61
n° 26 - avril 2006 LATITUDES
Arri au pouvoir en 1928
comme ministre des finan-
ces et devenu Président du
conseil en 1932, Salazar n’aura de
cesse d’asseoir son pouvoir durable-
ment, « mission » réussie, puisque
seule la maladie l’éloignera en 1968,
ce qui lui octroie une longévi
politique de quarante ans, inusitée
dans l’Europe du XXesiècle. Nous
avons déjà eu l’occasion d’étudier
différentes facettes de ce que l’on
peut nommer “la stratégie salaza-
rienne” fondée sur un subtile alliage
entre censure / propagande et pré-
vention / répression1. Ce dispositif
dont les différents dosages seront
précisés au fil d’une législation tatil-
lonne saura se construire une mora-
lité constitutionnelle voulue nou-
velle, gitimée par ses conceptions
catholiques, corporatives et autori-
taires. C’est un ordre politique glo-
bal qui se caractérise par une enva-
hissante emprise sur les êtres et les
esprits. Dans ce texte, nous aborde-
rons les deux principaux protago-
nistes d’une construction qui, entre
troncage et censure, trucage et pro-
pagande, procède d’une ritable
mise en scène de laalité, aboutis-
sant à un pays-fiction transformé
selon les vues du pouvoir.
Le décorateur de génies
En 1933, au moment dinstaller
son État Nouveau corporatiste, par
le biais d’une constitution qui élar-
git son assise de chef du gouverne-
ment, Salazar pose les fondations
indispensables à sa domination : il
précise la législation de la censure,
crée la Police de vigilance et de
défense de létat (PVDE)2et fonde
le Secrétariat de propagande natio-
nale (SPN)3. A la te de cette struc-
ture, essentielle pour la pérennité
de son pouvoir, il va placer António
Ferro alter ego complémentaire et
momentasur lequel il va s’appuyer.
Né à Lisbonne en 1895 dune
famille de la “toute petite bourgeoi-
sie commerciale4, António Ferro se
finit comme un “poète de l’action5
qui s’intéresse aux nouvelles formes
d’art modernistes. En 1923 il rejoint
la direction du Diário de Notícias et
devient un journaliste de luxe qui,
pour lépoque, voyage beaucoup ;
correspondant cosmopolite qui
consacre une bonne partie de son
activité à la divulgation des expé-
riences autoritaires,lame de fond
dans une Europe déterminée par
l’échec des exemples parlementai-
res et engae dans la crise écono-
mique de l’après-guerre, et mena-
cée par la consolidation de la
victoire bolchevique6. Poète du
mouvement Orpheu, journaliste issu
de lépisode pré-fasciste de la
Nouvelle République de Sidónio
Pais7, il participe à l’articulation vers
la pparation d’une solution auto-
ritaire au Portugal, lui qui adhère
de plus en plus aux foules et aux
chefs à poigne. Mais, alors quil
s’inspire des divers exemples dicta-
toriaux pour la construction de son
idéal de chef et de “conductor” lusi-
tanien, sa quête va enfin aboutir sur
Oliveira Salazar qui devient lobjet
de sa vénération.
Dans sa marche vers le pouvoir
et son aspiration chaque fois plus
palpable à vouloir orienter la vie
culturelle portugaise, Ferro, sil est
encore tenté par le radicalisme
mussolinien finira par se rétracter :
je sais quil y a des mécontents,
des insatisfaits qui admirent fiévreu-
sement Salazar, qui le suivent avec
dévotion, sans discuter, mais qui
intimement le préféreraient plus
tâtral, plus disciple de Mussolini
ou Hitler, plus révolutionnaire dans
le sens extérieur du mot. Jai déjà
fait partie de ceux-là, mais je recon-
nais aujourdhui, publiquement,
devant lui, mon erreur. Salazar n’est
point disciple, il est Maître. Il nous
intéresse, il s’impose à la conscience
nationale, il est notre orgueil, parce
que précisément il ne ressemble à
aucun autre chef euroen. Avant
ces propos, qui datent de 19348,
Ferro a déjà publié les célèbres
interviews de Salazar qui parurent
dans le Diário de Nocias en 1932,
pour en faire plus tard le fondement
de Salazar, o homem e a sua obra,
en 1933. Il s’agit en fait d’une sorte
de manuel de l’an I de l’État Nouveau,
au service de l’apologie du Président
du conseil, et qui donne au régime
un instrument de propagande abouti.
