Les significations du

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Les significations du
« corps
»
dans la philosophie classique
@ L'Harmattan, 2004
ISBN: 2-7475-5961-0
AEN : 9782747559614
Sous la direction de
Chantal Jaquet et Tamas Pavlovits
Les significations du
« corps
»
dans la philosophie classique
Actes de colloque organisé par
le CERPHI et
Le groupe de recherche de la pensée classique en Hongrie
à l'Institut Hongrois de Paris
Préface de
Pierre-François Moreau
L'Harmattan
5-7, me de l'École-Polytechnique
75005 Paris
FRANCE
L'Harmattan Hongrie
Hargita u. 3
1026 Budapest
HONGRIE
L'Harmattan Italia
Via Bava, 37
10214 Torino
ITALIE
PREF ACE
Pourquoi étudier le corps à l'âge classique? Est-ce
la bonne époque pour traiter un tel sujet? En effet, ou bien
l'on pense qu'il s'agit là d'une notion éternelle, indifférente
au temps, et dès lors il paraît un peu arbitraire de se limiter
à un moment de I'histoire. Ou bien l'on estime, au
contraire, que le corps et le discours sur le corps sont
soumis à des variations historiques, et dans ce cas, est-il
judicieux de choisir cette période un peu guindée, tendue
toute entière, semble-t-il, vers les exercices de la Raison,
préoccupée au théâtre moins du spectacle que des règles,
soucieuse de vertu et de civilité plus que des prestiges des
sens et du libre usage des facultés corporelles? Ne serait-il
pas plus judicieux de se tourner vers le Moyen-Age et ses
libertés, vers la Renaissance et son naturalisme, vers le
baroque ou vers les Lumières?
Pourtant, l'âge classique, par ses spécificités mêmes,
par son attention à la Raison et à la mathématisation du
monde, est amené à rencontrer l'énigme du corps plus
souvent qu'on ne le croirait et en des points nodaux. Au
XVIIe siècle, le corps a plusieurs significations:
C'est tout d'abord le corps physique - celui qui est
soumis aux lois de la Nature que l'on est en train de
découvrir et de mathématiser. Que l'homme ait un corps, ou
soit formé d'une âme et d'un corps, ce n'est pas nouveau;
mais que l'un de ces deux éléments tout d'un coup échappe
au seul regard de la perception externe ou interne pour se
retrouver objet, au moins potentiel, d'une mécanique et
d'une dynamique, voilà qui change tout, et même ce qu'il
en est de l' âme (car dès lors elle semble appelée à se
délivrer de celles de ses fonctions qui sont autres que la
pensée; à quoi sert une âme locomotrice, si les lois du
mouvement et la structure du corps expliquent à elles seules
gestes et déplacements ?). C'est aussi le corps animal, dont
on doit se demander, dès lors, s'il est réductible aux lois
mécaniques ainsi découvertes, s'il est une machine
seulement ou s'il possède une âme lui aussi; et en ce cas, à
quoi la reconnaîtra-t-on?
Le corps n'est pas seulement ce que l'on observe et
ce que l'on mesure; c'est aussi le corps que je suis, ou que
je sens; et comment savons-nous que le corps dont nous
avons des perceptions est notre corps? (il faut treize
propositions à Spinoza, au début de la deuxième partie de
l'Ethique, pour rejoindre ce qui pourrait paraître une
évidence). Non seulement une référence cartographique,
mais un sentiment de presque immédiateté. Avoir faim,
avoir mal, avoir peur ..., ces états mêlent ce qui concerne le
corps et ce qui regarde l'âme d'une manière troublante pour
la théorie mécanique. L'ivrogne, le somnambule, l'amputé
et son illusion, l'hydropique et son désir, l'amnésique et son
identité - autant de figures qui viennent hanter et
singulièrement compliquer le rapport de 1'homme à son
corps dans la problématique classique. Quant au corps
d'autrui, quel est son statut? Lesquelles, parmi les actions
qu'il me donne à voir, me permettent de voir en lui la
manifestation d'un alter ego et non pas, une nouvelle fois,
une simple machine?
Il y aurait aussi le corps comme figure: autrefois de
l'Eglise, corps du Christ; et maintenant de l'Etat, corps
mystique à son tour. Si la Cité est comme un corps, ou est
un corps tout simplement, surgit une autre série de
questions: comment ce corps est-il engendré? par un
8
contrat, par la volonté divine, par les accidents de
l'histoire? Comment se conserve-t-il? Quels en sont les
organes (et Hobbes, on le sait, va très loin dans ce qui n'est
plus une métaphore). Est-il sujet à la mort et aux maladies?
