différence irréductible), ce serait l’une des
« métaphores », potentiellement les plus riches, que nous pourrions tenter
d’ajuster ou de compliquer, voire de contredire pour dire la « chose » de cette
« logique ». Une telle « logique », je crois que si on la déployait à travers tant de
textes, tout en faisant droit au silence, à l’interruption, qu’elle soit contingente
ou essentielle, à l’implicite ou au non-dit, on pourrait y reconnaître la loi permanente d’un « singulier » dialogue qui m’enrichit depuis si longtemps. « Singulier » est une citation dont je rappellerai le contexte tout à l’heure.
Pour témoigner de mon admiration constante et d’une amitié, j’oserai dire
d’une affection qui n’a cessé de croître, je me suis donc autorisé à me replier
sur ce qui est le plus cher à ma mémoire : quelques-uns des moments, toujours
marquants pour moi, où, pendant quelque cinquante ans, j’ai vu, entendu, ou
rencontré Paul Ricœur, où la chance par lui me fut donnée de parler avec lui. Et
ce fut chaque fois pour moi un événement. Puisque la philosophie ne fut alors
jamais absente à ces paroles vives, elle se laissera, je l’espère, toujours entrevoir
à travers le sobre récit de ces moments bénis.
Toujours des moments de parole, donc, car à tous les sens de ce terme,
Ricœur est homme de parole 2. Et l’homme de la parole. Plongé de nouveau dans
ses œuvres, de façon un peu errante pour y trouver mon chemin, celui d’une
certaine parole, justement, voici que je tombe sur un article 3 de 1967. Je découvre
que j’avais alors marqué d’un trait rouge dans la marge tout un passage où,
donnant raison à Hjelmslev (auquel je m’intéressais beaucoup alors, m’interrogeant, moi aussi, d’une autre façon, sur certaines limites de « l’idéologie » structuraliste qui dominait à l’époque), Ricœur écrivait :
« À cet égard Hjelmslev a raison. [...] L’usage ou emploi est au carrefour de la langue
et de la parole. Il faut donc conclure que le mot nomme en même temps que la phrase
dit. Il nomme en position de phrase. Dans le dictionnaire, il y a seulement la ronde
sans fin des termes qui se définissent en cercle, qui tournoient dans la clôture du
lexique. Mais, voici : quelqu’un parle, quelqu’un dit quelque chose ; le mot sort du
dictionnaire ; il devient mot au moment où l’homme devient parole, où la parole
devient discours et le discours phrase. Ce n’est pas par hasard si en allemand Wort –
le mot – est aussi Wort, la parole (même si Wort et Wort n’ont pas le même pluriel).
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Les mots, ce sont les signes en position de parole. Les mots sont le point d’articulation
du sémiologique et du sémantique, en chaque événement de parole. [...] La phrase, nous
l’avons vu, est un événement : à ce titre son actualité est transitoire, passagère, évanouissante. Mais le mot survit à la phrase. Comme entité déplaçable, il survit à l’instance transitoire du discours et se tient disponible pour de nouveaux emplois. »
En face de cette dernière phrase, j’avais écrit en rouge : « en retournant au
système ». Ricœur continue :
« Ainsi, lourd d’une nouvelle valeur d’emploi – aussi mince soit-elle – il retourne au
système. Et, en retournant au système, il lui donne une histoire. »
Dans la marge, content de moi, et d’avoir ainsi anticipé la lettre même de
cette conclusion, j’écrivis avec une autosatisfaction naïve que j’aggrave en
l’avouant encore aujourd’hui : « Voilà... »
Un demi-siècle, disais-je. Dont je ne retiendrai ici que des rencontres, des
événements de parole apparemment transitoires que ma mémoire tente de sauver
comme d’inestimables dons. La première fois que j’ai vu et entendu Paul Ricœur,
l’ayant encore fort peu lu, ce fut probablement en 1953. J’étais alors étudiant à
l’École normale, et l’un de mes meilleurs amis me proposa d’assister avec lui à
une séance de débat organisée, je crois, par la revue Esprit à Châtenay-Malabry.
Marrou était là, je l’entendis aussi pour la première fois. Le discours de Ricœur
m’impressionna : clarté, élégance, force démonstrative, autorité sans autorité,
engagement de la pensée. Il s’agissait déjà d’histoire et de vérité, et aussi des
problèmes éthico-politiques de l’heure. L’été qui suivit, décidé à consacrer mon
Mémoire d’études supérieures au problème de la genèse chez Husserl, je passais
chez moi, à El Biar, de longues semaines à lire Ideen l. Ce livre, on le sait, fut
traduit, introduit, commenté, interprété par Ricœur dans un très riche appareil
de notes qui illuminèrent ma lecture. C’est vrai, aujourd’hui encore, quand
parfois j’y reviens. Ce fut donc ce grand lecteur de Husserl qui, plus rigoureusement que Sartre et même que Merleau-Ponty, m’apprit d’abord à lire la « phénoménologie », et qui d’une certaine façon me servit de guide à partir de ce
moment-là. Je me rappelle aussi ses articles sur Kant et Husserl, sur la Krisis, etc.,
qui devinrent plus tard des références majeures dans mon introduction à l’Origine
de la géométrie de Husserl.
