La mise en scène du pouvoir durant l`État

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La mise en scène du pouvoir durant
l’État Nouveau de Salazar (1933-1968)
Graça dos Santos*
rrivé au pouvoir en 1928
comme ministre des finances et devenu Président du
conseil en 1932, Salazar n’aura de
cesse d’asseoir son pouvoir durablement, « mission » réussie, puisque
seule la maladie l’éloignera en 1968,
ce qui lui octroie une longévité
politique de quarante ans, inusitée
dans l’Europe du XXe siècle. Nous
avons déjà eu l’occasion d’étudier
différentes facettes de ce que l’on
peut nommer “la stratégie salazarienne” fondée sur un subtile alliage
entre censure / propagande et prévention / répression1. Ce dispositif
dont les différents dosages seront
précisés au fil d’une législation tatillonne saura se construire une moralité constitutionnelle voulue nouvelle, légitimée par ses conceptions
catholiques, corporatives et autoritaires. C’est un ordre politique global qui se caractérise par une envahissante emprise sur les êtres et les
esprits. Dans ce texte, nous aborderons les deux principaux protagonistes d’une construction qui, entre
troncage et censure, trucage et propagande, procède d’une véritable
mise en scène de la réalité, aboutissant à un pays-fiction transformé
selon les vues du pouvoir.
A
Le décorateur de génies
En 1933, au moment d’installer
son État Nouveau corporatiste, par
le biais d’une constitution qui élargit son assise de chef du gouvernement, Salazar pose les fondations
indispensables à sa domination : il
précise la législation de la censure,
crée la Police de vigilance et de
défense de l’état (PVDE)2 et fonde
le Secrétariat de propagande nationale (SPN)3. A la tête de cette structure, essentielle pour la pérennité
de son pouvoir, il va placer António
Ferro alter ego complémentaire et
momentané sur lequel il va s’appuyer.
n° 26 - avril 2006
LATITUDES
Né à Lisbonne en 1895 d’une
famille de la “toute petite bourgeoisie commerciale4”, António Ferro se
définit comme un “poète de l’action5”
qui s’intéresse aux nouvelles formes
d’art modernistes. En 1923 il rejoint
la direction du Diário de Notícias et
devient un journaliste de luxe qui,
pour l’époque, voyage beaucoup ;
correspondant cosmopolite qui
consacre une bonne partie de son
activité à la divulgation des expériences autoritaires, “lame de fond
dans une Europe déterminée par
l’échec des exemples parlementaires et engagée dans la crise économique de l’après-guerre, et “menacée” par la consolidation de la
victoire bolchevique 6 ”. Poète du
mouvement Orpheu, journaliste issu
de l’épisode pré-fasciste de la
Nouvelle République de Sidónio
Pais7, il participe à l’articulation vers
la préparation d’une solution autoritaire au Portugal, lui qui adhère
de plus en plus aux foules et aux
chefs à poigne. Mais, alors qu’il
s’inspire des divers exemples dictatoriaux pour la construction de son
idéal de chef et de “conductor” lusitanien, sa quête va enfin aboutir sur
Oliveira Salazar qui devient l’objet
de sa vénération.
Dans sa marche vers le pouvoir
et son aspiration chaque fois plus
palpable à vouloir orienter la vie
culturelle portugaise, Ferro, s’il est
encore tenté par le radicalisme
mussolinien finira par se rétracter :
“je sais qu’il y a des mécontents,
des insatisfaits qui admirent fiévreusement Salazar, qui le suivent avec
dévotion, sans discuter, mais qui
intimement le préféreraient plus
théâtral, plus disciple de Mussolini
ou Hitler, plus révolutionnaire dans
le sens extérieur du mot. J’ai déjà
fait partie de ceux-là, mais je reconnais aujourd’hui, publiquement,
devant lui, mon erreur. Salazar n’est
point disciple, il est Maître. Il nous
intéresse, il s’impose à la conscience
nationale, il est notre orgueil, parce
que précisément il ne ressemble à
aucun autre chef européen”. Avant
ces propos, qui datent de 1934 8 ,
Ferro a déjà publié les célèbres
interviews de Salazar qui parurent
dans le Diário de Notícias en 1932,
pour en faire plus tard le fondement
de Salazar, o homem e a sua obra,
en 1933. Il s’agit en fait d’une sorte
de manuel de l’an I de l’État Nouveau,
au service de l’apologie du Président
du conseil, et qui donne au régime
un instrument de propagande abouti.
C’est un texte essentiellement didactique qui présente les idées fortes
d’une “doctrine” accessible au grand
public.
Tout en faisant l’apologie de
l’homme et de l’action, Ferro définit
le Salazar mythique, ascète, rigoureux, paternaliste, volontaire. Il “se
consacrait définitivement en tant
que grand journaliste, et dans le
même temps il inaugurait, avec des
techniques modernes le “marketing”
politique du nouveau régime 9 ”.
Avant d’être nommé directeur du
Secrétariat à la Propagande, Ferro
avait donc déjà préfiguré sa tâche,
présentant en quelque sorte à
Salazar une candidature pour cette
fonction nouvelle pour un nouveau
régime. Au moment de sa nomination, en 1933, A. Ferro était déjà
connu, lui qui avait inauguré au
Portugal une façon moderne de
faire des grands reportages/entretiens, lui qui s’était affirmé au long
des “années folles” portugaises
comme un laborieux constructeur
d’une esthétique futuriste, lui qui
dès le début des années vingt se
définissait de façon prémonitoire :
“je suis un photographe, je suis un
décorateur de génies...”, “[...] Moi colleur d’affiches sur les parois de
l’Heure10”.
Mi-créateur et déjà publiciste, il
frôle les chefs potentiels de l’Europe
de son temps, déjà attiré par les
puissants, s’invitant déjà au pouvoir
61
comme par procuration en l’interviewant, se rendant disponible et
désirable jusqu’à ce que Salazar
donne forme à son apparente
séduction et crée pour l’auteur de
la “Politique de l’esprit” un poste à
sa mesure. “Assez jeune, avec l’orgueil de sa jeunesse, il a déjà
derrière lui, comme garantie de son
talent, une œuvre saine, pleine de
sincérité et de jeunesse, une œuvre
d’une sensibilité qui n’a pas seulement deviné, mais a aussi compris
et réalisé avec intelligence et
enthousiasme, un nouvel art, où
palpite l’âme contemporaine, cette
âme compliquée et inquiète qui
désire des ailes pour voler, plus
haut, pour aller encore plus loin
que l’infini11.” Salazar fournira sans
aucun doute “des ailes” qui sauront
répondre, d’une certaine façon, aux
aspirations de Ferro. Mais ces ailes
n’auront pas l’envergure espérée, et
plutôt qu’à un Icare - certes précipité dans sa chute par des ailes
brûlées, mais cependant magnifique dans son rêve tragiquement
ensoleillé -, il faudrait le comparer
à un cerf-volant, Salazar étant celui
qui tient la corde, les pieds rivés au
sol, lui qui plutôt que la brillance
du soleil, évoque le deuil de l’obscurité.