C’est un texte essentiellement didac-
tique qui présente les idées fortes
d’une “doctrine” accessible au grand
public.
Tout en faisant lapologie de
l’homme et de l’action, Ferro définit
le Salazar mythique, ascète, rigou-
reux, paternaliste, volontaire. Ilse
consacrait définitivement en tant
que grand journaliste, et dans le
me temps il inaugurait, avec des
techniques modernes le “marketing”
politique du nouveau régime9.
Avant dêtre nommé directeur du
Secrétariat à la Propagande, Ferro
avait donc dé préfiguré sa tâche,
présentant en quelque sorte à
Salazar une candidature pour cette
fonction nouvelle pour un nouveau
régime. Au moment de sa nomina-
tion, en 1933, A. Ferro était déjà
connu, lui qui avait inauguré au
Portugal une façon moderne de
faire des grands reportages/entre-
tiens, lui qui s’était affirmé au long
des années folles portugaises
comme un laborieux constructeur
dune esthétique futuriste, lui qui
dès le début des années vingt se
définissait de façon prémonitoire :
je suis un photographe, je suis un
décorateur de génies...”,[...] Moi -
colleur d’affiches sur les parois de
l’Heure10”.
Mi-cateur etjà publiciste, il
frôle les chefs potentiels de l’Europe
de son temps, déjà attiré par les
puissants, s’invitant déjà au pouvoir
La mise en scène du pouvoir durant
lÉtat Nouveau de Salazar (1933-1968)
Graça dos Santos*
62 n° 26 - avril 2006
LATITUDES
grane sa proche mission dans lart
de la propagande ou la propagande
par l’art15.
Une “Politique de l’esprit”
inspirée par Paul Valéry
Politique de lesprit (Política
do espírito), cette notion est utilisée
pour la premre fois par Ferro en
1932. Celui-ci l’aurait empruntée à
Paul Valéry qui, cette année-là, aurait
donné une conférence avec ce
même titre et à laquelle A. Ferro avait
assisté. Selon António Quadros16,
les hommes étaientamis”, et cest
ainsi que Paul Valéry préfaça l’édi-
tion française de Salazar, le
Portugal et son chef17. Cette préface
de dix pages, qui nest pas datée,
est intituléeNote en guise de
pambule sur l’idée de dictature”.
João Medina signale que Valéry a
été papour cette collaboration et
que cétait pour Ferro loccasion
d’associer internationalement l’aca-
démicien français au nom de
Salazar, “mettant ainsi sur le même
plan (ou au moins dans le même
livre) le subtile auteur de L’âme et
la danse et le provincial dictateur
de Santa Comba18.”
Lors de sa conférence qui, sans
qu’il le sache alors, devait être fonda-
trice de laPolitique de l’esprit” au
Portugal, Paul Valéry évoquait la
crise des valeurs en Europe et affir-
mait la volonté d’une “Politique de
l’esprit capable de préserver “l’es-
sentiel de ce que fut l’homme, de ce
que lhomme connaît et de ce qu’il
croit indispensable à la continuation
de la vie civilie19. Dans son arti-
cle de 1932, A. Ferro affirme à son
tour lacessité de la “Politique de
l’esprit”, au “prestige extérieur de la
Nation, et indispensable à son
prestige intérieur, à sa raison
dêtre. En 1934, il oppose fonda-
mentalement et structurellement “la
Politique de l’esprit» à la politique
de la matière20. Cette opposition
entre esprit et matière est le fonde-
ment de la pensée de Ferro quant à
lart, à la culture, à la propagande.
Toute son action sera déterminée
par cela et on ne peut comprendre
la propagande de l’État Nouveau ni
sa politique culturelle sans tenir
marques, qui conduise le bal... Tant
que ce metteur en scène ne se
révélera pas [...] la vie portugaise
continuera à marquer le pas, à faire
semblant d’avancer12.”
