Chaire de responsabilité sociale et de développement durable ÉSG-UQÀM Recueil de textes CÉH/RT-34-2005 Légitimité et gouvernance dans les œuvres de Jürgen Habermas (Raison et légitimité et Droit et démocratie) Par Guillaume Fleury, Ugo Lapointe, Lysiane Roch et Valérie Demers Sous la direction de Corinne Gendron Deuxième séminaire de la série annuelle 2004-2005 sur la gouvernance 6 octobre 2005 2 3 Introduction __________________________________________________________________4 Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit. ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 97-149, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. (par Ugo Lapointe) ________6 Boyle, Martin. 2001. « Chapitre I : Legal legitimacy and the Principles of Private and Public Autonomy », Towards Justice and Validity : An Investigation into Habermas’Theory of Legitimacy, Mémoire de maîtrise, Carleton University, pp. 6-45. (par Ugo Lapointe) ________12 Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit : Les principes de l’État de droit ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 151-213, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. (par Guillaume Fleury) _____________________________________________________________17 Audard, Catherine. 2002 «Le principe de légitimité démocratique et le débat Rawls-Habermas», pp. 95-132, In Habermas : L’usage public de la raison, coordonné par Rainer Rochlitz, Collection Débats philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 239 pp. (par Guillaume Fleury) ______________________________________________________________________24 Habermas, Jürgen. 1997. « La politique délibérative – un concept procédural de démocratie » et « Le rôle de la société civile et de l’espace public politique ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 311-354 et pp. 355-414, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. (par Valérie Demers) _____________________________________________________________________29 Allard, Philippe. 1997. « L’État de droit habermassien et le modèle discursif de la démocratie », La citoyenneté et le modèle discursif de la démocratie de Jürgen Habermas. Mémoire de maîtrise, Université Laval, pp. 62-74. (par Valérie Demers) ____________________________36 Habermas, Jürgen. 1978. «Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé» et «Sur la logique des problèmes de légitimation». In Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé. Paris : Éditions Payot, p. 49-176. (par Lysiane Roch) _________________42 Held, David. 1982. «Crisis tendancies, legitimation and the state». In Habermas, critical debates, dirigé par John B. Thompson et David Held, Cambridge: The MIT Press, p.181-195. (par Lysiane Roch) _______________________________________________________________________51 Synthèse: La légitimité et la gouvernance dans Droit et démocratie. Entre faits et normes et Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, de Jürgen Habermas. (par Valérie Demers)________________________________________________55 4 Introduction La Chaire de responsabilité sociale et de développement durable a amorcé depuis septembre sa quatrième série annuelle (2005-2006) de séminaires. Cette série de séminaires sur la légitimité et la gouvernance fait suite à celles sur la responsabilité sociale de l’entreprise, la régulation et les nouveaux mouvements sociaux. Nous abordons le thème de cette année en étudiant à chaque mois l’œuvre d’un auteur différent. Par ce moyen, nous visons avant tout à mieux comprendre et à développer les concepts de légitimité et de gouvernance. C’est avec l’étude d’Économie et société, de Max Weber, que nous avons débuté la série annuelle. Le séminaire de ce mois porte quant à lui sur Droit et démocratie. Entre faits et normes (1997) et Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (1978) de Jürgen Habermas. Nous explorerons d'abords le concept de droit chez Habermas ainsi que la question de la légitimité du droit. Il sera aussi utile de se pencher sur les nombreux concepts inhérents à la théorie de la discussion, soit l’auto-législation, l’autonomie privée et l’autonomie publique, la rationalité communicationnelle, l’accès illimité à l’information, la légalité du droit ainsi que la question du citoyen. Enfin, nous ne négligerons pas de nous attarder au rôle de l’État, notamment dans l’économie, et de l’impact que son intervention peut avoir sur la légitimité. Bien entendu, comme il s’agit d’un séminaire, nous aurons largement l’occasion de commenter les ouvrages à l’étude. Les œuvres de Habermas que nous étudions dans ce séminaire contribuent à atteindre notre but qui est d’éclaircir les concepts à l’étude dans cette série, soit la gouvernance et la légitimité. Au cœur de Droit et démocratie et de Raison et légitimité se trouve en effet une recherche de légitimité du droit et de l’État qui fait ressortir des liens tangibles avec le concept de gouvernance. Bien que cette dernière ne soit pas nommée explicitement, il est manifeste qu’elle ne peut exister sans la légitimité selon Habermas. Du coup, il apparaît essentiel de cerner les nuances soulevées par Habermas quant à la légitimité. Une bonne compréhension à la fois de ce concept et de celui de gouvernance ne saurait négliger la pensée de Habermas. Dans sa volonté de légitimer le droit, Habermas s’attarde à faire ressortir la genèse du droit en présentant les conditions nécessaires à son développement dans Droit et démocratie. C’est ainsi qu’il est amené à élaborer sa théorie de la discussion dans laquelle se déploie une politique délibérative fondé sur la rationalité communicationnelle qui est la véritable pierre angulaire de toute sa théorie. Parallèlement, et c’est là l’objet de Raison et légitimité, Habermas soulève les différentes crises qui peuvent éclater au sein de l’État dans le capitalisme avancé, ce qui peut transformer tout le système légitimatoire. Axée sur l’intervention de l’État dans l’économie, cette œuvre montre bien la nécessité de l’État de se légitimer pour effectuer une action efficace et se maintenir. Le lien entre la gouvernance et la légitimité est manifeste puisque la légitimité se dessine comme une condition essentielle de gouvernance démocratique. 5 Les deux œuvres à l’étude nous démontrent que ni l’État, ni le droit ne peuvent être légitimes en eux-mêmes, mais qu’il faut plutôt leur trouver une source de légitimité. L’habileté de l’auteur à développer différents concepts explicatifs de la réalité difficile à saisir qu’est la gouvernance est extrêmement importante dans la perspective de ces séminaires. Nous ne saurions, en effet, faire l’économie de l’étude de ces deux œuvres, auxquelles nous avons ajouté divers commentateurs afin de soutenir la compréhension, pour atteindre notre objectif de mieux comprendre la gouvernance et la légitimité. Habermas, né en 1929 et appartenant à l’école de Francfort, est en effet un incontournable pour ces séminaires. S’étant penché notamment sur les œuvres de Marx et de Weber, il parvient à donner un éclairage original sur une réalité encore mal comprise et des problématiques actuelles en plein développement telles que la gouvernance et la légitimité. Il ne fait nul doute que cet apport ne peut qu’enrichir notre réflexion. Bonne lecture! 6 Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit. ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 97-149, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. Par Ugo Lapointe Dans Reconstruction du droit, Habermas s’intéresse à reconstruire rationnellement la notion de légitimité du droit dans nos sociétés modernes. Pour ce faire, il part du droit subjectif que les citoyens se reconnaissent mutuellement (au moyen du droit positif) pour régler leur vie en commun. Ayant définit les concepts de droit subjectif et de droit positif, il cherche ensuite à établir une légitimité du droit positif moderne où l’autonomie privée et l’autonomie publique seraient assurées. Pour en arriver à une théorie de la légitimation du droit positif moderne, il doit d’abord défaire une conceptualisation traditionnellement opposée entre l’autonomie privée et l’autonomie publique; autonomies qui, selon lui, sont intimement liées aux concepts des droits de la personne et de la souveraineté populaire. De cette conception traditionnellement opposée entre l’autonomie privée et l’autonomie publique, émerge alors la théorie de co-originarité entre autonomie privée et autonomie publique. Enfin, Le principe de discussion (D), fondé sur la participation de tous les sociétaires juridiques au processus décisionnel, est, selon Habermas, la pierre angulaire qui garantit la légitimité du droit moderne; principe qui est à la foi inscrit dans et garanti par le principe démocratique. Mais il explore auparavant, à l’aide de l’analyse kantienne, la relation qui existe entre le droit et la morale. Relation du droit et de la morale Chez Kant comme chez Habermas, le principe moral implique une validité universelle de l’action privée comme de l’action publique. Mais, contrairement à Kant qui affirme la subordination du droit positif – ex: droit représenté par un système de lois – au droit moral, Habermas perçoit plutôt une complémentarité entre le droit et la morale. Alors qu’Habermas est en partie d’accord avec la vision de kantienne d’un droit qui « ne peut être légitime que s’il ne contredit pas les principes moraux », il refuse, toutefois, de conduire la morale à un niveau hiérarchique supérieur au droit. La morale et le droit doivent plutôt se percevoir en relation de complémentarité. Selon Habermas, si la morale et le droit cherchent à résoudre le même problème, c’est-à-dire de savoir comment les relations entre personnes peuvent s’ordonner de manière légitime, ils le font différemment. Alors que la morale et le droit contiennent tous deux une forme de savoir culturel (mœurs, coutumes, éthique), « le droit acquiert en même temps, au plan institutionnel, une force d’obligation. Le droit est non seulement un système symbolique mais encore un système d’action » (Habermas, 1997 : 123). Ainsi, chez Habermas, il y a complémentarité et co-originairité du droit et de la morale : la morale peut se refléter dans le droit et « le droit peut compenser la faiblesse d’une morale rationnelle» (Habermas, 1997 : 123); faiblesse qu’Habermas explique par les difficultés cognitives, motivationnelles ou organisationnelles que peut rencontrer une personne juridique lors de la mise en application de la morale. 7 Droit subjectif & droit positif Le droit subjectif est lié, chez Habermas, au concept de la liberté d’action subjective qui permet à chaque individu d’exercer pleinement sa liberté en autant que ses actions ne briment pas les droits et libertés d’autrui. Les droits subjectifs, ajoute Habermas, sont des éléments de l’ordre juridique qui « présupposent la collaboration des sujets entre eux; sujets qui, dans leurs droits et leurs devoirs, se reconnaissent comme des sociétaires juridiques libres et égaux » (Habermas, 1997 : 104). Les droits subjectifs ne sont donc pas imposés sur les personnes, ils émanent plutôt de celles-ci. Les droits subjectifs sont, d’une certaine façon, intrinsèques à la personne. Chaque personne, membre d’une communauté, bénéficie intrinsèquement de droits (ex : droit de vivre, droit d’exercer sa liberté, droit de participer à des discussions démocratiques, etc.). Habermas tisse un lien serré entre droits subjectifs et le concept moderne des droits de la personne. D’un autre côté, pour que les personnes se reconnaissent mutuellement leurs droits subjectifs, affirme Habermas, il faut la création et l’application de droits positifs, c’est-à-dire des droits qui s’imposent (par une autorité) sur les individus afin de protéger leurs droits à la liberté. Pour que les individus acceptent l’imposition des droits positifs, ces droits doivent être reconnus d’autrui et doivent, selon Habermas, s’inscrire dans un ordre juridique établi -ex : système des lois -. En ce sens, il y a, selon Habermas, co-originarité du droit subjectif et des droits positifs. Les deux concepts sont liés. Autonomie privée & autonomie publique Les concepts d’autonomie privée et d’autonomie publique sont intimement liés à ceux du droit subjectif et du droit positif. Habermas définit l’autonomie privée comme la capacité des individus de poursuivre leurs propres intérêts et de se réaliser librement, sans interférence externe. D’un autre côté, l’autonomie publique est la capacité des individus à décider collectivement de leur sort à travers des procédures politiques dont les visées sont l’autodétermination et la coopération sociétale. Ces deux formes d’autonomies sont essentielles à un système de droit moderne, fondé dans la légitimité, nous dit Habermas. Ainsi, selon lui, l’exercice de l’autonomie privée est garanti par le droit subjectif, lui-même assuré par le droit positif. Mais l’érection du droit positif doit se faire via l’autonomie publique qui, nous dit Habermas, permet aux individus de décider collectivement des droits qu’ils veulent se donner (et s’imposer). En d’autres mots, l’exercice de l’autonomie publique qui mène à des actions concertées est une forme de souveraineté populaire dont l’un des buts est l’autolégislation. Au plan de l’autonomie individuelle, ce sont les concepts des droits de la personne et de droit subjectif qui garantissent l’autonomie privée des personnes. Droit de l’homme & souveraineté populaire Les droits de l’homme et la souveraineté populaire représentent, selon Habermas, deux des principales idées du droit moderne que l’on retrouve dans les États dits démocratiques. Mais il ajoute qu’« il existe entre les droits de l’homme fondés moralement et le principe de la souveraineté populaire une relation de concurrence inavouée » (Habermas, 1997 : 110). Cette concurrence est présente en particulier au plan de l’autolégislation. D’un côté, on perçoit l’ensemble des droits de l’homme – qu’on qualifie de naturels ou d’innés - comme une assise à partir de laquelle les lois doivent être fondées en dépit, d’un autre côté, d’une volonté populaire qui souhaiterait se doter de ses propres droits, droits qui ne seraient pas nécessairement appuyés sur la morale. Ainsi, l’idée kantienne de se soumettre à un système de droit fondé dans la morale 8 supprimerait l’autonomie publique du citoyen, soit sa capacité à s’autolégiférer. Il faudrait donc, selon Habermas, concilier droits de l’homme et souveraineté populaire pour que puissent s’exercer les autonomies privée et publique. Pour ce faire, il invoque le principe de discussion. C’est donc sur un arrangement communicationnelle que reposerait la légitimité du droit : à travers des discussions rationnelles, les citoyens conviendraient du droit (subjectif et positif) qu’ils souhaitent se doter pour régler leur vie en commun. Le principe de la discussion (D) Selon Habermas, le droit n’est valide que si accepté des citoyens à travers le principe de discussion (D) : D : Sont valides strictement les normes d’action sur lesquelles toutes les personnes susceptibles d’être concernées d’une façon ou d’une autre pourraient se mettre d’accord en tant que participants à des discussions rationnelles (Habermas, 1997 : 123). En d’autres mots, les lois qui régissent la vie des citoyens doivent donc être décidées entre eux, par la discussion, si elles veulent être considérées légitimes. Habermas ajoute que la prise de décision collective sur une problématique normative doit se faire par consensus où l’intérêt de tous doit être pris en compte de façon équitable. De plus, l’espace des discussions rationnelles doit être public et libre, où chacun a la possibilité de participer librement et où l’information circule librement. À travers le principe de discussion, les destinataires du droit en sont aussi les auteurs, ce qui permet une appropriation du droit par tous. Le droit obtenu par le principe de discussion n’est pas nécessairement fondé dans la morale; il est plutôt ancré dans les intérêts – moraux ou non - des destinataires/auteurs, ce qui est une caractéristique du principe démocratique. Principe démocratique & genèse des droits Le principe démocratique permet d’institutionnaliser le principe de discussion : le principe démocratique se borne à dire la manière dont [le principe de discussion] peut être institutionnalisé – à savoir au moyen d’un système de droits qui assure à chacun une égale participation à ce processus d’institutionnalisation et dont les présupposés de communication sont garantis (Habermas, 1997 : 127). Pour Habermas, le principe démocratique (1) représente les procédures politiques nécessaires à l’exercice du principe de discussion et (2) fournit le médium à travers lequel les résultats de l’exercice du principe du discussion peuvent être exprimés et exécutés. Enfin, on peut résumer la genèse logique, qui est circulaire, du droit légitime selon un principe démocratique comme suit: 9 1. Autonomie privée Droits subjectifs 5. Droit positif 4. Institutionnalisation juridique - code du droit et mécanisme d’application 2. Autonomie publique 3. Principe de discussion Commentaire Habermas, légitimité et gouvernance Malgré le fait qu’Habermas n’utilise pas explicitement le terme « gouvernance », il se réfère probablement à un concept similaire lorsqu’il écrit à propos de « l’autorité de l’État » en lien avec le droit, en particulier dans les contextes des sociétés modernes. Ainsi, comme nous dit Habermas, cette autorité étatique doit trouver sa légitimité dans un système de droits qui, lui aussi, doit être légitimé. Il faut donc, chez Habermas, d’abord mettre en place un tel système de droits; système qui à la fois encadrera l’autorité étatique et qui régulera la vie en commun des citoyens. Pour la mise en place légitime de ces droits, il propose de passer par le principe de discussion. Suivant ce principe, les droits doivent être décidés par les citoyens, au moyen d’une discussion rationnelle, s’ils veulent être considérés légitimes. Habermas ajoute que l’intérêt de tous doit être pris en compte de façon équitable lors de la discussion. De plus, l’espace de discussion rationnelle doit être public et libre, où chacun a la possibilité de participer librement et où l’information circule librement. 1. Mon premier commentaire va un peu dans le sens de l’intervention de Corinne Gendron, lors du dernier séminaire sur Max Weber. L’idée de fonder la légitimité du droit (ou, par extrapolation chez Habermas, de la gouvernance) sur un processus discursif où l’intérêt de tous est pris en compte m’apparaît, à prime abord, séduisante. Mais, est-il vraiment possible de créer (ou de garantir) aujourd’hui un tel espace de discussions où tous pourront se faire entendre? J’en doute. Même si cet espace est créé (ex : tribune physique ou virtuelle -via l’électronique-, référendum, etc.), il faut d’abord être conscient qu’il existe et, par la suite, être informé des enjeux débattus. C’est ce dernier point qui me rend perplexe. Idéalement, être informé des enjeux permet (1) de se sentir concerné et de vouloir participer aux débats et (2) de pouvoir mieux 10 présenter ses arguments. Mais comment s’assurer que tous soient informés? Certains diront que c’est là le rôle des médias et de l’éducation. À défaut de ceux-ci, on pourrait peut-être imaginer d’autres médiums ou processus qui assureraient la diffusion de « la connaissance ». 2. Ceci m’amène à un deuxième ordre de questionnement : considérant qu’il n’est pas exagéré d’affirmer qu’il y a, dans nos sociétés modernes, iniquité d’accès à la connaissance, et que même si tous avaient un accès égal à la connaissance, est-ce que la « connaissance » serait acquise, comprise et utilisée par tous de façon égale lors du processus discursif? J’en doute encore. En partant du postulat qu’il y a aujourd’hui des iniquités quant à l’accès à « la connaissance », et que, de ce fait, certains « connaissent plus que d’autres », on peut se demander, dans un troisième ordre : quelles sont les conséquences potentielles d’un déséquilibre des connaissances dans le processus de discussion rationnelle chez Habermas? Suivant la fameuse maxime de Francis Bacon « la connaissance est le pouvoir » (dans Flyvbjerg, 1998), on pourrait conclure que le déséquilibre des connaissances entraînerait un déséquilibre de pouvoir. Au sein de processus discursifs, cela se traduirait par un déséquilibre du pouvoir discursif entre les participants. Ainsi, on pourrait croire que les interventions de certains participants auraient plus ou moins d’influence sur le dénouement du principe de discussion selon qu’elles sont émises par des participants qui possède plus ou moins de « connaissances ». Dans un tel cas, on ne pourrait pas atteindre la légitimité du principe de discussion, telle qu’amenée par Habermas. 3. Parallèlement, il n’y a pas que le déséquilibre des connaissances qui puisse miner la communication rationnelle chez Habermas. Ainsi, Flyvbjerg (1998) critique (sinon dément) la théorie communicationnelle d’Habermas puisqu’elle ne pourrait exister que si appliquée hors du contexte des sociétés actuelles. Pour Flyvbjerg, le concept de pouvoir est omniprésent dans le discours rationnel. Faire abstraction du concept de pouvoir serait trompeur pour les acteurs engagés dans une communication dite rationnelle. Flyvbjerg ajoute que la discussion/communication serait plutôt caractérisée par une rhétorique « irrationnelle » où l’on cherche le maintien des intérêts des partis plutôt que par un espace libre de toute domination où l’on cherche le consensus rationnel. Ainsi, la communication est rendue efficace par les modes qu’elle emprunte (ex : éloquence, charisme, manipulation, etc.) plutôt que par l’utilisation d’arguments rationnels (Flyvbjerg, 1998). 4. Cela rejoint l’idée de domination charismatique chez Weber, telle décrite par Gisèle Bélem lors du dernier séminaire. Selon les trois types de domination chez Weber, la domination charismatique se caractérise par la soumission d’individus face à une personne. Les « soumis » sont plutôt des « adeptes » d’une idéologie ou de valeurs avancées par la personne charismatique (Weber 1995, dans Bélem 2005). Tout comme l’idée de déséquilibre des pouvoirs dans la communication de Flyvbjerg, il est possible de croire qu’une domination weberienne, issue de qualités charismatiques chez un participant, s’installe au sein du processus discursif d’Habermas. Il me semble donc que ces jeux de pouvoirs et de dominations que l’on peut s’attendre à retrouver lors de discussions entre partis puissent miner l’idée habermassienne d’un espace discursif « libre à tous », où la « circulation des informations ce fait librement » et « rationnellement ». Le principe du discours étant ainsi abîmé, on pourrait croire qu’il en va de même pour la légitimité du droit et, par extrapolation, pour celle de la gouvernance… 11 Références Flyvbjerg, B. 1998. « Chapter 17 : Rationality and Power », pp.225-36 in Relationality and Power : Democracy in practice. Chicago : The University of Chicago. Weber, M. 1995 (1922). « Les types de domination » Chap.III, pp.285-325 in Économie et société; Paris, Pocket. Dans Bélem, G., Laprise, P., Demers, V., Roch, L. 2005. Légitimité et gouvernance dans l’œuvre de Max Weber. Montréal. Chaire de responsabilité sociale et de développement durable, UQAM. Recueil de textes CÉH/RT-33-2005. 59pp. 12 Boyle, Martin. 