Ricœur Rose Goetz Entretiens de Paul Ricœur avec : Olivier Abel André Green Nathalie Crom, Bruno Frappat et François Azouvi Marcel Hénaff Robert Migliorini Pierre Bouretz Jaakko Hintikka Bruno Clément Andris Breitling Richard Kearney Stanislas Breton Peter Kemp Marc Crépon Julia Kristeva Textes de Paul Ricœur : Françoise Dastur André LaCocque Discours et communication Jacques Derrida Jean Ladrière Le Juste, la justice et son échec Vincent Descombes Marc de Launay Jacques Dewitte Olivier Mongin François Dosse René Rémond Jean-Claude Eslin Myriam Revault d’Allonnes Chronologie Michaël Fœssel Jean Starobinski Iconographie Antoine Garapon Frédéric Worms Bibliographie 49 € ISBN 2-85197-097-6 SODIS Y202685 L’Herne Textes de : Couverture : © Andersen, Gamma, 4e : © Lionel Charrier Cahier dirigé par Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi 81 L’Herne Ricœur L’Herne Paul Ricœur Ce Cahier a été dirigé par Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi Ouvrage publié avec le soutien du Centre National du Livre L’iconographie de ce Cahier est particulièrement redevable à Catherine Goldenstein qui a contribué à la sélection et à la datation des photos, ainsi qu’à l’identification des diverses personnalités et des circonstances de leur rencontre avec Paul Ricœur. © Couverture, Ulf Andersen/Gamma ; 4e de couverture, © Lionel Charrier. Tous droits de traduction, de reproduction et d’adaptation réservés pour tous pays. © Éditions de l’Herne, 2004 22, rue Mazarine 75006 Paris No ISBN : 2-851-97-097-6 Sommaire Avant-propos 9 Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi Avant-propos I Témoigner 15 Paul Ricœur Entretien recueilli à l’occasion de ses 90 ans par Nathalie Crom, Bruno Frappat, Robert Migliorini La conviction et la critique 19 Jacques Derrida La parole. Donner, nommer, appeler 26 Jean Starobinski L’amitié qui rassemble 28 René Rémond Paul Ricœur à Nanterre 34 Rose Goetz « Strasbourg » 46 François Azouvi La Revue de métaphysique et de morale II Dire 51 Paul Ricœur Discours et communication 68 Jean Ladrière Expliquer et comprendre 5 78 Stanislas Breton La philosophie face aux sciences cognitives 85 Marc de Launay Réflexions sur la traduction 96 Jacques Dewitte Clôture des signes et véhémence du dire. À propos de la critique du structuralisme de Paul Ricœur III Lire/Interpréter 111 Jaakko Hintikka Les phénoménologues ou les aventuriers de la forme perdue 120 André LaCocque À propos de l’herméneutique de Paul Ricœur 125 Jean-Claude Eslin Paul Ricœur lecteur de la Bible 136 André Green Paul Ricœur à Bonneval 140 Julia Kristeva La narration en psychanalyse : des symboles à la chair 156 Pierre Bouretz L’Écriture entre la lettre et l’Être 168 Michaël Fœssel La lisibilité du monde. La véhémence phénoménologique de Paul Ricœur 179 Françoise Dastur Volonté et liberté selon Paul Ricœur IV Être soi 191 Paul Ricœur et Bruno Clément Faire intrigue, faire question : sur la littérature et la philosophie 205 Richard Kearney Entre soi-même et un autre : l’herméneutique diacritique de Ricœur 219 Vincent Descombes Une philosophie de la première personne 229 Olivier Abel Le discord originaire. Épopée, tragédie, et comédie 237 Andris Breitling L’écriture de l’histoire : un acte de sépulture ? 6 246 Peter Kemp Mémoire et oubli : de Bergson à Ricœur 256 François Dosse Lieux, travail, devoir de mémoire chez Paul Ricœur 271 Olivier Mongin L’excès et la dette. Gilles Deleuze et Paul Ricœur ou l’impossible conversation ? V Juger/Agir 287 Paul Ricœur Le Juste, la justice et son échec 307 Marc Crépon Du « paradoxe politique » à la question des appartenances 315 Frédéric Worms Paul Ricœur entre la vie et le mal, ou les coordonnées philosophiques du siècle 326 Marcel Hénaff Remarques sur la Règle d’Or. Ricœur et la question de la réciprocité 338 Antoine Garapon Comment lutter démocratiquement contre le terrorisme ? 351 Catherine Goldenstein Chronologie 355 Bibliographie 357 Collaborateurs de ce Cahier 7 Avant-propos Myriam Revault d’Allonnes et François Azouvi S’expliquant sur la publication de Soi-même comme un autre (1990), Paul Ricœur disait ceci : « C’est une réflexion qui vient très tard, à la fin sans doute de mon parcours philosophique. Parce que j’ai voulu régler mes comptes non pas avec les autres mais avec moi-même, c’est-à-dire avec tous ceux que j’ai croisés pendant trente ou quarante années de travail 1. » Dans ce propos, on reconnaîtra sans peine la façon de faire de l’homme et du philosophe. Régler ses comptes avec les autres, voilà bien quelque chose de parfaitement étranger aux habitudes de Paul Ricœur ; mais régler ses comptes avec les autres dans son esprit, c’est-à-dire négocier avec leur œuvre là où celle-ci présente le maximum de résistance à sa propre pensée, voilà qui qualifie une manière philosophique suffisamment originale pour qu’il vaille la peine d’y insister. Tous ses lecteurs le savent, et certains le lui ont reproché : il n’est pas un livre dans son abondante production qui, à sa façon, n’entame un dialogue avec un ou plusieurs partenaires, comme si le philosophe avait une dette à