Entre marketing et mise en scène
du pouvoir
Durant l’année 1932, en dehors
des interviews de Salazar, Ferro
signe dans le Diário de Notícias
divers articles tendant à éclaircir les
relations entre la culture et la politique, traçant ainsi déjà sa future
mission. Et c’est de façon extrêmement habile qu’il fait remarquer
qu’il manque au Portugal “un
metteur en scène”, un “poète de
l’action” qui libère le pays de son
endormissement : “ce qui manque,
pour faire le film, pour créer le
mouvement, pour créer la joie, la
joie de vivre, le “tonique” des races
futures, des races avec futur ? Il
manque un metteur en scène, il
manque quelqu’un qui rassemble
[...] les éléments épars, ennemis
presque toujours, qui signale les
entrées et les sorties, qui donne des
62
marques, qui conduise le bal... Tant
que ce ‘metteur en scène’ ne se
révélera pas [...] la vie portugaise
continuera à marquer le pas, à faire
semblant d’avancer12.”
Par ailleurs, le pouvoir devait
être médiatisé et les effets immédiatement visibles d’une certaine forme
de répression nécessaire à un
pouvoir autoritaire devaient être
atténués par la beauté, la splendeur
de cérémonies exhibant des signes
de noblesse et d’apparat: “les parades, les fêtes, les emblèmes et les
rites sont nécessaires, indispensables, pour que les idées ne tombent
pas dans le vide, ne tombent pas
dans l’ennui... La suppression
forcée, nécessaire de certaines libertés, de certains droits humains, doit
être couronnée par le truchement
de la joie, de l’enthousiasme, de la
foi [...]. Il faut ouvrir les fenêtres, de
temps en temps, connaître les
hommes, savoir où sont ceux qui
servent, ceux qui ne servent pas,
venir au peuple, savoir ce qu’il veut,
lui enseigner ce qu’il veut13.”
Ferro se pose donc assez clairement comme le “poète de l’action”,
“le metteur en scène” nécessaire au
pays et au nouvel Etat qui se
dessine, celui qui va aider à “l’enrobage” de l’État Nouveau, le publiciste qui en mettra au point “le
marketing”. Et dès 1931, il avait
également songé à la mise en scène
hors frontières ; ainsi les nombreuses conférences réalisées à l’étranger, dont celle réalisée à la Maison
du Portugal, à Paris et à laquelle
participent, entre autres, Colette,
Pirandello et Paul Valéry. Mais c’est
l’année 1932 qui révèle les ambitions de Ferro, avec la publication
des interviews à Salazar, c’est aussi
l’année où il écrit le plus pour appeler au changement, cependant qu’il
écrit sur l’art et les artistes portugais, le communisme et la démocratie, la situation internationale et,
pour la première fois, la “Politique
de l’esprit14”. Tout en revendiquant
une plus grande protection pour les
arts, il les révèle comme des instruments de “séduction” collective
pouvant contribuer à une vie plus
“saine”. Par là même, il souligne les
avantages de “l’esthétisation de la
politique”, ce qui dessine en fili-
grane sa proche mission dans l’art
de la propagande ou la propagande
par l’art15.
Une “Politique de l’esprit”
inspirée par Paul Valéry
“Politique de l’esprit” (Política
do espírito), cette notion est utilisée
pour la première fois par Ferro en
1932. Celui-ci l’aurait empruntée à
Paul Valéry qui, cette année-là, aurait
donné une conférence avec ce
même titre et à laquelle A. Ferro avait
assisté. Selon António Quadros 16 ,
les hommes étaient “amis”, et c’est
ainsi que Paul Valéry préfaça l’édition française de Salazar, le
Portugal et son chef17. Cette préface
de dix pages, qui n’est pas datée,
est intitulée “Note en guise de
préambule sur l’idée de dictature”.
João Medina signale que Valéry a
été payé pour cette collaboration et
que c’était pour Ferro l’occasion
d’associer internationalement l’académicien français au nom de
Salazar, “mettant ainsi sur le même
plan (ou au moins dans le même
livre) le subtile auteur de L’âme et
la danse et le provincial dictateur
de Santa Comba18.”
Lors de sa conférence qui, sans
qu’il le sache alors, devait être fondatrice de la “Politique de l’esprit” au
Portugal, Paul Valéry évoquait la
crise des valeurs en Europe et affirmait la volonté d’une “Politique de
l’esprit” capable de préserver “l’essentiel de ce que fut l’homme, de ce
que l’homme connaît et de ce qu’il
croit indispensable à la continuation
de la vie civilisée19.” Dans son article de 1932, A. Ferro affirme à son
tour la nécessité de la “Politique de
l’esprit”, au “prestige extérieur de la
Nation”, et indispensable à son
“prestige intérieur, à sa raison
d’être”. En 1934, il oppose fondamentalement et structurellement “la
“Politique de l’esprit» à la politique
de la matière 20”. Cette opposition
entre esprit et matière est le fondement de la pensée de Ferro quant à
l’art, à la culture, à la propagande.
Toute son action sera déterminée
par cela et on ne peut comprendre
la propagande de l’État Nouveau ni
sa politique culturelle sans tenir
LATITUDES
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compte de ces éléments. “L’esprit”
se lie étroitement au moment politique, est son auxiliaire. La lutte spirituelle permet de surmonter “l’inquiétude destructrice d’un matérialisme
immoral et sans racines21.” L’esprit
est comme un fil conducteur qui,
associé à l’art, devient pont entre le
monde palpable d’ici bas et celui
de l’esprit qui le transcende. A.
Ferro établit “une relation intime
entre l’Art, entendu comme Dieu, la
Vie et la Mort : “[...] c’est en vivant
avec l’art que l’on apprend à bien
mourir22”.
Sa pensée présente ainsi un lieu
entre la vie et la mort dont le point
de contact est fait à travers l’art. “La
littérature, l’art et la science n’ont
pas été créées par l’homme, ou par
Dieu, pour diminuer la vie, mais
pour la grandir, pour lui donner
plus de hauteur. On peut même
affirmer que l’esprit est le ciel réel
du quotidien, celui vers lequel nous
pouvons monter, de temps en
temps, parmi nos nombreuses occupations [...]. Il n’y a pas d’esprit du
Mal. Ce que l’on appelle esprit du
Mal est du satanisme, c’est du matérialisme. L’esprit du Bien est précisément esprit. La “Politique de l’es-
prit”, [...] est donc celle qui cherche
à protéger tous les créateurs de la
Beauté, non seulement en les stimulant vers la production d’œuvres
d’art comme en leur proportionnant
cette atmosphère morale où l’esprit
soit esprit, où l’esprit [...] soit la
victoire de l’esprit 23 !” Et c’est en
alliant sa “Politique de l’esprit” au
salazarisme, par le biais du SPN,
qu’A. Ferro prétend préparer cette
victoire de l’esprit.
Le “poète de l’action” face au
comptable de l’État
Lors de son ascension vers le
pouvoir, Ferro manifeste d’une part
une grande admiration pour Salazar,
incarnation idéale du chef dont le
Portugal endormi avait besoin, et
d’autre part une envie notoire d’intervenir dans la dynamique interne
du pays. Il apparaît comme la
personne capable de donner au
régime un contenu intellectuel ainsi
que d’opérer la transposition de l’esprit vers le mouvement politique
portugais. Jeune Président du
conseil avec un État Nouveau à
installer durablement, Salazar, dans
sa volonté d’éviter les conflits, dans
sa recherche de l’union (souvent
seulement apparente), trouvait en
A. Ferro le journaliste moderne, le
cosmopolite lié au milieu artistique,
l’avant-gardiste d’apparat nécessaire
à la brillance de ce pouvoir naissant et que lui-même, trop universitaire, trop doctoral ne pouvait seul
éclairer.
