Portrait de poste Berlin - IF livre

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 Portrait de poste #2
Bureau du livre de Berlin
Elisabeth Beyer dirige depuis 2012 le Bureau du livre de Berlin, à l’ambassade de
France, sur la Pariser Platz. Toujours affable, énergique et délicate, ses mots sont
précis, ils sonnent juste. Elle nous fait part de ses enthousiasmes, de tous les efforts
mis en place pour soutenir le livre français en Allemagne, elle évoque la
participation, ô combien importante, de la France comme pays invité d’honneur à la
Foire de Francfort en 2017, des réorganisations des médiathèques du réseau
allemand (l’un des plus denses au monde), de l’accueil de la BD et de la littérature
jeunesse à l’étranger.
Petit tour de toutes les opérations menées par le Bureau du livre et l’Institut français
pour maintenir vivace la francophilie allemande, et inversement.
Un grand événement approche : la France sera l’invité d’honneur de la Foire
de Francfort 2017…
Elisabeth Beyer. Oui, ce sera une date importante, la dernière invitation remonte
à 1989 et il y a bien sûr eu entre temps un renouvellement de génération et, avec
l’avènement du numérique, une redéfinition du marché… Avec le BIEF, le Bureau
international de l’édition française, et l’Institut français, nous sommes en train de
mettre en place des rencontres entre éditeurs français et allemands, en prévision de
cet événement et en vue d’augmenter les cessions de droits. Début juillet, à Berlin,
ces rencontres concerneront la littérature jeunesse et la bande dessinée. En
septembre, ce sera au tour des Livres d’art et des beaux livres, puis en début d’année
2016, sans doute à Berlin et Munich, on fera venir des éditeurs de littérature
générale, avant de passer, en février, aux sciences humaines (mais cette fois-ci, les
éditeurs allemands iront à Paris, et nous leur ferons visiter des lieux de prestige
comme le Collège de France par exemple, et rencontrer des intellectuels, etc.).
1 Nous commençons, par ailleurs, à préparer la programmation de Francfort 2015.
Heinrich Riethmüller, le président du Börsenverein (la Fédération des
professionnels du livre allemand qui regroupe à la fois le syndicat des éditeurs et de
la librairie, et représente autour de 9 milliards de chiffre d’affaires - « une industrie
lourde », comme disait Jacques Toubon) envisage une collaboration avec nous
selon un calendrier qui irait crescendo jusqu’à Francfort 2017. Une rencontre est
ainsi prévue sur l’ « interopérabilité » : en effet, les grands opérateurs américains
fonctionnent en circuit fermé, et le lecteur, quand il acquiert un Kindle, par
exemple, est obligé d’acheter ses livres chez Amazon. C’est un vrai problème, car ce
principe canalise (et cannibalise) les ventes, c’est une sorte de prise en otage des
consommateurs. La France et l’Allemagne défendent l’idée d’interopérabilité et
souhaitent qu’elle soit définie dans un cadre légal européen. Ce point important
fera donc l’objet de discussions à Francfort, lors desquelles nous essaierons de faire
intervenir la Ministre de la Culture, Fleur Pellerin.
Dans ce contexte, les Français se montrent d’ailleurs intéressés par Tolino, la
liseuse numérique des libraires allemands mise en place avec la collaboration de
Deutsche Telekom : elle connaît un réel succès ici proposant un système ouvert qui
donne ainsi accès à tous les catalogues, et qui a déjà été exporté en Italie et aux PaysBas. Il existe donc là une solution alternative face à Amazon, et inscrite dans un
contexte européen.
Nous accueillerons comme tous les ans à Francfort les deux lauréates 2014 du Prix
Franz Hessel (le prix franco-allemand de littérature contemporaine) : Christine
Montalbetti et Esther Kinsky.
Quels sont les prochains temps forts de la programmation culturelle française,
à Berlin ?