l’égard de tous ceux qu’il a croisés dans ses lectures et qui l’ont incité à penser. La liste serait trop longue et fastidieuse de ceux, morts ou vivants, qui ont ainsi été conviés dans ses livres à débattre avec lui ; certains, du reste, sont sortis grandis de ce débat où le philosophe a prêté plus qu’il n’y avait, donné plus qu’il n’avait reçu. Paul Ricœur est un lecteur si assidu qu’il n’a pas fallu moins de trois volumes pour rassembler ce qu’il a appelé ses Lectures. Mais en un sens, ce pourrait être aussi le titre générique de toute son œuvre, des premiers ouvrages qui dialoguent avec Karl Jaspers et Gabriel Marcel, jusqu’aux tout derniers, Soi-même comme un autre, Parcours de la reconnaissance où ne se dément pas une exceptionnelle vigilance aux débats en cours. Aussi, lorsqu’il nous a fallu concevoir ce Cahier qui lui est consacré, avons-nous choisi de privilégier, plutôt que la chronologie ou la seule thématique, une organisation qui fasse droit à la multiplicité de ces dialogues. Par le choix des auteurs pressentis et par le choix des sujets, nous avons souhaité donner 9 la mesure de cette immense polyphonie philosophique qu’est l’œuvre de Paul Ricœur. Polyphonie, non seulement au sens où cette œuvre travaille tous les grands philosophes de la tradition occidentale mais aussi au sens où elle entretient un dialogue soutenu avec les principaux théoriciens des sciences humaines du XXe siècle. Ce n’est pas la moindre de ses originalités, et c’est sans doute l’une des raisons de son extraordinaire audience, que d’avoir traversé les plus hauts massifs des sciences humaines contemporaines et d’en avoir tiré l’aliment philosophique qui, parfaitement assimilé ensuite, a contribué à donner ces livres admirables que sont, par exemple, De l’interprétation. Essai sur Freud (1965), La Métaphore vive (1975), ou encore, pour sa réflexion sur la pratique historique, Temps et récit (1983-1985). On ne dira jamais assez ce que la philosophie a gagné, avec Paul Ricœur, d’avoir cessé de pratiquer l’endogamie stricte pour s’ouvrir au métissage raisonné. En tout cas de mordre sur les questions improprement dites « de société » et de rencontrer ainsi les problématiques du monde intellectuel au sens le plus vaste. Mais là où d’autres se seraient contentés d’appliquer un zeste de philosophie à ces débats vivants, Paul Ricœur s’est donné la difficulté de faire entrer ceux-ci de plain-pied dans le grand dialogue philosophique qui fait dialoguer intemporellement Aristote avec Kant, Bergson avec Descartes, Heidegger avec Platon. Les cinq parties dans lesquelles nous avons regroupé les diverses contributions de ce volume visent seulement à désigner les modes principaux de cette polyphonie : après une partie consacrée à quelques témoignages sur ce qu’ont été ses rencontres à la fois privilégiées et singulières et son rôle institutionnel – l’ami, le professeur, le doyen d’université, le directeur de revue –, ce sont quatre rubriques où nous ont semblé pouvoir être rangés les grands types d’interlocuteurs qu’a eus Paul Ricœur : les spécialistes du langage (Dire), les théoriciens de l’interprétation (Lire/Interpréter), ceux qui ont travaillé sur les questions de l’identité et de la personne – comment les nommera-t-on ? – (Être soi), les théoriciens et les praticiens de l’action juste (Juger/Agir). Et les philosophes, demandera-t-on ? Ils sont évidemment présents dans toutes ces rubriques. Mais nous n’avons pas cru devoir, ici, revenir longuement et pour eux-mêmes sur tous les dialogues philosophiques noués par Ricœur depuis un demi-siècle. Il nous a semblé que ce serait là aiguiller le lecteur dans une fausse direction et revenir à l’idée d’une philosophie pour les seuls philosophes. Au contraire, nous avons voulu donner une indication de la richesse des débats dans lesquels Ricœur est entré et où il est, aujourd’hui encore, présent ; une indication aussi de la diversité des directions dans lesquelles cette œuvre invite ses lecteurs à regarder. Une telle diversité fait qu’il paraît difficile, à première vue, de dégager le fil conducteur autour duquel s’organise et se tisse l’œuvre de Paul Ricœur. Au reste, le terme de « polyphonie » indique que cette composition à plusieurs voix pourrait bien être une unité faite de dissonances. Ricœur sans doute ne le récuserait pas s’il est vrai que la continuité de son œuvre tient – paradoxalement – à la discontinuité des problèmes qu’il a abordés et dont les « restes » ou les « résidus » ont fait rebondir la réflexion à venir 2. C’est précisément parce qu’il est difficile – voire impossible – d’y tracer une « ligne » qu’on se risquera à qualifier cette œuvre immense et diversifiée d’« anthropologie philosophique ». On voudrait par là signifier par là plusieurs choses : d’abord que l’interlocution qui habite son œuvre ne fait pas seulement de Ricœur – comme on l’a parfois soutenu – un passeur. Certes sa pensée se nourrit de l’entretien indéfiniment mené avec les autres, morts et vivants, philosophes et non-philosophes : signe à la fois d’une discipline intellectuelle et d’une méthode qui cherche