2001. « Chapitre I : Legal legitimacy and the Principles of Private and Public Autonomy », Towards Justice and Validity : An Investigation into Habermas’Theory of Legitimacy, Mémoire de maîtrise, Carleton University, pp.6-45. Par Ugo Lapointe Boyle perçoit deux problèmes majeurs dans la modernité: (1) l’échec de l’émancipation promise par la Renaissance et (2) les dévastations (écologiques, sociales) sans précédent liées à l’activité humaine. Il croit qu’une solution possible à ces problèmes se trouverait dans un système de droit valide (légitime). C’est pour cette raison qu’il se penche sur la conception de la légitimité du droit chez Habermas. Dans ce premier chapitre de son mémoire, Boyle s’intéresse en particulier aux concepts d’autonomie privée et d’autonomie publique; concepts qu’il met en lien avec les théoriciens libéraux des droist de la personne et les théoriciens républicains de la souveraineté populaire. Mais avant d’aborder les concepts de la légitimité du droit, Boyle brosse un tableau, peu reluisant, de l’évolution de la rationalité depuis la Renaissance. De la Renaissance à la Modernité : un héritage malheureux? Boyle nous rappelle que plusieurs de nos pratiques et idéaux modernes seraient hérités de la Renaissance. Il considère la Renaissance comme une période libératrice où l’émancipation de l’individu occidental a été rendue possible grâce à la raison. Cependant, Boyle rapporte qu’Adorno et Horkhainmer croient plutôt que la poursuite de la rationalité et de la liberté à la Renaissance ont mené à de « nouvelles formes d’irrationalité et de répression ». En effet, plusieurs, dont Habermas, ont observé que l’un des héritages (malheureux) de la Renaissance est la croissance de la « rationalité fonctionnelle ». Cette rationalisation se traduirait chez l’individu moderne par l’imposition d’une « cage d’acier » 1 dont les barreaux seraient représentés par une série de règles bureaucratiques desquelles il n’existe aucune issue 2 . Un autre héritage de la Renaissance serait, selon Habermas, l’écart grandissant entre les experts, qui détiennent et appliquent la connaissance, et le public. Cet écart nuirait à l’émancipation des sociétés puisque qu’il réduirait la qualité démocratique des prises de décision. L’état moderne illégitime? Le constat de Boyle L’ordre social moderne est assuré par le gouvernement qui exerce son pouvoir à travers la création et l’exécution du droit positif (ex : système de lois). Les gouvernements des États dits démocratiques se présentent souvent comme légitimes puisque élus par le peuple. De cette légitimité implicite, les gouvernements clament également la légitimité de toutes les lois qu’ils adoptent. Mais cela est problématique selon Boyle : alors que les États proclament leurs actions légitimes et les disent en accord avec le peuple, ils n’hésiteront pas à interférer lorsque celui-ci tentera d’organiser son propre ordre social. Ainsi, selon Boyle, la légitimité de l’autorité étatique actuelle n’est pas fondée dans tous les cas. 1 2 À laquelle réfère aussi amplement Weber. Bernstein, 1985, dans Boyle, 2001. 13 La légitimité du droit chez Habermas Selon Boyle, Habermas est intéressé à redéfinir la légitimité du droit dans nos sociétés modernes par rapport aux sociétés « traditionnelles ». Habermas considère l’autorité des sociétés traditionnelles basées surtout sur des concepts religieux et métaphysiques. Puisque ces concepts ne sont plus dominants dans les sociétés pluralistes d’aujourd’hui, allègue-t-il, ils ne peuvent servir d’appui à la légitimité de l’autorité de l’État moderne. L’autorité de l’État moderne doit plutôt trouver sa légitimité dans le droit. Pour Habermas, le droit moderne doit trouver sa légitimité (1) dans son contenu normatif (contenu des lois) et (2) dans sa procédure judiciaire (la façon dont le droit est mis en place). Le droit moderne doit respecter l’autonomie privée et l’autonomie publique des citoyens. Habermas croit que l’obédience aux lois doit se faire non pas sous le joug de la coercition, mais plutôt par une volonté des citoyens. En d’autres mots, la légitimité du droit est atteinte lorsque (1) l’État met en place un ordre social qui permet aux citoyens d’exercer leur autonomie privée et lorsque (2) les citoyens se conforment respectueusement et volontairement au droit puisque celui-ci émerge d’un processus populaire d’auto législation où les citoyens ont pu exercer leur autonomie publique. Habermas met de l’avant le principe du discours comme la pierre angulaire sur laquelle est fondée la légitimité du droit. C’est par la communication raisonnée entre individus, membres d’une société, que les droits doivent être établis de façon légitime. La communication raisonnée, qui doit être libre et informative, permet la formation d’une opinion publique légitime. Enfin, cette opinion publique a la capacité de se concrétiser en droit légitime par l’exercice de l’autonomie publique. Autonomie privée et autonomie publique : co-originarité Boyle considère la théorisation de la légitimité du droit chez Habermas comme la plus importante contribution de celui-ci aux théories politiques modernes en lien avec l’idée de la légitimité. Il apprécie en particulier le fait qu’Habermas ait réussi à concilier les principes d’autonomie privée et d’autonomie publique de manière à institutionnaliser le principe de discussion de façon légitime et, en conséquence, de garantir la légitimité du droit. En résumé, Habermas avance que la légitimité du droit requiert l’institutionnalisation du principe de discussion selon le principe démocratique. Selon le principe démocratique, il faut un système de droits encadrant le discours qui doit être reconnu par les participants (voir section « De la théorie à la pratique »). Ce système de droits doit fournir aux participants la possibilité de (1) communiquer librement et équitablement durant le processus du discours et de (2) pouvoir changer ces droits. Selon Habermas, ce système de droits est fondé sur les droits subjectifs, qui garantissent l’autonomie privée, alors que sa mise en place passe par l’exercice de l’autonomie publique, où les individus décident collectivement des droits qu’ils veulent s’accorder. Les concepts d’autonomies privée et publique sont donc co-originaires et doivent être pris sur un même pied d’égalité selon Habermas si on veut atteindre une légitimité du droit. 14 En conciliant ainsi les concepts d’autonomie privée et d’autonomie publique, Habermas élimine les visions incompatibles de ces concepts qu’historiquement, les théoriciens entretenaient jusqu’alors. C’est le cas notamment des théoriciens libéraux et des théoriciens républicains. La tradition de la légitimité du droit chez les « libéraux » et les « républicains » Les libéraux et les républicains hiérarchisent et privilégient chacun une légitimité du droit selon qu’elle soit fondée sur les concepts des droits de la personne ou de la souveraineté populaire. Chez les libéraux, la légitimité du droit fondée sur les droits de la personne garantit l’autonomie privée des citoyens, soit la permission de se réaliser pleinement et de poursuivre leurs intérêts privés sans interférence externe. Traditionnellement, on considère les droits de la personne comme ancrés dans le principe moral de l’autonomie de la personne, où l’individu est sacré. Ces droits sont considérés comme « naturels » et « pré-politique » : ils surviennent naturellement et n’ont pas besoin d’être établis par une législature. De ce fait, ils n’ont pas besoin d’être validés. Ils sont « légitimes par nature ». Pris dans ce sens, les droits de la personne sont donc supérieurs à tout autre droit et à toute autorité politique. L’autonomie privée serait ainsi supérieure à l’autonomie publique. D’un autre côté, les républicains mettent plutôt l’accent sur l’autonomie publique des citoyens pour légitimer le droit. Ainsi, la souveraineté populaire, privilégiée par les républicains, permet l’exercice de l’autonomie publique, soit de donner la capacité aux citoyens de s’autoréguler au moyen d’un processus décisionnel collectif. Les droits qui régissent l’ordre social ne sont plus considérés comme émanant d’un processus « naturel » et « pré-politique », mais plutôt d’un processus démocratique et politique. Selon la théorie républicaine, les citoyens s’orientent collectivement vers le « bien commun » plutôt que vers des intérêts personnels. Ainsi, le droit étatique qui émerge de l’exercice de l’autonomie publique est considéré supérieur aux droits de la personne et ne doit donc pas s’y soumettre. Libéraux et républicains : légitimité du droit non respectée Selon Habermas, ni les libéraux, ni les républicains ne réussissent à satisfaire les pré requis de la légitimation du droit : chacune à leur manière, ces deux visions empêchent la possibilité de l’argumentation rationnelle (communication raisonnée) et la prise de décisions démocratiques. Chez les libéraux, le fait de positionner les droits de la personne au-dessus de toute autorité populaire rend l’argumentation rationnelle et la capacité des autorités démocratiques (qui représentent le peuple) incapables de questionner les fondements et la validité de ces droits. Les citoyens deviennent uniquement des sujets/destinataires du droit sans avoir la capacité d’en devenir auteur. Par ailleurs, du côté des républicains, il est possible d’imaginer qu’un individu ne veule se soumettre à la volonté populaire et que, dans un tel cas, on autorise l’État à user de force coercitive contre cet individu pour qu’il se conforme. Ainsi, en marginalisant les intérêts personnels au profit de la volonté populaire, on risque de brimer les droits de la personne. De la théorie à la pratique À partir du moment où une communauté a le désir ou l’intention de s’autoréguler par le biais de la communication rationnelle (principe de la discussion), les citoyens doivent d’abord se 15 reconnaître des droits qui leur permettront d’entrer dans le processus discursif. Au début, ces droits sont plutôt abstraits et constituent plutôt une entente de principe qui accorde à chacun un droit égalitaire à la participation. Une fois ces droits « abstraits » identifiés, le principe de la discussion peut débuter. Au cours de ce processus discursif, les membres de la communauté décideront d’un système de droit qui, entre autres, (1) établira une procédure d’institutionnalisation du principe de la discussion et (2) régulera leur vie en commun. Habermas présente le système de droits « abstraits » que les membres de la communauté choisissent par l’exercice de l’autonomie publique en une série circulaire de cinq étapes : 1. Droits assurant la plus grande possibilité de libertés individuelles 2. Droits assurant la possibilité de statut de membres dans une association volontaire de sociétaires juridiques 3. Droits assurant la protection juridique individuelle 4. « Droits aux possibilités égales de participation au processus discursif à travers l’exercice de l’autonomie publique qui mène à la création d’un système de droit légitime » 5. « Droits à des conditions de vie qui soient assurées aux plans social, technique et écologique, dans la mesure où ces conditions peuvent nuire à l’égalité des chances de jouir des droits précédents ». Les trois premiers ensembles de droits établissent une reconnaissance (1) de l’autonomie privée, (2) du statut de membre dans la communauté juridique et (3) d’un mécanisme de réponse aux violations de ces droits. Les deux derniers ensembles, quand à eux, permettent aux destinataires du droit d’en devenir les auteurs en (4) assurant l’exercice de l’autonomie publique des membres et (5) en satisfaisant les pré requis nécessaires à la légitimation du processus discursif et donc, de la légitimation du droit. Commentaire Boyle est en accord avec la théorie de la légitimité du droit chez Habermas et exprime peu de critiques à son égard. Le seul reproche qui lui fait concerne le degré élevé d’abstraction de sa théorie; reproche que je lui concède. Il dénonce le fait que les implications, les exigences et les conséquences de sa théorie n’ont pas été assez développées. Il faudrait lire la suite des écrits de Boyle, de même que ceux d’Habermas pour comprendre davantage « comment » Habermas compte appliquer sa théorie. Peut-être le découvrirons-nous à travers ce séminaire… Aussi, je reprendrai l’idée principale de mon commentaire à propos du texte d’Habermas en le résumant ainsi : l’idée de fonder la légitimité du droit (ou la gouvernance en l’extrapolant) dans un processus discursif où l’intérêt de tous est pris en compte m’apparaît intéressante... Mais est-il vraiment possible de créer des forums de discussions où tous pourront se faire entendre et desquels résulteront un système de droit qui satisfera « tout un chacun »? Qui aura vraiment accès à ces forums et qui pourra vraiment en profiter? Probablement ceux qui détiennent le savoir… Dans un tel cas, il y aura toujours des laissés pour compte et la légitimité du droit ne sera jamais atteinte. 16 Référence Habermas, Jürgen. 1997. « Chapitre III : Reconstruction du droit. ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 97-149, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. 17 Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit : Les principes de l’État de droit ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 151-213, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. Par Guillaume Fleury Dans ce chapitre de Droit et démocratie, Habermas cherche à reconstruire les bases légitimes d’un État de droit démocratique. Il approfondit donc l’idée d’un État de droit, pour définir ensuite les conditions dans lesquelles se génère un pouvoir fondé sur la communication et enfin, proposer une façon de lier le pouvoir administratif au pourvoir fondé sur la communication. Il aborde directement le thème de la légitimité en justifiant comment, à partir de la théorie de la discussion, un système politique peut obliger des citoyens à adopter une conduite déterminée. Sa démarche est qualifiée de postmétaphysique, c’est-à-dire que la source de légitimation n’est pas le droit naturel, mais la raison communicationnelle qui émerge d’une procédure discursive argumentée et institutionnalisée. L’État de droit démocratique Légitimation du pouvoir Selon Habermas, l’État est nécessaire en tant que «pouvoir qui sanctionne, organise et exécute, à la fois parce que la communauté juridique a besoin d’une force organisée, et parce que la formation de la volonté politique débouche sur des programmes qu’il faut implémenter» (Habermas, 1997 :152). Cette définition rappelle la théorie des pouvoirs décrite par Montesquieu, mais Habermas en fait une lecture renouvelée. Sans s’appuyer sur des raisons d’ordre religieux ou métaphysique, il propose un processus de justification basé sur la rationalité communicationnelle qui permet aux citoyens de considérer leur ordre juridique comme légitime. Habermas perçoit la légitimité comme «une exigence contestable de validité dont la reconnaissance effective détermine (parmi d’autres facteurs) la stabilité d’un système de domination politique» (Rhenter, 1999). Les citoyens ont donc un rôle de premier plan dans la définition de cet ordre juridique puisqu’ils peuvent le contester. La stabilité et l’ordre social seront maintenus s’ils ont la conviction qu’ils ont collectivement autorisé cette structure qui s’impose à eux (l’État de droit). S’ils sont légitimes, le citoyen se soumettra au droit ou au pouvoir politique sans contrainte, mais par obligation. Ce système de domination implique deux composantes intrinsèquement liées au point d’être cogénérées : le droit et le pouvoir politique. L’idée d’État de droit Pour Habermas, l’idée d’État de droit requiert que les décisions engageant la collectivité soient légitimes, c’est-à-dire qu’elles soient prises par un pouvoir étatique en vertu de certaines règles de droit, mais aussi que ces normes juridiques soient établies avec l’assentiment de la communauté (ou de son représentant) au moyen d’une procédure caractérisée par la discussion publique. L’exigence est d’ordre procédural : la pratique d’autodétermination des citoyens se voit institutionnalisée afin de permettre la liberté et l’égalité de tous dans le processus de formation de la volonté politique et de l’opinion. L’institutionnalisation permet aux membres d’une collectivité sociale de savoir quel est le comportement qu’ils sont en droit d’exiger les uns des autres, à quelle occasion ils sont en droit de le demander et quelle procédure adopter pour coordonner leurs actions. L’institutionnalisation du droit étatique (code du droit) et du pouvoir politique 18 (code du pouvoir) permet de donner une forme organisée et légitime à l’exercice de la domination politique dans l’État de droit. Genèse d’un pouvoir fondé sur la communication Cogenèse du droit et du pouvoir politique Habermas se base sur l’idée des interactions sociales de Parsons énonçant que «tout ordre social doté de modèles de comportement à peu près stable doit s’appuyer sur des mécanismes de coordination de l’action, en règle générale ceux de l’influence et de l’entente» 3 . L’influence d’une partie ou d’un tiers (médiateur ou autoritaire) peut se traduire par la négociation, l’arbitrage, la médiation, la décision, le chantage etc. L’entente relève plutôt du consensus, du compromis, d’une convention etc. Ces mécanismes élémentaires de coordination de l’action peuvent s’appliquer tant aux situations de règlements de conflits interpersonnels qu’à la poursuite des fins collectives et sont propres aux organisations sociales tribales ou modernes. Auparavant, un pouvoir factuel pouvait se changer en pouvoir légitime (ex. : le conquérant d’un territoire, devenu roi peut alors légitimement légiférer et sanctionner le droit). Un pouvoir social pouvait se transformer en pouvoir politique (ex. : par la nomination). Les normes possédaient la validité affirmative du droit factuellement imposé. Désormais, le droit «ne se contente plus de légitimer le pouvoir politique, mais le pouvoir peut se servir du droit comme moyen d’organisation» (Habermas, 1997 : 161). Dans un État organisé sur une base juridique, le droit sanctionné par l’État et le pouvoir politique surgissent simultanément. Dans les sociétés modernes, un processus circulaire autostabilisant semble pouvoir s’établir entre le droit positif que l’État sanctionne et le pouvoir politique provenant de la volonté collective. Le pouvoir politique, en établissant des lois (expression de la volonté collective), contribue à la fonction propre du droit en produisant une sécurité juridique : les destinataires du droit peuvent connaître les conséquences de leur propre comportement et des comportements des autres (stabilisation des attentes). Le pouvoir juridique contribue à la fonction propre du pouvoir étatique : «Le droit ne se réduit nullement à des normes régulant le comportement, mais a pour fonction d’organiser et de réguler le pouvoir étatique. Il fonctionne à la manière de règles constitutives qui garantissent non seulement l’autonomie privée et publique, mais encore génèrent des institutions, des procédures et des compétences d’État» (Habermas, 1997 :163). Tableau 1 : Lien fonctionnel entre les codes du droit et du pouvoir Fonctions : Fonction propre Fonction réciproque Code : Pouvoir Réalisation de fins Institutionnalisation étatique collectives du droit Droit Stabilisation d’attentes Moyen d’organisation du pouvoir de comportement politique Source : (Habermas, 1997 : 162) 3 T. Parsons, 1953, dans Habermas, 1997. 19 Le pouvoir politique fondé sur la communication La théorie de la discussion propose une version de l’autonomie politique qui amène à différencier le pouvoir politique en (1) pouvoir fondé sur la communication et en (2) pouvoir administratif. Habermas décrit ainsi ce concept de pouvoir politique tel que développé par Arendt: H. Arendt ne conçoit le pouvoir politique ni comme un potentiel permettant de faire valoir ses propres intérêts ou de réaliser des fins collectives, ni comme le pouvoir administratif permettant de prendre des décisions engageant la collectivité, mais comme une force d’autorisation se manifestant à la fois dans la création d’un droit légitime et dans la fondation d’un certain nombre d’institutions, dans des ordres qui protègent la liberté politique, dans la résistance aux répressions, et surtout dans les actes fondateurs de la liberté ‘qui créent de nouvelles institutions et de nouvelles lois ‘ (Habermas, 1997 :167). L’usage public des libertés communicationnelles permet donc de générer des pouvoirs. Selon la théorie d’Habermas, c’est par la raison communicationnelle que se forment les volontés politiques aboutissant à des décisions relatives à des programmes politiques et à des lois, qui doivent être formulées en termes juridiques. Dans la mesure où ce pouvoir est une émanation du peuple prenant la forme d’une loi lors d’un processus garanti par d’autres lois (ex. : la Constitution, les libertés fondamentales, etc.), il est susceptible de se traduire dans la législation comme volonté ou dans la juridiction comme sanction autorisée. À première vue, le pouvoir administratif peut donc paraître hors de portée de la souveraineté populaire. Le lien entre le pouvoir administratif et le pouvoir fondé sur la communication Le pouvoir administratif Habermas propose de considérer le droit comme le médium qui permet au pouvoir fondé sur la communication de se transformer en pouvoir administratif. Ainsi, l’idée d’État de droit peut être interprétée comme une exigence de lier le système administratif régulé par le code du pouvoir, à un pouvoir législatif fondé sur la communication. Les pouvoirs fondés sur la communication pourront donc légitimement utiliser le pouvoir administratif, par exemple, lorsque le pouvoir juridique veut forcer l’exécution d’un jugement, ou lorsque le pouvoir exécutif veut mettre en œuvre des programmes. Le lien entre le pouvoir administratif et le pouvoir fondé sur la communication offre une protection juridique aux citoyens à l’encontre des décisions rationnellement inacceptables. Le code du pouvoir offre aux citoyens un recours pour contester une décision jugée illégitime. C’est donc une garantie contre l’instrumentalisation du pouvoir administratif : le tribunal doit justifier son verdict, un règlement inconstitutionnel est nul, une institution n’a d’autres pouvoirs que ceux que la loi lui confère, etc. Habermas se réfère donc au principe de la légalité de l’administration (contrôle parlementaire et judiciaire) afin de s’assurer de la légitimité de l’Action administrative. Parlementarisme et souveraineté populaire Le principe de la souveraineté populaire exige que la compétence législative soit transférée à la totalité des citoyens. Eux seuls peuvent générer, par eux-mêmes, le pouvoir fondé sur la communication inhérent à leurs convictions communes. Leurs décisions sur les programmes politiques et sur les lois supposent la consultation et la prise de décision au terme de débat où 20 chacun aura eu l’occasion de faire entendre les raisons et les thèmes le concernant. Pour des raisons «techniques», ils ne peuvent pas se rassembler pour mettre en œuvre de telles pratiques. La solution qui leur est offerte est de créer des organismes représentatifs qui délibèrent et décident (le principe parlementaire). Cependant, la composition, le mode de fonctionnement, le mode de décision et l’organisation du travail de ces organismes doivent être réglementés afin de respecter le principe démocratique. Petrucciani décrit le principe démocratique habermassien comme «l’institutionnalisation du principe du discours sous la forme d’un «système de droit» qui garantit à tout le monde la même participation aux processus discursifs de production de normes juridiques ainsi que les présuppositions communicationnelles de ces droits égaux de participation» (Petrucciani, 1999 : 114). Ainsi, tous les intéressés devraient pouvoir intervenir dans le processus de création de normes. Ce qui fait qu’une norme est juste, c’est sa genèse démocratique, pas seulement les principes juridiques qui lui servent de fondement. Déficit de légitimité Habermas fait une mise en garde contre certains problèmes qui pourraient contribuer à affaiblir l’aspect légitime d’un État de droit en déplaçant une partie du pouvoir fondé sur la communication. Du point de vue de la logique de la séparation des pouvoirs, la séparation fonctionnelle assure la primauté de la législation démocratique sur les autres sources normatives et permet le rattachement du pouvoir administratif au pouvoir fondé sur la communication. Le pouvoir exécutif doit se limiter à employer le pouvoir administratif dans le cadre des lois en vigueur et ne pas chercher à se programmer et s’autoriser par lui-même. Il faut se méfier des cumuls de fonctions et des mandats mal définis. De la même manière, le pouvoir judiciaire doit circonscrire son action à ce qui est nécessaire pour remplir ses fonctions. De plus, la constitution réciproque du droit et du pouvoir politique crée un lien qui ouvre et perpétue la possibilité latente d’une instrumentalisation du droit pour l’utilisation stratégique du pouvoir. Enfin, les citoyens doivent porter attention à la rédaction des lois. Elles peuvent contenir des clauses générales et des concepts juridiques indéterminés ou des objectifs concrets laissant à l’administration une importante marge discrétionnaire. Commentaire Dans le chapitre IV de Droit et démocratie, l’idée d’État de droit et la légitimation de son pouvoir permettent d’approfondir les thèmes centraux de cette série de séminaires, soit la légitimité et la gouvernance. Pour exercer son pouvoir de façon légitime, l’État doit s’assurer de la participation effective des différents intéressés aux délibérations constitutives des volontés collectives et des normes. Les citoyens doivent aussi bénéficier d’un droit de regard sur l’administration du pouvoir public. La théorie d’Habermas interpelle donc la notion de gouvernance d’une façon