62 n° 26 - avril 2006
LATITUDES
grane sa proche mission dans l’art
de la propagande ou la propagande
par l’art15.
Une “Politique de l’esprit”
inspirée par Paul Valéry
“Politique de l’esprit” (Política
do espírito), cette notion est utilisée
pour la première fois par Ferro en
1932. Celui-ci l’aurait empruntée à
Paul Valéry qui, cette année-là, aurait
donné une conférence avec ce
même titre et à laquelle A. Ferro avait
assisté. Selon António Quadros16,
les hommes étaient “amis”, et c’est
ainsi que Paul Valéry préfaça l’édi-
tion française de Salazar, le
Portugal et son chef17. Cette préface
de dix pages, qui n’est pas datée,
est intitulée “Note en guise de
préambule sur l’idée de dictature”.
João Medina signale que Valéry a
été payé pour cette collaboration et
que c’était pour Ferro l’occasion
d’associer internationalement l’aca-
démicien français au nom de
Salazar, “mettant ainsi sur le même
plan (ou au moins dans le même
livre) le subtile auteur de L’âme et
la danse et le provincial dictateur
de Santa Comba18.”
Lors de sa conférence qui, sans
qu’il le sache alors, devait être fonda-
trice de la “Politique de l’esprit” au
Portugal, Paul Valéry évoquait la
crise des valeurs en Europe et affir-
mait la volonté d’une “Politique de
l’esprit” capable de préserver “l’es-
sentiel de ce que fut l’homme, de ce
que l’homme connaît et de ce qu’il
croit indispensable à la continuation
de la vie civilisée19.” Dans son arti-
cle de 1932, A. Ferro affirme à son
tour la nécessité de la “Politique de
l’esprit”, au “prestige extérieur de la
Nation”, et indispensable à son
“prestige intérieur, à sa raison
d’être”. En 1934, il oppose fonda-
mentalement et structurellement “la
“Politique de l’esprit» à la politique
de la matière20”. Cette opposition
entre esprit et matière est le fonde-
ment de la pensée de Ferro quant à
l’art, à la culture, à la propagande.
Toute son action sera déterminée
par cela et on ne peut comprendre
la propagande de l’État Nouveau ni
sa politique culturelle sans tenir
marques, qui conduise le bal... Tant
que ce ‘metteur en scène’ ne se
révélera pas [...] la vie portugaise
continuera à marquer le pas, à faire
semblant d’avancer12.”
Par ailleurs, le pouvoir devait
être médiatisé et les effets immédia-
tement visibles d’une certaine forme
de répression nécessaire à un
pouvoir autoritaire devaient être
atténués par la beauté, la splendeur
de cérémonies exhibant des signes
de noblesse et d’apparat: “les para-
des, les fêtes, les emblèmes et les
rites sont nécessaires, indispensa-
bles, pour que les idées ne tombent
pas dans le vide, ne tombent pas
dans l’ennui... La suppression
forcée, nécessaire de certaines liber-
tés, de certains droits humains, doit
être couronnée par le truchement
de la joie, de l’enthousiasme, de la
foi [...]. Il faut ouvrir les fenêtres, de
temps en temps, connaître les
hommes, savoir où sont ceux qui
servent, ceux qui ne servent pas,
venir au peuple, savoir ce qu’il veut,
lui enseigner ce qu’il veut13.”
Ferro se pose donc assez claire-
ment comme le “poète de l’action”,
“le metteur en scène” nécessaire au
pays et au nouvel Etat qui se
dessine, celui qui va aider à “l’enro-
bage” de l’État Nouveau, le publi-
ciste qui en mettra au point “le
marketing”. Et dès 1931, il avait
également songé à la mise en scène
hors frontières ; ainsi les nombreu-
ses conférences réalisées à l’étran-
ger, dont celle réalisée à la Maison
du Portugal, à Paris et à laquelle
participent, entre autres, Colette,
Pirandello et Paul Valéry. Mais c’est
l’année 1932 qui révèle les ambi-
tions de Ferro, avec la publication
des interviews à Salazar, c’est aussi
l’année où il écrit le plus pour appe-
ler au changement, cependant qu’il
écrit sur l’art et les artistes portu-
gais, le communisme et la démo-
cratie, la situation internationale et,
pour la première fois, la “Politique
de l’esprit14”. Tout en revendiquant
une plus grande protection pour les
arts, il les révèle comme des instru-
ments de “séduction” collective
pouvant contribuer à une vie plus
“saine”. Par là même, il souligne les
avantages de “l’esthétisation de la
politique”, ce qui dessine en fili-
comme par procuration en l’inter-
viewant, se rendant disponible et
désirable jusqu’à ce que Salazar
donne forme à son apparente
séduction et crée pour l’auteur de
la “Politique de l’esprit” un poste à
sa mesure. “Assez jeune, avec l’or-
gueil de sa jeunesse, il a déjà
derrière lui, comme garantie de son
talent, une œuvre saine, pleine de
sincérité et de jeunesse, une œuvre
d’une sensibilité qui n’a pas seule-
ment deviné, mais a aussi compris
et réalisé avec intelligence et
enthousiasme, un nouvel art, où
palpite l’âme contemporaine, cette
âme compliquée et inquiète qui
désire des ailes pour voler, plus
haut, pour aller encore plus loin
que l’infini11.” Salazar fournira sans
aucun doute “des ailes” qui sauront
répondre, d’une certaine façon, aux
aspirations de Ferro. Mais ces ailes
n’auront pas l’envergure espérée, et
plutôt qu’à un Icare - certes préci-
pité dans sa chute par des ailes
brûlées, mais cependant magnifi-
que dans son rêve tragiquement
ensoleillé -, il faudrait le comparer
à un cerf-volant, Salazar étant celui
qui tient la corde, les pieds rivés au
sol, lui qui plutôt que la brillance
du soleil, évoque le deuil de l’obs-
curité.
Entre marketing et mise en scène
du pouvoir
Durant l’année 1932, en dehors
des interviews de Salazar, Ferro
signe dans le Diário de Notícias
divers articles tendant à éclaircir les
relations entre la culture et la politi-
que, traçant ainsi déjà sa future
mission. Et c’est de façon extrême-
ment habile qu’il fait remarquer
qu’il manque au Portugal “un
metteur en scène”, un “poète de
l’action” qui libère le pays de son
endormissement : “ce qui manque,
pour faire le film, pour créer le
mouvement, pour créer la joie, la
joie de vivre, le “tonique” des races
futures, des races avec futur ? Il
manque un metteur en scène, il
manque quelqu’un qui rassemble
[...] les éléments épars, ennemis
presque toujours, qui signale les
entrées et les sorties, qui donne des