Éléments d`histoire de la philosophie antique

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Éléments d'histoire
de la
philosophie antique
Collection «réf.»
Jean-Paul Dumont
Professeur d'histoire de la philosophie
à l'université, Lille III
\
Pl
Eléments d'histoire
de la
philosophie antique
NATHAN
D u MÊME AUTEUR
La Philosophie antique, PUF, Que sais-je ? n° 250, 1962 (8e éd. 1993).
Les Sceptiques grecs, textes choisis et traduits, PUF, 1966 (3e éd. 1992).
Les Sophistes, fragments et témoignages, PUF, 1969.
Le Scepticisme et le phénomène. Essai sur la signification et les origines du
pyrrhonisme, J. Vrin, 1972 (2e éd. 1986):Ouvrage couronné par l'Association
pour l'encouragement des études grecques et l'Académie des sciences morales
et politiques.
Introduction à la méthode d'Aristote, J. Vrin, 1986 (2e éd. 1992).
Les Présocratiques, Gallimard, La Pléiade, 1988.
Les Écoles présocratiques, Gallimard, Folio-Essais, 1991.
Lucien : Hermotime ou Comment choisir sa philosophie ?, suivi d'un Essai
sur le rire des philosophes, PUF, 1993.
@ Editions Nathan, 1993
ISBN 2 09 190 548 8
À la mémoire
de Jean-Claude Fraisse
et de Claude Khodoss,
notre maître commun
Avertissement
Pourquoi ce titre : « Éléments d'histoire de la philosophie antique » ? Serait-ce
parce que, en rassemblant ces éléments, ou ces textes particulièrement significatifs, au cours d'une longue carrière vouée autant à l'enseignement qu'à
la recherche, l'auteur n 'a cessé de songer à une classe de philosophie élémentaire, au sens où naguère encore on parlait de la classe de Mathématiques
élémentaires ? Comment donner l'information la plus exacte possible, et en
mime temps la rendre accessible ? Le professeur de philosophie n'enseigne
Pas seulement l'histoire de la philosophie comme le musicologue l'histoire
de la littérature musicale ; il enseigne aussi à jouer de l'instrument et doit
donner au disciple les moyens de déchiffrer et d'interpréter lui-même, et pour
lui-même, les pages de ses classiques favoris.
C'est pourquoi, pour constituer une collection réellement élémentaire,
les pages choisies doivent aussi s'articuler selon un enchaînement et une progression qui non seulement les rendent lisibles, mais qui permettent de rentrer dans l'intimité des auteurs. Bien d'autres pages, empruntées aux mêmes
oeuvres ou à d'autres témoins, auraient p u aussi bien être retenues. On est
allé à essentiel, c'est-à-dire à l'organique ou, étymologiquement, à ce qui peut
avoir valeur d'instrument ou d'outil, pour donner la possibilité au lecteur de
poursuivre ensuite seul, dans la voie qu'il aura choisie, la fréquentation des
grands auteurs.
L'Antiquité jouit d'un grand privilège, qui n'est pas d'ancienneté, mais
de vie et de presque immortelle présence. Presque tous les concepts qui permettent d'affronter les grands problèmes que la philosophie rencontre : sens
de l'existence, signification de nos vies, justification des réalités, possibilité
de fonder la science, valeur de la liberté, formes et prix du bonheur, organisation politique, pensée de la mort, etc., ont été élaborés et travaillés au cours
des siècles que ce recueil s'efforce d'embrasser. Cet ouvrage a donc
deux ambitions : donner aux élèves et étudiants en philosophie un accès
direct à ces textes fondateurs, pour leur permettre ensuite de penser p a r euxmêmes en usant des concepts propres à une rationalité toujours présente ;
offrir à un plus large public le moyen d'assouvir sa curiosité et d'assurer
ses connaissances en puisant directement à des sources autrement peu accessibles.
Tel est le trésor qu'un modeste historien de la philosophie devenu petit
à petit un peu philosophe, et heureux de faire partager les joies qu'il a éprouvées à relire et à étudier, maintes années durant, ces chefs-d'œuvre de la raison humaine, souhaite ici léguer.
I n t r o d u c t i o n
L'Antiquité : naissance
et apogée de la philosophie
Origines
Il vint un temps où l'humanité cessa de croire en ses dieux. Mais, au commencement, ils étaient partout : tout était manifestation d'une force et d'une
présence divines. Aurore naissait, avec ses doigts de rose, Soleil brillait d'un
feu paternel, Terre s'y réchauffait, fécondée par Humidité bienfaisante ; et
quand venait la Nuit, divinité obscure, Sommeil s'emparait des mortels. Ce
sentiment religieux ne cessera d'habiter la conscience grecque, même et surtout à la fin, dans les efforts des néoplatoniciens pour restaurer le polythéisme
contre les abstractions du christianisme des empereurs.
Comment la philosophie est-elle née ? Si la philosophie se définit comme
une entreprise rationnelle, encore faut-il dire à quoi la raison naissante s'est
exercée. Comme le disent Platon et Aristote, la philosophie est fille de Thaumas, Étonnement. Admiration et inquiétude sont des sentiments premiers face
a la grandeur du monde, à la beauté du ciel, à la force des éléments et à la
brièveté de nos vies. Mais Thaumas a une fille, Iris, la messagère des dieux,
porteuse d'une écharpe d'arc-en-ciel à sept couleurs, dont les stoïciens savent
qu'elles symbolisent les sept voyelles, ou sons, de l'alphabet grec. Ainsi passet-on de la lumière à la parole, comme le dira Philon d'Alexandrie. La parole,
logos, c'est la raison qui articule en un discours cohérent le premier étonnement presque religieux, pour le formuler en termes d'interrogation profane.
Ainsi naissent les types rationnels de questionnement, lorsque l'entendement
change en interrogation philosophique et déjà scientifique, l'émotion qui saisit le Grec devant le spectacle du monde.
À vrai dire, il est bien difficile de préciser les termes exacts de ce questionnement. Les œuvres philosophiques les plus anciennes sont, en chacun
des touts qu'elles formaient, perdues pour nous, et connues seulement de
manière fragmentaire, par les témoignages et citations d'auteurs moins anciens
qui n'avaient que peu souvent accès à des livres devenus trop rarés. Grâces
soient rendues à Simplicius, platonicien de notre VIe siècle, qui recopie soigneusement nombre de textes présocratiques en sa possession. Mais ce caractère fragmentaire ne susciterait que des regrets, si cette littérature se bornait
à n'être que lacunaire. Car il y a plus grave, plus irréparable. Ces fragments
sont des morceaux choisis, et le lecteur philosophe qui en est l'électeur a fatalement tendance à mettre sous les mots anciens qu'il reconnaît, le sens que
leur ont conquis les spéculations postérieures. Tels sont les termes d'archè,
la souche, qui devient le principe des philosophes ; de hylè, le bois, le matériau, qui devient la matière d'Aristote ; de logos, le discours, qui devient la
raison déjà peut-être chez Héraclite en même temps que le feu, avant de l'être
sûrement pour les anciens stoïciens. Il est donc extrêmement difficile, puisque les témoins de la plus ancienne philosophie n'évitent pas le piège de
s'approprier les termes d'autrefois en les intégrant à leur pensée propre, de
déjouer les anachronismes qui transforment malgré nous les reflets du plus
antique en images conceptuellement modernes.
Les Présocratiques
Ce que l'on sait, c'est que le questionnement philosophique, comme le dira
Proclus au Ve siècle, prend (peut-être ?) initialement deux formes. La forme
ionienne, ou plus proprement milésienne à l'origine, recherche l' archè une
et primitive (la souche, — le principe ? —) qui, en se faisant multiple, engendre tous les êtres : l'eau pour Thalès, l'air pour Anaximène, l'Illimité (ou
l'Infini ?) pour Anaximandre qui est l'élève du premier et le maître du
deuxième. C'est ce q u ' o n pourrait appeler un matérialisme avant la lettre,
si le concept de matière, non encore forgé, pouvait s'appliquer à ce qu'il ne
faut pas encore appeler le principe. De cette souche dérivent les éléments ;
mais le grec stoichéion qui désignera l'élément (le feu, l'air, l'eau, la terre)
a-t-il déjà ce sens au VIe siècle avant J.-C. ?
À l'autre bout de la Méditerranée, une seconde forme, italienne, consiste
à chercher ce qui est la véritable cause de cette détermination qui fait exister
les êtres et qui permet de les appréhender, voire de les mesurer. Cette cause
est le nombre, réalité d ' a b o r d intelligible, et la pensée qui fait l'être au point
de s'identifier à lui est rigoureusement mesure. Les pythagoriciens, puis les
Éléates (Parménide, Zénon d'Élée) spéculent sur l'Un, sur l'être, puis bientôt sur la limite (Alcméon, Philolaos) qui façonne l'illimité (pas encore la
matière). Puis Leucippe, un élève de Zénon, et Démocrite, à Abdère, inventent les atomes, ou idées, qui sont des êtres intelligibles saisis seulement par
la pensée, pour faire naître dans le vide les éléments, puis les corps issus des
rencontres de ces êtres multiples.
Toujours au dire de Proclus, c'est lorsque ces courants philosophiques
venus d'Ionie et d'Italie confluent sur l'Athènes du Ve siècle, que s'accomplit
l'avènement de la philosophie, aussitôt adulte que née, aussitôt achevée que
commençante.
Platon et Aristote
La philosophie grecque la plus accomplie, parce que peut-être la mieux connue,
quoique fragmentairement aussi, est celle qu'élaborent les enseignements de
Platon et d'Aristote, à l'Académie et au Lycée.
Platon est le disciple de Socrate et des pythagoriciens. Du premier, qui
s'opposait aux prétentions des sophistes de refuser au discours tout pouvoir
d'appréhender l'être véritable (Gorgias) ou de tenir toute sensation ou perception pour relative au sens ou à l ' h o m m e — dans le meilleur des cas, car
ce peut être à une grenouille ou à un singe — (Protagoras), il retient l'exigence de l'existence réelle d'idées éternelles, et la nécessité de conférer aux
intelligibles la plus grande réalité : de là naît le platonisme pensé comme un
réalisme des idées. Des seconds, qui faisaient de tout être le mélange de la
limite et de l'illimité, il adopte la conception selon laquelle le multiple ne peut
exister sans participation à l ' U n : de là naissent les premiers multiples (il faut
dire : un-multiples) que sont les idées-nombres, et ainsi de suite, chaque
mélange ou mixte ainsi constitué devant être lui-même la limite du mélange
qui vient après et qu'il concourt à produire en introduisant justement en lui
la limite. Ainsi le point permet à la ligne d'exister, parce que la grandeur
continue de la ligne doit être limitée par un point à chacune de ses extrémités ; la ligne délimite la surface et la surface définit les contours du volume
qui lui-même contient le corps sensible, etc. Car ni le point, ni la ligne, ni
la surface, ni le volume ne sont des sensibles, perçus par exemple par la vue
ou le toucher : ce ne sont que des objets intelligibles que l'intellect saisit tels
qu'ils sont en eux-mêmes ou en soi, indépendamment des sens ; ces choses
en soi sont des idées ou des formes.
La dialectique, conçue par Platon selon le modèle dont Zénon d'Élée
est l'inventeur, est la méthode scientifique et philosophique par excellence.
Elle consiste, après une remontée j u s q u ' à l ' U n et au Bien, à redescendre les
échelons du réel : l'échelle de Platon vaut celle de Jacob, au long de laquelle
Philon d'Alexandrie fait circuler âmes et divinités intermédiaires. On touche
enfin aux espèces ultimes où la division (dichotomie) s'arrête nécessairement,
pour rencontrer la multiplicité pure et l'indétermination qui est au fond de
la réalité sensible. Mais sensible et intelligible ne sont pas séparés au point
de constituer deux mondes : les intelligibles peuvent exister et existent en fait
à part, mais leur fonction est de participer et de faire exister une nature devenue un vivant (un animal) connaissable. Le démiurge du Timée, qui crée l'âme
et façonne le monde, a le regard tourné vers les modèles ou archétypes intelligibles et les mains penchées sur l'illimité qu'il faut rendre consistant par l'introduction en lui d'une mesure qui le fixe et l'immobilise. « Dieu, comme le dira
le Platon des Lois, est la mesure de toutes choses. » C'est vers l ' U n et les
idées que Raphaël, sur sa fresque de VÉcole d'Athènes, a pointé l'index de
Platon.
Aristote étend la main vers les choses. À vrai dire, il ne renonce pas aux
formes platoniciennes, ni à faire des formes ou espèces des divisions du genre.
La forme est j u s q u ' a u bout, pour la substance, raison et d'être et d'intelligibilité. Mais la réalité la plus existante est la substance première ; le ceci qui
est proche de nous et de nos sens, que nous voyons, touchons, entendons,
flairons, goûtons, est une substance, naturelle ou artificielle, que l'intellect
qui analyse découvre être un composé : composé de la forme et de la matière
ou sujet, composé de ce qui dans la substance relève de l'universel et de ce
qui remplit la fonction de sujet. La physique d'Aristote, et la métaphysique
qui en étudie les principes, s'attachent à découvrir ce que signifie nature dans
l'expression : substance naturelle. En quoi la chose concrète et matérielle
renferme-t-elle en elle-même, d ' u n e manière immanente, les causes du mouvement ou du devenir qui lui sont propres ? Aristote invente les concepts de
nature et de matière. Et, pour comprendre le mouvement ou le changement,
il forge aussi la notion de puissance, aux sens actif et passif : ce qui meut
et ce qui rend apte à être mû, et son corrélatif qui est l'acte, ou la forme agissant sur le composé, en train de donner à ce composé la configuration appelée par son essence, sa définition ou son concept. Toute la philosophie première
d'Aristote, q u ' o n appellera plus tard métaphysique, répond au besoin de fonder la philosophie naturelle ou seconde, ou encore physique.
Les conceptions de Dieu comme moteur (ou mouvant) premier, de l'âme
comme désirant une fin qui est le bien, de la vertu comme habitude et puissance active, sont toutes ensemble appelées par la nécessité de préciser les
conditions requises par les mouvements de la substance naturelle.
L'époque hellénistique et romaine
Comment qualifier la philosophie après Aristote ? Y a-t-il u n trait commun
à des écoles aussi antagonistes que l'épicurisme, le stoïcisme et le scepticisme ?
La vie intellectuelle et scientifique est toute marquée par les polémiques qui
opposent ces écoles. Toutes, certes, pensent contre Platon, même si, comme
les Académies, elles héritent de lui, et contre Aristote. Le principal chef
d'opposition, et c o m m u n à toutes ces écoles, est que les idées de Platon ou
les formes d'Aristote ne sont ni réelles ni substantielles, mais inconnaissables
et réduites au pâle statut d'abstractions nominales. Épicuriens et stoïciens sont
d ' a b o r d , comme — peu après Socrate — les cyniques, des nominalistes : les
notions sont des noèmes, des noumènes même, de simples êtres de raison,
des abstractions qui n'existent que par le langage.
Sur quoi la connaissance se fonde-t-elle ? Sur la sensation qui est, avec
le plaisir et la douleur étroitement associés, le seul critère que connaisse le
Jardin d'Épicure. Sur le sensible, à condition, précise le Portique, que l'âme
soit à même d'imaginer correctement les causes (c'est-à-dire les objets exté-
rieurs) qui procurent à l'âme en bonne santé les affections et les sensations
dont elle a conscience. C'est la théorie stoïcienne de la représentation comme
saisie, représentation compréhensive ou encore perception. Alors que pour
les épicuriens toute sensation est vraie (il est également vrai que la tour est
vue ronde de loin et qu'elle est vue carrée de près), les stoïciens exigent l'assentiment. Il faut que quelque raison originairement en moi déposée découvre
que ce que je saisis est conforme à ma propre nature. Prolongée sur le plan
de l'éthique, l'adhésion à la sensation représentative s'achève en résolution
de vivre en conformité à la loi de la nature qui ordonne l'univers : c'est dire
que la partie maîtresse de m o n âme est accordée substantiellement à l'hégémonique, principe directeur du monde.
La richesse des discussions qui se poursuivent pendant cinq siècles entre
ces trois grandes familles d'esprits ne peut qu'échapper au survol d ' u n e trop
brève analyse. C'est toujours contre l'empire de la science et du dogmatisme
stoïcien que le pyrrhonisme se prend à renaître au premier siècle, devant les
difficultés suscitées par la légitimation de saisir le réel en l'imaginant, par la
force d ' u n e compréhension qui se veut rationnelle.
L'hermétisme, la Gnose et le néoplatonisme
Il faut dire que plus l'histoire s'avance, plus la communauté philosophique
a tendance à voir s'accuser des divisions q u ' u n souci d'éclectisme, chez Antiochus par exemple, a bien du mal à masquer. Et cette philosophie éclatée résiste
difficilement à l'intrusion de la mystique venue d'Égypte ou d'Asie mineure.
La Gnose judéo-chrétienne, l'hermétisme païen, mettent en péril le bonheur
que les sagesses tentaient de conquérir, p o u r poser comme premier le problème du salut des âmes. Le cosmos grec perd sa perfection : théologies et
théurgies ont l'audace d'emprunter à la philosophie sa langue et son vocabulaire (tous grecs) ainsi que ses procédés dialectiques, pour imposer des vues
dont la nouveauté séduisante fascine jusqu'aux empereurs, les plus hostiles
à la philosophie étant les empereurs chrétiens de Rome qui iront, tel Justinien, j u s q u ' à chasser périodiquement les philosophes de leurs cités pour fermer définitivement les écoles d'Athènes, en 529 de notre ère. La dernière et
la plus puissante réaction à cette forme de religion et de théologie est le néoplatonisme, de Plotin à Proclus. Sa méthode en est le commentaire de Platon
surtout, et d'Aristote. P o u r survivre, la philosophie n ' a plus q u ' à se penser
elle-même, comme le démiurge Intellect contemplant ses propres idées, ou
comme le Dieu d'Aristote trouvant son bonheur dans l'acte immobile et éternel de sa spéculation pure. Mais quand la pensée se pense ainsi elle-même,
n'est-elle pas Esprit ? Et quand elle se dévore elle-même en ses propres enfants,
n'est-elle pas destinée à renaître ?
P r e m i è r e
p a r t i e
Les Présocratiques
et Socrate
C h a p i t r e
1
Aurore
La philosophie qui nourrit aujourd'hui la nôtre a pris naissance en Grèce ou,
plus largement, en Méditerranée.
La philosophie est un questionnement rationnel, visant à apporter des réponses aux énigmes que la réalité propose éternellement au souci des hommes. Tout
au moins convient-il de les transformer en problèmes. Cette visée s'exprime dans
le terme même de philosophie, davantage amour et recherche que possession
et jouissance du savoir. C'est pourquoi l'ancien sage est davantage sophiste, détenteur d'une science et d'une sagesse, que philosophe qui s'efforce de les conquérir.
Ont été rassemblés, dans ce très court chapitre (voir la fiche « Doxographie et dialectique »), des témoignages et des fragments qui illustrent les formes primitives de l'exercice de la raison. Il se clôt par la vision d'ensemble,
géographique, proposée tardivement par le néoplatonicien Proclus.
1. Philosophie
Philosophie : ce mot est grec et signifie « amour de la Sophia », terme qui
enveloppe à la fois la sagesse et la science.
Aétius1
1- Voir la fiche
« Doxographie », p. 20.
Pythagore de Samos, fils de Mnésarchos, fut le
premier à employer le terme de philosophie.
Opinions, I, III, 8 (Présocratiques, p. 570) (1).
(1) Dans cette première partie, la référence abrégée en Présocratiques désigne l'édition française
de l'ouvrage de J.-P. Dumont en collaboration avec D. Delattre et J.-L. Poirier : Les Présocratiques, Bibliothèque de la Pléiade, Gallimard, Paris, 1988 et 1989. La mention entre parenthèses
qui suit le titre de l'œuvre citée renvoie à cette édition.
Athénée 1
1. Compilateur
de notre ère11 Ille siècle
La philosophie que le noble Pythagore a introduite.
Les Deipnosophistes, V, 213 F (Présocratiques, p. 68).
2. Sages et philosophes
Dès les origines, la philosophie se veut une connaissance et une vision spéculative de la réalité même des choses. Ce savoir est désintéressé, p a r opposition a u x efforts des athlètes et à l'activité lucrative des sophistes, prétendus
professeurs de Sophia (science et sagesse) qui tiraient p r o f i t de leurs leçons.
Cicéron
1. Sapientia : sagesse et
science.
2. Fondateur plus ou
moins légendaire de la
législation de Sparte.
