La mise en scène du pouvoir durant l’État Nouveau de Salazar (1933-1968) Graça dos Santos* rrivé au pouvoir en 1928 comme ministre des finances et devenu Président du conseil en 1932, Salazar n’aura de cesse d’asseoir son pouvoir durablement, « mission » réussie, puisque seule la maladie l’éloignera en 1968, ce qui lui octroie une longévité politique de quarante ans, inusitée dans l’Europe du XXe siècle. Nous avons déjà eu l’occasion d’étudier différentes facettes de ce que l’on peut nommer “la stratégie salazarienne” fondée sur un subtile alliage entre censure / propagande et prévention / répression1. Ce dispositif dont les différents dosages seront précisés au fil d’une législation tatillonne saura se construire une moralité constitutionnelle voulue nouvelle, légitimée par ses conceptions catholiques, corporatives et autoritaires. C’est un ordre politique global qui se caractérise par une envahissante emprise sur les êtres et les esprits. Dans ce texte, nous aborderons les deux principaux protagonistes d’une construction qui, entre troncage et censure, trucage et propagande, procède d’une véritable mise en scène de la réalité, aboutissant à un pays-fiction transformé selon les vues du pouvoir. A Le décorateur de génies En 1933, au moment d’installer son État Nouveau corporatiste, par le biais d’une constitution qui élargit son assise de chef du gouvernement, Salazar pose les fondations indispensables à sa domination : il précise la législation de la censure, crée la Police de vigilance et de défense de l’état (PVDE)2 et fonde le Secrétariat de propagande nationale (SPN)3. A la tête de cette structure, essentielle pour la pérennité de son pouvoir, il va placer António Ferro alter ego complémentaire et momentané sur lequel il va s’appuyer. n° 26 - avril 2006 LATITUDES Né à Lisbonne en 1895 d’une famille de la “toute petite bourgeoisie commerciale4”, António Ferro se définit comme un “poète de l’action5” qui s’intéresse aux nouvelles formes d’art modernistes. En 1923 il rejoint la direction du Diário de Notícias et devient un journaliste de luxe qui, pour l’époque, voyage beaucoup ; correspondant cosmopolite qui consacre une bonne partie de son activité à la divulgation des expériences autoritaires, “lame de fond dans une Europe déterminée par l’échec des exemples parlementaires et engagée dans la crise économique de l’après-guerre, et “menacée” par la consolidation de la victoire bolchevique 6 ”. Poète du mouvement Orpheu, journaliste issu de l’épisode pré-fasciste de la Nouvelle République de Sidónio Pais7, il participe à l’articulation vers la préparation d’une solution autoritaire au Portugal, lui qui adhère de plus en plus aux foules et aux chefs à poigne. Mais, alors qu’il s’inspire des divers exemples dictatoriaux pour la construction de son idéal de chef et de “conductor” lusitanien, sa quête va enfin aboutir sur Oliveira Salazar qui devient l’objet de sa vénération. Dans sa marche vers le pouvoir et son aspiration chaque fois plus palpable à vouloir orienter la vie culturelle portugaise, Ferro, s’il est encore tenté par le radicalisme mussolinien finira par se rétracter : “je sais qu’il y a des mécontents, des insatisfaits qui admirent fiévreusement Salazar, qui le suivent avec dévotion, sans discuter, mais qui intimement le préféreraient plus théâtral, plus disciple de Mussolini ou Hitler, plus révolutionnaire dans le sens extérieur du mot. J’ai déjà fait partie de ceux-là, mais je reconnais aujourd’hui, publiquement, devant lui, mon erreur. Salazar n’est point disciple, il est Maître. Il nous intéresse, il s’impose à la conscience nationale, il est notre orgueil, parce que précisément il ne ressemble à aucun autre chef européen”. Avant ces propos, qui datent de 1934 8 , Ferro a déjà publié les célèbres interviews de Salazar qui parurent dans le Diário de Notícias en 1932, pour en faire plus tard le fondement de Salazar, o homem e a sua obra, en 1933. Il s’agit en fait d’une sorte de manuel de l’an I de l’État Nouveau, au service de l’apologie du Président du conseil, et qui donne au régime un instrument de propagande abouti. C’est un texte essentiellement didactique qui présente les idées fortes d’une “doctrine” accessible au grand public. Tout en faisant l’apologie de l’homme et de l’action, Ferro définit le Salazar mythique, ascète, rigoureux, paternaliste, volontaire. Il “se consacrait définitivement en tant que grand journaliste, et dans le même temps il inaugurait, avec des techniques modernes le “marketing” politique du nouveau régime 9 ”. Avant d’être nommé directeur du Secrétariat à la Propagande, Ferro avait donc déjà préfiguré sa tâche, présentant en quelque sorte à Salazar une candidature pour cette fonction nouvelle pour un nouveau régime. Au moment de sa nomination, en 1933, A. Ferro était déjà connu, lui qui avait inauguré au Portugal une façon moderne de faire des grands reportages/entretiens, lui qui s’était affirmé au long des “années folles” portugaises comme un laborieux constructeur d’une esthétique futuriste, lui qui dès le début des années vingt se définissait de façon prémonitoire : “je suis un photographe, je suis un décorateur de génies...”, “[...] Moi colleur d’affiches sur les parois de l’Heure10”. Mi-créateur et déjà publiciste, il frôle les chefs potentiels de l’Europe de son temps, déjà attiré par les puissants, s’invitant déjà au pouvoir 61 comme par procuration en l’interviewant, se rendant disponible et désirable jusqu’à ce que Salazar donne forme à son apparente séduction et crée pour l’auteur de la “Politique de l’esprit” un poste à sa mesure. “Assez jeune, avec l’orgueil de sa jeunesse, il a déjà derrière lui, comme garantie de son talent, une œuvre saine, pleine de sincérité et de jeunesse, une œuvre d’une sensibilité qui n’a pas seulement deviné, mais a aussi compris et réalisé avec intelligence et enthousiasme, un nouvel art, où palpite l’âme contemporaine, cette âme compliquée et inquiète qui désire des ailes pour voler, plus haut, pour aller encore plus loin que l’infini11.” Salazar fournira sans aucun doute “des ailes” qui sauront répondre, d’une certaine façon, aux aspirations de Ferro. Mais ces ailes n’auront pas l’envergure espérée, et plutôt qu’à un Icare - certes précipité dans sa chute par des ailes brûlées, mais cependant magnifique dans son rêve tragiquement ensoleillé -, il faudrait le comparer à un cerf-volant, Salazar étant celui qui tient la corde, les pieds rivés au sol, lui qui plutôt que la brillance du soleil, évoque le deuil de l’obscurité. Entre marketing et mise en scène du pouvoir Durant l’année 1932, en dehors des interviews de Salazar, Ferro signe dans le Diário de Notícias divers articles tendant à éclaircir les relations entre la culture et la politique, traçant ainsi déjà sa future mission. Et c’est de façon