Si nous nous reportons aux interviews de 1932, et plus précisément
à Salazar, le Portugal et son chef,
nous nous trouvons face à ce qui
semble être déjà une sorte de dialogue, si ce n’est avorté, du moins
codé, entre les deux hommes de
style si différent. L’ouvrage est
divisé en cinq chapitres, et dans le
troisième, intitulé “la dictature et son
contact avec la Nation”, six pages
sont consacrées à la “Politique de
l’esprit” 24. Ferro veut poser le
problème de l’art, des lettres et des
sciences auquel il dit s’intéresser
“spécialement”. “Les arts et les lettres
ont toujours été considérés comme
les instruments indispensables à
l’élévation d’un peuple, à la splendeur d’une époque. C’est que l’art,
la littérature et la science constituent la grande façade d’une natio-
Discours d’António Ferro lors de l’inauguration du Secrétariat de Propagande nationale, 26 octobre 1933 - Archives Graça dos Santos.
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nalité, ce qui se voit du dehors.” (p.
164), signale celui qui se disait
“poseur d’affiches” et dont “l’Heure”
semble arrivée à affirmer sa vocation de “décorateur de génies”. Il
fait remarquer au Président du
Conseil, qui a déjà fait ses preuves
en tant que Ministre des Finances,
que “rien n’a encore été fait pour le
développement de la littérature et
des arts plastiques qui étouffent
sans pouvoir s’évader [...], sans
pouvoir élargir leur horizon.” (p.
164). Il pose même le problème du
théâtre en constatant que : “Nous
n’avons pas une seule scène d’avantgarde, pas un théâtre d’art, car l’État
n’admettrait même pas l’idée de lui
donner un subside” (p. 165), propos
intéressants à reprendre lorsque
nous évoquerons les liens entre le
futur directeur du SPN et le théâtre.
A ce questionnement somme
toute assez précis, Salazar, tout en
approuvant l’éloge de la “Politique
de l’esprit” qui permet que “les
milieux s’élèvent” et “s’illuminent
[...] à travers les arts et les sciences”
(p. 165), pose ses préoccupations
de Ministre des Finances et “les
nécessités fondamentales qui passent
même avant le culte de l’art, bien
que la beauté soit aliment indispensable de l’esprit”, car “les problèmes doivent être classés, et résolus
par ordre. Il est ridicule de faire
mettre un habit à un homme qui n’a
pas de chemise.” (p.166). Salazar
répond en comptable de l’État pour
qui l’art n’est qu’un plus, un agrément non essentiel, et Ferro interroge en tant que “poète de l’action”,
en tant que journaliste et critique
théâtral qui, à l’occasion se veut
aussi faiseur d’art, créateur en puissance : “Mais il y a aussi le théâtre,
la musique, la peinture, la situation
des jeunes artistes...”, précise-t-il.
Ce à quoi le Président du Conseil
répond par “la défense du patrimoine” et la restauration des “palais
nationaux”.
A cela Ferro oppose “l’art vivant”
[...] “qui doit être l’expression de
notre époque”. Nous sommes en
1932 et il affirme encore son futurisme et son admiration pour
Mussolini dont il cite les propos :
“L’art [...] est une nécessité primordiale et essentielle de la vie, notre
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propre humanité.” (p. 168). L’éditeur
de Orpheu, l’amateur de conférences qui a fréquenté les jeunes artistes appréciateurs de la marge et du
scandale, se veut ici porte parole
de ce courant : “Il y a ici deux
douzaines de jeunes gens, pleins
de talent et de jeunesse, qui attendent anxieusement, pour être utiles
à leur pays, que l’État se décide à
tourner les yeux vers eux.” (p. 168)
; “[...] dites à ces jeunes gens qu’ils
aient confiance et qu’ils sachent
attendre”, par cette réponse, Salazar
situe Ferro dans l’une des fonctions
qu’il lui demande de jouer, celle du
lien, intermédiaire avec “les jeunes”,
les modernistes impatients, et en
même temps il le modère dans sa
fougue avant de le nommer à la tête
de la propagande nationale.
Le modernisme esthétique mis
au service d’un nationalisme
passéiste
“Nous sommes d’accord” (p.
168), dit Salazar, mais de la même
façon que lorsque Ferro citait
Mussolini dans une argumentation
politique et non artistique, l’accord
que propose le chef de l’État
Nouveau n’est pas un accord dans
le champ des sensibilités, des affinités esthétiques. Il ne se pose pas
en tant que mécène artistique, ne
s’ouvre pas davantage aux courants
d’art moderne. Salazar a saisi l’avantage politique de la proposition de
Ferro qui n’est autre que la mobilisation de l’art, de la littérature et de
la science pour la construction de
la grande façade d’une nationalité,
cette nationalité que Salazar prétendait reconstruire 25 . Il s’agit ici de
l’affirmation d’un contrat moral et
politique entre deux hommes qui
n’ont certainement pas les mêmes
opinions artistiques. Ainsi, en 1952,
alors que A. Ferro a déjà quitté le
SNI, Christine Garnier constate dans
les Vacances avec Salazar26 : “António
Ferro m’a raconté qu’on a en vain
essayé de vous convertir au cubisme
ou à l’art abstrait. Il avait beau assurer que l’équilibre naît de l’audace,
vous tourniez dans tous les sens,
d’un air d’ironique commisération,
les dessins surréalistes qu’il vous
présentait [...]”. Ces réticences sont
d’ailleurs confirmées par Fernanda
de Castro qui évoque la confession
de Salazar à A. Ferro en référence à
des peintures murales réalisées par
Almada Negreiros : “[...] je ne
connais pas grand chose en peinture, et encore moins en peinture
moderne27.”
António Ferro avait compris la
valeur politique de l’art ; ce n’est
pas exactement l’art ni uniquement
les modernistes qu’il défend ; ce
qu’il propose, c’est l’utilisation politique de l’art et de la modernité. “Le
modernisme esthétique mis au
service d’un nationalisme passéiste,
catholique, conservateur et ruralisant”, dit Fernando Rosas au sujet
du salazarisme28, et ce faisant, l’historien explique essentiellement “le
secret du savoir durer salazariste”,
dans l’art d’équilibrer et rééquilibrer les facteurs en jeu, savoir
contenir toutes les données même
quand elles sont antagoniques.
Salazar trouve en Ferro l’homme
idéal pour la dynamisation de son
projet, et celui-ci, tout en définissant sa croyance pro-salazariste
comme une croisade spirituelle,
comme un combat pour de nouvelles valeurs occidentales qu’il croyait
rassemblées dans le personnage et
l’action salazariens, mettait en place
“le marketing” du nouveau régime.
Alors qu’il n’est pas encore nommé
officiellement directeur de la propagande nationale, dans les interviews
de 1932, Ferro établissait déjà une
espèce de prototype de chef d’État
dépourvu des faiblesses et des plaisirs mondains. Il agit déjà comme
“le metteur en scène” dont il regrettait l’absence dans un de ses textes,
celui qui “signale les entrées et les
sorties”, qui “dirige le bal” ; ainsi
appuie-t-il l’image du leader ascète,
la rendant disponible pour la
culture politique portugaise, image
qui en tout point semble opposée à
la sienne.