Plutarque (ier et
IIe siècles apr. J.-C.)
avoue son impuissance à
le dater (Ixo-vmo siècles
av. J.-C. ?).
3. Roi de Pylos,
archétype du vieillard sage.
4. Voir, p. 161, le mythe
de Protagoras.
5. Père d'Andromède
et mari de Cassiopée.
6. Aux études de
philosophie spéculative
et théorique.
7. Élève de Platon et de
Speusippe, et auditeur
d'Aristote ; le premier
à avoir émis l'hypothèse
que le Soleil et les planètes
sont fixes et que la Terre
au contraire tourne. Il
prêtait cette théorie à un
certain Hicétas,
personnage d'un de ses
Dialogues philosophiques.
(Voir J.-P. Dumont, Les
Présocratiques, Paris,
1988, p. 545.)
8. Voir Diogène Laërce,
Vie de Pythagore, VIII, 8.
Quant au nom ', nous l'avouons, il est moderne,
mais la chose est ancienne. En effet, qui peut nier que
la sagesse ne soit ancienne et que son nom ne le soit
comme elle ? N'est-ce point par ce beau nom qu'on
a désigné chez les anciens la science des choses divines
et humaines, et la connaissance des causes et de l'origine de tout ? Ainsi, les sept que les Grecs ont appelés
aocpoÍ, nous les avons appelés et réputés sages, et nous
savons de plus que, longtemps avant Lycurgue2,
contemporain d'Homère, et antérieur à la fondation
de Rome, et plus anciennement encore dans les temps
héroïques, Ulysse et Nestor3 se sont distingués par
leur sagesse, et ont été reconnus pour des sages. On
ne dirait pas qu'Atlas a porté le ciel, que Prométhée 4
a été attaché au Caucase, que Céphée5, sa femme,
son gendre et sa fille brillent au rang des étoiles, si l'on
n'avait travesti en traditions fabuleuses leur science des
choses divines et célestes.
Suivant leur exemple, tous ceux qui se sont appliqués ensuite aux études contemplatives 6 ont été réputés et appelés sages, et ce nom leur est resté jusqu'au
temps de Pythagore, qui, au rapport d'Héraclide du
Pont 7, disciple de Platon et fort instruit, vint à
Phlionte s'entretenir avec Léon, prince de cette ville 8,
longuement et doctement, sur certaines questions.
Léon, admirant le génie et l'éloquence de Pythagore,
lui demanda quelle était la science qui lui inspirait le
plus de confiance ? Et le sage lui répondit qu'il ne
savait aucune science, mais qu'il était ami de la sagesse,
9. Ce qui, non sans
quelque anachronisme,
vise les sophistes dont
Platon dénoncera le
commerce.
10. Allusion à la
métensomatose.
p h i l o s o p h e . S u r p r i s d e la n o u v e a u t é d u n o m , L é o n d o i t
a v o i r d e m a n d é ce q u e c ' é t a i e n t q u e les p h i l o s o p h e s ,
et e n q u o i ils d i f f é r a i e n t des a u t r e s h o m m e s . E t P y t h a g o r e a d û r é p o n d r e : « Q u ' i l c o m p a r a i t la vie d e
l ' h o m m e à ce c o m m e r c e q u i se f a i s a i t e n p r é s e n c e d e
la G r è c e a s s e m b l é e p e n d a n t la s o l e n n i t é d e s j e u x
publics. D e m ê m e q u e les u n s se v e n d e n t là p o u r briller
d a n s les exercices d u c o r p s et y m é r i t e r l ' h o n n e u r d ' u n e
c o u r o n n e ; q u e d ' a u t r e s n ' y v o n t q u e p o u r y f a i r e quelq u e profit, en vendant o u en achetant9 ; tandis qu'il
est u n e t r o i s i è m e classe, et la p l u s n o b l e , qui n ' y recherche ni les a p p l a u d i s s e m e n t s ni le p r o f i t , qui ne s ' y r e n d
q u e p o u r o b s e r v e r a t t e n t i v e m e n t ce q u i se f a i t et
c o m m e n t les c h o s e s se p a s s e n t : d e m ê m e n o u s s o m m e s v e n u s d ' u n e a u t r e vie, d ' u n e a u t r e e x i s t e n c e 10
c o m m e o n v a d ' u n e ville à u n e g r a n d e f o i r e , les u n s ,
p o u r c h e r c h e r la g l o i r e ; les a u t r e s , l ' a r g e n t ; u n p e t i t
n o m b r e s e u l e m e n t d é d a i g n a n t t o u t le r e s t e et s ' a p p l i q u a n t à b i e n é t u d i e r la n a t u r e des c h o s e s . C e s o n t l à
des h o m m e s q u ' o n a p p e l l e a m i s d e la s a g e s s e , c ' e s t - à d i r e p h i l o s o p h e s ; et c o m m e à l ' é g a r d des j e u x le p a r t i
le p l u s n o b l e est d ' y a s s i s t e r s a n s e s p r i t d e l u c r e , d e
m ê m e , d a n s la vie, l ' é t u d e et la c o n n a i s s a n c e des c h o ses s o n t d e b e a u c o u p p r é f é r a b l e s à t o u t le reste ».
T u s c u l a n e s , V, m , t r a d . M . M a t t e r , P a r i s , 1834.
Les s e p t s a g e s
La liste des sept sages ou encore sophistes (à l'origine ces deux termes sont synonymes) est, dès l'Antiquité, sujette à controverse. Chaque cité se dispute en effet l'honneur d'avoir donné naissance à un sage. Diogène Laërce (début du Ille siècle apr. J.-C.),
au livre i de ses Vies et opinions des philosophes illustres, en énumère onze, dont il
reproduit les apophtegmes ou sentences. Stobée, doxographe du v. siècle apr. J.-C.,
a réduit leur nombre à sept : Cléobule, Solon, Chilon, Thalès, Pittacos, Bias et Périandre, qui illustrent les cités de Lindos, Athènes, Lacédémone, Milet, Lesbos, Priène et
Corinthe.
Cléobule.
L a mesure est ce qu'il y a de plus excellent.
Solon.
Rien de trop.
Chilon.
Connais-toi toi-même.
Thalès.
Fais des promesses, la faute n'est pas loin.
Pittacos.
Connais le moment o p p o r t u n .
Bias.
L a plupart des hommes sont malhonnêtes.
Périandre.
L'étude est universelle.
Mais nul ne peut assurer l'authenticité d'une telle tradition.
3. Dialogue du roi et du philosophe
L e texte le plus ancien où apparaisse le verbe philosopher est le passage où
l'historien grec Hérodote (ionien du Ve siècle avant J.-C.) rapporte l'entretien sur le bonheur, que le sage (appelé ici sophiste) Solon eut avec Crésus,
le richissime roi de Lydie, au VIe siècle avant J.-C. Ce témoignage est f o r t
précieux. On y relève en effet les caractères d u dialogue réfutatif qui échoue
de p a r la mauvaise f o i de l'adversaire. Mais le vrai b o n h e u r n'est p a s f a i t de
richesse : il appelle la piété véritable, la soumission à la fortune, et son idéal
est celui de /'autarcie (se suffire à soi-même) qui, p l u s tard, p o u r Aristote,
caractérisera un style de vie p r o p r e m e n t divin. Le p r o p o s philosophique est
essentiellement paradoxal.
Hérodote
1. La volonté de
philosopher.
Solon alla en Égypte chez Amasis et ensuite à Sardes chez Crésus. Là, il fut hébergé par Crésus dans
le palais royal. Deux ou trois jours après son arrivée,
des serviteurs, sur l'ordre de Crésus, le promenèrent
à travers les trésors et lui montrèrent que tout était
magnifique et opulent. Quand il eut tout regardé et
examiné à son aise, Crésus lui demanda : « Mon hôte
Athénien, le bruit de ta sagesse, de tes voyages, est
arrivé jusqu'à nous ; on nous a dit que le goût du
savoir1 et la curiosité t'ont fait visiter maints pays ;
aussi le désir m'est-il venu maintenant de te poser une
question : as-tu déjà vu un homme qui soit le plus heureux du monde ? » Il posait cette question dans l'idée
qu'il était le plus heureux des hommes. Mais Solon,
sans flatterie et en toute sincérité, répondit : « Oui,
roi : Tellos d'Athènes. » Surpris de cette réponse, Crésus demanda avec vivacité : « Pour quelle raison
estimes-tu donc que Tellos soit le plus heureux ? » Et
Solon : « Tellos, dans une ville fortunée, a eu des fils
beaux et bons ; il a vu naître des enfants de tous ses
fils, et tous ces enfants rester en vie... fortuné luimême, pour un homme de chez nous, il eut une fin
de vie très brillante ; dans un combat livré à Éleusis
par les Athéniens à leurs voisins, il marcha à l'ennemi,
le mit en déroute, et périt glorieusement ; les Athéniens
l'ensevelirent aux frais du public là même où il était
tombé, et lui rendirent de grands honneurs. » En vantant le bonheur et la destinée de Tellos, Solon avait
excité Crésus à questionner ; Crésus lui demanda qui,
des hommes qu'il avait vus, serait le second après Tellos ; il était fermement persuadé que la seconde place
au moins serait pour lui. Mais Solon répondit :
« Cléobis et Biton. Ils étaient de race argienne, jouissaient de ressources suffisantes, et, de plus, d'une force
corporelle dont voici les preuves : tous deux pareillement avaient remporté des prix dans les concours, et
on raconte, d'eux, cette histoire. Un jour de fête
d'Héra chez les Argiens, il fallait absolument que leur
mère fût portée au sanctuaire par un attelage ; et leurs
bœufs n'étaient pas arrivés des champs en temps
voulu ; empêchés d'attendre faute de temps, les jeunes
2. Expression suprême
de p a r a d o x e
philosophique : il est
des valeurs qui
transcendent nos vies.
3. C ' e s t la déesse qui se
trouve ici honorée.
4. Ces statues sont
encore a u j o u r d ' h u i
conservées au musée de
Delphes.
5. Plutarque, historien et
philosophe du IIe siècle,
accuse ici H é r o d o t e de
faire mensongèrement
et i m p u d e m m e n t
proférer p a r Solon u n e
opinion qui n'est pas la
sienne, mais celle de
Crésus. C ' e s t là u n
procédé qui sera
reconnu c o m m e
dialectique (De la
malignité d ' H é r o d o t e ,
c. m , éd. J. A m y o t , II,
1048).
6. N o t e r l'étroitesse d u
lien qui unit ici sagesse
et science.
gens se mirent eux-mêmes sous le joug et traînèrent
le char, le char où leur mère avait pris place ; ils la
transportèrent pendant quarante-cinq stades et arrivèrent au sanctuaire. Cet exploit accompli à la vue de
l'assemblée, ils terminèrent leur vie de la meilleure
façon ; et, dans la circonstance, la divinité fit bien voir
que, pour l ' h o m m e , il vaut mieux être mort que
vivant2. Les Argiens, entourant les jeunes gens, les
félicitaient de leur force ; les Argiennes félicitaient leur
mère d'avoir de semblables enfants ; elle, charmée de
leur action et de l'éloge q u ' o n en faisait, debout en
face de la statue divine, pria la déesse d'accorder à
Cléobis et à Biton ses fils, qui l'avaient grandement
honorée3, ce que l ' h o m m e peut obtenir de meilleur.
À la suite de cette prière, après le sacrifice et le banquet, les jeunes gens s'endormirent dans le sanctuaire
même ; et ils ne se relevèrent plus, mais trouvèrent là
leur fin. Les Argiens firent faire d'eux des statues qu'il
consacrèrent à Delphes comme celles d'hommes excellents 4. » Ainsi Solon attribuait à Cléobis et Biton le
second prix de bonheur. Sur quoi Crésus en colère :
« Et notre bonheur à nous, m o n hôte d'Athènes, estil donc par toi rebuté et tenu pour néant au point que
tu ne nous aies pas même trouvé digne de rivaliser avec
de simples particuliers ? » Solon répondit : « Crésus,
je sais que la divinité est toute jalousie et qu'elle aime
à s e m e r le t r o u b l e , et t u m ' i n t e r r o g e s sur
des affaires humaines5. Dans la longue durée d ' u n e
vie, on a l'occasion de voir beaucoup de choses que
l'on ne voudrait pas, et de pâtir aussi de beaucoup.
Je fixe à soixante-dix ans la limite de la vie d ' u n
homme. Ces soixante-dix périodes d ' u n e année donnent vingt-cinq mille deux cents jours, sans mois intercalaire ; si une sur deux doit être allongée d ' u n mois,
p o u r que le cycle des saisons coïncide avec l'année et
qu'elles arrivent au juste moment, les mois intercalaires, au cours de soixante-dix années, sont au nombre
de trente-cinq ; et les jours que donnent ces mois, au
nombre de mille cinquante. Or, de toutes les journées
qui forment les soixante-dix ans — il y en a vingt-six
mille deux cent cinquante — l'une n ' a m è n e rien du
tout de pareil à ce q u ' a m è n e l'autre. Dans ces conditions, Crésus, l ' h o m m e n'est que vicissitude 6. T u
7. Le Grec, à la vie
pauvre et frugale, n'a
pas à envier l'opulence
orientale. Cet idéal
ascétique sera encore
celui d'Épicure.
8. Apparaît ici le concept
d'autarcie. La vie
contemplative ou
théorétique devra sa
supériorité sur les autres
modes de vie au fait
qu'elle peut se passer de
tout concours ou moyen
extérieur. (Voir Aristote,
Ethique à Nicomaque,
I, 5. 1097 b 14 : « En
ce qui concerne le fait
de se suffire à soimême, voici quelle est
notre position : c'est ce
qui, pris à part de tout
le reste, rend la vie
désirable et n'ayant
besoin de rien d'autre.
Or tel est, à notre
sentiment, le caractère
du bonheur. » [Trad.
J. Tricot, p. 56].)
m'apparais comme le possesseur de beaucoup de
richesses, le roi de beaucoup de sujets ; mais ce que
tu m'as demandé, je ne peux dire encore que tu le sois,
avant d'avoir appris que tu aies terminé tes jours dans
la prospérité. L ' h o m m e très riche, en effet, n'est nullement plus heureux que celui qui vit au jour le jour,
si la fortune ne l'accompagne et ne lui donne de bien
finir sa vie au milieu d ' u n e prospérité complète. Bien
des hommes puissamment riches sont sans bonheur,
tandis que beaucoup d'autres, disposant de médiocres
ressources, ont à se louer de la fortune7. L ' h o m m e
très riche sans bonheur n ' a que deux avantages sur
l ' h o m m e à qui la fortune est favorable, tandis que
celui-ci en a beaucoup sur le riche sans bonheur. L ' u n
a plus de moyens pour satisfaire ses désirs et pour supporter le choc d ' u n e grande calamité. Mais l'autre a
sur lui ces avantages : s'il n'est pas capable à u n pareil
degré de supporter calamité et désir, sa bonne fortune
les écarte de lui ; il est sans infirmités, sans maladies,
à l'abri des maux, il a de beaux enfants, il est beau ;
si, de plus, il a encore une belle fin de vie, le voilà celui
que tu cherches, celui qui mérite d'être appelé heureux ; mais, avant qu'il soit mort, attendons, ne disons
pas encore qu'il soit heureux, disons que la fortune
lui sourit. Il n'est pas possible, q u a n d on est homme,
de réunir tous les avantages dont j ' a i parlé, pas plus
q u ' a u c u n pays ne suffit à se fournir de tout8 ; s'il
possède telle chose, il manque de telle autre ; et le pays
qui en possède le plus, celui-là est le meilleur du
monde. Pareillement, aucun individu humain, isolé,
ne peut se suffire ; s'il possède un bien, un autre lui
fait défaut ; et l'homme qui passe sa vie en possession
de beaucoup de biens et ensuite la termine doucement,
celui-là, à m o n sens, a le droit d'obtenir, ô roi, le titre
d'heureux. Mais il faut considérer en toutes choses la
fin, et comment elles tourneront ; car il y a eu déjà
beaucoup de gens à qui la destinée a laissé voir le
bonheur et qu'elle a renversés de fond en comble. »
Ces paroles de Solon, je pense, ne firent pas plaisir
à Crésus ; ne l'ayant jugé digne d'aucune considération, Crésus le congédia, persuadé que c'était sottise
de dédaigner les biens présents et d'inviter à voir la
fin de toutes choses.
Après le départ de Solon, la vengeance divine
frappa cruellement Crésus, parce que, je suppose, il
s'était cru le plus heureux de tous les hommes.
Histoires, I, 30, trad. Ph.-E. Legrand,
Les Belles Lettres, Paris
Doxographie e t dialectique
. Une littérature fragmentaire
Il n'est aucun philosophe de l'Antiquité dont nous possédions l'œuvre complète. Qu'on
songe seulement aux plus grands : Platon, dont nous lisons les dialogues et dont l'enseignement oral n'est connu qu'indirectement ; Aristote, dont les ouvrages destinés au
grand public avaient fait la gloire et dont les cours, miraculeusement retrouvés, sont
seuls accessibles complètement ; et à Cicéron lui-même, dont l'ouvrage le plus célèbre, l' Hortensius, que saint Ambroise avait fait lire à saint Augustin, est lui aussi perdu.
e Fragments et témoignages
Les ouvrages dits perdus sont fragmentairement et indirectement connus.
On appelle fragment une citation qui comporterait aujourd'hui des guillemets ; elle
figure dans un écrit tardif qui l'utilise pour s'en inspirer ou pour en contester la teneur.
On appelle témoignage un compte rendu soit fidèle, soit polémique, mais non littéral, d'une thèse ancienne retranscrite par un philosophe.
e Opinions et doxographie
Il existe, propres aux écoles ou destinés à la publication, des recueils d'opinions ou
encore doxographies. Ces recueils, composés par des doxographes, comme Aétius,
Diogène Laërce ou Stobée, sont destinés à fournir un matériau permettant d'aborder
dialectiquement l'étude des problèmes philosophiques.
e La dialectique au sens d'Aristote
Par dialectique, Aristote entend « une méthode qui nous rendra capables de raisonner
déductivement, en prenant appui sur des idées admises, sur tous les sujets qui peuvent se présenter, comme aussi, lorsque nous aurons nous-mêmes à répondre d'une
affirmation, de ne rien dire qui lui soit contraire ». (Aristote, Topiques, 1, 1, 100 a 18.)
Cette méthode permet donc de découvrir les principes servant de points de départ
aux raisonnements syllogistiques et démonstratifs.
Pour connaître les opinions admises, Aristote et ses successeurs, Théophraste en
particulier, ont été conduits à composer et à faire composer des recueils d'opinions,
ou encore doxographies.
C'est à cette méthode qu'est redevable la pratique encore actuelle de faire le point
de la question. Son but n'est que secondairement historique : il est essentiellement dialectique et philosophique.
4. Dialectique et opinions
Aristote
1. Principe ou point de
départ d ' u n
raisonnement.
2. L a dialectique
procède aussi par
paradoxe, comme pour
son f o n d a t e u r , Z é n o n
d'Élée.
3. L ' œ i l émet un flux
lumineux qui rencontre
le rai lumineux en
provenance de l'objet.
4. Voir ci-dessus,
note 1.
5. O n peut imaginer
que le professeur de
philosophie dispose
d ' u n matériau
pédagogique, sous
forme de tableaux que
l ' o n suspend au m u r de
la classe, au début
de la leçon.
6. Empédocle n'est pas
le seul à fixer à quatre
le n o m b r e des éléments.
Il existe autant de manières de recueillir des prémisses que d'espèces distinguées dans le chapitre que
nous avons consacré à la prémisse1 : on peut retenir
les opinions qui sont celles de tous les hommes, ou de
presque tous, ou de ceux qui représentent l'opinion
éclairée, et parmi ceux-ci, celles de tous, ou de presque tous, ou des plus connus, exception faite de celles
qui contredisent les évidences communes ; et aussi toutes celles qui sont en accord avec la science ou la technique. Il est également légitime de proposer le contraire
des évidences communes probables, mis sous forme
négative 2 (...). Il n'est pas moins utile de forger soimême des prémisses, en rassemblant non seulement
celles qui sont effectivement des idées admises, mais
aussi celles qui leur ressemblent, par exemple, que les
contraires relèvent du même sens, puisqu'ils relèvent
du même savoir ; en encore, que la vue s'effectue par
réception de quelque chose en nous, non par émission
de quelque chose hors de nous 3, puisque c'est ainsi
qu'opèrent les autres sens : de fait, l'ouïe s'effectue
par réception de quelque chosè en nous, non par émission de quelque chose hors de nous, le goût pareillement, et de même les autres. En outre, on peut poser
c o m m e u n principe et c o m m e u n e thèse admise 4 t o u t
ce qui à première vue se vérifie dans la totalité ou la
quasi-totalité des cas ; car les interlocuteurs accordent
une prémisse lorsqu'ils ne voient pas dans quel cas elle
ne se vérifie pas. Il faut encore recueillir des prémisses dans les livres, et dresser des tableaux pour chaque catégorie de sujets5, avec des têtes de rubriques
séparées, par exemple « le bien » ou « l'animal »,
« bien » devant être entendu dans toute son ampleur,
en commençant par l'essence. On indiquera en marge,
à chaque fois, le nom des tenants de ces opinions,
notant par exemple que c'est Empédocle qui dit que
les é l é m e n t s
des
corps
sont
au
n o m b r e
de
quatre 6 ;
car une chose a toutes chances d'être acceptée quand
c'est quelqu'un de célèbre qui l'a dite.