Par ailleurs, le pouvoir devait
être médiatiet les effets immédia-
tement visibles d’une certaine forme
de répression nécessaire à un
pouvoir autoritaire devaient être
atténués par la beauté, la splendeur
de cémonies exhibant des signes
de noblesse et d’apparat:les para-
des, les fêtes, les emblèmes et les
rites sont nécessaires, indispensa-
bles, pour que les idées ne tombent
pas dans le vide, ne tombent pas
dans lennui... La suppression
forcée, nécessaire de certaines liber-
s, de certains droits humains, doit
être couronnée par le truchement
de la joie, de l’enthousiasme, de la
foi [...]. Il faut ouvrir les fenêtres, de
temps en temps, connaître les
hommes, savoir où sont ceux qui
servent, ceux qui ne servent pas,
venir au peuple, savoir ce qu’il veut,
lui enseigner ce qu’il veut13.
Ferro se pose donc assez claire-
ment comme le “pte de l’action”,
“le metteur en scène” nécessaire au
pays et au nouvel Etat qui se
dessine, celui qui va aider à “l’enro-
bage de lÉtat Nouveau, le publi-
ciste qui en mettra au point le
marketing. Et dès 1931, il avait
également songé à la mise en scène
hors frontières ; ainsi les nombreu-
ses conrences réalisées à létran-
ger, dont celle réalisée à la Maison
du Portugal, à Paris et à laquelle
participent, entre autres, Colette,
Pirandello et Paul Vary. Mais c’est
lannée 1932 qui révèle les ambi-
tions de Ferro, avec la publication
des interviews à Salazar, c’est aussi
l’année où il écrit le plus pour appe-
ler au changement, cependant qu’il
écrit sur lart et les artistes portu-
gais, le communisme et la démo-
cratie, la situation internationale et,
pour la première fois, laPolitique
de l’esprit14”. Tout en revendiquant
une plus grande protection pour les
arts, il les révèle comme des instru-
ments deséduction collective
pouvant contribuer à une vie plus
“saine”. Parmême, il souligne les
avantages delesthétisation de la
politique, ce qui dessine en fili-
comme par procuration en linter-
viewant, se rendant disponible et
désirable jusquà ce que Salazar
donne forme à son apparente
séduction et crée pour lauteur de
la “Politique de l’esprit” un poste à
sa mesure.Assez jeune, avec l’or-
gueil de sa jeunesse, il a déjà
derrière lui, comme garantie de son
talent, une œuvre saine, pleine de
sincéri et de jeunesse, une œuvre
d’une sensibilité qui na pas seule-
ment deviné, mais a aussi compris
et réalisé avec intelligence et
enthousiasme, un nouvel art, où
palpite l’âme contemporaine, cette
âme compliquée et inquiète qui
désire des ailes pour voler, plus
haut, pour aller encore plus loin
que l’infini11.” Salazar fournira sans
aucun doute “des ailes” qui sauront
répondre, d’une certaine façon, aux
aspirations de Ferro. Mais ces ailes
n’auront pas l’envergure espérée, et
plutôt quà un Icare - certes préci-
pité dans sa chute par des ailes
brûlées, mais cependant magnifi-
que dans son rêve tragiquement
ensoleillé -, il faudrait le comparer
à un cerf-volant, Salazar étant celui
qui tient la corde, les pieds rivés au
sol, lui qui plutôt que la brillance
du soleil, évoque le deuil de l’obs-
curité.
Entre marketing et mise en scène
du pouvoir
Durant l’ane 1932, en dehors
des interviews de Salazar, Ferro
signe dans le Diário de Notícias
divers articles tendant à éclaircir les
relations entre la culture et la politi-
que, traçant ainsi déjà sa future
mission. Et c’est de façon extme-
ment habile quil fait remarquer
quil manque au Portugal un
metteur en scène, un poète de
laction qui libère le pays de son
endormissement :ce qui manque,
pour faire le film, pour créer le
mouvement, pour créer la joie, la
joie de vivre, le “tonique” des races
futures, des races avec futur ? Il
manque un metteur en scène, il
manque quelquun qui rassemble
[...] les éléments épars, ennemis
presque toujours, qui signale les
entrées et les sorties, qui donne des
63
n° 26 - avril 2006 LATITUDES
compte de ces éléments.L’esprit
se lie étroitement au moment politi-
que, est son auxiliaire. La lutte spiri-
tuelle permet de surmonter “l’inquié-
tude destructrice d’un marialisme
immoral et sans racines21.” L’esprit
est comme un fil conducteur qui,
assocà l’art, devient pont entre le
monde palpable dici bas et celui
de lesprit qui le transcende. A.