constamment à réactualiser, à revivifier le passé pour en faire un passé ouvert, inachevable, inépuisable. Signe aussi, on n’y insistera 10 jamais assez, d’une attention à l’autre qui n’est pas seulement de l’ordre de l’écoute ou de la générosité mais philosophiquement constitutive de sa démarche. L’anthropologie philosophique déployée par Ricœur est une philosophie sans absolu qui – soigneusement distinguée de la foi et de l’interprétation bibliques – prend ses distances à l’égard de toute spéculation onto-théologique. Elle s’inscrit sur le trajet qui va, sans jamais les désunir, de l’homme faillible à l’homme capable. Dès les premiers ouvrages, évoqués ici par certains textes, la fragilité humaine – sa « vulnérabilité au mal moral » 3 – marque la disproportion constitutive de l’homme : entre finitude et infinitude. En un sens, tous les dialogues menés avec les autres sciences humaines (psychanalyse, linguistique, anthropologie, histoire), toutes les analyses conduites sous le signe du conflit des interprétations mais aussi de la discussion dans l’espace public peuvent être tenus comme une sorte d’arborescence de ce projet initial. Sans doute le dernier mot – s’il en est un – de cette anthropologie philosophique du désir d’être doit-il être laissé aux multiples commencements et recommencements de la vie, à la finitude pensée sous le signe du miracle de la natalité plutôt que de l’être-pour-la mort. Car la méditation de Ricœur, comme celle de Spinoza – présente dans toute son œuvre en un insistant filigrane – n’a jamais cessé de privilégier l’acte de vie. Plus fort que la « tristesse du fini » est le consentement à l’espérance ou, pour le dire en termes spinozistes, la persévérance dans l’être. Puissent les textes ici réunis être l’attestation de notre gratitude, de l’amitié et de l’affection que nous lui vouons, chacun à notre manière singulière, pour nous avoir enseignés, écoutés, accompagnés, soutenus sans que jamais nulle obligation d’allégeance n’ait été de nous requise. Nous nous sommes, au travers de notre immense admiration à son égard, « approuvés d’exister » dans ce qu’il a bien voulu nommer « la réciprocité et l’égalité de l’estime ». Ainsi, reprenant les paroles de saint Augustin au livre X des Confessions, Ricœur écrivait : telle est la conduite de « l’âme fraternelle », « celle qui en m’approuvant se réjouit sur moi et en me désapprouvant s’attriste sur moi ; aussi bien, qu’elle m’approuve ou qu’elle me désapprouve, elle m’aime. Je me révélerai à des gens comme ceux-là » 4. NOTES 1. 2. 3. 4. Gwendolyne Jarczyck, « Un entretien avec Paul Ricœur, Soi-même comme un autre », Rue Descartes, no 1, 1991. Voir l’entretien avec François Ewald « Paul Ricœur : un parcours philosophique » dans le no 390 du Magazine littéraire, sept. 2000, consacré à Paul Ricœur. Réflexion faite, éd. Esprit, 1995, p. 28. La Mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Le Seuil, 2000, pp. 162-163. 11 I Témoigner La conviction et la critique Paul Ricœur Entretien recueilli à l’occasion de ses 90 ans par Nathalie Crom Bruno Frappat Robert Migliorini – Qu’auriez-vous envie de transmettre, prioritairement, aux enfants de vos élèves ? Paul Ricœur : Je reprendrais ce qui était le titre d’un de mes livres : La Critique et la conviction. J’entends, par conviction, à la fois une argumentation, mais aussi une motivation dont on ne peut pas rendre compte. Il y a certainement, dans mes convictions, un élément non seulement intime et secret, mais inaccessible à moi-même. Quand on me dit : « Mais si vous étiez né en Chine, vous n’auriez pas cette philosophie, et vous ne seriez pas chrétien », je n’ai qu’une chose à répondre : « Vous parlez de quelqu’un d’autre que moi. » Pour ce qui est de l’importance de l’esprit critique, je résumerais cela en une formule, qui voudrait bien ne pas être un slogan : un hasard transformé en destin par un choix continu. Le destin d’être né dans cette famille qui fut la mienne, dans ce pays, dans cette forme de tradition du christianisme à laquelle j’appartiens, d’avoir été tout de suite, aussi jeune que je m’en souvienne, un spéculatif ; mais aussi l’appartenance à une culture occidentale qui est la seule à être dotée de ce pouvoir d’exercer non seulement une critique permanente à l’égard des choix que l’on n’a pas faits, mais aussi une autocritique. La forme particulière que prend, pour moi, cette confrontation de la conviction et de la critique, c’est donc évidemment mon appartenance au christianisme de tradition réformée, mais dont fait aussi partie l’appartenance à la grande tradition grecque. Donc, la source grecque et la source hébraïque. En prenant de l’âge, je suis beaucoup plus sensible aux intersections et aux interférences qu’aux oppositions et aux ruptures. Par exemple, entre les prophètes d’Israël et les tragiques grecs, je vois une sorte d’assonance, de résonance profonde. – Y a-t-il, selon vous, aujourd’hui, un affaiblissement et de l’esprit critique et des convictions ? Cela vous inquiète-t-il ? 