Le point aveugle

publicité
JAVIER CERCAS
Le point aveugle
essai tr aduit de l’espagnol
par élisabeth beyer et aleksandar grujičić
LE POINT AVEUGLE
7
à Raül Cercas et Mercè Mas
8
JAVIER CERCAS
LE POINT AVEUGLE
9
Si l’on me propose de choisir entre
chercher la vérité et la trouver, je
choisirai de chercher la vérité.
G. E. Lessing
La mission de l’art aujourd’hui est
d’introduire le chaos dans l’ordre.
Th. W. Adorno
10
JAVIER CERCAS
LE POINT AVEUGLE
11
Prologue
C
e livre est le fruit du hasard. Durant
l’été 2014, j’ai reçu une lettre signée
de Sally Shuttleworth, professeure de littérature anglaise à Oxford, qui m’invitait à
occuper la chaire de Weidenfield Visiting
Professor in Comparative Literature, un
engagement qui supposait un cycle de conférences publiques au sein de l’université. En
terminant la lecture de cette lettre, je n’ai pu
m’empêcher de me rappeler une anecdote
que m’avait racontée mon éditeur espagnol,
Miguel Aguilar. Dans sa jeunesse, Miguel
avait joué au rugby, et l’un de ses coéquipiers
avait appris un jour qu’il était convoqué par
la sélection espagnole. Ce compagnon de
Miguel n’était pas un grand joueur, de fait,
il était plutôt moyen, pour ne pas dire l’un
des pires éléments de l’équipe, mais, après
un moment de perplexité, il était entré dans
12
JAVIER CERCAS
un état d’euphorie, pensant qu’on reconnaissait finalement ses talents, et il avait passé
un week-end merveilleux à savourer cette
reconnaissance inattendue ; le lundi, pourtant, une mauvaise nouvelle l’attendait : ce
n’était pas lui qui était convoqué à la sélection, mais un autre compagnon, une erreur
lamentable s’était produite, on lui demandait
pardon. J’essaye de cultiver la modestie mais
j’essaye également d’éviter le masochisme,
alors, sauf dans mes pires heures, je ne me
prends pas pour un écrivain médiocre ; pourtant, en découvrant que parmi mes prédécesseurs à cette chaire figuraient George
Steiner, Mario Vargas Llosa, Umberto Eco
et quelques autres de la même trempe, je me
suis dit qu’il devait s’agir d’un malentendu ou
peut-être d’une plaisanterie. Ce n’était ni l’un
ni l’autre ou du moins personne n’a eu suffisamment de courage pour me le dire pendant le mois et demi que j’ai passé à Oxford
au printemps de l’année suivante ; cela dit,
j’ai fait de mon mieux pour que, au cas où il
s’agirait en effet d’une plaisanterie ou d’une
erreur, cela se remarque le moins possible.
Les pages qui suivent sont le produit de
cet effort. J’y réélabore les cinq conférences
que j’ai prononcées en anglais durant ce
LE POINT AVEUGLE
13
séjour. Elles partent toutes de mon expérience d’écrivain ; elles partent parfois de
mes propres livres ou gravitent autour d’eux.
Il va sans dire que je ne suis pas de ceux qui
croient que les écrivains sont les meilleurs
critiques ; je crois néanmoins que tout bon
écrivain est, qu’il le sache ou non, un bon cri­
tique et que tout bon critique est un bon
écrivain ; je sais aussi que certains des meilleurs critiques que je connais, de T. S. Eliot
à Jorge Luis Borges, sont de grands écrivains
avant d’être de grands critiques. Je ne comprends donc pas la méfiance, surtout dans
certaines traditions littéraires, par exemple
en Espagne, que soulèvent la plupart du
temps les écrivains qui s’adonnent à la critique, qui parlent de leurs livres ou de la littérature en général (ou plutôt si, je la
comprends, mais elle me semble ridicule,
lâche et stérile) ; je comprends surtout la
méfiance de certains à l’idée de voir un au­­
teur tenter de monopoliser l’interpré­tation
de sa propre œuvre ou vouloir l’infléchir,
ignorant ou faisant semblant d’ignorer que
le lecteur est propriétaire de l’œuvre au
même titre que l’écrivain ; mé­­fiance à l’idée
de voir un auteur faire de l’autopromotion,
ne pas parler de ce qu’il a réellement fait
14
JAVIER CERCAS
mais de ce qu’il imagine avoir fait, de ce qu’il
aurait aimé avoir fait ou du moins de ce
qu’il aurait aimé ne pas avoir fait. Adop­­
tant la plus intéressante des per­spectives,
W. H. Auden l’a très bien formulé : “Les opinions critiques d’un écrivain doivent être
prises cum grano salis. En général, ce sont
des manifestations issues du débat qu’il
entretient avec lui-même quant à ce qu’il de­­
vrait faire et à ce qu’il devrait éviter.” Gabriel
Ferrater, poète catalan qui a beaucoup appris
d’Auden, a tranché sans hésiter : “La pire
injustice qu’on puisse faire aux théories des