À partir de 1960, assistant de philosophie générale à la Sorbonne, je rencontrai Ricœur pour la première fois au moment (un peu plus tard, je crois) où
il y fut nommé. À cette époque, les assistants avaient une place étrange, qu’on
a du mal à imaginer aujourd’hui. J’étais le seul assistant de « philosophie générale
et logique », libre d’organiser mon enseignement et mes séminaires comme je
l’entendais, ne dépendant que fort abstraitement de tous les professeurs dont
j’étais donc, en droit, l’assistant : Suzanne Bachelard, Canguilhem, Poirier, Polin,
Ricœur et Wahl. Je les rencontrais rarement en dehors des examens sauf, peutêtre, vers la fin, Suzanne Bachelard et Canguilhem qui fut aussi pour moi un
ami paternel et admiré. Un jour, ce devait être en 1962, je rendis visite à Ricœur,
chez lui, à Châtenay-Malabry. Au cours d’une promenade dans son jardin, il
me parla avec enthousiasme de Totalité et infini. C’était alors la thèse que Levinas
devait soutenir quelques jours plus tard. Le livre n’était pas encore publié.
Ricœur, qui devait faire partie du jury, venait de le lire : un très grand livre, me
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dit-il, un événement. Je ne connaissais alors de Levinas que ses textes sur Husserl.
C’est donc encore une fois guidé par ces mots de Ricœur que l’été suivant, je
lus Totalité et infini et écrivis « Violence et métaphysique », la première d’une
série d’études que je consacrai à Levinas au cours des trente ans qui suivirent.
Je dois donc aussi à Ricœur, en quelque sorte, l’amitié admirative qui dès lors
me lia à la personne et à l’œuvre d’Emmanuel Levinas – et ce fut aussi une
chance de ma vie.
De ces années de Sorbonne, mais aussi de celles qui suivirent mon départ
pour l’ENS, datent encore les rencontres dans le séminaire où Ricœur, alors
directeur des archives Husserl (dont les microfilms se trouvaient à Paris), accueillait, le plus souvent pour leur donner la parole, des étudiants, des chercheurs,
des collègues. Je me rappelle y avoir donné un exposé et y avoir rencontré, outre
Levinas, nombre de ceux qui s’intéressaient à Husserl, à Paris, dans ces années-là.
L’esprit qui régnait dans ce séminaire était, grâce à Ricœur, exemplaire : sérénité,
liberté, amicalité dans les discussions, rigueur et tâtonnements d’une vraie
recherche.
Plusieurs années plus tard, en 1971, à Montréal, j’eus avec Ricœur la première et la plus longue discussion orale qui fut jamais publiée 4. Je viens de la
relire pour la première fois depuis plus de trente ans. Ricœur avait donné la
Conférence inaugurale, sous le titre « Discours et communication »*. Je parlai
aussitôt après lui (« Signature, événement, contexte »). Après d’autres communications, la table ronde dura deux heures. Elle fut largement occupée par ce
que le président de séance nomma un « sympathique combat singulier » 5 entre
Ricœur et moi. Il s’étend sur près de quarante pages et je ne tenterai pas de le
reconstituer ici, faute de place et parce qu’il ne saurait être question d’ouvrir,
dans ce témoignage, un débat philosophique de fond. Mais comme ces Actes
sont maintenant une archive si peu accessible, redevenue inédite en somme, on
me permettra peut-être d’obéir au désir de citer seulement un extrait de la transcription (sans doute ici ou là fautive), une séquence brève et animée. Elle me
paraît typique, et c’est aussi pourquoi j’ose la citer, de cette sorte de chassé-croisé
au bord, voire au-dessus d’un abîme qui dessine peut-être une figure assez juste
et permanente de notre « singulier » dialogue, qu’il fût parlé, écrit ou silencieux.
(Le « chassé-croisé » ne revient pas à « côtoyer » – et nous n’avons pas fini d’user
nos métaphores). Cette séquence reconduit d’ailleurs à la question que j’évoquais
plus haut, celle du sémiotique et du sémantique, du mot, de la phrase, de la
nomination et de la parole, de l’événement.
P. R. [...] Alors vous êtes obligé de surcharger la théorie de l’écriture de tout ce qui
n’a pas été fait en son lieu propre, qui est une théorie du discours. Si cette théorie du
discours est faite, elle peut rendre compte des caractères d’écriture que vous avez
montrés parce que c’est dans la discursivité elle-même qu’il y a tous ces traits que vous
avez attribués à l’écriture. C’est un peu sur ce problème du discours que, pour ma
part, j’aimerais discuter avec vous.
