Les significations du « corps » dans la philosophie classique @ L'Harmattan, 2004 ISBN: 2-7475-5961-0 AEN : 9782747559614 Sous la direction de Chantal Jaquet et Tamas Pavlovits Les significations du « corps » dans la philosophie classique Actes de colloque organisé par le CERPHI et Le groupe de recherche de la pensée classique en Hongrie à l'Institut Hongrois de Paris Préface de Pierre-François Moreau L'Harmattan 5-7, me de l'École-Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino ITALIE PREF ACE Pourquoi étudier le corps à l'âge classique? Est-ce la bonne époque pour traiter un tel sujet? En effet, ou bien l'on pense qu'il s'agit là d'une notion éternelle, indifférente au temps, et dès lors il paraît un peu arbitraire de se limiter à un moment de I'histoire. Ou bien l'on estime, au contraire, que le corps et le discours sur le corps sont soumis à des variations historiques, et dans ce cas, est-il judicieux de choisir cette période un peu guindée, tendue toute entière, semble-t-il, vers les exercices de la Raison, préoccupée au théâtre moins du spectacle que des règles, soucieuse de vertu et de civilité plus que des prestiges des sens et du libre usage des facultés corporelles? Ne serait-il pas plus judicieux de se tourner vers le Moyen-Age et ses libertés, vers la Renaissance et son naturalisme, vers le baroque ou vers les Lumières? Pourtant, l'âge classique, par ses spécificités mêmes, par son attention à la Raison et à la mathématisation du monde, est amené à rencontrer l'énigme du corps plus souvent qu'on ne le croirait et en des points nodaux. Au XVIIe siècle, le corps a plusieurs significations: C'est tout d'abord le corps physique - celui qui est soumis aux lois de la Nature que l'on est en train de découvrir et de mathématiser. Que l'homme ait un corps, ou soit formé d'une âme et d'un corps, ce n'est pas nouveau; mais que l'un de ces deux éléments tout d'un coup échappe au seul regard de la perception externe ou interne pour se retrouver objet, au moins potentiel, d'une mécanique et d'une dynamique, voilà qui change tout, et même ce qu'il en est de l' âme (car dès lors elle semble appelée à se délivrer de celles de ses fonctions qui sont autres que la pensée; à quoi sert une âme locomotrice, si les lois du mouvement et la structure du corps expliquent à elles seules gestes et déplacements ?). C'est aussi le corps animal, dont on doit se demander, dès lors, s'il est réductible aux lois mécaniques ainsi découvertes, s'il est une machine seulement ou s'il possède une âme lui aussi; et en ce cas, à quoi la reconnaîtra-t-on? Le corps n'est pas seulement ce que l'on observe et ce que l'on mesure; c'est aussi le corps que je suis, ou que je sens; et comment savons-nous que le corps dont nous avons des perceptions est notre corps? (il faut treize propositions à Spinoza, au début de la deuxième partie de l'Ethique, pour rejoindre ce qui pourrait paraître une évidence). Non seulement une référence cartographique, mais un sentiment de presque immédiateté. Avoir faim, avoir mal, avoir peur ..., ces états mêlent ce qui concerne le corps et ce qui regarde l'âme d'une manière troublante pour la théorie mécanique. L'ivrogne, le somnambule, l'amputé et son illusion, l'hydropique et son désir, l'amnésique et son identité - autant de figures qui viennent hanter et singulièrement compliquer le rapport de 1'homme à son corps dans la problématique classique. Quant au corps d'autrui, quel est son statut? Lesquelles, parmi les actions qu'il me donne à voir, me permettent de voir en lui la manifestation d'un alter ego et non pas, une nouvelle fois, une simple machine? Il y aurait aussi le corps comme figure: autrefois de l'Eglise, corps du Christ; et maintenant de l'Etat, corps mystique à son tour. Si la Cité est comme un corps, ou est un corps tout simplement, surgit une autre série de questions: comment ce corps est-il engendré? par un 8 contrat, par la volonté divine, par les accidents de l'histoire? Comment se conserve-t-il? Quels en sont les organes (et Hobbes, on le sait, va très loin dans ce qui n'est plus une métaphore). Est-il sujet