Les oppositions entre les deux
hommes sont suffisamment mises
en scène et utilisées pour l’image
du régime salazarien pour que nous
nous y arrêtions, non seulement en
ce qu’elles ont d’incontestable, mais
aussi de symbolique. En effet,
comment ne pas être frappé par les
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contrastes flagrants entre ces deux
personnages qui, durant un temps,
fonctionnent comme une sorte de
couple dans le champ des représentations du salazarisme. Contrastes
physiques d’abord : Ferro avec son
corps rond et replet paraît étrangement propice à amortir celui de
Salazar, sec et noueux. En ce sens,
l’analyse de l’iconographie du salazarisme est parfois saisissante, car
ces traces laissées et alors diffusées
par le régime étaient, loin d’être
innocentes, préméditées par les
services de propagande. Ainsi les
photos de Salazar et de Ferro aux
divers moments importants de leur
trajectoire de mise en valeur de
l’État Nouveau ; ou, par exemple,
les caricatures des deux hommes,
celle de Ferro réalisée par Mário
Eloy, celle de Salazar (si juste sous
le trait d’Almada Negreiros que le
chef de l’Etat Nouveau paraît vu à
la loupe).
Les références au théâtre,
révélatrices du trucage
Comment ne pas être frappé par
les différences comportementales
affichées par les deux hommes ?
Différences réelles de deux êtres
dont les apparences diffèrent, différences trop mises en évidence pour
ne pas être mises en scène. Ne
faudrait-il pas dire que nous avons
affaire à deux personnages surjoués,
deux acteurs qui se complaisent,
qui jouent leur opposition ? Salazar,
“homme de gel 29 ”, dit à Christine
Garnier, “l’État ne paie pas pour que
je me donne à des mondanités, mais
pour que j’emploie mon temps à
résoudre les problèmes essentiels30.” Ferro n’est-il pas le contrepoids ostensible et nécessaire à la
pérennité du nouveau régime, lui
et ses habitudes de conférencier, de
causeur aimant à s’exprimer en
public, gardant même dans l’écrit le
texte parlé, lui qui n’évite jamais la
lumière des projecteurs, parfois au
bord de l’exhibition. A Ferro les
mondanités, à Salazar les problèmes essentiels, aurait-on tendance à
dire peut-être un peu rapidement.
“Quand éclatait le magnésium
des photographes, Salazar avait un
n° 26 - avril 2006
LATITUDES
bref recul, une crispation douloureuse du visage, comme si la lame
d’un poignard l’eût frappé31”. Et si
l’on observe une des photos de
l’inauguration du SPN, avec A. Ferro,
la bouche ouverte, aussi ronde que
son corps, Salazar, la bouche pincée,
regard baissé, il semble que l’on ait
l’illustration d’un couple dont l’un
est le révélateur de l’autre qui se
préserve en négatif. Car si la propagande salazarienne a copieusement
distillé l’image d’un chef ascète, qui
a sacrifié les plaisirs de la vie à sa
mission, c’était également pour
dissimuler la réalité d’un être asocial
qui fuit les hommes tout simplement parce qu’il ne les aime pas et
que Jacques Georgel qualifie semblet-il assez justement de “technocrate”
qui tient compte uniquement des
facteurs matériels et néglige l’être
humain.
Lorsqu’il se défend de la foule,
le Président du Conseil de l’État
Nouveau se défend aussi de sa
propre sensibilité. “Il montre une
grande crainte à se laisser entraîner
par l’enthousiasme populaire à faire
des promesses qu’il ne pourrait
tenir. Il ne veut pas se laisser émouvoir par ceux qu’il gouverne. [...]. Il
glace par son attitude ceux-là
mêmes qui voudraient l’applaudir32.” Ainsi, l’épisode rapporté par
Fernanda de Castro, l’épouse de
Ferro, au sujet du comportement de
Salazar lors des cérémonies publiques : “Il s’agissait du lancement à
la mer d’un nouveau bateau de
guerre. L’évènement était d’importance et António (Il s’agit bien sûr
d’A. Ferro) voulait absolument qu’il
assistât à la cérémonie. Salazar ne
voulait pas, disant qu’il n’avait pas
le sens de ces choses là, qu’il se
sentirait ridicule en cassant la classique petite bouteille de champagne, etc., etc. Cependant, António
insista, lui faisant remarquer que le
peuple aimerait le voir, que les
chefs doivent devenir connus pour
être aimés et que leur image doit
lui être familière. Salazar écouta,
écouta et finalement, ennuyé, il finit
par céder: - Mais attention, ne comptez pas sur des grands discours. Ne
croyez pas que je vais y passer toute
l’après-midi. J’ai encore beaucoup à
faire aujourd’hui 33 .” Ce refus de
toute démonstration affective, de
toute chaleur publique, en même
temps qu’il est caractéristique d’un
tempérament où se manifeste une
profonde timidité mêlée d’un
orgueil dominateur est aussi une
arme politique et une arme de
défense.
Au-delà de la lecture politique
du comportement de Salazar qui
cherche en permanence à se soustraire à l’ambiance du milieu, à
gouverner son pays en restant dans
une cage de verre, à l’abri d’un
monde en évolution - lui, le sédentaire qui quittera rarement le
Portugal 34 -, il convient d’approcher le champ symbolique du théâtre. Conjointement aux “capacités
dissidentes” du théâtre, art du
public rassemblé et de la parole
directe, - particulièrement surveillé
par l’État Nouveau -, observons
comment le pouvoir se met en
scène et la façon dont il utilise et
“les tactiques” du spectacle ou la
terminologie théâtrale. Car Salazar,
par son essence même, ne peut
qu’être mis mal à l’aise par le théâtre qui convoque l’immédiateté du
spectacle au présent, l’oralité de la
parole déclamée, l’émotion échangée et non contenue entre salle et
scène, art de l’exacerbation des sens
et du contact direct avec l’autre, art
du vivant qui s’adresse au vivant.
Dans ce Portugal encore si marqué
par le XIXe siècle, on allait au théâtre pour être vu ; plus qu’aujourd’hui, le théâtre, par sa fonction
sociale, était le temple du regard
échangé, on assistait à la représentation et en même temps on se
donnait en spectacle, on allait voir
en même temps qu’on était vu et
reconnu.
Un spectateur suprême
Denis Guénoun insiste sur cette
importance de “l’être vu au théâtre” : “[...] le public des théâtres n’est
pas une foule. Ni un côtoiement
d’individus isolés. Ce public veut
avoir le sentiment, concret, de son
existence collective. Il veut se voir,
se reconnaître comme groupe. Il
veut percevoir ses propres réactions, les émotions qui le parcou65
rent, les contagions en son sein du
rire, de l’affliction, de l’attente
suspendue. C’est une réunion volontaire, fondée sur un partage [...]35.”
Comment s’étonner que Salazar,
homme de “l’évitement” et de l’esquive, qui fuyait l’émotion des
autres en même temps que la
sienne, se soit peu montré au théâtre ? Ainsi préférait-il, le plus
souvent, se rendre aux répétitions
générales, évitant ainsi la présence
d’autrui, et par là même l’un des
plaisirs du théâtre qui est de regarder ensemble et partager les sensa-
Salazar dessiné par Almada Negreiros, 1932 Archives Graça dos Santos.
66
tions de cette découverte commune.
“Au théâtre, on ne peut jouir seul.
Si la salle est déserte, la représentation souffre. L’assistance veut la
perception de son être-là collectif.
Elle veut se sentir, s’entendre,
éprouver son appartenance, sa
réunion. Elle veut se dévisager36.”