extrêmement habile qu’il fait remarquer qu’il manque au Portugal “un metteur en scène”, un “poète de l’action” qui libère le pays de son endormissement : “ce qui manque, pour faire le film, pour créer le mouvement, pour créer la joie, la joie de vivre, le “tonique” des races futures, des races avec futur ? Il manque un metteur en scène, il manque quelqu’un qui rassemble [...] les éléments épars, ennemis presque toujours, qui signale les entrées et les sorties, qui donne des 62 marques, qui conduise le bal... Tant que ce ‘metteur en scène’ ne se révélera pas [...] la vie portugaise continuera à marquer le pas, à faire semblant d’avancer12.” Par ailleurs, le pouvoir devait être médiatisé et les effets immédiatement visibles d’une certaine forme de répression nécessaire à un pouvoir autoritaire devaient être atténués par la beauté, la splendeur de cérémonies exhibant des signes de noblesse et d’apparat: “les parades, les fêtes, les emblèmes et les rites sont nécessaires, indispensables, pour que les idées ne tombent pas dans le vide, ne tombent pas dans l’ennui... La suppression forcée, nécessaire de certaines libertés, de certains droits humains, doit être couronnée par le truchement de la joie, de l’enthousiasme, de la foi [...]. Il faut ouvrir les fenêtres, de temps en temps, connaître les hommes, savoir où sont ceux qui servent, ceux qui ne servent pas, venir au peuple, savoir ce qu’il veut, lui enseigner ce qu’il veut13.” Ferro se pose donc assez clairement comme le “poète de l’action”, “le metteur en scène” nécessaire au pays et au nouvel Etat qui se dessine, celui qui va aider à “l’enrobage” de l’État Nouveau, le publiciste qui en mettra au point “le marketing”. Et dès 1931, il avait également songé à la mise en scène hors frontières ; ainsi les nombreuses conférences réalisées à l’étranger, dont celle réalisée à la Maison du Portugal, à Paris et à laquelle participent, entre autres, Colette, Pirandello et Paul Valéry. Mais c’est l’année 1932 qui révèle les ambitions de Ferro, avec la publication des interviews à Salazar, c’est aussi l’année où il écrit le plus pour appeler au changement, cependant qu’il écrit sur l’art et les artistes portugais, le communisme et la démocratie, la situation internationale et, pour la première fois, la “Politique de l’esprit14”. Tout en revendiquant une plus grande protection pour les arts, il les révèle comme des instruments de “séduction” collective pouvant contribuer à une vie plus “saine”. Par là même, il souligne les avantages de “l’esthétisation de la politique”, ce qui dessine en fili- grane sa proche mission dans l’art de la propagande ou la propagande par l’art15. Une “Politique de l’esprit” inspirée par Paul Valéry “Politique de l’esprit” (Política do espírito), cette notion est utilisée pour la première fois par Ferro en 1932. Celui-ci l’aurait empruntée à Paul Valéry qui, cette année-là, aurait donné une conférence avec ce même titre et à laquelle A. Ferro avait assisté. Selon António Quadros 16 , les hommes étaient “amis”, et c’est ainsi que Paul Valéry préfaça l’édition française de Salazar, le Portugal et son chef17. Cette préface de dix pages, qui n’est pas datée, est intitulée “Note en guise de préambule sur l’idée de dictature”. João Medina signale que Valéry a été payé pour cette collaboration et que c’était pour Ferro l’occasion d’associer internationalement l’académicien français au nom de Salazar, “mettant ainsi sur le même plan (ou au moins dans le même livre) le subtile auteur de L’âme et la danse et le provincial dictateur de Santa Comba18.” Lors de sa conférence qui, sans qu’il le sache alors, devait être fondatrice de la “Politique de l’esprit” au Portugal, Paul Valéry évoquait la crise des valeurs en Europe et affirmait la volonté d’une “Politique de l’esprit” capable de préserver “l’essentiel de ce que fut l’homme, de ce que l’homme connaît et de ce qu’il croit indispensable à la continuation de la vie civilisée19.” Dans son article de 1932, A. Ferro affirme à son tour la nécessité de la “Politique de l’esprit”, au “prestige extérieur de la Nation”, et indispensable à son “prestige intérieur, à sa raison d’être”. En 1934, il oppose fondamentalement et structurellement “la “Politique de l’esprit» à la politique de la matière 20”. Cette opposition entre esprit et matière est le fondement de la pensée de Ferro quant à l’art, à la culture, à la propagande. Toute son action sera déterminée par cela et on ne peut comprendre la propagande de l’État Nouveau ni sa politique culturelle sans tenir LATITUDES n° 26 - avril 2006 compte de ces éléments. “L’esprit” se lie étroitement au moment politique, est son auxiliaire. La lutte spirituelle permet de surmonter “l’inquiétude destructrice d’un matérialisme immoral et sans racines21.” L’esprit est comme un fil conducteur qui, associé à l’art, devient pont entre le monde palpable d’ici bas et celui de l’esprit qui le transcende. A. Ferro établit “une relation intime entre l’Art, entendu comme Dieu, la Vie et la Mort : “[...] c’est en vivant avec l’art que l’on apprend à bien mourir22”. Sa pensée présente ainsi un lieu entre la vie et la mort dont le point de contact est fait à travers l’art. “La littérature, l’art et la science n’ont pas été créées par l’homme, ou par Dieu, pour diminuer la vie, mais pour la grandir, pour lui donner plus de hauteur. On peut même affirmer que l’esprit est le ciel réel du quotidien, celui vers lequel nous pouvons monter, de temps en temps, parmi nos nombreuses occupations [...]. Il n’y a pas d’esprit du Mal. Ce que l’on appelle esprit du Mal est du satanisme, c’est du matérialisme. L’esprit du Bien est précisément esprit. La “Politique de l’es- prit”, [...] est donc celle qui cherche à protéger tous les créateurs de la Beauté, non seulement en les stimulant vers la production d’œuvres d’art comme en leur proportionnant cette atmosphère morale où l’esprit soit esprit, où l’esprit [...] soit la victoire de l’esprit 23 !” Et c’est en alliant sa “Politique de l’esprit” au salazarisme, par le biais du SPN, qu’A. Ferro prétend préparer cette victoire de l’esprit. Le “poète de l’action” face au comptable de l’État Lors de son ascension vers le pouvoir, Ferro manifeste d’une part une grande admiration pour Salazar, incarnation idéale du chef dont le Portugal endormi avait besoin, et d’autre part une envie notoire d’intervenir dans la dynamique interne du pays. Il apparaît comme la personne capable de donner au régime un contenu intellectuel ainsi que d’opérer la transposition de l’esprit vers le mouvement politique portugais. Jeune Président du conseil avec un État Nouveau à installer durablement, Salazar, dans sa volonté d’éviter les conflits, dans sa recherche de l’union (souvent seulement apparente), trouvait en A. Ferro le journaliste moderne, le cosmopolite lié au milieu