Ferro établit une relation intime
entre l’Art, entendu comme Dieu, la
Vie et la Mort : [...] cest en vivant
avec lart que lon apprend à bien
mourir22”.
Sa pensée présente ainsi un lieu
entre la vie et la mort dont le point
de contact est fait à travers l’art. “La
littérature, lart et la science nont
pas été cées par l’homme, ou par
Dieu, pour diminuer la vie, mais
pour la grandir, pour lui donner
plus de hauteur. On peut même
affirmer que l’esprit est le ciel réel
du quotidien, celui vers lequel nous
pouvons monter, de temps en
temps, parmi nos nombreuses occu-
pations [...]. Il ny a pas desprit du
Mal. Ce que lon appelle esprit du
Mal est du satanisme, c’est du maté-
rialisme. Lesprit du Bien est préci-
ment esprit. LaPolitique de l’es-
prit”, [...] est donc celle qui cherche
à protéger tous les créateurs de la
Beauté, non seulement en les stimu-
lant vers la production dœuvres
d’art comme en leur proportionnant
cette atmospre morale où l’esprit
soit esprit, où lesprit [...] soit la
victoire de lesprit23 ! Et cest en
alliant saPolitique de lesprit au
salazarisme, par le biais du SPN,
qu’A. Ferro prétend préparer cette
victoire de l’esprit.
Le “poète de l’action” face au
comptable de l’État
Lors de son ascension vers le
pouvoir, Ferro manifeste d’une part
une grande admiration pour Salazar,
incarnation idéale du chef dont le
Portugal endormi avait besoin, et
d’autre part une envie notoire d’in-
tervenir dans la dynamique interne
du pays. Il apparaît comme la
personne capable de donner au
régime un contenu intellectuel ainsi
que d’opérer la transposition de l’es-
prit vers le mouvement politique
portugais. Jeune Président du
conseil avec un État Nouveau à
installer durablement, Salazar, dans
sa volonté d’éviter les conflits, dans
sa recherche de lunion (souvent
seulement apparente), trouvait en
A. Ferro le journaliste moderne, le
cosmopolite lié au milieu artistique,
l’avant-gardiste d’apparat nécessaire
à la brillance de ce pouvoir nais-
sant et que lui-même, trop universi-
taire, trop doctoral ne pouvait seul
éclairer.
Si nous nous reportons aux inter-
views de 1932, et plus précisément
àSalazar, le Portugal et son chef,
nous nous trouvons face à ce qui
semble être déune sorte de dialo-
gue, si ce nest avorté, du moins
codé, entre les deux hommes de
style si différent. Louvrage est
divisé en cinq chapitres, et dans le
troisième, intitulé “la dictature et son
contact avec la Nation, six pages
sont consacrées à laPolitique de
lesprit24. Ferro veut poser le
probme de l’art, des lettres et des
sciences auquel il dit sintéresser
“spécialement”. “Les arts et les lettres
ont toujours é consis comme
les instruments indispensables à
l’élévation d’un peuple, à la splen-
deur d’une époque. C’est que lart,
la littérature et la science consti-
tuent la grande fade d’une natio-
Discours d’António Ferro lors de l’inauguration du Secrétariat de Propagande nationale, 26 octobre 1933 - Archives Graça dos Santos.
64 n° 26 - avril 2006
LATITUDES
présentait [...]”. Ces ticences sont
d’ailleurs confirmées par Fernanda
de Castro qui évoque la confession
de Salazar à A. Ferro en référence à
des peintures murales réalies par
Almada Negreiros : [...] je ne
connais pas grand chose en pein-
ture, et encore moins en peinture
moderne27.”
António Ferro avait compris la
valeur politique de lart ; ce nest
pas exactement l’art ni uniquement
les modernistes quil défend ; ce
qu’il propose, c’est l’utilisation poli-
tique de l’art et de la modernité. “Le
modernisme esthétique mis au
service d’un nationalisme passéiste,
catholique, conservateur et rurali-
sant, dit Fernando Rosas au sujet
du salazarisme28, et ce faisant, l’his-
torien explique essentiellement “le
secret du savoir durer salazariste,
dans lart déquilibrer et rééquili-
brer les facteurs en jeu, savoir
contenir toutes les dones même
quand elles sont antagoniques.