qui met au premier plan l’aspect démocratique, puisque que les citoyens doivent autoriser et circonscrire la marge de manœuvre de l’État dans la conduite des affaires publiques. Le niveau d’abstraction de la théorie d’Habermas permet de la rendre facilement transposable. Certains concepts qui y sont élaborés pourraient aider à interpréter différentes situations de faits lors d’études de cas. Son approche est positive (n’est pas fondée sur le droit naturel), idéaliste (fait abstraction de contraintes réelles), voire naïve et critiquée : 21 Certes, on pourrait reprocher […] à Habermas […] de sous-estimer – naïvement – le potentiel conflictuel de nos sociétés hautement complexes […] et de faire volontairement abstraction des antagonismes politiques et de classes et des conflits non résolubles pacifiquement, par voie de la discussion, en se tenant à une idéalisation trop optimiste du principe du dialogue et des possibilités réelles d’obtention d’un consensus, dans nos sociétés déchirées par des inégalités, des différences culturelles et religieuses, des conflits de classes et de corporations et des injustices sociales de plus en plus insupportables (Münster, 1999, 143). Habermas semble prendre comme prémisse qu’un groupe d’intéressés peut, en s’exposant mutuellement et franchement les raisons qui soutiennent leur préférence ou leur vision, parvenir à un consensus et former une volonté collective. Par ce processus de «sélection naturelle», les choix les plus raisonnables sortiront de la masse et rallieront un consensus par la force des arguments qui les soutiennent. Nous trouvons intéressante la vision qu’à Habermas des décisions majoritaires (une césure dans une décision continue) et des dissidences (arguments en réserve), car elle souligne le caractère incomplet et non intégrateur d’un tel mode de décision en plus d’offrir la possibilité aux minoritaires de se faire entendre à nouveau. Habermas considère que l’État de droit est faillible et il fait reposer sur les citoyens la responsabilité de prévenir d’éventuels déficits de légitimité. D’où l’intérêt que nous portons au principe de la légalité de l’Administration. Celui-ci permet de vérifier la légitimité des actions d’une institution chargée de mettre en œuvre un programme dans la mesure où : (1) un précontrôle (législatif) des normes permet de s’assurer de leur conformité et de leur précision par rapport aux volontés exprimées par un accord horizontal, et (2) un contrôle après coup (judiciaire) permet de remettre en cause les actions prises sur la base de leur conformité aux processus, et offre la possibilité d’un recours vertical. L’institutionnalisation est un concept clé de la démarche d’Habermas. Le code du droit permet aux citoyens de connaître par quel processus et dans quelles conditions se formera la volonté politique collective. Si les conditions nécessaires à la libre discussion dans l’espace public ne sont pas réunies, les citoyens pourront se référer aux codes institutionnalisés pour connaître les recours permettant d’obliger l’État à intervenir pour assurer que ces conditions existent. Leur volonté sera par la suite traduite en des termes juridiques pour que le pouvoir puisse réaliser les fins collectives (lois et politiques). Le code du pouvoir permet aux citoyens de connaître comment le pouvoir administratif doit être utilisé lorsque leurs représentants prennent des décisions qui engagent la collectivité. Les citoyens connaîtront les recours qui peuvent forcer l’État à agir dans les limites de leur volonté. Si le pouvoir est exercé vers les objectifs collectifs par des moyens autorisés par tous, les citoyens se soumettront au pouvoir par obligation, sans contrainte, car le pouvoir sera perçu comme légitime. Habermas adopte le modèle de la domination légale de Weber comme seule mode de domination légitime. Nous retenons aussi le souci d’Habermas de légitimer les normes par un processus qui se fait sous le chapeau d’un droit légitime et bienveillant. Une telle procédure est souhaitable pour toute délibération, mais il ne faut pas oublier que la théorie de la discussion s’inscrit à l’intérieur d’un droit national apte à mettre en œuvre les garanties procédurales inhérentes à la théorie 22 habermassienne. Pour atteindre l’équité des positions lors des délibérations, est-ce qu’une partie dominante accepterait de négocier dans le cadre d’un processus qui réduit sa position pour avantager l’autre ? Le pouvoir exécutif serait-il prêt à s’ingérer dans la sphère privée afin d’équilibrer les rapports de force inhérents aux sociétés modernes ? La théorie de la discussion devient encore plus difficilement applicable au niveau international avec toutes les difficultés normatives qui sont déjà le lot du droit international. Au moment où Habermas rédigeait Droit et démocratie, la question de la gouvernance n’avait pas l’envergure qu’on lui prête aujourd’hui. Elle n’est cependant pas exclue de son propos. Selon sa conception de l’État de droit, tous les intéressés doivent pouvoir intervenir dans la définition des règles auxquelles ils seront assujettis. En reconstruisant l’État de droit, Habermas octroie un pouvoir politique aux citoyens sur leur société. Par contre, il limite le développement de la normativité au truchement du politique et du juridique. Ainsi, une analyse de la gouvernance selon Habermas ne permet pas de faire intervenir des sources non politiques de normativité (ex. : l’histoire, l’économie, la religion). Certains moyens utilisés par les mouvements sociaux économiques peuvent produire un effet normatif sans qu’une norme soit consacrée en termes juridiques. Pensons au boycott par exemple. Nous devons cependant atténuer notre propos dans la mesure où ce chapitre concerne la reconstruction du droit et qu’il est normal que son spectre d’application soit limité. N’empêche qu’il semble considérer l’État de droit légitime comme une panacée, les réponses aux problèmes de gouvernance se traduisant par des garanties politiques et juridiques alors que la sphère politique est elle-même sujette à d’autres aléas (en particulier économiques), dont la source n’est pas toujours interne. L’action du pouvoir politique légitime s’arrête aux frontières. Il est difficile de concevoir comment un État pourrait orienter ses affaires publiques en se basant uniquement sur les volontés collectives de ses citoyens, sans se soucier de la réalité économique ou de l’influence d’autres institutions à teneur normative. Il n’y a pas que les citoyens qui peuvent apporter des contraintes l’exercice du pouvoir politique, et ces contraintes peuvent ne pas trouver de solution par la discussion des citoyens. Malgré les critiques formulées à l’endroit de la théorie de la discussion et son application limitée, il n’en demeure pas moins que cette recherche d’idéal offre une réflexion intéressante et approfondie sur (1) les conditions par lesquelles on peut intégrer les différents points de vues d’acteurs variés dans la conception d’un système normatif commun sinon dans des négociations et (2) sur les conditions qui peuvent permettre de considérer une norme, un mode régulatoire ou un pouvoir comme légitime. Références Münster, Arno, « Hanermas et la démocratie ou : faut-il réinventer la démocratie par le principe « discussion » et une politique « délibérative » ? », pp 137-151, In Marx, Wittgenstein, Arendt, Habermas, dirigé par Jacques Bidet, Paris : Presses universitaires de France (coll. Actuel Marx), 222pp. Petrucciani, Stefano, 1999. « Morale, droit et démocratie dans la théorie politique de Jürgen Habermas », pp. 109-122, In Marx, Wittgenstein, Arendt, Habermas, dirigé par Jacques Bidet, Paris : Presses universitaires de France (coll. Actuel Marx), 222pp. 23 Rhenter, Pauline, 1999. « Jürgen habermas : La réconciliation procédurale des droits de l’homme et de la souveraineté populaire », Institut d’Études Politiques de Lyon, Université Lumière Lyon II. 24 Audard, Catherine. 2002 «Le principe de légitimité démocratique et le débat RawlsHabermas», pp. 95-132, In Habermas : L’usage public de la raison, coordonné par Rainer Rochlitz, Collection Débats philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 239 pp. Par Guillaume Fleury Dans son article, Audard s’attarde à mettre au jour les malentendus et les rapprochements qui ont surgit d’un échange philosophique entre Habermas et Rawls. Ces derniers ont cherché, par des voies différentes, à approfondir une nouvelle méthode de légitimation de la démocratie. L’auteure soutient que leur approche est distincte au niveau de la méthode de justification du droit et de la justice. Malgré cette distance théorique, ils se penchent sur des questionnements semblables et leurs conclusions sont analogues. Partant de présupposés philosophiques probablement incompatibles, Rawls et Habermas engagent un discours qui contribue au renouvellement de la conception d’un jugement moral politique. Audard met donc en parallèle l’argumentaire des auteurs, leurs objections et leurs réponses mutuelles. Après avoir tracé le contexte soutenant l’approche de chaque auteur, elle analyse leur dialogue, souligne les différences théoriques, démontre leur proximité idéologique et réduit certaines de leurs objections à des défauts d’interprétation de la part de chacun. Ainsi, elle « réconcilie » deux théories apparemment distinctes. Différences conceptuelles et culturelles Dans ses travaux Rawls, cherche à élaborer une théorie de la justice qui se traduit par des principes contraignants limitant notre recherche de la satisfaction et du bon. Ces principes prescrivent la répartition des droits et libertés dans le contexte de la Constitution des États-Unis. Ils sont donc difficilement transposables. Habermas, pour sa part, s’intéresse au droit positif moderne et aux institutions. Il désire reconstruire la normativité du droit positif (légitimation) en y appliquant la théorie de la discussion. Sa démarche est abstraite et décontextualisée. Selon Audard, la différence d’objets et de perspectives caractérisant les deux approches est à la source des malentendus qui donnèrent lieu au dialogue entre les auteurs dont « La réconciliation grâce à l’usage public de la raison » de Habermas, « Réponse à Habermas », de Rawls et « La morale des visions du monde. Raison et vérité dans le libéralisme politique de Rawls » de Habermas. Prémisses similaires L’auteure commence par illustrer la nécessité de redéfinir la légitimité démocratique autrement que par le simple consentement des citoyens. Certaines dérives totalitaires dans l’Histoire ont démontré qu’un tel consentement peut être aliéné. Le droit positif offrirait, par son institutionnalisation et son pouvoir d’intégration sociale, une stabilisation à long terme des sources de légitimité essentielle à la démocratisation de l’État de droit. Pour ce faire, les citoyens doivent pouvoir orienter leurs droits de communication vers le bien public en coopérant et en discutant dans des conditions de liberté et d’égalité (autonomie morale d’après Kant). Cependant, «au lieu d’envisager l’autonomie morale comme une valeur extérieure au processus politique démocratique, aussi bien Rawls que Habermas vont la comprendre de manière pragmatique, comme un ensemble institutionnalisé de pratiques et de processus qui garantit que les citoyens sont bien responsables des principes et des normes auxquels ils doivent se soumettre » (Audard, 25 2002: 96). Ils introduisent donc un élément intersubjectif là où le simple consentement servait de justification. Des solutions procédurales aux problèmes de légitimité Dans Théorie de la justice, Rawls utilise les concepts du contrat social (Rousseau) et de la théorie du choix rationnel afin d’élaborer la fiction de la « position originelle » : des contractants devant choisir les principes qui gouverneront leur association politique seraient placés derrière un « voile d’ignorance ». Ainsi isolé de toutes influences (dont leurs propres intérêts), leur jugement serait impartial et le résultat de leur choix rationnel serait juste et équitable. Habermas interprète cette fiction comme une construction monologique qui s’oppose à l’approche dialogique du principe «U» (test intersubjectif d’universalisation nécessaire à la validité morale des normes) qui caractérise sa propre démarche. S’inspirant de la conception rawlsienne d’une justice procédurale, Habermas développe sa théorie précisant que seules sont valides les normes que tous peuvent vouloir au terme d’une discussion dont le droit assure que tous les intérêts de toutes les personnes concernées auront été pris en compte de manière impartiale et réciproque. La critique du libéralisme politique de Rawls Audard retrace trois critiques que Habermas adresse à Rawls. Ces critiques tiennent surtout au fait que Habermas interprète la position de Rawls comme celle d’un libéral classique. Le libéralisme classique affirme la priorité des droits subjectifs privés (protégeant les libertés personnelles) sur les droits politiques, afin de protéger la sphère privée contre les abus du pouvoir de l’État. Selon cette théorie, les droits de l’homme et la constitution sont perçus comme étant extérieurs au processus politique (une contrainte extérieure à la souveraineté populaire). Habermas considère que le libéralisme politique est incapable de fournir une conception satisfaisante de la citoyenneté. Ce dernier adopte plutôt une conception républicaine de la souveraineté selon laquelle les libertés politiques auraient priorité sur les libertés civiles parce qu’«elles permettent de réaliser pleinement les trois missions de la citoyenneté : gouvernement du peuple par lui-même, formation de la nation civique et justice sociale» (Audard, 2002 : 122). L’occasion du débat entre les auteurs a permis à Rawls de clarifier son point de vue. En exposant les réponses de ce dernier, Audard démontre que la position de Rawls est loin d’être libérale au sens classique. Sa conception est bel et bien centrée sur la participation et l’autonomie politique des citoyens, mais d’après l’auteure, il n’éprouve pas le besoin de fournir une théorie philosophique pour l’expliquer. Il ne conçoit pas de rivalité entre les différentes libertés (politiques et civiles), parce que sa conception politique de la personne possédant deux facultés morales (le sens du bien et le sens de la justice) permet d’unifier ces deux types de libertés fondamentales. En exposant d’autres éléments de réponses de Rawls, Audard démontre l’aspect novateur de la conception de cet auteur qui n’est ni libérale, ni républicaine. Il ne perçoit donc pas la constitution comme une contrainte extérieure à la souveraineté politique. Enfin, Habermas considère que Rawls fournit une conception insatisfaisante de la citoyenneté parce qu’il donne une fondation morale (donc non publique) à la justice politique, ce qui ramènerait la métaphysique comme ultime base de validité du juste moral et du bien éthique. Sur 26 ce point, l’auteure considère que Habermas fait erreur, mais reconnaît que la théorie de Rawls devrait être plus développée. Proximité entre les auteurs Selon Audard, les deux auteurs offrent une justification «postmétaphysique» des normes du droit et de la justice. Cette justification nécessite un échange public où chaque citoyen peut présenter ses «raisons» aux autres. Que ce soit par le «consensus par regroupement» rawlsien, ou par le «principe de la discussion» habermassien, Audard considère précieuse la contribution des auteurs (les mécanismes de justification) dans la constitution d’une théorie de la démocratie délibérative. Selon elle, tous deux sont hostiles au positivisme juridique et rejettent le contextualisme et le relativisme culturel qui amènent à voir la démocratie constitutionnelle comme une invention culturelle passagère. Enfin, les deux s’inscrivent dans la lignée de Kant par leur souci d’intégrer la notion d’autonomie morale à leurs travaux et d’«affirmer, comme lui, que «le juste est distinct du bon et prioritaire par rapport à lui» (Audard, 2002 : 132). Modulation et réconciliation Alors que pour Rawls la justification et un exercice intellectuel et théorique, Habermas veut que la justification devienne un exercice effectif de l’autonomie politique. Le débat qu’engagent Rawls et Habermas amène ce dernier à modifier son principe de discussion afin d’en faire un véritable principe de justification politique. Si dans De l’éthique de la discussion et dans Morale et communication de Habermas le principe de discussion et le principe moral coïncidaient, tel n’est plus le cas. Habermas a remanié sa théorie : «Il faut en effet situer le principe de discussion à un niveau d’abstraction encore neutre par rapport à la distinction entre morale et droit […], il ne doit pas coïncider avec le principe moral parce qu’il va se différentier en principe moral et en principe démocratique» 4 . Audard considère cette formulation «suffisamment imprécise» pour permettre la justification des principes tant moraux que démocratiques : L’important est que la légitimité du droit soit solidement ancrée dans les pratiques démocratiques. Les citoyens ont un double moyen de vérifier cette légitimité : un moyen théorique, les discussions rationnelles, mais aussi un moyen pratique : les garanties que les libertés d’expression, de communication, de discussion reçoivent de la part de l’État. C’est là ce qui différentie le principe démocratique du principe moral qui ne concerne que le jugement, pas la pratique des citoyens (Audard, 2002 : 115). L’auteure, constatant le caractère imprécis des discussions rationnelles d’Habermas, souligne le mérite de la précision de la procédure proposée Rawls en dépit de ses défauts. Audard opère donc une réconciliation en fusionnant les procédures de justification de chaque auteur et propose cet énoncé : Sont valides les normes (ou plutôt les principes fondant ces normes) auxquelles toutes les personnes concernées, en tant que participants rationnels et mutuellement désintéressés au processus politique de choix des principes de justice, donneraient leur accord après discussion, si elles étaient placées dans des conditions de non-accès à des informations spécifiques les concernant en particulier, c’est-à-dire derrière un «voile 4 J. Habermas, Droit et démocratie, «Postface» de 1993, p. 488, dans Audard, 2002, p. 114. 27 d’ignorance», mais dans des conditions elles-mêmes équitables (fair) et qui incluent la liberté et l’égalité (Audard, 2002 : 115). Intérêt du débat Soulignant les différences majeures caractérisant l’approche des deux auteurs s’étant livré à un échange philosophique, Audard estime que l’intérêt du débat est d’amener les intéressés à penser la nature du «jugement moral politique» en des termes à la fois différents et comparables. Pour Rawls, c’est un sens procédural de la justice ; pour Habermas, c’est une normativité implicite dans toute discussion argumentée. Commentaire Le texte de Audard permet d’approfondir la pensée d’Habermas en plus de démontrer comment et dans quel contexte il remania sa théorie de la discussion pour en augmenter le niveau d’abstraction. La mise en relief de sa théorie permet de mieux positionner cet auteur par rapport aux différents courants de pensées et théories en identifiant ses «allégeances idéologiques». Dans le cadre plus large des séminaires portant sur l’approfondissement des thèmes de la gouvernance et de la légitimité, cet article de Audard permet d’explorer comment deux auteurs différents, Rawls et Habermas, ont cherché à définir la légitimité démocratique en soulignant la complexité qu’implique la définition d’un tel concept. Le concept de légitimité a toujours été l’objet de controverse et cette analyse comparative en est un bon exemple. Même si les deux auteurs possèdent, au bout du compte, le même idéal de démocratie délibérative, il n’en demeure pas moins que la différence de leur cadre théorique et contextuel les amène à débattre et les place presqu’en situation d’opposition idéologique. Ces divergences conceptuelles qu’Audard a démontrées ne sont pas sans intérêts, cependant nous nous attarderons aux points de proximités qui relient les deux auteurs. La normativité du droit et de la justice ne peut naître que de l’autonomie sociale des citoyens, c'est-à-dire de leur coopération et de leurs discussions se déroulant dans des conditions de liberté et d’égalité. Cette autonomie morale, pour être effective, doit donc être institutionnalisée. Cette institutionnalisation permet aux citoyens de se créer des attentes : ils peuvent prévoir, à partir de normes, comment ils devraient agir et quels sont les comportements qu’ils peuvent exiger des autres. Pour qu’une norme puisse faire autorité et dicter un comportement, elle doit être valide dans l’esprit des citoyens (un pouvoir démocratique légitime force l’application de normes jugées valides). En justifiant une norme, on s’attarde au processus par lequel les citoyens ont, d’un commun accord, convenu de se donner un mode de régulation de leur comportement. Il ne suffit donc plus qu’une norme soit valide parce qu’elle émane d’un consensus, il faut aussi vérifier dans quelles conditions ce consensus est intervenu. Ainsi, la justification ne se fait plus uniquement sur le fond, mais aussi sur la forme. De plus, il faut souligner que les deux auteurs analysés par Audard considèrent la démocratisation de l’État de droit comme un processus constant et collectif. La survie de la démocratie est liée à la participation politique et à la protection des droits, car l’État de droit et faillible. Puisque la 28 communauté n’est pas fondée sur une identité partagée, mais sur la diversité et la liberté de conscience de ses membres, la démocratie est donc «extrêmement fragile et instable en raison de la diversité, de la pluralité des systèmes de valeurs, des conceptions ‘compréhensives’ qui fleurissent dans le contexte de liberté et de sécurité garanti par la Constitution» (Audard, 2002: 131). Un des aspects essentiels de la démarche habermassienne est l’importance accordée à la pratique démocratique des citoyens dans l’espace public. Cette pratique se manifeste de deux façons : par la formation de la volonté publique et par le contrôle des dérapages possibles de l’État de droit qu’il considère faillible. Les citoyens possèdent donc deux façons de vérifier la légitimité du droit. Un moyen théorique par lequel les citoyens ont l’assurance que la norme est légitime, car elle est acceptée par tous au terme de discussions rationnelles. Un moyen pratique grâce aux garanties institutionnelles consacrées dans la Constitution et dont l’État peut être forcé d’assurer la mise en œuvre (libertés d’expression, de communication, de discussion, etc.). Les propositions de Rawls et d’Habermas conçoivent la gouvernance et son mode régulatoire de façon très idéale. L’approche de Rawls de la position initiale suppose qu’au moment où les individus entreront en interaction pour décider des règles gouvernant leur conduite, ils feront abstraction de leurs intérêts propres afin de convenir de la règle la plus juste. Il n’est donc pas question d’une conciliation d’intérêts, ces derniers n’étant pas pris en compte dans l’élaboration de la norme. L’approche d’Habermas suppose, quant à elle, qu’un individu acceptera une règle allant à l’encontre de ses intérêts si on lui présente des arguments convaincants. La réalité paraît différente de cet idéal. S’il est juste de dire qu’une norme sera plus légitime si elle est décidée et acceptée de tous, il n’est pas évident que les acteurs influents accepteront de mettre de côté leurs intérêts. Enfin, ces deux approches suggèrent qu’un système politique, dans lequel les individus ont un rôle actif à jouer, possède l’aptitude d’agir sur tous les autres systèmes (sinon sous-systèmes) et d’y imposer une régulation. La délibération se déroule dans l’espace public et le résultat est dirigé vers les instances politiques chargées d’exécuter la volonté collective. Le système économique est cependant caractérisé par son indépendance face à la politique. Ceux qui participent à l’élaboration des normes ne sont pas nécessairement des citoyens et le lieu de délibération n’est pas l’espace public. Le système économique possède la faculté de placer la politique devant un fait accompli : une volonté non collective ayant une force normative sur la collectivité. 29 Habermas, Jürgen. 