En s’isolant pour regarder seul
une représentation prévue pour une
assistance voulue nombreuse, Salazar,
en même temps qu’il nie une des
fonctions essentielles du théâtre, se
promeut spectateur isolé, - voyeur
suprême en quelque sorte ? -. Cette
terminologie apparemment extrême
est confirmée par l’épisode (absent
de sa biographie officielle, mais
aujourd’hui rapporté par son proche
entourage d’alors) du Président du
Conseil, dissimulé sous une grande
cape et un large chapeau noirs, se
promenant la nuit dans les rues de
Lisbonne, avec pour seule compagnie son secrétaire37. C’est à la fois
un homme qui observe les autres
sans être vu, mais qui, également,
s’auto-exclut de la société. C’est un
spectateur suprême, s’isolant pour
gérer la portée de son regard et de
ses sensations, mais aussi, un
homme seul avec son pouvoir. Ce
qui nous ramène au pouvoir dictatorial de Salazar et à sa peur de le
perdre, lui qui aspire à “régner”
longtemps. Tout son comportement
qu’il soit exhibé ou caché est conditionné par cette volonté d’être celui
qui “est venu pour rester”.
Le refus des fonctions essentielles du théâtre est corroboré par le
style de vie du Président du Conseil,
qui est mis en exergue par les services de propagande du régime. Il
s’agit de la négation du théâtre en
tant que spectacle vivant, en tant
que représentation publique, qui
est alors assimilé “aux mondanités”
superflues qui n’ont pas leur place
dans la mission du chef de l’État
Nouveau. Cette véritable imagerie
mythique se réfère au théâtre, mais
par la négative. Que ce soit ou non
de façon explicite, c’est tout le
portrait de Salazar qui est fondé sur
cette négation du théâtre et de ses
plaisirs potentiels. C’est une sorte
d’homme surnaturel qui nous est
présenté ; “on eût dit qu’il dirigeait
les affaires de l’État du fond d’une
guérite ou d’une cellule de moine”
dit A. Ferro dans Salazar, le Portugal
et son chef, en précisant qu’ “on ne
l’avait jamais vu ni dans la rue, ni
au théâtre ni à n’importe quelle
fête38.”
Le lieu salazarien s’oppose au
lieu théâtral
La tâche du chef de l’État Nouveau
est formulée comme un véritable
sacerdoce monastique, imprégnée
du renoncement suprême des joies
de l’existence ; “la chambre du
président [...] une chambre ? Plutôt
une cellule, remarque Christine
Garnier, qui souligne “l’humilité de
cette chambre39” ; “et j’entre audacieusement dans l’auto, comme si
j’entrais dans la grotte d’un ermite”,
ajoute A. Ferro au moment d’interviewer Salazar40. Le théâtre symbolise ici la fête, faste que Salazar doit
refuser, véritable image statuaire qui
doit donner l’exemple au peuple
portugais. Lui qui porte le pouvoir
“comme un chrétien porte sa
croix41”, se donne par là même le
droit de demander aux portugais de
se contenter “de vivre habituellement42”. Lui qui s’offre en sacrifice
sur l’autel de la Nation et mène une
“vie si modeste, si retirée” dans un
“esprit de pauvreté 43 ” demande à
“l’homo lusitanus” la même abnégation, tout en précisant sa formule
à l’occasion en direction des
femmes : “elles ne comprennent pas
qu’on n’atteint pas le bonheur par
la jouissance, mais par le renoncement44”. Ce qui nous évoque également la légende du Salazar qui
fréquentait peu les femmes, rendant
en quelque sorte interdépendants
des voeux mythiques de pauvreté
et de chasteté.
Cette proximité de deux caractéristiques manifestes du comportement salazarien - la préférence des
lois de l’église à celles du théâtre,
et la misogynie - nous renvoie à la
longue série des ennemis du théâtre, parmi lesquels, les prédicateurs
chrétiens, qui voyaient dans cet art
“le rival profane du mystère de l’incarnation 45 ”, entreprise sacrilège
porteuse de magies dangereuses
qui, par son jeu des rôles devient
LATITUDES
n° 26 - avril 2006
puissance démoniaque, diabolique.
Pour le christianisme, tout déguisement, et au plus haut point la mimésis de l’acteur, tiennent du péché,
l’homme manifestant ainsi qu’il n’est
pas content de la création de Dieu,
et les prédicateurs vont jusqu’à trouver l’ennemi, le malin dans la structure du spectacle lui-même. Ainsi
vilipendent-ils les travestissements
de la femme, comme le fard et la
parure. Ici, comme pour Salazar, la
référence à la femme est latente, ce
qui évoque “les innombrables
comparaisons entre la femme et le
théâtre dans la tradition européenne
: tous deux comme lieux de la
mimésis, du danger, de l’incertitude,
de la séduction et du jeu trompeur
des masques46.”
L’idéal ainsi potentiellement
menacé par le théâtre est celui d’un
ordre du monde, éternel et immuable que Salazar veut illustrer durablement à sa façon au Portugal avec
l’ordre de l’État Nouveau et sa
“vérité nationale” univoque. On
approche ici le rôle important joué
par l’Eglise dans la formulation de
cette “haine” du théâtre et son
important rôle d’adjuvant dans l’art
de le contrer. En ce sens, Salazar
s’inscrit dans une sorte de “tradition
portugaise”, allant même jusqu’à
l’instaurer en système, son rapport
au théâtre et plus particulièrement
au spectacle, pouvant devenir
l’image emblématique de son
comportement, clef de voûte de
définition de sa personnalité ou plus
précisément de la perception qu’il
voulait en donner. Décrit comme
“l’homme du tête-à-tête” qui “écarte
tout risque d’émotion et se confine
dans l’isolement et le silence 47 ”,
Salazar s’est ainsi construit une
image de marque - halo de mystère
en grande partie fabriqué par ses
services de propagande - qui lui
permet de défendre l’univocité de
son discours. Or par l’inversion des
rôles, par la métamorphose, le théâtre invite à l’ambiguïté, au mélange,
toutes choses mettant en péril la
durabilité du salazarisme. C’est ainsi
que le comportement “officiel” du
chef de l’État Nouveau indique une
méfiance latente vis à vis du théâtre.
Le modus vivendi salazarien
n° 26 - avril 2006
LATITUDES
António Ferro dessiné par Mario Eloy, 1925 - Archives Graça dos Santos.
ainsi formulé signifie le renoncement, et une sorte de réclusion
volontaire à laquelle on fait correspondre un habitat monastique,
proche de la geôle. C’est aussi un
espace fermé à la lumière, le “clairobscur” étant signifié comme le
“climat naturel” du Président du
Conseil48. Cette obscurité n’est pas
sans évoquer les particularités du
salazarisme, politique du secret, de
la dissimulation, du passage à la
trappe que nous retrouvons par
exemple dans le comportement
censorial du régime. Le lieu salazarien s’oppose au lieu théâtral,
symbole de brillance, luminosité ou
éclat, espace du jeu d’éclairages
entre la scène et la salle. Les références constantes au théâtre, par la
négative, apparaissent sans cesse
pour mieux affirmer les caractéristiques salazariennes. Poussée à l’extrême, cette logique nous entraînerait à dire que salazarisme et théâtre
seraient antinomiques. Et si le théâtre se joue de la réalité, simulacre
essentiellement, à l’occasion imitation de la vie, l’État Nouveau, lui,
sera géré par la dissimulation, le
maquillage délibéré d’une réalité
sociale qu’il fallait contenir. António
Ferro s’est prématurément désigné
comme le “metteur en scène” indispensable, le “décorateur de génies”
qui permettra la confusion entre
l’image de propagande et la réalité.