Quelle médecine alors lui appliquer?
L'analyse du corps fait signe vers une série d'autres
concepts:
la mémoire, le langage, l'imagination, la
sensation, l'erreur, la confusion et l'obscurité, les lois
mécaniques enfin. On sait que la double thèse cartésienne
de la distinction de l'âme et du corps et de l'union de l'âme
et du corps a posé un problème pour tout le siècle - aussi
incontestables l'une que l'autre, elles constituaient un défi
plus qu'une explication dès lors que l'on rejetait la solution
de Descartes lui-même - l'interaction. Le parallélisme
attribué à Spinoza (et qu'il conviendrait de nommer
autrement), l'occasionalisme de Malebranche, l'harmonie
préétablie de Leibniz: autant de tentatives pour penser à la
fois et sans contradiction la nécessaire autonomie du monde
physique et la correspondance que nous voyons entre le
monde psychique et lui. C'est donc tout l'enchevêtrement
des problèmes de l'anthropologie que l'on voit se poser à
l'occasion des questions qui portent sur le corps - et d'une
anthropologie qui se noue directement aux questions de la
métaphysique, si même elle ne les commande pas
secrètement.
Ce faisceau conceptuel
-
et pas uniquement
conceptuel - a ceci de fascinant qu'il court d'une
philosophie à l'autre, et qu'il est l'un des liens entre
littérature et philosophie, théologie et philosophie,
philosophie et politique. Il faut donc remercier ceux qui ont
pris l'initiative d'organiser et de publier le colloque dont
nous présentons ici les actes, et tout particulièrement
l'Institut Hongrois de Paris qui l'a accueilli.
Pierre-François Moreau
9
Première partie
DESCARTES
OU LE CORPS EQUIVOQUE
« PremièrelTIent, je considère ce que c'est que
le corps d'un hOlTIlTIe,et je trouve que ce mot
de corps est fort équivoque. .. »
Lettre à Mes/and du 9 février 1645
DESCARTES:
QUE PEUT LE CORPS HUMAIN
SANS L ~AME ?
Denis Kambouchner
En dépit de toute la bibliographie consacrée à
l'union cartésienne de l'âme et du corps et au mécanisme
physiologique, la question dont je voudrais ici dire un mot
ne semble avoir été que très rarement posée.
Au départ de cette question est le fait qu'entre la
« machine» du corps humain et celle d'un certain nombre
d'animaux supérieurs, on ne remarque aucune considérable
différence de structure. Si donc on doit dire des animaux
qu'ils se conduisent, d'un bout à l'autre de leur vie, « par la
seule disposition de leurs organes» et sans aucune
contribution d'une âme distincte de la machine, il semblera
que les mêmes capacités d'auto-conservation doivent
revenir au corps humain. Et cependant, l'idée qu'un corps
humain puisse vivre toute Ulle vie sans la contribution de
l'âme, ou bien même sans qu'une âme lui soit unie, ne
répugne pas simplement à notre imagination:
cette
possibilité d'une vie du corps hun1ain sans l'âme est chose
que - tout en insistant régulièrement sur le nombre et sur la
nature des actions et mouvements qui se produisent en nous
« sans que l'âme y contribue» - Descartes a constamment
évité de souligner ou même d'évoquer. La question sera
donc, à tout le moins: comment rendre raison d'une telle
réticence?
