Recueil de texte

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Chaire de responsabilité sociale et de développement durable
ÉSG-UQÀM
Recueil de textes CÉH/RT-34-2005
Légitimité et gouvernance dans les œuvres de Jürgen Habermas
(Raison et légitimité et Droit et démocratie)
Par
Guillaume Fleury, Ugo Lapointe, Lysiane Roch et Valérie Demers
Sous la direction de Corinne Gendron
Deuxième séminaire de la série annuelle 2004-2005 sur
la gouvernance
6 octobre 2005
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Introduction __________________________________________________________________4
Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit. ». In Droit et démocratie. Entre faits et
normes, pp. 97-149, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. (par Ugo Lapointe) ________6
Boyle, Martin. 2001. « Chapitre I : Legal legitimacy and the Principles of Private and Public
Autonomy », Towards Justice and Validity : An Investigation into Habermas’Theory of
Legitimacy, Mémoire de maîtrise, Carleton University, pp. 6-45. (par Ugo Lapointe) ________12
Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit : Les principes de l’État de droit ». In Droit et
démocratie. Entre faits et normes, pp. 151-213, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. (par
Guillaume Fleury) _____________________________________________________________17
Audard, Catherine. 2002 «Le principe de légitimité démocratique et le débat Rawls-Habermas»,
pp. 95-132, In Habermas : L’usage public de la raison, coordonné par Rainer Rochlitz,
Collection Débats philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 239 pp. (par Guillaume
Fleury) ______________________________________________________________________24
Habermas, Jürgen. 1997. « La politique délibérative – un concept procédural de démocratie » et
« Le rôle de la société civile et de l’espace public politique ». In Droit et démocratie. Entre faits
et normes, pp. 311-354 et pp. 355-414, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp. (par Valérie
Demers) _____________________________________________________________________29
Allard, Philippe. 1997. « L’État de droit habermassien et le modèle discursif de la démocratie »,
La citoyenneté et le modèle discursif de la démocratie de Jürgen Habermas. Mémoire de
maîtrise, Université Laval, pp. 62-74. (par Valérie Demers) ____________________________36
Habermas, Jürgen. 1978. «Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé» et «Sur la logique
des problèmes de légitimation». In Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le
capitalisme avancé. Paris : Éditions Payot, p. 49-176. (par Lysiane Roch) _________________42
Held, David. 1982. «Crisis tendancies, legitimation and the state». In Habermas, critical debates,
dirigé par John B. Thompson et David Held, Cambridge: The MIT Press, p.181-195. (par Lysiane
Roch) _______________________________________________________________________51
Synthèse: La légitimité et la gouvernance dans Droit et démocratie. Entre faits et normes et
Raison et légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, de Jürgen
Habermas. (par Valérie Demers)________________________________________________55
4
Introduction
La Chaire de responsabilité sociale et de développement durable a amorcé depuis septembre sa
quatrième série annuelle (2005-2006) de séminaires. Cette série de séminaires sur la légitimité et
la gouvernance fait suite à celles sur la responsabilité sociale de l’entreprise, la régulation et les
nouveaux mouvements sociaux. Nous abordons le thème de cette année en étudiant à chaque
mois l’œuvre d’un auteur différent. Par ce moyen, nous visons avant tout à mieux comprendre et
à développer les concepts de légitimité et de gouvernance. C’est avec l’étude d’Économie et
société, de Max Weber, que nous avons débuté la série annuelle. Le séminaire de ce mois porte
quant à lui sur Droit et démocratie. Entre faits et normes (1997) et Raison et légitimité.
Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé (1978) de Jürgen Habermas.
Nous explorerons d'abords le concept de droit chez Habermas ainsi que la question de la
légitimité du droit. Il sera aussi utile de se pencher sur les nombreux concepts inhérents à la
théorie de la discussion, soit l’auto-législation, l’autonomie privée et l’autonomie publique, la
rationalité communicationnelle, l’accès illimité à l’information, la légalité du droit ainsi que la
question du citoyen. Enfin, nous ne négligerons pas de nous attarder au rôle de l’État, notamment
dans l’économie, et de l’impact que son intervention peut avoir sur la légitimité. Bien entendu,
comme il s’agit d’un séminaire, nous aurons largement l’occasion de commenter les ouvrages à
l’étude.
Les œuvres de Habermas que nous étudions dans ce séminaire contribuent à atteindre notre but
qui est d’éclaircir les concepts à l’étude dans cette série, soit la gouvernance et la légitimité. Au
cœur de Droit et démocratie et de Raison et légitimité se trouve en effet une recherche de
légitimité du droit et de l’État qui fait ressortir des liens tangibles avec le concept de
gouvernance. Bien que cette dernière ne soit pas nommée explicitement, il est manifeste qu’elle
ne peut exister sans la légitimité selon Habermas. Du coup, il apparaît essentiel de cerner les
nuances soulevées par Habermas quant à la légitimité. Une bonne compréhension à la fois de ce
concept et de celui de gouvernance ne saurait négliger la pensée de Habermas.