à la mort et aux maladies? Quelle médecine alors lui appliquer? L'analyse du corps fait signe vers une série d'autres concepts: la mémoire, le langage, l'imagination, la sensation, l'erreur, la confusion et l'obscurité, les lois mécaniques enfin. On sait que la double thèse cartésienne de la distinction de l'âme et du corps et de l'union de l'âme et du corps a posé un problème pour tout le siècle - aussi incontestables l'une que l'autre, elles constituaient un défi plus qu'une explication dès lors que l'on rejetait la solution de Descartes lui-même - l'interaction. Le parallélisme attribué à Spinoza (et qu'il conviendrait de nommer autrement), l'occasionalisme de Malebranche, l'harmonie préétablie de Leibniz: autant de tentatives pour penser à la fois et sans contradiction la nécessaire autonomie du monde physique et la correspondance que nous voyons entre le monde psychique et lui. C'est donc tout l'enchevêtrement des problèmes de l'anthropologie que l'on voit se poser à l'occasion des questions qui portent sur le corps - et d'une anthropologie qui se noue directement aux questions de la métaphysique, si même elle ne les commande pas secrètement. Ce faisceau conceptuel - et pas uniquement conceptuel - a ceci de fascinant qu'il court d'une philosophie à l'autre, et qu'il est l'un des liens entre littérature et philosophie, théologie et philosophie, philosophie et politique. Il faut donc remercier ceux qui ont pris l'initiative d'organiser et de publier le colloque dont nous présentons ici les actes, et tout particulièrement l'Institut Hongrois de Paris qui l'a accueilli. Pierre-François Moreau 9 Première partie DESCARTES OU LE CORPS EQUIVOQUE « PremièrelTIent, je considère ce que c'est que le corps d'un hOlTIlTIe,et je trouve que ce mot de corps est fort équivoque. .. » Lettre à Mes/and du 9 février 1645 DESCARTES: QUE PEUT LE CORPS HUMAIN SANS L ~AME ? Denis Kambouchner En dépit de toute la bibliographie consacrée à l'union cartésienne de l'âme et du corps et au mécanisme physiologique, la question dont je voudrais ici dire un mot ne semble avoir été que très rarement posée. Au départ de cette question est le fait qu'entre la « machine» du corps humain et celle d'un certain nombre d'animaux supérieurs, on ne remarque aucune considérable différence de structure. Si donc on doit dire des animaux qu'ils se conduisent, d'un bout à l'autre de leur vie, « par la seule disposition de leurs organes» et sans aucune contribution d'une âme distincte de la machine, il semblera que les mêmes capacités d'auto-conservation doivent revenir au corps humain. Et cependant, l'idée qu'un corps humain puisse vivre toute Ulle vie sans la contribution de l'âme, ou bien même sans qu'une âme lui soit unie, ne répugne pas simplement à notre imagination: cette possibilité d'une vie du corps hun1ain sans l'âme est chose que - tout en insistant régulièrement sur le nombre et sur la nature des actions et mouvements qui se produisent en nous « sans que l'âme y contribue» - Descartes a constamment évité de souligner ou même d'évoquer. La question sera donc, à tout le moins: comment rendre raison d'une telle réticence? On pourra tout d'abord ici aligner des raisons de simple convenance métaphysique. Si en effet l'homme est un être dans lequel sont unies deux substances, l'âme et le corps, à quel moment devra-t-on dire que cette union commence, et qu'elle finit? Sur le moment précis où une âme se trouve unie au corps humain, les textes cartésiens ne sont pas très explicites. Mais du moins, il faudra penser que cette union s'effectue «très tôt »1 - dès le moment où l'embryon pourra être dit posséder un rudiment d'existence individuelle; et pour que cette union se rompe (avant l'éventuelle résurrection d'un corps glorifié), il faudra d'abord qu'« une des principales parties du corps se corromp[ e] », et que la machine cesse de fonctionner, telle une montre qui est «rompue »2. Le corps humain est-il donc, à titre essentiel, une machine douée d'un mouvement interne spécifique? Alors le fait sera qu'il n'y a pas un seul moment dans la durée d'existence de ce corps, où il