15 – D’une part, je ne vis pas sous le régime de la peur. D’autre part, je ne suis pas sûr qu’il en soit réellement ainsi. Car nous sommes aussi, sur le plan social, politique, idéologique, dans une ère de la contestation. Les ressources critiques, je ne les vois pas fondamentalement menacées. Il suffit d’être allé en Extrême-Orient, au Japon, en Chine, pour voir que le profil de l’homme occidental n’a pas son double ailleurs, et que nous représentons vraiment une force critique. De plus, je ne suis pas sûr que nous jugions bien le temps dans lequel nous sommes. On le voit à ceci : depuis les quelque cinquante ans qui ont suivi la fin de la Seconde Guerre mondiale, nous nous apercevons que nous avons eu des appréciations de nous-mêmes successives et que, finalement, nous ne savons pas quel jugement sera porté sur nous dans trente ans. Une société tellement complexe, et contradictoire, ne peut pas faire le bilan d’elle-même. Il faut laisser peut-être en suspens ce jugement de déploration, dont les gens âgés doivent se méfier plus encore que d’autres. – Cette difficulté de jugement, même un philosophe la ressent ? – Surtout lui. Depuis que je suis entré dans cet espace qui est pour moi celui de la maturité – disons depuis le milieu des années 1930, quand j’ai passé l’agrégation –, j’ai traversé tellement de paysages philosophiques que je suis incapable de dire quel sera le suivant, ni même quel est aujourd’hui le dominant. Actuellement, je ne sais pas s’il y a une philosophie dominante dont on peut dire qu’elle est la nôtre, comme on a pu le dire à un moment donné de l’existentialisme, par exemple, et de tous les « ismes » que j’ai vu défiler, auxquels j’ai appartenu quelquefois centralement, le plus souvent marginalement : existentialisme, structuralisme, marxisme... – Vous connaissez bien les États-Unis où vous avez enseigné régulièrement pendant plus de quarante ans. À votre avis, pourquoi ne s’aime-t-on pas, entre Américains et Français ? – J’y vois certainement d’abord la compétition de deux révolutions, et peut-être de deux vocations à l’universalité. Mais je n’aime pas tellement entrer dans ce jugement global. Disons que j’ai beaucoup apprécié l’université américaine, son fonctionnement, la qualité de la recherche qui y était menée. Et aujourd’hui, dans toutes les critiques que j’entends de l’état d’hystérie patriotique américain, je n’arrive pas à intégrer mon admiration pour cette université américaine. Mais il existe aussi tout un aspect de l’Amérique qui m’est non seulement étranger, mais insupportable : le fondamentalisme protestant, qui consiste à donner une sorte de symbolique biblique aux événements politiques. Il faut libérer le politique des critères qui ne sont pas de son ordre. C’est là que je retrouve l’acquis de l’Occident : avoir bien dissocié la sphère politique de la sphère religieuse, non pas pour refouler cette dernière dans le privé mais dans un public non doté de puissance, de position institutionnelle. – Comment les philosophes peuvent-ils peser sur l’actualité ? – Je pense qu’il y a un travail à faire, qui est plus que sémantique, pour un emploi correct des concepts. Un nettoyage du vocabulaire. Et pour se contraindre mutuellement à produire le meilleur argument. Par exemple, j’ai entendu ce matin à la radio une discussion autour de la question de l’antiaméricanisme et des manifestations pacifistes, où se côtoyaient les tenants d’un pacifisme quasi munichois : « Quelque guerre que ce soit, je ne la ferai pas » – et, à l’autre extrémité du spectre, les tenants d’une position qui est plutôt : « Nous ne ferons de guerre que celle qui aura l’aval des Nations unies. » Et ce n’est pas la même chose. Alors, déjà, il faudrait faire cette analyse sur les non-dits, les 16 empiétements de conceptualité. Ne pas sacrifier à l’antiaméricanisme primaire qui consiste à dire : puisque c’est américain, ce ne peut être que mauvais... Le rôle du philosophe est évidemment aussi d’essayer de comprendre les enjeux. C’est là, selon moi, ce qu’il y a de particulièrement pénible à supporter dans la situation actuelle : cette méconnaissance des enjeux. Nous ne savons pas qui veut quoi. Pourquoi l’Irak et pas la Corée du Nord ? Quel est le rôle de l’enjeu pétrolier ? Est-ce que la décision de faire la guerre est déjà prise par les États-Unis ? Je me sens dans une situation de cécité intellectuelle, d’opacité totale sans précédent pour moi, et qui me paraît intolérable. – Revenons à vous. Comment vivez-vous la notoriété qui est aujourd’hui la vôtre ? – On a dit souvent que j’avais été tardivement reconnu et qu’aujourd’hui je le suis davantage, et cela m’étonne toujours. Personnellement, je n’ai jamais ressenti un manque de reconnaissance, pour deux raisons je crois : d’abord, parce que même si je n’étais pas considéré comme un philosophe important, j’ai été très estimé de mes étudiants, j’ai été un enseignant heureux. Je ne ressentais donc pas de ne pas être jugé l’égal de Deleuze, de Foucault, pour nommer les deux penseurs que, par ailleurs, j’ai le plus admirés. La deuxième raison est que, quand j’ai écrit mes livres, j’ai pris peu de cas de mes lecteurs. Ce qui a des inconvénients