
Les Héros de la pensée 55
 Claire  de  Ribaupierre,  quel  est  votre 
rôle dans le duo que vous formez depuis 
longtemps avec Massimo Furlan ?
On a toujours travaillé ensemble, moi 
du  côté  de  la  recherche  sur  les  idées 
parce  que  mon  domaine,  c’est  plutôt 
les idées. J’enseigne l’anthropologie de 
la culture. J’essaie de relier la recherche 
que je mène et les projets avec Massimo. 
Je suis en charge, disons de cette partie 
réflexive qui apparaît de plus en plus à 
découvert dans les spectacles –comme 
dans  1973  où  à  la  fin  le  spectacle 
adressait  une  sorte  de  convocation 
philosophique à des penseurs. 
Pourquoi avoir recours de plus en plus à la 
« présentation » sur scène de la pensée ?
Notre question c’est un peu comment faire 
intervenir  une  parole  d’un  autre  ordre 
que  celle  de  la  dramaturgie  classique. 
C’est la parole vive qui nous intéresse. Les 
Héros de la pensée, par exemple, met en 
évidence la performativité de la pensée 
et de la parole. On voudrait que la parole 
devienne une action scénique – comme 
si on  allait voir une  parole qui  devient 
une  matière.  On  a  fait  une  première 
expérience à Neufchâtel. On ne savait pas 
si on pourrait tenir vingt-six heures, si les 
penseurs allaient décrocher, se relancer, 
construire quelque chose ensemble, si 
les  spectateurs  allaient  suivre.  Et  ça  a 
marché : ils ont pensé ensemble, il s’est 
produit quelque chose d’inédit que seul 
ce dispositif pouvait autoriser.
Parlons  du  dispositif  justement,  qui 
semble tenir en trois traits : d’abord un 
abécédaire qui organise la parole.
Oui, c’est venu vite. L’abécédaire permet 
une  dramaturgie  simple  de  A  à  Z,  il 
permet un rythme (une heure par lettre) 
et il permet aux spectateurs de savoir où 
ils arrivent et quand ils partent. 
C’est toujours le même ?
Non,  chaque  fois  nous  créons  un 
abécédaire différent qui corresponde à 
notre travail, qui soit en harmonie aussi 
avec les performeurs de l’équipe. Celui 
de Neuchâtel commençait comme ça : 
Alcool,  Bâtard,  Cannibale,  Désordre, 
Echec,  Fantôme,  Gauche,  Héros, 
Idiot,  Joute.  Les  penseurs  découvrent 
la  lettre,  ils  ont  cinq  minutes  pour 
se  reposer,  pour  réfléchir,  puis  ça 
démarre  pendant  50  minutes.  Et  à  la 
fin ils sont interrompus  par Massimo 
qui  leur  propose  des  instruments  à 
vents,  et  pendant  5  minutes  naît  une 
composition musicale qui est une sorte 
de soupape de décontraction.
Dans Les Héros de la Pensée, il y a aussi 
à boire et à manger.
Oui,  un  des  performeurs,  Emmanuel 
Giraud,  est  œnologue.  Il  connaît 
l’abécédaire avant les autres et il a dressé 
une liste de vins en fonction des concepts 
et chaque heure il présente un vin et ses 
qualités, et puis il organise aussi quatre 
repas durant les vingt-six heures. C’est 
bien  sûr  un  clin  d’œil  à  la  tradition 
du  symposium  (le  banquet)  dont  on  a 
perdu l’aspect amical, chaud. Il y avait à 
l’origine une importance de l’oralité et de 
l’échange qui passait par la communauté. 
L’idée  ce  n’est  pas  de  faire  débat, 
d’inventer  une  pensée  contradictoire. 
En fait, chacun amène une pierre pour 
définir le mot de l’abécédaire : il n’y a pas 
de joute  oratoire, mais  la  construction 
d’une image, ensemble.
Rencontre avec Massimo Furlan et Claire de Ribaupierre