artistique, l’avant-gardiste d’apparat nécessaire à la brillance de ce pouvoir naissant et que lui-même, trop universitaire, trop doctoral ne pouvait seul éclairer. Si nous nous reportons aux interviews de 1932, et plus précisément à Salazar, le Portugal et son chef, nous nous trouvons face à ce qui semble être déjà une sorte de dialogue, si ce n’est avorté, du moins codé, entre les deux hommes de style si différent. L’ouvrage est divisé en cinq chapitres, et dans le troisième, intitulé “la dictature et son contact avec la Nation”, six pages sont consacrées à la “Politique de l’esprit” 24. Ferro veut poser le problème de l’art, des lettres et des sciences auquel il dit s’intéresser “spécialement”. “Les arts et les lettres ont toujours été considérés comme les instruments indispensables à l’élévation d’un peuple, à la splendeur d’une époque. C’est que l’art, la littérature et la science constituent la grande façade d’une natio- Discours d’António Ferro lors de l’inauguration du Secrétariat de Propagande nationale, 26 octobre 1933 - Archives Graça dos Santos. n° 26 - avril 2006 LATITUDES 63 nalité, ce qui se voit du dehors.” (p. 164), signale celui qui se disait “poseur d’affiches” et dont “l’Heure” semble arrivée à affirmer sa vocation de “décorateur de génies”. Il fait remarquer au Président du Conseil, qui a déjà fait ses preuves en tant que Ministre des Finances, que “rien n’a encore été fait pour le développement de la littérature et des arts plastiques qui étouffent sans pouvoir s’évader [...], sans pouvoir élargir leur horizon.” (p. 164). Il pose même le problème du théâtre en constatant que : “Nous n’avons pas une seule scène d’avantgarde, pas un théâtre d’art, car l’État n’admettrait même pas l’idée de lui donner un subside” (p. 165), propos intéressants à reprendre lorsque nous évoquerons les liens entre le futur directeur du SPN et le théâtre. A ce questionnement somme toute assez précis, Salazar, tout en approuvant l’éloge de la “Politique de l’esprit” qui permet que “les milieux s’élèvent” et “s’illuminent [...] à travers les arts et les sciences” (p. 165), pose ses préoccupations de Ministre des Finances et “les nécessités fondamentales qui passent même avant le culte de l’art, bien que la beauté soit aliment indispensable de l’esprit”, car “les problèmes doivent être classés, et résolus par ordre. Il est ridicule de faire mettre un habit à un homme qui n’a pas de chemise.” (p.166). Salazar répond en comptable de l’État pour qui l’art n’est qu’un plus, un agrément non essentiel, et Ferro interroge en tant que “poète de l’action”, en tant que journaliste et critique théâtral qui, à l’occasion se veut aussi faiseur d’art, créateur en puissance : “Mais il y a aussi le théâtre, la musique, la peinture, la situation des jeunes artistes...”, précise-t-il. Ce à quoi le Président du Conseil répond par “la défense du patrimoine” et la restauration des “palais nationaux”. A cela Ferro oppose “l’art vivant” [...] “qui doit être l’expression de notre époque”. Nous sommes en 1932 et il affirme encore son futurisme et son admiration pour Mussolini dont il cite les propos : “L’art [...] est une nécessité primordiale et essentielle de la vie, notre 64 propre humanité.” (p. 168). L’éditeur de Orpheu, l’amateur de conférences qui a fréquenté les jeunes artistes appréciateurs de la marge et du scandale, se veut ici porte parole de ce courant : “Il y a ici deux douzaines de jeunes gens, pleins de talent et de jeunesse, qui attendent anxieusement, pour être utiles à leur pays, que l’État se décide à tourner les yeux vers eux.” (p. 168) ; “[...] dites à ces jeunes gens qu’ils aient confiance et qu’ils sachent attendre”, par cette réponse, Salazar situe Ferro dans l’une des fonctions qu’il lui demande de jouer, celle du lien, intermédiaire avec “les jeunes”, les modernistes impatients, et en même temps il le modère dans sa fougue avant de le nommer à la tête de la propagande nationale. Le modernisme esthétique mis au service d’un nationalisme passéiste “Nous sommes d’accord” (p. 168), dit Salazar, mais de la même façon que lorsque Ferro citait Mussolini dans une argumentation politique et non artistique, l’accord que propose le chef de l’État Nouveau n’est pas un accord dans le champ des sensibilités, des affinités esthétiques. Il ne se pose pas en tant que mécène artistique, ne s’ouvre pas davantage aux courants d’art moderne. Salazar a saisi l’avantage politique de la proposition de Ferro qui n’est autre que la mobilisation de l’art, de la littérature et de la science pour la construction de la grande façade d’une nationalité, cette nationalité que Salazar prétendait reconstruire 25 . Il s’agit ici de l’affirmation d’un contrat moral et politique entre deux hommes qui n’ont certainement pas les mêmes opinions artistiques. Ainsi, en 1952, alors que A. Ferro a déjà quitté le SNI, Christine Garnier constate dans les Vacances avec Salazar26 : “António Ferro m’a raconté qu’on a en vain essayé de vous convertir au cubisme ou à l’art abstrait. Il avait beau assurer que l’équilibre naît de l’audace, vous tourniez dans tous les sens, d’un air d’ironique commisération, les dessins surréalistes qu’il vous présentait [...]”. Ces réticences sont d’ailleurs confirmées par Fernanda de Castro qui évoque la confession de Salazar à A. Ferro en référence à des peintures murales réalisées par Almada Negreiros : “[...] je ne connais pas grand chose en peinture, et encore moins en peinture moderne27.” António Ferro avait compris la valeur politique de l’art ; ce n’est pas exactement l’art ni uniquement les modernistes qu’il défend ; ce qu’il propose, c’est l’utilisation politique de l’art et de la modernité. “Le modernisme esthétique mis au service d’un nationalisme passéiste, catholique, conservateur et ruralisant”, dit Fernando Rosas au sujet du salazarisme28, et ce faisant, l’historien explique essentiellement “le secret du savoir durer salazariste”, dans l’art d’équilibrer et rééquilibrer les facteurs en jeu, savoir contenir toutes les données même quand elles sont antagoniques. Salazar trouve en Ferro l’homme idéal pour la dynamisation de son projet, et celui-ci, tout en définissant sa croyance pro-salazariste comme une croisade spirituelle, comme un combat pour de nouvelles valeurs occidentales qu’il croyait rassemblées dans le personnage et l’action salazariens, mettait en place “le marketing” du nouveau régime. Alors qu’il n’est pas encore nommé officiellement directeur de la propagande nationale, dans les interviews de 1932, Ferro établissait déjà une espèce de prototype de chef d’État dépourvu des faiblesses et des plaisirs mondains. Il agit déjà comme “le metteur en scène” dont il regrettait l’absence dans un de ses textes, celui qui “signale les entrées et les sorties”, qui “dirige le bal” ; ainsi appuie-t-il