De l`Etat acteur à l`Etat régulateur, en passant par l`Etat

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De l'E tat acteur à l'Etat régulateur, en p assan t par l'Etat anim ateur ,
voire demain l’Etat réducteur ?
Les réflexions et interrogations qui suivent s'inscrivent dan s la perspec tive tracée pa r le
texte de départ, spécialement lorsque celui-ci s'intéresse à la logique qui gouverne l'action
de l'Etat et recherche la présence de l'efficacité, et son évaluation, dans la gestion étatique
des problèmes économiques et sociaux.
Ces réflexions examine nt notamm ent le retour d es argum ents en fave ur d'un Etat m inimal,
sous la pression essentiellement de la libéralisation prônée par l'Europe, et l'évolution qui
a conduit de l'Etat acteur à l'Etat régulateur, en passant par l'Etat animateur, et peut-être
demain l'Etat réducteu r. Qui sait d'ailleurs si ce mouvement jugé irréversible n'est pas
simplement «cyclique» et ne pourrait pas dans le futur se renverser, avec le retour d'une
phase plus interventionniste et d'une réglementation étatique traditionnelle ?
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PLAN
Le vieux débat libéralisme versus intervention nisme et la justification de la fonction de
régulation de l'Etat
L'affaiblissement de la capacité régulatrice de l'Etat
L'Etat, garant de l'intérêt général
La libéralisation des services publics interventionnistes
Le deve nir du servic e public trad itionnel : le servic e universel ?
Des instruments classiques du droit inadaptés ?
La réglementation a cédé le pas à la régulation
La mesure de l'efficacité de l'action publique
Le critère de la «rentabilité» du service p ublic
L'évaluation de l'action publique
Brève co nclusion g énérale
*
*
*
1
Le vieux débat libéralisme versus interven tionnis me et la justificat ion de la
fonction de régulation de l'Etat
Le débat entre les tenants du libéralisme économique et les partisans des interventions de
l'Etat dans la vie économique et sociale est aussi ancien que la science économique ellemême. On sait que le libéralisme en tant que doctrine économique se donne le marché
pour seul fondement («free market»), avec pour alliées naturelles l'initiative privée et la
libre concurrence. Le libéralisme économique est historiquement apparu en réaction
contre le «colbertisme», où l'Etat assumait l'essentiel de la responsabilité de l'économie
en réglementant minutieusement toutes les activ ités industrielles e t en agissan t sur la
conjoncture par la détermination autoritaire des prix.
A cet égard, si l'histoire économique a montré la supériorité de l'économie de marché sur
la planification autoritaire et centralisée, elle a néanmoins mis en évid ence la néc essité
d'une intervention de l'Etat en vue de créer un contexte juridique indispensable au bon
fonctionnement de l'économ ie et de mettr e sur pied des instruments favorables au
développement et à la croissance. On peut ici citer KEYNES qui dans son ouvrage «La
fin du laissez-faire» enseignait déjà que «l'important pour l'Etat n'est pas de faire ce que
les individus font déjà et de le faire un peu mieux ou un peu plus mal, mais de faire ce que
personne d'autre ne fait pour le moment».
Force est dès lors de constater que dans tous les pays, même ceux se réclamant du
libéralisme économique, l'interventionnisme économique et social n'a cessé de s'accroître.
Le rôle primordial que les pouvoirs publics ont assumé dans le financem ent de l'écono mie
privée a même été tel, notamment au cours des décennies 70 et 80, que l'on a pu se
demander dans quelle mesure l'on pouvait encore qualifier de régime de libre-concurrence
ou d'économie de marché, un système économique qui, pour survivre, réclamait des
interventions publiques toujours plus importantes 1 .
Même aujourd'hui, dans un env ironnement de plus en plus libéralisé (qu'il s'agisse du
téléphone, de l'électricité, du transport, de la banque,...), les Etats européens conservent
un rôle essentiel dans la régulation du marché. Sans doute, l'initiative privée reste -t-elle
1
A propos de cette conception du rôle de l'Etat, certains ont ainsi pu parler d'«Etat
sorcier» (vo y.: L'Etat protecteur en crise, Paris, OC DE, 198 1) et mêm e d'«Etatpieuvr e» (H.- L. VE DIE, L'Etat-pieuvre, Paris, 1986).
2
un des piliers du dynamisme de l'économie, plus particulièrement par le rôle qui est le sien
dans la création et la gestion de s entreprises. M ais l'Etat, gardien d e l'intérêt général, d oit
inciter, suppléer q uand il le faut, ou s'associer aux efforts du secteur privé, et veiller à ce
que les orientations des différents secteurs de l'économie ne soient pas conditionnées par
la seule notio n du profit.
A supposer que les mécan ismes de l'éco nomie de marché so ient efficaces e t la
concurrence parfaite, rien ne garantirait po ur autant la réalisation de l'équité entre les
citoyens, chacun étant assuré d'un n iveau de v ie minimal. Quant aux entreprises, elles ont
besoin d'un cadre juridique et d'une sécurité que seul l'Etat a la légitimité de mettre en
place.
Il s'ensuit que la réalisation d'un développement harmonisé de l'économ ie , la recherche
de la cohésion sociale et la préservation de l'environnement sont aujourd'hui les enjeux
fondamentaux de l'interventionnisme étatique. Sans une régulation des pouvoirs publics,
le développeme nt économique et social serait en effet voué au déso rdre et à l'arbitraire,
comme le montrent par exem ple les déséquilibres périodiques des marchés boursiers et
financie rs.
L'affaiblissement de la cap acité régulatrice de l'Etat ?
Il faut souligner que si l'Etat reste au coeur de la régulation macro-économique, sa
capacité régulatrice est aujourd'hui largement me nacée par la globalisa tion et la
mondialisation. Ces forces économiques pourraient conduire à terme à ce q ue les Etats
renoncent à exercer leur souveraineté pour décider des formes du développement
économique et social qui leur paraissent les mieux adaptées.
On sait que la globalisation et la mondialisation des économies 2 sont caractérisées surtout
par l'interconnexion des march és financiers et le capitalisme transfrontalier, D e puissants
groupes industriels à l'échelle mondiale sont en effet en mesure d'«administrer» les
marchés et de mettre les Etats en concurrence, en choisissant de «délocaliser» certaines
productions. Le marc hé globalisé échappe ainsi au con trôle de cha que Etat p ris
2
La mon dialisation de l'économie e st le plus souv ent définie co mme éta nt la liberté
pour les entreprises et la finance d'investir où et qu and elles le souhaitent, de produ ire
ce qu'elles veulent , d'acheter et de vendre partout et d'alléger au maximum les
contraintes de la législation du travail. Voy. notamment J.-F. BAYART, Le
gouvernement du monde. Une critique politique de la globalisation, Paris, 2004; et
pour u ne app roche p lus éco nomiq ue: Ch .-A. M ICHA LET , Qu'est-ce q ue la
mond ialisation ?, Paris, 2002.
3
individuellem ent.