artistes (y compris – et peut-être surtout –
à celles des écrivains) serait de les considérer comme des théories.” C’est peut-être
vrai ; mais il est tout aussi certain qu’Auden
et Ferrater sont non seulement deux des plus
grands poètes de leurs langues respectives,
mais aussi deux de leurs plus grands critiques. Je ne vois d’ailleurs aucun inconvénient à ce que la critique rédigée par un
écrivain soit une manifestation issue, comme
dit Auden, du débat qu’il entretient avec luimême ; ou plutôt : pour moi – et pour Au­­
den aussi, je crois –, cela ne présente même
que des avantages. Certes, par sa nature radicalement individuelle et forcément égoïste,
LE POINT AVEUGLE
15
ce débat peut empêcher l’écrivain d’apprécier les vertus d’une œuvre qui ne lui est pas
utile ou qui lui semble bien trop connue ; ce
qui, par exemple, expliquerait en partie le
peu d’enthousiasme qu’Eliot éprouvait pour
la poésie de son admirateur Luis Cernuda
– qu’il a refusé de publier lorsqu’il était éditeur chez Faber and Faber –, ainsi que le
mé­pris que Borges manifestait pour la plupart des romans réalistes*. Il n’en est cependant pas moins vrai que la littérature a
toujours un pas d’avance sur la critique, pour
la même raison que l’explorateur a toujours
un pas d’avance sur le cartographe, marchant
à la tête de l’expédition, se frayant le chemin ;
un même individualisme incorruptible
anime la recherche de l’écrivain et lui permet
de détecter, dans certaines œuvres, des vertus cachées ou oubliées par les autres mais
essentielles pour lui à l’aune de son propre
travail. Cela expliquerait, par exemple, la
relecture éblouissante qu’Eliot fait des poètes
* Autre exemple de l’égoïsme forcené des écrivains :
Eliot n’avait aucune estime pour Bernard Shaw et
H. G. Wells, que Borges tenait pour des écrivains
remarquables, auxquels il n’a cessé de manifester sa
gratitude. (Sauf mention contraire, les notes sont de
l’auteur.)
16
JAVIER CERCAS
métaphysiques anglais – Crashaw, Donne et
Herbert – ou celle qu’a faite Borges du Quichotte.
J’aimerais encore ajouter un point. John
Updike a avoué dans un entretien qu’il avait
accordé sa première interview à l’âge de cinquante ans ; c’était probablement un peu
excessif, mais il est vrai que de nos jours,
tout écrivain professionnel doit, bon gré,
mal gré, consacrer une partie de son temps
aux entretiens, aux présentations de son
œuvre et aux discussions qui en découlent.
La situation a ses inconvénients, allant
jusqu’au grotesque, car l’écrivain peut souvent avoir le sentiment intime d’être un
marchand de tapis ; mais s’il faut faire de
nécessité vertu, elle peut aussi avoir ses
avantages. Parler d’un livre lorsqu’on est
encore en phase d’écriture me semble une
mauvaise idée, d’une part parce que, alors,
comme l’a dit Hemingway, quelque chose
d’essentiel part en fumée – après tout, pourquoi écrire un livre si avant de l’écrire je
peux déjà le raconter –, et d’autre part parce
que, tant que le livre est en phase d’écriture,
il est encore pure liberté (ou presque) et
appartient exclusivement à l’écrivain (ou
presque), de même que l’enfant appartient
LE POINT AVEUGLE
17
exclusivement à sa mère (ou presque) lors­
qu’il grandit dans son ventre. Tout cela
change lorsque le livre est publié et ne peut
plus être changé (ou presque) et que son
propriétaire devient lecteur en plus d’être
écrivain. Alors, une fois à distance du livre
terminé, le cordon ombilical coupé, l’auteur peut ou même doit entamer le débat
auquel pensait Auden, le débat avec luimême et avec sa propre œuvre, débat sur
ce qu’il a bien fait et sur ce qu’il a mal fait,
sur ce qu’il devrait faire à l’avenir ou ce qu’il
devrait éviter, la question de savoir où et
comment cette œuvre se situe au regard de
l’ensemble de son travail, des œuvres de ses
contemporains et de celles de ses prédécesseurs. Si l’écrivain est un tant soit peu
honnête, ce débat peut être d’autant plus
intéressant et fructueux, pour lui comme
pour autrui, que personne ne connaît mieux
que lui sa propre œuvre ; si l’écrivain est un
tant soit peu sérieux, un tant soit peu ambitieux, ce débat ne sera pas seulement un
débat sur sa propre production mais aussi
sur la littérature avec laquelle il dialogue de
manière plus ou moins consciente et qui,
en ce cas, ne peut pas être seulement la littérature de sa propre tradition, ni celle de
18
JAVIER CERCAS
ses contemporains, mais la littérature tout
court.