l’image du leader ascète, la rendant disponible pour la culture politique portugaise, image qui en tout point semble opposée à la sienne. Les oppositions entre les deux hommes sont suffisamment mises en scène et utilisées pour l’image du régime salazarien pour que nous nous y arrêtions, non seulement en ce qu’elles ont d’incontestable, mais aussi de symbolique. En effet, comment ne pas être frappé par les LATITUDES n° 26 - avril 2006 contrastes flagrants entre ces deux personnages qui, durant un temps, fonctionnent comme une sorte de couple dans le champ des représentations du salazarisme. Contrastes physiques d’abord : Ferro avec son corps rond et replet paraît étrangement propice à amortir celui de Salazar, sec et noueux. En ce sens, l’analyse de l’iconographie du salazarisme est parfois saisissante, car ces traces laissées et alors diffusées par le régime étaient, loin d’être innocentes, préméditées par les services de propagande. Ainsi les photos de Salazar et de Ferro aux divers moments importants de leur trajectoire de mise en valeur de l’État Nouveau ; ou, par exemple, les caricatures des deux hommes, celle de Ferro réalisée par Mário Eloy, celle de Salazar (si juste sous le trait d’Almada Negreiros que le chef de l’Etat Nouveau paraît vu à la loupe). Les références au théâtre, révélatrices du trucage Comment ne pas être frappé par les différences comportementales affichées par les deux hommes ? Différences réelles de deux êtres dont les apparences diffèrent, différences trop mises en évidence pour ne pas être mises en scène. Ne faudrait-il pas dire que nous avons affaire à deux personnages surjoués, deux acteurs qui se complaisent, qui jouent leur opposition ? Salazar, “homme de gel 29 ”, dit à Christine Garnier, “l’État ne paie pas pour que je me donne à des mondanités, mais pour que j’emploie mon temps à résoudre les problèmes essentiels30.” Ferro n’est-il pas le contrepoids ostensible et nécessaire à la pérennité du nouveau régime, lui et ses habitudes de conférencier, de causeur aimant à s’exprimer en public, gardant même dans l’écrit le texte parlé, lui qui n’évite jamais la lumière des projecteurs, parfois au bord de l’exhibition. A Ferro les mondanités, à Salazar les problèmes essentiels, aurait-on tendance à dire peut-être un peu rapidement. “Quand éclatait le magnésium des photographes, Salazar avait un n° 26 - avril 2006 LATITUDES bref recul, une crispation douloureuse du visage, comme si la lame d’un poignard l’eût frappé31”. Et si l’on observe une des photos de l’inauguration du SPN, avec A. Ferro, la bouche ouverte, aussi ronde que son corps, Salazar, la bouche pincée, regard baissé, il semble que l’on ait l’illustration d’un couple dont l’un est le révélateur de l’autre qui se préserve en négatif. Car si la propagande salazarienne a copieusement distillé l’image d’un chef ascète, qui a sacrifié les plaisirs de la vie à sa mission, c’était également pour dissimuler la réalité d’un être asocial qui fuit les hommes tout simplement parce qu’il ne les aime pas et que Jacques Georgel qualifie semblet-il assez justement de “technocrate” qui tient compte uniquement des facteurs matériels et néglige l’être humain. Lorsqu’il se défend de la foule, le Président du Conseil de l’État Nouveau se défend aussi de sa propre sensibilité. “Il montre une grande crainte à se laisser entraîner par l’enthousiasme populaire à faire des promesses qu’il ne pourrait tenir. Il ne veut pas se laisser émouvoir par ceux qu’il gouverne. [...]. Il glace par son attitude ceux-là mêmes qui voudraient l’applaudir32.” Ainsi, l’épisode rapporté par Fernanda de Castro, l’épouse de Ferro, au sujet du comportement de Salazar lors des cérémonies publiques : “Il s’agissait du lancement à la mer d’un nouveau bateau de guerre. L’évènement était d’importance et António (Il s’agit bien sûr d’A. Ferro) voulait absolument qu’il assistât à la cérémonie. Salazar ne voulait pas, disant qu’il n’avait pas le sens de ces choses là, qu’il se sentirait ridicule en cassant la classique petite bouteille de champagne, etc., etc. Cependant, António insista, lui faisant remarquer que le peuple aimerait le voir, que les chefs doivent devenir connus pour être aimés et que leur image doit lui être familière. Salazar écouta, écouta et finalement, ennuyé, il finit par céder: - Mais attention, ne comptez pas sur des grands discours. Ne croyez pas que je vais y passer toute l’après-midi. J’ai encore beaucoup à faire aujourd’hui 33 .” Ce refus de toute démonstration affective, de toute chaleur publique, en même temps qu’il est caractéristique d’un tempérament où se manifeste une profonde timidité mêlée d’un orgueil dominateur est aussi une arme politique et une arme de défense. Au-delà de la lecture politique du comportement de Salazar qui cherche en permanence à se soustraire à l’ambiance du milieu, à gouverner son pays en restant dans une cage de verre, à l’abri d’un monde en évolution - lui, le sédentaire qui quittera rarement le Portugal 34 -, il convient d’approcher le champ symbolique du théâtre. Conjointement aux “capacités dissidentes” du théâtre, art du public rassemblé et de la parole directe, - particulièrement surveillé par l’État Nouveau -, observons comment le pouvoir se met en scène et la façon dont il utilise et “les tactiques” du spectacle ou la terminologie théâtrale. Car Salazar, par son essence même, ne peut qu’être mis mal à l’aise par le théâtre qui convoque l’immédiateté du spectacle au présent, l’oralité de la parole déclamée, l’émotion échangée et non contenue entre salle et scène, art de l’exacerbation des sens et du contact direct avec l’autre, art du vivant qui s’adresse au vivant. Dans ce Portugal encore si marqué par le XIXe siècle, on allait au théâtre pour être vu ; plus qu’aujourd’hui, le théâtre, par sa fonction sociale, était le temple du regard échangé, on assistait à la représentation et en même temps on se donnait en spectacle, on allait voir en même temps qu’on était vu et reconnu. Un spectateur suprême Denis Guénoun insiste sur cette importance de “l’être vu au théâtre” : “[...] le public des théâtres n’est pas une foule. Ni un côtoiement d’individus isolés. Ce public veut avoir le sentiment, concret, de son existence collective. Il veut se voir, se reconnaître comme groupe. Il veut percevoir ses propres réactions, les émotions qui le parcou65 rent, les contagions en son sein du rire, de l’affliction, de l’attente suspendue. C’est une réunion volontaire, fondée sur un partage [...]35.” Comment s’étonner que Salazar, homme de “l’évitement” et de l’esquive, qui fuyait l’émotion des autres en même temps que la sienne, se soit peu montré au théâtre ? Ainsi préférait-il, le plus souvent, se rendre aux répétitions générales, évitant ainsi la présence d’autrui, et par là même l’un des plaisirs du théâtre qui est de regarder ensemble et partager les sensa- Salazar dessiné par Almada Negreiros, 1932 Archives Graça dos Santos. 