sûrement – le fait de ne pas répondre à un moment donné à une attente de lecture –, mais qui s’est avéré finalement un facteur de durée. Mon problème était de savoir : est-ce que j’ai répondu à mes propres questions ? Cela me laissait non seulement peu soucieux de savoir comment je serais reçu, mais peu inquiet de la façon dont effectivement j’étais reçu. – Quelles ont été les plus belles lectures de votre vie ? – Le bloc grec demeure pour moi intact. Et je résiste résolument à l’idée de ceux qui, dans les programmes de réforme universitaire, voudraient marquer une coupure entre les modernes et les anciens. Je suis beaucoup plus sensible à la très grande continuité culturelle. Nous nous y retrouvons parfaitement, quand nous lisons les tragiques ou les historiens grecs. Certainement parce que, au fil du temps, peu de chose ont bougé aussi peu que les passions politiques, le rapport au pouvoir. Ceux qui sont habitués à me lire ont pu remarquer qu’il est très rare que j’emploie le mot « moderne ». Je parle de « contemporain », mais je ne fais pas du moderne une catégorie avec un « M » majuscule face aux anciens. Je ne sais pas ce qu’est le moderne. Fixer le moderne sur les Lumières, ce n’était pas ce que voulait Baudelaire, qui disait que le moderne était le temps de l’éphémère et non pas de l’universel. – Et des lectures littéraires ? – Comme j’étais un enfant solitaire, j’étais un lecteur. Je continue à lire des romans contemporains : Le Clézio, Échenoz. Et je relis souvent Flaubert, Madame Bovary. Ce que j’aime trouver dans la littérature, c’est la représentation d’autres vies que la mienne. La question de la fiction, je l’ai rencontrée pour ma part en travaillant sur Temps et récit : la compétition de l’histoire et de la fiction dans la constitution de la compréhension de soi. Avec la médiation par le dehors, par les autres. – Comment abordez-vous ce cap des 90 ans que vous allez franchir ? – Je le vis tranquillement. Ce que j’ai pensé sur la mort, je l’ai écrit dans La Critique et la conviction. La phrase qui m’accompagne toujours, c’est : « Être vivant jusqu’à la mort. » Les dangers du grand âge sont la tristesse et l’ennui. La tristesse est liée à l’obligation d’abandonner beaucoup de choses. Il y a un travail de désaisissement à faire. La tristesse n’est pas maîtrisable, mais ce qui peut être maîtrisé, c’est le consentement à la tristesse. Ce que les Pères de l’Église appelaient l’akedia 1. Il ne faut pas céder là-dessus. La réplique contre l’ennui, c’est 17 d’être attentif et ouvert à tout ce qui arrive de nouveau. C’est ce que Descartes appelait l’admiration, qui est la même chose que l’étonnement. Personnellement, arrivé à ce cap, je reste capable d’admirer. NOTE 1. Maladie spirituelle, dégoût extrême de l’existence. Nous remercions le journal La Croix de nous avoir autorisé à publier gracieusement le texte de cet entretien paru le 26 février 2003. 18 La parole Donner, nommer, appeler Jacques Derrida Sans même avouer, sincèrement, un sentiment d’incompétence, je crois que jamais la force ne m’aura autant manqué pour aborder, sous la forme d’une étude ou d’une discussion philosophique, l’œuvre immense de Paul Ricœur. Comment se limiter à l’un des lieux, à l’une des stations seulement, tout au long d’une trajectoire aussi longue, aussi riche, à travers tant de territoires, thèmes ou problèmes : de l’éthique à la psychanalyse, de la phénoménologie à l’herméneutique, voire à la théologie, à travers l’histoire et les responsabilités qu’elle exige de nous chaque jour, depuis des décennies, à travers l’histoire de la philosophie, à travers l’interprétation originale de tant de philosophes, d’Aristote ou Augustin à Kant, de Jaspers et de Husserl à Heidegger ou à Levinas, sans parler de Freud, sans parler de tous les philosophes anglo-saxons que Ricœur a eu le courage et la lucidité, si rares en France, de lire, de faire lire et de prendre en compte dans son travail le plus novateur ? Cela me paraît difficile, voire impossible si l’on ne veut pas trahir, en quelques pages, l’unité d’un style et d’une intention, d’une pensée mais aussi d’une passion et d’une foi, d’une foi pensée et pensante, d’un engagement qui, depuis le début, n’a jamais cédé sur une certaine fidélité. À soi-même comme aux autres. En relisant ce que je viens tout spontanément d’écrire (« difficile, voire impossible »), je souris. Je le remarque après coup, ces deux mots furent, ces deux dernières années, au centre d’un débat entre Paul Ricœur et moi, sur le mal et le pardon (débat une fois privé, lors d’un déjeuner près du parc Montsouris, débat deux fois public lors de tables rondes organisées par Antoine Garapon avec des juristes, puis à la Maison de l’Amérique latine par Laure Adler, pour France-Culture). À ma proposition d’allure aporétique selon laquelle le pardon est, en un sens non-négatif, l’im-possible même (on ne peut pardonner que l’impardonnable ; pardonner ce qui est déjà pardonnable, ce n’est pas pardonner ; ce qui ne revient pas à dire qu’il n’y a pas de pardon mais que celui-ci, pour paraître possible, devrait, comme