On pourra tout d'abord ici aligner des raisons de simple
convenance métaphysique. Si en effet l'homme est un être
dans lequel sont unies deux substances, l'âme et le corps, à
quel moment devra-t-on dire que cette union commence, et
qu'elle finit? Sur le moment précis où une âme se trouve
unie au corps humain, les textes cartésiens ne sont pas très
explicites. Mais du moins, il faudra penser que cette union
s'effectue «très tôt »1 - dès le moment où l'embryon
pourra être dit posséder un rudiment d'existence
individuelle; et pour que cette union se rompe (avant
l'éventuelle résurrection d'un corps glorifié), il faudra
d'abord qu'« une des principales parties du corps se
corromp[ e] », et que la machine cesse de fonctionner, telle
une montre qui est «rompue »2. Le corps humain est-il
donc, à titre essentiel, une machine douée d'un mouvement
interne spécifique? Alors le fait sera qu'il n'y a pas un seul
moment dans la durée d'existence de ce corps, où il existe
sans âme. L'homme peut bien constituer à ce titre un être
sans exemple au sein de la nature créée: l'union d'une âme
à son corps constituera d'autant plus sûrement une sorte de
loi de nature, relevant de la souveraine et immuable volonté
divine, et à laquelle il n'y a pas de sens à imaginer une
exception. C'est bien là ce que Descartes semble rappeler à
Regius, s'agissant de sa thèse catastrophique sur l'homme
« être par accident»: «On peut seulement vous objecter
qu'il n'est point accidentel au corps humain d'être uni à
I
A *** (Hyperaspistes), août 1641, pt. 2, AT, 1. III, p. 424, 9 ; voir
l'utile note de V. Aucante sur « le COlTIlTIenCelTIent
de l'union de l'âme
et du corps », in Descartes, Ecrits physiologiques et 111édicaux, Paris,
PUF, 2000, p. 219-221.
2
Passions
de l' â111e, art. 6.
14
l'âme, mais que c'est sa propre nature; parce que le corps
ayant toutes les dispositions requises pour recevoir l'âme,
sans lesquelles il n'est pas proprement un corps humain, il
ne se peut pas faire sans miracle que l'âme ne lui soit
unie. »1
« C'est la propre nature du corps humain, d'être uni à
l'âme» : est-ce bien là toutefois un énoncé cartésien? S'il
s'agit avant tout, comme il apparaîtra dans l'énoncé de
l'objection suivante, de « ne pas choquer les théologiens »,
ne peut-on pas considérer que Descartes emprunte ici le
langage de l'école, plutôt qu'il ne parle le sien propre? et la
vérité cartésienne ne serait-elle pas plutôt celle qui figure
avant l'énoncé de ces objections:« on pourrait dire en
quelque façon qu'il est accidentel (accidentarium) au corps
d'être uni à l'âme (quod anin1ae conjungatur), et à l'âme
d'être unie au corps, puisque le corps peut exister sans
l'âme et l'âme sans le corps» - et qui se trouve précisée
ensuite: « on peut appeler ces deux substances
accidentelles (accidentaria), en ce que ne considérant que
le corps seul, nous n'y voyons rien qui demande à être uni à
l'âme, et rien dans l'âme qui demande d'être uni au corps;
c'est pourquoi j'ai dit un peu auparavant que l'homme est
en quelque façon (et non absolument parlant) un être
accidentel (esse accidentariun1) » ?
Peut-être ferait-on mieux de se demander si les deux
vérités sont antinomiques. Il est vrai qu'en considérant le
corps en tant que corps, nous le concevons comme une
chose complète, qui n'a pas besoin d'une âme immatérielle
pour subsister dans son identité physique. Mais il est vrai
aussi qu"en considérant, non pas même un corps humain,
mais une «machine de terre que Dieu forme tout exprès
pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible »2,
I
A Regius, mi-décembre 1641 , AT, 1. III, pp. 460-461. V. Aucante lit
curieusement:
« Sans miracle qu'une âll1e lui soit unie», comme si
l'union d'une âme au corps avait en elle-même un caractère 111iraculeux.
2 L 'Homme, incipit, AT, 1. XI, p. 120,5-7.
15
nous pouvons malaisément considérer la « disposition du
cerveau» de cette machine sans nous porter en pensée vers
le moment où I âme raisonnable sera en elle et aura dans le
~
cerveau son « siège principal» 1.
De quelle nature est cette nécessité? et si le fait est
qu~un corps humain, normalement constitué, «possède les
dispositions requises pour recevoir l'âme», quelle sera la
nature de ces dispositions? C'est à ces questions qu'il
convient de chercher une réponse. Mais avant d'aborder ces
deux questions, il ne sera pas inutile d'examiner l'ensemble
des actions ou des fonctions dont le corps est capable « sans
l'âme », pour mesurer l~intervalle qui subsiste entre une vie
entière et la somme de ces actions ou de ces fonctions. Et
c'est à quoi seront très utiles quelques pages de la main de
Clerselier, insérées vers la fin de sa préface à la première
édition française du Traité de l 'Homme (1664) afin de
compléter les indications figurant déjà dans la préface de
Florent Schuyl à l'édition latine (1662).