Topiques I, 14. 105 a 34, trad. J. Brunschwig,
Les Belles Lettres, Paris, 1967.
5. Raison et philosophie
L a nécessité de proposer des explications rationnelles conduit les premiers philosophes à dénoncer le recours aux mythes. Les mythes prétendent rendre compte
des origines en faisant appel à des forces divines. En grec, qui dit mythologie
dit théologie. L a philosophie, hostile aux fables, se doit de critiquer Homère.
5.1. La raison contre les fables
5.1.1. Xénophane (fin du VIe siècle avant J.-C.)
Ionien originaire de Colophon, p o u r échapper à l'invasion des Mèdes, Xénophane vint se fixer à Élée en Italie du sud, où il f o n d a l'école éléate (voir p. 94).
D a n s une œ u v r e satirique en vers, les Silles, il critique et ridiculise les théologiens. Le verbe sillaniser sera synonyme de critiquer. (Les chiffres romains
indiquent les numéros des f r a g m e n t s dans Les Présocratiques.)
Bx
Hérodien 1
1. Grammairien du
ne siècle. Cette citation
témoigne de l'intérêt
critique que Xénophane
porte à Homère.
Puisque, dès le début, on sait avec Homère [...]
Sur les voyelles à double temps, 296, 6
(Xénophane, B x, p. 117).
XI
Sextus Empiricus1
1. Médecin et
philosophe sceptique
du lie siècle.
2. Auteur légendaire de
l' Iliade et de l' Odyssée.
3. Auteur, au
VIlle siècle avant J.-C.,
de la Théogonie.
Les dieux sont accusés par Homère2 et Hésiode3
De tout ce qui chez nous est honteux et blâmable :
On les voit s'adonner au vol, à l'adultère
Et se livrer entre eux au mensonge trompeur.
Contre les mathématiciens, IX, 193
(Xénophane, B xi, p. 117).
XII
Sextus Empiricus
Homère et Hésiode, d'après Xénophane de Colophon :
« C a r ils o n t r a c o n t é s u r le c o m p t e des d i e u x
T o u t e s s o r t e s d ' a c t i o n s q u i d é f i e n t la j u s t i c e :
Ils les f o n t s ' a d o n n e r a u v o l , à l ' a d u l t è r e ,
E t se livrer e n t r e e u x a u m e n s o n g e t r o m p e u r . »
I b i d . , I, 289 ( X é n o p h a n e B x n , o p . c i t . , p p . 117-8).
XIII
Aulu-Gelle 1
1. Grammairien et
philosophe latin du IIe
siècle.
2. Historien grec du
IIIe siècle avant J.-C.
Les uns
ont
écrit q u ' H o m è r e
était plus âgé
qu'Hésiode : parmi eux se trouvent Philochoros2 et
Xénophane ; d'autres ont dit qu'il était plus jeune.
Nuits attiques, III, 11
(Xénophane B xm, op. cit., p. 118).
XIV
Clément d'Alexandrie 1
1. Père de l'Église
grecque, début du
m» siècle.
Des dieux, les mortels croient que comme eux ils sont
[nés,
Qu'ils ont leurs vêtements, leur voix et leur
[démarche.
Stromates, V, 109
(Xénophane B XIV, op. cit., p. 118).
xv
Clément d'Alexandrie
« Cependant si les bœufs, les chevaux et les lions
Avaient aussi des mains, et si avec ces mains
Ils savaient dessiner, et savaient modeler
Les œuvres qu'avec art, seuls, les hommes façonnent,
Les chevaux forgeraient des dieux chevalins,
Et les bœufs donneraient aux dieux forme bovine :
Chacun dessinerait pour son dieu l'apparence
Imitant la démarche et le corps de chacun. »
Stromates, V, 110
(Xénophane B xv, op. cit., p. 118).
XVI
Clément d'Alexandrie
1. C o m m e le fragment
précédent, celui-ci
dénonce
l'anthropomorphisme.
« Peau noire et nez camus : ainsi les Éthiopiens
Représentent leurs dieux, cependant que les Thraces
Leur donnent des yeux pers et des cheveux de feu »
Stromates, VII, 22
(Xénophane B xvi, op. cit., p. 118).
XVIII
Stobée 1
1. Jean de Stobi,
macédonien, est un
doxographe du
Ve siècle.
2. Ainsi les progrès de
la raison sont-ils les
fruits d'un long travail
humain.
« Ce n'est pas dès le commencement que les dieux
Ont tout dévoilé aux mortels ; mais, en cherchant,
Ceux-ci, avec le temps, découvrent le meilleur2. »
Choix de textes, I, vin, 2 ; Florilège, III, x x i x , 41
(Xénophane, B x v i n , op. cit., p. 119).
On peut lire dans Sextus Empiricus deux citations empruntées elles aussi
à des Silles composés cette fois par Timon, auteur sceptique du début du
IIIe siècle. (Voir Xénophane A xxxv, in Les Présocratiques, p. 107.)
Timon
1. Timon.
2. Xénophane se voit
reprocher de n'avoir
pas été un vrai
sceptique...
Car ill le loue en de nombreux passages, au
point de lui dédier ses Silles ; mais il l'a fait se plaindre en ces termes :
« Ah ! Que n'ai-je montré un esprit plus prudent,
Et jeté sur le monde un regard dédoublé2 !
Je me suis engagé sur une voie trompeuse
Et me voici, vieillard, tout aussi maladroit
Sur toute la sceptique. En effet, quel que fût
Le lieu où mon esprit orientait sa recherche,
J'avait une réponse avec l'Un et le Même,
Tout entier existant et retournant sans cesse
À une nature une et en tous points semblable. »
Cité par Sextus Empiricus,
Hypotyposes pyrrhoniennes, I, 223
(Xénophane A xxxv, op. cit., p. 107).
« X é n o p h a n e , u n e s p r i t m o d e s t e et le c e n s e u r
D e s m e n s o n g e s f o r g é s p a r la g e n t h o m é r i q u e .
D e D i e u il c o m p o s a u n e i m a g e a p u r é e
Q u i n e d o i t r i e n à l ' h o m m e : u n D i e u p a r t o u t égal,
I m m o b i l e , d ' u n b l o c , et d o u é d ' u n intellect
Bien plus intelligent q u e l'est t o u t e pensée. »
3. Voir infra, p. 94
et suiv.
Il a e m p l o y é e s p r i t m o d e s t e p a r c e q u e , e n u n cert a i n sens, X é n o p h a n e était sans v a n i t é ; et il l ' a dit censeur des mensonges d ' H o m è r e parce qu'il a critiqué
les m e n s o n g e s d ' H o m è r e . M a i s c o n t r a i r e m e n t a u x
n o t i o n s c o m m u n e s des a u t r e s h o m m e s , X é n o p h a n e a
p r o f e s s é d o g m a t i q u e m e n t 3 q u e le T o u t est u n , q u e
D i e u est c o n n a t u r e l à t o u t e s choses, q u ' i l est s p h é r i q u e ,
i m p a s s i b l e , i m m u a b l e et r a i s o n n a b l e . ( I b i d . , I, 225.)
5.1.2. Héraclite d'Ephèse (VIe-Ve siècles avant J.-C.)
Rationaliste lui aussi, Héraclite critique vivement les faiseurs de mythes. On
lira successivement un témoignage (A XXII) et quelques f r a g m e n t s tirés de
l'édition des Présocratiques.
A xxil
Nouménios1
1. Nouménios d'Apamée,
néoplatonicien du
ne siècle.
Nouménios loue Héraclite d'avoir blâmé Homère
qui avait souhaité la disparition et l'anéantissement des
maux de la vie, sans comprendre que, ce faisant, il
demandait la fin du monde, puisque la matière, source
des maux, serait entièrement supprimée.
F r a g m e n t 16, éd. Thedinga, cité par Chalcidius,
Commentaire sur le Timée de Platon, 297
(Héraclite, A XXII, op. cit., p. 145).
1. Doxographe du
début du Ille siècle.
2. Historien milésien du
milieu du VIe siècle
avant J.-C. Comme
Pythagore et
Xénophane, il n'aurait
pas aperçu que l'Un
doit envelopper la
contradiction.
B XL
Diogène Laërce1
Un savoir universel n'instruit pas l'intellect.
Sinon il aurait instruit Hésiode et Pythagore,
ainsi q u e
Xénophane
et Hécatée 2.
Vies,
(Héraclite
B
XL,
op.
cit.,
p.
IX,
1
155).
XLII
Diogène Laërce
1. Poète lyrique du
viie siècle avant J.-C.
Il d i s a i t :
« Homère
m é r i t e d ' ê t r e c h a s s é des c o n c o u r s et b a s t o n n é
et A r c h i l o q u e 1 d e m ê m e . »
Vies, I X , i
( H é r a c l i t e B XLII, o p . c i l . , p. 156).
LVI
Hippolyte1
1. Saint Hippolyte,
évêque et m a r t y r
du me siècle.
2. F a u t e de résoudre
cette énigme, H o m è r e
serait m o r t de chagrin.
Trompés, dit [Héraclite], sont les hommes quant
à leur connaissance des visibles, tout comme Homère,
qui était plus sage que tous les Grecs réunis.
Car des enfants qui tuaient des poux le trompèrent en disant :
« Ce que nous avons vu et pris, nous le laissons.
Ce que nous n'avons ni vu ni pris, nous l'emportons 2. »
Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9
(Héraclite B LVI, op. cit., pp. 158-9).
LVII
Hippolyte
1. Philosopher pour
Héraclite, c'est
appréhender l'union
rationnelle des contraires.
(Voir infra p. 45.)
Instituteur de la plupart des hommes est Hésiode.
Ils savent qu'il connaissait beaucoup de choses
lui qui n'était pas capable de comprendre
le jour et la nuit car ils sont un 1.
Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10
(Héraclite, B LVII, op. cit., p. 159).
5.1.3. Platon (voir p. 316)
Il s'inscrit lui aussi dans cette tradition. Au nom de la philosophie, il doit
tenir Homère pour un imitateur ignorant qui n 'est ni l'instituteur de la Grèce,
ni un maître de vertu.
Platon
Maintenant nous ne demanderons pas compte à
Homère ni à tout autre poète de mille choses dont ils
ont parlé ; nous ne demanderons pas si tel d'entre eux
1. Divinité du temple
d'Épidaure dont
l'équivalent latin sera
Esculape.
2. Voir la fiche « Les
Sept sages » (p. 16).
3. Frère de Platon,
interlocuteur de Socrate
dans La République.
4. Les poètes
successeurs d'Homère.
5. Voir la fiche « Les
Sept sages » (p. 16).
Anacharsis, ami de
Solon, ne figure pas sur la
liste établie par Stobée.
a été un habile médecin, et non un simple imitateur
du langage des médecins, quels malades un poète
ancien ou moderne passe pour avoir guéris, comme
l'a fait Asclépios1, ou quels disciples savants en
médecine il a laissés après lui, comme celui-ci a laissé
ses descendants. Ne les interrogeons pas non plus sur
les autres arts : faisons-leur en grâce. Mais pour les
sujets les plus importants et les plus beaux dont
Homère s'est mêlé de parler, tels que la guerre, le
commandement des armées, l'administration des
États, l'éducation de l'homme, il est peut-être juste de
l'interroger et de lui dire : « Cher Homère, s'il est vrai
qu'en ce qui regarde la vertu tu ne sois pas éloigné de
trois degrés de la vérité, et que tu ne sois pas le simple
ouvrier d'images que nous avons dénommé imitateur ;
si tu t'élèves jusqu'au second degré et si tu fus jamais
capable de connaître quelles institutions rendent les
hommes meilleurs ou pires dans la vie privée et dans
la vie publique, dis-nous quel État te doit la réforme
de son gouvernement, comme Lacédémone en est redevable à Lycurgue2 et beaucoup d'États grands et
petits à beaucoup d'autres. Quel État reconnaît que
tu as été un bon législateur et que tu lui as fait du
bien? L'Italie et la Sicile ont eu Charondas2, et
nous, Solon ; mais toi, dans quel État as-tu légiféré ? »
Pourrait-il en citer un ?
Je ne le pense pas, dit Glaucon3 ; les Homéri-
des4 eux-mêmes n'en disent rien.
Mais fait-on mention d'une guerre qui ait eu lieu
de son temps et qu'il ait heureusement conduite par
lui-même ou par ses conseils ?
D'aucune.
Mais le donne-t-on pour un homme habile dans
les travaux et cite-t-on de lui mainte invention ingénieuse dans les arts ou dans tout autre domaine
d'activité, comme on le fait de Thalès de Milet et
d'Anacharsis le Scythe5 ?
On n'en cite rien de tel.
Mais ce qu'il n'a point fait pour les États, l'a-t-il
fait pour les particuliers ? en est-il dont il passe pour
avoir dirigé lui-même l'éducation pendant sa vie, qui
l'aient aimé pour ses leçons et qui aient transmis à la
postérité un plan de vie homérique, comme Pythagore
qui fut extraordinairement aimé pour cela, et dont les
sectateurs suivent encore aujourd'hui un régime de vie
qu'ils appellent pythagorique, régime qui les distingue
de tous les autres hommes ?
Platon, L a République X, 599 b,
trad. É. Chambry, Les Belles Lettres, Paris, 1948.
5.2. La raison au secours des fables : l'interprétation allégorique
Si l'on veut sauver les mythes et conserver leur intérêt, il f a u t tenter d'en p r o p o s e r une lecture allégorique. Cette démarche nouvelle et qui f e r a école
— songeons au stoïcien Chrysippe (280-207), à Cicéron (106-43) et à l'épicurien Philodème de Gadara (Ier siècle avant J.-C.), et, à l'époque moderne, à
Spinoza dans le Traité théologico-politique ou à l'historien de l'alchimie D o m
Pernety dans Les Fables égyptiennes et grecques — est inaugurée p a r Métrodore de L a m p s a q u e (ve siècle avant J.-C.), un disciple d'Anaxagore. N o u s
citons ici les témoignages //, /// et i v f i g u r a n t dans Les Présocratiques
(pp. 693-694).
A 11
Diogène Laërce 1
1. Doxographe du
début du IIIe siècle.
2. Voir p. 129.
Métrodore de Lampsaque, le familier d'Anaxagore 2, a poussé encore plus loin sa philosophie et fut
le premier à étudier Homère sous l'angle de la philosophie de la nature.
Vies, II, II.
III
Tatien 1
1. Sophiste chrétien du
IIe siècle.
Métrodore de Lampsaque, dans son ouvrage sur
Homère, s'est livré, lui aussi, à des considérations tout
à fait naïves en s'efforçant de tout ramener à un sens
allégorique : car Héra, Athéna et Zeus ne sont nullement, dit-il, ce qu'en pensent ceux qui leur bâtissent
des temples et leur élèvent des autels. Ce sont en réalité des principes de la nature et des dispositions
d'éléments. Manifestement Hector et Achille, ainsi
qu'Agamemnon et en un mot tous les Grecs et les bar-
2. Homère aurait donc
traité allégoriquement
de la nature.
bares, y compris Hélène et Pâris, sont des réalités également naturelles2 ; mais on a introduit ces personnages p o u r les besoins du récit, direz-vous, bien
q u ' a u c u n d'eux n'ait réellement existé.
Contre les Grecs, 21.
IV
Philodème1
1. Philodème de
Gadara, auteur
épicurien du Ier siècle
av. J.-C.
2. Ou encore Pâris.
Il traitait des lois et des coutumes en usage chez
les hommes, et ajoutait qu'Agamemnon est l'éther,
Achille le Soleil, Hélène la Terre, et Alexandre 2 l'air,
Hector la Lune, et que les autres personnages remplissent aussi le rôle de dénominations symboliques. Parmi
les dieux, Déméter est le foie, Dionysos la rate et Apollon la bile.
Papyrus d'Herculanum,
collectio altéra, VII, III, fragment 90.
Là encore, on constate, dès le commencement, la liaison étroite entre
philosophie et raison. Le savoir, sous toutes ses formes, est toujours rationnel.
6. Géographie philosophique
La philosophie grecque a une double origine, ionienne et italienne.
En Ionie (notre Asie Mineure), la physiologie — ce terme désigne la science
des réalités naturelles et les philosophes qui l'élaborent sont appelés physiologues — rend compte des phénomènes physiques : génération, dépérissement
et essence même des choses, en les rapportant à une archè matérielle primitive.
Archè signifie « souche, commencement », avant que la philosophie (grâce à
Aristote) ne lui donne la valeur particulière de « principe ».
Les plus illustres physiologues ioniens sont Thalès, Anaximandre, Anaximène, Héraclite et Diogène d'Apollonie.
En Italie du Sud et en Sicile, siège de l'école pythagoricienne et de l'école
éléate, on assigne au contraire au nombre et à l'essence intelligible le pouvoir
de faire exister toute chose en lui imposant sa mesure. On dirait aujourd'hui
que le principe ne réside plus dans la matière, mais dans les idées. Usons pourtant de ces notions avec prudence car, à cette époque archaïque, les termes
de matière et d'idée n'ont pas encore la signification technique qui est
aujourd'hui la leur.
Lorsque conflueront à Athènes ces deux courants majeurs de la philosophie, celle-ci prendra la forme achevée que lui donneront Platon et Aristote.
Le « miracle grec » sera accompli en philosophie.
Proclus, néoplatonicien du Ve siècle, dans son commentaire du
Parménide, dialogue où Platon a mis en scène la figure la plus marquante
de l'école éléate, explique à la fois cette double origine en même temps que
cette rencontre. Il invente, ce faisant, la géographie philosophique.
Proclus
1. Ce lemme est une
citation du début du
Parménide de Platon
(126 a) que Proclus va
commenter. Céphale et
les philosophes de
Clazomènes
représentent l'Ionie.
Adimante et Glaucon
sont les frères de
Platon qui interrogent
aussi Socrate dans La
République. On sait
aujourd'hui que La
République et le
Parménide ont été
composés en même
temps par Platon.
2. Formes ou idées
constituant les seuls
êtres véritables.
3. Les physiologues.
4. Phédon 96 a et suiv.
Voir infra,
Anaxagore (p. 138).
« Lorsque nous fûmes arrivés à Athènes, de Clazomènes, notre patrie, nous rencontrâmes sur l'Agora
Adimante et Glaucon 1 ».
Les philosophes d'Italie, comme nous l'avons souvent dit, se sont occupés tout spécialement des choses
qui sont des formes intelligibles2, et n'ont touché que
très peu à la philosophie des choses, objets de l'opinion. Les philosophes d'Ionie 3, au contraire, se sont
peu souciés de la théorie des intelligibles, ont étudié
dans tous les sens la nature et les œuvres de la nature.
Socrate et Platon abordant ces deux sujets ensemble,
ont donné son complément à la philosophie qui restait trop pauvre, et exposé une philosophie plus haute
et plus vaste. Et c'est ce que Socrate montre dans le
Phédon 4 lorsqu'il dit qu'il s'était d ' a b o r d épris de
la physiologie, mais qu'ensuite il s'était jeté avec une
ardeur précipitée vers les Idées et les causes divines des
êtres. Les idées philosophiques que ces deux écoles
avaient exposées, Platon et Socrate réunirent ce
qu'elles contenaient toutes deux de b o n et en formèrent une seule doctrine qui exprime la vérité la plus
complète : et c'est là ce qu'il me semble que Platon
nous indique par la présente scène, qui, ce qui mérite
ici toute notre admiration, nous fait connaître déjà suffisamment les idées dont traitera le dialogue. En effet
ce sont des Ioniens qui se rencontrent à Athènes, afin
de participer à des doctrines plus parfaites, tandis que
les personnages d'Athènes ne se rendent pas en Italie
pour la même raison, afin de connaître les théories des
philosophes de ce pays ; mais inversement, ceux-ci,
venus à Athènes, leur communiquent leur propre philosophie. De sorte que pour ceux qui peuvent et savent
5. Proclus résume ici sa
propre lecture
(néoplatonicienne) de
Platon.