Ce qui appara ît dès lors nouveau réside da ns le fait que cette régulation se conc evra
désorma is non plus au niveau de s Etats-nation s mais à un e échelle m ondiale, par le biais
d'une coopération économique internationale . Outre le rôle que jouent à ce point de vue
des institutions telles que l'Organisation mondiale du c ommerce, le Fon ds monétaire
international, la Banque mondiale, on citera les tentatives de réponses politiques
représentées par le G8 (le groupe des huit pays les plus riches du monde) ou les Forums
mondiaux de Davos et de Porto Alegre.
Certains analystes vont même plus loin et se demandent si les Etats sont encore en m esure
d'exercer un quelconque pouvoir normatif sur l'économie et si leurs «politiques» ne sont
pas exclusivement déterminées par les nécessités d'adaptation technique aux exigences
du marché:
«Ainsi — écrit J.-P. HENRY 3 —, c'est le marché qui impose sa loi lorsqu'il s'agit de
savoir si l'on peut, pour des raisons politiques ou philosophiques, réduire la production
d'armes ... C'est le ma rché qui im pose sa loi lo rsque l'on e st confronté à la nécess ité
d'assurer l'avenir économique du pays et de «choisir» entre une lutte effica ce contre le
chômage ou une p olitique d'inve stissements . C'est enco re le marché, on le sait bien, qui
dicte à l'Etat la majeure partie de sa politique internationale lorsque, de plus en plu s, la
réussite de telle visite officielle à l'étranger se mesure essentiellement à l'aune du nombre
des marchés passés à cette occasion.»
L'Etat, garant de l'intérêt général
On sait que la notion d 'intérêt général es t l'une des plus im portantes d u droit pub lic et
administratif, puisque fo ndamen talement le se rvice public se définit com me une a ctivité
d'intérêt général et que c'est cette finalité qui va justifier la prise en charge de ce service
par la collectivité.
La notion d'intérêt général tend ainsi à devenir la justification permanente de l'action des
pouvoirs publics. To utefois, la fiction ancien ne qui con sistait à oppos er l'intérêt généra l,
d'une part, qu'il appartient à la puissance publique de poursuivre, et les intérêts privés,
d'autre part, se trouve largement remise en cause en matière d'interventionnisme
économique. L'idée s'est imposée qu'il pouvait être conforme à l'intérêt général de
satisfaire certains intérêts privés (intérêt collectif d'une profession, d'une branche
industrielle, des consommateurs,...), et qu'inversement la poursuite d'intérêts privés
3
«La fin du rêve promé théen? Le ma rché co ntre l'Etat? », Rev. dr. pu bl., 1991, p. 644.
4
pouvait rejo indre l'intérêt gén éral 4 .
Dans le domaine des interventions économiques d es pouvoirs public, le critère de l'intérêt
général fixe ainsi la m esure dan s laquelle la loi o u l'administration peuvent p orter atteinte
à la liberté du commerce et au principe d'égalité. En outre, ce critère conduira le juge à
admettre que l'inégalité trouvant sa justification dan s l'intérêt général n 'entache pas l'acte
concerné d'illégalité.
Il n'en résulte cependant pas que le juge n'exerce aucun contrôle sur l'appréciation de
l'intérêt général faite par l'autorité administrative. En particulier, le Conseil d'Etat vérifie,
dans le cadre du contrôle de la qualification juridique des faits, si l'administration a fait
une exacte application de notions telles que l'«utilité publique» ou un «intérêt économique
d'une importance majeure». Tel a été le cas à propos:
— de l'utilité publique qu'il y a à établir des installations de transport de gaz ou d'oxygène
par canalisations sur des terrains privés 5 ou à établir u ne nouv elle ligne électriq ue à haute
tension entre deux localités 6 ou encore à exproprier des biens immobiliers compris dans
le périmètre d'un site d'activité économique désaffecté 7 ;
— de l'autorisation d 'exploiter un se rvice de tax is sans stationn ement sur la voie
publique8 ;
— du caractère d'intérêt public de l'opération consistant à modifier un plan de secteur en
4
D. TRUCHET, «Réfle xions s ur le dro it écono mique public e n droit fr ançais» , Rev.
dr. publ., 1980, p. 1034. Comparez avec le concept de l'intérêt social en droit des
sociétés, con cept qui pe ut parfois rejo indre celui d e l'intérêt général. C omme l'écrit
X. DIE UX: «L 'intérêt social synth étise, non plu s seuleme nt l'intérêt comm un de la
généralité des associés au succès de leur entreprise, mais aussi l'intérêt des travailleurs,
des bailleurs de fonds, des clients, des fournisseurs, et de tous autres partenaires dont
le sort est lié à la co ntinuité de l'entrep rise écono mique en cause, en c e compris
l'intérêt général» («La responsabilité civile des associés en matière de sociétés
comm erciales », La responsabilité des associés, organes et préposés des sociétés,
Bruxelles, 1991, p. 71; dans le même sens, voy. R. ERGEC, «De quelques interactions
entre le d roit pub lic et le dro it des soc iétés», Méla nges P . Van O mme slaghe , 2000, p.
853).
C.E., n / 103.141 du 4 février 2002, s.a. B ema; n/ 147.482 du 7 juillet 2005, s.a.
Bema .
5
6
C.E., n o 40.939 du 4 novembre 1992, Delporte.
7
C.E., n / 108.495 du 26 juin 2002, Vaneck.
8
C.E., 6 o ctobre 1 951, C hatel, R.A.C .E., p. 412.
5
vue d'accorder un permis d'extraction pour l'exploitation d'une carrière de sable 9 ou en
vue de la création d'une zone industrielle 10 ;
— de la reconnaissance par le gouvernement régional de l'utilité publique d'une décharge,
en vue de l'acquisition de parcelles de terrain 11 ;
— de l'utilité publique qui préside à la d écision de s upprimer un tronço n d'un chem in
vicinal 12 ;
— de l'intérêt écono mique ou financier féd éral invoqu é par l'Inspectio n spéciale des
impôts po ur refuser à u n contribua ble l'accès à son dossier fiscal 13 .
Dans cette optique, J. D ELVA a préconisé le contrôle p ar le juge de l'adéquation d e la
norme réglementaire à la fin d'intérêt g énéral qu'elle p oursuit 14 , le juge pouvant ainsi
censurer par le biais de l'erreur manifeste d'appréciation celle que l'administration n'eût
d'évidence pas commise. Il n'appartient cependant pas au juge de dé finir l'intérêt généra l;
c'est à l'administration qu'il reviendra, en cas de litige, d'exposer au nom de quel intérêt
général elle a git.
Finaleme nt, l'intérêt général ap paraît com me la résulta nte d'un arbitrage entre les intérêts
particuliers, fragmentaires et concurrentiels des membres du corps social, et le rôle de
l'Etat est de mettre ces divers intérêts en balance afin de parvenir au m eilleur équilibre
possible. L'interventionnisme des pouvoirs publics est dès lors justifié surtout par un
objectif de redistribution et d'équité.