Salazar trouve en Ferro lhomme
idéal pour la dynamisation de son
projet, et celui-ci, tout en définis-
sant sa croyance pro-salazariste
comme une croisade spirituelle,
comme un combat pour de nouvel-
les valeurs occidentales qu’il croyait
rassembes dans le personnage et
l’action salazariens, mettait en place
“le marketing” du nouveau régime.
Alors qu’il n’est pas encore nom
officiellement directeur de la propa-
gande nationale, dans les interviews
de 1932, Ferro établissait déjà une
espèce de prototype de chef dÉtat
pourvu des faiblesses et des plai-
sirs mondains. Il agit déjà comme
“le metteur en scène” dont il regret-
tait l’absence dans un de ses textes,
celui qui signale les entrées et les
sorties, qui dirige le bal ; ainsi
appuie-t-il l’image du leader ascète,
la rendant disponible pour la
culture politique portugaise, image
qui en tout point semble opposée à
la sienne.
Les oppositions entre les deux
hommes sont suffisamment mises
en scène et utilisées pour limage
du régime salazarien pour que nous
nous y arrêtions, non seulement en
ce qu’elles ont d’incontestable, mais
aussi de symbolique. En effet,
comment ne pas être frap par les
propre humanité.” (p. 168). L’éditeur
de Orpheu, l’amateur de conren-
ces qui a fquen les jeunes artis-
tes appréciateurs de la marge et du
scandale, se veut ici porte parole
de ce courant : Il y a ici deux
douzaines de jeunes gens, pleins
de talent et de jeunesse, qui atten-
dent anxieusement, pour être utiles
à leur pays, que lÉtat se décide à
tourner les yeux vers eux.” (p. 168)
;[...] dites à ces jeunes gens qu’ils
aient confiance et quils sachent
attendre”, par cette réponse, Salazar
situe Ferro dans l’une des fonctions
qu’il lui demande de jouer, celle du
lien, intermédiaire avec “les jeunes”,
les modernistes impatients, et en
même temps il le modère dans sa
fougue avant de le nommer à la tête
de la propagande nationale.
Le modernisme esthétique mis
au service d’un nationalisme
passéiste
Nous sommes daccord (p.
168), dit Salazar, mais de la même
façon que lorsque Ferro citait
Mussolini dans une argumentation
politique et non artistique, l’accord
que propose le chef de lÉtat
Nouveau nest pas un accord dans
le champ des sensibilités, des affi-
nités esttiques. Il ne se pose pas
en tant que mécène artistique, ne
s’ouvre pas davantage aux courants
d’art moderne. Salazar a saisi l’avan-
tage politique de la proposition de
Ferro qui n’est autre que la mobili-
sation de l’art, de la littérature et de
la science pour la construction de
la grande fade dune nationalité,
cette nationalité que Salazar préten-
dait reconstruire25. Il sagit ici de
laffirmation dun contrat moral et
politique entre deux hommes qui
nont certainement pas les mêmes
opinions artistiques. Ainsi, en 1952,
alors que A. Ferro a déjà quitté le
SNI, Christine Garnier constate dans
les Vacances avec Salazar26 : “António
Ferro ma raconté quon a en vain
essayé de vous convertir au cubisme
ou à l’art abstrait. Il avait beau assu-
rer que l’équilibre naît de l’audace,
vous tourniez dans tous les sens,
d’un air dironique commiration,
les dessins surréalistes quil vous
nalité, ce qui se voit du dehors.” (p.
164), signale celui qui se disait
“poseur d’affiches” et dont l’Heure”
semble arrivée à affirmer sa voca-
tion dedécorateur de génies. Il
fait remarquer au Président du
Conseil, qui a déjà fait ses preuves
en tant que Ministre des Finances,
que “rien n’a encore été fait pour le
développement de la littérature et
des arts plastiques qui étouffent
sans pouvoir sévader [...], sans
pouvoir élargir leur horizon. (p.