Pour combattre le préjugé de l'âme des bêtes, «un des
plus puissants moyens », écrit Clerselier, « est de faire voir
que la plupart des choses mêmes qui se font en nous se font
sans le ministère de l'âme, et ne sont point connues par
elle »2. Or que sont ces choses? Ce sont,
a) « tout ce qui concerne la formation de notre corps, et
sa nourriture» ;
b) les premiers mouvements du nourrisson: «quand un
enfant sort du ventre de sa mère, et [...] cherche son téton,
peut-on dire que son âme ait alors grande part à cela? son
âme lui a-t-elle appris à le sucer? »
c) les premiers apprentissages, comme de marcher: le
petit enfant «ne marche pas parce qu'il a une âme, il en
avait une avant qu'il marchât; mais il marche parce que son
1
Ibid., p. 131, l. 27-29.
Cf. L. de la Forge, L 'H0J11111e
de René Descartes, éd. T. Gontier,
Fayard-Corpus, 1999, p. 52.
2
16
corps est disposé à marcher; que fait l'âme au marcher de
cet enfant? rien du tout; sinon qu'elle s'en aperçoit
quelquefois quand cela se faitl, et qu'elle le commande
aussi quelquefois avant que cela se fasse, mais ce n'est
nullement elle qui l'exécute» ;
d) dans les « hommes parfaits », toutes sortes d'envies et
d'appétits, «comme d'uriner, et semblables, quoiqu'ils
s'aperçoivent et se ressentent dans l'homme, sont déjà en
disposition dans le corps, avant que d'être portés par
sentiment à l'âme» ;
e) quantité de mouvements que nous faisons sans y
penser: « et combien se fait-il en nous de mouvements sans
que nous nous en apercevions, et qui ne sont que des
actions de la machine de notre corps; un homme va dans la
rue, et rêve à quelque grande affaire: le marcher qu'il fait
n'est que du corps [...] et si en rêvant profondément à son
affaire il vient à faire un faux pas [...] suivi de plusieurs
autres qui le mettent en danger de tomber, combien de
postures ne fait-il point pour s'en empêcher: il se serait
cent fois cassé la tête, s'il eût attendu, pour s'en garantir, à
prendre les ordres de son âme ». De même, « ne vous est-il
jamais arrivé aussi bien qu'à moi que, récitant vos prières,
vous n'ayez aucune attention à ce que vous disiez, et que
cependant vous ne laissiez pas de les dire tout de suite sans
faillir, beaucoup mieux que si vous y aviez eu grande
attention: ce qui montre que ce n'est que le ressort de la
machine qui se démonte, et qui file sa corde [...] ».
Avec une thèse que l'on retrouvera chez Malebranche
(l'âme ne peut rien faire à proprement parler dont elle ne
sache comment cela se fait), se trouve donc ici évoqué,
d'une part (après les fonctions végétatives), ce que nous
sommes réduits à apprendre de la nature, quitte à user
ensuite librement de ce que nous avons appris (donc, tout ce
qui est de l'ordre de l'instinctif), et d'autre part, tout ce qui
I
Cf. notamment Conversations chrétiennes, I.
17
peut se reproduire mécaniquement" parce que nous nous
sommes appliqués à l'apprendre, ou que nous en avons
absolument pris l'habitude. Peut-on dire cependant des
actions et phénomènes ainsi répertoriés qu'ils constituent
« la plupart des choses qui se font en nous» ? On ne le peut
qu'en donnant au « en nous» un sens bien particulier, qui, à
la limite, rend tautologique la thèse d'après laquelle ces
choses « se font sans le ministère de l'âme». Ce qui se fait
en nous, c'est ce qu'on nous voit faire et que précisément
nous ne faisons pas nous-mêmes, tout au moins au sens fort
d'une application réfléchie. Dans ces conditions,
l'ensemble des choses qui se font sur ce mode, fussent-elles
placées dans l'ordre chronologique le plus satisfaisant pour
l'esprit, ne suffit à constituer ni notre propre vie, ni toute
une vie à certains égards comparable à la nôtre: ni notre
vie, parce que cette vie est bien plutôt faite de l'ensemble
de nos actions ou réactions conscientes et réfléchies; ni
toute une vie, parce que, pour une part ilTéductible, les
actions dont il est question sont des reproductions d'actions
pleinement intentionnelles dont l' effectuation antérieure est
ainsi présupposée. Pour montrer que des actions en ellesmêmes complexes et sophistiquées peuvent être effectuées
sans la contribution de l'âme, le dénombrement de
Clerselier reste très précieux; on ne peut en revanche le
faire servir à montrer que l'homme est machine, ni à quel
degré il l'est, ce qui irait d'ailleurs contre son intention.