existe sans âme. L'homme peut bien constituer à ce titre un être sans exemple au sein de la nature créée: l'union d'une âme à son corps constituera d'autant plus sûrement une sorte de loi de nature, relevant de la souveraine et immuable volonté divine, et à laquelle il n'y a pas de sens à imaginer une exception. C'est bien là ce que Descartes semble rappeler à Regius, s'agissant de sa thèse catastrophique sur l'homme « être par accident»: «On peut seulement vous objecter qu'il n'est point accidentel au corps humain d'être uni à I A *** (Hyperaspistes), août 1641, pt. 2, AT, 1. III, p. 424, 9 ; voir l'utile note de V. Aucante sur « le COlTIlTIenCelTIent de l'union de l'âme et du corps », in Descartes, Ecrits physiologiques et 111édicaux, Paris, PUF, 2000, p. 219-221. 2 Passions de l' â111e, art. 6. 14 l'âme, mais que c'est sa propre nature; parce que le corps ayant toutes les dispositions requises pour recevoir l'âme, sans lesquelles il n'est pas proprement un corps humain, il ne se peut pas faire sans miracle que l'âme ne lui soit unie. »1 « C'est la propre nature du corps humain, d'être uni à l'âme» : est-ce bien là toutefois un énoncé cartésien? S'il s'agit avant tout, comme il apparaîtra dans l'énoncé de l'objection suivante, de « ne pas choquer les théologiens », ne peut-on pas considérer que Descartes emprunte ici le langage de l'école, plutôt qu'il ne parle le sien propre? et la vérité cartésienne ne serait-elle pas plutôt celle qui figure avant l'énoncé de ces objections:« on pourrait dire en quelque façon qu'il est accidentel (accidentarium) au corps d'être uni à l'âme (quod anin1ae conjungatur), et à l'âme d'être unie au corps, puisque le corps peut exister sans l'âme et l'âme sans le corps» - et qui se trouve précisée ensuite: « on peut appeler ces deux substances accidentelles (accidentaria), en ce que ne considérant que le corps seul, nous n'y voyons rien qui demande à être uni à l'âme, et rien dans l'âme qui demande d'être uni au corps; c'est pourquoi j'ai dit un peu auparavant que l'homme est en quelque façon (et non absolument parlant) un être accidentel (esse accidentariun1) » ? Peut-être ferait-on mieux de se demander si les deux vérités sont antinomiques. Il est vrai qu'en considérant le corps en tant que corps, nous le concevons comme une chose complète, qui n'a pas besoin d'une âme immatérielle pour subsister dans son identité physique. Mais il est vrai aussi qu"en considérant, non pas même un corps humain, mais une «machine de terre que Dieu forme tout exprès pour la rendre la plus semblable à nous qu'il est possible »2, I A Regius, mi-décembre 1641 , AT, 1. III, pp. 460-461. V. Aucante lit curieusement: « Sans miracle qu'une âll1e lui soit unie», comme si l'union d'une âme au corps avait en elle-même un caractère 111iraculeux. 2 L 'Homme, incipit, AT, 1. XI, p. 120,5-7. 15 nous pouvons malaisément considérer la « disposition du cerveau» de cette machine sans nous porter en pensée vers le moment où I âme raisonnable sera en elle et aura dans le ~ cerveau son « siège principal» 1. De quelle nature est cette nécessité? et si le fait est qu~un corps humain, normalement constitué, «possède les dispositions requises pour recevoir l'âme», quelle sera la nature de ces dispositions? C'est à ces questions qu'il convient de chercher une réponse. Mais avant d'aborder ces deux questions, il ne sera pas inutile d'examiner l'ensemble des actions ou des fonctions dont le corps est capable « sans l'âme », pour mesurer l~intervalle qui subsiste entre une vie entière et la somme de ces actions ou de ces fonctions. Et c'est à quoi seront très utiles quelques pages de la main de Clerselier, insérées vers la fin de sa préface à la première édition française du Traité de l 'Homme (1664) afin de compléter les indications figurant déjà dans la préface de Florent Schuyl à l'édition latine (1662). Pour combattre le préjugé de l'âme des bêtes, «un des plus puissants moyens », écrit Clerselier, « est de faire voir que la plupart des choses mêmes qui se font en nous se font sans le ministère de l'âme, et ne sont point connues par elle »2. Or que sont ces choses? Ce sont, a) « tout ce qui concerne la formation de notre corps, et sa nourriture» ; b) les premiers mouvements du nourrisson: «quand un enfant sort du ventre de sa mère, et [...] cherche son téton, peut-on dire que son âme ait alors grande part à cela? son âme lui a-t-elle appris à le sucer? » c) les premiers apprentissages, comme de marcher: le petit enfant «ne marche pas parce qu'il a une âme, il en avait une avant qu'il marchât; mais il marche parce que son 1 Ibid., p. 131, l. 27-29. Cf. L. de la Forge, L 'H0J11111e de René Descartes, éd. T. Gontier, Fayard-Corpus, 1999, p. 52. 