Art façade de la nationalité, art
simulacre
A. Ferro apparaît à Salazar au
moment exact où, pour la durabilité de son pouvoir, il doit revoir
son rapport à la foule et formuler
l’image que celle-ci doit garder de
lui. Ferro a eu la sensibilité nécessaire à la circonstance et lors des
interviews, il donne corps à un
Salazar mythique en même temps
qu’il propose un scénario dont il
serait le principal “réalisateur49”. La
“Politique de l’esprit” et la “Campagne
du bon goût” (Campanha do bom
gosto) seront les marques indélébiles de son action, mêlée de modernisme mondain et de nationalisme
effréné, qui aura organisé la vaste
matière de l’État Nouveau, mais
surtout, fabriqué son imaginaire.
C’est ainsi que le régime a eu en
67
Ferro son plus digne peintre officiel : les traits et les couleurs avec
lesquels il l’a valorisé en ont adouci
les contours, lui ont donné un
vernis cosmopolite et lui ont prêté
une ouverture moderniste qu’il
n’avait pas réellement.
Le SPN, créé en 1933, est la
marque essentielle d’un Salazar qui
se veut conciliateur et, à la tête d’un
Etat Nouveau, prouver qu’il a aussi
su créer un ordre nouveau où
modernes et anciens se rassemblent
au nom de la cause nationale. Il
répond d’emblée et de fait à une
attente des artistes portugais frappés au début des années trente par
la crise internationale et vivant difficilement. En gage de sa bonne
volonté, il nomme à la tête de cette
nouvelle structure celui qui, par sa
“Politique de l’esprit”, prétend
protéger tous les créateurs de
Beauté50 et donc prêter assistance
aux artistes qui ne manquent pas
de réagir : “En 1933, deux surprises
ont agité les milieux cultivés du
68
pays : la création du Secrétariat de
Propagande Nationale et la nomination de António Ferro comme
directeur de celui-ci. A quoi servirait un Organisme de Propagande
Officielle ? Et comment le dirigerait
le journaliste irrévérencieux de La
théorie de l’indifférence et de
Orpheu, le scandaleux dramaturge
de Haute mer ? Ses ennemis ont fait
toutes sortes d’intrigues, ses amis
sont restés dans l’expectative et les
indifférents ont hésité entre les uns
et les autres51.”
Pour Salazar, cet organisme revêtait une importance capitale, la
propagande ayant ici un lien direct
avec l’éducation du peuple portugais. Selon lui, la propagande devait
jouer deux rôles essentiels : d’abord
informer, puis procéder à la formation politique. C’est ce qu’il indique
lors de son discours d’inauguration
du SPN, le 26 octobre 1933, en précisant ses objectifs : - il doit légitimer
et corriger les aspects déformants ou
incomplets. - Il doit s’intégrer au
national, devant essentiellement “élever l’esprit des Portugais,
dans leur connaissance de ce qu’ils sont
réellement et valent,
en tant que groupe
ethnique, milieu culturel, en tant que force
de production [...],
comme unité indépendante du concert des
nations [...]52.”António
Ferro quant à lui va
mener une authentique “croisade nationale” au service de la
Nation et de sa valorisation, tout en mêlant
la modernité à l’atmosphère politique de
l’époque ; il se référait
à Mussolini pour rendre
nécessaire la création
d’un art du présent :
“Mussolini a raison. A
une époque nouvelle,
si cette époque a grandeur et perspective,
doit correspondre un
nouvel art53.”
L’Exposition du
Monde Portugais de
1940 fut le collage suprême de ces
données rendues compatibles pour
l’occasion et demeure le point
culminant de la collaboration du
couple Salazar/Ferro, exemple s’il
en est de la course de ce dernier vers
“des démonstrations ethnographiques des virtualités d’un peuple offert
en représentation 54”. L’Exposition
donnera corps à ce qui paraît
incompatible et, en noyant les artistes dans les références artistiques,
on prétend créer “le style portugais
de 1940, pas un style art nouveau,
mais un style moderne, fort, sain,
qui viendra du passé, en secouant
la poussière55.” A partir des réalités
et des manifestations régionales
portugaises, on créait un peuple
décoratif qui devint emblème de la
Nation qui personnifiait l’union
fonctionnelle de toute la communauté.
L’Exposition du Monde Portugais
fut le pivot de la définition de
l’image culturelle salazarienne,
développée durant le salazarisme.
C’est aussi le moment où l’on définit les styles et les pratiques à
suivre. Il s’agit de comportements
qui vont toucher tout le champ
culturel et les processus de création
dont, bien sûr, ceux des arts vivants
et du théâtre. A partir d’une recherche d’harmonie à outrances, on
utilise un modernisme stylisé pour
se réapproprier une certaine ruralité. C’est une sorte de naturalisme
retravaillé qui procède d’une vue
d’ensemble vers l’exploration folklorique d’une réalité nationale
selon les souhaits du régime. On
finit donc par modeler ce que l’on
décrit selon l’image idéologiquement souhaitée et qui veut intégrer
les données régionales dans un
paysage unique G
* Université de Paris X Nanterre.
1
Parmi ces publications : le spectacle
dénaturé, le théâtre portugais sous le
règne de Salazar, CNRS Editions,
Paris, 2002. Ouvrage traduit en portugais et paru aux éditions Caminho
en 2004. Ou des contributions à des
ouvrages collectifs comme par exemple : “Tout va pour le mieux dans le
meilleur des mondes : la presse face
à la censure de Salazar” in Parole et
LATITUDES
n° 26 - avril 2006
pouvoir II Enjeux politiques et identitaires, PUR, Rennes, 2005, pp. 35-48.
“La contamination des mots, vers
une rhétorique de l’invisibilité : instrumentalisation de la parole par
l’Etat Nouveau de Salazar”, in Parole
et pouvoir I le pouvoir en toutes lettres, PUR, Rennes, 2003, pp. 195-204.
Ou des articles parmi ceux récemment publiés : “La scène sous surveillance”, Ethnologie française, “De
la censure à l’autocensure”», XXXVI,
2006 / 1 - janvier, pp. 11-17. “Du
corps physique au corps social, les
conditionnements du théâtre portugais au XXe siècle, Crisol, Université
Paris X - Nanterre, n° 9, 2005.
2 La PVDE sera remplacée par la funestement célèbre PIDE (Police internationale de défenses de l’État) en
1945.
3 Le SPN deviendra SNI (Secrétariat
national d’information et tourisme) à
la fin de 1944, le terme “propagande”
devant être maquillé au moment de
la prévisible victoire des Alliés.
4 Artur Portela, Salazarismo e artes
plásticas, 2e édition ICLP, Biblioteca
breve, Lisboa, 1987, p. 20.
5 António Ferro, “Falta um realizador”,
cité par Raquel Henriques Pereira,
António Ferro - Estudo e antologia,
Publicações Alfa, Lisboa, 1990, p. 34.
6 César Oliveira, A preparação do 28
de maio, António Ferro e a propaganda do fascismo em Portugal,
1920-1926, Moraes editores, Lisboa,
1980, p. 12.