on dit, faire l’impossible : pardonner 19 l’impardonnable), Ricœur opposa plus d’une fois une autre formule : « Le pardon n’est pas impossible, il est difficile 1. » Quelle différence y a-t-il, et où passe-t-elle, entre « l’im-possible » (non-négatif) et le « difficile », le très-difficile, le plus difficile possible, la difficulté, l’infaisable même ? Quelle différence entre ce qui est radicalement difficile et ce qui paraît im-possible ? La question reviendrait peutêtre, pour le dire télégraphiquement, à celle de l’ipséité du « je peux ». Pléonasme que l’étymologie confirme. L’ipse est toujours le pouvoir ou le possible d’un « je » (je peux, je veux, je décide). L’im-possible dont je parle signifie peut-être que je ne peux ni ne dois jamais prétendre qu’il est en mon pouvoir de dire sérieusement, de façon responsable « je pardonne » (ou « je veux » ou « je décide »). C’est seulement l’autre, moi-même comme un autre, qui en moi veut, décide ou pardonne, sans m’exonérer d’aucune responsabilité, au contraire. « Logique » étrange de cet échange sans accord ni opposition, où une rencontre à la fois tangentielle, tendancielle et intangible s’esquisse mais aussi s’esquive dans la proximité la plus amicale (nous nous sommes « côtoyés », me dit-il un jour, assez récemment, alors qu’une fois encore nous essayions de penser ensemble ce qui s’était passé, ne s’était pas passé, toute une vie durant, entre nous). « Se côtoyer » (chemins parallèles qui se rejoindront peut-être à l’infini, cheminement ou navigation côte à côte, ou bord à bord, alliance implicite et sans heurt mais dans le respect d’une différence irréductible), ce serait l’une des « métaphores », potentiellement les plus riches, que nous pourrions tenter d’ajuster ou de compliquer, voire de contredire pour dire la « chose » de cette « logique ». Une telle « logique », je crois que si on la déployait à travers tant de textes, tout en faisant droit au silence, à l’interruption, qu’elle soit contingente ou essentielle, à l’implicite ou au non-dit, on pourrait y reconnaître la loi permanente d’un « singulier » dialogue qui m’enrichit depuis si longtemps. « Singulier » est une citation dont je rappellerai le contexte tout à l’heure. Pour témoigner de mon admiration constante et d’une amitié, j’oserai dire d’une affection qui n’a cessé de croître, je me suis donc autorisé à me replier sur ce qui est le plus cher à ma mémoire : quelques-uns des moments, toujours marquants pour moi, où, pendant quelque cinquante ans, j’ai vu, entendu, ou rencontré Paul Ricœur, où la chance par lui me fut donnée de parler avec lui. Et ce fut chaque fois pour moi un événement. Puisque la philosophie ne fut alors jamais absente à ces paroles vives, elle se laissera, je l’espère, toujours entrevoir à travers le sobre récit de ces moments bénis. Toujours des moments de parole, donc, car à tous les sens de ce terme, Ricœur est homme de parole 2. Et l’homme de la parole. Plongé de nouveau dans ses œuvres, de façon un peu errante pour y trouver mon chemin, celui d’une certaine parole, justement, voici que je tombe sur un article 3 de 1967. Je découvre que j’avais alors marqué d’un trait rouge dans la marge tout un passage où, donnant raison à Hjelmslev (auquel je m’intéressais beaucoup alors, m’interrogeant, moi aussi, d’une autre façon, sur certaines limites de « l’idéologie » structuraliste qui dominait à l’époque), Ricœur écrivait : « À cet égard Hjelmslev a raison. [...] L’usage ou emploi est au carrefour de la langue et de la parole. Il faut donc conclure que le mot nomme en même temps que la phrase dit. Il nomme en position de phrase. Dans le dictionnaire, il y a seulement la ronde sans fin des termes qui se définissent en cercle, qui tournoient dans la clôture du lexique. Mais, voici : quelqu’un parle, quelqu’un dit quelque chose ; le mot sort du dictionnaire ; il devient mot au moment où l’homme devient parole, où la parole devient discours et le discours phrase. Ce n’est pas par hasard si en allemand Wort – le mot – est aussi Wort, la parole (même si Wort et Wort n’ont pas le même pluriel). 20 Les mots, ce sont les signes en position de parole. Les mots sont le point d’articulation du sémiologique et du sémantique, en chaque événement de parole. [...] La phrase, nous l’avons vu, est un événement : à ce titre son actualité est transitoire, passagère, évanouissante. Mais le mot survit à la phrase. Comme entité déplaçable, il survit à l’instance transitoire du discours et se tient disponible pour de nouveaux emplois. » En face de cette dernière phrase, j’avais écrit en rouge : « en retournant au système ». Ricœur continue : « Ainsi, lourd d’une nouvelle valeur d’emploi – aussi mince soit-elle – il retourne au système. Et, en retournant au système, il lui donne une histoire. » Dans la marge, content de moi, et d’avoir ainsi anticipé la lettre même de cette conclusion, j’écrivis avec une autosatisfaction naïve que j’aggrave en l’avouant encore aujourd’hui : « Voilà... » Un demi-siècle, disais-je. Dont je ne retiendrai ici que des rencontres, des événements de parole apparemment