On a organisé avec Peter Engelmann, l’éditeur de la maison autrichienne Passagen
Verlag qui a publié la plupart des grands penseurs français de la 2e moitié du XXe
siècle, de Jean Baudrillard à Jacques Rancière en passant par Jacques Derrida, des
rencontres au HAU, un prestigieux théâtre berlinois, sous la forme d’un dialogue
entre l’éditeur et son auteur. Elles ont toutes eu lieu à guichet fermé, avec un public
très jeune, comparable à celui de la Nuit de la Philosophie organisée dans la capitale
2 en 2014. Alain Badiou, Jacques Rancière et Hélène Cixous sont notamment venus à
ces rencontres – et la semaine dernière, c’était au tour de Jean-Luc Nancy. Nous
souhaitons poursuivre cette collaboration en 2015-2016 avec une génération de
penseurs plus jeunes, maintenant que le format est posé.
Par ailleurs, il y a en ce moment une très belle exposition à l’Institut français,
présentant l’illustrateur et auteur Serge Bloch qui travaille aussi pour la presse
allemande. Maylis de Kerangal est venue le 20 mai dernier présenter la traduction
allemande de son roman Réparer les vivants publiée par Suhrkamp. En juin, il y aura
une rencontre avec Bernd-Jürgen Fischer le retraducteur allemand de Proust, le
philosophe Vincent Descombes, un dialogue entre Jean-Philippe Toussaint et Julia
Frank, Christian Prigent dans le cadre du Festival de poésie et une soirée avec Pierre
Gras sur le cinéma allemand après Fassbinder.
Plusieurs auteurs sont invités par ailleurs pour le Festival international de
littérature de Berlin en septembre dont Riad Sattouf, Joann Sfar, David Foenkinos.
Mais l’autre événement de cet automne aura lieu à Leipzig, cette grande ville de
culture qui fêtera les 1000 ans de sa première mention (NB : c’est à Leipzig qu’a eu
lieu la 1ère foire du livre au monde). L’adjoint au maire en charge de la culture, très
francophile, a eu envie de mettre en avant la littérature française. Nous allons donc
lancer, au sein d’un festival déjà existant (le « Leipziger Literarischer Herbst » qui
se déroulera du 20 au 24 octobre prochain),« Leipzig Livre », pour lequel sont
notamment invités Jacques Rancière, Jean-Philippe Toussaint, Marie NDiaye,
Christophe Blain, Boualem Sansal et Alain Finkielkraut.
Nous aimerions également réorganiser une « Nuit de la philosophie » l’année
prochaine. En 2014, cela avait été un grand succès populaire avec 5000 personnes
venues durant toute la nuit, et une réussite sur le plan de la pensée : 60 philosophes
venus de 12 pays européens, 20 partenaires, (avec une préparation longue de 5
mois…) Ce serait une bonne chose de le refaire, peut-être sur un mode élargi
incluant les arts numériques et en coordination avec les bureaux spécialisés de
l’IFA. Ces grands événements offrent une visibilité accrue à nos activités et mettent
en lumière notre Institut français à Berlin (classé monument historique, ne
l’oublions pas !).
3 La soirée en hommage à Patrick Modiano en février dernier a été un grand succès,
tout comme celle de mars autour de Jérôme Ferrari et ce sur un format original,
puisque c’était le lancement simultané des éditions française et allemande de son
nouveau roman, Le Principe (publié par Actes Sud en France, et par Secession en
Allemagne – un très bon éditeur, très engagé, qui a notamment traduit Hélène
Bessette et Emmanuelle Bayamack-Tam).
Quels sont les autres domaines d’action du Bureau du livre ?
Les aides à la traduction locales, dont le budget est de 20 000 euros, sont
importantes, tout comme les aides à l’acquisition de droits proposées par l’IF Paris.
Et puis il y a tout le travail autour des médiathèques. Nous avons 10 médiathèques
au sein des Instituts (il y a 11 instituts sur tout le territoire allemand, dont un seul,
celui de Francfort, ne possède pas de médiathèque), plus 10 centres francoallemands (qui sont en réalité d’anciens Instituts français, financés à présent à plus
de 80% par l’Allemagne, de Kiel à Freiburg), qui possèdent tous des médiathèques.