164). Il poseme le problème du
théâtre en constatant que :Nous
n’avons pas une seule scène d’avant-
garde, pas un théâtre d’art, car l’État
n’admettrait même pas l’ie de lui
donner un subside” (p. 165), propos
intéressants à reprendre lorsque
nous évoquerons les liens entre le
futur directeur du SPN et le théâtre.
A ce questionnement somme
toute assez précis, Salazar, tout en
approuvant l’éloge de la “Politique
de lesprit qui permet que les
milieux sélèvent etsilluminent
[...] à travers les arts et les sciences”
(p. 165), pose ses préoccupations
de Ministre des Finances et les
nécessités fondamentales qui passent
même avant le culte de lart, bien
que la beauté soit aliment indispen-
sable de lesprit, car les problè-
mes doivent être class, et résolus
par ordre. Il est ridicule de faire
mettre un habit à un homme qui n’a
pas de chemise. (p.166). Salazar
répond en comptable de l’État pour
qui lart nest quun plus, un agré-
ment non essentiel, et Ferro inter-
roge en tant que “poète de l’action”,
en tant que journaliste et critique
théâtral qui, à loccasion se veut
aussi faiseur d’art, créateur en puis-
sance :Mais il y a aussi le théâtre,
la musique, la peinture, la situation
des jeunes artistes..., précise-t-il.
Ce à quoi le Président du Conseil
répond par la défense du patri-
moine” et la restauration des “palais
nationaux”.
A cela Ferro oppose l’art vivant”
[...]qui doit être lexpression de
notre époque. Nous sommes en
1932 et il affirme encore son futu-
risme et son admiration pour
Mussolini dont il cite les propos :
L’art [...] est une nécessité primor-
diale et essentielle de la vie, notre
65
n° 26 - avril 2006 LATITUDES
contrastes flagrants entre ces deux
personnages qui, durant un temps,
fonctionnent comme une sorte de
couple dans le champ des représen-
tations du salazarisme. Contrastes
physiques d’abord : Ferro avec son
corps rond et replet part étrange-
ment propice à amortir celui de
Salazar, sec et noueux. En ce sens,
l’analyse de l’iconographie du sala-
zarisme est parfois saisissante, car
ces traces laises et alors diffusées
par le régime étaient, loin dêtre
innocentes, préméditées par les
services de propagande. Ainsi les
photos de Salazar et de Ferro aux
divers moments importants de leur
trajectoire de mise en valeur de
lÉtat Nouveau ; ou, par exemple,
les caricatures des deux hommes,
celle de Ferro réalisée par Mário
Eloy, celle de Salazar (si juste sous
le trait dAlmada Negreiros que le
chef de lEtat Nouveau paraît vu à
la loupe).
Les références au théâtre,
révélatrices du trucage
Comment ne pas être frappé par
les différences comportementales
affichées par les deux hommes ?
Différences réelles de deux êtres
dont les apparences diffèrent, diffé-
rences trop mises en évidence pour
ne pas être mises en scène. Ne
faudrait-il pas dire que nous avons
affaire à deux personnages surjoués,
deux acteurs qui se complaisent,
qui jouent leur opposition ? Salazar,
homme de gel29, dit à Christine
Garnier, “l’État ne paie pas pour que
je me donne à des mondanités, mais
pour que jemploie mon temps à
résoudre les problèmes essen-
tiels30. Ferro n’est-il pas le contre-
poids ostensible et nécessaire à la
pérennité du nouveau régime, lui
et ses habitudes de conférencier, de
causeur aimant à sexprimer en
public, gardant même dans l’écrit le
texte par, lui qui n’évite jamais la
lumière des projecteurs, parfois au
bord de lexhibition. A Ferro les
mondanités, à Salazar les problè-
mes essentiels, aurait-on tendance à
dire peut-être un peu rapidement.
Quand éclatait le magnésium
des photographes, Salazar avait un
bref recul, une crispation doulou-
reuse du visage, comme si la lame
d’un poignard l’eût frappé31. Et si
lon observe une des photos de
l’inauguration du SPN, avec A. Ferro,
la bouche ouverte, aussi ronde que
son corps, Salazar, la bouche pincée,
regard baissé, il semble que l’on ait
lillustration d’un couple dont l’un
est le révélateur de lautre qui se
préserve en négatif. Car si la propa-
gande salazarienne a copieusement
distillé l’image d’un chef ascète, qui
a sacrifié les plaisirs de la vie à sa
mission, cétait également pour
dissimuler la alité d’un être asocial
qui fuit les hommes tout simple-
ment parce quil ne les aime pas et
que Jacques Georgel qualifie semble-
t-il assez justement de “technocrate
qui tient compte uniquement des
facteurs matériels et néglige lêtre
humain.