Cette question complex e touche à un m onde de choix c ollectifs et de valeurs et a pour
corollaire le fait de savoir ce que les citoyens sont prêts à sacrifier à la collectivité en
contrepartie des services qu'ils lui demandent. La difficulté méthodologique de l'analyse
vient également de ce que les administrations publiques sont un monde complexe, qui
s'occupe de la plupart des aspects de la vie économique et sociale et dont les fonctions -
9
C.E., n o 138.732 du 21 décembre 2004, commune de Braine-le-Château.
10
C.E., n / 143.873 du 28 av ril 2005, Lé onet.
11
C.E., n / 94.210 du 22 mars 2001, s.a. Compagnies des ciments belges.
12
C.E., n / 85.175 du 8 février 2000, ville de Beauraing.
13
C.E., n o 68.610 d u 2 octobr e 1997, D elwart.
14
«Civie lrechtelij ke aspe cten va n de ov erheids aanspr akelijkh eid», R.W., 1977-1978,
spéc. co l. 2393 e t s. Voy . égalem ent: D. L AGA SSE, L'erreur manifeste d'appréciation
en droit administratif. Essai sur les limites du pouvoir discrétionnaire de
l'administration, Bruxelles, 1986.
6
principales ou accessoires - sont complexes à classer et à relier entre elles.
La notion intempore lle d'«intérêt public» s'élargit en outre constamment et l'évolution des
conceptions sociales fait qu e ce qui au trefois n'était pas co nsidéré com me d'utilité
publique le devient p arfois aujou rd'hui 15 . Constatons à cet égard que la notion d'intérêt
général, déjà vague et impré cise par natu re, a raremen t un conten u légal 16 et n'est pas
neutre, puisqu'elle fluctue selon la conception du pouvoir politique qui doit apprécier ce
que com mande c et intérêt géné ral.
Ainsi, même dans le cadre du marché intégré et de l'union économique imposée par
l'article 6 de la loi spéciale de réformes institutionnelles du 8 août 1980, force est de
constater qu'au nord et au sud du pa ys, les autorités régionales conçoive nt de manière
sensiblement différente leur rôle par rapport au marché et leur politique économique
autono me.
En Flandre, le gouvernement tend plutôt à concentrer sa politique sur l'amélioration du
cadre global de l'économie (aménagement du territoire, fiscalité, formation des
travailleurs) et à laisser une large initiative aux entreprises privées. En Wallonie par
contre, la vision app araît plus «dirig iste». En tém oigne le «p lan Mars hall» adopté en août
2005 (sous l'appellation «actions prioritaires pour l'avenir wa llon») et qui v ise à sortir
l'économie wallonne de l'ornière en accordant d'importants soutiens publics (un milliard
d'euros en 4 ans) à quelques secteurs clés identifiés au travers de «pôles de compétitivité».
Enfin, l'on soulignera encore que dans le domaine particulier de la tutelle administrative,
la notion d'intérêt général justifia it naguère l'intervention des autorités de tutelle dans les
conditions de prestation des se rvices publics locaux ou décentralisés. Or, par le recours
de plus en plus fré quent à la fo rmule des contrats de g estion (ou d 'administration) pour
organiser les relations entre personnes de droit public, on veut fréquemment éviter l'aléa
d'une appréciation discrétionnaire et parfois fluctuante de l'intérêt général, en codifiant
celui-ci dans un contrat.
15
J.-M. V AN B OL traduit ce phénomène en écrivant que «l'intérêt général fluctue,
comme le cours des changes, au gré des circonstances et des arbitrages» («Les services
publics , un serv ice au p ublic, ou un pub lic au ser vice de s admin istrations ?», Doc.
Cepess, 1998, p. 93).
16
C'est pourq uoi le Con seil d'Etat a con sidéré, mais d ans une e spèce qu i concerna it le
contenu s ocial, que «l'intérê t général ne constitue pa s une norm e juridique su r laquelle
le Conseil d 'Etat puisse se fo nder pou r annuler un e décision» (arrêt n o 31.081 du
18 octobre 1988 , C.P.A.S. d'Ixelles).
7
La conséquence est que la notion de hiérarch ie entre l'Etat, la Région o u la Com munauté
et les organism es décentra lisés s'amenuis e. La supé riorité du pouvoir de tutelle, qui ava it
le monop ole de la déf inition de l'intérêt gén éral, s'estompe pour faire place à un
partenariat, qui passe par un renforc ement de la concertation et par le recou rs privilégié
à une vision partagée d'objectifs à atteindre.
La libéralisation des services publics interventionnistes
Le service public traditionnel est aujourd'hui à la croisée des chemins. Une des
conséquences les plus spec taculaires du marché u nique e uropée n a été re présen tée, à
partir de la fin des années 80, par la remise en cause du monopole des entreprises
publiques gestionnaires des grands services publics en réseau et l'ouverture des marchés
dans les secteurs tels que les services postaux, les télécom munications, le transport
ferroviaire, le transport aérien, et plus récemment l'eau, l'électricité et le gaz.
L'idée de base est que l'opérateur unique historique, propriétaire de l'infrastructure, est
tenu d'ouvrir son réseau à s es concu rrents 17 . Ceux-ci ont ainsi un véritable droit d'accès
aux infrastructures essentielles. Ce droit d'accès doit être objectif et non discriminatoire
et comporter des conditions économiquement acceptables. Par ailleurs, la gestion de ces
infrastructures reste un service public.
Il en découle que le m onopole n'est légitime que da ns la mesure où il perme t d'assurer le
service universel, c'est-à-dire les «services réservés». Par ailleurs pour justifier les droits
exclusifs attribués à une entreprise et la situation de m onopole q ui en déco ule, le
bénéficiaire pourra invoquer l'article 86, § 2, du Traité, qui permet aux services d'intérêt
économique général de déroger aux règles de concurrence et à l'interdiction des
monopoles portée par l'article 31 du Traité.
L'on relèvera que si la politique européenne orien tée vers un marché concurrentiel a ainsi
conduit à la libéralisation des secteurs des télécommunications, des transports, du gaz, de
l'électricité, ..., cette libéralisation re quiert paradoxalement une forte régulation pour
assurer à la fo is une con currence e ffective et le resp ect d'obligation s de service public
Il en décou le que le service public à caractère é conomiq ue n'est plus un e activité
soustraite par la puissance publique à l'initiative et aux lois du march é: il doit tenir com pte
aujourd'hui d'une certaine logique com merciale et d'une soumission croissante au droit
de la concurre nce. Ces p hénomè nes majeu rs ont ainsi « uni leurs effets pour abolir les
17
Pour une claire vue d'ensemble, voy. L. RICHER, «Droit d'accès et service public»,
Act. jur. D .A., 2006, p. 73.
8
frontières entre le 'public' et le 'privé', entre pouvoir politique et puissance économique,
entre le march and et le rég alien. Jupiter e t Mercur e allaient entr etenir des relations
incestu euses e t contre nature aux ye ux de b eauco up ... » 18 .
En fin de compte, il revient à l'analyse économ ique du dr oit de reche rcher où p lacer le
curseur entre régulation étatique et liberté du marché et d'examiner comment les règles
classiques du droit public peuvent s'ouvrir aux exigences de la commercialité, sans
abandonner la référence à l'intérêt général et à la théorie traditionnelle du «service
public».