7 “República Nova” désigne le consulat
de Sidónio Pais de décembre 1917 à
décembre 1918 ; ce fut la première
tentative d’installation d’un régime
“d’ordre” avec des formes encore
embryonnaires de “représentation
organique”. Sidónio Pais devint l’un
des vecteurs d’un nouveau “sébastianisme” dont Ferro est l’un des
hérauts. L’assassinat de S. Pais à
Lisbonne en 1918 va déifier l’expérience sidoniste qui pour Ferro va
devenir “le Christ de la Race et enluminure de la Patrie” (in A. Ferro, “A
leva da morte”, O Jornal, n° 85, 2510-1919.
8 Ferro, cité par Ernesto Castro Leal,
António Ferro, espaço político e imaginário social -1918/1932, Edições
Cosmos, 1994, p. 36.
9 Ernesto Castro Leal, op. cit., p. 53.
10 “Teoria da indiferença” (1920) et
“Nós” (1921), in Obras de António
Ferro, I Intervenção modernista, C.ia
Editora do Minho, Barcelos 1987,
pp. 37 et 151.
11 Rebelo de Bettencourt, “O depoimento de António Ferro”, in A função social do teatro, Edição do
Diário dos Açores, 1929, p. 15.
12 António Ferro, “Falta um realizador”,
in Diário de Notícias, 14 mai 1932.
13 António Ferro, “O ditador e a multidão”, in Diário de Notícias, 31 oct.
n° 26 - avril 2006
LATITUDES
1932.
In Diário de Notícias, “A Política do
Espírito”, 21 Nov. 1932.
15 António Ferro, “Vida”, in Diário de
Notícias, 7 mai 1932, cité par Jorge
Ramos do Ó, in Nova história de
Portugal. Portugal e o Estado Novo,
vol. XII, p. 403.
16 António Quadros est un des fils de
A. Ferro; auteur traitant le plus souvent de la culture portugaise, ses
mythes, sa littérature, il s’est employé
à rendre hommage à son père,
tâchant de mettre en avant les aspects
positifs de son action au SPN/SNI; cf.
en particulier O primeiro modernismo português, Publicações Europa
América, Mem Martins, 1989 et
António Ferro, Edições Panorama,
SNI, Lisbonne 1963.
17 Ouvrage qui connaîtra plusieurs versions étrangères dont celle française :
Salazar, le Portugal et son chef,
Editions B. Grasset, Paris, 1934; édition préfacée par Paul Valery Il y eut
également une version espagnole et
anglaise, avec des préfaces
d’Eugénio d’Ors et d’Austen
Chamberlain, ainsi qu’une traduction
italienne et flamande.
18 João Medina, Salazar e a França,
Ática, Lisboa, 1977, p. 38.
19 António Quadros, O primeiro modernismo português, op. cit.9, p. 330.
20 Idem, p. 330.
21 Raquel Henriques Pereira, op. cit.,
p. 35.
22 Maria Paula Ferreira, “O papel do
SPN/SNI nas artes plásticas portuguesas”, in revista História, n° 153, Juin
1993, p. 8, qui elle-même cite Ferro
d’après A. Quadros.
23 António Ferro, “Prémios literários” 1950, in António Quadros, António
Ferro, Op. cit., p. 123.
24 “Politique de l’esprit”, in Salazar, le
Portugal et son chef, op. cit., pp. 163169.
25 Artur Portela, op. cit., p. 17.
26 Christine Garnier, Vacances Avec
Salazar, Bernard Grasset, Paris,
1952, p. 200.
27 Fernanda de Castro, Ao fim da
memória, 2 vol., Editorial Verbo, 2è
édition, Lisbonne, 1988, vol. I, p. 258.
28 Fernando Rosas, “Introdução”, in Nova
história de Portugal, op. cit., p. 17.
29 Ce qualificatif est du cardinal
Cerejeira, cité par Jacques Georgel,
Le salazarisme,editions Cujas, 1981.,
p. 31.
30 Christine Garnier, op. cit., p. 22.
31 Jacques Georgel, op. cit., p. 34.
32 Ao fim da memória, op cit., p. 555.
33 Idem, Op. cit., p. 31.
34 “Il m’est difficile de quitter le
Portugal”, dit-il à Christine Garnier,
évocant ses seuls voyages à l’étranger, escapades avouables puisque
liées à la religion : “Je suis allé
naguère en Belgique assister à un
congrès catholique (...). En Espagne
14
(...), nous avions reçu l’autorisation
exceptionnelle de pénétrer dans les
couvents de Sainte Thérèse (...). Et la
France, la connaissez-vous ?”,
demande Christine Garnier. “Je suis
allé à Lourdes”, répond Salazar. In
Vacances avec Salazar, Op. cit., p. 27.
Le contraste avec Ferro - le journaliste mondain, le cosmopolite, attaché à la France et la vie parisienne
qu’il complaît à citer - est immédiat.
35 Denis Guénoun, L’exhibition des
mots. Une idée (politique) du théâtre,
Editions de l’Aube, Marseille, 1992,
p. 13.
36 Idem, p. 14.
37 Episode relaté par Armando
Baptista-Bastos dans un article que
lui consacre Maria Leonor Nunes :
“Um homem que vive em voz alta”, in
Jornal de letras, artes, ideias, n° 652,
11 - 24 oct. 1995, pp. 8 et 9.
38 Op. cit., p. 42.
39 Op. cit., p. 69.
40 Salazar,le Portugal et son chef, Op.
cit., p. 81.
41 Christine Garnier, op. cit., p. 90.
42 Idem, p.160.
43 Ibid., p. . 41 et p. 40.
44 Ibid., p. 15.
45 Monique Borie; “Tel un orphée qui
n’aurait jamais renoncé...” in L’Art du
théâtre, “La haine du théâtre”, Op.
cit., p. 85.
46 Hans-Thies Lehmann, “L’échec de la
mimésis”, in idem, p. 56.
47 Christine Garnier, Op. cit., p. 84.
48 Salazar, le Portugal et son chef, Op.
cit., p. 82.
49 D’après son article déjà cité “Il manque un réalisateur” (“falta um realizador”).
50 Ferro cité par A. Quadros, in
António Ferro, Op. cit. p. 123.
51 In Ocidente, vol. XXI, n° 65, 1943,
p. 231, cité par Maria Paula Ferreira
Op. cit. p. 10
52 António Ferro, Catorze anos de política do espírito, apontamentos para
uma Exposição, SNI, Lisboa, 1948, p.
15.
53 António Ferro, Arte moderna, SNI,
Lisboa 1949, p. 22.
54 Margarida Acciaiuoli, Os anos 40 em
Portugal - o país, o regime e as artes
“restauração” e “celebração”, thèse
de doctorat en Histoire de l’art
contemporain, Universidade Nova de
Lisboa, juin 1991, p. 488.
55 Idem, p. 162.
69
Autour de l’Esthétique
Annotation brève
Manuel dos Santos Jorge
e terme esthétique, dans son
étymologie, se requiert du grec
_fmedmfn (sensation, voire sentiment). C’est A. Gottlieb Baumgarten
(Berlin 1714 - Francfort 1762) qui
introduisit ce vocable - esthétique recouvrant l’analyse et la formation
du goût, lors de la confection de
son ouvrage Aesthetica, vers 17501759.
En effet, chez les penseurs hellènes pré-socratiques, même avant la
naissance de la philosophie (IV e
siècle avant J.C), l’esthétique relevait de la sensation dont l’apport
pour la constitution de la vérité, dans
le discours courant, s’avérait peu
fiable, sinon inconsistant, car
souvent changeante selon les
circonstances environnantes et d’appréciation douteuse au gré de
chacun.