66 tions de cette découverte commune. “Au théâtre, on ne peut jouir seul. Si la salle est déserte, la représentation souffre. L’assistance veut la perception de son être-là collectif. Elle veut se sentir, s’entendre, éprouver son appartenance, sa réunion. Elle veut se dévisager36.” En s’isolant pour regarder seul une représentation prévue pour une assistance voulue nombreuse, Salazar, en même temps qu’il nie une des fonctions essentielles du théâtre, se promeut spectateur isolé, - voyeur suprême en quelque sorte ? -. Cette terminologie apparemment extrême est confirmée par l’épisode (absent de sa biographie officielle, mais aujourd’hui rapporté par son proche entourage d’alors) du Président du Conseil, dissimulé sous une grande cape et un large chapeau noirs, se promenant la nuit dans les rues de Lisbonne, avec pour seule compagnie son secrétaire37. C’est à la fois un homme qui observe les autres sans être vu, mais qui, également, s’auto-exclut de la société. C’est un spectateur suprême, s’isolant pour gérer la portée de son regard et de ses sensations, mais aussi, un homme seul avec son pouvoir. Ce qui nous ramène au pouvoir dictatorial de Salazar et à sa peur de le perdre, lui qui aspire à “régner” longtemps. Tout son comportement qu’il soit exhibé ou caché est conditionné par cette volonté d’être celui qui “est venu pour rester”. Le refus des fonctions essentielles du théâtre est corroboré par le style de vie du Président du Conseil, qui est mis en exergue par les services de propagande du régime. Il s’agit de la négation du théâtre en tant que spectacle vivant, en tant que représentation publique, qui est alors assimilé “aux mondanités” superflues qui n’ont pas leur place dans la mission du chef de l’État Nouveau. Cette véritable imagerie mythique se réfère au théâtre, mais par la négative. Que ce soit ou non de façon explicite, c’est tout le portrait de Salazar qui est fondé sur cette négation du théâtre et de ses plaisirs potentiels. C’est une sorte d’homme surnaturel qui nous est présenté ; “on eût dit qu’il dirigeait les affaires de l’État du fond d’une guérite ou d’une cellule de moine” dit A. Ferro dans Salazar, le Portugal et son chef, en précisant qu’ “on ne l’avait jamais vu ni dans la rue, ni au théâtre ni à n’importe quelle fête38.” Le lieu salazarien s’oppose au lieu théâtral La tâche du chef de l’État Nouveau est formulée comme un véritable sacerdoce monastique, imprégnée du renoncement suprême des joies de l’existence ; “la chambre du président [...] une chambre ? Plutôt une cellule, remarque Christine Garnier, qui souligne “l’humilité de cette chambre39” ; “et j’entre audacieusement dans l’auto, comme si j’entrais dans la grotte d’un ermite”, ajoute A. Ferro au moment d’interviewer Salazar40. Le théâtre symbolise ici la fête, faste que Salazar doit refuser, véritable image statuaire qui doit donner l’exemple au peuple portugais. Lui qui porte le pouvoir “comme un chrétien porte sa croix41”, se donne par là même le droit de demander aux portugais de se contenter “de vivre habituellement42”. Lui qui s’offre en sacrifice sur l’autel de la Nation et mène une “vie si modeste, si retirée” dans un “esprit de pauvreté 43 ” demande à “l’homo lusitanus” la même abnégation, tout en précisant sa formule à l’occasion en direction des femmes : “elles ne comprennent pas qu’on n’atteint pas le bonheur par la jouissance, mais par le renoncement44”. Ce qui nous évoque également la légende du Salazar qui fréquentait peu les femmes, rendant en quelque sorte interdépendants des voeux mythiques de pauvreté et de chasteté. Cette proximité de deux caractéristiques manifestes du comportement salazarien - la préférence des lois de l’église à celles du théâtre, et la misogynie - nous renvoie à la longue série des ennemis du théâtre, parmi lesquels, les prédicateurs chrétiens, qui voyaient dans cet art “le rival profane du mystère de l’incarnation 45 ”, entreprise sacrilège porteuse de magies dangereuses qui, par son jeu des rôles devient LATITUDES n° 26 - avril 2006 puissance démoniaque, diabolique. Pour le christianisme, tout déguisement, et au plus haut point la mimésis de l’acteur, tiennent du péché, l’homme manifestant ainsi qu’il n’est pas content de la création de Dieu, et les prédicateurs vont jusqu’à trouver l’ennemi, le malin dans la structure du spectacle lui-même. Ainsi vilipendent-ils les travestissements de la femme, comme le fard et la parure. Ici, comme pour Salazar, la référence à la femme est latente, ce qui évoque “les innombrables comparaisons entre la femme et le théâtre dans la tradition européenne : tous deux comme lieux de la mimésis, du danger, de l’incertitude, de la séduction et du jeu trompeur des masques46.” L’idéal ainsi potentiellement menacé par le théâtre est celui d’un ordre du monde, éternel et immuable que Salazar veut illustrer durablement à sa façon au Portugal avec l’ordre de l’État Nouveau et sa “vérité nationale” univoque. On approche ici le rôle important joué par l’Eglise dans la formulation de cette “haine” du théâtre et son important rôle d’adjuvant dans l’art de le contrer. En ce sens, Salazar s’inscrit dans une sorte de “tradition portugaise”, allant même jusqu’à l’instaurer en système, son rapport au théâtre et plus particulièrement au spectacle, pouvant devenir l’image emblématique de son comportement, clef de voûte de définition de sa personnalité ou plus précisément de la perception qu’il voulait en donner. Décrit comme “l’homme du tête-à-tête” qui “écarte tout risque d’émotion et se confine dans l’isolement et le silence 47 ”, Salazar s’est ainsi construit une image de marque - halo de mystère en grande partie fabriqué par ses services de propagande - qui lui permet de défendre l’univocité de son discours. Or par l’inversion des rôles, par la métamorphose, le théâtre invite à l’ambiguïté, au mélange, toutes choses mettant en péril la durabilité du salazarisme. C’est ainsi que le comportement “officiel” du chef de l’État Nouveau indique une méfiance latente vis à vis du théâtre. Le modus vivendi salazarien n° 26 - avril 2006 LATITUDES António Ferro dessiné par Mario Eloy, 1925 - Archives Graça dos Santos. ainsi formulé signifie le renoncement, et une sorte de réclusion volontaire à laquelle on fait correspondre un habitat monastique, proche de la geôle. C’est aussi un espace fermé à la lumière, le “clairobscur” étant signifié comme le “climat naturel” du Président du Conseil48. Cette obscurité n’est pas sans évoquer les particularités du salazarisme, politique du secret, de la dissimulation, du passage à la trappe que nous retrouvons par exemple dans le comportement censorial du régime. Le lieu salazarien s’oppose au lieu