J. D. Sans doute, entre autres lacunes, celle d’une théorie du discours est très marquante, non seulement dans l’exposé que j’ai fait ce matin, mais dans les propositions
que j’ai risquées ailleurs. Ce qui m’a intéressé, de façon tout à fait préalable à une
* La conférence de P. Ricœur au Congrès de 1971, à Montréal, dont J. Derrida reproduit ci-dessous
une phase de discussion entre lui-même et le conférencier, est celle-là même qui se trouve reprise
dans le présent Cahier p. 51 sous le titre « Discours et communication ».
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théorie du discours qui est en effet tout à fait nécessaire, ce qui m’a intéressé, c’est de
repérer tous les présupposés, disons très vite non critiques, qui me paraissent retenir
jusqu’ici les tentatives de théorie du discours auxquelles on a pu assister aussi bien
dans la linguistique que dans la philosophie. Ces présupposés, ce sont ceux que j’ai
très schématiquement dessinés ce matin, à savoir que quelque chose comme l’événement, par exemple, allait de soi, que nous savons ce que c’était qu’un événement ; or
une théorie du discours suppose une théorie de l’événement, théorie de l’acte, « speech
act », théorie de l’acte comme événement singulier, et sur ce concept d’événement, par
exemple, – mais ce concept d’événement fait schème [j’avais dû dire « chaîne »] avec
tout un ensemble d’autres concepts – j’ai essayé de marquer ce qui empêchait tout
prétendu événement (singulier, actuel, présent, irremplaçable, irrépétable, etc.) de se
constituer en événement en ce sens philosophique, c’est-à-dire ce qui en divisait la
singularité par le simple fait que cet événement était un genre de discours, disons tout
simplement un événement sémiologique et quand vous dites que...
P. R. Ce n’est pas la même chose...
J. D. Oui, je vais essayer...
P. R. C’est ça cette distinction du sémiologique et du sémantique [...].
J. D. Justement... j’y viens.
P. R. Qui me paraît absolument fondamentale...
J. D. J’y viens...
P. R. Et brouillée dans une théorie de l’écriture qui est sémiologique par bien des traits
mais veut résoudre des problèmes de sémantique avec des ressources sémiologiques.
J. D. Oui, alors je viens à ce point. D’une certaine manière, je précise, de manière
préalable, que ce que j’essaie aussi c’est une critique de la sémiologie. Par conséquent,
il me paraît difficile d’enfermer ce que je fais dans une sémiologie [...] ce que j’essaie
de faire ce n’est pas du tout de réduire le discours à un ensemble de signes, mais
d’éviter qu’on oublie que dans le discours il y a encore du signe, c’est-à-dire avec le
signe la chaîne différentielle, l’espacement, etc. C’est tout ce qu’on...
P. R. Oui, mais je crois qu’il faudrait distinguer ce qu’on entend par espacement. Ce
n’est pas le même espacement que vous avez dans l’ordre sémiologique lorsqu’un signe
est distinct d’un autre signe : que ce soit un espacement phonique ou un espacement
graphique, c’est de l’espacement sémiologique ; mais dans l’espacement du discours,
c’est tout à fait autre chose [...]. Lorsque vous me dites : Le discours est toujours pris
dans des signes, d’accord ; mais il peut changer aussi de treillis, c’est ça la traduction.
Alors le problème est de savoir ce qu’on traduit ; ce qu’on traduit, c’est le sens d’un
discours. Vous le faites passer d’un système sémiologique dans un autre système sémiologique. Qu’est-ce qui se passe ? Ce sont des traits du sens. Mais si vous n’avez pas
une théorie du sens vous ne pouvez pas non plus faire une théorie de la traduction.
J. D. Est-ce que je me trompe ou est-ce que vous réservez la différence au sémiologique
comme s’il n’y avait pas de différence sémantique, comme si le sémantique ne se
constituait pas aussi de manière différentielle ?
P. R. Oui, mais je ne mettrais pas une majuscule à différence...
J. D. Vous m’avez bien longtemps reproché de mettre une majuscule à différence... je
n’en mets jamais.
P. R. Mais avec « a »...
J. D. Mais c’est un autre sens du mot...
P. R. C’est un autre sens du mot. Il y a des différences entre des signes, puis il y a le
fait que le sujet n’est pas le prédicat, enfin il y a partout des différences ; mais ce qui
est important c’est que le discours produit par des différences propres qui ne sont pas
des différences sémiologiques, des effets de discours qui ne sont pas des effets de signes.
J. D. Je suis tout à fait d’accord ! C’est pourquoi je n’ai jamais dit que la différence
fut réservée à l’élément sémiologique. [...]
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