1997. « La politique délibérative – un concept procédural de démocratie » et « Le rôle de la société civile et de l’espace public politique ». In Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 311-354 et pp. 355-414, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. Par Valérie Demers Les deux chapitres de Droit et démocratie abordant la question de la politique délibérative et de la société civile sont des éléments importants à considérer dans notre étude de la gouvernance et de la légitimité. Axant principalement son discours sur la légitimité du droit, Habermas accorde une importance particulière à la « genèse démocratique » de ce dernier, ce qui se rattache largement au choix d’un mode de gouvernance qui s’appuie sur le droit. C’est en élaborant une théorie basée sur la discussion que Habermas résout la question de la légitimité du pouvoir et du droit ainsi que celle de la crise de la démocratie. En dégageant ce que sont les véritables fondements de ce qu’il nomme le jeu démocratique, Habermas en vient à dégager une « politique délibérative » laissant une large place aux citoyens et permettant des prises de décisions démocratiques. De là sont tirées des règles de droits empreintes de légitimité car émanant essentiellement des citoyens eux-mêmes. Habermas évoque enfin l’influence que peut avoir la « société civile » dans le cycle du pouvoir régulé par l’État. Le cycle du pouvoir régulé par l’État de droit Les fondements du jeu démocratique Une des questions que pose Habermas est de savoir pourquoi les gens agissent en conformité avec la démocratie. Selon lui, la réponse se trouve dans le cœur du processus démocratique constitué par la politique délibérative, outil principal de sa théorie de la discussion. La politique délibérative implique selon lui, dans le système politique et sa périphérie, une libre circulation de l’information, des réflexions, des discussions, etc. fait en sorte que la formation de l’opinion publique et de la volonté s’effectue de façon démocratique. Cette formation se forge de deux façons : 1. par les procédures démocratiques institutionnalisées par l’État (par exemple le suffrage) et 2. par le réseau communicationnel des espaces publics politiques non investis par le pouvoir étatique (les forums de discussion par exemple). Le succès de la politique délibérative repose donc sur « un jeu combiné des délibérations institutionnalisées et des opinions publiques qui se sont formées de façon informelle » (Habermas, 1997 : 323). Le système politique doit donc prévoir des procédures particulières favorisant la prise de décision démocratique parallèlement à la formation naturelle de l’opinion qui a émergée de manière informelle dans des espaces publics politiques non investis par le pouvoir et qu’il doit laisser se déployer sans contraintes. Le cycle du pouvoir régulé par l’État Théoriquement, nous remarquons que la politique délibérative permet que des procédures démocratiques institutionnalisées et des espaces publics informels se combinent pour donner naissance à des normes légitimes. Concrètement, le modèle de Peters, repris par Habermas, fait un bon portrait des rouages du cycle du pouvoir régulé par l’État et qui donne un large place à la société civile 5 . 5 Ce concept sera défini ultérieurement. 30 En observant le schéma que nous avons tiré de la description de Peters, nous remarquons que les décisions doivent passer par les canaux du centre, soit les institutions de formation démocratique de l’opinion et de la volonté, la justice ou l’Administration pour être traduites dans les faits avec autorité. Toutefois, la légitimité des décisions dépend des processus de formation de l’opinion qui elle, s’effectue à la périphérie. Appliquée à la conception de la démocratie de la théorie de la discussion, la légitimité des décisions dépend de la régulation par des flux communicationnels qui ont pour origine la périphérie (1), traversent les procédures démocratiques étatiques (2) et atteignent, enfin, le système parlementaire ou les tribunaux (3). Toutefois, Habermas souligne que souvent, la périphérie est capable d’introduire les problèmes d’intégration sociale en modifiant le fonctionnement routinier du système parlementaire, soit en bousculant la perception et la formulation habituelle des problèmes sociaux, ce qui appelle à des apprentissages accélérés et innovants. En effet, les attentes normatives reliés à la politique délibérative « se reporte[ent] désormais sur les structures périphériques de la formation de l’opinion. Les attentes se concentrent sur la faculté de ces structures (1) à percevoir les problèmes affectant la société dans son ensemble, à les interpréter et à les mettre en scène d’une façon qui à la fois suscite et innove » (Habermas, 1997 : 385). Pour s’y adapter, la périphérie doit nécessairement avoir accès à des réseaux de communication publique non institutionnalisés qui permettent le développement spontané des processus de formation de l’opinion. Concrètement, dans ce modèle, la périphérie est l’espace public politique, soit une structure de communication qui s’ancre dans le monde vécu par le biais de sa base constituée par la société civile. Habermas la définit comme « un réseau permettant de communiquer des contenus et des prises de position, et donc des opinions; les flux de la communication y sont filtrés et synthétisés de façon à se condenser en opinions publiques regroupées en fonction d’un thème spécifique » (Habermas, 1997 : 387). La fonction de l’espace public, qui est de percevoir et de formuler les problèmes sociaux qui affectent la société dans son ensemble, ne peut être menée à bien que si elle se constitue « à partir de contextes de communication des personnes virtuellement concernées » (Habermas, 1997 : 392). Il peut s’agir de la vulgarisation scientifique, de la littérature, de l’église, de l’art, du féminisme, des alternatifs de santé, du social, de la politique ou de la science, des bistrots, du café, des rues, des médias de masse, des concerts rocks, etc., tous compris dans l’espace public général. Cet espace est une caisse de résonance qui répercute les problèmes qui, n’ayant pas de solutions ailleurs, doivent être traités par le système politique. L’espace public doit aussi être apte à formuler ces divers problèmes, politiques, économiques, sociaux, etc. Ce processus démocratique de la discussion sert du coup une conceptualisation normative de l’État et de la société. Pour cette théorie « les principes de l’État de droit [sont] une réponse conséquente à la question de savoir comment institutionnaliser les formes de communication exigeantes que requiert une formation démocratique de l’opinion et de la volonté » (Habermas, 1997 : 322-323). Elle est donc idéale, selon Habermas, pour asseoir une légitimité au droit car elle base les normes sur les besoins et les demandes des citoyens qui émergent de la sphère publique informelle non régulée par l’État. Elle fait en sorte que « les procédures et les conditions de communication de la formation démocratique de l’opinion et de la volonté fonctionnent, en effet, comme l’écluse la plus importante d’une rationalisation au moyen de la discussion, des décisions que prennent un gouvernement et une Administration liés par les lois et par la justice » (Habermas, 1997 : 325). Selon Habermas, cette rationalisation admise par les citoyens constitue encore davantage qu’une légitimation car elle émane littéralement d’eux. 31 Le cycle du pouvoir régulé par l’État Périphérie externe Le centre : Systèmes institutionnels (2) Autorité : normes, règles, lois, etc. en direction du système parlementaires ou des tribunaux. (3) Justice Institutions de formation démocratique de l’opinion et de la volonté (élections, concurrence des partis, etc. Administration Perception et formulation des problèmes sociaux qui affectent la société dans son ensemble. Fonctions de contrôle ou compétences déléguées par l’État : universités, systèmes d’assurances, fondations, etc. Capacité d’agir Capacité d’agir Densité de la cDensité omplexitéde la orgacomplexité nisationnel organisationnelle le Utilisateurs – système de négociation : Administration publique et organismes privées, associations centrales, groupes d’intérêts, etc. qui remplissent des fonctions de coordination dans des domaines sociaux qui appellent des régulations mais sont peu transparents. Perception et formulation des problèmes sociaux qui affectent la société dans son ensemble. Fournisseurs – Formation de l’opinion (infrastructure de la société civile) : associations ou groupements (associations, groupes d’intérêts publics, Églises, etc.) qui font entendre les problèmes sociaux aux gouvernements et aux parlements et par voie judiciaire, expriment des exigences politiques, articulent des intérêts et des besoins et exercent une influence sur les projets de loi ou les programmes politiques. (1) Élaboré sur la base du texte L’opérationnalisation de la politique délibérative Les procédures démocratiques et l’espace public politique informel Pour rendre opératoire cette forme de démocratie, il faut selon Habermas trouver le niveau de traduction sociologique qui correspond au contenu normatif de l’État de droit démocratique. À cet égard, Habermas reconnaît la pertinence de la caractérisation de Cohen de la politique délibérative. Selon ce dernier, les délibérations s’effectuent sous forme argumentée, sont exclusives et publiques (personne n’en est exclu) et exemptes de contraintes externes, les participants n’étant liés qu’aux conditions communicationnelles et aux règles procédurales de 32 l’argumentation 6 . De plus, elles sont libérées des contraintes internes pouvant léser les participants dans leur capacité de se faire entendre, d’introduire des thèmes, d’apporter des contributions, de faire des propositions ou de de critiquer certaines de celles-ci 7 . Les délibérations peuvent en théorie durer indéfiniment, mais il arrive généralement que les décisions soient prises à la majorité, supposant que la majorité représente temporairement le bien-fondé de diverses conceptions. Elles peuvent aborder tous les sujets qui sont « susceptibles d’être soumis à une réglementation adoptée dans l’intérêt égal de tous » 8 . Une fois ces règles institutionnalisées par des personnes, émerge une communauté de droit disposant de formes de vie et de traditions particulières apte à prendre des décisions démocratiques. Habermas ajoute à ces caractéristiques les distinctions entre ce qui relève des procédures démocratiques et ce qui relève des processus informels de l’espace public. Les premières régulent le mode de fonctionnement et la composition des comités formés en vertu de la politique délibérative et structurent les processus de formation de l’opinion et de la volonté. Il peut s’agir de mécanismes de consultation, du vote, etc. Les seconds servent à former l’opinion. Les structures de ces espaces traversés par les éléments informels que sont les flux communicationnels, se développent plus ou moins spontanément. L’espace public informel est tributaire d’une communication non restreinte où de nouvelles problématiques peuvent être perçues de façon plus sensible, où les discussions menées pour s’entendre sur l’identité collective peuvent l’être de manière plus large et plus expressive et où les identités collectives et les interprétations des besoins peuvent être articulés de manière plus libre que dans les espaces publics régulés par des procédures (Habermas, 1997 : 333). La formation démocratique de l’opinion nécessite donc à la fois des procédures démocratiques institutionnalisées qui permettent de structurer les processus et un espace public politique qui n’est pas investi par le pouvoir. L’influence de la société civile Pour Habermas, la société civile a pour cœur institutionnel ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la ’composante’ société du monde vécu.[Elle] se compose de ces associations, organisations, mouvements qui à la fois accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée (Habermas, 1997 : 394). Selon certains, la société civile se distingue de l’État, de l’économie et des autres systèmes fonctionnels de la société mais demeure rattachée aux domaines centraux de la sphère privée et du monde vécu 9 . Selon Habermas, il apparaît clair que dans des conditions déterminées 10 , la société civile peut exercer une influence sur l’espace public et agir sur les organismes 6 J. Cohen, 1989, dans par Habermas, 1997. J. Cohen, 1989, dans par Habermas, 1997. 8 J. Cohen, 1989, dans par Habermas, 1997. 9 J. Cohen et A. Arato, 1992, dans Habermas, 1997. 10 C’est Habermas qui souligne. 7 33 parlementaires, par ses opinions publiques, et faire en sorte qu’elles soient mises en œuvre dans le cycle du pouvoir officiel. Toutefois, dans nos sociétés complexes, les signaux sont en général trop faibles pour réorienter les processus de décisions déjà engagés (Habermas, 1997). Pourtant, en situation de crise, il semble que « les acteurs de la société civile (…) peuvent assumer un rôle étonnamment actif et riche en conséquences » 11 . Il suffit d’ailleurs de rappeler que la société civile est plus sensible aux problèmes que l’appareil d’État et que les thèmes tels que les menaces écologiques, la recherche génétique, l’appauvrissement du tiers-monde, les problèmes de l’ordre économique mondial, etc., ont tous été amenés par la société civile. Il apparaît toutefois utile, selon Habermas de se demander qui est en mesure de définir l’ordre du jour et l’orientation du flux de la communication. À la suite de Cobb, Ross et Ross, l’auteur présente trois modèles qui montrent successivement le parcours des nouveaux thèmes introduits, de leur forme première, informelle, jusqu’à leur forme institutionnalisée. Le premier, l’initiative interne, est à l’œuvre lorsque l’initiative émerge des dirigeants politiques, se discute formellement et sans influence de l’espace public politique et chemine dans le système politique. La mobilisation s’observe quant à elle lorsque l’initiative part encore du système politique mais que ses agents doivent avoir recours à certaines parties du public afin d’obtenir une discussion formelle ou faire accepter l’implémentation d’un programme adopté. Enfin, l’initiative externe s’illustre par le fait que l’initiative émerge à l’extérieur du système politique, appuyée par un espace public mobilisé (la pression de l’opinion publique), et obtienne d’être mise à l’ordre du jour et d’être formellement discutée. C’est le cas lorsque qu’ « un groupe extérieur à la structure gouvernementale (1) articule un grief, (2) tente de rallier au sujet en question l’intérêt d’un nombre suffisant d’autres groupes de la population pour être mis à l’ordre du jour, afin (3) d’exercer une pression suffisante sur les décideurs pour faire inscrire le sujet sur un ordre du jour officiel, permettant ainsi de discuter sérieusement » (Habermas, 1997 : 407). Les besoins ainsi formulés entrent dans le circuit politique institutionnalisé et ont ainsi des chances de devenir des normes, « légitimes » du fait de leur origine d’un espace de délibération informelle public. Commentaire D’abord, nous ne saurions aborder ces questions sans faire entrer en scène le sujet de l’État et de la forme de gouvernement qu’il privilégie. Pour Habermas, une des fonctions du gouvernement, représentant de l’État, est principalement d’incarner l’autorité par les normes. Dans ce sens, la gouvernance se rapproche de ce que nous en dit Navet (2002). Ainsi, la gouvernance peut exister sans gouvernement, alors que le gouvernement ne saurait exister sans gouvernance, sinon en étant inefficace, c’est-à-dire en n’étant pas un gouvernement digne de ce nom. En d’autres termes, l’autorité formelle n’acquiert son efficacité que si le gouvernement occupe la place de l’autorité de contrôle qui fait respecter des règles qu’elle a peut-être formulées, mais dont la substance provient des pratiques inhérentes à la société de référence qui peut ainsi (et seulement ainsi) les reconnaître pour siennes (Navet, 2002 : 130). 11 L. Rolke, 1987, dans Habermas, 1997. 34 La gouvernance serait donc la façon de gouverner 12 et de là, le fondement de la manière dont sont développées les normes. Habermas met d’ailleurs l’accent sur la nécessité que les normes proviennent de pratiques particulières à la société qui devra leur obéir et qu’elles n’émanent pas tout simplement de l’État et de son gouvernement, exemptes de « genèse démocratique ». Il s’agit en fait de la condition essentielle pour leur donner une légitimité. Par la politique délibérative, ces normes seront conçues et acceptées de bon gré puisqu’elles ont comme origine le processus de politique délibérative qui dans ce cas, est précisément la « pratique inhérente de la société ». Selon Leydet, la « démocratie délibérative » ou la «délibération publique » (ce que Habermas appelle la politique délibérative) permet d’ailleurs de donner naissance aux fondements des normes désirées par la société civile : Si certaines conditions sont satisfaites [pensons aux critères de Cohen et de Dahl], elle peut produire des décisions que les citoyens eux-mêmes reconnaîtront comme légitimes, parce qu’ils les jugeront correctes/meilleures/plus justes ou raisonnables. La délibération publique est ainsi le concept charnière qui permet de lier bien commun, justification et légitimité (Leydet, 2002 : 175). De plus, Habermas prévient une objection qui pourrait être émise d’emblée, soit l’impossibilité que les délibérations puissent se clorent d’elles-mêmes, pouvant en quelque sorte durer indéfiniment dans une société. Ainsi, pour résoudre les conflits potentiels qui pourraient se présenter relativement à une prise de décision prématurée, Habermas souligne que des conditions procédurales doivent être mises en place. Selon Leet, Cette procédure légale est le fondement d’un modèle de délibérative pratique et faisable (…). En particulier, les conditions procédurales et les règles garantissent une certaine qualité de débat public et de délibération. Même si les débats auront toujours à être terminés prématurément par le biais de prise de décision, comme un mécanisme de vote, l’aboutissement peut être présumé légitime temporairement, aussi longtemps que la délibération aura suivi des lignes procédurales (Leet, 2003 : 686). Ainsi, lorsque des décisions doivent être prises, il est nécessaire de les prendre d’une façon qui les rende légitimes, ce qui s’effectue par des règles procédurales qui impliquent que la décision ne peut n’être que temporaire. Ainsi, ceci n’exclut en rien que les décisions puissent être rediscutées puis changées, donnant naissance à de nouvelles normes plus adaptées et donc, plus légitimes selon le contexte. Les chapitres d’Habermas qui abordent la question de la politique délibérative et de la société civile donnent à réfléchir sur la constitution du bien commun. En effet, il nous paraît jusqu’à un certain point utopique d’attendre d’un espace public informel anarchique la formation d’une opinion publique et d’une volonté politique représentative de l’opinion de tous. Ainsi, en vertu de la politique délibérative les individus ou les groupes ne peuvent simplement revendiquer tel ou tel avantage en vertu de ce qu’ils sont ou de ce qu’ils croient. Quelles que soient leurs revendications, ils doivent être prêts à considérer les demandes formulées par leurs interlocuteurs qui sont situés de manière similaire. Dit 12 B. Jessop, dans Moreault, 2004 : 6 35 autrement, les individus ou les groupes doivent utiliser des raisons qu’ils peuvent soutenir à partir d’une perspective plus large que celle de leur simple intérêt particulier (Leydet, 2002 : 181). Bien que Habermas tienne peu ou prou le même discours théorique, il nous semble douteux que ce phénomène se produise d’emblée en pratique. La mise de côté des intérêts particuliers, si elle est louable, peut-elle seulement se produire, de façon généralisée, pour produire la formulation de besoins sociaux qui soient représentatifs du désir de tous et chacun? Face à ce doute, Habermas n’est pas sans rappeler que la culture politique à laquelle peuvent s’habituer les membres de la société civile soit à même de susciter le type de comportement attendu. Malgré tout, il est à se demander si ce modèle théorique idéal est véritablement applicable pour la gouvernance actuelle, axée sur l’intérêt particulier. Habermas présente ainsi dans ces deux chapitres une politique délibérative dont le succès repose sur la participation des citoyens et sur la définition d’une opinion publique et d’une volonté qui se forge dans un espace public informel non investi par le système politique. Ceci implique des flux communicationnels sans limites que le retrait de l’intérêt personnel. Surtout, il semble que ceci implique un mode de gouvernance dans lequel l’État doit d’une part favoriser cette circulation d’information (en ne contrôlant pas les flux et en ne dissimulant aucune information) et d’autre part accueillir les formulations de besoins sociaux qui émergent comme le fondement de normes légitimes, de mettre en œuvre celles-ci et de les faire respecter. De cette façon, il est visible que la gouvernance que propose Habermas ne peut s’effectuer sans l’État, mais que son rôle doit se limiter à certaines tâches dont la sphère publique informelle est exclue. L’État conserve malgré tout selon nous une place prépondérante dans le succès de la politique délibérative car sans lui, nuls besoins sociaux ne sauraient être canalisés par diverses institutions étatiques sous formes de normes. La question que pose Habermas ne concerne d’ailleurs pas l’utilité ou non de l’État. Pour lui, il est nécessaire et le défi réside plutôt dans le fait de savoir si les pratiques qu’il institutionnalise laissent une porte ouverte sur une véritable intervention de la société civile. Ceci implique inexorablement que les citoyens puissent s’engager dans la réalisation du système de droit. Selon Habermas, bien que les contextes historiques diffèrent, il y a dans toutes les sociétés de sociétaires juridiques libres et égaux, une autodétermination. Sans cela, il ne saurait y avoir de véritable légitimité. Références Leet, Martin. 2003. « Democracy and the individual: Deliberative and existential negotiations », Philosophy-and-social-criticism, vol. 29, no. 6, pp. 683-704. Leydet, Dominique. 2002. « Introduction ». Philosophiques, vol. 29, no. 2, p. 175-191. Moreault, Francis, 18 novembre 2004. « Penser la démocratie dans un contexte mondialisé : la gouvernance à l’épreuve du politique», Conférences de la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie. En ligne : http://www.chaire-mcd.ca. Navet, Georges. 2002. « Gouvernance : un concept ambigu ». Thèmes récurrents International Law FORUM du droit international, vol. 4. no. 3, pp. 128-133. 36 Allard, Philippe. 1997. « L’État de droit habermassien et le modèle discursif de la démocratie », La citoyenneté et le modèle discursif de la démocratie de Jürgen Habermas. Mémoire de maîtrise, Université Laval, pp. 62-74. Par Valérie Demers Allard commente les thèses d’Habermas sous l’angle de la démocratie de l’État de droit. Selon lui, Habermas trouve la légitimité du droit dans la solidarité qui émerge de sa conception et de son application. Ainsi, le commentateur montre le pont que construit Habermas entre la démocratie et l’État de droit, ce qui n’est possible que par la division de la sphère publique en deux entités : les procédures institutionnalisées et l’espace public informel. Puis, Allard poursuit en illustrant quels sont les types de discussions qui ont lieu dans cet espace public. Enfin, l’auteur soulève le fait que sont prévus des mécanismes permettant de prendre des décisions légitimes et démocratiques malgré l’impossibilité d’un consensus immédiat. Le lien entre la démocratie et l’État de droit Selon Allard, Droit et démocratie démontre que la coordination sociale et l’intégration des sociétés pluralistes ne se fait que par les lois et par la solidarité suscitées par leur conception et leur application. Ainsi, le droit et l’activité communicationnelle dans lesquelles les règles sont ancrées sont de ce fait très liés. Si les lois ont un caractère positif, coercitif et formel, elles sont aussi valides et approuvées de tous, participant à la une force intégrative de la société basée sur un accord de raison 13 . Cependant, cette force intégrative que constitue la loi est menacée par la tension entre la validité universelle des lois et leur acceptation dans un milieu particulier, la solution à cette tension étant la rationalité communicationnelle, soit le caractère rationnel des arguments utilisés dans l’espace public informel. Ainsi, les arguments justifiant les discussions ne doivent pas être le reflet d’intérêts individuels mais plutôt de bien commun, soit des arguments reconnus par tous. La relation qui existe entre la démocratie et l’État de droit est, selon Habermas conceptuelle, le processus démocratique étant le support de la légitimation. Les droits sont, dans cette perspective, des objets qui se créent lorsque les personnes se les reconnaissent et se les attribuent mutuellement par le biais de la loi positive dans le contexte de l’État de droit. En effet, l’autonomie politique fait en sorte que nulle loi et nul droit n’existe avant que les citoyens n’aient exercé leur pratique autolégislative dans une perspective de souveraineté populaire. Démocratie et État de droit vont donc nécessairement de pair. Le lien entre la démocratie et l’État de droit n’a cependant jamais été bien articulé selon Habermas. En effet, on n’a jamais expliqué comment les intérêts individuels peuvent concorder et mener à des lois qui sont valides universellement que par l’idée d’une société homogène (impossible) ou réprimée pour que les volontés correspondent à une volonté générale présumée. Chez Habermas, le lien entre la démocratie et l’État de droit se trouve dans l’idée d’une pratique d’une forme communicationnelle discursive de formation de l’opinion et de la volonté. La légitimité trouve même sa source dans la procédure par laquelle l’opinion et la volonté générale sont formées. Les citoyens doivent donc participer à la création de la loi, notamment par des 13 Frank J. Michelman, 1996, dans Allard, 1997. 