Le dev enir du service p ublic tra ditionn el : le servic e unive rsel ?
Outre la notion de service d'intérêt é conomiq ue généra l 19 , la Commission européenne
s'est référée sou vent — notamm ent dans les mesures p rônées po ur libéraliser ce rtaines
activités de service pub lic (poste, transp orts, télécom municatio ns, électricité, ...) — à la
notion de service universel 20 .
Cette notion, plus é troite que cell e du service public traditionnel mais néanmoins
apparentée, est apparue pour la prem ière fois en 19 92 dans le Livre blan c de la
Commission européenne sur les télécommunications et en 1993 dans le L ivre vert sur le
développement du marché unique des services postaux. Le service universel tend à
permettre la libéralisation d 'un secteur de l'économie en imposant aux opérateurs qui
succèdent à l'entreprise nationale monopolistique l'obligation d'offrir à tous un service
dans des conditions économiques abordables et non discriminatoires, et de manière
continue.
Autrement dit, on entend par «service universel» un service dont la société, à un instant
donné, considère qu'il est tellement constitutif de l'app artenance à la collectivité que les
administrations publiques se doiven t d'en garantir la fourniture à un prix raisonnable. Ces
18
C. CH AM PAU D, «D roit adm inistratif e t droit de s affaires », Act. jur. D.A., 20 juin
1995 (n o spécial), p. 82.
19
Pour une vue d'ensemble, voy. parmi une abondante littérature: Y. HOUYET, «La
libéralisation des services publics: analyse du traité CE et de la jurisprudence
comm unauta ire relativ e au dro it primair e», C.D.P .K., 2006, p. 864.
20
Pour plus de détails, voy. M. DEBENE et O. RAYMUN DIE, «Sur le service
univer sel: reno uveau du serv ice pub lic ou no uvelle m ystificatio n?», Act. jur. D.A.,
1996, p. 183; W. DEVROE, «Universele dienstverlening als nieuwe manier van
denke n?», S.E.W., 2000, p. 82.
9
services constituent l'expression de solidarités sociales intangibles et visent à assurer que
les clients les moins rentables ne soient pas sacrifiés sur l'autel de la compétitivité.
Le problème demeure de savoir o ù s'arrête le servic e universel, d'autant plus que c'est aux
Etats membres qu'il revient de définir les missions qu'ils entendent intégrer dans le service
universel? Dans certains pays anglo-saxons, on a tendance à considérer qu'il se réduit au
minimum nécessaire pour maintenir le lien social: par exemple, la faculté de recevoir des
appels téléphoniques sans forcément pouvoir en passer si l'on n'a pas les moyens de les
payer, et les numé ros d'urgenc e tels que po mpiers et ser vice méd ical, ou enco re la
fourniture du minimu m d'électricité nécessaire pour s'éclairer et se chauffer.
Par contre, selon une conception davantage «latine» du service public, chaque abonné au
téléphone devrait s e voir o ffrir, à des prix abordables, une ligne de téléphone, des services
d'annuaires, des cabines téléphoniques publiques, tandis que certains services spéciaux
devraient être garantis pour certaines catégories d'utilisateurs, tels les handicapés et les
hôpitaux.
Il en résulte que le service universel est une no tion flexible d ans la mesure où son contenu
est élaboré progressivement en fonction des mutations technologiques, des exigences
nouvelles de l'intérêt général et des besoins des usagers. C'est la libéralisation du secteur
des télécommunications, et en particulier la directive 2002/22/CE du 7 mars 2002
concernant le service universel et les droits des utilisateurs des réseaux de
communications électroniques, qui a ainsi forcé des p ays com me la Fran ce et la GrandeBretagne à étudier la notion de service universel et à déterminer les obligations qui en
relèvent et auxquelles les exploitants de télécommunications du secteur privé doivent
satisfaire 21 .
Le service universel reste par ailleurs une notion évolutive, son contenu étant fonction de
l'évolution des techniques de télécommunication ainsi que du risque d'exclusion sociale.
Ainsi, on se demand e aujourd'hu i en Belgiq ue si la télépho nie mobile et l'accès généralisé
à l'internet à hau t débit ne de vraient pas ê tre intégrés da ns le service u niversel?
21
En Belgique, c'est la loi du 19 décembre 1997, modifiant en ce qui concerne
Belgacom l'article 84 de la loi du 21 mars 1991, qui a donné la première un contenu
très précis au service universel (celui-ci comprend notamment: la mise à disposition,
sur tout le territoire et à toute personne qui en fait la demande, de l'accès au réseau
public perm ettant la fourn iture du serv ice de téléph onie voca le de base, la
communication par télécopie et l'utilisation de modems; la mise à disposition d'un
service d'assistan ce aux ab onnés; la m aintenance de postes té léphoniqu es payan ts
publics; l'édition de l'annuaire universel; la fourniture de manière continuée, en cas de
non-paiement de la facture, d'un service universel de base ).
10
Dans d'autres domaines importants, comme le secteur postal, le futur cadre régleme ntaire
européen reste encore incertain et le contenu du service universel et son mécanisme de
financement (indemnisation des opérateurs qui assumeront un tel service) restent
controversés 22 .
Une question co nnexe im portante est re présentée p ar la circonstance que les entreprises
accomplissant des services d'intérêt économique général risquent souvent d e se voir
confrontées à un manque de rentabilité financière, et ce compte tenu qu'à côté de
fonctions rentabilisables, elles assument aussi des fonctions sa ns rentabilité propre. Il
importe dès lors d'assurer aux services concernés un équilibre financier, afin d'éviter qu'ils
ne se concentrent sur les aspects rentables de leurs activités négligeant peut-être certains
services essentiels au profit de la collectivité.
A cet égard, il est opportun de ra ppeler que dans le secteur public industriel et
comme rcial, le recours, tant en France qu'en Belgique, à des technique s d'autonom ie
contractue lle s'est inscrit principalement dans une stratégie d'assainissem ent des défic its
d'exploitation des entreprises publiques 23 . Le risque peut dès lors être évoqué,
connaissant le caractère désargenté des pouvoirs publics belges, que les contrats conclus
avec une série d'entreprises ou organismes de droit public servent moins à concevoir un
nouveau cadre de re lations entre l'auto rité et ces institution s qu'à impos er un objec tif
d'assainissement de leur structure financière. Autrement dit, de privilégier, dans les
clauses du contrat, un objectif de rétablissement de l'équilibre financier par rapport à
d'autres objectifs liés aux prestations de service public.
Quoiqu 'il en soit, l'importan t arrêt Altmark rendu par la Cour de justice des Communautés
européennes le 24 juillet 2003 24 a admis que l'octroi de compensations financières pour
l'accomplissement d'obligations de service p ublic à certaines entreprises chargées de la
gestion d'un S.I.E .G., ne constitua it pas une «a ide d'Etat» au sens de l'article 87 du T raité
22
Voy. à ce sujet le rapport fait au nom de la Commission de l'Infrastructure, des
Comm unications e t des Entrep rises publiqu es de la Ch ambre de s représenta nts sur la
proposition de résolution «visant à assurer une haute qualité du service postal
universel» (Doc 5 1 2383/006 du 2 février 2007).