6. Proclus invente ici la
géographie
philosophique.
v o i r , il s ' a g i t des ê t r e s m ê m e s : les p r e m i e r s des ê t r e s
s o n t p r é s e n t s p a r t o u t 5 , et n e r e n c o n t r e n t a u c u n
empêchement, jusques a u x derniers, en passant p a r
c e u x q u i o c c u p e n t le r a n g i n t e r m é d i a i r e ; les d e r n i e r s
r e ç o i v e n t l e u r p e r f e c t i o n p a r l ' i n t e r m é d i a i r e des
m o y e n s ; les m o y e n s r e ç o i v e n t e n e u x la c o m m u n i c a t i o n des p r e m i e r s , m e u v e n t les d e r n i e r s , les r e t o u r n e n t
vers e u x - m ê m e s et d e v i e n n e n t p o u r ainsi d i r e les centres et les f o r c e s des e x t r ê m e s , r e m p l i s p a r les p l u s p a r faits, r e m p l i s s a n t les i m p a r f a i t s . L ' I o n i e s e r a d o n c le
s y m b o l e d e la n a t u r e ; l ' I t a l i e d e la s u b s t a n c e intellect u e l l e ; A t h è n e s le s y m b o l e d e la s u b s t a n c e m o y e n n e
p a r l ' i n t e r m é d i a i r e d e l a q u e l l e les â m e s réveillées
remontent
de
la n a t u r e
à la raison 6.
C o m m e n t a i r e s u r le P a r m é n i d e
trad.
A.
Ed.
Chaignet,
de Platon,
Paris,
659,
1900,
25,
p. 94.
C h a p i t r e
2
Les écoles d'Ionie
1. T h a l è s
Le plus ancien philosophe reconnu comme tel est Thalès de Milet. Il vécut
à une époque très ancienne puisque, selon l'historien Hérodote (Histoires I,
74), il aurait prévu l'éclipse de soleil du 28 mai 585 avant J.-C.
Toute réalité procède d'une archè, ou principe matériel, qui est l'eau.
1.1. De l'eau procèdent toutes choses et toute vie
Aristote
Rien ne se perd, tout
se transforme.
2. Élément et principe
sont des termes
aristotéliciens. On ne
saurait affirmer ni que
Thalès en faisait usage,
ni qu'il leur donnait
cette valeur technique.
La plupart des premiers philosophes estimaient
que les principes de toutes choses se réduisaient aux
principes matériels. Ce à partir de quoi sont constituées toutes les choses, le terme premier de leur génération et le terme final de leur corruption — alors que,
la substance demeurant, seuls ses états changent1 —
c'est cela qu'ils tiennent pour l'élément et le principe 2
des choses ; aussi estiment-ils que rien ne se crée et que
rien ne se détruit, puisque cette nature est à jamais
conservée [...].
Car il doit exister une certaine nature unique ou
bien plusieurs, dont sont engendrées toutes les autres
alors que celle-ci se conserve. Cependant tous ne sont
pas d'accord sur le nombre et la forme d ' u n tel principe. P o u r Thalès, le fondateur de cette conception
philosophique, ce principe est l'eau (c'est pourquoi il
soutenait que la Terre flotte sur l'eau) ; peut-être
3. La semence est
toujours de même
nature que l'âme : ici,
l'élément humide.
4. Allusion à Homère.
5. Un des fleuves des
Enfers.
admit-il cette théorie en constatant que toute nourriture est humide et que le chaud lui-même en tire génération et vie (or, ce dont procède la génération est
principe de toutes choses) ; voilà ce qui le conduisit
à admettre cette théorie, et aussi le fait que les semences de toutes choses ont une nature humide3, de telle
sorte que l'eau est pour les choses humides le principe
de leur nature. Mais certains estiment que même les
anciens qui se situent bien avant la génération actuelle
et furent les premiers à faire de la théologie 4 admettaient la même théorie touchant la nature. Ils faisaient
d'Océan et de Thétys les ancêtres de la génération et
disaient que le serment des dieux se fait par l'eau, à
laquelle les poètes donnent le nom de Styx5 : car le
plus ancien est le plus respectable et c'est par le plus
respectable que l'on prête serment.
Métaphysique, A, 3. 983 b 6
(A xii, Les Présocratiques, p. 15).
Galien 1
1. Médecin du nc siècle.
2. Cette formule ne
peut guère être
attribuée à Thalès, car
c'est Empédocle qui
passe pour avoir
inventé les quatre
éléments.
Bien que Thalès ait déclaré que toutes les choses
sont composées à partir de l'eau, il n'en veut pas moins
que les éléments subissent de mutuelles transmutations.
Le mieux est de citer son propre propos, au livre
second de son traité Sur les principes où il déclare :
« Quant aux célèbres quatre éléments2, dont nous
disons que le premier est l'eau, que nous posons en
quelque sorte en élément unique, ils se mélangent
mutuellement par combinaison, solidification et composition des choses du monde ».
Sur les humeurs d'Hippocrate, I, 1
(B ni, op. cit., p. 22).
Aristote
1. La pierre d'Héraclée
a des propriétés
magnétiques. Le fer,
comme tout métal, est
fusible. Son élément est
donc l'eau. L'eau est
l'âme qui le meut vers
l'aimant.
Il semble aussi que Thalès, à ce qu'on rapporte,
ait tenu l'âme pour quelque chose de moteur, puisqu'il
a dit que la pierre d'aimant a une âme, étant donné
qu'elle meut le fer 1.
De l'âme, I, 2. 405 a 19 (A xxii, p. 21).
1.2. A s t r o n o m i e et g é o m é t r i e
L ' i n t é r ê t d e s m i l é s i e n s p o u r l ' a s t r o n o m i e e s t lié à la r é f l e x i o n s u r le t e m p s
(voir a u s s i A n a x i m a n d r e ) p a r c e q u e rien n e m e u r t , t o u t s e t r a n s f o r m e , et q u ' e n
f i n d e c o m p t e , a u t e r m e d ' u n e p é r i o d e , les c h o s e s s e r e n d e n t j u s t i c e . M a i s
à l ' a s t r o n o m i e s e t r o u v e liée la g é o m é t r i e .
1.2.1. L ' a s t r o n o m i e
Dercyllide 1
1. Commentateur de
Platon, probablement
au i" siècle.
2. Élève d'Aristote.
3. Pythagoricien du
Ve siècle.
Eudème2 rapporte dans son Histoire de l'astronomie qu'CEnopide 3 découvrit le premier l'obliquité
du zodiaque et le cycle de la grande année et Thalès
l'éclipsé du Soleil et le caractère non toujours égal de
la période des solstices.
Cité par Théon de Smyrne, Commentaire de Platon,
éd. Hiller, p. 198, 14 (A xvii, op. cit., p. 18).
1.2.2. Les théorèmes de Thalès
Proclus 1
1. Néoplatonicien du
Ve siècle.
2. Disciple d'Aristote
et auteur supposé d'une
Histoire de la
géométrie.
C'est Thalès qui le premier, à ce q u ' o n prétend,
démontra que le diamètre partage le cercle en deux parties égales.
Commentaire sur le premier livre des
Éléments d'Euclide, 157, 10.
Il faut rendre grâce à l'antique Thalès, entre
autres découvertes, pour celle du théorème suivant :
car on dit qu'il fut le premier à découvrir et à énoncer
que les angles à la base de tout triangle isocèle sont
égaux, bien qu'il ait appelé semblables, selon une terminologie plus ancienne, les angles qui sont égaux.
Ibid., 250, 2 (A x x , op. cit., p. 20).
Ce théorème selon lequel quand deux droites se
coupent, les angles opposés par le sommet sont égaux,
fut découvert p o u r la première fois, d ' a p r è s
Eudème2, par Thalès.
Ibid., 299, 1 (op. cit., p. 20).
Eudème dans son Histoire de la géométrie attribue ce théorème [de l'égalité des triangles] à Thalès ;
car, dit-il, la méthode par laquelle Thalès a montré
comment mesurer la distance des navires en mer fait
nécessairement appel à ce théorème.
Ibid., 352, 14 (A x x , op. cit., p. 20).
Pline 1
1. Savant r o m a i n
(23-79).
Thalès de Milet a trouvé une méthode pour mesurer la hauteur [des pyramides], en mesurant leur ombre
à l'heure où elle est régulièrement égale à son objet.
Histoire naturelle, XXXVI, 8
(A x x i , op. cit., p. 20).
Plutarque 1
1. Philosophe et
historien grec du début
du ne siècle.
Dressant seulement à plomb un bâton au bout de
l'ombre de la pyramide, et se faisant deux triangles
avec la ligne que fait le rayon du Soleil touchant aux
deux extrémités, tu montras qu'il y avait telle proportion de la hauteur de la pyramide à celle du bâton,
comme il y a de la longueur de l'ombre de l'un à
l'ombre de l'autre.
Le Banquet des Sept Sages, 2, p. 147 A
(A XXI, op. cit., p. 21).
1.3. Prévoir mais rester désintéressé
Platon s'est moqué plus ou moins de Thalès dans son Théétète (174 a). Aristote
rectifie cette image. L a prévision scientifique confère au philosophe un p o u voir qui p o u r r a i t lui valoir la fortune. Mais la science est désintéressée.
Aristote
1. Thalès invente un
monopole : ici, celui
des moulins à olives.
Voyez l'histoire de Thalès de Milet. Voici la combinaison financière qu'il inventa, et bien qu'elle lui soit
attribuée à lui personnellement, en raison de sa réputation d'habileté, elle est d'une portée tout à fait universelle 1. Comme on lui reprochait sa pauvreté qui
attestait l'inutilité de la philosophie, il tira, dit-on, de
ses observations astronomiques, la conclusion que la
prochaine récolte d'olives serait fort abondante ; aussi,
alors qu'on était encore en hiver, consacra-t-il le peu
d'argent qu'il possédait à s'assurer la location de tous
les pressoirs de Milet et de Chio, qu'il obtint à bas prix,
n'ayant contre lui aucun enchérisseur. Quand l'occasion survint, une soudaine et forte demande se fit sur
les pressoirs ; il les sous-loua aux conditions qu'il voulut, et la fortune qu'il en retira lui permit de montrer
qu'il est aisé aux philosophes de s'enrichir, pour peu
qu'ils le désirent, mais que ce n'est point vers ce but
que tendent leurs vertueux efforts.
Politique, I, 11. 1259 a 6, trad. J.-P. D u m o n t
(A x, op. cit., p. 13).
2. Anaximandre
P o u r cet ami et successeur de Thalès, /'élément ne saurait être le principe,
mais il dérive de ce principe, appelé /'Illimité (ou Infini), p a r c e qu'il enferme
une infinité de réalités et même de mondes possibles. Tout ce qui existe en
est l'expression. Tout vient de lui et doit y retourner.
2.1. L'illimité
Simplicius 1
1. Néoplatonicien de la
fin du vie siècle,
précieux commentateur
d'Aristote.
2. Anaximandre donne
à archè sa valeur
technique.
3. De quelle nature est
cette nécessité qui
remplit la fonction de
cause efficiente ou
motrice ? L'état des
textes conservés
n'apporte pas de
réponse à la question.
4. Le substrat est
l' Illimité. Cet Illimité
est-il matériel ? Sans
l invention par Aristote
du concept de matière,
cette question serait
presque vide de sens.
5. Mouvement produit
par la nécessité.
De ceux qui disent que le principe est un, m û et
illimité, Anaximandre, fils de Praxiadès, de Milet, successeur et disciple de Thalès, a dit que l'Illimité est le
principe et l'élément des choses qui sont, étant du reste
le premier à user du terme de principe2. Il dit qu'il
n'est ni l'eau, ni rien d'autre de ce que l'on dit être
des éléments, mais qu'il est une certaine autre nature
illimitée dont sont engendrés tous les cieux et tous les
mondes qui se trouvent en eux. Ce dont la génération
procède pour les choses qui sont est aussi ce vers quoi
elles retournent sous l'effet de la corruption, selon la
nécessité3, car elles se rendent mutuellement justice et
réparent leurs injustices selon l'ordre du temps, dit-il
lui-même en termes poétiques. Il est évident qu'après
avoir observé la transformation mutuelle des quatre
éléments, il ne pouvait estimer q u ' o n pût assigner à
l'un un rôle de substrat4, mais qu'il fallait bien qu'il
y eût quelque chose d'autre en plus de ces quatre éléments. Il ne pense pas que la génération se produit par
altération élémentaire mais à l'opposé par dissociation
des contraires sous l'effet du mouvement éternel5.
C'est la raison pour laquelle Aristote l'a classé avec
ceux de l'école d'Anaxagore.
Commentaire sur la Physique d'Aristote, 24, 13
(A ix, op. cit., p. 26).
2.2. Devenir et génération
Voici comment toutes choses procèdent de /'Illimité.
Pseudo-Plutarque1
1. A u t e u r a n o n y m e
d o n t l ' œ u v r e est
conservée avec les
manuscrits de
Plutarque.
2. Thalès.
3. L'illimité.
Après lui2, Anaximandre, compagnon de Thalès, disait que l'Illimité est la cause universelle de toute
génération et corruption, dont se sont, dit-il, discriminés les cieux et généralement tous les mondes, qui
sont illimités. Il affirmait que leur corruption et, bien
avant elle, leur génération, se produisait à partir de
l'éternité illimitée, du fait de toutes leurs révolutions.
La Terre, à ce qu'il prétend, a la forme d ' u n cylindre
dont la profondeur est trois fois plus grande que la
largeur. Il soutient encore que l'élément qui, à partir
de l'éternité 3, engendre le chaud et le froid selon le
processus de génération de ce monde, se trouve discriminé, et que de lui naît une sphère de feu qui enveloppe l'air autour de la Terre, comme fait l'écorce d ' u n
arbre ; puis, de son éclatement en débris circulaires
sont constitués le Soleil, la Lune et les astres. Il affirme
encore que l ' h o m m e a été au commencement engendré à partir d'animaux d'espèce différente, compte
tenu du fait que les autres animaux se nourrissent très
tôt par leurs propres moyens, alors que l ' h o m m e est
le seul à réclamer un allaitement prolongé : c'est pourquoi, au commencement, l ' h o m m e n'aurait pas pu
trouver son salut, si sa nature avait déjà été telle qu'elle
est maintenant.
Stromates, 2 (A x, op. cit., p. 28).
2.3. Évolution des espèces
Les espèces n'existent pas de toute éternité : elles sont produites peu à peu,
par transformation et évolution.
Aétius1
1. Doxographe. Voir la
fiche « Doxographie »,
p. 20.
Anaximandre dit que les premiers animaux sont
nés dans l'humide, enveloppés par une écorce épineuse ; et que, le temps aidant, ils évoluèrent vers une
c o n d i t i o n p l u s s è c h e et a p r è s a v o i r b r i s é l e u r é c o r c e ,
ils s u r v é c u r e n t u n c o u r t i n s t a n t .
O p i n i o n s , V, x i x , 4 ( A x x x , op. cit., p. 38).
Censorinus 1
1- Grammairien latin
du Ille siècle.
A n a x i m a n d r e d e M i l e t e s t i m a i t q u e d e l ' e a u et d e
la t e r r e r é c h a u f f é e s é t a i e n t sortis soit d e s p o i s s o n s , soit
des a n i m a u x t o u t à fait semblables a u x poissons. C ' e s t
a u s e i n d e ces a n i m a u x q u ' o n t é t é f o r m é s les h o m m e s
e t q u e les e m b r y o n s o n t é t é r e t e n u s p r i s o n n i e r s j u s q u ' à
l ' â g e de la p u b e r t é ; alors s e u l e m e n t , a p r è s q u e ces anim a u x e u r e n t éclaté, en sortirent des h o m m e s et des
f e m m e s d é s o r m a i s a p t e s à se n o u r r i r .
D u j o u r d e la n a i s s a n c e , iv, 7 ( A x x x , o p . cit., p. 38).
3. Anaximène
Anaximène (milieu du VIe siècle) renonce à tenir le principe p o u r illimité. C'est
l'air qui tient lieu de matière ou de substrat et qui, p a r raréfaction et condensation, engendre tous les êtres.
3.1. L ' a i r se condense et se raréfie
Simplicius1
1. Néoplatonicien de la
fin du VIe siècle,
précieux commentateur
d'Aristote.
2. En termes
aristotéliciens, cette
expression désigne la
matière.
3. Ces termes désignent
la causalité efficiente
ou motrice, responsable
des changements qui
affectent le substrat ou
matière.
Anaximène, fils d'Eurystrate, de Milet, disciple
d'Anaximandre, dit encore comme lui que la nature
qui fait fonction de substrat 2 est une et illimitée,
mais ne la tient pas comme lui pour indéfinie, disant
qu'elle est l'air ; celui-ci diffère selon les substances
du fait de sa raréfaction ou de sa condensation : devenant plus subtil, il devient feu ; se condensant, il devient
vent, puis nuage et plus loin encore eau, puis terre, puis
pierres, et les autres créatures procèdent de celles-ci. Il
confère lui aussi au mouvement l'éternité et pense qu'il
est l'instrument de la production du changement.
Commentaire sur la Physique d'Aristote, 24, 26.
Anaximène est le seul auquel Théophraste dans son
Histoire ait attribué l'usage des termes de raréfaction
et de condensation, mais il est évident que tous les autres
aussi ont usé de raréfaction et de condensation3.
Ibid., 149, 32 (A v, op. cit., p. 42).
3.2. L'air est le Tout
Hermias 1
1. Philosophe chrétien
de la fin du lie siècle ou
du début du IIIc siècle.
Voici qu'Anaximène intervient pour protester :
« Mais crois donc à ce que je t'assure : le Tout, c'est
l'air ; en se condensant et en se rassemblant il engendre l'eau et la terre, alors q u ' e n se raréfiant et en se
dilatant il engendre l'éther et le feu, puis, en reprenant sa nature propre, l'air. Raréfaction et condensation, ajoute-t-il, sont les formes de son changement. »
Satire des philosophes païens, 7
(A vin, op. cit., p. 44).
3.3. L'air serait Dieu
Cicéron
1. Dans cette
hypothèse, il est faux
de vouloir, comme le
pense Simplicius (texte
cité plus haut),
distinguer le
mouvement, de l'air
tenu pour simple
substrat. Aétius (texte
suivant) va reprendre
cette critique.
Ensuite Anaximène établit que l'air est Dieu, qu'il
est engendré, qu'il est immense, infini et toujours en
mouvement1, comme si l'air pouvait être Dieu en
étant dépourvu de toute forme — d'autant plus que
non seulement Dieu doit avoir une forme, mais encore
la plus belle de toutes — et comme si tout ce qui a été
engendré n'était pas naturellement voué à la mort.
De la nature des dieux, I, x, 26
(A x, op. cit., p. 44).
3.4. L'air : âme du monde et âme de l'homme
Aétius 1
1. Doxographe. Voir la
fiche « Doxographie »,
p. 20.
2. Cette critique
d'Aétius est inspirée
d'Aristote, peut-être
par l'intermédiaire de
Théophraste.
Anaximène, fils d'Eurystrate, de Milet, affirmait
que le principe des choses est l'air : c'est de lui que
toutes choses sont engendrées et c'est à lui que toutes
choses retournent après dissolution. « De même, ditil, que notre âme, qui est d'air, nous soutient, de même
le souffle et l'air enveloppent la totalité du monde »
(souffle et air sont pour lui synonymes). Mais il a
tort2 de penser que les animaux sont composés d'un
air et d'un souffle simple et uniforme ; car il est impossible que la matière des choses constitue un principe
unique, et il faut encore poser comme principe la cause
efficiente : par exemple l'argent n'est pas à même de
devenir de lui-même la coupe, sans le concours de quelque agent, à savoir l'artisan qui bat l'argent, et il en
va de même du bronze, du bois et de toute autre
matière.
Opinions, I, III, 4
(B II, op. cit., pp. 49-50).
A vec Thalès, Anaximandre et Anaximène p r e n d f i n le rayonnement de
l'école de Milet.
4. Héraclite
Héraclite (début du Ve siècle) est un ionien d'Ephèse. Il f a i t du f e u le principe, à la f o i s matière et substrat, et nécessité ou Logos (c'est-à-dire raison).