37 procédures institutionnalisées par l’État, qui facilitent cette participation et par les délibérations ayant cours dans l’espace public informel. La division de la sphère publique Ainsi, Habermas croit nécessaire de diviser la sphère publique en espace public informel et en espace public formel (voir schéma). Le premier est formé des institutions de l’État de droit constitutionnel (parlement, cour de justice, administration publique). Le second est pour sa part constitué des associations publiques, des journaux, des médias, des écoles, des universités, etc. Cet espace est celui dans lequel peut se former l’opinion publique par la formulation des problèmes et de leurs solutions. On y trouve une circulation active des informations, des arguments, des contributions et des problèmes pertinents. Espace public général Espace public formel (institutionnalisé par l’État) Parlement Cour de justice Administration publique Perception des problèmes sociaux Espace public informel (non institutionnalisé par l’État) associations publiques mouvements journaux écologistes, école féministes, antiracistes, universités pacifistes, associations médias politiques, etc. syndicats groupes de citoyens mouvements sociaux clubs divers Élaboré sur la base du texte Les institutions de l’espace public doivent pouvoir percevoir les problèmes sociaux afin de les interpréter et attirer l’attention du public en utilisant les médias. Ainsi, les entités de l’espace public informel sont à même d’exercer une pression constante sur les institutions politiques formelles dans le but « de sauvegarder les sous cultures, de défendre les identités collectives naissantes, de protéger les sphères plus marginales de l’espace public » (Allard, 1997 : 67). Elles sont un espace intermédiaire entre le domaine privé et l’espace public politique. Cet espace n’est pas géré par des structures formelles mais plutôt par une culture politique qui se fonde sur la rationalité communicationnelle, à même de soutenir une démocratie discursive (ou délibérative selon les termes d’Habermas) : La volonté commune ou, plus précisément, démocratique se crée effectivement dans l’espace public. Les co-sociétaires juridiques doivent être en mesure de se considérer réellement comme auteurs des normes auxquelles ils sont soumis en tant que destinataires par une libre formation de l'opinion et de la volonté politique. Le droit issu de l’intersubjectivité nécessite, selon Habermas, un espace de participation illimitée de prise de parole. La formation commune et individuelle de la volonté et de l’opinion est, dans ce sens, discursive. Elle repose sur, et fait référence à, des discours sociaux issus de la liberté communicationnelle (Melkevik, s.d.: 8-9). L’espace public politique a donc pour fonction de transformer l’opinion diffuse et éclatée de l’espace public informel en décision politique, en loi et en pouvoir administratif. 38 Pour Habermas, il n’y a de culture politique adéquate que si elle est fondée sur la rationalité communicationnelle. Pour ce faire, la population doit avoir l’habitude de la liberté politique car « il ne sert à rien d’institutionnaliser quoi que ce soit, si la population n’a aucune idée du sens de la participation politique » (Allard, 1997 : 68). Ainsi, la validité et la légitimité de la loi ne peuvent être tirées que du fait que les citoyens sont engagés dans le processus pour comprendre les règles qui modulent leur vie en commun. Ceci se développe dans l’espace informel que nous avons présenté, ce qu’Habermas appelle aussi un monde vécu rationalisé. Dans cet espace, se déploie le pouvoir communicationnel, issu de la formation rationnelle de l’opinion publique et permettant d’influencer les institutions politiques formelles : « La tâche de l’État de droit moderne est de transformer le pouvoir communicationnel en pouvoir politique et éventuellement en pouvoir administratif » (Allard, 1997 : 68-69). Les flux d’informations et d’opinions circulent donc librement de l’espace public informel jusqu’aux instances de décisions politiques. De cette façon, les citoyens deviennent « les auteurs de la loi et ceux à qui elle s’adresse » (Allard, 1997 : 69) et la loi, du coup, devient valide et légitime. Types de problèmes résolus et mode de résolution par le système politique Selon Habermas, les problèmes qui relèvent du politique sont ceux que les citoyens eux-mêmes décident d’amener dans les procédures de prises de décisions institutionnalisées. Ces problèmes relèvent de trois niveaux de discours (voir schéma). Les discours pragmatiques sont ceux qui sont « basés sur un savoir empirique pertinent pour la réalisation de projets donnés » (Allard, 1997 : 70), qui fait parfois recourir à des experts afin d’obtenir des explications. Ces derniers font souvent entrer en jeu la question des moyens de solutionner les problèmes, ce qui soulève les questions d’éthique, les citoyens ayant à faire un choix parmi de multiples possibilités et parfois même à modifier leurs objectifs de départ. Les discours éthiques se développent ainsi lorsque, les citoyens se demandent quelle forme de vie ils désirent, ce qui est bon pour eux, ce qui est bien, comment la collectivité doit être comprise, etc. dans une perspective d’auto-compréhension. Les réflexions et les discussions à ce sujet doivent être alimentées par la discussion qui a lieu dans l’espace public informel, faisant interagir les différents groupes. Pour des questions techniques, ces discussions sont menées de façon représentative mais pour des raisons de démocratie, en étroite collaboration avec les groupes de l’espace public informel. Les discours moraux dépassent quant à eux les discours éthiques dans le sens où la perspective globale d’une capacité de communication illimitée dépasse la recherche de bien pour une société particulière. Ce discours s’étend à une large variété de visions du monde et de conceptions du bien auxquelles tous sont invités à participer. Les représentants doivent donc refléter cette variété de visions et de conceptions, alimentées par l’opinion publique. Les types de discours dans la politique délibérative Base Discours pragmatiques Savoir empirique Sources Empirique et experts. But Discours éthiques Le bien, autocompréhension de la société Recherche du bien Solutionner des problèmes Choix de la meilleure pragmatiques. solution. Élaboré sur la base du texte Discours moraux Communication illimitée. Universalité : vison du monde, conception du bien, etc. Identifier les critères moraux selon lesquelles la société doit agir. 39 Habermas croit que la politique délibérative sert précisément à résoudre les problèmes pragmatiques, éthiques et moraux par des solutions rationnelles. Ainsi, si les institutions publiques formelles servent à la fois à recevoir les informations de la sphère publique informelle, il est nécessaire, selon lui, de trouver des manières de régler temporairement les conflits qui n’auront pu l’être par la discussion. De là un recours à la négociation, au compromis et au mode de règlement des conflits est fortement encouragé. Dans cette perspective, il est essentiel de mettre en place une procédure qui permet de clore les débats de façon efficace et sur laquelle tous s’entendent afin de rendre les décisions légitimes, par exemple le vote majoritaire. Une fois une loi mise en place de cette façon, il est donc possible de la dire légitime, même si elle n’est pas le fruit d’un consensus, sans toutefois exclure le fait qu’il sera ultérieurement possible de la discuter à nouveau. Ainsi, la légitimité provient de la procédure par laquelle est prise la décision beaucoup plus que par son contenu. C’est d’ailleurs pour cette raison, selon le commentateur, que Habermas conclut en mentionnant que si la plupart des institutions politiques ont un fonctionnement routinier et un modèle déterminé, il est important de se demander comment ce modèle peut se laisser transformer par l’espace public informel : (…) les routines doivent bien sûr exister si on veut un système politique efficace, mais elles ne doivent pas être le fruit d’une administration fermée se reproduisant elle-même ou répondant strictement aux exigences de la sphère de l’économie et de l’efficacité administrative. Elles doivent plutôt faire partie du bon fonctionnement d’un système politico-administratif ouvert à l’influence d’une sphère publique se reproduisant elle-même par la discussion (Allard, 1997 : 73). Selon Habermas, les citoyens ne doivent obéir qu’aux seules règles qui émergent de la rationalité communicationnelle. Commentaire Dans la perspective de notre étude des thèmes de la gouvernance et de la légitimité, ce chapitre de Allard nous permet de tirer quelques conclusions quant aux sources de la légitimité, tout en n’excluant pas de souligner jusqu’à quel point la société civile est une notion incontournable dans la gouvernance. Il est d’abord à retenir du texte d’Allard que la seule façon de prendre des décisions démocratiques d’où pourront émerger des règles et des lois légitimes est de séparer la sphère publique en deux entités : d’une part, les procédures démocratiques institutionnalisées, et d’autre part, l’espace public informel. Le second, d’où émergent des besoins sociaux qui doivent être régulés par l’État (la société civile ayant senti le besoin de les diriger vers le système politique) se verse dans les premières sous formes de diverses formulations et demandes. Une fois passées dans les procédures institutionnalisées (par exemple, après avoir été émises au cours de processus de consultation publique), les demandes ont des chances de parvenir au système parlementaire ou au tribunal. Allard met donc l’accent sur la nécessité que les normes qui seront mises en œuvre par l’État par le biais du parlement et des tribunaux, aient d’abord pris leurs sources directement dans les besoins sociaux formulés par la société civile, sans quoi elles ne peuvent être légitimes. Auteurs et destinataires de la loi sont en ce sens les mêmes personnes. 40 Le second point à retenir concerne la façon dont doivent émerger les demandes de la sphère publique informelle. En effet, celle-ci, chaotique et anarchique parce que non structurée par des institutions, fonctionne sur la base de la discussion, d’où le nom de politique délibérative que donne Habermas à cette pratique de discussion. Les personnes discutent, échangent, reçoivent et donnent de l’information dans des flux communicationnels naturels qui ne sont pas régulés et sont à même de définir les besoins sociaux qui seront transmis à la sphère formelle institutionnalisée par des pratiques comme le vote ou les consultations publiques par exemple. Le mode de délibération, pour être valide, doit faire en sorte que l’argumentation soit basée sur la rationalité communicationnelle : la question de la validité sociale et juridique des normes et des pratiques se résoudra dans une dynamique intersubjective indispensable qui renvoie à des arguments pouvant être rationnellement acceptables pour tous. De cette manière, le pouvoir communicationnel qui s’exprime dans les actes de paroles ne peut se manifester qu’à travers l’intersubjectivité : le rôle d’auteur et réciproquement de destinataire se construit dans le processus communicationnel visant à sélectionner les normes à honorer comme juridiquement valides (Melkevik, s.d.: 8). La validité des normes repose sur le fait qu’elles ont été argumentées sur un véritable mode discursif (Mahoney, 2001). Les individus peuvent de ce fait valider les arguments exprimés puis ensuite, les normes qui en découleront. Il nous semble justifié que la légitimité des normes soit soutenue par le fait que leurs fondements émergent de la société civile elle-même par le processus de délibération de l’espace public informel, soit des personnes qui devront se plier aux règles. La légitimité démocratique comme le souligne Habermas, ne peut être ancrée dans une communauté particulière seulement mais doit être instaurée par les procédures démocratiques institutionnalisées et les conditions communicationnelles informelles que nous avons décrites ici. Ces conditions, universelles, semblent transcender les différences culturelles par exemple et peuvent s’adapter à tous les contextes historiques. Les pratiques de la politique délibérative sont donc constantes, dans le but démocratique ultime de fonder une société sur des normes légitimes. Il suffit de rappeler que la constitution d’un État, qui au sens de Habermas, devrait aussi émaner des délibérations, « En tant que projet de société juste, (…) implique la tâche d’interpréter et de développer le système des droits à chaque génération ». Comme Habermas, nous voyons dans cette façon de faire un mécanisme qui peut assurer que les règles soient appropriées à tout contexte, mais surtout, qu’elles soient légitimes. À notre sens, les droits et le bien-être de l’individu peuvent être davantage respectés dans un environnement qui garantit une adéquation des normes et de la structure sociologique. Des normes dépassées ne sauraient assurer, en effet, le bien-être actuel des personnes. Pour cette raison, la possibilité de discuter des normes à implémenter ainsi que de retoucher à des normes déjà implémentées est un gage que les droits et le bien-être des individus seront respectés. Selon les diverses définitions de la gouvernance que nous avons rencontrées, le texte de Allard montre bien l’ampleur du pouvoir dont est tributaire une société civile dotée d’une culture de la politique délibérative. En effet, selon Moreault, on peut définir la gouvernance politique de la façon suivante : « Elle favorise les interactions État -Société, en offrant un mode de coordination entre des acteurs sociaux caractérisés par la multiplicité et la fragmentation – administration publique, groupe de pression, mouvements de citoyens, associations de consommateurs -, pour 41 rendre l’élaboration de l’action publique plus efficace » 14 . Ainsi, la définition de Moreault illustre bien le fonctionnement de la politique délibérative en ce sens où l’interaction entre la société et l’État se matérialise dans le lien entre l’espace public informel et les procédures institutionnalisées. Le mode de coordination qui résulte de cette interaction fait en sorte qu’effectivement, l’efficacité de l’action publique augmente par le fait que légitime, elle risque de rencontrer moins d’opposition. Par ailleurs, Navet définit quant à lui la gouvernance, «(…) au sens le plus dur et le plus net du mot, le mécanisme par lequel une société ou une organisation quelconque secrète des règles de conduite et d’action qui lui permettent de se perpétuer et de s’accroître » (Navet, 2002 : 129). Ainsi, ces règles de conduite appelant à la perpétuation de la société ne sont pas sans rappeler le renouvellement constant des règles, qui doivent être appropriées au contexte historique et à une société particulière. Il apparaîtrait donc possible, puisque les définitions de la gouvernance laissaient manifestement une large place à la société civile, que celle-ci soit en mesure de modifier les modèles routiniers. Sous la pression de la périphérie (la société civile), qui a son mot à dire tant pour Habermas, que pour Moreault ou pour Navet, il paraît difficile de concevoir comment des gens pourraient accepter des règles qui ne soient pas légitimes. En somme, et c’est ce sur quoi insiste le texte d’Allard, le lien entre la démocratie, qui se déploie à travers la politique délibérative et l’État de droit, qui institutionnalise des pratiques démocratiques, serait le support de la légitimité du droit. De là, il ne fait nul doute que la généralisation d’un tel fonctionnement pourrait donner une orientation démocratique à la gouvernance. Références Mahoney, Jon. 2001. « Rights without Dignity? Some Critical Reflections on Habermas's Procedural Model of Law and Democracy », Philosophy and Social Criticism, vol. 27, no. 3, pp. 21-40. Melkevik, Bjarne. « Autolégislation démocratique et auteurs-destinataires de droit dans la pensée de Habermas » Séminaire virtuel de philosophie du droit. La souveraineté nationale à l'heure de la mondialisation. Faculté de droit, Université Laval Moreault, Francis, 18 novembre 2004. « Penser la démocratie dans un contexte mondialisé : la gouvernance à l’épreuve du politique», Conférences de la Chaire Mondialisation, citoyenneté et démocratie. En ligne : http://www.chaire-mcd.ca. Navet, Georges. 2002. « Gouvernance : un concept ambigu ». Thèmes récurrents International Law Forum du droit international, vol. 4. no. 3, pp. 128-133. 14 A. Kazancigil, 1998, dans Moreault, 2004 : 6. 42 Habermas, Jürgen. 1978. «Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé» et «Sur la logique des problèmes de légitimation». In Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé. Paris : Éditions Payot, p. 49-176. Par Lysiane Roch Dans Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé, Habermas s’intéresse aux transformations de la crise économique propre au capitalisme et susceptibles de se produire en réponse au passage du capitalisme libéral vers le capitalisme avancé. Après avoir rappelé les principales caractéristiques d’un modèle du capitalisme avancé, Habermas propose une classification des tendances possibles à la crise dans les systèmes économique, politique et socioculturel, pour finalement approfondir l’analyse de chacune de ces tendances. Une de ces crises, la crise de motivation, repose sur l’hypothèse que les légitimations entretiennent un rapport étroit avec la vérité, hypothèse qu’il s’attache à démontrer dans le dernier chapitre de son livre. Pour Habermas, une théorie du capitalisme avancé devrait permettre de vérifier si les nouvelles structures permettent de dépasser les contradictions d’une production socialisée pour des visées non universalisables et de déterminer la dynamique qui y conduit le cas échéant. Si les structures ne le permettent pas, la théorie devrait mettre en lumière les tendances à la crise dans lesquelles s’exprime l’antagonisme des classes non résolu. Une telle théorie devrait aussi permettre de savoir si la crise économique peut être amortie de façon permanente, et, sinon, à quoi elle conduit ou vers quoi elle est déplacée. Enfin, cette théorie devrait résoudre les questions suivantes : la crise déplacée demeure-t-elle une crise du système ou se divise-t-elle en plusieurs crises qui vont dans le même sens? Quelles tendances conduisent à des comportements déviants et dans quels groupes? L’action politique orientée reste-t-elle alors possible, ou l’anomie entraîne-t-elle le dysfonctionnement désorganisé des systèmes partiels? Caractéristiques du capitalisme avancé Selon Habermas, deux phénomènes caractérisent le capitalisme avancé, soit la concentration des entreprises et les interventions de l’État visant à pallier les lacunes du marché. Le capitalisme avancé implique des transformations du système économique, administratif et légitimatoire ainsi que des modifications de la structure de classe. Dans le capitalisme avancé, le système économique se caractérise par l’apparition d’oligopoles dans le secteur privé. Dans le secteur public, on voit apparaître de grandes entreprises qui prennent des décisions d’investissement indépendamment du marché, des entreprises sous le contrôle direct de l’État et des firmes privées qui vivent des marchés générés par l’État. En ce qui concerne le système administratif, l’État règle le cycle économique par la planification globale et se substitue au marché là où il crée et améliore les conditions d’utilisation du capital excédentaire. Il cherche ainsi à accroître la valeur d’usage du capital. Ces changements dans le rôle de l’État ont à leur tour des conséquences sur le système légitimatoire. Les rapports de production se trouvant à être repolitisés, l’appareil d’État demande à être légitimé de la même manière que l’État précapitaliste, mais ne peut plus compter sur les réserves de tradition que le processus d’expansion du capitalisme a épuisées. Le processus de légitimation assure une loyauté diffuse des masses tout en évitant la participation politique. 43 Le capitalisme avancé se caractérise aussi par des modifications de la structure de classe. Le secteur monopolistique externalise le conflit de classes en réalisant un compromis de classes. Les pays capitalistes avancés ont réussi à rendre ce conflit latent, à rallonger le cycle de la conjoncture, à transformer les crises économiques périodiques en crise d’inflation permanente et à répartir les conséquences de la crise économique amortie entre des quasi-groupes 15 ou des groupes peu organisés. Ces transformations ont pour conséquence une fragmentation de la conscience de classe et la dissolution de l’identité sociale des classes. Typologie des tendances à la crise dans le capitalisme avancé Les crises du capitalisme avancé peuvent naître soit dans le système économique, soit dans le système politique, soit dans le système socioculturel. Sur le plan économique, l’État n’est pas à même de compenser la tendance à la baisse du taux de profit puisque la propension à la crise reste déterminée par la loi de la valeur 16 . Mais puisqu’il utilise des moyens politiques, cette tendance à la crise prendra plutôt la forme d’une crise sociale. Le système politique, quant à lui, a pour entrée la loyauté diffuse des masses. Sa sortie consiste en décisions administratives imposées souverainement. Lorsque le système n’arrive pas à rendre compatibles les impératifs qu’il reçoit du système économique et à les satisfaire, on assiste à une crise de rationalité. Lorsque le système de légitimation, en satisfaisant les impératifs de régulation économique, n’arrive plus à s’assurer de la loyauté des masses, on assiste à une crise de légitimation. De son côté, le système socioculturel tire ses entrées des deux autres systèmes. Les crises de sortie des deux autres systèmes constituent des troubles d’entrées du système socioculturel, troubles qui prennent la forme d’une perte de légitimation. L’intégration sociale dépendant de la sortie de ce système, ce n’est qu’à l’intérieur du système socioculturel que peuvent éclater les autres crises mentionnées précédemment. Les tendances à la crise dans le système socioculturel se produisent sur le plan des traditions culturelles et des transformations dans la structure du système d’éducation. Elles résultent de l’épuisement des traditions du capitalisme libéral, des éléments essentiels de l’idéologie bourgeoise rendus incertains et de l’incapacité des éléments résiduels de l’idéologie bourgeoise de constituer un cadre normatif fonctionnel. Schéma 1 Dynamique des crises dans le capitalisme avancé Nécessité de légitimer ce nouveau rôle Interventions de l’État pour pallier les lacunes du marché Oscillation entre déficit de rationalité et déficit de légitimation Crises pouvant éclater dans le système socio-culturel En supposant que les sociétés capitalistes avancées n’ont pas surmonté la réceptivité du capitalisme aux crises, on peut s’attendre à ce qu’elles soient menacées par au moins une des tendances à la crise. Les contradictions du capitalisme entraînent les conséquences suivantes : 15 Ces quasi-groupes peuvent être, par exemple, les usagers du transport public, les malades ou les élèves. La loi de la valeur est définie par Habermas comme «l’asymétrie structurellement nécessaire dans l’échange du travail salarié contre du capital» (Habermas, 1978 : 65). 