2 16 corps est disposé à marcher; que fait l'âme au marcher de cet enfant? rien du tout; sinon qu'elle s'en aperçoit quelquefois quand cela se faitl, et qu'elle le commande aussi quelquefois avant que cela se fasse, mais ce n'est nullement elle qui l'exécute» ; d) dans les « hommes parfaits », toutes sortes d'envies et d'appétits, «comme d'uriner, et semblables, quoiqu'ils s'aperçoivent et se ressentent dans l'homme, sont déjà en disposition dans le corps, avant que d'être portés par sentiment à l'âme» ; e) quantité de mouvements que nous faisons sans y penser: « et combien se fait-il en nous de mouvements sans que nous nous en apercevions, et qui ne sont que des actions de la machine de notre corps; un homme va dans la rue, et rêve à quelque grande affaire: le marcher qu'il fait n'est que du corps [...] et si en rêvant profondément à son affaire il vient à faire un faux pas [...] suivi de plusieurs autres qui le mettent en danger de tomber, combien de postures ne fait-il point pour s'en empêcher: il se serait cent fois cassé la tête, s'il eût attendu, pour s'en garantir, à prendre les ordres de son âme ». De même, « ne vous est-il jamais arrivé aussi bien qu'à moi que, récitant vos prières, vous n'ayez aucune attention à ce que vous disiez, et que cependant vous ne laissiez pas de les dire tout de suite sans faillir, beaucoup mieux que si vous y aviez eu grande attention: ce qui montre que ce n'est que le ressort de la machine qui se démonte, et qui file sa corde [...] ». Avec une thèse que l'on retrouvera chez Malebranche (l'âme ne peut rien faire à proprement parler dont elle ne sache comment cela se fait), se trouve donc ici évoqué, d'une part (après les fonctions végétatives), ce que nous sommes réduits à apprendre de la nature, quitte à user ensuite librement de ce que nous avons appris (donc, tout ce qui est de l'ordre de l'instinctif), et d'autre part, tout ce qui I Cf. notamment Conversations chrétiennes, I. 17 peut se reproduire mécaniquement" parce que nous nous sommes appliqués à l'apprendre, ou que nous en avons absolument pris l'habitude. Peut-on dire cependant des actions et phénomènes ainsi répertoriés qu'ils constituent « la plupart des choses qui se font en nous» ? On ne le peut qu'en donnant au « en nous» un sens bien particulier, qui, à la limite, rend tautologique la thèse d'après laquelle ces choses « se font sans le ministère de l'âme». Ce qui se fait en nous, c'est ce qu'on nous voit faire et que précisément nous ne faisons pas nous-mêmes, tout au moins au sens fort d'une application réfléchie. Dans ces conditions, l'ensemble des choses qui se font sur ce mode, fussent-elles placées dans l'ordre chronologique le plus satisfaisant pour l'esprit, ne suffit à constituer ni notre propre vie, ni toute une vie à certains égards comparable à la nôtre: ni notre vie, parce que cette vie est bien plutôt faite de l'ensemble de nos actions ou réactions conscientes et réfléchies; ni toute une vie, parce que, pour une part ilTéductible, les actions dont il est question sont des reproductions d'actions pleinement intentionnelles dont l' effectuation antérieure est ainsi présupposée. Pour montrer que des actions en ellesmêmes complexes et sophistiquées peuvent être effectuées sans la contribution de l'âme, le dénombrement de Clerselier reste très précieux; on ne peut en revanche le faire servir à montrer que l'homme est machine, ni à quel degré il l'est, ce qui irait d'ailleurs contre son intention. Reste donc à savoir, d'une