Reste donc à savoir, d'une part, d'où vient notre
difficulté à concevoir un homme qui n'agirait que par la
seule disposition de ses organes, et d'autre part, ce qui doit
distinguer
la machine du corps humain de celle de
l'animal, pour que l'une demande à être unie à une âme et
l'autre non.
A la pren1ière question, la réponse est sans doute celleci : il ne sera pas impossible de concevoir un homme qui
agirait « par la seule disposition de ses organes », tant que
l'on maintiendra (en pensée) cet homme dans un
18
environnement purement animal (ou de pure nature). Bien
que n'ayant jamais été avisé de cas d'enfants sauvages, et
n'ayant pas imaginé de spéculer sur de pareilles matières,
Descartes n'eût probablement pas nié qu'un homme
abandonné dès après sa naissance dans un milieu pareil à la
grande forêt de Rousseau n'aurait à faire de sa raison qu'un
usage très borné. Destiné par sa nature à agir autrement
qu'en animal, cet homme aurait pourtant un comportement
impossible à distinguer de certains comportements
animaux. Il serait un être d'instinct et d'habitude, et fort
peu ou à peine de réflexion.
La difficulté, en revanche, surgit à plein lorsqu'on
change cet environnement purement animal ou naturel en
un autre qui porte à tous égards les marques de la
« ressource humaine », hun1ana industria. Car alors, il ne
faut pas dire seulement que surgit, avec le langage articulé,
une nouvelle dimension de l'environnement lui-même, qui
change la nature même des réactions requises; avec ce
langage, le nombre et la variété même des circonstances
auxquelles l'individu dont il s'agit se trouve en cas de
devoir répondre se trouvent immensément démultipliés. Par
rapport au célèbre texte du Discours de la Méthodel sur la
différence entre le «vrai homme» et l'automate le plus
perfectionné, la perspective peut ainsi être renversée: ce
texte dit de l'automate, et ensuite de l'animal, qu'il ne se
montrera pas capable d'« arranger» des paroles d'une
manière assez spécifique pour « répondre au sens de tout ce
qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus
hébétés peuvent faire» ; mais on pourrait commencer par
souligner que l'homme est cet être qui doit « répondre au
sens» présenté dans ou par une certaine circonstance, sans
omettre aucune donnée constitutive de ce sens, et que c'est
là une tâche sans équivalent pour les automates ni pour les
animaux. Et si la raison peut être caractérisée comme un
1 5e partie, AT, 1. VI, pp. 56-57.
19
«instrument universel» permettant de répondre à toutes
sortes de «rencontres », il faut dire d'abord qu'elle nous
rend capables des «rencontres» dont il s'agit, et ensuite
qu'elle en étend indéfiniment le champ.
Est-ce à dire qu'il soit impossible de la n1anière la plus
manifeste qu'un homme réponde par la seule disposition de
ses organes «au sens de tout ce qui se dira en sa
présence»? Tout dépend de ce qu'on entendra par cette
disposition. L'impossibilité «morale» dont le Discours
croit pouvoir faire état tient en effet à un certain concept de
cette disposition, qui la suppose «particulière» à la fois
dans son institution et dans son objet. Si en effet, dans les
automates comme dans les animaux, une disposition
particulière est requise «pour chaque action particulière »,
c'est que l'essentiel de la disposition dont il s'agit consiste
dans la correspondance entre une cause (l'action de l'objet
extérieur sur les sens) et un effet (un mouvement externe de
« la machine », réagissant à cette action). Dans les animaux
comme dans des automates idéalement construits, cette
même disposition réside ainsi pour l'essentiel dans le
cerveau, avec le fait qu'une certaine impression des sens
(ou à la rigueur de l'imagination), venant à se former dans
le cerveau, y détermine un certain mouvement des « esprits
animaux », dont l'afflux dans les nerfs de certains muscles
produira certains mouvements extérieurs. Or, il est en effet
moralement impossible d'imaginer
que de telles
corrélations (de type sensori-moteur) se diversifient de
manière illimitée, pour répondre à la variété illimitée des
choses ou des situations - situations de sens, pour ainsi