16 44 soit une quantité nécessaire 17 de biens consommables n’est pas produite par le système économique, soit une quantité nécessaire de décisions rationnelles n’est pas prise par le système administratif, soit une quantité nécessaire de motivations généralisées n’est pas produite par le système de légitimation, soit une quantité nécessaire de sens pour motiver l’action n’est pas produite par le système socioculturel. La classification des tendances à la crise est reprise dans le Tableau 1. Tableau 1 Tendances à la crise dans le capitalisme avancé Lieu de naissance Crise du système Crise d’identité Système économique Crise économique --Système politique Crise de rationalité Crise de légitimation Système socioculturel --Crise de motivation (Tiré de Habermas, 1978) Crise économique L’État peut devenir l’instrument de l’économie parce qu’il la complète. Bien qu’il limite la production capitaliste en utilisant des moyens non capitalistes, il sert à en maintenir l’existence. L’État capitaliste avancé assure non seulement les conditions de la production, mais il intervient aussi dans le mécanisme de reproduction. L’État ne supprime pas la loi de la valeur, mais lui obéit. Ce faisant, il contribue à accentuer la crise économique à plus long terme. En plus de maintenir le mode de production et de compléter le mécanisme du marché, comme le faisait l’État libéral, l’État capitaliste avancé se substitue au marché et en compense les dysfonctionnements. La transformation des rapports de production dans le capitalisme avancé amène trois évolutions. D’abord, la forme de production de la plus-value est modifiée 18 . Ensuite, on assiste à un compromis de classes qui résulte d’une négociation quasi politique des salaires. Enfin, les nouvelles fonctions de l’État et l’élargissement des domaines sociaux où il intervient entraînent une augmentation du besoin de légitimation. Crise de rationalité Alors que l’État s’implique dans le processus de reproduction et modifie les composantes de la valorisation du capital, une nouvelle contradiction s’installe. L’intérêt général de l’ensemble des capitalistes entre en concurrence avec les intérêts contradictoires de fractions individuelles ainsi qu’avec les intérêts universalisables et orientés vers des valeurs d’usage des différents groupes de la population. 17 Lorsqu’il utilise l’expression «quantité nécessaire», Habermas fait référence à l’étendue, la qualité et la dimension temporelle des performances du système. 18 En pourvoyant à la production de biens de consommation collectifs qu’il met à la disposition des usagers publics, il leur évite des coûts importants. Ces biens de consommation collectifs augmentent la productivité du travail. Par le biais d’un système d’éducation public, il contribue encore, cette fois par la qualification, à l’augmentation de la productivité du travail. Ces moyens de favoriser la productivité du travail diffèrent largement de ceux qui, dans le capitalisme libéral, avaient déjà rencontré des limites naturelles, comme l’emploi de forces de travail sous-payées (femmes, enfants) ou la contrainte physique. 45 Le cycle des crises est transformé, dans le capitalisme avancé, par une crise de l’inflation et une crise des finances publiques constantes. La socialisation de la production doit être financée par des impôts. L’État doit se procurer une masse fiscale nécessaire et la dépenser de façon rationnelle pour éviter que les perturbations de la croissance ne se transforment en crise. Un échec à l’accomplissement de cette tâche entraîne un déficit de rationalité. En parallèle, la manière de percevoir ces impôts, l’établissement des priorités dans leur emploi et les actions de l’administration doivent assurer son besoin de légitimation (cet aspect sera traité plus en profondeur dans la section suivante). Les autorités dépendent des informations que peuvent leur apporter leurs clients et ne peuvent donc s’assurer d’une distance suffisante à une prise de décision indépendante. Des parties de l’administration publique se voient alors privatisées par certains secteurs de l’économie. L’appareil d’État se trouve devant un paradoxe : il doit à la fois élargir sa capacité de planification pour assurer une planification qui réponde à l’intérêt général des capitalistes tout en empêchant cet élargissement qui pourrait menacer l’existence même du capitalisme. En s’empêtrant dans ses activités contradictoires, l’État capitaliste avancé tombe dans le piège du déficit de rationalité. Crise de légitimation La crise économique a perdu son caractère naturel et, amortie 19 , elle se transforme en demandes excessives sur le budget public. L’État, en n’étant plus à la hauteur des ambitions qu’il s’est imposé lui-même dans son programme, perd sa légitimation au moment où la gestion de la crise lui demanderait au contraire qu’elle soit élargie. Le compromis de classes brise les conflits en fragments et affaiblit l’organisation. Plutôt que d’apparaître avec l’objectivité de crises du système, les conflits éparpillés entraînent directement des questions de légitimation. Le système administratif doit donc devenir aussi indépendant que possible du système de légitimation. On cherche alors à conforter et exploiter les structures de préjugés, à faire appel aux sentiments et aux mobiles inconscients, de façon à structurer l’attention sur certains thèmes tout en en soustrayant d’autres à la formation de l’opinion. Or, dès que le mode d’acquisition de la légitimation est percé, les moyens qui servaient à acquérir la légitimation se détruisent. La manipulation consciente qui vise à compenser les déficits de légitimation fait face à la limite que pose la différence structurelle entre la tradition culturelle et les domaines d’activité administrative. Tant que la responsabilité des goulots d’étranglement peut être attribuée à des contraintes du système qui ne peuvent être influencées et qu’on arrive à maintenir chez les citoyens un niveau suffisant d’attitude privée 20 , les besoins de légitimation ne se transformeront pas nécessairement 19 La crise économique se transforme en une crise permanente des finances publiques et d’inflation. Pour Habermas, cette attitude privée se manifeste dans la vie publique, familiale et professionnelle. Dans la vie publique, elle consiste en un « intérêt aux prestations du système administratif dans les domaines de la régulation et de la sécurité sociale, avec une participation au processus de légitimation faible, mais appropriée aux occasions prévues de façon institutionnelle » (Habermas, 1978 : 99) et correspond donc à une opinion politique dépolitisée. L’attitude privée dans la vie familiale et professionnelle se manifeste de son côté par une orientation vers la famille avec des intérêts dans les loisirs et la consommation, et une orientation vers la carrière professionnelle axée sur la concurrence pour le statut social. Cette attitude correspond à un système d’éducation et d’emploi orientés vers la performance. 20 46 en crise de légitimation. Cette dernière ne surviendra que dans le cas où les besoins de légitimation seraient aggravés par un système socioculturel rigide, non malléable en fonction des besoins de l’administration et auxquelles ni les valeurs disponibles, ni les dédommagements du système ne peuvent répondre. En se sens, la crise de légitimation doit reposer sur une crise de motivation. Crise de motivation La crise de motivation naît de l’inadéquation entre les besoins en motivations nécessaires à l’État, au système d’éducation et au système d’emplois et l’offre en motivations, soit les motivations générées par le système socioculturel. L’attitude privée dans la vie publique, professionnelle et familiale constitue la plus importante motivation que le système socioculturel apporte. Cette attitude s’arrime à un système d’emploi et d’éducation basés sur la concurrence des performances. Or, ces modèles de motivation se détruisent en raison de l’érosion des traditions qui les ont vu apparaître ainsi qu’en raison de l’impossibilité de trouver des équivalents fonctionnels à ces traditions, la logique du développement des structures normatives l’interdisant. Habermas considère qu’à long terme, le système socioculturel ne pourra reproduire les attitudes privées indispensables à l’existence du système. Ces attitudes sont enracinées dans des traditions pré-bourgeoises qui s’épuisent et ne peuvent se régénérer. Les éléments dominants de la tradition culturelle perdent leur caractère d’images du monde, les attitudes religieuses sont brisées par la subjectivité et les représentations morales se séparent des systèmes d’interprétation théorique. De plus, des changements de structure sociale minent des éléments essentiels de l’idéologie bourgeoise que sont l’idéologie de la performance, l’individualisme possessif et l’orientation vers les valeurs d’échange. Les éléments résiduels de la culture bourgeoise, tels que le scientisme, l’art moderne ou la morale universaliste, ne peuvent constituer un équivalent fonctionnel à la destruction de l’attitude privée. Enfin, les crises de motivation ne peuvent être évitées par un décrochage du système culturel, car les structures de la culture bourgeoise jouent encore un rôle dans la formation des motivations et il ne peut se former de nouvelle motivation qui en soit indépendante. Le rapport des légitimations à la vérité Les théorèmes de la crise de motivation reposent sur l’hypothèse que les motifs sont formés d’après des valeurs et des normes qui ont un rapport immanent à la vérité. C’est cette hypothèse qu’Habermas se propose de défendre dans le troisième chapitre de Raison et légitimité. Le développement des motivations est lié au développement de la conscience morale. À son stade ultime, cette conscience morale correspond à une morale universelle qu’Habermas rapporte aux normes fondamentales du discours rationnel. Selon Habermas, Weber avait une conception ambiguë de la domination rationnelle, ce qui a entraîné une controverse sur le rapport des légitimations à la vérité. On peut voir la croyance en la légitimité comme un phénomène empirique qui n’entretient aucun lien avec la vérité. Les raisons de cette croyance ont alors une signification psychologique. Selon cette conception de la légitimité, une domination est considérée légitime lorsque l’ordre normatif est posé de façon positive et que les personnes juridiques croient à la légalité de cet ordre. La croyance en la légitimité peut se définir comme une croyance en la légalité. D’un autre côté, on considérer la 47 croyance en la légitimité comme une croyance entretenant un rapport immanent avec la vérité. Les raisons de cette croyance peuvent être étudiées indépendamment de leur signification psychologique, elles ont une prétention rationnelle à la validité. Dans ce cas, la fonction de motivation des raisons qui justifient la croyance en la légitimité ne peut être étudiée séparément de leur prétention à fournir des motivations rationnelles. La croyance en la légalité ne suffit plus : la force légitimante de la procédure législative elle-même doit être justifiée. Les réflexions sur le rapport entre vérité et croyance à la légitimation conduisnet au problème suivant : les normes d’action et d’évaluation sont-elles susceptibles d’être justifiées rationnellement. Habermas montre qu’il est possible de motiver des normes de façon rationnelle. Il montre aussi qu’il est possible, par l’analyse sociologique, d’évaluer le rapport à la vérité d’un système de normes. Il devient donc possible de distinguer les normes qui peuvent être justifiées de celles qui stabilisent des rapports de force. Les normes qui expriment un intérêt universalisable sont basées sur un consensus rationnel, ou encore feraient l’objet d’un tel consensus si une discussion pratique avait lieu. Les normes exprimant un intérêt non universalisable reposent sur la force. Il s’agit alors de puissance normative. Le compromis constitue une forme de puissance normative qui peut être indirectement justifié. Un compromis consiste en un équilibre entre les normes et les intérêts particuliers dans le contexte où le pouvoir entre les forces concernées est aussi équilibré. Le compromis peu se justifier si deux conditions sont remplies : s’il y a un équilibre entre les pouvoirs des parties concernées et si les intérêts n’ont pas un caractère universalisable. Dans le cas où une des conditions n’est pas remplie, on parle alors de pseudo-compromis. Ces derniers sont une source importante de légitimation dans les sociétés complexes. Dans les sociétés du capitalisme libéral, on tend plutôt à supposer que les intérêts sont universalisables. On cherche à montrer que la prétention à la validité est fondée en droit et, en parallèle, on tente d’éviter que ces prétentions discursives à la validité aient lieu, on cherche en somme à limiter discrètement les communications. Commentaire Pour Habermas, le passage du capitalisme libéral au capitalisme avancé est susceptible d’entraîner une transformation de la crise qui y était associée. Il n’exclut pas la possibilité que la crise économique soit résorbée de façon permanente, mais soutient qu’en raison d’impératifs de régulation contradictoires, de nouvelles tendances apparaîtraient. La crise serait alors déplacée vers la sphère politique, puis socioculturelle. En effet, pour éviter une crise économique, l’État doit modifier les composantes de la valorisation du capital et doit alors composer avec des intérêts divergents. Il doit compenser adéquatement les défaillances du marché tout en répondant à un besoin grandissant de légitimation : il oscille donc constamment entre déficit de rationalité et déficit de légitimation. La tendance à la crise de légitimation est, quant à elle, intimement liée à la crise de motivation, car une crise de légitimation ne se produira que dans le cas où le système socioculturel est trop rigide pour permettre au système administratif de générer de nouvelles motivations pour le légitimer. Le théorème d’une crise de motivation s’appuie quant à lui sur l’hypothèse que les normes et les valeurs qui forment les motifs ont un rapport immanent avec la vérité, le développement des motivations étant relié au développement de la conscience morale. Les exigences de légitimation sont incompatibles avec la structure de classe du capitalisme avancé, ce qui fait que l’effondrement du système ne peut être évité que par deux alternatives : 48 que le système socio-culturel soit décroché du système politique et économique (réification), ou qu’il y soit raccroché de façon à institutionnaliser le principe discursif (Vandenberghe, 1998). Pour Vandenberghe, cela se réaliserait par un passage au socialisme démocratique. Il considère que la Théorie de l’agir communicationnel vise justement à démontrer que la réification totale n’est pas une fatalité et que la modernité ouvre des portes à la démocratisation (Vandenberghe, 1998). Si on peut reprocher à Habermas d’être utopiste 21 , Raison et légitimité permet à tout le moins de comprendre les motifs de son optimiste. En faisant le choix de considérer possible une société basée sur un mode de socialisation dépendant de la vérité 22 , Habermas refuse de se soumettre à un déterminisme qui rend impossible l’espoir d’une société moderne démocratique. Il termine d’ailleurs son ouvrage sur cette réflexion : Même si nous ne pouvons savoir beaucoup plus aujourd’hui, comme le suggère mon esquisse d’argumentation, et cela serait assez peu, cette situation ne découragerait pas la tentative critique pour soumettre les limites de la résistance du capitalisme avancé à des examens concrets, et cela ne paralyserait certes pas la résolution de reprendre le combat contre la stabilisation d’un système social pseudo-naturel qui s’effectuerait par-dessus la tête de ses citoyens, autrement dit qui ferait bon marché de la dignité humaine telle que la concevait la «vieille Europe» (Habermas, 1978 : p.176, emphase de l’auteur). Si les finalités de la réflexion d’Habermas ne peuvent qu’être louables, on peut par contre lui reprocher de ne pas avoir poussé son analyse vers les moyens de surmonter les obstacles éventuels à l’atteinte de cet idéal, d’autant plus que ses réflexions sur le capitalisme avancé lui offraient une belle occasion de le faire. L’originalité de Raison et légitimité repose dans l’idée d’un déplacement de la crise économique vers les sphères sociale et socio-culturelle dans le capitalisme avancé. Cette conception du déplacement des crises permet d’articuler entre eux les différents problèmes inhérents au capitalisme avancé en une typologie de crises qui s’expliquent entre elles. En ce sens, elle est complémentaire aux écrits de Crozier, Huntington et Watanuki (1975) sur la crise de la démocratie. Selon ces derniers, le gouvernement est surchargé par l’expansion des demandes des individus et des groupes 23 . Face à toutes ces demandes, il devient difficile ou même impossible pour le gouvernement de diminuer les dépenses, d’augmenter les taxes et de contrôler les prix et les salaires (Crozier et al., 1975). Ce phénomène peut s’expliquer par les théorèmes d’Habermas sur les crises de rationalité et de légitimation entre lesquelles les États oscillent. La typologie des tendances à la crise peut aussi être utile pour comprendre le contexte politique dans lequel on a vu émerger un nouveau rôle de l’État. En effet, il peut être intéressant d’analyser la crise de 1974 à partir des conceptions d’Habermas. Tout d’abord, on peut qualifier cette crise de crise économique. En se référant à Habermas, on pourrait croire que cette crise résulte d’un 21 À ce sujet, voir Münster, 1999, cité dans Fleury, 2005 (dans ce recueil). « […] devons-nous vouloir de façon rationnelle que l’identité sociale se forme dans la tête des individus socialisés, ou qu’elle soit sacrifiée au problème, réel ou prétendu tel, de la complexité? Poser la question en ces termes, c’est déjà y répondre […] » (Habermas, 1978 : p.175, emphase de l’auteur). 23 En raison de l’augmentation de la participation publique à la vie politique, au développement de nouveaux groupes, la diversification des moyens et stratégies que ces groupes prennent pour arriver à leurs fins ainsi que de l’augmentation des attentes et des besoins des groupes, les gouvernements ne sont plus en mesure de répondre à ces demandes sans exacerber les tendances économiques à l’inflation. 22 49 déficit de rationalité de l’État. En effet, l’État providence n’a pas réussi à faire face à cette crise et à répondre à ses conséquences (Barge, 2002). Suite à cette crise, la conduite de la politique économique et la gestion des affaires publiques, dominées jusqu’alors par une pensée keynésienne, s’est vue orientée vers une pensée plus libérale (Barge, 2002). Les incertitudes et contraintes, qui rendaient la planification économique périlleuse, auraient demandé encore plus de volontarisme, mais au moment même l’État apparaît moins légitime pour agir (Gaudin, 2002). Comme le mentionne Habermas, l’État tend à perdre sa légitimité dans les moments où il en a le plus besoin. On a alors assisté à une diminution des dépenses publiques, le ciblage des politiques sociales, la privatisation des services publics, ainsi qu’un transfert de la gestion sociale et économique au niveau local (Barge, 2002). La théorie de la bonne gouvernance peut donc être conçue comme une réponse aux déficits de rationalité de l’État. Cette théorie «s’attache à formaliser l’efficacité de l’action publique qui renvoie aux conditions nécessaires pour que fonctionne la libre concurrence» (Baron, 2003 : 339). Si on se fie à la typologie d’Habermas, ce gain de rationalité ne peut se faire qu’au prix d’une perte de légitimité. Stocker note en effet que «le public, et plus particulièrement les médias, ne disposent pas d’un cadre de référence où le nouveau système de gouvernance pourrait trouver sa légitimité» (Stocker, 1998). Le concept de puissance normative permet d’approfondir notre analyse sur la gouvernance et de la légitimité. Habermas établit un cadre à partir duquel il est possible de distinguer les normes qui expriment un intérêt universalisable de celle qui répondent à un intérêt non-universalisable. Les compromis sont particulièrement intéressants, car ils caractérisent des normes fondées sur un intérêt non-universalisable malgré un équilibre dans les rapports de force. Les pseudo-compromis peuvent alors être constitués de normes fondées sur un intérêt non-universalisable dans lesquelles les rapports de pouvoir ne sont pas équilibrés. Si, à première vue, on pourrait être tenté de rapprocher le concept de gouvernance à des normes fondamentales du discours rationnel, un examen plus approfondi pourrait démontrer le contraire. En effet, si on considère que la création de réseaux autonomes sont la forme la plus poussée de partenariat dans un système de gouvernance, et que ceux-ci, fermés sur eux-mêmes, sont animés par les intérêts particuliers de leurs membres et non par le souci de l’intérêt du public en général et des individus exclus (Stocker, 1998), on assiste alors une forme de puissance normative dans laquelle les normes sont fondées sur des intérêts non-universalisables. Il pourrait s’agir alors soit d’un compromis, soit d’un pseudo-compromis, tout dépendant des rapports de pouvoirs entre les individus concernés. Raison et légitimité nous permet enfin d’enrichir le concept de légitimité en en présentant une conception qui diffère de celle de Weber. Pour ce dernier, la légitimité est comprise comme une condition de la domination en ce sens qu’elle détermine l’obéissance (Belem, 2005). Dans ce contexte, c’est la croyance en la légitimité qui rend la domination possible. Dans une domination légale, la croyance à la légitimité devient croyance en la légalité. Pour Habermas, cette conception de la légitimité est insuffisante : la force légitimante demande à être elle-même justifiée. Bien qu’il reconnaisse que des normes peuvent régler des intérêts non-universalisables, Habermas croit qu’il est possible que les légitimations soient dépendantes de la vérité. On peut se demander si de telles légitimations ne peuvent exister que dans une société exempte de tout rapport de domination. Cette perspective renvoie à une question fondamentale sur laquelle Habermas demeure silencieux : comment surmonter les obstacles qui mènent à une telle société? 50 Références Barge, Pierre. 2002. «Gouvernance et démocratie». Après-demain, no. 446. Baron, Catherine. 2003. «La gouvernance: débats autour d’un concept polysémique». Droit et société, vol.54, p.329-351. Crozier, Michel J., Samuel P. Huntington et Joji Watanuki. 1975. The crisis of democracy: Report on the governability of democracies to the trilateral commission. New York: New York University Press, 211 p Gaudin, Jean-Pierre. 2002. Pourquoi la gouvernance? Paris : Presses de Sciences Po, 137 p. Stocker, Gerry. 1998. «Cinq propositions pour une théorie de la gouvernance ». Revue internationale des sciences sociales, vol. 155, p.19-30. Vandenberghe, Frédéric. 1998. «Le tournant procédural-linguistique vers l’action (1972-1981)». Chap in Une histoire critique de la sociologie allemande : aliénation et réification, tome 2. Paris : Éditions La Découverte et Syros, p.219-248. 51 Held, David. 