La plus grande partie du propos de ce
livre a surgi du dialogue que j’ai entretenu
avec moi-même en public pendant ces dernières années. Les sujets que j’y aborde sont
certes multiples mais ils sont toujours liés
à la nature du roman, en particulier de celui
du xxie siècle, ainsi qu’au rôle du romancier ; tôt ou tard, cependant, tous ces sujets
convergent inévitablement vers une idée
centrale ; cette idée comporte une théorie
du roman (et, d’une certaine façon, du ro­­
mancier aussi) : la théorie du point aveugle.
L’origine de cette expression renvoie à l’anatomie de l’œil. Comme l’a supposé le physicien Edme Mariotte au xviie siècle – ce
qui fut démontré plus tard de manière
empirique –, nos yeux ont un point aveugle,
un endroit – fuyant, latéral et difficilement
localisable – situé sur le disque optique qui
manque de détecteurs de lumière et à travers lequel, donc, nous ne voyons rien ; deux
raisons expliquent que nous ne percevons
pas l’existence de ce minuscule déficit visuel,
de cette zone d’obscurité : d’abord, nous
voyons avec deux yeux, mais leurs points
aveugles respectifs ne coïncident pas, de
LE POINT AVEUGLE
19
sorte qu’un œil voit ce que l’autre ne voit
pas et vice versa ; ensuite, le système visuel
remplit le vide du point aveugle avec l’information disponible : le cerveau compense
ce que l’œil ne voit pas. Les romans du point
aveugle fonctionnent sensiblement de la
même manière. C’est là une tradition
moderne des romans, depuis les plus anciens
jusqu’aux plus récents, depuis les plus grandioses – Don Quichotte, Moby Dick ou Le
procès – jusqu’aux plus humbles – ceux que
j’ai écrits moi-même, pour ne pas aller plus
loin. Au centre de ces romans se trouve toujours un point aveugle, un point à travers
lequel on ne peut rien voir. Pourtant – et
tel est son paradoxe constitutif –, c’est précisément à travers ce point aveugle que ces
romans, en pratique, voient ; c’est précisément à travers cette obscurité que ces
romans illuminent ; c’est précisément à travers ce silence qu’ils deviennent éloquents.
On pourrait le dire autrement. D’une
cer­­taine façon, le mécanisme qui régit
les romans du point aveugle est toujours
très similaire, sinon identique : dans tous
ces romans, sans exception, au début ou
en leur centre, se trouve une question, et
tous ont pour but de chercher la réponse à
20
JAVIER CERCAS
cette question centrale. Mais quand cette
recherche est terminée, la réponse est
qu’il n’y a pas de réponse, c’est-à-dire que
la réponse est la recherche même d’une
réponse, la question elle-même, le livre luimême. Autrement dit : à la fin, il n’y a pas
de réponse claire, certaine, évidente ; juste
une réponse ambiguë, incertaine, contradictoire, fondamentalement ironique, qui
ne ressemble même pas à une réponse et
que seul le lecteur peut donner. C’est pourquoi je faisais observer que le point aveugle
de l’œil et le point aveugle de ces romans ne
fonctionnent in fine pas si différemment : de
même que le cerveau couvre le point aveugle
de l’œil et parvient ainsi à voir là où de fait il
ne voit pas, le lecteur couvre le point aveugle
du roman et réussit à connaître ce que de
fait il ne connaît pas, à arriver là où, seul, le
roman ne pourrait jamais arriver.
Les réponses des romans du point aveugle
– ces réponses sans réponse ou sans réponse
claire – sont pour moi les seules réponses
véritablement littéraires, ou pour le moins
les seules que proposent les bons romans.
Le roman n’est pas un genre responsif mais
interrogatif : écrire un roman consiste à
se poser une question complexe et à la
LE POINT AVEUGLE
21
formuler de la manière la plus complexe
possible, et ce, non pour y répondre ou pour
y répondre de manière claire et certaine ;
écrire un roman consiste à plonger dans une
énigme pour la rendre insoluble, non pour
la déchiffrer (à moins que la rendre insoluble soit, précisément, la seule manière de
la déchiffrer). Cette énigme, c’est le point
aveugle, et le meilleur que ces romans ont
à dire, ils le disent à travers elle : à travers
ce silence pléthorique de sens, cette cécité
visionnaire, cette obscurité radiante, cette
ambiguïté sans solution. Ce point aveugle,
c’est ce que nous sommes.
Téléchargement