transitoires que ma mémoire tente de sauver comme d’inestimables dons. La première fois que j’ai vu et entendu Paul Ricœur, l’ayant encore fort peu lu, ce fut probablement en 1953. J’étais alors étudiant à l’École normale, et l’un de mes meilleurs amis me proposa d’assister avec lui à une séance de débat organisée, je crois, par la revue Esprit à Châtenay-Malabry. Marrou était là, je l’entendis aussi pour la première fois. Le discours de Ricœur m’impressionna : clarté, élégance, force démonstrative, autorité sans autorité, engagement de la pensée. Il s’agissait déjà d’histoire et de vérité, et aussi des problèmes éthico-politiques de l’heure. L’été qui suivit, décidé à consacrer mon Mémoire d’études supérieures au problème de la genèse chez Husserl, je passais chez moi, à El Biar, de longues semaines à lire Ideen l. Ce livre, on le sait, fut traduit, introduit, commenté, interprété par Ricœur dans un très riche appareil de notes qui illuminèrent ma lecture. C’est vrai, aujourd’hui encore, quand parfois j’y reviens. Ce fut donc ce grand lecteur de Husserl qui, plus rigoureusement que Sartre et même que Merleau-Ponty, m’apprit d’abord à lire la « phénoménologie », et qui d’une certaine façon me servit de guide à partir de ce moment-là. Je me rappelle aussi ses articles sur Kant et Husserl, sur la Krisis, etc., qui devinrent plus tard des références majeures dans mon introduction à l’Origine de la géométrie de Husserl. À partir de 1960, assistant de philosophie générale à la Sorbonne, je rencontrai Ricœur pour la première fois au moment (un peu plus tard, je crois) où il y fut nommé. À cette époque, les assistants avaient une place étrange, qu’on a du mal à imaginer aujourd’hui. J’étais le seul assistant de « philosophie générale et logique », libre d’organiser mon enseignement et mes séminaires comme je l’entendais, ne dépendant que fort abstraitement de tous les professeurs dont j’étais donc, en droit, l’assistant : Suzanne Bachelard, Canguilhem, Poirier, Polin, Ricœur et Wahl. Je les rencontrais rarement en dehors des examens sauf, peutêtre, vers la fin, Suzanne Bachelard et Canguilhem qui fut aussi pour moi un ami paternel et admiré. Un jour, ce devait être en 1962, je rendis visite à Ricœur, chez lui, à Châtenay-Malabry. Au cours d’une promenade dans son jardin, il me parla avec enthousiasme de Totalité et infini. C’était alors la thèse que Levinas devait soutenir quelques jours plus tard. Le livre n’était pas encore publié. Ricœur, qui devait faire partie du jury, venait de le lire : un très grand livre, me 21 dit-il, un événement. Je ne connaissais alors de Levinas que ses textes sur Husserl. C’est donc encore une fois guidé par ces mots de Ricœur que l’été suivant, je lus Totalité et infini et écrivis « Violence et métaphysique », la première d’une série d’études que je consacrai à Levinas au cours des trente ans qui suivirent. Je dois donc aussi à Ricœur, en quelque sorte, l’amitié admirative qui dès lors me lia à la personne et à l’œuvre d’Emmanuel Levinas – et ce fut aussi une chance de ma vie. De ces années de Sorbonne, mais aussi de celles qui suivirent mon départ pour l’ENS, datent encore les rencontres dans le séminaire où Ricœur, alors directeur des archives Husserl (dont les microfilms se trouvaient à Paris), accueillait, le plus souvent pour leur donner la parole, des étudiants, des chercheurs, des collègues. Je me rappelle y avoir donné un exposé et y avoir rencontré, outre Levinas, nombre de ceux qui s’intéressaient à Husserl, à Paris, dans ces années-là. L’esprit qui régnait dans ce séminaire était, grâce à Ricœur, exemplaire : sérénité, liberté, amicalité dans les discussions, rigueur et tâtonnements d’une vraie recherche. Plusieurs années plus tard, en 1971, à Montréal, j’eus avec Ricœur la première et la plus longue discussion orale qui fut jamais publiée 4. Je viens de la relire pour la première fois depuis plus de trente ans. Ricœur avait donné la Conférence inaugurale, sous le titre « Discours et communication »*. Je parlai aussitôt après lui (« Signature, événement, contexte »). Après d’autres communications, la table ronde dura deux heures. Elle fut largement occupée par ce que le président de séance nomma un « sympathique combat singulier » 5 entre Ricœur et moi. Il s’étend sur près de quarante pages et je ne tenterai pas de le reconstituer ici, faute de place et parce qu’il ne saurait être question d’ouvrir, dans ce témoignage, un débat philosophique de fond. Mais comme ces Actes sont maintenant une archive si peu accessible, redevenue inédite en somme, on me permettra peut-être d’obéir au désir de citer seulement un extrait de la transcription (sans doute ici ou là fautive), une séquence brève et animée. Elle me paraît typique, et c’est aussi pourquoi j’ose la citer, de cette sorte de chassé-croisé au bord, voire au-dessus d’un abîme qui dessine peut-être une figure assez juste et permanente de notre « singulier » dialogue, qu’il fût parlé, écrit ou silencieux. (Le « chassé-croisé » ne revient pas à « côtoyer » – et nous n’avons pas fini d’user nos métaphores). Cette séquence