1982. «Crisis tendancies, legitimation and the state». In Habermas, critical debates, dirigé par John B. Thompson et David Held, Cambridge: The MIT Press, p.181195. Par Lysiane Roch L’ouvrage d’Habermas sur les problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé est au coeur du commentaire de David Held. Tout en reconnaissant la contribution d’Habermas à une compréhension des principes d’organisation de la société qui se détachent des anciens dogmes, Held fait le choix de porter son attention sur les lacunes de la théorie des tendances à la crise dans le capitalisme avancé. Son choix s’explique par le nombre d’écrits qui portent déjà sur les apports d’Habermas. Le commentaire de Held est divisé en deux parties. Il résume d’abord les grandes lignes du livre Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé. Ensuite, il se concentre sur un certain nombre de problèmes qui affaiblissent l’utilité et la portée de l’ouvrage. C’est principalement sur cette deuxième partie du commentaire de Held que nous nous attarderons ici. Held reconnaît que les idées d’Habermas sont encore en processus de développement. Il souligne donc que ses remarques critiques devront être considérées comme ayant un statut provisoire. Pour Held, quatre dimensions de l’argumentation d’Habermas présentent des lacunes : la relation entre la crise de motivation et la crise de légitimation, l’analyse des composantes de la culture et de l’ordre social, les conditions des frontières des tendances à la crise et, enfin, les questions liées aux transformations politiques et au rôle de la théorie critique. Relation entre crise de motivation et crise de légitimation Held considère que l’accent mis par Habermas sur les crises de légitimation et de motivation n’est pas suffisant. La distinction entre ces deux types de crises est vague : alors que certaines formulations tendent à les faire paraître comme distinctes, d’autres les considèrent au contraire comme une même série d’événements. La crise de légitimation est une crise de motivation généralisée tandis que la crise de motivation entraîne un effondrement de la loyauté des masses. Held croit que cette ambiguïté naît d’une conception inadéquate de la cohésion des sociétés. Bien qu’Habermas reconnaisse la différence entre le système de valeurs culturelles dominant et les structures de sens générées par les individus dans leur vie de tous les jours, il omet de considérer cette distinction dans son analyse du capitalisme. À certains moments, Habermas reconnaît aussi que l’approbation de certains groupes dominants est plus importante pour assurer la reproduction de la société que l’approbation morale de la majorité de ses membres. Il ne suit cependant pas les implications dans son raisonnement. Les concepts qu’il emprunte de la théorie des systèmes sont utilisés dans son ouvrage de façon insatisfaisante et sont difficiles à démêler. Ils ne fournissent pas non plus de cadre adéquat pour l’analyse de la cohésion sociale et de la légitimation. En somme, une théorie plus adéquate de la production et de la reproduction de l’action s’avérerait nécessaire. Analyse des composantes de la culture et de l’ordre social Selon Held, Habermas surestime le degré d’intégration des individus à la société, le degré d’effritement de l’idéologie bourgeoise et l’étendue de la menace d’une crise de motivation et de 52 légitimation sur la société contemporaine. Nombre d’études montrent que la conscience de classe varie d’une culture à l’autre et d’un pays à l’autre. De plus, elle constitue rarement une conscience révolutionnaire. On constate un certain conservatisme dans les processus politiques, un intérêt élevé pour ce que le système produit par rapport à un intérêt faible pour la participation ainsi qu’une absence de conception alternative de l’ordre existant. En présupposant que le système culturel a déjà généré une quantité importante de valeurs et de normes non questionnables, l’analyse d’Habermas diminue l’estimation systématique des processus d’atomisation et d’adaptation pragmatique. Held appuie son argumentation sur une analyse de trois éléments peu considérés par Habermas : la division sociale et technique du travail, l’organisation des relations de travail et la culture de l’industrie. Avec la fragmentation des tâches et du savoir, l’identité de classe est menacée. Les organisations de travailleurs, quant à elles, ont été transformées en organisations de masses dont les structures dirigeantes sont très bureaucratisées. Selon Held, il y a de fortes raisons de croire qu’elles diminuent les chances qu’ont les gens de comprendre et d’influencer les institutions qui gouvernent leurs vies. Enfin, la culture d’industrie renforce le fatalisme et la dépendance. Ces différents facteurs expliquent pourquoi un nombre important de personnes n’ont pas un ensemble de croyances, de normes et de valeurs cohérent, ce qui constitue une barrière à la création d’un tout social et au développement de solidarités. On assiste à une connivence pragmatique avec les institutions ainsi qu’à une fausse conscience. La stabilité dépend de l’atomisation de la connaissance du travail et de la politique. Held croit que les sociétés modernes n’ont jamais été légitimées par une partie importante de la population sans être constamment menacées par des révolutions : elles ne dépendraient pas, pour leur reproduction, d’un idéal normatif fort. Selon Held, le privatisme pourrait survivre à l’effritement des traditions pré-capitalistes puisqu’il pourrait être assuré par la division sociale et technique du travail. Held ne met pas en doute les défis auxquels sont confrontées les sociétés capitalistes avancées. Il se demande plutôt dans quelle mesure des consciences fragmentées et pragmatiques peuvent être surmontées et qu’un tout social peut devenir possible. Selon lui, la réponse repose moins dans les facteurs qui affectent l’identité sociale que dans les tendances à la crise politique dans le capitalisme. Frontières des crises du système L’argumentaire d’Habermas concernant la capacité des États à contrôler les crises économiques est centré sur l’État nation dans un idéal type de pays capitaliste. Held remarque qu’Habermas ne prend aucunement en considération le développement du capitalisme à l’échelle internationale. Selon lui, le monde capitaliste est dépendant du commerce international. Avant de conclure que les crises peuvent être contrôlées, il faudrait donc étudier la relation entre les crises économiques dans un État et les tendances à la crise dans les marchés internationaux ainsi que le développement inégal à l’intérieur et entre les pays industrialisés. Les contraintes économiques pourraient s’avérer beaucoup plus difficiles à contrôler et à manipuler que ce qu’Habermas laisse entendre. De plus, Habermas ne tient pas compte, dans son analyse, de la forme des États, des structures des partis ni de la relation entre ceux-ci et les structures socio-économiques. 53 Transformations politiques et rôle de la théorie critique La dernière lacune soulevée par Held porte sur la troisième section du livre d’Habermas, Sur la logique des problèmes de légitimation. Pour Habermas, la critique d’une idéologie doit avoir comme point de départ un modèle qui permet la comparaison entre les structures normatives d’une société à celles qui existeraient si les normes avaient été établies par un processus discursif. La théorie critique sert à éclairer le discours sur la position qu’un acteur occupe dans un système social antagoniste et sur les intérêts qui lui sont objectivement propres dont il pourrait devenir conscient. Selon, Held, si Habermas considère que l’organisation de l’instruction au niveau social peut se construire suite à la théorie critique, il faudrait qu’il réponde à ces questions importantes : à qui s’adresse la théorie critique? Comment peut-elle s’appliquer à une situation concrète? Qui devrait être l’instigateur de cette prise de conscience? Held reproche à Habermas d’avoir abordé ces enjeux au plus haut niveau d’abstraction, ce qui empêche de retirer de ses écrits toute conclusion politique spécifique. Held constate un besoin grandissant d’établir la crédibilité du socialisme, de développer des propositions concrètes pour organiser la société de façon alternative et de montrer en quoi ces propositions répondent aux besoins cristallisés par les relations sociales de domination. Held ne conçoit pas dans quelle mesure les recherches d’Habermas sur le capitalisme avancé contribuent à ce projet. Commentaire Le principal intérêt du texte de Held vient du fait que l’auteur relève les principales lacunes de Raison et légitimité. Ces lacunes sont d’ordre méthodologique et théorique. Il convient de rappeler qu’Held accorde à ses commentaires un statut provisoire, reconnaissant que les idées d’Habermas sont en développement. Selon Held, Habermas omet de considérer certains éléments dans son analyse. Dans ce contexte, les conclusions auxquelles ses réflexions le conduisent pourraient être erronées. Ainsi, Habermas ne prend pas en considération la dimension internationale du capitalisme, ce qui l’amène à surestimer le potentiel des États-nations à contrôler l’économie. Il importe ici de rappeler qu’en aucun temps, Habermas ne conclut que les États réussiront à éviter la crise économique, son argumentaire vise plutôt à montrer comment la crise se trouvera déplacée si ils réussissent à l’éviter (mon emphase). Ensuite, Held considère qu’Habermas n’accorde pas assez d’importance, dans sa réflexion sur les crises, à la division sociale et technique du travail, à l’organisation des relations de travail et à la culture de l’industrie. Ces facteurs contribuent au développement de consciences fragmentées et pragmatiques peu susceptibles de conduire à la création d’un tout social. En ce sens, la pensée de Held se rapproche de celle de Gottlieb (1981), qui considère que la population peut croire que les principales institutions sont illégitimes sans pour autant se rebeller. Selon Gottlieb, si le déficit de légitimation ne s’accompagne pas d’une volonté d’action, d’un sens de la confiance et d’organisation politique, elle ne fera que répandre le cynisme, la passivité et le désespoir. Selon Held, les organisations de travailleurs ne favorisent pas la compréhension et la capacité d’influence des institutions gouvernant leurs vies. Elles rendraient donc plus difficile la participation de la société civile à la vie démocratique, qui constitue un des aspects de la 54 gouvernance. En effet, pris dans un sens hors de la pensée libérale, la gouvernance peut signifier «le processus selon lequel la «société civile» est associée à la définition des objectifs des politiques publiques, est tenue informée, est sollicitée pour accompagner les décisions et participer à leur évaluation» (Barge, 2002). Sur le plan théorique, Held reproche à Habermas d’utiliser de façon insatisfaisante les concepts qu’il emprunte à la théorie des systèmes, ce qui pourrait être à l’origine du rapport ambigu entre les théorèmes des crises de motivation et de légitimation. On peut d’ailleurs remarquer qu’Habermas critique la théorie des systèmes tout en utilisant certains de ses concepts pour construire son argumentation. Ainsi, Habermas rejette l’argument de la théorie des systèmes qui dit que les problèmes de légitimation soient devenus désuets (Miller, 1976). Il critique aussi fortement la théorie des systèmes dans Droit et démocratie. En parallèle, certaines de ses analyses relèvent d’une perspective systémique : il emprunte des pans entiers de la théorie des systèmes et il en utilise le jargon (Miller, 1976). Selon Miller (1976), cette contradiction pourrait refléter la difficulté inhérente à la mission que la théorie critique se donne, soit d’intégrer les sciences empirico-analytiques dans une perspective émancipatoire, sans pour autant nécessairement critiquer suffisamment leurs méthodes et leur compréhension du monde (Miller, 1976). Sur le plan théorique, Held considère aussi qu’Habermas ne remplit pas la mission de la théorie critique à laquelle il est pourtant associé, c’est-à-dire que son œuvre ne permet pas de favoriser l’émancipation. C’est principalement la grande abstraction du texte d’Habermas qui rend difficiles les applications concrètes. La grande abstraction avec laquelle Habermas établit la relation entre la réflexion critique et la révolution, ainsi que l’absence de description des conditions de sa réalisation et des problèmes qu’elle sera susceptible de rencontrer, pose des doutes quant à sa pertinence (Gottlieb, 1981). La théorie critique présuppose une critique de l’ordre existant et une lutte contre cet ordre, la lutte suivant les lignes déterminées par la théorie elle-même (Horkheimer, 1972, dans Miller, 1976). En séparant son idéal des considérations politiques et sociales qui pourraient le rendre faisable et en omettant de formuler une critique de la société orientée activement vers des possibilités d’une vie meilleure, Habermas abandonne le projet original des théoriciens critiques (Miller, 1976). Références Barge, Pierre. 2002. «Gouvernance et démocratie». Après-demain, no. 446. Gottlieb, Roger S. 1981. «The contemporary critical theory of Jurgen Habermas». Ethics, vol. 91, no. 2, p.280-295. Miller, James. 1976. «Jürgen Habermas : Legitimation Crisis. Book Review.» Telos, vol.26, p.210-220. 55 La légitimité et la gouvernance dans Droit et démocratie. Entre faits et normes et Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, de Jürgen Habermas 24 . Par Valérie Demers Introduction La lecture de Droit et démocratie. Entre faits et normes et de Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, ainsi que des commentateurs pertinents de ces œuvres, nous éclaire beaucoup sur la question de la légitimité, les deux ouvrages y consacrant en large partie leur propos. Habermas ne se contente pas d’expliquer comment le droit peut-être légitime. Pour lui, le droit et l’État souffrent d’un déficit de légitimité, qu’il faut reconquérir. Cette recherche de légitimité s’articule autour du fait que les normes légales ne se basent plus sur des visions métaphysiques et religieuses du monde, mais ne peuvent plus se baser sur une rationalité instrumentale. Ainsi, ni l’État, ni le droit ne peuvent être légitimes en eux-mêmes; il faut leur trouver des sources de légitimité, parfois même malgré les différentes crises que nous propose d’explorer Habermas dans Raison et légitimité. Nous avons proposé une synthèse des deux ouvrages en développant les principaux thèmes que nous y avons retrouvés; par souci de cohérence et de logique, ceux-ci sont présentés peu ou prou selon l’ordre qu’ils occupent dans les œuvres. D’abord, une introduction sur la conception du droit en lien avec l’État qui l’implémente s’impose puisque sujet occupe la majeure partie de son discours. Le cœur de l’exposé concerne quant à lui la question de la légitimité du droit, ce qui fait entrer en scène plusieurs concepts reliés à la théorie de la discussion, approfondis dans les résumés des chapitres des ouvrages. Il s’agit de l’auto-législation, de l’autonomie privée et de l’autonomie publique, de l’incontournable rationalité communicationnelle qui forme la pierre angulaire de toute la théorie habermassienne, de l’accès illimité à l’information et de la légalité du droit. Nous ne saurions poursuivre sans aborder la question du citoyen, acteur fondamental dans la conception de la légitimité puisque c’est sur lui qu’elle repose grâce à un processus démocratique qui élève le peuple au titre de souverain. Enfin, il sera possible d’éclaircir comment l’État peut aussi jouer un rôle dans l’économie et ce qui peut arriver lorsque que se présentent des lacunes quant à la légitimité. Tout cela nous mènera à la question de la gouvernance et de la légitimité, thèmes qui nous a inspirée la lecture même des œuvres de Habermas. La conception du droit chez Habermas La conception du droit : le droit subjectif et le droit positif Droit et démocratie s’intéresse à la légitimité du droit. Pour Habermas, le droit est un médium d’organisation, un mécanisme de coordination de l’action et la façon de traduire certaines préoccupations par une loi si le politique le permet. Comme nous l’avons vu dans le chapitre III, 24 Habermas, Jürgen. 1978. Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé. Paris, Éditions Payot, 196 pp. et Habermas, Jürgen. 1997. Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. 56 Habermas distingue par ailleurs le droit moral et subjectif du droit positif. Le droit moral et subjectif traduit une liberté individuelle d’action qui fait en sorte que les individus se reconnaissent entre eux comme des « sociétaires juridiques libres et égaux » par leurs devoirs et leurs droits. Le droit subjectif est quant à lui relié à la morale personnelle des individus ainsi qu’au concept d’autonomie privée, qui permet aux individus de chercher à satisfaire leurs intérêts, de se réaliser sans interférences externes et de se soustraire à la discussion pour les questions qui ne concernent pas l’existence collective (Haber, 2002). Le droit positif est par ailleurs celui que l’on retrouve dans un ordre juridique établi comme le système de lois d’un État. Ce droit est relié à l’autonomie publique, soit celle qui fait en sorte que collectivement, les individus sont aptes à s’autodéterminer, à coopérer dans la société et à ordonner le monde social par des procédures démocratiques particulières telles que par exemple le résumé de Lapointe le montre bien. Il s’agit ici de tout ce qui entoure la formation de l’opinion et de la volonté (chapitre VIII). L’individu est ici davantage un « citoyen » qu’un individu. Habermas montre bien que le droit moral ou subjectif et le droit positif se complètent, la création d’un droit positif servant essentiellement à encadrer un droit subjectif. Le droit et l’État Le droit ne peut par ailleurs se légitimer par lui-même chez Habermas. Au contraire, l’auteur soutient que si auparavant il était possible qu’un pouvoir factuel puisse se transformer en pouvoir légitime ou qu’un pouvoir social puisse se transformer en pouvoir politique par le droit, aujourd’hui, ce droit s’incarne davantage comme un moyen d’organisation que de légitimation. Ainsi, de façon simultanée, le pouvoir politique et le droit que sanctionne l’État voient le jour, le premier « justifiant » l’autre, et le second, « organisant » l’autre. C’est dans cette perspective que le chapitre IV de Droit et démocratie démontre que plus encore qu’un instrument qui régule la conduite des gens, le droit est un mode d’organisation et de régulation du pouvoir étatique qui inspire la création des institutions et des procédures démocratiques. Ainsi, comme Weber, Habermas ne croit pas que le droit a pour fonction principale de dicter des comportements conformes aux lois. Il le fait, certes, mais avant tout, il se pose comme principe organisateur du pouvoir de l’État. Pour Weber, le droit et la menace de sanction qui lui est inhérente ne justifiait que dans une imperceptible mesure la conduite particulière des citoyens. On peut dire qu’Habermas, ici, précise les dires de Weber. Enfin, le droit ne peut se clamer indépendant de l’État. Au contraire, il semble qu’il ait besoin d’une force organisée pour se maintenir. Ainsi, comme Weber, qui pensait que l’État était le seul ordre suffisamment précis pour organiser le droit, Habermas voit aussi en l’État le symbole de cette force organisée. L’État sanctionne, organise et exécute par le biais du pouvoir administratif de l’État. Toutefois, il ne peut effectuer ces tâches de façon arbitraire. Le droit est appliquée en accord avec le pouvoir communicationnel des citoyens instauré par la politique délibérative. Par celui-ci, les citoyens ont un « recours » contre un État qui rendrait des décisions illégitimes. Ainsi, le pouvoir administratif, légal, doit justifier ses décisions pour que ses actions soient véritablement légitimes. 57 La légitimité du droit Un processus d’auto-législation Dans ces écrits, Habermas demande essentiellement d’où doit provenir la légitimité des normes. Selon lui, elle provient du passage par le processus de communication rationnelle qui permet de dégager des besoins sociaux qui seront acheminés dans le système politique, puis, deviendront des normes. Il est donc compréhensible que par la politique délibérative, le citoyen devient législateur, car les fondements des lois auxquelles il accepte d’obéir ont été déterminés par luimême, d’où leur légitimité. La validité et la légitimité de la loi sont tirées par l’engagement des citoyens dans le processus de compréhension et de création des règles qui modulent leur vie en commun. Audard souligne même que les sujets de droit s’y soumettent parce qu’ils se savent les sources de celui-ci, ce qui renforce la souveraineté populaire. Les sujets de droit que sont les citoyens acquièrent ainsi une autonomie « dès l’instant où ils se comprennent et se comportent comme les auteurs des droits auxquels ils veulent se soumettre en tant que destinataires » (Habermas, 1997 : 144). En effet, c’est l’administration de l’État qui engage la collectivité par le biais du droit, mais il faut se rappeler que la délibération dans l’espace public et la procédure institutionnelle démocratique et légitime sont essentielles à cet engagement. Les citoyens ont même le pouvoir, par les mêmes dispositions qui forment l’opinion et la volonté, de contester le droit s’il arrive que celui-ci s’impose à eux sans leur consentement. Enfin, comme nous le dit Habermas, le système de droit ne peut pas s’autolégitimer : « sans les initiatives d’une population accoutumée à la liberté, les institutions juridiques de la liberté se désintègrent » (Habermas, 1997 : 149). La protection de l’autonomie privée et de l’autonomie publique Selon Habermas, les normes doivent aussi assurer l’autonomie privée de l’individu, ainsi que l’autonomie publique du citoyen. La mise en place des processus discursifs institutionnalisés reliés à la souveraineté populaire requiert la reconnaissance des libertés individuelles et des droits subjectifs. L’assurance de l’autonomie publique et de l’autonomie privée sont donc préalables à l’existence d’un droit légitime. Comme nous l’avons vu dans Boyle (2001), l’autonomie publique et l’autonomie privée se supposent l’une l’autre et sont co-originaires. L’autonomie publique, qui permet d’exprimer ses positions ne pourrait être utilisée sans l’établissement de paramètres discursifs et la reconnaissance de l’autonomie privée. Par ailleurs, sans droits d’autonomie publique, la pratique de l’auto-détermination ne pourrait émerger et le consensus ayant trait à la validité de droits individuels ne saurait être établi (Boyle, 2001). Ainsi, les normes doivent émerger de l’utilisation collective de l’autonomie publique dans un processus démocratique d’auto-détermination. Ce n’est que lorsque est respectée cette autonomie (et donc aussi l’autonomie privée que cela sous-tend) que les citoyens deviennent de véritables sujets de droit. La politique délibérative est comme nous l’avons vu le moyen d’accomplir cela, soit de faire accéder des préoccupations citoyennes au système juridique. Les droits politiques fondamentaux égaux pour tous sont donc le résultat de l’accès de la liberté communicationnelle des personnes à la juridicité. Mais cette liberté doit être conforme à la formation de la volonté et de l’opinion qui émerge du processus de discussion et doit s’effectuer de façon à ce que soit exercée l’autonomie politique qui préserve les droits du citoyen. Ainsi, Boyle met d’une part en relief que la légitimité légale est atteinte lorsque l’État établit des sanctions qui rendent les citoyens aptes à poursuivre leurs intérêts et à sécuriser leur autonomie publique. D’autre part, la légitimité légale est atteinte lorsque la citoyenneté obéit à la loi car elle émerge de la poursuite de leur auto-détermination et 58 de l’utilisation de leur autonomie publique. Cette auto-détermination et l’exercice de l’autonomie publique sont les véritables piliers qui soutiennent la rationalité communicationnelle. La rationalité communicationnelle Nous avons vu que chez Habermas, la rationalité communicationnelle qui doit se trouver dans les institutions et dans la sphère publique informelle est le test crucial pour que ressortent des délibérations des besoins sociaux consolidés qui auront une chance de devenir normes : Il existerait donc la possibilité d’une résolution rationnelle des conflits de valeurs, grâce à un modèle pragmatique, qui met au premier plan la discussion publique et rationnelle des intérêts présents dans la société, discussion dont l’horizon demeure la production consciente de normes éthico-juridiques universelles (Löwy, 1998 : 112). Ainsi, dans le cadre du processus délibératif, les personnes ne peuvent pas justifier leur argumentation par des intérêts personnels moraux, mais doivent plutôt utiliser des arguments compréhensibles et acceptables pour tous, même si tous ne peuvent être d’accord. Selon Audard, [l]a source de la validité morale des normes se trouve dans un test intersubjectif d’universalisation. (…) Habermas relie ainsi une conception communicationnelle de la raison à l’autonomie morale de la personne d’une manière originale. Le ‘point de vue moral’ est alors définie par Habermas comme le point de vue à partir duquel tous les intérêts de toutes les personnes concernées auront été pris en compte de manière impartiale et réciproque (Audard, 2002 : 101). Comme le rappelle Allard, la rationalité communicationnelle élimine la tension entre une validité universelle des normes et leur simple application dans un milieu particulier. Par ce processus, les volontés politiques se forment et peuvent aboutir à diverses décisions qui seront traduites en termes juridiques, le principe de discussion apportant une véritable « force légitimante » pour instaurer le droit. Chez Weber, on remarquait que le droit avait été en partie modulé par le fait qu’on a voulu protéger les intérêts économiques des personnes qui jouissaient de propriétés mobilières. On avait, de cette façon, ajusté le droit pour garder ces personnes dans la communauté. La rationalité communicationnelle chez Habermas ne permettrait pas cela. C’est dire que les arguments utilisés pour obtenir un consensus doivent pouvoir être acceptés de tous et donc éviter de refléter des intérêts individuels. L’accès à l’information Enfin, pour que les délibérations portent des fruits véritablement légitimes, les personnes qui se trouvent à la périphérie de l’État, la « société civile », doivent avoir un libre accès à des réseaux de communications publiques non institutionnalisés pour que surgissent le développement spontané des processus de formation de l’opinion. C’est d’ailleurs, selon Habermas, ce qui fait aujourd’hui cruellement défaut dans les sociétés modernes où l’information subit un traitement qui l’isole parfois du citoyen (choix de thèmes, dissimulation, etc.). Pourtant, cet accès à l’information est une condition essentielle à une délibération qui tient compte de tous les paramètres d’un problème. 