Que la raison soit, sinon « matérielle », du moins une chose ne doit p a s nous
surprendre : l'Intellect d'Anaxagore sera lui aussi une chose de cet ordre, de
même que le Destin ou la raison des stoïciens.
Parce que tout n'est que transformation du feu, l'Un se f a i s a n t multiple, le Tout est, quoique éternel, en perpétuel devenir. C'est ce q u ' o n dit être
le mobilisme universel d'Héraclite.
Mais ce Tout étant le Feu et la raison du Logos, Héraclite construit l'exigence d ' u n e raison qui est en même temps le lieu des contradictions et de leur
dépassement en harmonie. C'est là une première approche de ce que sera la
dialectique des modernes.
En même temps, l ' h o m m e doit f a i r e sien ce Logos et ce f e u céleste q u ' i l
reçoit en partage, comme une âme immortelle. Se soumettre au Logos, c'est
vivre selon la raison, se soumettre au Destin et adopter la nature — ainsi que
le f e r o n t les stoïciens — p o u r modèle d ' u n e conduite morale qui nous associe
au mouvement de l'univers.
Héraclite a été très tôt — p a r Socrate, puis p a r Aristote — s u r n o m m é
l'Obscur. E t cela p o u r deux raisons : d ' a b o r d son refus de la ponctuation ;
ensuite la nécessité d'inventer un style f a i t de versets qui miment le
mouvement de la contradiction et expriment la tension p r o p r e à toute
harmonie.
4.1. Feu et Logos
L e Feu est à la f o i s le principe « matériel » et la cause efficiente. Tout n 'est
que transformations de la raison, semence primordiale.
Simplicius 1
1. Néoplatonicien de la
fin du vic siècle,
précieux commentateur
d'Aristote.
2. Un des premiers
disciples de Pythagore.
Hippase de Métaponte 2 et Héraclite d'Éphèse
considéraient eux aussi le monde comme un, mû et
limité, mais ils faisaient du feu le principe, et du feu
ils faisaient naître les existants par condensation et
raréfaction, et se dissoudre de nouveau dans le feu,
en tant qu'il est l'unique nature servant de substrat.
Héraclite déclare en effet que toutes les choses sont
conversion du feu. Il établit aussi un certain ordre et
un temps défini du changement du monde selon une
nécessité fatale.
Commentaire sur la Physique d'Aristote, 23, 33
(A v, op. cit., p. 136).
Galien 1
1. Médecin du iic siècle.
D'autres disent de même que c'est le feu qui est
l'élément. Ils s'appuient sur le fait que c'est la condensation et l'épaississement du feu qui engendrent
l'air ; que, lorsque le feu subit la même action sous
une forme encore plus forte et est tassé encore plus
fortement, il se transforme en eau ; et que, sous l'effet
d'une plus grande compression encore, il devient terre.
D'où ils concluent, d'eux-mêmes, que c'est bien le feu
l'élément.
Les Éléments selon Hippocrate, I, 4
(A v, op. cit., p. 136).
Clément d'Alexandrie 1
1. Converti au
christianisme au d é b u t
du nie siècle.
Qu'il ait professé que le monde est engendré et
périssable, c'est ce qu'indiquent les paroles suivantes :
« Transformations du feu :
d'abord mer
de la mer une moitié terre
une moitié souffle embrasé. »
Il veut dire que par sa puissance le feu, sous l'effet
du Logos et de Dieu gouvernant toutes choses, se
transforme à travers l'air en humide, qui est comme
la semence de l'organisation du monde, qu'il appelle
ici mer. De cette semence naissent de nouveau la terre,
le ciel et ce qu'ils enveloppent. Comment, de nouveau,
2. Le terme grec est
L o g o s : la signification
qui l ' e m p o r t e ici est
celle de p r o p o r t i o n .
il remonte à son état premier et est embrasé, il le montre clairement par ces paroles :
« [...] se dissout en mer
Et est divisé selon la même proportion 2
qu'elle possédait avant qu'elle ne devînt terre. »
Stromates, V, 105 (B x x x i , op. cit., p. 153).
Hippolyte1
1. Évêque et m a r t y r du
il!' siècle.
Héraclite déclare que :
Le Tout est
divisé indivisé
engendré inengendré
mortel immortel
Logos éternité
père fils
Dieu droit.
« Si ce n'est moi, mais le Logos, que vous avez
écouté,
Il est sage de convenir qu'est l ' U n — Tout »,
dit-il.
Réfutation de toutes les hérésies, IX, 9
(B L, op. cil., p. 157).
Aétius1
1. Doxographe. Voir la
fiche « Doxographie »,
p. 20.
Héraclite déclarait que l'éternel feu périodique [est
Dieu] et qu'est destin le Logos, artisan des existants
à partir du mouvement en sens contraire.
Opinions, I, VII, 22 (A vin, op. cit., p. 137).
Héraclite montrait que l'essence du destin est le
Logos répandu à travers la substance du tout. Il est
le corps éthéré, semence de la génération du tout et
mesure de la période ordonnée.
Ibid, I, XXVIII, 1 (A vin, op. cit., p. 137).
Hippolyte
[...] disant ainsi : « La foudre gouverne toutes
choses », c'est-à-dire dirige, Héraclite donnant le nom
de foudre au feu éternel. Il dit encore que le feu est
doué de conscience et cause de l'ordonnance de toutes choses.
Réfutation de toutes les hérésies, IX, 10
(B LXIV, op. cit., p. 160).
4.2. Mobilisme universel
Héraclite est souvent opposé à son contemporain éléate Parménide, pour qui
l'Un doit demeurer immobile, afin d'être intelligible. C'est pourquoi la tradition doxographique souligne le mobilisme d'Héraclite.
Platon
Héraclite dit quelque part que tout passe et que
rien ne demeure ; et, comparant les existants au flux
d'un fleuve, il dit que l'on ne saurait entrer deux fois
dans le même fleuve.
Cratyle, 402 a (A vi, op. cit., p. 136).
Héraclite le Grammairien 1
1. Érudit du Ier siècle.
« Dans les mêmes fleuves
nous entrons et nous n'entrons pas
Nous sommes et nous ne sommes pas. »
Allégories d'Homère, 24 (B XLIX a, op. cit., p. 157).
Aristote
Le Soleil, non seulement, comme le déclare Héraclite, est nouveau chaque jour, mais sans cesse nouveau continûment.
Météorologiques, II, 2. 355 a (A vi, op. cit., p. 147).
Simplicius 1
1. Néoplatonicien de la
fin du vie siècle,
précieux commentateur
d'Aristote.
2. Cette thèse sera celle
de l'embrasement
universel ou ekpurôsis
(voir p. 537).
Héraclite aussi pense q u ' à un moment donné le
monde s'embrase, et q u ' à un autre m o m e n t il se
reconstitue de nouveau lui-même à partir du feu, selon
certaines périodes de temps, dans lesquelles, dit-il, il
s'allume en mesure et s'éteint en mesure. Plus tard les
stoïciens ont partagé la même thèse 2.
Commentaire sur le Traité du ciel, 94, 4
(A x, op. cit., p. 138).
4.3. Raison, contradiction et harmonie
Guerre, conflit et haine vont de pair, au sein du Logos, avec l'harmonie qui
est essentiellement harmonie des contraires.
Platon
1. Allusion à
Empédocle (voir p. 78).
Certaines Muses d'Ionie et de Sicilel, ont conçu
[...] l'idée que l'être est à la fois multiple et un et composé par l'action de la Haine et de l'Amitié. « Car le
désaccordé s'accorde toujours », déclarent les plus
vociférantes de ces Muses.
Le Sophiste, 242 d (A x, op. cit., p. 138).
Pseudo-A ristote1
1. Cet auteur que l'on
a longtemps c o n f o n d u
avec Aristote, connaît
aussi une inspiration
stoïcienne.
2. Voir, dans Les
Présocratiques (p. 177),
l'influence héraclitéenne
qui s'exerce sur le
médecin H i p p o c r a t e à
propos des arts.
Peut-être la nature se réjouit-elle des contraires
et sait-elle en dégager l'harmonie, alors qu'elle ne
s'intéresse pas aux semblables ; tout de même sans
doute que le mâle se rapproche de la femelle, ce que
ne font pas les êtres de même sexe..Et elle n'est arrivée à la concorde première qu'au moyen des contraires et non au moyen des semblables. Or il semble aussi
que
la
l'art
en
peinture,
du
noir,
du
imitant
en
jaune
concordantes
les
sons
au
aigus
la
nature
mélangeant
et
du
graves,
La
de
même 2.
pigments
rouge,
modèle.
et
fait
les
produit
musique,
longs
et
Car
du
blanc,
des
images
en
courts,
mêlant
produit
dans des voix différentes une harmonie unique. L'écriture, en o p é r a n t u n m é l a n g e de voyelles et de c o n s o n nes,
construit
chose
m ê m e
l'Obscur
tout
son
que
signifiait
art
à
partir
la
d'elles.
parole
C'est
la
d'Héraclite
:
« Embrassements
Touts
et n o n - t o u t s
Accordé
et d é s a c c o r d é
Consonant
et d i s s o n a n t
Et
de
toutes
Et
de
l'Un
D u
choses
toutes
monde,
v,
l'Un
choses.
»
396 b 7 (B x,
op.
cit., p.
148).
Hippolyte 1
1. Évêque et m a r t y r du
IIIe siècle.
2. L ' a r c et la lyre sont
les deux attributs
d'Apollon.
Ils n e s a v e n t p a s c o m m e n t le d i f f é r e n t c o n c o r d e
avec lui-même,
Il est u n e h a r m o n i e c o n t r e t e n d u e c o m m e p o u r
l ' a r c et l a lyre 2.
R é f u t a t i o n d e t o u t e s les hérésies, I X , 9
( B LI, o p . c i t . , p . 1 5 8 ) .
3. La courbe décrite
par la vis en avançant
est une hélice. Elle est
l'image du double
mouvement, journalier
et annuel, d u Soleil (en
grec : hélios).
Pour
la vis d u
pressoir
la r o u t e
est d r o i t e et
c o u r b e 3 . (Le sillon de la partie d u pressoir n o m m é e
c o l i m a ç o n [ o u vis] e s t à l a f o i s d r o i t e t c i r c u l a i r e , c a r
l a vis a v a n c e e n t o u r n a n t ) . E l l e est u n e et la m ê m e ,
dit-il.
R é f u t a t i o n d e t o u t e s les hérésies, I X ,
10
( B LIX, o p . c i t . , p . 159).
4. « Si l'on admet que
l'agir et le pâtir soient
la m ê m e chose, ce n'est
pas cependant parce
qu'ils o n t un concept
identique et un,
exprimant leur
quiddité, c o m m e habit
et vêtement qui sont la
même chose, mais c'est
c o m m e la route de
Thèbes à Athènes est la
même q u e celle
d ' A t h è n e s à Thèbes »
(Aristote, P h y s i q u e III,
3. 202 b 11).
L a route, montante descendante
U n e et même 4.
Ibid, IX,
10 ( B L X , o p . c i t . , p . 1 6 0 ) .
D i e u est
jour-nuit, hiver-été
guerre-paix, richesse-famine
(tous c o n t r a i r e s : l'intellect est cela)
Il p r e n d d e s f o r m e s v a r i é e s , t o u t c o m m e (le f e u )
q u i , q u a n d il s e m ê l e à d e s f u m é e s ,
reçoit u n n o m c o n f o r m e au goût de chacun.
I b i d . , I X , 10 (B LXVII, o p . c i t . , p . 161).
4.4. L ' h o m m e et le Destin
Le Logos est commun à tous. Héraclite exprime p a r là l'universalité de la
raison. Certes, certains se conduisent en insensés, mais tout h o m m e a une
âme immortelle et divine, parcelle du f e u céleste, et p e u t choisir de mener
une vie raisonnable, selon la nature et la loi du Destin.
Sextus Empiricus 1
1. Médecin et
philosophe sceptique du
ne siècle.
126. Héraclite, parce qu'il croyait encore que
l'homme dispose de deux organes pour la connaissance
de la vérité, à savoir la sensation et la raison, estimait
[...] que de ces deux organes, la sensation est indigne
2. Ce mépris de la
sensation et cette foi en
la raison rapproche
Héraclite des Éléates au
lieu de l'en éloigner.
3. Le Logos est
universel et commun à
tous.
4. L'explication
proposée est d'ordre
physique.
5. Cette parcelle divine
est notre démon (voir
infra, p. 49).
de créance, tandis qu'il posait la raison comme critère.
De fait il récuse la sensation en disant textuellement :
« Les yeux et les oreilles sont de mauvais témoins pour
les âmes sourdes à leur langage ». Ce qui revient à dire
que « c'est le propre d'âmes barbares d'accorder foi
à des sens dépourvus de raison 2 ». 127. Mais il
affirme que la raison est le critère de la vérité : non
pas cependant n'importe quelle raison, mais la raison
commune et divine 3. Qu'est cette raison ? Il nous
faut l'exposer brièvement. En effet ce philosophe de
la nature se plaît à dire que ce qui nous enveloppe est
rationnel et doué d'intelligence. [...]
129. C'est en attirant à nous par la respiration
cette raison divine que, selon Héraclite, nous devenons
intelligents et que, bien que plongés dans l'oubli du
sommeil, nous recouvrons nos sens en nous éveillant 4. Car, pendant le sommeil, les pores des sens
sont bouchés et l'intellect qui est en nous se trouve
séparé de la communauté que nous entretenons avec
l'enveloppe céleste, le seul moyen de communication
qui demeure étant la respiration, à la façon d'une
racine, et, ainsi séparé, l'intellect perd la puissance de
mémoire qu'il possédait auparavant. 130. Lors du
réveil, il se répand à travers les pores des sens, comme
à travers des fenêtres, et en entrant de nouveau en communion avec le ciel, il recouvre sa puissance de raisonner. Ainsi, de la même façon que des charbons
rapprochés du feu deviennent incandescents selon un
processus d'altération, tandis que, séparés du feu, ils
s'éteignent, de même le lot5 qui provient de l'enveloppe céleste trouve en nos corps un domicile hospitalier ; mais lorsqu'il est coupé du feu céleste, il est
comme privé de raison, alors que lorsque la connexion
se trouve rétablie grâce à la multitude des pores, il redevient semblable au tout. 131. C'est cette raison
commune et divine, par participation à laquelle nous
devenons raisonnables, qu'Héraclite déclare être le critère de la vérité. Il s'ensuit que le phénomène comm u n à tous, c'est cela qui est digne de foi (car il est
perçu par la raison à la fois commune et divine). Mais
ce que perçoit une seule personne n'est pas digne de
foi pour la raison contraire. 132. Ainsi, au commencement de ses livres Sur la nature, le personnage dont
n o u s p a r l o n s déclare, en f a i s a n t a l l u s i o n d ' u n e c e r t a i n e
m a n i è r e à l ' e n v e l o p p e céleste :
« L e L o g o s , ce q u i est
t o u j o u r s les h o m m e s s o n t i n c a p a b l e s d e le
comprendre,
aussi bien a v a n t de l ' e n t e n d r e q u ' a p r è s l ' a v o i r
e n t e n d u p o u r l a p r e m i è r e f o i s,
C a r b i e n q u e t o u t e s c h o s e s n a i s s e n t et m e u r e n t
s e l o n ce L o g o s - c i
Les h o m m e s sont c o m m e inexpérimentés q u a n d
ils s ' e s s a i e n t
à des p a r o l e s o u à d e s a c t e s ,
Tels q u e m o i j e [les] e x p l i q u e
S e l o n s a n a t u r e s é p a r a n t c h a c u n et e x p o s a n t c o m m e n t il est ;
A l o r s q u e les a u t r e s h o m m e s o u b l i e n t t o u t ce
q u ' i l s f o n t à l ' é t a t d e veille
c o m m e ils o u b l i e n t , e n d o r m a n t , t o u t ce q u ' i l s
[voient] ».
A y a n t ainsi m o n t r é e x p r e s s é m e n t q u e c ' e s t p a r l a
p a r t i c i p a t i o n à la r a i s o n divine q u e n o u s f a i s o n s et c o n n a i s s o n s t o u t e s c h o s e s , il p o u r s u i t u n p e u p l u s l o i n :
« A u s s i il f a u t s u i v r e ce q u i est » < c o m m u n
( c ' e s t - à - d i r e c o m m u n > à t o u s — c a r à t o u s est le
commun).
« M a i s b i e n q u e le L o g o s so i t c o m m u n
L a plupart vivent c o m m e avec u n e pensée en
propre. »
133. C e p r o p o s n ' e s t r i e n d ' a u t r e q u ' u n e e x p l i c a t i o n d e la m a n i è r e d o n t le t o u t est o r d o n n é . E n t a n t
q u e n o u s c o m m u n i o n s avec la m é m o i r e de cette rais o n , n o u s s o m m e s d a n s la v é r i t é ; e n t a n t q u e n o u s
n o u s i s o l o n s cyans ce q u i n o u s est p r o p r e , n o u s s o m m e s d a n s l ' e r r e u r . 134. C a r e n r é a l i t é , p a r ces p a r o les, il m o n t r e q u e la r a i s o n c o m m u n e est le c r i t è r e et
q u e les p h é n o m è n e s q u i s o n t c o m m u n s s o n t d i g n e s d e
foi, e n t a n t q u ' i l s s o n t j u g é s p a r la r a i s o n c o m m u n e ,
alors que ceux qui appartiennent à c h a c u n en p r o p r e
sont trompeurs.
C o n t r e les m a t h é m a t i c i e n s , V I I , 126-134
( A XVI, o p . c i t . , p p . 141-142).
Stobée 1
1. Jean de Stobi,
macédonien,
doxographe du
Ve siècle.
H é r a c l i t e d i s a i t q u e la p e r s o n n a l i t é d e l ' h o m m e
est s o n d é m o n .
F l o r i l è g e , I V , XL, 23 (B CXIX, o p . cit., p . 173).
C e u x qui p a r l e n t avec intelligence
il f a u t q u ' i l s s ' a p p u i e n t s u r ce q u i est c o m m u n à
tous
d e m ê m e q u e s u r la loi u n e cité
et b e a u c o u p p l u s f o r t e m e n t e n c o r e
C a r t o u t e s les lois h u m a i n e s se n o u r r i s s e n t
2. L'universalité de la
loi exprime celle de la
raison. C'est là
l'origine du concept,
stoïcien notamment, de
la loi.
d ' u n e s e u l e loi, la loi d i v i n e 2 ,
c a r elle c o m m a n d e a u t a n t q u ' e l l e v e u t
elle s u f f i t p o u r t o u s
et les d é p a s s e . »
F l o r i l è g e , I I I , 1, 179 (B c x i v , o p . c i t . , p. 171).
3. On remarque la
connexion entre vertu,
sagesse, raison et vérité.
Réfléchir
Et sagesse : dire la vérité
4. La formule, là
encore, deviendra
stoïcienne.
en le sachant.
Ibid., III, 1, 178 (B exil, op. cit., p. 171).
: très
h a u t e vertu 3.
et agir selon la nature 4
Penser est commun à tous.
Ibid., III, 1, 179 (B cxm, op. cit., p. 171).
C h a p i t r e
3
Les écoles d'Italie
P o u r les écoles d'Italie, l'Illimité, indéfini dans sa richesse, fait place à l' Un.
Car, comme le note Proclus (voir supra, p. 30), l'exigence d'intelligibilité
l'emporte sur toute autre. Deux écoles vont connaître des développements
parallèles, l'école pythagoricienne et l'école d'Élée, fondées en même temps,
dans la seconde moitié du VIe siècle avant J.-C., celle-là par Pythagore et celleci par Xénophane. Toutes les deux comptent des noms illustres de personnalités philosophiques qui devaient contribuer à élaborer des concepts d'importance décisive.
1. Les pythagoriciens
1.1. L'école pythagoricienne
Fondée dans la seconde moitié du VIe siècle p a r Pythagore, l'école — on pourrait même dire la secte, puisqu 'elle élabore un type de vie monastique où,
après une p r o b a t i o n de durée variable, s'accomplit un premier noviciat de
trois ans (pour les acousmaticiens) suivi de cinq années de silence (pour les
mathématiciens) — compte des disciples immédiats comme les philosophes
Alcméon et Hippase, le médecin Démocédès, l'athlète Milon de Crotone son
gendre, etc., et des disciples plus tardifs de la seconde moitié du Ve siècle avant
J.-C., comme Philolaos, Archytas ou le sculpteur Polyclète.
L a réalité est f o r m é e p a r le nombre et l'Univers gouverné p a r l'harmonie. Le nombre est l'essence de toutes choses et toutes choses sont des nombres.