théâtral, symbole de brillance, luminosité ou éclat, espace du jeu d’éclairages entre la scène et la salle. Les références constantes au théâtre, par la négative, apparaissent sans cesse pour mieux affirmer les caractéristiques salazariennes. Poussée à l’extrême, cette logique nous entraînerait à dire que salazarisme et théâtre seraient antinomiques. Et si le théâtre se joue de la réalité, simulacre essentiellement, à l’occasion imitation de la vie, l’État Nouveau, lui, sera géré par la dissimulation, le maquillage délibéré d’une réalité sociale qu’il fallait contenir. António Ferro s’est prématurément désigné comme le “metteur en scène” indispensable, le “décorateur de génies” qui permettra la confusion entre l’image de propagande et la réalité. Art façade de la nationalité, art simulacre A. Ferro apparaît à Salazar au moment exact où, pour la durabilité de son pouvoir, il doit revoir son rapport à la foule et formuler l’image que celle-ci doit garder de lui. Ferro a eu la sensibilité nécessaire à la circonstance et lors des interviews, il donne corps à un Salazar mythique en même temps qu’il propose un scénario dont il serait le principal “réalisateur49”. La “Politique de l’esprit” et la “Campagne du bon goût” (Campanha do bom gosto) seront les marques indélébiles de son action, mêlée de modernisme mondain et de nationalisme effréné, qui aura organisé la vaste matière de l’État Nouveau, mais surtout, fabriqué son imaginaire. C’est ainsi que le régime a eu en 67 Ferro son plus digne peintre officiel : les traits et les couleurs avec lesquels il l’a valorisé en ont adouci les contours, lui ont donné un vernis cosmopolite et lui ont prêté une ouverture moderniste qu’il n’avait pas réellement. Le SPN, créé en 1933, est la marque essentielle d’un Salazar qui se veut conciliateur et, à la tête d’un Etat Nouveau, prouver qu’il a aussi su créer un ordre nouveau où modernes et anciens se rassemblent au nom de la cause nationale. Il répond d’emblée et de fait à une attente des artistes portugais frappés au début des années trente par la crise internationale et vivant difficilement. En gage de sa bonne volonté, il nomme à la tête de cette nouvelle structure celui qui, par sa “Politique de l’esprit”, prétend protéger tous les créateurs de Beauté50 et donc prêter assistance aux artistes qui ne manquent pas de réagir : “En 1933, deux surprises ont agité les milieux cultivés du 68 pays : la création du Secrétariat de Propagande Nationale et la nomination de António Ferro comme directeur de celui-ci. A quoi servirait un Organisme de Propagande Officielle ? Et comment le dirigerait le journaliste irrévérencieux de La théorie de l’indifférence et de Orpheu, le scandaleux dramaturge de Haute mer ? Ses ennemis ont fait toutes sortes d’intrigues, ses amis sont restés dans l’expectative et les indifférents ont hésité entre les uns et les autres51.” Pour Salazar, cet organisme revêtait une importance capitale, la propagande ayant ici un lien direct avec l’éducation du peuple portugais. Selon lui, la propagande devait jouer deux rôles essentiels : d’abord informer, puis procéder à la formation politique. C’est ce qu’il indique lors de son discours d’inauguration du SPN, le 26 octobre 1933, en précisant ses objectifs : - il doit légitimer et corriger les aspects déformants ou incomplets. - Il doit s’intégrer au national, devant essentiellement “élever l’esprit des Portugais, dans leur connaissance de ce qu’ils sont réellement et valent, en tant que groupe ethnique, milieu culturel, en tant que force de production [...], comme unité indépendante du concert des nations [...]52.”António Ferro quant à lui va mener une authentique “croisade nationale” au service de la Nation et de sa valorisation, tout en mêlant la modernité à l’atmosphère politique de l’époque ; il se référait à Mussolini pour rendre nécessaire la création d’un art du présent : “Mussolini a raison. A une époque nouvelle, si cette époque a grandeur et perspective, doit correspondre un nouvel art53.” L’Exposition du Monde Portugais de 1940 fut le collage suprême de ces données rendues compatibles pour l’occasion et demeure le point culminant de la collaboration du couple Salazar/Ferro, exemple s’il en est de la course de ce dernier vers “des démonstrations ethnographiques des virtualités d’un peuple offert en représentation 54”. L’Exposition donnera corps à ce qui paraît incompatible et, en noyant les artistes dans les références artistiques, on prétend créer “le style portugais de 1940, pas un style art nouveau, mais un style moderne, fort, sain, qui viendra du passé, en secouant la poussière55.” A partir des réalités et des manifestations régionales portugaises, on créait un peuple décoratif qui devint emblème de la Nation qui personnifiait l’union fonctionnelle de toute la communauté. L’Exposition du Monde Portugais fut le pivot de la définition de l’image culturelle salazarienne, développée durant le salazarisme. C’est aussi le moment où l’on définit les styles et les pratiques à suivre. Il s’agit de comportements qui vont toucher tout le champ culturel et les processus de création dont, bien sûr, ceux des arts vivants et du théâtre. A partir d’une recherche d’harmonie à outrances, on utilise un modernisme stylisé pour se réapproprier une certaine ruralité. C’est une sorte de naturalisme retravaillé qui procède d’une vue d’ensemble vers l’exploration folklorique d’une réalité nationale selon les souhaits du régime. On finit donc par modeler ce que l’on décrit selon l’image idéologiquement souhaitée et qui veut intégrer les données régionales dans un paysage unique G * Université de Paris X Nanterre. 1 Parmi ces publications : le spectacle dénaturé, le théâtre portugais sous le règne de Salazar, CNRS Editions, Paris, 2002. Ouvrage traduit en portugais et paru aux éditions Caminho en 2004. Ou des contributions à des ouvrages collectifs comme par exemple : “Tout va pour le mieux dans le meilleur des mondes : la presse face à la censure de Salazar” in Parole et LATITUDES n° 26 - avril 2006 pouvoir II Enjeux politiques et identitaires, PUR, Rennes, 2005, pp. 35-48. “La contamination des mots, vers une rhétorique de l’invisibilité : instrumentalisation de la parole par l’Etat Nouveau de Salazar”, in Parole et pouvoir I le pouvoir en toutes lettres, PUR, Rennes, 2003, pp. 195-204. Ou des articles parmi ceux récemment publiés : “La scène sous surveillance”, Ethnologie française, “De la censure à l’autocensure”», XXXVI, 2006 / 1 - janvier, pp. 11-17. “Du corps physique au corps social, les conditionnements du théâtre portugais au XXe siècle, Crisol, Université Paris X - Nanterre, n° 9, 2005. 2 La PVDE sera remplacée par la funestement célèbre PIDE (Police internationale de défenses de l’État) en 1945. 