Si, pour Platon, les choses perçues
par les sens se prêtent à un niveau
subalterne de connaissance conjec-
L
Nietzsche
70
turale, la doxa (opinion), à la différence du savoir garanti - les objets
directement intelligibles, servis par
la raison discursive et par la
Dialectique -, chez Aristote par
contre la sensation fonde le premier
degré de toute connaissance. Le
concept adéquat et universel
advient à travers le processus de
l’abstraction œuvré par l’intellect :
nihil in intellectu qui non fuerit
prius in sensu traduira la formule
de la scolastique, “rien dans l’intellect qui n’ait été auparavant dans
les sens”.
À rebours de ces deux traditions
irréconciliables s’est enfourché le
questionnement philosophique, au
sujet de la connaissance (épistémologie), jusqu’à l’ère moderne (E.
Kant). D’un côté, l’idéalisme platonicien, relevé par Proclus, Plotin et les
Pères de l’Eglise (Saint Augustin), et
à sa manière par R. Descartes, minora
le rôle de la sensation, face à l’excellence véritable de la
connaissance, obtenue
par la rencontre immédiate et intuitive de l’intellect humain avec les
essences transcendantales - idées - voire
avec Dieu. De l’autre,
le courant dit du
réalisme
modéré,
lequel soutient le
parcours d’un savoir
scientifique (pertinent
et universel) depuis
l’aperception sensible
jusqu’à l’abstraction
conceptuelle, étayée
par les règles de la
Logique (formelle et
matérielle). C’est,
mutatis mutandis,
l’ossature principale
de la conception
philosophique occidentale, requise de
l’aristotélisme et secondée par la scolastique ; elle se veut le
socle référentiel, l’assise matricielle
de la pensée contemporaine - philosophia perennis.
Pour Aristote, l’art - o¡rid - viserait, dans le domaine du concept
universel, plutôt les choses sujettes
au changement, à la génération (et
à la corruption) et au mouvement ;
son objectif est l’action et la production. Au-delà de la sensation et de
la simple expérience, l’art n’est
point une science ; car il n’a pas
comme objet propre le concept
universel, en tant que tel.
Cependant, ce fut à la charnière
du rationalisme évanescent en
nuances de romantisme (XVIII e
siècle) qu’Emmanuel Kant, en son
ouvrage Critique de la Raison Pure,
(1781-1787), rehaussa cette expression à une instance significative supérieure - Esthétique Transcendantale (Trancendentale Aesthetik), a les
formes a priori de la sensibilité (der
Sinnlichkeit) : le temps et l’espace.
Mais, dans la critique du jugement,
il emploie ce mot concernant le
jugement d’appréciation relatif au
Beau. C’est l’usage qui prévaut
depuis lors.
Le romantisme esthétique atteint
son acmé en terre d’Outre-Rhin
(XVII et XIX e siècles) pointant
l’étendard du célèbre “esprit allemand” (Volk Geist), fondateur de la
Nation Allemande, selon le philosophe J. Gottlieb Fichte (1762-1814),
continuateur du sursaut kantien vers
l’idéalisme.
Les frères Schlegel (August
Wilhelm -1787-1845- et Friedrich 1772-1829), théoriciens et praticiens
de la chose esthético-littéraire,
tenaient, par exemple, l’opéra
comme l’exposant achevé de l’œuvre d’art. Car, ce genre artistique
relève à la fois de la littérature poétique - le livret - de la musique (chantée et instrumentale), mais elle
engage aussi l’architecture - la salle
idoine - et les arts plastique, la
statuaire et la peinture, dans l’aménagement décoratif lors des repré-
LATITUDES
n° 26 - avril 2006
sentations : le peaufinage
du décor, à la convenance
de l’enchevêtrement des
scénarios.
Dévoiements et variations
Rappelons le parcours
existentiel de Louis II de
Bavière (1845-1886), aussi
envoûtant dans son
déploiement que tragique
lors de son dénouement
fatal. Son goût immodéré
pour de grands projets artistiques tourna à la manie. Il
a fait ériger de nombreux
châteaux, à l’architecture
fantastique, puisée auprès
des légendes allemandes et
inspirée par le style versaillais. Reprises par Richard
Wagner, son musicien
fétiche et l’ami inséparable, celles-ci ont soufflé
l’esprit des opéras héroïques (trilogies), trempées
à l’embrun mystérieux d’antan, sinon
rebelles à la démesure de quelque
pulsion excessive (Sturm und
Drang).
Adossé à ce paysage mythique,
déployé selon tous les quadrants
des sens à l’exposant multiple des
perceptions, promises à la dignité
d’idoles totémiques, ce convoi
imaginaire dépassa l’empire idéal
prétendu, jusqu’aux miserere des
Walkyries, dont les grands guerriers
vaincus du IIIe Reich enivraient leur
désespoir, sur les champs abasourdis par les tas de ruines calcinées
de la IIe Guerre Mondiale.
Si l’emprise des constructions
oniriques du roi rêveur bavarois
sitôt s’estompa, la montée de la
puissance prussienne sur le chemin
du IIe Reich est jalonnée par l’avènement d’édifications au goût classique gréco-romain, tirant vers le
maussade militaire de hobereaux
en campagne (Berlin, par exemple). Sous les malheureux auspices
du Fürher (IIIe Reich), une architecture aussi monumentale que
ténébreuse a défié le soleil commun
(Albert Speer et la Chancellerie du
Reich).
n° 26 - avril 2006
LATITUDES
Daumier : l’art de la caricature se prête à la création du “Pathos”.
Les arts plastiques ornementaux,
sous surveillance policière, suivirent des orientations convergentes.
Le cinéma s’est vu affublé de la
mission contre nature : la propagande du régime.
L’Italie de Benito Mussolini (19221945) tenta le semblant impérial de
Rome antique. De l’architecture,
style néo-romain, jusqu’à l’art cinématographique, une frénésie de
grandeur évoquée appendait à
chacune des expressions esthétiques, souvent comme un postiche
d’allure suspecte.
Même le Portugal, pendant le
Estado Novo (1928-1974), s’est
essayé à l’emblématique de l’excellence du jadis fondateur. Les monuments érigés, écoles (Facultés de
l’Université de Coimbra), surtout les
domus justitiae - les palais de
justice - multipliés à travers tout le
territoire, requirent l’attestation de
légitimité de la Roma iuris parens
(Rome mère du Droit), depuis le
forum jusqu’à la pensée impériale,
teintée à l’occasion d’impérialisme
de bas étage (colonialisme).
Cette esthétique à la traîne de
l’aura des patres conscripti (les
nobles sénateurs romains), dans son
aboutissant apparoir, auprès des
pays qui ont été victimes de régimes à la tentation fasciste, dévoile
une troublante parenté avec le
survenu chez les peuples soumis
au totalitarisme “socialiste”, dit
communiste. Quand on parcourt les
contrées de l’ancienne URSS, on est
accueilli par des lourdes façades
des édifices publics - maisons du
peuple, etc. - aux lignes géométriques sévères bien déclarées, de
dimension parfois titanesque. Les
arts, sculpture et peinture, exaltent
les mythes d’un présent accablant
de la prétendue raison de l’Histoire.
Même la musique s’inclina sous
l’impitoyable vérité : le marteau du
réalisme socialiste.
S’il y a un parallélisme entre ces
deux expressions esthétiques, la
teneur des régimes servis par les
idéologies colportées demande à
être pensée, nommément dans leur
connotation totalitaire G
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