1.1.1. Pythagore et ses vies antérieures
Les pythagoriciens professent la métensomatose : la même âme p e u t se réincarner plusieurs fois. Ainsi Pythagore lui-même avait connu des vies antérieures.
Diogène Laërce 1
1. Doxographe du
début du III. siècle.
2. Élève de Platon et
d'Aristote.
3. Hermès, héraut
divin, est fils de Zeus.
Il est aussi
psychopompe et guide
des âmes après la mort.
4. Homère, Iliade,
XVII, 60 et suiv.
5. Descendant
d'Hermès, archer qui
servit de héraut aux
Argonautes.
4. Voici, selon Héraclide du Pont 2 t ce que
Pythagorè disait de lui-même : il était né un j o u r sous
le n o m d' Æthalidès et on le croyait fils d ' H e r m è s .
Ce dernier lui avait dit qu'il lui accorderait ce
qu'il voudrait, excepté l'immortalité ; il avait donc
demandé de pouvoir conserver, aussi bien après sa
m o r t que pendant sa vie, le souvenir des événements.
Aussi, sa vie durant, se souvint-il de t o u t et garda-t-il
après sa m o r t cette même faculté. Son âme s'était
incarnée ensuite dans le corps d ' E u p h o r b e , et il avait
été blessé p a r
avait
été u n
Ménélas4.
jour
Euphorbe,
Æthalidès S t
que
lui,
qu'il tenait ce d o n de métempsychose,
c o m m e n t
quels
s'était
animaux
et
déroulée la migration
quels
végétaux
disait qu'il
c'était
elle
d'Hermès
e t il r a c o n t a i t
de
son
avait
âme,
habités,
quelles é p r e u v e s elle a v a i t c o n n u e s c h e z H a d è s e t t o u t
ce q u e les autres â m e s y e n d u r e n t . 5. E n s u i t e , à la m o r t
6. Un clazoménien qui
passe pour le devancier
d'Anaxagore. (voir
p. 129).
7. Tribu de prêtres
d'Apollon, en Carie.
d ' E u p h o r b e , son â m e s'était incarnée en Hermotime 6
qui, voulant, lui aussi, rendre crédible cette histoire,
était allé trouver les Branchides7 à qui il avait désigné, une fois dans le sanctuaire d'Apollon, comme
étant un ex-voto offert par. Ménélas — à Apollon, aux
dires d'Hermotime, lors de son départ de Troie —, un
bouclier qui était déjà complètement pourri et où ne
subsistait plus que la figurine d'ivoire. Puis, à la mort
d'Hermotime, il était devenu Pyrrhos, marin de Délos,
qui racontait toute l'histoire depuis le début, comment
il avait d'abord été iEthalidès, puis Euphorbe, puis
Hermotime, puis Pyrrhos. À la mort de Pyrrhos, il
était devenu Pythagore et se souvenait de tout ce qu'on
vient de rapporter.
Vies, VIII, 4-5 (Pythagore VIIIt op. cit., pp. 58-59).
Empédocle1
1. Disciple dissident de
Pythagore (voir p. 78).
Parmi eux se trouvait un homme extraordinaire
Par son savoir, un génie ayant su acquérir
Un trésor de sapience, en toutes disciplines
Également brillant. Bandant ses facultés,
Il pouvait évoquer les souvenirs précis
D e t o u t ce q u e , h o m m e o u b ê t e , il a v a i t été
E n d i x et m ê m e v i n g t vies h u m a i n e s v é c u e s .
F r a g m e n t B c x x x i x (op. cit., p. 428).
1.1.2. F o n d a t i o n d e l ' é c o l e
D a n s s a Vie d e P y t h a g o r e , P o r p h y r e , n é o p l a t o n i c i e n d e la f i n d u IIIe siècle
e t d i s c i p l e d e P l o t i n ( v o i r p . 681), b r o s s e u n p o r t r a i t d u f o n d a t e u r d e l ' é c o l e .
P y t h a g o r e , n e s u p p o r t a n t p l u s la t y r a n n i e q u e P o l y c r a t e e x e r ç a i t à S a m o s ,
à q u a r a n t e ans, se r e n d i t en Italie, en p a s s a n t p a r l'Égypte.
Porphyre
1. Historien et
géographe, disciple
d'Aristote et de
Théophraste.
2. L'éducateur.
3. Les femmes sont
admises dans la secte.
Jamblique,
néoplatonicien du
!V' siècle, a compté dixsept pythagoriciennes
illustres.
4. L'école est ouverte
aux étrangers.
18. Lorsque Pythagore eut débarqué en Italie et
qu'il se fut installé à Crotone, dit Dicéarque 1, les
citoyens de Crotone comprirent qu'ils avaient affaire
à un homme qui avait beaucoup voyagé, un homme
exceptionnel, qui tenait de la fortune de nombreux
avantages physiques : il était en effet noble et élancé
d'allure et, de sa voix, de son caractère et de tout le
reste de sa personne émanaient une grâce et une beauté
infinies. Ils le reçurent si bien que, après avoir servi
de guide spirituel à l'assemblée des anciens par des
nombreuses et belles interventions, il entreprit de
conseiller les jeunes 2, cette fois sur les problèmes de
l'adolescence, à la demande des magistrats de la cité ;
puis ce fut le tour des enfants, accourus en masse des
écoles pour l'écouter, et il en vint par la suite à organiser également des réunions réservées aux femmes 3.
19. Tout cela ne fit qu'accroître sa réputation déjà
grande ; et son public, nombreux déjà à Crotone
même et composé non seulement d'hommes, mais
aussi de femmes dont nous n'avons conservé q u ' u n
seul nom, celui de Théanô, s'accrut encore considérablement des barbares du voisinage 4, des rois et des
chefs. Cependant ce dont il entretenait ses disciples,
nul ne peut le préciser avec certitude ; car aussi bien
ils observaient la règle du silence. Néanmoins tout le
monde savait fort bien qu'il affirmait d ' a b o r d que
l'âme est immortelle ; puis qu'elle passe dans des
vivants d'autres espèces ; outre cela, que, selon certaines périodes, les êtres qui sont nés un jour naissent
à nouveau ; qu'il n'y a, à proprement parler, aucun
être nouveau, et qu'il faut croire que tout ce qui naît
5. Immortalité et
transmigration de
l'âme.
a n i m é a p p a r t i e n t à la m ê m e s o u c h e 5 . E n t o u t c a s , il
est c e r t a i n q u e c ' e s t P y t h a g o r e q u i a le p r e m i e r i n t r o d u i t e n G r è c e ces c r o y a n c e s .
Vie d e P y t h a g o r e , 18-19. ( v i n a, o p . cit., p. 59).
Porphyre
1. Géométrie,
arithmétique et
astronomie.
2. Eudoxe de Cnide,
a s t r o n o m e du IVe siècle
a v a n t J.-C. et ami de
Platon.
3. Voir le texte suivant.
E n ce q u i c o n c e r n e s o n e n s e i g n e m e n t , la p l u p a r t
a f f i r m e n t q u ' i l a a p p r i s des É g y p t i e n s et C h a l d é e n s
ainsi q u e des P h é n i c i e n s ce q u i t o u c h e a u x sciences
dites m a t h é m a t i q u e s . E n e f f e t , si la g é o m é t r i e a p a s s i o n n é les É g y p t i e n s d e p u i s d e s t e m p s t r è s r e c u l é s , les
P h é n i c i e n s , e u x , se s o n t f a i t u n e s p é c i a l i t é des n o m b r e s et d e s calculs a r i t h m é t i q u e s , et les C h a l d é e n s d e
la s p é c u l a t i o n a s t r o n o m i q u e 1. P o u r ce q u i est des
rites religieux et d e t o u t e s ses a u t r e s règles d e vie, c ' e s t
d e l ' e n s e i g n e m e n t des m a g e s , d i s e n t - i l s , q u ' i l l ' a r e ç u .
M a i s si b e a u c o u p d e g e n s p e u v e n t lire ce q u i r e g a r d e
la r e l i g i o n d a n s des a r c h i v e s o ù c e l a a été c o n s i g n é ,
o n c o n n a î t m o i n s b i e n les règles d e vie des p y t h a g o r i ciens, e x c e p t é celle-ci : s e l o n E u d o x e 2 , a u livre h u i t i è m e d e L a R é v o l u t i o n d e la T e r r e , ils o n t p o u s s é le
s o u c i d e p u r e t é et l ' a b s t i n e n c e t a n t d u s a n g v e r s é q u e
d e la f r é q u e n t a t i o n d e c e u x q u i le v e r s e n t , a u p o i n t
d e s ' a b s t e n i r d e c h a i r a n i m a l e et m ê m e d ' é v i t e r soig n e u s e m e n t c u i s i n i e r s et chasseurs 3.
Vie d e P y t h a g o r e , 6 ( i x , o p . c i t . , p. 60).
1.1.3. Règles alimentaires
Sans doute l'organisation de la vie quasi monastique de la secte
s'accompagnait-elle de règles de vie et de nourriture. D'où des prescriptions
qui ressemblent à des tabous alimentaires. Alexandre Polyhistor, historien
grec du Ier siècle avant J.-C., déclare avoir lu ces détails dans des Mémoires
pythagoriciens qui pourraient renvoyer à Eudoxe (voir le texte précédent).
Diogène Laërce
34. Au dire d'Aristote, dans son livre Des pythagoriciens, Pythagore proscrivait l'usage des fèves à
cause de leur ressemblance avec les parties honteuses,
ou avec les portes de l'Hadès [...] — elles seraient en
1. Aussi leur tige
communique-t-elle
directement avec les
entrailles de la terre.
effet les seules plantes à n'avoir pas de nœuds 1 ; ou
encore parce qu'elles sont toxiques, ou qu'elles ressemblent à la nature de l'univers, ou bien à l'oligarchie,
puisqu'on utilise les fèves pour tirer au sort les magistrats. Il prescrivait aussi de ne pas ramasser ce qui est
tombé, soit pour q u ' o n prît l'habitude de manger sans
excès, soit parce que les morceaux tombés sont la part
du mort, comme le dit Aristophane dans sa comédie
des Héros, où ce qui tombe par terre est la part des
héros :
« Surtout ne goûtez point à ce qui, de la table,
Sur le sol est tombé. »
Il enjoignait aussi de ne pas toucher au coq blanc,
parce qu'il est consacré au Mois et est un suppliant
(or être un suppliant faisait partie des choses bonnes)
et il est bien consacré au Mois, puisqu'il indique les
heures ; de plus, le blanc est la couleur naturelle du
bien, et le noir la couleur du mal. Ne pas toucher aux
poissons, ils sont sacrés : en effet il est impossible que
les hommes aient droit aux même aliments que les
dieux, pas plus que les esclaves n ' o n t droit aux mêmes
aliments que les hommes libres.
35. Ne pas rompre le pain, car c'est autour d ' u n
unique pain que se réunissaient les amis d'autrefois,
comme le font encore aujourd'hui les Barbares ; ne
pas non plus le couper, vu qu'il les réunit. D'autres
rapportent la raison de cette interdiction au jugement
des Enfers, certains autres au fait que le pain rend
lâche à la guerre, d'autres enfin au fait que le pain
serait à l'origine de l'univers. Selon eux, les plus belles figures étaient, parmi les solides, la sphère et, parmi
les surfaces, le cercle. La vieillesse et tout ce qui diminue sont semblables, tandis que la jeunesse et ce qui
augmente sont identiques. Quant à la santé, elle est
le maintien constant de la forme spécifique, dont la
corruption n'est autre que la maladie. Il disait aussi
du sel q u ' o n doit le mettre sur la table p o u r rappeler
la justice, car le sel permet de conserver tout ce dans
quoi il pénètre, et il est produit par ce qu'il y a de plus
pur, le Soleil et la mer.
Vies, VIII, 34-35 (École pythagoricienne
C m , op. cit., p. 585).
1.1.4. Catéchisme philosophique
Les acousmaticiens ou novices, reçoivent un enseignement exprimé en formules destinées à être gardées en mémoire. La mémoire est une faculté particulièrement honorée dans l'école : chaque pythagoricien, en se levant, doit
récapituler tous les événements de la veille. Le maître lui-même ne se
remémorait-il pas ses vies antérieures (voir p. 52) ?
Jamblique 1
1. Néoplatonicien du
ive siècle.
2. Les acousmaticiens
sont les novices.
Les mathématiciens
connaîtront les
démonstrations. Le
temps de la révélation
précède celui de la
science.
3. Il s'agit de
Pythagore.
4. Séjour légendaire,
situé tantôt dans un
océan, tantôt dans un
désert, comme oasis.
5. « Pour certains, la
tétractys est le garant
préféré des
pythagoriciens lorsqu'ils
prêtent serment, parce
qu'elle réalise le
nombre 10 qui est pour
eux le nombre
parfait. » (Philolaos
A xi, in Les
Présocratiques, p. 492.)
En effet 10 est la
somme de
1 + 2 + 3 + 4.
6. Voir Platon, La
République, X, 616 a.
7. Pythagore lui-même
dans le langage codé
propre à l'école.
8. En grec gnômè : la
faculté de connaître.
82. La philosophie des acousmaticiens 2, d'autre
part, consiste en un enseignement oral qui ne s'embarrasse ni de démonstration ni de raisonnement pour justifier les acousmates qu'elle formule ; et, les tenant
pour sentences divines, ils s'efforcent de sauvegarder
tout ce qui a été dit par lui 1. D'ailleurs ils affectent
de ne jamais rien dire ni même de ne rien pouvoir dire
qui soit d'eux ; et ils vont même jusqu'à penser que
ceux d'entre eux qui ont retenu un très grand nombre
de ces acousmates, ont réuni les conditions majeures
de la sagesse. (...)
Voici quelques exemples d'acousmates portant sur
l'essence :
« Que sont les îles des Bienheureux4 ? Le Soleil
et la Lune.
Qu'est-ce que l'oracle delphique ? C'est la
tétractys5, qui est l'harmonie dans laquelle vivent
les S i r è n e s 6 .
»
Voici maintenant quelques exemples d'acousmates portant sur l'absolu :
« Qu'y a-t-il de plus juste ? Accomplir des
sacrifices.
Qu'y a-t-il de plus sage ? Le nombre, et après lui,
celui qui a donné leur nom aux choses7.
« Quelle est l'activité humaine la plus sage ? La
médecine.
Qu'y a-t-il de plus beau ? L'harmonie.
Qu'y a-t-il de plus fort ? La raison8.
Qu'y a-t-il de meilleur ? Le bonheur.
Quelle sentence est la plus véridique ? Celle qui
dit que les hommes sont méchants. » C'est ce qui a
amené Pythagore, dit-on, à féliciter le poète Hippodamas de Salamine d'avoir composé ces vers :
« D ' o ù venez-vous, ô dieux ? D ' o ù vient votre
bonté ?
D ' o ù venez-vous, mortels ? E t d ' o ù viennent vos
vices ? »
9. Voir la fiche qui leur
est consacrée, p. 16.
83. C ' e s t de c e t t e s o r t e q u e s o n t les a c o u s m a t e s
p o r t a n t s u r l ' a b s o l u . N o u s y r e t r o u v o n s la m ê m e
sagesse q u ' o n a t t r i b u e a u x S e p t S a g e s 9 , q u i a s s u r é m e n t r e c h e r c h a i e n t , e u x aussi, n o n s e u l e m e n t l ' e s s e n c e
d u b i e n , m a i s e n c o r e l ' a b s o l u , o u e n c o r e n o n seulem e n t le difficile, m a i s l ' e x t r ê m e d i f f i c u l t é , c ' e s t - à - d i r e
se c o n n a î t r e s o i - m ê m e ; et n o n s i m p l e m e n t le facile,
m a i s l ' e x t r ê m e facilité, c ' e s t - à - d i r e s u i v r e l ' h a b i t u d e .
Q u ' u n e s e m b l a b l e sagesse so i t le m o d è l e d e tels a c o u s m a t e s , c e l a est f o r t v r a i s e m b l a b l e , p u i s q u e les S e p t
Sages sont bien antérieurs à P y t h a g o r e .
Vie p y t h a g o r i q u e , 82-83
( É c o l e p y t h a g o r i c i e n n e , C IV, o p . cit., p . 586).
1.1.4.1. Le noviciat
Jamblique
Les adeptes de la philosophie pythagoricienne
constituaient en effet deux groupes : les acousmaticiens et les mathématiciens. Les premiers reconnaissaient aux seconds le titre de pythagoriciens, mais la
réciproque n'était pas vraie ; d'ailleurs, c'est Hippase
qui s'occupait des acousmaticiens, et non Pythagore.
Vie pythagorique, 81 (Hippase A II, op. cit., p. 75).
1.1.4.2. L'amitié
Une très f o r t e amitié unit les membres de la secte. Elle est à l'image de celle
qui rattache les hommes aux dieux. L ' amitié — philia en grec — est aussi
la racine du m o t philosophie.
Voici deux traits légendaires d'amitié, rapportés l'un p a r un historien,
l'autre p a r un philosophe.
a. Histoire de D a m o n et Phintias
Diodore de Sicile 1
1. Historien grec du
Ier siècle avant J.-C.
Sous la tyrannie de Denys 2, un complot avait été
ourdi contre lui par un pythagoricien, un certain Phin-
2. Denys s'empare du
pouvoir à Syracuse en
405 avant J.-C.
3. Ce que les deux amis
ne pouvaient que
refuser : son immoralité
privait Denys de tout
droit à l'amitié.
tias. A u m o m e n t d ' ê t r e e x é c u t é , celui-ci d e m a n d a à
D e n y s u n délai p o u r p o u v o i r r é g l e r , c o m m e il l ' e n t e n d a i t , ses a f f a i r e s p e r s o n n e l l e s a v a n t d e m o u r i r , et p r o m i t d e lui f o u r n i r e n a t t e n d a n t , c o m m e g a r a n t d e s o n
e x é c u t i o n , l ' u n d e ses a m i s . C o m m e le t y r a n se r e f u sait à c r o i r e à l ' e x i s t e n c e d ' u n a m i q u i p û t a c c e p t e r
d ' a l l e r en p r i s o n à la p l a c e d e q u e l q u ' u n d ' a u t r e , P h i n tias fit v e n i r l ' u n e de ses c o n n a i s s a n c e s , u n p h i l o s o p h e p y t h a g o r i c i e n d u n o m de D a m o n , q u i , s a n s la
m o i n d r e hésitation, accepta sur-le-champ d ' e n g a g e r sa
vie p o u r lui. C e r t a i n s l o u è r e n t a l o r s cet excès d e
d é v o u e m e n t envers u n a m i , t a n d i s q u e d ' a u t r e s d é n o n ç a i e n t la folie d e cet e n g a g e m e n t t é m é r a i r e . À l ' h e u r e
c o n v e n u e p o u r l ' e x é c u t i o n , le p e u p l e e n f o u l e a c c o u r u t , i m p a t i e n t d e s a v o i r si le c o n t r a c t a n t t i e n d r a i t
p a r o l e . M a i s , c o m m e le d é l a i e x p i r a i t et q u e p l u s p e r sonne ne gardait espoir, Phintias, contre toute attente,
arriva en c o u r a n t au tout dernier m o m e n t , alors que
déjà l ' o n traînait de force D a m o n au supplice. D e v a n t
cette e x t r a o r d i n a i r e d é m o n s t r a t i o n p u b l i q u e d ' a m i t i é ,
D e n y s a c c o r d a s a grâce à l ' a c c u s é et p r i a les d e u x h o m m e s d e l ' a c c e p t e r e n tiers d a n s l e u r amitié 3.
B i b l i o t h è q u e h i s t o r i q u e , X , 4, 3
( D a m o n , P h i n t i a s , o p . c i t . , p . 554).
b. Un signe mystérieux de reconnaissance
Jamblique 1
1. Néoplatonicien du
ive siècle.
On dit encore que les pythagoriciens, même sans
se connaître, ni s'être encore jamais vus, veillaient à
honorer les devoirs de l'amitié, dès qu'ils avaient perçu
un signe de leur mutuelle appartenance à la secte. Au
vu de tels faits, on ne saurait douter de la maxime
fameuse qui veut que les hommes vertueux, quand ils
vivraient à l'autre bout de la terre, soient amis avant
même de se connaître et de s'être adressé la parole.