23
Sur cet objectif financie r, voyez : J.P. AN AST ASS OPO ULO S, La stratégie des
entrep rises pu bliques , Paris, Dalloz, 1980, p. 163 et s.; A. DRUMAUX,
«Con tractualis ation et e njeux d e mod ernisatio n», Les entreprises publiques
autono mes, Bruxelles, Bruylant, 1992, p. 31.
24
Aff. C 280/00 , Altma rk Tran s, Rec C.J.C.E., 2003, p. 7747.
11
CE. Les cond itions pour q u'il en soit ainsi sont toutefois rigoureuses. La compensation
financière doit notamment être proportionnée aux obligations de service public imposées
par un mandat clair. En outre, des comptes séparés doivent être tenus en cas de pluralités
d'activités de l'organisme, afin de vérifier l'absence de surcompensation 25 .
En fin de compte, c'est la notion même de service public qui va devoir s'adapter à des
conditions nouve lles. Pou r mode rniser le c oncep t de serv ice pub lic, il conviendra
notamment de réviser les équilibres entre efficacité et équité, entre assainissement
budgétaire et solidarité sociale, entre «performance» et cohésion de l'appareil
administratif 26 .
On constate en effet que les critiques adressées à l'Etat par les partisans de la privatisation
et de la dérégulation sont souvent liées à un a priori idéologique. Bien que le citoyen
attende beaucoup de l'Etat, il est commode aujourd'hui de pre ndre ce même Etat comme
bouc émissaire et de le rendre responsab le de tout ce q ui va mal d ans la société
contemporaine, et notamm ent de la crise de l'emploi, des problèmes sociaux et des
délocalisations économiques . Mais, au n om des se uls impératifs d e l'efficacité et de la
performance des services publics, faut-il suivre la thèse de ceux qui entendent établir un
Etat minimal et, par là, tourner le dos aux objectifs fondamentaux de la gestion publique,
c'est-à-dire la recherche de l'utilité publique et de la solidarité sociale ?
A l'heure de la réflexion sur les mutations de l'action publique, il faudrait certainement
analyser à nouvea u la richesse des règles traditionnelles de continuité, d'adaptation
constante et d'égalité, qui guident plus que jamais les prestations du service public. Les
services publics sont ainsi astreints à des contraintes auxquelles échappe le secteur privé
: la sécurité, la régularité, la précision horaire sont coûteuses. C'est la loi de continuité qui
justifiera par exemple la poursuite de l'exploitation déficitaire d'un service public. En
effet, les obligations de service public font que dans de nombreux cas, les missions
assumées apparaissent si essentielles qu'elles doivent être remplies «à tout prix», la notion
de rentabilité financière disparaissant en ce cas.
25
A la suite de la jurisprudence Altmark, la Com mission a adopté en 2005 plusieurs
mesures qui font partie de ce qu'on dénomme le «paquet Monti-Kroes», publié au
Journal officiel du 29 novembre 2005. Ces textes précisent notamment les critères
selon lesquels une compensation de service public octroyée à des entreprises chargées
de la gestion d'un S.I.E.G. ne constitue pas une aide d'Etat et le sort des compensations
qui ne remplissent pas ces conditions. Pour plus de détails, voy. J. de BEYS, «Aide
d'Etat et fin ancem ent des service s public s», J.T.-dr. e ur., 2006, p. 1.
26
Sur la carence du traitement de l’équité dans le management public, voy. J.
MA TTIJS , Gérer l’éq uité, Paris, L’Harmattan, 2003.
12
Des instrumen ts classiques du droit inada ptés ?
On s'est demandé notamment si les instruments du droit étaient encore appropriés au
contrôle de l'action administrative économique et si la nécessité ne s'imposait pas au juge
d'adapter fondamentalem ent ses méthodes de contrôle à des problèm es nouveaux, d'ordre
économique.
D'une part, le mobile économique 27 a fait irruption dans les secteurs traditionnels de
l'action admin istrative. D 'où la diffic ulté, pour le juge, d'exercer un contrôle sur
l'appréciation de l'intérêt général faite par l'administration, cet intérêt général étant
invoqué, e n l'espèce, pou r justifier des dé rogations a u principe d 'égalité de traitem ent.
D'autre part, les textes juridiques fixent rarement les conditions et les limites des pouvoirs
économiques conférés à l'administration. Celle-ci dispose ainsi —par exemple, en matière
d'initiative économique publique ou d'expansion économique— d'un pouv oir
d'appréciation largement discrétionnaire.
Il en résulte que les interventions des pouvoirs publics dans la vie économique ne
manquent pas de susciter de délicats problèmes juridiques, spécialement en matière de
concurrence entre le secteur public et les entreprises privées, de motivation des
interventions économiques, d'application du principe d'égalité de traitement, ou e ncore
d'exercic e de son pouvo ir discréti onnair e par l'adm inistratio n.
L'on peut également songer au rôle difficile du juge appelé à statuer en matière de
marchés publics et qui doit, pou r examine r la légalité d'une d écision, app récier le
caractère «inacceptable» des prix proposés par les soumissionnaires ou les
«compensations industrielles» que p roposent le s candidats et qui intervien nent dans la
détermination de l'offre «la plus intéressante».
La réglementation a cédé le pas à la régulation
Le langage d e l'Administration p ublique a é té longtem ps caractérisé par le fait qu'il
s'exprimait en termes d'actes réglementaires ou individuels, c'est-à-dire des actes
administratifs unilatéaux se c aractérisant p ar une déc ision exécu toire qui prod uit
directement des effets de droit sans le consentement des particuliers.
27
Tel que «les intérêts vitaux d'un secteur économique» ou «l'intérêt financier du
pays» ou encore «la nécessité d'une répartition équilibrée des commandes publiques».
13
Un changement de perspective se dessine depuis quelques années, dans la me sure où la
décision administrative négociée tend de plus en plus à se substituer à la décision
autoritaire. Les spécialistes ont à cet égard montré qu'un nouveau mode de production du
droit est sans doute en train de s'élaborer sous nos yeux en raison de la c rise du mo dèle
classique dé création des lois. Nous serions en train de basculer d'un modèle mécanique
et «horloger» vers un modèle plus fluide et «nébuleux» 28 .
L'administration consensu elle s'étend auss i, ces dernière s années, au x rapports entre les
administrations. L'Etat, les Régions ou les Communautés recourent de plus en plus, dans
leurs relation s avec le s autres p ersonn es de d roit pub lic, au co ntrat, plutôt qu'à la loi ou
à la réglementation. En témoigne l'essor des procédés contractuels dans l'organisation des
rapports entre les différents pouvoirs et organismes publics.
Le phénomène contemporain de recul de la réglementation étatique s'explique encore par
la tendance à la globalisation des économies et la mondialisation des échanges. Cette
mondialisation engendre des tensions croissantes entre des pays qui o nt souvent des
législations économique et sociale très différentes, tandis que le principe même d'une
régulation publique de l'économie se voit ainsi remis en cause au profit des forces du
marché.