Lorsquil se défend de la foule,
le Président du Conseil de lÉtat
Nouveau se défend aussi de sa
propre sensibilité. Il montre une
grande crainte à se laisser entraîner
par l’enthousiasme populaire à faire
des promesses quil ne pourrait
tenir. Il ne veut pas se laisser émou-
voir par ceux qu’il gouverne. [...]. Il
glace par son attitude ceux-là
mêmes qui voudraient lapplau-
dir32.” Ainsi, l’épisode rapporté par
Fernanda de Castro, lépouse de
Ferro, au sujet du comportement de
Salazar lors des cérémonies publi-
ques :Il sagissait du lancement à
la mer dun nouveau bateau de
guerre. Lénement était dimpor-
tance et António (Il sagit bien sûr
d’A. Ferro) voulait absolument qu’il
assistât à la cérémonie. Salazar ne
voulait pas, disant quil navait pas
le sens de ces choses là, quil se
sentirait ridicule en cassant la clas-
sique petite bouteille de champa-
gne, etc., etc. Cependant, António
insista, lui faisant remarquer que le
peuple aimerait le voir, que les
chefs doivent devenir connus pour
être aimés et que leur image doit
lui être familière. Salazar écouta,
écouta et finalement, ennuyé, il finit
par céder: - Mais attention, ne comp-
tez pas sur des grands discours. Ne
croyez pas que je vais y passer toute
l’après-midi. J’ai encore beaucoup à
faire aujourdhui33. Ce refus de
toute démonstration affective, de
toute chaleur publique, en même
temps qu’il est caracristique dun
tempérament où se manifeste une
profonde timidité mêlée dun
orgueil dominateur est aussi une
arme politique et une arme de
défense.
Au-delà de la lecture politique
du comportement de Salazar qui
cherche en permanence à se sous-
traire à lambiance du milieu, à
gouverner son pays en restant dans
une cage de verre, à labri dun
monde en évolution - lui, le séden-
taire qui quittera rarement le
Portugal34 -, il convient dappro-
cher le champ symbolique du tâ-
tre. Conjointement auxcapacités
dissidentes du théâtre, art du
public rassemblé et de la parole
directe, - particulièrement surveillé
par lÉtat Nouveau -, observons
comment le pouvoir se met en
scène et la façon dont il utilise et
les tactiques du spectacle ou la
terminologie tâtrale. Car Salazar,
par son essence même, ne peut
qu’être mis mal à l’aise par le théâ-
tre qui convoque l’immédiateté du
spectacle au psent, l’oralité de la
paroleclamée, l’émotion échan-
gée et non contenue entre salle et
scène, art de l’exacerbation des sens
et du contact direct avec l’autre, art
du vivant qui sadresse au vivant.
Dans ce Portugal encore si marqué
par le XIXesiècle, on allait au théâ-
tre pour être vu ; plus quau-
jourd’hui, le théâtre, par sa fonction
sociale, était le temple du regard
échangé, on assistait à la représen-
tation et en même temps on se
donnait en spectacle, on allait voir
en même temps quon était vu et
reconnu.
Un spectateur suprême
Denis Guénoun insiste sur cette
importance delêtre vu au théâ-
tre” : “[...] le public des théâtres n’est
pas une foule. Ni un côtoiement
dindividus isolés. Ce public veut
avoir le sentiment, concret, de son
existence collective. Il veut se voir,
se reconnaître comme groupe. Il
veut percevoir ses propres réac-
tions, les émotions qui le parcou-
1 / 11 100%
La catégorie de ce document est-elle correcte?
Merci pour votre participation!

Faire une suggestion

Avez-vous trouvé des erreurs dans linterface ou les textes ? Ou savez-vous comment améliorer linterface utilisateur de StudyLib ? Nhésitez pas à envoyer vos suggestions. Cest très important pour nous !