Nous avons tout remis à plat depuis trois ans (la médiathèque à Mayence n’était, par
exemple, pas encore informatisée), repensé l’homogénéité du réseau, harmonisé les
grilles tarifaires, et puis lancé avec succès la bibliothèque numérique de l’IF
Culturethèque. Béatrice Monvoisin, en charge de la coordination du réseau,
travaille beaucoup dans ce sens. Dans les instituts, les médiathèques étaient un peu
le maillon faible, c’était elles qui pâtissaient des réductions budgétaires en servant
souvent de variable d’ajustement. Nous avons dorénavant sanctuarisé un budget au
sein de l’IFA, donc géré au niveau fédéral – pour l’acquisition des titres de la
rentrée, par exemple, ou les BD couronnées à Angoulême, nous passons la
commande auprès de la librairie Zadig de Berlin qui envoie ensuite tous les livres
dans les différents instituts (ce qui nous permet aussi d’apporter notre soutien aux
librairies françaises localement). De plus, Béatrice Monvoisin effectue des voyages
d’expertise, elle va dans chaque institut pour faire des préconisations qui vont de la
signalétique à l’organisation générale ou le choix des collections, etc.
Selon quel modèle repenser les choses ? Il y a plusieurs options : l’option
généraliste qui propose de présenter l’ensemble du spectre éditorial, si on a le
budget et le public pour cela. Soit on fait des choix (selon le modèle évolutif) en
4 renonçant par exemple aux Sciences humaines et sociales et au récit de voyage, et
en se concentrant sur l’extrême contemporain en littérature, sur la jeunesse et la
BD. C’est une possibilité, lorsqu’on ne peut pas tout couvrir. Et cette typologie est
très utile pour recadrer les choses et « désherber » en conséquence. À Berlin, la
médiathèque a ainsi été totalement réorganisée. Nous avons enlevé des livres qui
n’avaient pas été consultés depuis longtemps, et nous avons fait de la place pour
organiser des lectures au milieu des livres, dans un cadre un peu plus intimiste.
Nous nous sommes fixés jusqu’à l’année prochaine pour tout repenser,
reconsidérer, réorganiser dans notre réseau en systématisant aussi les formations
des bibliothécaires.
La bande dessinée marche-t-elle toujours aussi fort ?
La BD et la jeunesse représentent plus de 50% des cessions de droits à l’étranger.
C’est énorme ! En Allemagne, on a la chance d’avoir de très bons éditeurs qui font
un excellent travail, et sont de parfaits interlocuteurs. Étonnamment, pour un pays
qui a une si grande culture graphique (il suffit de penser au Bauhaus), le roman
graphique met du temps à s’établir. Il y a bien des librairies de BD/romans
graphiques, mais il manque encore, à l’intérieur des librairies traditionnelles, un
espace qui leur soit dédié. La BD franco-belge est très présente en traduction. Nous
allons par exemple accompagner le lancement du prochain Astérix, qui a un impact
considérable ici. L’Allemagne est le pays non-francophone où les Astérix ont le plus
de succès, avec 1,5 million de ventes en moyenne par volume.
Par ailleurs, L’Arabe du futur de Riad Sattouf, qui remporte un grand succès
partout, est sorti en Allemagne chez Knaus.
Parmi les succès de librairie, il faut bien sûr évoquer Soumission de Michel
Houellebecq. Ce qui est étonnant, comme le disait Frédéric Lemaitre,
correspondant du Monde à Berlin, c’est que les Allemands prennent pour argent
comptant ce roman de politique-fiction, considérant Houellebecq comme un
visionnaire et un analyste.
Mais la relation entre Houellebecq et l’Allemagne est déjà ancienne…
5 Oui. Les Allemands ont la ferme conviction d’avoir, eux, découvert Houellebecq.
Après la parution des Particules élémentaires, certains Allemands, universitaires ou
critiques littéraires, ont même affirmé que les Français ne l’avaient pas pris assez au
sérieux, le considérant comme un polémiste, tandis qu’eux auraient tout de suite
perçu sa puissance littéraire.