3 Le SPN deviendra SNI (Secrétariat national d’information et tourisme) à la fin de 1944, le terme “propagande” devant être maquillé au moment de la prévisible victoire des Alliés. 4 Artur Portela, Salazarismo e artes plásticas, 2e édition ICLP, Biblioteca breve, Lisboa, 1987, p. 20. 5 António Ferro, “Falta um realizador”, cité par Raquel Henriques Pereira, António Ferro - Estudo e antologia, Publicações Alfa, Lisboa, 1990, p. 34. 6 César Oliveira, A preparação do 28 de maio, António Ferro e a propaganda do fascismo em Portugal, 1920-1926, Moraes editores, Lisboa, 1980, p. 12. 7 “República Nova” désigne le consulat de Sidónio Pais de décembre 1917 à décembre 1918 ; ce fut la première tentative d’installation d’un régime “d’ordre” avec des formes encore embryonnaires de “représentation organique”. Sidónio Pais devint l’un des vecteurs d’un nouveau “sébastianisme” dont Ferro est l’un des hérauts. L’assassinat de S. Pais à Lisbonne en 1918 va déifier l’expérience sidoniste qui pour Ferro va devenir “le Christ de la Race et enluminure de la Patrie” (in A. Ferro, “A leva da morte”, O Jornal, n° 85, 2510-1919. 8 Ferro, cité par Ernesto Castro Leal, António Ferro, espaço político e imaginário social -1918/1932, Edições Cosmos, 1994, p. 36. 9 Ernesto Castro Leal, op. cit., p. 53. 10 “Teoria da indiferença” (1920) et “Nós” (1921), in Obras de António Ferro, I Intervenção modernista, C.ia Editora do Minho, Barcelos 1987, pp. 37 et 151. 11 Rebelo de Bettencourt, “O depoimento de António Ferro”, in A função social do teatro, Edição do Diário dos Açores, 1929, p. 15. 12 António Ferro, “Falta um realizador”, in Diário de Notícias, 14 mai 1932. 13 António Ferro, “O ditador e a multidão”, in Diário de Notícias, 31 oct. n° 26 - avril 2006 LATITUDES 1932. In Diário de Notícias, “A Política do Espírito”, 21 Nov. 1932. 15 António Ferro, “Vida”, in Diário de Notícias, 7 mai 1932, cité par Jorge Ramos do Ó, in Nova história de Portugal. Portugal e o Estado Novo, vol. XII, p. 403. 16 António Quadros est un des fils de A. Ferro; auteur traitant le plus souvent de la culture portugaise, ses mythes, sa littérature, il s’est employé à rendre hommage à son père, tâchant de mettre en avant les aspects positifs de son action au SPN/SNI; cf. en particulier O primeiro modernismo português, Publicações Europa América, Mem Martins, 1989 et António Ferro, Edições Panorama, SNI, Lisbonne 1963. 17 Ouvrage qui connaîtra plusieurs versions étrangères dont celle française : Salazar, le Portugal et son chef, Editions B. Grasset, Paris, 1934; édition préfacée par Paul Valery Il y eut également une version espagnole et anglaise, avec des préfaces d’Eugénio d’Ors et d’Austen Chamberlain, ainsi qu’une traduction italienne et flamande. 18 João Medina, Salazar e a França, Ática, Lisboa, 1977, p. 38. 19 António Quadros, O primeiro modernismo português, op. cit.9, p. 330. 20 Idem, p. 330. 21 Raquel Henriques Pereira, op. cit., p. 35. 22 Maria Paula Ferreira, “O papel do SPN/SNI nas artes plásticas portuguesas”, in revista História, n° 153, Juin 1993, p. 8, qui elle-même cite Ferro d’après A. Quadros. 23 António Ferro, “Prémios literários” 1950, in António Quadros, António Ferro, Op. cit., p. 123. 24 “Politique de l’esprit”, in Salazar, le Portugal et son chef, op. cit., pp. 163169. 25 Artur Portela, op. cit., p. 17. 26 Christine Garnier, Vacances Avec Salazar, Bernard Grasset, Paris, 1952, p. 200. 27 Fernanda de Castro, Ao fim da memória, 2 vol., Editorial Verbo, 2è édition, Lisbonne, 1988, vol. I, p. 258. 28 Fernando Rosas, “Introdução”, in Nova história de Portugal, op. cit., p. 17. 29 Ce qualificatif est du cardinal Cerejeira, cité par Jacques Georgel, Le salazarisme,editions Cujas, 1981., p. 31. 30 Christine Garnier, op. cit., p. 22. 31 Jacques Georgel, op. cit., p. 34. 32 Ao fim da memória, op cit., p. 555. 33 Idem, Op. cit., p. 31. 34 “Il m’est difficile de quitter le Portugal”, dit-il à Christine Garnier, évocant ses seuls voyages à l’étranger, escapades avouables puisque liées à la religion : “Je suis allé naguère en Belgique assister à un congrès catholique (...). En Espagne 14 (...), nous avions reçu l’autorisation exceptionnelle de pénétrer dans les couvents de Sainte Thérèse (...). Et la France, la connaissez-vous ?”, demande Christine Garnier. “Je suis allé à Lourdes”, répond Salazar. In Vacances avec Salazar, Op. cit., p. 27. Le contraste avec Ferro - le journaliste mondain, le cosmopolite, attaché à la France et la vie parisienne qu’il complaît à citer - est immédiat. 35 Denis Guénoun, L’exhibition des mots. Une idée (politique) du théâtre, Editions de l’Aube, Marseille, 1992, p. 13. 36 Idem, p. 14. 37 Episode relaté par Armando Baptista-Bastos dans un article que lui consacre Maria Leonor Nunes : “Um homem que vive em voz alta”, in Jornal de letras, artes, ideias, n° 652, 11 - 24 oct. 1995, pp. 8 et 9. 38 Op. cit., p. 42. 39 Op. cit., p. 69. 40 Salazar,le Portugal et son chef, Op. cit., p. 81. 41 Christine Garnier, op. cit., p. 90. 42 Idem, p.160. 43 Ibid., p. . 41 et p. 40. 44 Ibid., p. 15. 45 Monique Borie; “Tel un orphée qui n’aurait jamais renoncé...” in L’Art du théâtre, “La haine du théâtre”, Op. cit., p. 85. 46 Hans-Thies Lehmann, “L’échec de la mimésis”, in idem, p. 56. 47 Christine Garnier, Op. cit., p. 84. 48 Salazar, le Portugal et son chef, Op. cit., p. 82. 49 D’après son article déjà cité “Il manque un réalisateur” (“falta um realizador”). 50 Ferro cité par A. Quadros, in António Ferro, Op. cit. p. 123. 51 In Ocidente, vol. XXI, n° 65, 1943, p. 231, cité par Maria Paula Ferreira Op. cit. p. 10 52 António Ferro, Catorze anos de política do espírito, apontamentos para uma Exposição, SNI, Lisboa, 1948, p. 15. 53 António Ferro, Arte moderna, SNI, Lisboa 1949, p. 22. 54 Margarida Acciaiuoli, Os anos 40 em Portugal - o país, o regime e as artes “restauração” e “celebração”, thèse de doctorat en Histoire de l’art contemporain, Universidade Nova de Lisboa, juin 1991, p. 488. 55 Idem, p. 162. 