Plus fondamentalement, à l'heure de la mondialisation, cette question de savoir si les
responsables politiques dis posent encore d'un certain pouvoir sur l'économie, dont les
règles leur échap peraient 29 , a conduit à l'ap parition d'une notion juridiq ue nouv elle, celle
de régulation de l'économie.
Cette notion, qui re ste cepend ant ambig uë, exprim erait «la transformation des fonctions
de l'Etat qui désormais n'intervient plus directem ent dans l'éc onomie mais agit p ar la
production normative pour conformer les droits et obligations des sujets économiques à
ses objectifs et par la san ction des co mportem ents» 30 . Sont visés par là tous les
instrumen ts de «pilotage» de l'économie ou d'«encadrement» de certains secteurs,
notamment les pouvoirs de réglementation et de sanction octroyés aux autorités
28
F. OST, «La ré gulation : des ho rloges e t des nu ages», Elaborer la loi aujour d'hui,
missio n impo ssible?, Bruxelles, 1999, p. 11.
29
Voy. M. VAN CROMPHAUT, Quel Etat-nation à l'ère de la mondialisation?,
Paris, 2003.
30
G. M ARC OU, « La no tion jurid ique de régulati on», Act. Jur . D.A., 2006, p. 347.
Voy. également: M.-A. FRISON-ROCHE, «Le d roit de la régulati on», D., 2001,
chron., p. 610.
14
administratives indépendantes, ainsi que les contrats de gestion définissant les contraintes
de service public pour les entreprises publiques autonomes. Enfin, la régulation
correspond à un mod e de gestion plus soup le de l'économie et déroge au mode normal
d'exercice des fonctions réglementaire et administrative 31 , entraînant ici aussi un nouveau
recul du princip e de lég alité.
Plus concrètement, en matière de régulation sectorielle, ces dernière s années o nt été
marquées en Belgique par l'octroi d'un pouvoir de décision exécutoire à des autorités
administratives indépendantes. Leur pouvoir ré glementa ire, assorti le plus souvent d'un
pouvoir de coercition (sanctions p écuniaires a dministrative s, suspensio n ou retrait d'une
autorisation ou d'un agré ment, ...) résulte ch aque fois d 'une habilitation législative et a
pour objet des mesures limitées par leur contenu. On citera par exemple;
— la Commission bancaire, financière et des assurances
— l'Institut belge des services postaux et des télécommunications
— le Conseil supérieur de l'audiovisuel
— Belgocontrol
— la «Vlaam se Regu leringsinstan tie voor de E lektriciteits- en G asmarkt» (VRE G) et la
«Commission wallonne de régulation de l'électricité et du gaz» (CREG).
La mesure de l'efficacité de l'action publique
1. Le critèr e de la «re ntabilité» d u service p ublic
Pendant très longtemps, et en relation avec la conception même du service public, la
gestion publique s'est caractérisée par une absence d'analyse valable des coûts et des
efficacités des politiques poursuivies, les gestionnaires étant essentiellement préoccupés
par les effets visibles et à court terme de ces politiques.
Toutefois, les deux dernières décennies ont vu naître, dans la p lupart des p ays, une va ste
réflexion po rtant sur l'efficacité du secteur public. Cette réflexion a conduit notamment
à s'interroger sur le coût et le rendement de l'action des services publics et à rechercher
des techniques de management permettant de faire évoluer la gestion publique dans un
sens plus ra tionnel et plus performa nt.
La recherche de cette rationalité et de cette efficacité ne manque pas de soulever de
multiples problèmes et difficultés. En particulier, l'administration public est-elle c apable
31
Voy. les exemples de processus de régulation donnés par X. DELGRANGE, L.
DET ROU X et H . DUM ONT , «La ré gulation en droi t public» , Elaborer la loi
aujour d'hui, m ission im possib le?, Bruxelles, 1999, p. 70 et s.
15
de mettre en pratique pour elle-même les préceptes et les conseils de rationalité et
d'efficacité qu'elle ne manque jamais de prodiguer aux autres, notamm ent lorsqu'elle
édicte des règles applicables aux individus ou aux entreprises privées ?
Il est définitivem ent acquis aujourd'hui que le service public ne peut servir d'alibi à une
mauvaise gestion ou à une gestion déficitaire 32 . Autrement dit, à une époque où
l'efficacité est devenu e un impé ratif universel, tous les services publics sont devenus plus
ou moins justiciables de jugements du type «coût-efficacité».
Encore faut-il discerner ce que peut recouvrir le concept d' «efficacité». Dans une
entreprise privée, l'objectif essentiel consiste à rechercher la rentabilité, le pro fit et la
rémunération des actionn aires, en sorte q ue l'efficacité peu t alors se mesurer par la
maximisation de l'écart entre le chiffre d'affaires et le prix de revient du produit ou du
service vendus. P ar contre, le se cteur public ne vise pas directemen t la recherche du profit
ou de la rentabilité exprimée en termes monétaires: l'efficacité peut alors y être définie
comme le rapport entre le produit et les objectifs, c'est-à-dire le degré de réalisation des
objectifs d'un programme.
En effet, les contrain tes du servic e public font que dans de nombreux cas, les missions de
service public apparaissent si essentielles qu'elles doivent être remplies «à tout prix», la
notion de rentabilité financière disparaissant en ce cas. L'on n'imagine guère par e xemple
une commune décidant qu'il est plus rentable de laisser brûler les maisons plutôt que
d'entretenir une équipe de p ompiers. De m ême, u n service public de transport ne peut
décider de négliger les secteurs géographiques non rentables.
Cepend ant, il n'existe pas, à notre estime, de véritable opposition dans la signification de
l'objectif d'efficacité, selon qu'il s'applique au secteur p rivé ou au s ecteur pub lic. Toute
entreprise qu'elle soit pub lique, coop érative ou privée, doit dégager un excédent des
valeurs produites sur les valeurs consommées. On peut ainsi calculer des profits autres
que monétaires pour comparer des politiques culturelles ou sociales : on passe alors de
l'optique coût-bénéfice à l'optique générale coût-efficacité.
32
En France, dès 1962, le célèbre rapport du Groupe de travail chargé de l'étude du
secteur public industriel, commercial et financier, dit «Rapport NORA», érigeait en
règle fondamentale le principe de rentabilité, consacrant ainsi, selon l'expression du
professeur DUV ERG ER, «un néo-capita lisme techn ocratique» . Plus précisé ment,
après avoir analysé la gestion financière des entreprises publiques et dénoncé surtout
l'obscurité des c omptes et d es résultats et le fa it que les coû ts exacts du service pub lic
n'étaient pas analysés, le Rapport NORA proposait un certain nombre de solutions
permettan t d'organiser les fin ances de c es entreprise s et de savo ir désorma is qui paie
quoi et combien.