reconduit d’ailleurs à la question que j’évoquais plus haut, celle du sémiotique et du sémantique, du mot, de la phrase, de la nomination et de la parole, de l’événement. P. R. [...] Alors vous êtes obligé de surcharger la théorie de l’écriture de tout ce qui n’a pas été fait en son lieu propre, qui est une théorie du discours. Si cette théorie du discours est faite, elle peut rendre compte des caractères d’écriture que vous avez montrés parce que c’est dans la discursivité elle-même qu’il y a tous ces traits que vous avez attribués à l’écriture. C’est un peu sur ce problème du discours que, pour ma part, j’aimerais discuter avec vous. J. D. Sans doute, entre autres lacunes, celle d’une théorie du discours est très marquante, non seulement dans l’exposé que j’ai fait ce matin, mais dans les propositions que j’ai risquées ailleurs. Ce qui m’a intéressé, de façon tout à fait préalable à une * La conférence de P. Ricœur au Congrès de 1971, à Montréal, dont J. Derrida reproduit ci-dessous une phase de discussion entre lui-même et le conférencier, est celle-là même qui se trouve reprise dans le présent Cahier p. 51 sous le titre « Discours et communication ». 22 théorie du discours qui est en effet tout à fait nécessaire, ce qui m’a intéressé, c’est de repérer tous les présupposés, disons très vite non critiques, qui me paraissent retenir jusqu’ici les tentatives de théorie du discours auxquelles on a pu assister aussi bien dans la linguistique que dans la philosophie. Ces présupposés, ce sont ceux que j’ai très schématiquement dessinés ce matin, à savoir que quelque chose comme l’événement, par exemple, allait de soi, que nous savons ce que c’était qu’un événement ; or une théorie du discours suppose une théorie de l’événement, théorie de l’acte, « speech act », théorie de l’acte comme événement singulier, et sur ce concept d’événement, par exemple, – mais ce concept d’événement fait schème [j’avais dû dire « chaîne »] avec tout un ensemble d’autres concepts – j’ai essayé de marquer ce qui empêchait tout prétendu événement (singulier, actuel, présent, irremplaçable, irrépétable, etc.) de se constituer en événement en ce sens philosophique, c’est-à-dire ce qui en divisait la singularité par le simple fait que cet événement était un genre de discours, disons tout simplement un événement sémiologique et quand vous dites que... P. R. Ce n’est pas la même chose... J. D. Oui, je vais essayer... P. R. C’est ça cette distinction du sémiologique et du sémantique [...]. J. D. Justement... j’y viens. P. R. Qui me paraît absolument fondamentale... J. D. J’y viens... P. R. Et brouillée dans une théorie de l’écriture qui est sémiologique par bien des traits mais veut résoudre des problèmes de sémantique avec des ressources sémiologiques. J. D. Oui, alors je viens à ce point. D’une certaine manière, je précise, de manière préalable, que ce que j’essaie aussi c’est une critique de la sémiologie. Par conséquent, il me paraît difficile d’enfermer ce que je fais dans une sémiologie [...] ce que j’essaie de faire ce n’est pas du tout de réduire le discours à un ensemble de signes, mais d’éviter qu’on oublie que dans le discours il y a encore du signe, c’est-à-dire avec le signe la chaîne différentielle, l’espacement, etc. C’est tout ce qu’on... P. R. Oui, mais je crois qu’il faudrait distinguer ce qu’on entend par espacement. Ce n’est pas le même espacement que vous avez dans l’ordre sémiologique lorsqu’un signe est distinct d’un autre signe : que ce soit un espacement phonique ou un espacement graphique, c’est de l’espacement sémiologique ; mais dans l’espacement du discours, c’est tout à fait autre chose [...]. Lorsque vous me dites : Le discours est toujours pris dans des signes, d’accord ; mais il peut changer aussi de treillis, c’est ça la traduction. Alors le problème est de savoir ce qu’on traduit ; ce qu’on traduit, c’est le sens d’un discours. Vous le faites passer d’un système sémiologique dans un autre système sémiologique. Qu’est-ce qui se passe ? Ce sont des traits du sens. Mais si vous n’avez pas une théorie du sens vous ne pouvez pas non plus faire une théorie de la traduction. J. D. Est-ce que je me trompe ou est-ce que vous réservez la différence au sémiologique comme s’il n’y avait pas de différence sémantique, comme si le sémantique ne se constituait pas aussi de manière différentielle ? P. R. Oui, mais je ne mettrais pas une majuscule à différence... J. D. Vous m’avez bien longtemps reproché de mettre une majuscule à différence... je n’en mets jamais. P. R. Mais avec « a »... J. D. Mais c’est un autre sens du mot... P. R. C’est un autre sens du mot. Il y a des différences entre des signes, puis il y a le fait que le sujet n’est pas le prédicat, enfin il y a partout des différences ; mais ce qui est important c’est que le discours produit par des différences propres qui ne sont pas des différences sémiologiques, des effets de discours qui ne sont pas des effets de signes. J. D. Je suis tout à fait d’accord ! C’est pourquoi je n’ai jamais dit que la différence fut réservée à l’élément sémiologique. [...] 23