69 Autour de l’Esthétique Annotation brève Manuel dos Santos Jorge e terme esthétique, dans son étymologie, se requiert du grec _fmedmfn (sensation, voire sentiment). C’est A. Gottlieb Baumgarten (Berlin 1714 - Francfort 1762) qui introduisit ce vocable - esthétique recouvrant l’analyse et la formation du goût, lors de la confection de son ouvrage Aesthetica, vers 17501759. En effet, chez les penseurs hellènes pré-socratiques, même avant la naissance de la philosophie (IV e siècle avant J.C), l’esthétique relevait de la sensation dont l’apport pour la constitution de la vérité, dans le discours courant, s’avérait peu fiable, sinon inconsistant, car souvent changeante selon les circonstances environnantes et d’appréciation douteuse au gré de chacun. Si, pour Platon, les choses perçues par les sens se prêtent à un niveau subalterne de connaissance conjec- L Nietzsche 70 turale, la doxa (opinion), à la différence du savoir garanti - les objets directement intelligibles, servis par la raison discursive et par la Dialectique -, chez Aristote par contre la sensation fonde le premier degré de toute connaissance. Le concept adéquat et universel advient à travers le processus de l’abstraction œuvré par l’intellect : nihil in intellectu qui non fuerit prius in sensu traduira la formule de la scolastique, “rien dans l’intellect qui n’ait été auparavant dans les sens”. À rebours de ces deux traditions irréconciliables s’est enfourché le questionnement philosophique, au sujet de la connaissance (épistémologie), jusqu’à l’ère moderne (E. Kant). D’un côté, l’idéalisme platonicien, relevé par Proclus, Plotin et les Pères de l’Eglise (Saint Augustin), et à sa manière par R. Descartes, minora le rôle de la sensation, face à l’excellence véritable de la connaissance, obtenue par la rencontre immédiate et intuitive de l’intellect humain avec les essences transcendantales - idées - voire avec Dieu. De l’autre, le courant dit du réalisme modéré, lequel soutient le parcours d’un savoir scientifique (pertinent et universel) depuis l’aperception sensible jusqu’à l’abstraction conceptuelle, étayée par les règles de la Logique (formelle et matérielle). C’est, mutatis mutandis, l’ossature principale de la conception philosophique occidentale, requise de l’aristotélisme et secondée par la scolastique ; elle se veut le socle référentiel, l’assise matricielle de la pensée contemporaine - philosophia perennis. Pour Aristote, l’art - o¡rid - viserait, dans le domaine du concept universel, plutôt les choses sujettes au changement, à la génération (et à la corruption) et au mouvement ; son objectif est l’action et la production. Au-delà de la sensation et de la simple expérience, l’art n’est point une science ; car il n’a pas comme objet propre le concept universel, en tant que tel. Cependant, ce fut à la charnière du rationalisme évanescent en nuances de romantisme (XVIII e siècle) qu’Emmanuel Kant, en son ouvrage Critique de la Raison Pure, (1781-1787), rehaussa cette expression à une instance significative supérieure - Esthétique Transcendantale (Trancendentale Aesthetik), a les formes a priori de la sensibilité (der Sinnlichkeit) : le temps et l’espace. Mais, dans la critique du jugement, il emploie ce mot concernant le jugement d’appréciation relatif au Beau. C’est l’usage qui prévaut depuis lors. Le romantisme esthétique atteint son acmé en terre d’Outre-Rhin (XVII et XIX e siècles) pointant l’étendard du célèbre “esprit allemand” (Volk Geist), fondateur de la Nation Allemande, selon le philosophe J. Gottlieb Fichte (1762-1814), continuateur du sursaut kantien vers l’idéalisme. Les frères Schlegel (August Wilhelm -1787-1845- et Friedrich 1772-1829), théoriciens et praticiens de la chose esthético-littéraire, tenaient, par exemple, l’opéra comme l’exposant achevé de l’œuvre d’art. Car, ce genre artistique relève à la fois de la littérature poétique - le livret - de la musique (chantée et instrumentale), mais elle engage aussi l’architecture - la salle idoine - et les arts plastique, la statuaire et la peinture, dans l’aménagement décoratif lors des repré- LATITUDES n° 26 - avril 2006 sentations : le peaufinage du décor, à la convenance de l’enchevêtrement des scénarios. Dévoiements et variations Rappelons le parcours existentiel de Louis II de Bavière (1845-1886), aussi envoûtant dans son déploiement que tragique lors de son dénouement fatal. Son goût immodéré pour de grands projets artistiques tourna à la manie. Il a fait ériger de nombreux châteaux, à l’architecture fantastique, puisée auprès des légendes allemandes et inspirée par le style versaillais. Reprises par Richard Wagner, son musicien fétiche et l’ami inséparable, celles-ci ont soufflé l’esprit des opéras héroïques (trilogies), trempées à l’embrun mystérieux d’antan, sinon rebelles à la démesure de quelque pulsion excessive (Sturm und Drang). Adossé à ce paysage mythique, déployé selon tous les quadrants des sens à l’exposant multiple des perceptions, promises à la dignité d’idoles totémiques, ce convoi imaginaire dépassa l’empire idéal prétendu, jusqu’aux miserere des Walkyries, dont les grands guerriers vaincus du IIIe Reich enivraient leur désespoir, sur les champs abasourdis par les tas de ruines calcinées de la IIe Guerre Mondiale. Si l’emprise des constructions oniriques du roi rêveur bavarois sitôt s’estompa, la montée de la puissance prussienne sur le chemin du IIe Reich est jalonnée par l’avènement d’édifications au goût classique gréco-romain, tirant vers le maussade militaire de hobereaux en campagne (Berlin, par exemple). Sous les malheureux auspices du Fürher (IIIe Reich), une architecture aussi monumentale que ténébreuse a défié le soleil commun (Albert Speer et la Chancellerie du Reich). n° 26 - avril 2006 LATITUDES Daumier : l’art de la caricature se prête à la création du “Pathos”. Les arts plastiques ornementaux, sous surveillance policière, suivirent des orientations convergentes. Le cinéma s’est vu affublé de la mission contre nature : la propagande du régime. L’Italie de Benito Mussolini (19221945) tenta le semblant impérial de Rome antique. De l’architecture, style néo-romain, jusqu’à l’art cinématographique, une frénésie de grandeur évoquée appendait à chacune des expressions esthétiques, souvent comme un postiche d’allure suspecte. Même le Portugal, pendant le Estado Novo (1928-1974), s’est essayé à l’emblématique de l’excellence du jadis fondateur. Les monuments érigés, écoles (Facultés de l’Université de Coimbra), surtout les domus justitiae - les palais de justice - multipliés à travers tout le territoire, requirent l’attestation de légitimité de la Roma iuris parens (Rome mère du Droit), depuis le forum jusqu’à la pensée impériale, teintée à l’occasion d’impérialisme de bas étage (colonialisme). Cette esthétique à la traîne de l’aura des patres conscripti (les nobles sénateurs romains), dans son aboutissant apparoir, auprès des pays qui ont été victimes de régimes à la tentation fasciste, dévoile une troublante parenté avec le survenu chez les peuples soumis au totalitarisme “socialiste”, dit communiste. Quand on parcourt les contrées de l’ancienne URSS, on est accueilli par des lourdes façades des édifices publics - maisons du peuple, etc. - aux lignes géométriques sévères bien déclarées, de dimension parfois titanesque. Les arts, sculpture et peinture, exaltent les mythes d’un présent accablant de la prétendue raison de l’Histoire. Même la musique s’inclina sous l’impitoyable vérité : le marteau du réalisme socialiste. S’il y a un parallélisme entre ces deux expressions esthétiques, la teneur des régimes servis par les idéologies colportées demande à être pensée, nommément dans leur connotation totalitaire G 71