16
Par ailleurs, même au sein du seul secteur public, la notion d'efficacité ne pré sente pas
toujours un contenu uniforme. Ainsi, l'efficacité peut avoir un sens diamétralement
opposé, selon qu'il s'agit des administrations dépensières ou de l'administration des
finances. En outre, il existe plusieurs types de rationalité et d'efficacité, la gestion
publique apparaissant souvent comme un comp romis entre c es types. A insi, l'efficacité
d'un tribunal consiste à rendre une justice impartiale, rapide et la moins coûteuse possible;
par contre, l'efficacité de La Poste consiste à acheminer le plus rapidement et le plus
économiquement possible le courrier qui lui est confié.
En résumé, les termes synonymes d'efficacité, productivité, rendement ou efficience,
lorsqu'ils sont appliqués au service public, conduisent à dépasser les considérations
d'ordre purement financier et prennent la signification de «rentabilité sociale».
A cet égard, la nécessité contemporaine d’introduire des paramètres de qualité et
d’améliorer l’égalité et l’équité dans les services fournis aux citoyens a trouvé un
prolongement intéressant dans les contrats de gestion ou d'administration conclus dans
le secteur pub lic en Belgiq ue . On p eut en effet re lever que la plupart de c es contrats
définissent, en rappo rt avec les missions confiées à l'organisme concerné, des o bjectifs
quantifiés, en matière d'efficacité et de qualité. En principe, ces ob jectifs sont définis pour
chaqu e tâche relevan te et doiv ent être r éalisabl es à l'aide des mo yens d isponib les.
Des méthodes sont en outre déterminées permettant de mesurer et de suivre le degré de
réalisation des objectifs et le respect des règles de conduite. C'est la technique bien
connue dans la direction des entreprises privées des «tablea ux de bo rd»: ceux-c i, établis
systématiqu ement, contiennent des indicateurs donnant un aperçu sur le plan quantitatif
du degré de réalisation des objectifs dans tous les domaines d'activité relevant de
l'organisme concerné.
Par exemple, le contrat de gestion conclu entre le Gouvernement flamand et la VRT doit
prévoir, conformément à l'article 16 du décret du 29 avril 1997, des « objectifs
mesurables» concernant l'offre radiotélév isuelle dans le cadre du s ervice pub lic et la
stratégie proposée, qui portent notamment sur des «indices d'impact» et des «indices
d'écoute».
Corrélative ment, le comportement des «usagers» des services publics s'est transformé ces
dernières années. Il est devenu de plus en plus semblable à celui du consommateur qui
attend qu'on lui fournisse des prestations de q ualité comparable à celle que pourrait lui
fournir u ne entre prise pri vée, m ais à mo indre co ût.
A ce point de vue, les contrats de gestion guident les prestations du service et doivent
17
fixer les «règles de conduite» vis-à-vis du public que l'institution s'engage à suivre. Par
exemple, en ce qui c oncerne le s contrats d'administration conclus par l'Etat fédéral avec
les organism es parastatau x de la sécu rité sociale (arrêté royal du 3 avril 1997), ces règles
de conduite peuvent concerner les délais d'attente maximaux, de s heures d'ouverture
obligatoires des services, ou encore des règles en vigueur en matière de lisibilité des
formulaires. Ces con trats d'administra tion doiven t en outre prévoir les modalités
garantissant à tout assuré un service de qualité, quel que soit le niveau de ses revenus, ses
conditions d'assurabilité, ses origines et ses convictions.
2. L'évaluation de l'action publique
Il est évident que faute d'un instrument de mesure du concept de l'efficacité appliqué au
secteur public, ce concept risque de demeurer vide de sens. C'est po urquoi, on s'est depuis
longtemps interrogé sur les possibilités concrètes de chiffrer le coût et l'utilité d'un service
public.
En France, dè s le début de s années c inquante, les travaux po ursuivis par le «Com ité
central d'enquête su r le coût et le ren dement d es services p ublics» ont débouché su r la
mise au point de tableaux de rendement. Ceux-ci o nt mis clairem ent en évid ence le fait
que les possibilités de mesurer l'utilité d'un service public sont beaucoup plus grandes
qu'on ne le croirait de prime abord 33 . Pour chaque administration ou catégorie de
dépenses, il est ainsi possible d'isoler un élément qui permet d'apprécier quantitativement
les résultats et leur utilité .
Par ailleurs, les tableaux de rendement, en confrontant la situation de services analogues,
permettent de déceler les insuffisances de tel service et de remédier à la baisse de
rendeme nt. Aussi, cette méthode, qui peut être utilisée systématiqu ement dè s qu'il s'agit
de services de même nature ou d'exploitations publiques qui peuvent être rapprochées les
unes des autres, permet de substituer à la concurrence du marché un autre mécanisme qui
produit des effets analogues, à savoir la réforme des productions marginales.
Evidem ment, ces tableaux de rendement représentent une méthode assez rudimentaire et
dont les résultats demandent à être interpré tés. Depuis lors, d'autres instru ments on t été
33
Par exemple, en comparant les divers résultats obtenus, on a pu établir le prix de
revient du paquet ordinaire de "gauloises bleues" dans chacune des manufactures de
tabac établies en France, ou le prix de revient d'un kilomètre de canal. Même pour un
service purement administratif, on a pu définir un tel rendement en confrontant, par
exemple pour les services départementaux des Pensions, les effectifs employés dans
chaque département avec le nombre d'opérations de liquidation de pensions.
18
mis au point en vue de définir un étalon permettant de comparer les coûts et les
rendeme nts de la gestion publique: tel est le cas des programmes, budgets et comptes
nationaux dont l'élaboration permet de gérer au mieux les ressources en vue de se
rapprocher, au moindre coût, des objectifs fixés, ou du contrôle de gestion, technique qui
vise essentiellement, par des ratios et tableaux de bord, à connaître à la fois les normes
à atteindre et les résultats effectivement obtenus.
On relèvera également l'apport intéressant représenté par la nouvelle législation belge sur
la comptabilité publique de mai 2003. La loi du 22 mai 2003 (portant organisation du
budget et de la com ptabilité de l’Etat fédéral) et la loi du 16 mai 2003 (fixant les
dispositions générales a pplicables a ux budg ets, au contrô le des subv entions et à la
comptabilité des Communautés et des Régions) ont pour effet de moderniser
fondamentalement les procédures budgétaire et comptable de l’Etat et des entités
fédérées.
En particulier, l'objectif poursuivi p ar cette nou velle législation est que la co mptabilité
publique devienne un véritable instrument de gestion, q ui fera appa raître les résultats
économiques de l’activité de l’Etat et accroîtra la conscience des coûts chez les
gestionnaires 34 . La nature spécifique de l’argent versé au Trésor public par les
contribuables et la nécessité de protéger les pouvoirs publics contre la perte du sens des
valeurs ou la corruption requièrent en effet une protection particulière, assurée par des
contrôles renforcés. A ce point de vue, les lois précitées constituent une avancée
significative pour la mo dernisation d e la gestion b udgétaire e t comptab le et la
transparence de nos financ es publiqu es. Elles imp liquent cep endant de s change ments
internes profonds au sein de l’administration publique et des moyens nouveaux,
notamment en matériel informatique.