C'est ainsi q u ' o n raconte q u ' u n pythagoricien
arriva, après une longue marche solitaire, dans une
auberge, où une grave maladie, due à l'épuisement ou
à quelque autre motif, le cloua au lit pour si longtemps,
qu'il finit par manquer de ressources. Cependant, pris
de pitié pour l ' h o m m e — ou pure hospitalité —,
2. « Le triple triangle
étoilé, le pentagramme,
symbole interne à la
secte, ils l'appelaient
Santé ; si en général
pour eux « Santé ! »
voulait dire en même
temps « Bonjour ! » et
« Prospérité ! », la
réciproque n'était
nullement vraie. » (In
Les Présocratiques,
p. 542.)
Aujourd'hui, en
français, nous disons
« Salut ! ».
l'aubergiste pourvut, sans lésiner, à tout, assistance
et argent. Mais comme le mal empirait, notre homme
s'apprêta à mourir : il traça sur une tablette un signe de
reconnaissance2, en recommandant à l'aubergiste, si
malheur lui arrivait, d'accrocher à l'extérieur < d e
l'auberge > la tablette et d'observer si, parmi les passants, personne ne reconnaîtrait le symbole. Car, lui
dit-il, la personne qui le reconnaîtrait lui rembourserait toutes les sommes qu'il avait engagées pour lui et
le remercierait en son nom. L'inconnu mourut,
l'aubergiste lui rendit les derniers honneurs et fit enterrer sa dépouille ; néanmoins, il ne se repaissait pas de
chimères : il ne rentrerait jamais dans ses frais et ne
risquait pas d'être jamais remercié par quelqu'un qui
aurait reconnu le symbole [figurant sur la tablette].
Malgré tout, il tenta l'expérience, tant son hôte l'avait
frappé par ses recommandations, et il ne manquait
jamais d'offrir aux regards la tablette. Beaucoup de
temps s'écoula, j u s q u ' a u jour où un pythagoricien de
passage s'arrêta pour s'enquérir de l'auteur de ce
symbole. Il se fit expliquer en détail tout ce qui s'était
passé et remit à l'aubergiste une somme d'argent bien
supérieure aux frais engagés.
Vie pythagorique, 237-8
(École pythagoricienne, D VII, op. cit., p. 600).
1.2. Le système pythagoricien
1.2.1. Exposé de l'ensemble du système
Même si l'on peut douter de l'ancienneté des informations qu'Alexandre Polyhistor rapporte ici — certains traits paraissent évoquer le Timée de Platon,
mais, après tout, Timée de Locres n 'était-il pas lui-même pythagoricien ? —,
cet exposé exprime un état premier de la philosophie pythagoricienne. Au commencement est l'Un ou la monade qui engendre la dyade (le deux), soit la
matière ou le substrat, et d'eux naissent nombres puis grandeurs. La mathématique produit encore la physique, et l'on voit se dérouler les étapes d'un
merveilleux système de philosophie naturelle dont l'aboutissement est la philosophie morale et politique dont s'inspirent les règles de vie de l'école.
Diogène Laërce 1
1. Doxographe du
début du ine siècle.
Le et les principes :
24. Dans ses Successions des philosophes, Alexan-
2. Alexandre
Polyhistor, historien de
la première moitié du
1er siècle avant J.-C.
3. L'ancienneté de ces
Mémoires est contestée
par certains savants
modernes. Cela ne
remet en cause ni le
caractère pythagoricien
de l'exposé, ni
l'ancienneté de ce qui
touche au principe, ni
la systématicité
fortement enchaînée de
l'ensemble.
4. Un principe unique :
la monade ou l'Un.
5. La matière ou le
deux (dyade) est une
émanation du principe
Un.
6. Les nombres
viennent en troisième
lieu.
7. On passe de
l'arithmétique au
géométrique.
8. Le texte ne dit pas
comment s'effectue
cette génération.
9. Ainsi peut-on
rattacher au
pythagorisme la théorie
empédocléenne des
quatre éléments.
10. Êtres qui vivent à
un endroit
diamétralement opposé,
ce qui suppose la
sphéricité de la Terre.
11. Il y a deux éthers,
le proche et le plus
éloigné. Cette
distinction préfigure la
séparation
aristotélicienne entre
monde sublunaire et
monde supralunaire.
12. Thème classique,
des présocratiques à
Aristote.
dre2 affirme avoir fait cette autre découverte dans
des Mémoires pythagoriciens3 : 25. La monade est le
principe de toutes choses 4 ; produite par la monade,
la dyade indéfinie 5 existe en tant que substrat matériel pour la monade, qui est cause ; c'est la monade
et la dyade indéfinie qui < engendrent > les nombres 6, puis les nombres qui < engendrent > les
points7, puis les points qui < engendrent 8> les
lignes. À leur tour celles-ci produisent les figures planes, lesquelles produisent les figures à trois dimensions,
Les êtres physiques :
lesquelles produisent les corps sensibles dont les
éléments sont précisément au nombre de quatre : le
feu, l'eau, la terre et l'air 9, qui changent et se transforment entièrement les uns en les autres.
L'astronomie :
Ce sont eux qui donnent naissance à un monde
animé, intelligent et sphérique au centre duquel se
trouve la Terre, elle-même sphérique et habitée sur
toute sa surface. 26. Il existe aussi des antipodes 10 et
ce qui pour nous est le bas est pour eux le haut. La
lumière et l'obscurité se partagent également l'univers,
ainsi que le font le chaud et le froid, le sec et l'humide.
Quand le chaud l'emporte, c'est l'été ; quand le froid
l'emporte, c'est l'hiver ; quand le sec l'emporte, c'est
le printemps et quand l'humide l'emporte, c'est
l'automne. Quand tout s'équilibre, nous connaissons
les meilleurs moments de l'année, le plus sain se situant
au début du printemps et le moins salubre à la fin de
l'automne. Et de même, l'aurore voit s'épanouir le
jour, le soir le voit dépérir : c'est cela qui rend le soir
malsain. Si l'éther Il qui entoure la Terre est stagnant
et insalubre, et mortel tout ce qui s'y trouve, celui des
couches supérieures, lui, est éternellement en mouvement, pur et sain, et tout ce qui s'y trouve est immortel et, par conséquent, divin. 27. Le Soleil, la Lune
et tous les autres astres sont des dieux, puisque le chaud
prédomine en eux et qu'il est cause de la vie. La Lune
reçoit sa lumière du Soleil12. Les hommes eux aussi
ont une parenté avec les dieux dans la mesure où
l'homme participe du chaud.
D i e u e t le d e s t i n :
C ' e s t p o u r q u o i D i e u exerce sur n o u s sa Provid e n c e . L e d e s t i n est l a c a u s e d e l ' o r d o n n a n c e des c h o ses, t a n t d e l ' e n s e m b l e q u e d e ses p a r t i e s . L e
r a y o n n e m e n t d u Soleil p é n è t r e l ' é t h e r , q u ' i l so i t f r o i d
o u d e n s e (ils a p p e l l e n t é t h e r f r o i d l ' a i r , et é t h e r d e n s e
la m e r et t o u t ce q u i est h u m i d e ) . C e r a y o n n e m e n t
p l o n g e d ' a i l l e u r s j u s q u ' a u x t r é f o n d s et, p o u r cette rais o n , c o n f è r e la vie à t o u t e s c h o s e s .
L a vie :
28. C a r p o s s è d e la vie t o u t ce q u i p a r t i c i p e d u
c h a u d : c ' e s t ce qui fait q u e les p l a n t e s aussi s o n t vivantes. M a i s il n e f a u t p a s c r o i r e q u e t o u t p o s s è d e u n e
â m e . L ' â m e [végétative] en e f f e t est u n e p a r c e l l e d é t a c h é e à la fois d e l ' é t h e r c h a u d et d e l ' é t h e r f r o i d ; elle
d i f f è r e d e la vie [animale] p a r c e q u ' e n elle se t r o u v e
m ê l é a u s s i d e l ' é t h e r f r o i d . D e p l u s , l ' â m e est i m m o r telle, p u i s q u e ce d o n t elle est u n e p a r c e l l e est i m m o r t e l .
Génération des a n i m a u x :
13. Cette dénégation
tranche sur les
habitudes de pensée
de l'époque.
14. Préoccupation
éminemment
pythagoricienne.
Q u a n t a u x êtres v i v a n t s , ils s ' e n g e n d r e n t m u t u e l l e m e n t p a r le m o y e n d e s e m e n c e s , c a r la g é n é r a t i o n
s p o n t a n é e à p a r t i r d e la t e r r e n ' e x i s t e pas13. L a
s e m e n c e est u n e g o u t t e d e c e r v e a u 'et r e n f e r m e en elle
u n e v a p e u r h u m i d e et c h a u d e . D è s s o n i n t r o d u c t i o n
d a n s la m a t r i c e , d e < c e t t e p a r c e l l e d e > c e r v e a u
s ' é c h a p p e n t le s é r u m , le l i q u i d e et le s a n g , d o n t s o n t
constitués les chairs, les n e r f s , les os, les poils et la t o t a lité d u c o r p s ; et à p a r t i r d e la v a p e u r h u m i d e se c o n s t i t u e n t l ' â m e et les sens. 29. L a c o a g u l a t i o n initiale se
c o n s t i t u e et p r e n d s a f o r m e a u b o u t d e q u a r a n t e j o u r s ;
le f œ t u s , e n t i è r e m e n t c o n s t i t u é a u b o u t d e s e p t , o u
n e u f , o u dix m o i s a u p l u s , s e l o n les r a p p o r t s d e l ' h a r m o n i e 14, e s t
alors
mis
au
monde.
Il p o s s è d e
en
lui
t o u s les r a p p o r t s v i t a u x , q u i c o n s t i t u e n t u n e série c o n t i n u e , r é g i e p a r les r a p p o r t s d e l ' h a r m o n i e , et se m a n i festent successivement à des m o m e n t s
tunité
dont
l'oppor-
est réglée.
Les sens :
Q u a n t a u x sens en général,
et t o u t spécialement
la vue, c'est u n e v a p e u r particulière, très c h a u d e , q u i
les c o n s t i t u e
; c'est —
toujours d'après eux —
ce qui
15. Pythagore. Les
yeux renferment du feu
et un rai lumineux est
émis par l'œil vivant.
16. La tripartition de
l'âme se retrouvera
chez Platon.
17. L'immortalité n'est
que partielle et réservée
à l'intellect.
18. Pythagore n'a-t-il
pas Hermès pour
lointain ancêtre ? (Voir
1.1.1. Pythagore et ses
vies antérieures, p. 52.)
19. Ou Furies, divinités
infernales.
p e r m e t d e v o i r à t r a v e r s l ' a i r et l ' e a u : e n e f f e t , le
chaud forme une barrière résistant a u froid puisque
— la c h o s e est c e r t a i n e — si la v a p e u r h u m i d e r e n f e r m é e d a n s les y e u x é t a i t f r o i d e , elle se d i s s i p e r a i t d a n s
l ' a i r , a u q u e l elle s e r a i t s e m b l a b l e . O r ce n ' e s t p a s le
cas. E n c e r t a i n s p a s s a g e s , il15 a p p e l l e les y e u x les p o r tes d u Soleil. Il s o u t i e n t les m ê m e s t h é o r i e s à p r o p o s
d e l ' o u ï e et d e s a u t r e s s e n s .
Tripartition de l'âme :
30. L ' â m e h u m a i n e , elle, se divise e n t r o i s p a r ties : l ' i n t e l l e c t , la c o n s c i e n c e et les passions 16.
L ' i n t e l l e c t et les p a s s i o n s se r e n c o n t r e n t é g a l e m e n t c h e z
t o u s les êtres v i v a n t s , m a i s la c o n s c i e n c e n ' e x i s t e q u e
chez l ' h o m m e . Le principe de l ' â m e s'étend d u c œ u r
a u c e r v e a u ; les p a s s i o n s o n t l e u r siège d a n s le c œ u r ,
a l o r s q u e l ' i n t e l l e c t et la c o n s c i e n c e r é s i d e n t d a n s le
c e r v e a u . Q u a n t a u x s e n s , ce s o n t d e s g o u t t e s q u i e n
p r o v i e n n e n t . S e u l e la p a r t i e c o n s c i e n t e est i m m o r t e l l e ,
a l o r s q u e le reste est m o r t e l 1 7 . L ' â m e se n o u r r i t d u
s a n g , et les p a r o l e s s o n t des s o u f f l e s d e l ' â m e . Elles
n e s o n t p a s p l u s visibles q u ' e l l e - m ê m e , v u q u e l ' é t h e r
lui n o n p l u s n ' e s t p a s visible. 31. L e s v e i n e s , les a r t è res et les n e r f s s o n t les liens d e l ' â m e . À c e l a s ' a j o u t e
q u e , l o r s q u ' e l l e est f e r m e et d e m e u r e i m m o b i l e e n ellem ê m e , p a r o l e s et a c t e s d e v i e n n e n t p o u r elle d e s liens.
Eschatologie :
U n e fois c h a s s é e de s o n s é j o u r t e r r e s t r e , elle v a g a b o n d e d a n s l ' a i r , avec l ' a p p a r e n c e d u corps. C ' e s t H e r m è s 18 l ' i n t e n d a n t des â m e s ; et si o n l ' a p p e l l e le
« c o n d u c t e u r », le « p a s s e u r » et le « s o u t e r r a i n »,
c ' e s t p r é c i s é m e n t p a r c e q u e c ' e s t lui q u i , à l e u r s o r t i e
d u c o r p s , c o n d u i t les â m e s [chez H a d è s ] h o r s d u s é j o u r
t e r r e s t r e et des p r o f o n d e u r s m a r i n e s . E t , si les â m e s
p u r e s s o n t c o n d u i t e s d a n s la r é g i o n la p l u s élevée, les
â m e s i m p u r e s , elles, n e les a p p r o c h e n t p a s ni n e se fréq u e n t e n t e n t r e elles, m a i s s o n t e n c h a î n é e s p a r les
É r i n n y e s 19 d a n s des liens i n f r a n g i b l e s .
L e s êtres divins :
32. D ' a i l l e u r s l ' a i r est p l e i n d ' â m e s : o n p e n s e
q u ' i l s ' a g i t là des d é m o n s et des h é r o s ; ce s o n t e u x
q u i e n v o i e n t a u x h o m m e s les s o n g e s et les p r é s a g e s d e
m a l a d i e c o m m e d e b o n n e s a n t é c o n c e r n a n t n o n seul e m e n t les h o m m e s , m a i s aussi les t r o u p e a u x et les best i a u x ; c ' e s t à e u x q u e s ' a d r e s s e n t les p u r i f i c a t i o n s et
les sacrifices d e s t i n é s à d é t o u r n e r les f l é a u x , a i n s i q u e
la d i v i n a t i o n s o u s t o u t e s ses f o r m e s , les i n v o c a t i o n s
et t o u s les rites d u m ê m e g e n r e .
L a vertu éthique :
Il dit e n c o r e q u e ce q u i c o m p t e le p l u s d a n s la vie
des h o m m e s , c ' e s t d ' i n c i t e r l ' â m e a u b i e n p l u t ô t q u ' a u
m a l . B i e n h e u r e u x s o n t les h o m m e s , q u a n d u n e â m e
v a l e u r e u s e l e u r est c o n f é r é e ; s i n o n , ils n e s o n t j a m a i s
e n r e p o s et n e p e u v e n t j a m a i s g a r d e r u n e m ê m e ligne
d'action.
L a loi :
33. D e p l u s , le d r o i t g a r a n t i t les s e r m e n t s : c ' e s t
20. Serment prêté sur la
tétractys. (Voir
1.1.4. Catéchisme
philosophique, note 5,
P- 56.)
L'excellence est harmonie, comme la santé, le bien en
général et Dieu ; cela explique que pour lui, l'harmonie générale préside à la constitution du monde.
21. Voir le texte
précédent.
L'amitié :
L'amitié, elle, est une égalité parfaitement harmonieuse21.
pour
cela
que
Zeus
est
appelé
dieu
des
serments 20.
La piété :
Il ne faut pas honorer les dieux et les héros également : pour les dieux, à tout moment on doit observer un silence respectueux, être vêtu de vêtements
blancs et s'être purifié ; mais on ne prodigue ces marques de respect aux héros qu'après l'heure de midi.
22. Un des ouvrages
d ' E m p é d o c l e p o r t e r a ce
titre : Les Purifications
(voir p. 78).
23. Poissons de mer.
Purification :
La purification22 comporte les sacrifices expiatoires, les lustrations, les aspersions, et implique qu'on
se tienne à l'écart des funérailles, des accouchements
et des souillures quelles qu'elles soient ; elle exige aussi
qu'on s'abstienne de toucher et de manger les viandes
d ' a n i m a u x m o r t s ainsi q u e des r o u g e t s , des bogues 23,
des œufs et des animaux ovipares, des fèves et toutes
les autres choses dont doivent s'abstenir formellement
ceux qui célèbrent les cérémonies dans les sanctuaires.
Vies, VIII, 24-33
(École pythagoricienne B i a, op. cit., pp. 560-63).
1.2.2.
Dualité des principes
1.2.2.1. À l'époque d'Alcméon
Aristote
1. L ' U n n'est plus
premier. Il faut alors
établir l ' o r d r e suivant :
1. Principes : limité et
illimité. Il. Éléments :
impair et pair.
III. L ' U n (mélange).
IV. Le n o m b r e (et par
conséquent le Ciel qui
est n o m b r e ainsi que
tous les êtres qu'il
enveloppe).
2. Alcméon et ses
successeurs.
3. Cette liste n'est pas
une simple
énumération. Il faut la
lire c o m m e un système
où les n e u f paires
précédentes se
retrouvent dans la
dixième qui est le
n o m b r e , qui, lui-même,
p r e n d la figure carrée
ou oblongue.
4. Seconde moitié du
vie siècle a v a n t J.-C..
O r , d e t o u t e é v i d e n c e , le n o m b r e est, t o u j o u r s
p o u r les p y t h a g o r i c i e n s , p r i n c i p e , a u s s i b i e n c o m m e
m a t i è r e p o u r les ê t r e s q u ' e n t a n t q u ' i l c o n s t i t u e l e u r s
p r o p r i é t é s et leurs m a n i è r e s d ' ê t r e . Les é l é m e n t s d u
n o m b r e s o n t le p a i r e t l ' i m p a i r , c e l u i - c i é t a n t l i m i t é
et celui-là illimité ; l ' U n p r o c è d e d e ces d e u x é l é m e n t s ,
p u i s q u ' i l e s t à l a f o i s p a i r e t i m p a i r 1 ; le n o m b r e p r o c è d e d e l ' U n et le ciel e n s a t o t a l i t é est n o m b r e [...].
D'autres 2,
toujours
parmi
les
pythagoriciens,
f i x e n t le n o m b r e d e s p r i n c i p e s à d i x , et les r a n g e n t e n
d e u x séries parallèles : limité et illimité, i m p a i r et pair,
u n et m u l t i p l e , d r o i t e et g a u c h e , m â l e et f e m e l l e , e n
r e p o s et e n m o u v e m e n t , d r o i t et c o u r b e , l u m i è r e et
t é n è b r e , b o n et m a u v a i s , carré et oblong 3.
C ' e s t cette c o n c e p t i o n q u i s e m b l e a v o i r été celle
d'Alcméon
de
Crotone4 ; toujours
est-il q u e cette
théorie a été e m p r u n t é e , soit p a r A l c m é o n a u x p y t h a goriciens, soit p a r e u x à A l c m é o n . E t de fait, < l ' a d o l e s c e n c e d ' > A l c m é o n c o ï n c i d e a v e c les d e r n i è r e s
a n n é e s d e l a v i e d e P y t h a g o r e ; d ' a u t r e p a r t , il p r o fessa u n e d o c t r i n e v o i s i n e d e celle des p y t h a g o r i c i e n s .
C'est ainsi qu'il dit q u e la p l u p a r t des choses h u m a i n e s v o n t p a r d e u x ; il s o n g e a l o r s , n o n à d e s o p p o s i t i o n s d é f i n i e s c o m m e c h e z les p y t h a g o r i c i e n s , m a i s à
toutes
les
blanc/noir,
sortes
d'oppositions
doux/amer,
possibles,
bon/mauvais,
comme
grand/petit.
M a i s il n e s ' e s t p a s d o n n é l a p e i n e d e l e s d é f i n i r a v e c
p l u s d e p r é c i s i o n , a l o r s q u e les p y t h a g o r i c i e n s , e u x ,
o n t p r é c i s é le n o m b r e et l a n a t u r e d e s o p p o s é s . Q u o i
q u ' i l e n s o i t , ils s o n t t o u s d e u x d ' a c c o r d p o u r a f f i r m e r q u e les o p p o s é s s o n t les p r i n c i p e s d e s ê t r e s ; m a i s
l e u r n o m b r e e t l e u r n a t u r e , c e s o n t l e s s e c o n d s [les
p y t h a g o r i c i e n s ] q u i les p r é c i s e n t .