part, d'où vient notre difficulté à concevoir un homme qui n'agirait que par la seule disposition de ses organes, et d'autre part, ce qui doit distinguer la machine du corps humain de celle de l'animal, pour que l'une demande à être unie à une âme et l'autre non. A la pren1ière question, la réponse est sans doute celleci : il ne sera pas impossible de concevoir un homme qui agirait « par la seule disposition de ses organes », tant que l'on maintiendra (en pensée) cet homme dans un 18 environnement purement animal (ou de pure nature). Bien que n'ayant jamais été avisé de cas d'enfants sauvages, et n'ayant pas imaginé de spéculer sur de pareilles matières, Descartes n'eût probablement pas nié qu'un homme abandonné dès après sa naissance dans un milieu pareil à la grande forêt de Rousseau n'aurait à faire de sa raison qu'un usage très borné. Destiné par sa nature à agir autrement qu'en animal, cet homme aurait pourtant un comportement impossible à distinguer de certains comportements animaux. Il serait un être d'instinct et d'habitude, et fort peu ou à peine de réflexion. La difficulté, en revanche, surgit à plein lorsqu'on change cet environnement purement animal ou naturel en un autre qui porte à tous égards les marques de la « ressource humaine », hun1ana industria. Car alors, il ne faut pas dire seulement que surgit, avec le langage articulé, une nouvelle dimension de l'environnement lui-même, qui change la nature même des réactions requises; avec ce langage, le nombre et la variété même des circonstances auxquelles l'individu dont il s'agit se trouve en cas de devoir répondre se trouvent immensément démultipliés. Par rapport au célèbre texte du Discours de la Méthodel sur la différence entre le «vrai homme» et l'automate le plus perfectionné, la perspective peut ainsi être renversée: ce texte dit de l'automate, et ensuite de l'animal, qu'il ne se montrera pas capable d'« arranger» des paroles d'une manière assez spécifique pour « répondre au sens de tout ce qui se dira en sa présence, ainsi que les hommes les plus hébétés peuvent faire» ; mais on pourrait commencer par souligner que l'homme est cet être qui doit « répondre au sens» présenté dans ou par une certaine circonstance, sans omettre aucune donnée constitutive de ce sens, et que c'est là une tâche sans équivalent pour les automates ni pour les animaux. Et si la raison peut être caractérisée comme un 1 5e partie, AT, 1. VI, pp. 56-57. 19 «instrument universel» permettant de répondre à toutes sortes de «rencontres », il faut dire d'abord qu'elle nous rend capables des «rencontres» dont il s'agit, et ensuite qu'elle en étend indéfiniment le champ. Est-ce à dire qu'il soit impossible de la n1anière la plus manifeste qu'un homme réponde par la seule disposition de ses organes «au sens de tout ce qui se dira en sa présence»? Tout dépend de ce qu'on entendra par cette disposition. L'impossibilité «morale» dont le Discours croit pouvoir faire état tient en effet à un certain concept de cette disposition, qui la suppose «particulière» à la fois dans son institution et dans son objet. Si en effet, dans les automates comme dans les animaux, une disposition particulière est requise «pour chaque action particulière », c'est que l'essentiel de la disposition dont il s'agit consiste dans la correspondance entre une cause (l'action de l'objet extérieur sur les sens) et un effet (un mouvement externe de « la machine », réagissant à cette action). Dans les animaux comme dans des automates idéalement construits, cette même disposition réside ainsi pour l'essentiel dans le cerveau, avec le fait qu'une certaine impression des sens (ou à la rigueur de l'imagination), venant à se former dans le cerveau, y détermine un certain mouvement des « esprits animaux », dont l'afflux dans les nerfs de certains muscles produira certains mouvements extérieurs. Or, il est en effet moralement impossible d'imaginer que de telles corrélations (de type sensori-moteur) se diversifient de manière illimitée, pour répondre à la variété illimitée des choses ou des situations - situations de sens, pour ainsi dire - auxquelles un «vrai homme» doit être en état de répondre. Ce n'est pas qu'il ne puisse y en avoir un grand nombre: mais ce nombre, même très grand, reste fini, en même temps que les «réponses» qu'elles permettent restent d'ordre assez élémentaire; ce qu'on peut vérifier 20 dans ce texte des Primae cogitationes circa generationem animaliuml : « Et l'on ne doit pas s'étonner qu'il y ait dans le cerveau des bêtes brutes d'assez nombreuses dispositions différentes (satis multas diversas dispositiones), puisque nous les voyons se mouvoir en autant de manières (tot modis). Car tous leurs mouvements ne naissent que de deux éléments (elementa): à savoir les choses qui sont convenables de leur nature ou celles qui sont nuisibles (commodis naturae vel incon1n10dis),et cela, soit pour telle partie [de l'animal], soit pour le tout. A telle enseigne que, lorsque les sens montrent quelque chose de convenable au tout (aliquid con1modun1 toti), aussitôt, cette motion qui produit la sensation (ista n10tio, quae efficit sensun1) produit aussi tous les mouvements des autres membres qui tendent à la jouissance de ce bien; et s'ils montrent quelque chose qui ne convient qu'à une partie et ne convient pas à une autre, la motion qui est sentie détermine les esprits animaux à produire tous les mouven1ents possibles dans la première, par quoi elle peut jouir de ce bien, et dans l'autre tous ceux par lesquels elle peut fuir ce mal. »2 Il peut bien y avoir, à la limite, dans « la machine» deux mouvements en sens contraire: il n'y a pourtant aucune espèce d'indécision, dans la mesure même où la réaction est intégralement prédéterminée; c'est d'ailleurs dans la mesure où les bêtes vont à chaque fois, d'un mouvement direct, au bout de ce qu'elles peuvent, qu'en aucun cas l'on ne peut dire qu'elles pèchent. Et donc, il ne suffira pas de caractériser la différence entre la condition de l'homme et celle des animaux par la spécificité des «rencontres» de 1'homme: le fait sera aussi que les mouvements du cerveau qui peuvent se produire dans un homme qui agit avec I 2 AT, 1. XI, p. 519. Cf. V. Aucante, op. cil., p. 88-89. 21 réflexion ne sont pas d'une même nature que ceux qui se trouvent au principe d'actions mécaniques et irréfléchies. C'est ici qu'entre enjeu la« petite glande ». Cette glande (<<pinéale»), très petite et très mobile, qui est suspendue au-dessus des « concavités» du cerveau - et d'où les esprits animaux, d'après le Traité de l'Homme, coulent sans cesse comme d'une fontaine pour remplir ces concavités et se rendre de là dans les pores de la substance du cerveau, dans les nerfs et dans les muscles - tombe ordinairement, et d'après l'économie même de L'Homme, sous deux sortes de descriptions. L'une de ces descriptions en fait un simple point de passage, autrement dit, dans un processus intégralement physiologique, le lieu d'une conversion toute passive et automatique de l'impression sensorielle en « idée» ou déterminant cérébral d'un certain mouvement.l L'autre description en fait une interface remarquable, puisque non seulement l'âme censée avoir son « siège principal» dans cette petite glande doit « recevoir l'effet» de tous les mOllvements et impressions qu'elle reçoit, mais que l'âme peut, par sa propre « force », c'est-àdire selon qu'elle se détermine elle-même à penser à telle ou telle chose, peindre certaines figures sur la superficie de cette glande ou même lui imprimer certains mouvements qui la feront pencher dans un sens plutôt que dans l'autre (ou la feront pencher plus ou moins dans un certain sens). Aucune de ces deux descriptions n'est inexacte. Et cependant, l'alternative qu'elles dessinent entre deux causalités des mouvements et impressions de la glande (l'une purement physiologique, l'autre intégrant l'action de l'âme) risque, de par son caractère spectaculaire et intriguant, d'occulter la donnée première qui suit: aucun processus cérébral in1pliquant un n10uvement de la glande pinéale n'a trouvé chez Descartes sa description complète. Ce qui se conçoit, si la petite glande n'est pas seulement un I Cf. L 'Homme, AT, t. XI, pp. 177-179. 22