Dans tous les cas, la couverture médiatique de Soumission a été incroyable, et en
l’espace de trois semaines, il s’est vendu à 250 000 exemplaires…
Un autre phénomène intéressant, aux antipodes de celui-ci, est ce qu’on appelle
en Allemagne la « Eiffelturmliteratur » (la « littérature Tour Eiffel »), qui désigne
des romances supposément françaises ou typiquement parisiennes, où l’on retrouve
l’art de vie supposément à la française … Ce sont des livres qui marchent très bien,
souvent écrits par des Allemands eux-mêmes (avec un pseudonyme à consonance
française). Les Allemands produisent dans ce cas directement ce qu’ils attendent de
la France. J’ai même vu certains de ces titres traduits en français pour notre propre
marché, ce qui est assez cocasse, non ?
Mais les lecteurs allemands s’intéressent aussi beaucoup à ce que l’on appelle la
« Immigrationsliteratur », toute cette littérature issue de l’immigration (citons Atiq
Rahimi ou Azouz Begag, par exemple, ou la diversité des expressions au travers de
la francophonie avec notamment Lyonel Trouillot ou encore Assia Djebar et
Boualem Sansal, tous deux lauréats du très prestigieux Prix de la paix des éditeurs
allemands).
Et enfin, LE gros best-seller de l’année a été le Capital de Thomas Piketty. Son
arrivée ici à Berlin a été triomphale. C’était celle d’une pop-star. On n’arrivait plus à
faire tenir les gens dans l’amphithéâtre.
Le Bureau du livre joue aussi un grand rôle politique…
Oui, une des fonctions les plus importantes du Bureau du livre est une fonction de
veille. On nous demande régulièrement des notes concernant les droits d’auteur, la
fiscalité, la gratuité du port, le bouquet d’offres pour le livre numérique, l’évolution
du marché – pour les ministères, la direction du livre et de la lecture. Nous leur
faisons très régulièrement des comptes rendus.
6 Le poste s’est largement politisé. Le contexte européen fait que les choses
changent.
Nous avons organisé un grand forum sur l’avenir du livre en 2013, qui a été un
moment fort de convergence politique, avec une déclaration commune signée par
les différentes organisations professionnelles, éditeurs, libraires et auteurs, et par les
Ministres de la Culture français et allemand, et qui a eu un réel retentissement.
Alors oui, ce rôle politique est très important. Nous avons finalement, des deux
côtés du Rhin, un marché du livre très comparable, une même philosophie, avec un
grand attachement au prix unique, la défense du droit d’auteurs, la lutte contre le
piratage – même si le chiffre d’affaires de l’édition passe quasiment du simple au
double, de la France à l’Allemagne, nos deux visions sont très proches. Tous les
professionnels du livre, allemands et français, veulent, par exemple, voir la TVA
réduite sur le prix du livre numérique et se battent pour une révision des accords
transatlantiques (TTIP), inquiets quant à l’avenir du prix unique.
Les seules difficultés, en Allemagne, c’est que le Ministère de la Culture n’est pas
un ministère de plein droit, pour des raisons historiques, il dépend directement de
la chancellerie. Les compétences ne sont pas réparties de la même manière. C’est la
justice qui se charge par exemple du droit d’auteur. Pour la fiscalité sur les biens
culturels, c’est le ministre des finances. Cela complique un peu les choses. Le poids
politique de la culture n’est pas le même, puisque les compétences sont réparties
selon un autre modèle.
Le Bureau du livre de Berlin est aussi là pour faire le pont, pour faire
l’intermédiaire (même si bien sûr le SNE, le Syndicat National de l’Édition, a des
liens directs avec le Börsenverein).
C’est vraiment un travail passionnant ! Il y a mille choses à faire. Et puis il y a une
vraie francophilie dans l’édition allemande que l’on peut même qualifier de
structurelle… On peut le dire, ce sont des partenaires presque parfaits !
Propos recueillis par Pierre Ducrozet.
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