dire - auxquelles un «vrai homme» doit être en état de
répondre. Ce n'est pas qu'il ne puisse y en avoir un grand
nombre: mais ce nombre, même très grand, reste fini, en
même temps que les «réponses» qu'elles permettent
restent d'ordre assez élémentaire; ce qu'on peut vérifier
20
dans ce texte des Primae cogitationes circa generationem
animaliuml :
« Et l'on ne doit pas s'étonner qu'il y ait dans le cerveau
des bêtes brutes d'assez nombreuses dispositions
différentes (satis multas diversas dispositiones), puisque
nous les voyons se mouvoir en autant de manières (tot
modis). Car tous leurs mouvements ne naissent que de deux
éléments (elementa): à savoir les choses qui sont
convenables de leur nature ou celles qui sont nuisibles
(commodis naturae vel incon1n10dis),et cela, soit pour telle
partie [de l'animal], soit pour le tout. A telle enseigne que,
lorsque les sens montrent quelque chose de convenable au
tout (aliquid con1modun1 toti), aussitôt, cette motion qui
produit la sensation (ista n10tio, quae efficit sensun1) produit
aussi tous les mouvements des autres membres qui tendent
à la jouissance de ce bien; et s'ils montrent quelque chose
qui ne convient qu'à une partie et ne convient pas à une
autre, la motion qui est sentie détermine les esprits animaux
à produire tous les mouven1ents possibles dans la première,
par quoi elle peut jouir de ce bien, et dans l'autre tous ceux
par lesquels elle peut fuir ce mal. »2
Il peut bien y avoir, à la limite, dans « la machine» deux
mouvements en sens contraire: il n'y a pourtant aucune
espèce d'indécision, dans la mesure même où la réaction est
intégralement prédéterminée; c'est d'ailleurs dans la
mesure où les bêtes vont à chaque fois, d'un mouvement
direct, au bout de ce qu'elles peuvent, qu'en aucun cas l'on
ne peut dire qu'elles pèchent. Et donc, il ne suffira pas de
caractériser la différence entre la condition de l'homme et
celle des animaux par la spécificité des «rencontres» de
1'homme: le fait sera aussi que les mouvements du cerveau
qui peuvent se produire dans un homme qui agit avec
I
2
AT, 1. XI, p. 519.
Cf. V. Aucante, op. cil., p. 88-89.
21
réflexion ne sont pas d'une même nature que ceux qui se
trouvent au principe d'actions mécaniques et irréfléchies.
C'est ici qu'entre enjeu la« petite glande ».
Cette glande (<<pinéale»), très petite et très mobile, qui
est suspendue au-dessus des « concavités» du cerveau - et
d'où les esprits animaux, d'après le Traité de l'Homme,
coulent sans cesse comme d'une fontaine pour remplir ces
concavités et se rendre de là dans les pores de la substance
du cerveau, dans les nerfs et dans les muscles - tombe
ordinairement, et d'après l'économie même de L'Homme,
sous deux sortes de descriptions. L'une de ces descriptions
en fait un simple point de passage, autrement dit, dans un
processus intégralement physiologique, le lieu d'une
conversion toute passive et automatique de l'impression
sensorielle en « idée» ou déterminant cérébral d'un certain
mouvement.l L'autre description en fait une interface
remarquable, puisque non seulement l'âme censée avoir son
« siège principal» dans cette petite glande doit « recevoir
l'effet» de tous les mOllvements et impressions qu'elle
reçoit, mais que l'âme peut, par sa propre « force », c'est-àdire selon qu'elle se détermine elle-même à penser à telle
ou telle chose, peindre certaines figures sur la superficie de
cette glande ou même lui imprimer certains mouvements
qui la feront pencher dans un sens plutôt que dans l'autre
(ou la feront pencher plus ou moins dans un certain sens).
Aucune de ces deux descriptions n'est inexacte. Et
cependant, l'alternative qu'elles dessinent entre deux
causalités des mouvements et impressions de la glande
(l'une purement physiologique, l'autre intégrant l'action de
l'âme) risque, de par son caractère spectaculaire et
intriguant, d'occulter la donnée première qui suit: aucun
processus cérébral in1pliquant un n10uvement de la glande
pinéale n'a trouvé chez Descartes sa description complète.
Ce qui se conçoit, si la petite glande n'est pas seulement un
I
Cf. L 'Homme, AT, t. XI, pp. 177-179.
22
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