M é t a p h y s i q u e , A , 5 . 9 8 6 a 15
(École p y t h a g o r i c i e n n e B v, op. cit., p p . 565-566).
Q u a n t a u x p y t h a g o r i c i e n s , ils o n t , d e l a m ê m e
manière, parlé de deux principes, en y ajoutant toutefois ceci qui,
reconnaissons-le,
l e u r est p r o p r e : le
l i m i t é e t l ' i l l i m i t é [et l ' U n ] n e s o n t p a s , d ' a p r è s e u x ,
d e s r é a l i t é s p h y s i q u e s a u t r e s , c o m m e le f e u , l a t e r r e
o u tel a u t r e é l é m e n t , m a i s c'est l'illimité m ê m e et l ' U n
m ê m e qui constituent la substance des choses auxquelles o n les a t t r i b u e — c ' e s t c e q u i e x p l i q u e j u s t e m e n t
q u e la s u b s t a n c e d e t o u t e s c h o s e s est le n o m b r e .
I b i d . , 9 8 7 a 13 ( B VIII, o p . c i t . , p . 5 6 7 ) .
1.2.2.2. À l ' é p o q u e de Philolaos
F r a g m e n t s d u traité D e la N a t u r e de Philolaos
1
D i o g è n e Laërce 1
1- Doxographe du
début du Ille siècle.
2. On notera que les
illimités constituent un
pluriel alors que Platon
(voir p. 255), dans son
enseignement oral,
parlera de l'Illimité au
singulier. La
multiplicité des illimités
suggère un
rapprochement avec
Zénon d'Élée (voir
p. 105) qui était l'ami
de Philolaos.
[Son traité] D e la n a t u r e d é b u t e ainsi : « C e sont
les i l l i m i t é s 2 e t les l i m i t a n t s q u i o n t , e n s ' h a r m o n i -
sant 3, constitué au sein du monde 4 la nature, ainsi
que la totalité du monde et tout ce qu'il contient. »
Vies, VIII, 85 (op. cit., p. 502).
3. Sur le concept
d'harmonie, voir p. 69.
4. Le ciel, qui est
nombre. Voir le texte
précédent, note 1.
II
Stobée 1
1. Jean de Stobi en
Macédoine, doxographe
du Ve siècle.
(Extrait du livre Du monde de Philolaos). « Il est
nécessaire que tous les êtres soient ou bien limitants,
ou bien illimités, ou bien à la fois limitants et illimités. Mais il ne saurait y avoir rien que des illimités ou
r i e n q u e d e s l i m i t a n t s . A u s s i , p u i s q u ' i l est visible q u e
le m o n d e n ' e s t p a s f a i t r i e n q u e d e l i m i t a n t s ni r i e n
q u e d ' i l l i m i t é s , il est b i e n c l a i r q u e c ' e s t d e l ' a c c o r d
à la fois d e l i m i t a n t s et d ' i l l i m i t é s q u e le m o n d e ainsi
q u e t o u t ce q u ' i l c o n t i e n t o n t é t é c o n s t i t u é s . C e l a est
e n c o r e p r o u v é p a r l ' o b s e r v a t i o n des f a i t s : c a r les c h o ses q u i s o n t c o n s t i t u é e s d e l i m i t a n t s , l i m i t e n t ;
d ' a u t r e s , c o n s t i t u é e s à la fois d e l i m i t a n t s et d ' i l l i m i tés, l i m i t e n t et i l l i m i t e n t ; et d ' a u t r e s e n c o r e , c o n s t i t u é e s d ' i l l i m i t é s , s e r o n t à l ' é v i d e n c e illimitées ».
C h o i x d e t e x t e s , I, x x i , 7 a ( o p . c i t . , p. 502).
IV
Stobée
« E t de fait, t o u t être connaissable a u n n o m b r e : sans
c e l u i - c i , o n n e s a u r a i t r i e n c o n c e v o i r ni r i e n
connaître. »
C h o i x d e t e x t e s , I, x x i , 7 b (op. cit., p . 503).
v
Stobée
1. L'existence de cette
troisième forme
explique un point
obscur du Timée de
Platon (35 a ; voir
p. 300) : pour façonner
l'âme, le démiurge use
du Même, de l'Autre et
d'une troisième
substance produite par
leur mélange.
« D e f a i t , le n o m b r e a d e u x f o r m e s p r o p r e s ,
l ' i m p a i r et le p a i r , p l u s u n e t r o i s i è m e p r o d u i t e p a r le
m é l a n g e des d e u x : le p a i r - i m p a i r 1 . C h a c u n e d e s
deux formes revêt des aspects multiples, q u ' e x p r i m e
c h a q u e objet pris isolément. »
C h o i x d e t e x t e s , I, x x i , 7 c (op. cit., p. 503).
1.2.3. Le nombre
Stobée
1. Le nombre 10, car
1 +2 +3 + 4 = 10. La
décade est aussi la
tétractys.
De Philolaos : « L'examen des effets et de
l'essence du nombre doit se faire en fonction de la puissance contenue dans la décade En effet la puissance
< d u nombre > est grande, parfaite, universelle, principe et guide de la vie divine et céleste comme de la
2. Lacune du texte.
3. Le nombre est
l'instrument de la
connaissance et de
l'intelligibilité.
4. Le gnomon est ici le
nombre qui, ajouté à
un nombre figuré,
donne une figure de
même forme.
S. Le nombre produit
les corps en les
informant.
6. L'amitié sera signe,
au contraire, de
rationalité. (Voir
P. 58).
vie humaine auxquelles participe [...] 2 < l a > puissance aussi de la décade. Sans elle, tout serait illimité,
caché et obscur.
Car la nature du nombre 3 est pour tout homme
cognitive, directrice et institutrice, sur tout ce qui est
matière soit à perplexité, soit à ignorance. En effet
aucune des choses [qui existent] ne serait évidente pour
personne, ni en elle-même ni dans sa relation avec une
autre chose, s'il n'existait pas le nombre et l'essence
du nombre. En réalité, c'est le nombre qui, en rendant toutes choses adéquates à l'âme par la sensation,
les rend connaissables et commensurables entre elles
selon la nature du gnomon 4 ; car c'est lui qui les
rend corporelles5 et distingue chacune des relations
entre les choses tant illimitées que limitantes. Et on
peut observer la nature du nombre et sa puissance efficace non seulement dans les choses démoniques et divines, mais aussi dans toutes les actions et paroles
humaines, à tout propos et aussi bien dans toutes
les activités de l'art que dans le domaine de la musique.
La nature du nombre, d'autre part, pas plus que
ne le fait l'harmonie, n'admet la fausseté : avec la fausseté en effet ni l'une ni l'autre n ' a de parenté, puisque
la fausseté et la jalousie ressortissent, elles, à la nature
de ce qui est illimité, inintelligible et irrationnel6.
Le souffle de la fausseté n'atteint aucunement le
nombre ; car la fausseté combat et hait sa nature, tandis que la vérité est chose propre et connaturelle au
nombre. »
Choix de textes, I, préface, 3
(Philolaos B XI, op. cit, p. 506).
Théophraste 1
1. Successeur d'Aristote
à la tête du Lycée.
2. Disciple de
Philolaos.
3. Y aurait-il eu un art
proprement
pythagoricien de la
mosaïque ? (Voir le
texte suivant.)
C'est se comporter en esprit accompli et sérieux
que [de ne pas s'arrêter en chemin et] de faire ce
qu'Archytas rapportait un jour d'Eurytos 2 occupé à
disposer certains cailloux 3. Il affirmait en effet
q u ' < à chaque être correspond un nombre particulier > : tel nombre à l'homme, tel autre au cheval et
tel autre à autre chose. En fait, la plupart des gens
s'arrêtent en chemin : ainsi ceux qui font de l'Un et
4. N o m s que Platon,
dans son enseignement
oral, d o n n a i t au
limitant et à l'illimité,
en s'inspirant de
Philolaos.
5. Voir Archytas
(A, xxiv, Les
Présocratiques, p. 532).
6. Le temps est identifié
à la sphère céleste.
de la dyade indéfinie 4 [des principes] ; en effet, une
fois qu'ils ont engendré les nombres, les surfaces et
les volumes, ils laissent de côté pour ainsi dire tout le
reste ; et, ne s'attachant plus qu'à cela, ils se bornent
à montrer que de la dyade indéfinie procèdent certaines
choses, comme le lieu et le vide illimité5, et d'autre
part que des nombres et de l'Un en procèdent d'autres,
comme l'âme et autres choses semblables. [Ils engendrent d'un seul coup le temps et le ciel 6, et un grand
nombre d'autres choses], mais par la suite ils ne font
plus mention du ciel ni du reste.
Métaphysique, II, éd. Usener, 6 a 19
(Eurytos II, op. cit., p. 514).
Pseudo-Alexandre d'Aphrodise 1
1. C o m m e n t a t e u r
a n o n y m e de la
Métaphysique
d ' A r i s t o t e (ine siècle ?).
2. Cette opération
évoque la technique de
la mosaïque.
Prenons par exemple pour mesure de l'homme le
nombre 250, et pour mesure de la plante le nombre
360. Eurytos prenait alors deux cent cinquante cailloux verts, noirs, rouges et de toutes les sortes de couleurs. Il recouvrait ensuite un mur de chaux pour y
dessiner la silhouette d'un homme ou celle d'une
plante 2, et plaçait certains de ses cailloux à l'endroit
du visage, d'autres à l'endroit des mains, et d'autres
à d'autres endroits, jusqu'à ce qu'il ait rempli la silhouette imitée de l'homme avec un nombre de cailloux égal à celui des unités qui, selon lui, définissait
l'homme.
Commentaire sur la Métaphysique d'Aristote, 827, 9
(Eurytos m, op. cit., p. 515).
Aristote
1. Atomistes. Leucippe
a été l'élève de
Philolaos.
À l'époque de Leucippe et de Démocrite1, et
même déjà avant eux, ceux q u ' o n appelle les pythagoriciens s'intéressèrent les premiers aux mathématiques et les firent progresser. Comme ils avaient été
élevés dans cette science, ils crurent que ses principes
étaient les principes de toutes choses ; et, puisque par
nature les nombres sont les premiers des principes
mathématiques, c'est dans les nombres qu'ils pensaient
voir de nombreuses similitudes avec les êtres éternels
ainsi qu'avec les créatures soumises au devenir, bien
plus encore que dans le feu, la terre et l'eau (c'est ainsi
que telle propriété des nombres représentait la justice,
telle autre l'âme et l'intellect, telle autre le m o m e n t
opportun et de même pour à peu près tout ce qui leur
ressemblait) ; puisqu'en outre, ils voyaient que les propriétés et les rapports musicaux étaient exprimables par
des nombres, et puisque, enfin, toutes les autres choses étaient, de toute évidence, à la ressemblance des
nombres, qui eux-mêmes étaient premiers dans tout
ce que comporte la nature, ils formèrent l'hypothèse
que les éléments des nombres sont les éléments de toutes choses, et que le ciel tout entier est harmonie et
nombre. Toutes les concordances qu'ils pouvaient mettre en évidence dans les nombres et la musique avec
les phénomènes et les parties du ciel ainsi qu'avec
l'ordonnance universelle, ils les rassemblèrent pour les
incorporer à leur système.
Métaphysique, A, 5. 985 b 23
(École pythagoricienne B IV, op. cit., p. 564).
1.2.4. L'harmonie
1.2.4.1. Philolaos, De la Nature, fragment VI
Stobée 1
1. Jean de Stobi, en
Macédoine, doxographe
du v' siècle.
Touchant la nature et l'harmonie, voici ce qu'il
en est : l'être des choses, qui est éternel, et la nature
elle-même requièrent une connaissance divine et non
humaine ; d'autant plus qu'aucune chose existante ne
pourrait être connue de nous, s'il n'existait pas un
être fondamental des choses dont se trouve composé
le monde : les limitantes et les illimitées. Mais,
puisque ces principes existent en tant que non semblables et non homogènes, il serait impossible q u ' u n
monde se soit constitué à partir d'eux, s'il ne s'y était
ajoutée une harmonie, quelle que soit la manière dont
elle est née. Les semblables et apparentés ne requièrent aucune harmonie ; mais les dissemblables non
apparentés et non également ordonnés doivent être
nécessairement enchaînés par une harmonie telle
qu'ils puissent, grâce à elle, se maintenir dans le
monde.
La grandeur de l'harmonie est [constituée par] la
quarte et la quinte*. La quinte est plus grande d'un
ton que la quarte. En effet une quarte sépare la corde
la plus haute (hypate) de la corde moyenne (mèse) ;
une quinte la corde moyenne (mèse) de la plus basse
(nète) ; une quarte la corde la plus basse (nète) de la
tierce (trite) ; une quarte la corde la plus basse (nète)
de la tierce (trite) ; et une quinte la corde tierce (trite)
de la plus haute (hypate). Entre la tierce (trite) et la
moyenne (mèse) il y a un ton. La quarte a le rapport
3/4, la quinte 2/3 et l'octave 1/2. Ainsi l'harmonie
comprend cinq tons et deux demi-tons, la quinte trois
tons et un demi-ton, et la quarte deux tons et un
demi-ton.
Choix de textes, I, xxi, 7 d (op. cit., p. 504).
Boèce 1
1. A u t e u r latin du
vie siècle.
Voici comment Philolaos définit ces intervalles et
leurs subdivisions. Selon lui, le dièse est l'intervalle
dont la quarte dépasse deux tons ; le comma est l'intervalle dont le ton dépasse deux dièses, c'est-à-dire deux
demi-tons mineurs. Quant au schisme, il vaut un demic o m m a et le diaschisme un demi-dièse, c'est-à-dire u n
demi-ton mineur.
Institution musicale, III, 8, éd. Friedlein, 278, 11
(op. cit., p. 504).
Théon de Smyrne 1
1. Mathématicien et
philosophe platonicien
du ne siècle.
Les pythagoriciens, que Platon suit en maintes
occasions, affirment eux aussi que la musique est une
combinaison harmonique des contraires, une unification des multiples et un accord des opposés.
Commentaires, éd. Hiller, 12, 10 (op. cit., p. 505).
1.2.4.2. Archytas, H a r m o n i q u e , fragments 1 à III
a. Acoustique physique
Porphyre 1
1. Néoplatonicien de la
fin du Ille siècle.
2. Passage des
mathématiques à la
physique.
3. Noter les nombreuses
analogies entre
l'acoustique et la
dynamique.
4. Ainsi la musique des
sphères est-elle
imperceptible (voir
P. 76).
Revenons cette fois encore aux écrits du pythagoricien Archytas — car la tradition veut que les traités [qu'on lui attribue] soient absolument authentiques.
Voici le début de sa Mathématique :
« Les mathématiciens, à mon avis, savent bien
discerner et comprendre comme il faut — et cela n'est
nullement surprenant — la nature de chaque chose ;
car, puisqu'ils ont une connaissance détaillée du Tout,
ils doivent bien voir aussi l'essence des objets particuliers. Aussi touchant la vitesse des astres, de leur lever
et de leur coucher, nous ont-ils donné une connaissance
claire, tout autant qu'en géométrie plane, en arithmétique et en sphérique, sans oublier non plus la musique. Car ces sciences semblent sœurs puisqu'elles
s'occupent des deux premières formes de l'être, qui
sont elles-mêmes sœurs.
Ils ont ainsi découvert les premiers qu'il ne peut
se produire de son que si des corps se heurtent entre
eux 1. Selon eux, le heurt se produit au moment de la
rencontre et de la collision de corps en mouvement.
Il y a son, tantôt quand des corps, animés de mouvements contraires, se freinent mutuellement en se heurtant, et tantôt quand des corps, emportés dans une
même direction, mais à des vitesses inégales, sont heurtés par ceux qui les suivent en voulant les dépasser 3.
Or beaucoup de ces bruits sont tels que notre nature
ne nous permet pas de les percevoir 4, soit en raison
de la faiblesse du choc, soit parce qu'une grande distance nous en sépare, soit encore en raison de l'excès
d'amplitude de ces bruits (car les bruits de forte amplitude ne pénètrent pas en notre ouïe, de la même façon
que rien ne pénètre à l'intérieur d ' u n vase à l'embouchure étroite, quand on veut y verser une [trop] grande
quantité [de liquide]). Maintenant, pour ce qui est des
sons que nous percevons, les uns paraissent aigus : ce
sont ceux que produit le heurt rapide et violent ; les
autres nous semblent graves : ce sont ceux que produit
Troisième p a r t i e
Aristote
Table des ouvrages d'Aristote
340-342
Chapitre 1 : Réalité de la substance
1. L'Être et l ' U n ne sont pas des substances
L I . L ' U n est-il une substance ?
1.2. Aucun universel n'est substance
1.3. Si le blanc est une couleur, les couleurs sont des couleurs :
donc le prédicat couleur n'est pas une substance
1.4. Confirmation par d'autres exemples
1.5. Cela vaut p o u r toutes les catégories, la substance y c o m p r i s e . .
1.6. L ' U n en soi, s'il est, est attribut de la substance
1.7. Seule la substance individuelle fait exister l ' U n et l'Être
343
343
344
345
345
346
346
347
2. La substance ne se réduit pas aux contraires
2.1. Quel est le nombre des principes ?
2.2. Ils doivent être plus de deux
2.3. Les Anciens ont admis un troisième terme
347
347
348
348
2.4. Les contraires changent, le sujet demeure
2.4.1. Exemple : le parler simple et le parler complexe
2.4.2. Les attributs changent, le sujet demeure
2.5. Deux principes qui font trois causes
2.6. Le troisième terme recherché et le second principe
sont la matière
3. La causalité substantielle
3.1. Les quatre causes
3.2. La matière et ses genres
3.3. La matière appelle la détermination formelle
3.3.1. La matière est sujet
3.3.2. Substrat se dit en trois sens,
mais la forme est antérieure à la matière
3.3.3. La matière est-elle l'ultime substrat ?
3.3.4. Attributs - substance - matière
349
349
350
350
356
356
357
3.3.5.
3.3.6.
3.4. La
3.4.1.
3.4.2.
3.4.3.
3.4.4.
3.4.5.
3.4.6.
357
357
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358
359
359
360
360
Mais la matière n'est pas substance
La matière désirante
forme est-elle alors substance ?
La substance est une cause à part des choses s e n s i b l e s . . . .
La question pourquoi ? n'admet pas de réponse tautologique.
Une réponse d'ordre général serait insuffisante
Le p o u r q u o i ? doit porter sur le pourquoi de l'attribution.
La cause cherchée est soit efficiente, soit finale
L'objet en question n'est pas simple, mais complexe . . . . . .
352
353
353
354
355
355
3.4.7. La question p o u r q u o i ? porte sur la matière
en tant que sujet
3.4.8. Le composé ne se réduit pas à ses composants :
la syllabe et les lettres
3.4.9. Ce qui produit l'union des composants n'est pourtant
ni un élément ni un composé d'éléments
3.4.10. La substance est la cause formelle en tant qu'elle unit
les composants de la substance
4. La catégorie de substance
4.1. La substance première admet deux sortes d'attributs :
les substances secondes et l'accident
4.2. C'est l'espèce qui est substance
4.3. Unité et qualité
4.4. Substance et changement
Chapitre 2 : La nature et le mouvement
1. Puissance, acte et mouvement
L I . La puissance n'est pas seulement active
1.2. Définition de l'acte
1.3. Le cas particulier de l'infini ou illimité
1.4. L'action comme moyen et l'action comme fin :
poièsis et praxis
1.5. Acte et mouvement
2. Comment penser le mouvement ?
2.1. Catégories et genres du mouvement
2.2. Le mouvement en train de se faire
2.3. Le mouvement est l'entéléchie du mobile
2.4. L'acte un et commun
2.4.1. L'acte un et c o m m u n du maître et de l'élève
2.4.2. L'acte u n et c o m m u n du sensible et du sens
Chapitre 3 : L ' â m e , la vie, la finalité
1. L ' â m e
1.1. Rappelons que toute substance est u n composé
1.2. Âme et entéléchie
1.3. L'entéléchie première
2. Le mouvement de l'être vivant
2.1. Nécessité d ' u n point fixe : l'articulation
2.2. L'immobile dans l'animal renvoie à un immobile e x t é r i e u r . . . .
2.3. Astronomie et théologie : le mouvement du ciel
2.4. Dieu, l'âme et la vie
3. Dieu
3.1. Le mouvement éternel de la sphère céleste . . . . . . . . . . . . . . . . .
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