Enfin, à l'heure actuelle, le thème en vogue est celui de l'évaluation d es politiques
publiques, c'est-à-dire l'appréciation a posteriori des effets réels de ces politiques. En
France, un Conseil scientifique de l'évaluation a été créé par un décret du 22 janvier 1990.
Le décret précise que l'évaluation d'une politique pu blique a po ur objet «de rechercher
si les moyens juridiques, administratifs ou financiers mis en oeuvre permettant de
produire les effets attendus de cette politique et d'atteindre les objectifs qui lui sont fixés».
En Belgique également, l'évaluation a pris aujourd'hui son essor et s'est progressivement
34
Pendant longtemps, les transactions financières de l’Etat étaient essentiellement des
opérations de caisse effectuées par des comptables publics. Dans un système moderne,
cette comptabilité de caisse, simple mais archaïque, n’apporte cependant aucune plusvalue en tant qu’instrument de gestion publique.
19
institutionnalisée dans le secteur public 35 . C'est surtout le renouvellement des idées en
matière de contrôle financie r et d'élaboration de nouv elles techniqu es de con trôle qui a
entraîné un net regain d'intérêt pour les notions de productivité et de rentabilité des
services publics.
En particulier, le contrôle de la Cour des comptes, conçu traditionnellement comme un
contrôle de la légalité et de la régularité des dépen ses publiques, s'est orienté vers une
démarche évaluative, qui analyse les dépenses au regard des principes d'efficacité et
d'efficience 36 . Ce type d'approche a été encouragé par le Parlement: par le vote de la loi
du 10 mars 1998, les conditions légales néc essaires à la m ise en oeuv re d’audits externes
de la gestion des administrations publiques fédérales, ainsi qu’au niveau des
Communautés et des Régions, ont été rencontrées. Cette loi confie à la Cour des comptes,
traditionnel organe de contrôle externe, un «contrôle du bon usage des deniers publics»
37
.
Un tel contrôle du bon usage des deniers publics (appelé également contrôle «de la bonne
gestion») vise à évaluer si la politique confiée par l’assemblée parlementaire au
gouvernement a été mise en oeuvre avec efficacité, économie et efficience. Il ne porte pas
nécessairement un jugemen t sur l’efficacité d’une politique, mais bien plutôt sur
l’efficacité de sa mise en oeuvre. Parmi les nombreux contrôles de gestion effectués par
la Cour des comptes, on relèvera par exemple :
— les co ntrats d'admin istration des ins titutions publiq ues de séc urité sociale
— les prestations des Forces arm ées au profit de tiers
— la garantie d'un service minimum de police de base
— l’aide financière de l’Etat aux victimes d’actes intentionnels de violence
— les nouvelles règles de financement des hôpitaux
— le bon emploi des deniers publics par la S.N.C.B.
— l'épuration et le «coût-vérité» de l'eau en Région wallonne
— les primes à l'investissement en Région wallonne
35
Voy. à ce sujet : C. DE VISS CHE R et F. V ARO NE (d ir.), Evaluer les politiques
publiques. Regards croisés sur la Belgique, Louvain-la-Neuve, 2001; S. JACOB et F.
VAR ONE , Evaluer l’action publique : état des lieux et perspectives en Belgique,
Gand, Academia Press, 2003.
36
Pour une vue d'ensem ble de cette é volution, vo yez : Le contrôle des finances
publiques au seuil du XXIe siècle : tendances et innovations, Bruxelles, Cour des
comptes, 1993.
37
Voy. W. DUMA ZY et A. TROSCH, La nouvelle compétence de la Cour des
comp tes en m atière de bon us age de s denie rs public s, Pyramides, 2000/1, p. 39.
20
— la perception de la redevance radio et télévision en Communauté française.
L'évaluation des politiques pu bliques ne p ourra être ce pendant ré ellement utile q ue si elle
s'insère dans les mécanismes décisionnels et pénètre en pro fondeur la culture
administrative. A cet égard, deux chercheurs, S. JACOB et F. VARONE, ont procédé
récemm ent, sous l’égide des Services fédéraux des affaires scientifiques, techniques et
culturelles, à une enq uête portant sur les pratiques évaluatives dans les administrations
fédérales 38 .
Au terme de leur recherche, ils ont dégagé les enseignements suivants :
— 56 % des organismes publics qui ont répondu à l’enquête recourent à l’évaluation
comme outil de gestion et de pilotage des politiques publiques. Ce taux très élevé indique
que la pratique effective de l’évaluation s’avère largement supérieure à ce qui est
commu nément a dmis dan s la littérature et le se cteur public en généra l.
— Les évaluations réalisées portent généralement sur un programme d’action. Elles sont
menées de manière “ex post” par un évaluateur interne à l’organisation qui recourt à des
méthodes qualitatives et q uantitatives, tou t en impliqu ant l’admin istration et les
fonctionnaires concernés dans le processus. Les résultats des évaluations sont publiés
pour un large public et pris en compte dans 97% des cas, c’est-à-dire qu’ils induisent des
modifications de la politique publique évaluée.
— L’importance cruciale de la qualité de la méthodologie appliquée ainsi que de la c larté
du mandat politique donné aux responsables de l’évaluation.
A titre de conclusio n génér ale, on soulignera -mais c'est une évidence- que l’on ne peut
plus aujourd’hui assimiler une gestion publique efficace à une exécution juridiquement
correcte des procédures et au respect de l’Etat de droit. Dans cette optique, la prise en
compte de considérations de bonne gestion - comme l’acquisition des moyen s au moindre
coût ou les liens de l’activité publique avec les objectifs poursuivis - entrent
progressivement dans les habitudes.
Finaleme nt, il apparaît que le noeud du problème, dans la modernisation de l'Etat et de
l'action publique, est de savoir ce que so uhaitent les citoyens, ce qu’ils attend ent de la
38
Evaluer l’a ction publiq ue : état des lie ux et persp ectives en B elgique, op . cit.
L’ouvrage examine notamment en détails quatre évaluations menées en Belgique et
estimées représentatives. Il porte sur les évaluations de la politique fédérale de
l’emploi, la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse, le contrat de
sécurité de la ville de Tournai et l’aide financière de l’Etat aux victimes d’actes
intentionnels de violence.
21
collectivité, ... et surtout de savoir ce qu’ils sont prêts à lui sacrifier en contrepartie des
services, des avantages ou des garanties qu’ils demandent aux services publics ?
On constate aussi que les citoyens attendent beaucoup des services publics et qu’il est
souvent commode de rendre l’Etat ou la Région responsable de tout, y compris de tout ce
qui va ma l dans la société c ontem porain e ... Les pouvoirs publics sont ainsi rendus
responsables, et l’on attend d'eux des réactions adéquates, face à la crise de l'emploi, aux
délocalisations d’entreprises, à la canicule ou aux inondations, aux méfaits du tabagisme,
au problème des pensions alimentaires impayées ou des femmes battues, à la hausse des
loyers, e tc...
Or, il importe de le souligner, tous ces besoins ressentis par les citoyens ont un coût et les
choix d e l'action p ubliqu e sont a ussi dict és par d es choi x budg étaires ...
*
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