59 Le droit légal Ainsi, le droit positif moderne, nous dit Audard (2002), est d’une part factuel car il est légal et institutionnalisé, et d’autre par normatif, soit pourvu d’une légitimité qui fait que l’on s’y soumet non par la crainte de la contrainte mais plutôt par un sentiment d’obligation. Une fois le système de droit sur pied, le citoyen ne se retrouve théoriquement pas face une masse inextricable de règles dont il peine à cerner l’origine mais plutôt face à des règles qu’il perçoit comme légitimes. La théorie de la discussion fait en effet en sorte qu’au sein de l’État, il est possible d’inscrire des structures qui institutionnalisent les formes de communication requises par une formation démocratique de l’opinion et de la volonté. Cette théorie fournit ainsi une légitimité au droit du fait que d’une part, elle base les normes sur les besoins et les demandes des citoyens qui émergent de la sphère publique informelle non régulée par l’État et d’autres part, prévoit des institutions à même de capter ces demandes et de les canaliser vers un processus politique qui en fera des normes. Ainsi, il est possible de conclure qu’à la fois par l’existence d’un espace public informel par les procédures démocratiques institutionnalisées par l’État lui-même, la théorie de la discussion ouvre la voie à un fonctionnement véritablement démocratique qui laisse une large place au citoyen. La primauté du citoyen La démocratie et la souveraineté populaire Dans la théorie d’Habermas, la démocratie est à l’avant plan. Le médium du droit et le principe de la discussion sont les deux seules choses qui préexistent à l’autodétermination des citoyens. Ils s’imbriquent l’un dans l’autre et se constituent en système de droit. Audard remarque que Habermas voit comme étant fragile la démocratie. Pour lui, il ne suffirait pas uniquement de posséder les institutions de l’État de droit, mais aussi de « pouvoir les compléter par une culture politique démocratique et une société civile vivante, émancipées par rapport au pouvoir politique (…) » (Audard, 2002 : 97), ce qu’il fait en élaborant sa théorie de la discussion. L’État a donc un rôle procédural à accomplir dans la démocratie, c’est-à-dire qu’il doit institutionnaliser des pratiques démocratiques d’auto-détermination des citoyens pour que se déroule le processus de formation de l’opinion et de la volonté de manière libre et égale. Ainsi, Habermas donne dans sa théorie le moyen aux citoyens de savoir quelle est la procédure à adopter pour coordonner leurs actions. Puis, toujours d’un point de vue procédural, l’État est celui qui pourra implémenter des programmes, des lois, des règles, etc. qui ont traversé les procédures démocratiques, pour parvenir au système parlementaire, depuis l’espace public informel. Comme le chapitre IV le démontre, la compétence législative est totalement transférée au citoyen, qui sont seuls maîtres de leurs décisions, par le biais de la communication. Les décisions seront prises une fois que tous auront été consultés et entendus. Il s’agit ici de souveraineté populaire. Le droit, ainsi, « devient alors l’instrument par lequel une société démocratique se donne les moyens de mettre en œuvre les décisions auxquelles elle est parvenue (…) » (Haber, 2001 : 206) par elle-même. Selon Haber, les décisions politiques et les normes juridiques légitimes doivent obligatoirement être scellées par la liberté individuelle comprise comme indépendance, mais aussi, par le fait qu’elles ont été décidées en commun par le processus de délibération. Et celui-ci, comme nous l’avons vu, implique une participation de tous, la possibilité de se faire entendre, d’introduire des thèmes, de faire des propositions, de n’exclure personne etc. Les citoyens ne sont plus libres de choisir le médium dans lequel leur autonomie pourra être réalisée; le langage est celui du droit. Il est donc important, dans cette perspective, qu’il existe des droits politiques 60 fondamentaux assurant la participation aux processus de formation de l’opinion et de la volonté dans le but que les citoyens soient en mesure de juger de la légitimité du droit. Les droits fondamentaux Nous ne saurions d’ailleurs passer sous silence une liste importante de droits fondamentaux qui tirent leur origine de l’application du principe de la discussion au médium de droit. Ces droits sont une illustration que l’autonomie privée des personnes est assurée, et que par eux, le code légitime est engendré. Pour Habermas, ces droits constituent une base pour tous les autres; il n’y aurait, en ce sens, nul droit légitime sans eux. D’abord, il souligne les droits fondamentaux qui résultent du développement, politiquement autonome, du droit à l’étendue la plus grande possible de libertés subjectives (autonomie privée). À ceux-ci, sont corollaires les droits fondamentaux qui résultent du développement, politiquement autonome, du statut de membre dans une association volontaire de sociétaires juridiques et les droits fondamentaux résultant de manière immédiate l’exigibilité des droits et du développement, politiquement autonome, de la protection juridique individuelle. Puis, lorsque l’individu, le citoyen, devient un véritable législateur dans la politique délibérative, c’est qu’il acquiert des droits fondamentaux à participer à chances égales aux processus de formation de l’opinion et de la volonté, qui constituent le cadre dans lequel les citoyens exercent leur autonomie politique et à travers lequel ils instaurent un droit légitime. Enfin, de tous ces droits de base, les personnes tirent des droits fondamentaux à l’octroi de conditions de vie qui soient assurées au niveau social, technique et écologique nécessaires à la jouissance à égalité de chances des droits civiques. Application à l’économie L’intervention de l’État dans l’économie Si Habermas s’est principalement penché sur la légitimité du droit dans Droit et démocratie et de son rapport à l’État, Raison et légitimité, écrit plus de vingt ans avant, examine plutôt la question de l’État face à l’économie. L’auteur souligne ici l’intervention considérable que l’État peut avoir dans l’économie et montre bien que cette intervention, pour être appropriée et fructueuse, doit aussi être légitime. Si tous les problèmes qui doivent être résolus par le système politique doivent nécessairement passer par la politique délibérative dans Droit et démocratie, Raison et légitimité soulève pour sa part le fait que les questions économiques échappent doivent quant à elle traverser ce qu’Habermas appelle à l’époque, la démocratie concrète 25 afin de faire prendre conscience aux individus des contradictions présentes dans le capitalisme. Comme on peut l’observer dans Raison et légitimité, lorsque l’État « fait naître et améliore les conditions d’exploitation du capital accumulé en excédent », il est possible de dire qu’il se substitue aux mécanismes du marché. Dans ce sens, il doit être légitimé d’intervenir. L’intervention de l’État s’effectue par le renforcement de la compétitivité nationale en créant des blocs économiques nationaux et en garantissant la hiérarchie internationale, en développant la consommations publique improductive (Habermas donne l’exemple de la conquête de l’espace), en dirigeant le capital vers des secteurs négligée par les mécanismes du marché par des politiques structurelles, en améliorant l’infrastructure matérielle (transports, communications) et immatérielle (avancement des sciences), en renforçant la force productive du travail humain (formation) et 25 Habermas reprend vraisemblablement cette expression dans Droit et démocratie sous l’appellation de politique délibérative. 61 enfin, en amortissant les conséquences sociales et matérielles qui découlent de la production privée (nuisances écologiques par exemple) (Habermas, 1978 : 52). L’inadéquation des méthodes de l’État et les crises Nous le constatons, l’intervention de l’État amène son lot de problèmes dans l’économie lorsque l’État ne parvient pas à effectuer une intervention réparatrice, ce qui provoque des crises. En effet, puisque l’État doit intervenir par des moyens politiques pour solutionner des problèmes économiques, il n’est pas à l’abri d’une perte de légitimité. Le système politique (soit les institutions politiques de l’État, qui répartit la puissance légitime, rationalité disponible dans l’organisation) ont en effet des « input » (loyauté des masses) et des « output » (décisions administratives imposées de façon souveraine) qui peuvent mettre en jeu cette légitimité. Les crises à l’entrée du système politique sont des crises de rationalité, soit lorsque « le système administratif ne parvient pas à rendre compatibles les impératifs de régulation qu’il reçoit du système économique et à satisfaire ces impératifs » (Habermas, 1978 : 65) alors que les crises de sortie sont des crises de légitimation : « le système de légitimation ne parvient pas à maintenir, en satisfaisant aux impératifs de régulation qu’il a reçus du système économique, la loyauté des masses au niveau nécessaire » (Habermas, 1978 : 65). La crise de rationalité est reliée à des intérêts non généralisables, ce que ne permettrait pas l’usage du principe de discussion accompagnée de la rationalité communicationnelle. Cette crise se transpose, en bout de piste, en perte de légitimation par la désorganisation de l’appareil d’État et à une opinion publique dépolitisée qui ne peut plus accorder sa loyauté à l’État. Habermas montre que la crise de légitimation peut être justifiée par des limites systématiques et des conséquences dérivées inattendues (politisation), interventions administratives dans la tradition culturelle. Par ailleurs, la crise de légitimation pourrait être justifiée par la destruction de la rationalité administrative par 1. des intérêts capitalistes individuels et opposés, 2. la production, nécessaire à l’existence même du système, de structures étrangères à celui-ci. Le manque de rationalité de l’administration de l’État signifie que ce dernier ne peut pas « assurer des tâches positives de régulation suffisantes pour le système économique » (Habermas, 1978 : 66) alors que le manque de légitimation signifie « que des moyens administratifs ne peuvent maintenir ou créer en quantité suffisante des structures normatives capables de fournir une légitimation » (Habermas, 1978 : 66-67). Il apparaît donc clair que si Habermas axe principalement son discours sur la légitimité du droit dans Droit et démocratie, la légitimité de l’État lui-même est soulevée dans Raison et légitimité. Commentaire La série de séminaire sur la gouvernance et la légitimité vise à éclaircir des concepts polysémiques, soit la légitimité et la gouvernance. Le texte d’Audard montre bien, d’ailleurs, par ce débat entre Rawls et Habermas, comment la légitimité peut-être polysémique : « définir la légitimité démocratique par le simple ‘consentement’ des citoyens est une démarche qui a fait long feu (…) » et qu’il vaut mieux reprendre (Audard, 2002). Nous pouvons d’ailleurs en dire autant de la gouvernance qui devient de plus en plus une expression galvaudée dans laquelle on peut comprendre tout et rien à la fois. Dès le premier séminaire de cette série, plusieurs définitions de la gouvernance ont été présentées, celles de Kooiman, de la Banque mondiale et du Petit Robert, qui ont toutes des sens différents. Il apparaît de plus en plus que des concepts tels que la gouvernance (mais l’on pourrait aussi parler de mondialisation, de régulation) tentent de 62 rendre compte de réalités que l’on peine à saisir (Le Galès, 1998). Ainsi, cette série de séminaire se penche d’abord sur les écrits de penseurs desquels il est possible de tirer, selon nous, des éléments de définitions ou des manifestations de la gouvernance et de la légitimité. Selon Weber la légitimité aux institutions était conférée par les citoyens eux-mêmes, et cette légitimité était indispensable à la gouvernance. Habermas, reprend sensiblement la même idée. Ce lien entre gouvernance et légitimité semble en effet se redessiner à travers les deux œuvres étudiées. Notamment, comme on le voit dans Raison et légitimité, il y a crise lorsque l’État n’est plus légitime, soit, selon Habermas, lorsque son système n’arrive plus à faire concorder les impératifs de régulation que lui dicte l’économie (puisque ici, on parle d’une intervention dans l’économie) avec la satisfaction de ces impératifs et lorsque le système de légitimation ne peut maintenir la loyauté des masses tout en répondant aux impératifs de régulation. Ceci signifie que l’action de l’État dans le système économique pour régler une crise n’est pas compatible avec le fait de conserver sa légitimité. Il ne peut, en un mot assumer les deux tâches, ce qui provoque des crises dans les systèmes politique et socioculturel. Habermas n’avait pas encore développé toute sa théorie de la discussion à l’époque de Raison et légitimité et dans cette œuvre, il soutient que les institutions et les procédures de la démocratie font en sorte de créer une structure d’opinion publique dépolitisée qui suscite la passivité des citoyens et laisse au système administratif une large marge de manœuvre dans la prise de décision. Cela serait incontestablement inadmissible dans l’idéal démocratique et légitimatoire qu’est le principe de la discussion. Ceci a sans doute contribué à amener plus tard Habermas à développer un modèle véritablement démocratique comme nous le voyons dans Droit et démocratie. Si l’ordre légal moderne s’organise, comme nous le rappelle Boyle, autour d’un gouvernement ou d’une autorité étatique qui crée et implémente la loi, cette entité doit néanmoins chercher à être légitime et donc, lorsqu’elle est en crise, entrer dans un processus de légitimation. Rattacher l’idée typique de l’État en crise de Raison et légitimité à la théorie de la discussion développée dans Droit et démocratie, semble presque incongru tant la pensée d’Habermas a évolué depuis l’œuvre de 1973 (première traduction française). En effet, nous savons maintenant que l’État doit assurer l’autonomie des citoyens, qui inclut l’autonomie publique et l’autonomie privée par un système de droit fondé sur une politique délibérative qui fait converger les intérêts universels de tous vers les procédures institutionnalisées. Ce sont ces conditions, il nous semble, qui ne sont pas respectées lorsque surgissent des crises au sein du système. Comme l’État intervient dans le marché, on assiste à une contradiction : l’intérêt général des capitalistes entre en concurrence avec les intérêts d’autres regroupements et avec les intérêts universalisables qui s’orientent vers les valeurs d’usage des multiples groupes de la population. Comme nous le rappelle Habermas, l’État doit parvenir à se procurer la masse fiscale nécessaire et la dépenser de façon rationnelle afin que les perturbations de la croissance ne deviennent pas des crises. La crise économique se traduit ainsi par une forte demande sur le budget public. Si l’État n’est pas en mesure de se procurer cette masse fiscale, il perd de sa légitimité. De là, il semblerait que pour pallier ce manque, il soit prêt à faire en sorte que le système administratif use de stratégies de manipulation de formation de l’opinion pour la détourner de ce déficit de légitimité. Ceci entre aussi, de surcroît, avec l’exigence, dans des délibérations complètes et véritablement démocratiques, de l’accès à toutes les informations pertinentes. 63 Nous savons que selon Weber, l’individu est prisonnier de la cage d’acier incarnée par la rationalité bureaucratique. Habermas, pour sa part, voit la solution à cette cage d’acier par la possibilité pour l’individu d’être sauvé par une nouvelle rationalité : la rationalité communicationnelle (Löwy, 1998 : 106). Ainsi, contrairement à Weber, qui voyait l’individu perdu et enfermé dans la cage, Habermas croit que la rationalité, si elle est communicationnelle plutôt que bureaucratique, peut mener à une sorte de libération de l’individu par son pouvoir de régir lui-même sa vie. De plus, cette rationalité communicationnelle n’envahit pas le monde vécu de l’individu et respecte son autonomie privée. Cette rationalité sert, en bref, simplement à légitimer le droit, et non à emprisonner l’individu. Toujours selon Weber, les gens n’obéissent généralement pas au droit sous la pression de la contrainte, mais plutôt parce qu’ils croient qu’il s’agit de la meilleur façon d’agir. Ils moduleraient leurs comportements davantage sur des maximes personnelles que sur la crainte d’être punis par les appareils de coercition. Habermas se fait peu volubile sur le sujet des mécanismes de coercition, arguant simplement que ceux-ci servent à protéger l’autonomie privée et publique ainsi qu’à maintenir une façon démocratique de délibérer et de fonder le droit. Ainsi, Habermas voit plutôt que les gens obéissent au droit parce qu’ils le savent légitime puisque fondé par eux-mêmes. Nous pourrions être tentés de dire que cela revient à la même chose, que le fait que l’action soit fondée sur des maximes, ou alors qu’elles le soit sur des délibérations qui partent de besoins et d’idées personnelles est très similaire. Toutefois, il est important de garder à l’esprit que Weber laisse une place considérable à l’intérêt personnel de l’individu, alors que Habermas, sans totalement l’occulter, ne peut l’admettre comme fondement de la loi. Au contraire, les arguments utilisés dans la politique délibérative doivent être rationalisés, universels, et non pas traduire les intérêts personnels, ce qui semble se distinguer de ce par quoi les individus peuvent justifier leur comportement chez Weber. En ce qui a trait à la gouvernance, il ressort de la politique délibérative qu’il serait donc possible de retirer un véritable pouvoir communicationnel à même d’influencer les positions, normes et opinions sur les actions et les institutions. Les personnes se voient donc dotées d’une véritable force à même de provoquer des changements. C’est, il nous semble, ce qui peut relier Habermas à la gouvernance. Le citoyen a un rôle à jouer dans la gouvernance puisque par la possibilité d’exprimer rationnellement son opinion, il parvient à fonder le droit. Tout comme Woods (2003), dans le séminaire précédent, Habermas accorde un véritable pouvoir à l’individu. Si Woods voyait la source de celui-ci dans la capacité de l’individu d’atteindre des valeurs éthiques les plus hautes et d’influencer ses semblables en leur inculquant l’idée du bien, Habermas voit plutôt la source du pouvoir de l’individu dans le fait que ses opinions et ses arguments, s’ils sont rationnels, (d’où la notion de raison communicationnelle intimement reliée à celle de pouvoir communicationnelle (Boyle, 2001)), peuvent constituer la base de normes qui contribuent à articuler la gouvernance. Une fois ce que ces opinions ont été traduites en normes, elles entrent en effet dans le circuit qui imposent le respect de certaines règles, l’imposition de sanctions, ect., tâche assumée par des organes de l’État. D’un point de vue idéal, les citoyens n’auraient pas de raisons de s’opposer ou de contester la loi puisqu’elle émane d’eux. Dans les faits pourtant, on voit qu’il existe certaines situations de crise ou l’émergence de nouvelles demandes ou exigence qui requièrent pourtant que ce droit soit modifié. D’ailleurs, Habermas laisse la porte ouverte à ces éventualités. Pour lui, la loi peut constamment, à la lumière des différentes époques et circonstances, être ajustée, changée, 64 modifiée afin de convenir à la société. Elle se réinvente constamment comme il nous le rappelle dans son huitième chapitre. Dans ce sens, le principe de la discussion et son corollaire, la politique délibérative peuvent s’appliquer à toute société, pour assurer le caractère légitime du droit. Habermas, comme le rappelle Audard (2002), ne se rattache pas à un contexte géographique spécifique ou à une culture politique particulière, mais plutôt aux institutions et au droit positif moderne en général, ce qui fait que sa théorie pourrait théoriquement jouir d’une certaine pérennité. Dans le but de lancer le débat, voici, en poursuite de ce commentaire, quelques questions autour desquelles il peut être enrichissant de réfléchir : Dans Raison et légitimité, on assiste à des crises reliées à un État qui n’arrive plus à se légitimer. Dans Droit et démocratie, au contraire, Habermas montre que la légitimité du droit et l’État qui l’organise peut être atteint par le recours à la technique de la politique délibérative. Doit-on conclure que Raison et légitimité est un exemple de mauvaise gouvernance et que Droit et démocratie est un exemple de bonne gouvernance parce qu’on tend par tous les moyens de faire en sorte que le système de droit, et l’État qui l’institutionnalise, soient légitimes? Selon Löwy, l’économie de marché capitaliste et la bureaucratie sont des formes normales de modernité (Löwy, 1998). Aujourd’hui, est-ce que l’État peut pallier les travers de ce marché et de cette bureaucratie sans engendrer de crise? Nous savons maintenant plusieurs choses sur la conception de l’individu chez Weber et chez Habermas. Quelles conclusions peut-on tirer quant à cette conception et quant au rôle de l’individu dans le fonctionnement du système du droit et dans leur potentiel de transformer la gouvernance? Peuvent-ils le faire en tant qu’individus ou en tant que composante de la société? Toujours selon Weber, comme nous l’avons vu au séminaire précédent, les gens accepteraient en quelques sorte une certaine domination de la part de ceux qui les gouverne. Cette idée peut-elle être retrouvée chez Habermas dans le fait que les gouvernés se soumettent au droit si celui-ci provient d’eux-mêmes, par le biais du processus de délibération? Y a-t-il une forme de domination lorsque les gouvernés forment eux-mêmes les assises du droit? Sont-il réellement des gouvernés ou plutôt, comme le dit Habermas, occupent-ils seulement le double rôle de législateurs et de destinataires du droit? Comment peut-on mettre en parallèle l’État et l’économie chez Weber, d’une part, et chez Habermas, d’autre part? Enfin, selon Habermas, peut-on dire que le conflit est soluble dans le dialogue social? Références Audard, Catherine. 2002 «Le principe de légitimité démocratique et le débat Rawls-Habermas», pp. 95-132, In Habermas : L’usage public de la raison, coordonné par Rainer Rochlitz, Collection Débats philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 239pp. 65 Boyle, Martin. 2001. « Chapter I : Legal Legitimacy and the Principles of Private and Public Autonomy », Towards Judtice and Validity : An Investigation into Habermas’Theory of Legitimacy, Mémoire de maîtrise, Carleton University, pp. 6-45. Haber, Stéphane. 2001. « Les chances d’une démocratie radicale ». Jürgen Habermas, une introduction. Au coeur de la pensée de Jürgen Habermas, Paris, La découverte, coll. Pocket, pp. 201-250. Habermas, Jürgen. 1978. Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé. Paris, Éditions Payot, 196 pp. Habermas, Jürgen. 1997. Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. Held, David. 1982. « Crisis, Tendencies, Legitimation and the State ». Habermas. Critical Debates. Cambridge, The MIT Press, pp. 181-195. Le Galès, Patrick. 1998. « Régulation, gouvernance et territoire », Les métamorphoses de la régulation politique, dirigé par J. Commaille, Paris : L.G.D.P., pp. 203-240. Löwy, Michael. 1998. « Habermas et Weber ». Habermas une politique délibérative, Paris, Presses universitaires de France, col. Actuel Marx (no. 24), pp. 105- 114. Woods, Philip A. 2003 « Building on Weber to Understand Governance : Exploring the Links Between Identity, Democracy and ‘Inner Distance’ », Sociology, vol. 37, no. 1, p. 143-163.