5MASSIMO FURLAN & CLAIRE DE RIBAUPIERRE UN JOUR
Les lignes
La première étape du projet «Un jour» s’est déroulée au Château de Vaulx à Charolles (F),
avec tous les interprètes de la compagnie, avec Jane Birkin, et avec deux anthropologues,
Marc Augé et Daniel Fabre, un historien de Moyen-Age, Pierre-Olivier Dittmar, et deux
philosophes, Vinciane Despret et Serge Margel. Les discussions et les échanges ont
porté sur la question des morts et de leur retour sous différentes formes au Moyen Age,
mais aussi dans notre monde contemporain, et dans d’autres cultures, en Afrique, en
Asie. L’intensité de l’échange et la qualité des interventions nous ont donné de très
belles impulsions pour le projet. Suite à ces rencontres, nous retenons plusieurs lignes.
- La ligne de la relation à l’autre: qu’il soit vivant ou mort: l’autre visible et l’autre
invisible, l’autre humain et l’autre fantôme, l’autre élément du monde (pluie, nuages,
lumière) ... Cette relation se construit par le biais du geste, du regard, de l’adresse, de
la prière parfois, du chant ou de la lamentation. L’intensité de ces liens nous révèle
comment on pense au disparu, comment on le reconstruit, comment on communique
avec lui alors qu’il n’est plus là. Cet autre, depuis le lieu de sa disparition, adresse un
appel, une demande, une question: il sollicite un échange.
Cette relation implique évidemment la question du corps de l’autre, vivant ou mort:
comment on le touche, quelle est sa présence, quelle est sa forme. Comment il reste ou
disparaît, comment il traverse l’espace, de quoi il est constitué. Il s’agirait de considérer
que chaque partie du corps a en quelque sorte une vie propre et exprime un état: le bras,
la main, la joue, le pied, le torse, etc. Chaque membre a sa propre force, autonome,
possède une âme, si on veut. Si le corps n’est plus vivant, alors il faut le reconstituer,
l’assembler par la voix, le souvenir, l’image: souffler pour qu’il renaisse sous une forme
ou une autre.
- La ligne de la peur: face à la mort, nous avons peur. Nous avons peur du corps sans
vie, le cadavre suscite l’effroi. La disparition laisse le survivant sans voix. Il ne peut pas
parler, aucun mot ne peut exprimer sa douleur. D’un seul coup la réalité bascule et il n’y
a plus de langage. Les représentations des cadavres sont multiples: les écorchés, dont
l’intérieur du corps devient visible, derrière la peau, sous la chair, les morts vivants, les
zombies, les squelettes.
On ne sait pas où va le mort, et ce qui est indéterminé fait peur. L’angoisse est ce
qui n’a pas d’objet, ce qui ne peut être représenté. Il faut chercher à apprivoiser le
mort, à apprivoiser sa disparition. Dresser l’oreille: le fantôme appelle, il s’adresse au
survivant, lui parle à la deuxième personne. Lorsqu’il s’identifie comme fantôme, il fait
moins peur, il trouve une forme.
- La ligne des larmes et du coeur: la question des larmes, des lamentations et de la
désolation sont très liées à la tradition judéo-chrétienne et aux représentations de la
Déposition du Christ, de la Pièta. Le corps entier participe à la tristesse, à l’expression
de la perte. Les larmes coulent sur les visages peints, gravés, du Moyen Age et de la
Renaissance. Les larmes sont l’expression d’une intériorité. C’est Saint-Augustin, qui,
à la mort de son ami, et à la mort de sa mère, parle dans ses «Aveux» avec une immense
justesse des larmes et de leur nécessité: «j’ai pleuré avec bonheur sous tes yeux, sur
elle, sur moi et pour moi. J’ai laissé couler mes larmes que je retenais, couler autant
qu’elles voulaient, et mon coeur s’y vautrer. Y trouver son corps.»
«Seuls les pleurs m’étaient doux et avaient pris la place de mon ami dans les plaisirs
de mon coeur».
Le visage est le lieu des larmes, il est l’expression du coeur, de l’intériorité. Le regard
est la porte de l’âme, par laquelle on aperçoit l’être dans sa complexité et son mystère.
Lorsqu’on se souvient du mort, on se souvient avant tout de son visage, qui est le lieu
de l’expression de l’amour. Le portrait photographique, le portrait peint, sont essentiels
au souvenir, à la mémoire. Ces images du visage sont des images qui font agir, qui
capturent, qui motivent et mettent en mouvement et en action celui qui est encore en
vie. Le coeur est le lieu de l’intériorité, de l’être singulier, unique. Il apparait dans les
religions monothéistes comme le lieu où l’individu entretient un lien privilégié avec
Dieu.