Dans sa volonté de légitimer le droit, Habermas s’attarde à faire ressortir la genèse du droit en
présentant les conditions nécessaires à son développement dans Droit et démocratie. C’est ainsi
qu’il est amené à élaborer sa théorie de la discussion dans laquelle se déploie une politique
délibérative fondé sur la rationalité communicationnelle qui est la véritable pierre angulaire de
toute sa théorie. Parallèlement, et c’est là l’objet de Raison et légitimité, Habermas soulève les
différentes crises qui peuvent éclater au sein de l’État dans le capitalisme avancé, ce qui peut
transformer tout le système légitimatoire. Axée sur l’intervention de l’État dans l’économie, cette
œuvre montre bien la nécessité de l’État de se légitimer pour effectuer une action efficace et se
maintenir. Le lien entre la gouvernance et la légitimité est manifeste puisque la légitimité se
dessine comme une condition essentielle de gouvernance démocratique.
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Les deux œuvres à l’étude nous démontrent que ni l’État, ni le droit ne peuvent être légitimes en
eux-mêmes, mais qu’il faut plutôt leur trouver une source de légitimité. L’habileté de l’auteur à
développer différents concepts explicatifs de la réalité difficile à saisir qu’est la gouvernance est
extrêmement importante dans la perspective de ces séminaires. Nous ne saurions, en effet, faire
l’économie de l’étude de ces deux œuvres, auxquelles nous avons ajouté divers commentateurs
afin de soutenir la compréhension, pour atteindre notre objectif de mieux comprendre la
gouvernance et la légitimité.
Habermas, né en 1929 et appartenant à l’école de Francfort, est en effet un incontournable pour
ces séminaires. S’étant penché notamment sur les œuvres de Marx et de Weber, il parvient à
donner un éclairage original sur une réalité encore mal comprise et des problématiques actuelles
en plein développement telles que la gouvernance et la légitimité. Il ne fait nul doute que cet
apport ne peut qu’enrichir notre réflexion.
Bonne lecture!
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Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit. ». In Droit et démocratie. Entre faits et
normes, pp. 97-149, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp.
Par Ugo Lapointe
Dans Reconstruction du droit, Habermas s’intéresse à reconstruire rationnellement la notion de
légitimité du droit dans nos sociétés modernes. Pour ce faire, il part du droit subjectif que les
citoyens se reconnaissent mutuellement (au moyen du droit positif) pour régler leur vie en
commun. Ayant définit les concepts de droit subjectif et de droit positif, il cherche ensuite à
établir une légitimité du droit positif moderne où l’autonomie privée et l’autonomie publique
seraient assurées. Pour en arriver à une théorie de la légitimation du droit positif moderne, il doit
d’abord défaire une conceptualisation traditionnellement opposée entre l’autonomie privée et
l’autonomie publique; autonomies qui, selon lui, sont intimement liées aux concepts des droits de
la personne et de la souveraineté populaire. De cette conception traditionnellement opposée entre
l’autonomie privée et l’autonomie publique, émerge alors la théorie de co-originarité entre
autonomie privée et autonomie publique. Enfin, Le principe de discussion (D), fondé sur la
participation de tous les sociétaires juridiques au processus décisionnel, est, selon Habermas, la
pierre angulaire qui garantit la légitimité du droit moderne; principe qui est à la foi inscrit dans et
garanti par le principe démocratique. Mais il explore auparavant, à l’aide de l’analyse kantienne,
la relation qui existe entre le droit et la morale.
Relation du droit et de la morale
Chez Kant comme chez Habermas, le principe moral implique une validité universelle de l’action
privée comme de l’action publique. Mais, contrairement à Kant qui affirme la subordination du
droit positif – ex: droit représenté par un système de lois – au droit moral, Habermas perçoit
plutôt une complémentarité entre le droit et la morale. Alors qu’Habermas est en partie d’accord
avec la vision de kantienne d’un droit qui « ne peut être légitime que s’il ne contredit pas les
principes moraux », il refuse, toutefois, de conduire la morale à un niveau hiérarchique supérieur
au droit. La morale et le droit doivent plutôt se percevoir en relation de complémentarité.
Selon Habermas, si la morale et le droit cherchent à résoudre le même problème, c’est-à-dire de
savoir comment les relations entre personnes peuvent s’ordonner de manière légitime, ils le font
différemment. Alors que la morale et le droit contiennent tous deux une forme de savoir culturel
(mœurs, coutumes, éthique), « le droit acquiert en même temps, au plan institutionnel, une force
d’obligation. Le droit est non seulement un système symbolique mais encore un système
d’action » (Habermas, 1997 : 123).
Ainsi, chez Habermas, il y a complémentarité et co-originairité du droit et de la morale : la
morale peut se refléter dans le droit et « le droit peut compenser la faiblesse d’une morale
rationnelle» (Habermas, 1997 : 123); faiblesse qu’Habermas explique par les difficultés
cognitives, motivationnelles ou organisationnelles que peut rencontrer une personne juridique
lors de la mise en application de la morale.
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Droit subjectif & droit positif
Le droit subjectif est lié, chez Habermas, au concept de la liberté d’action subjective qui permet à
chaque individu d’exercer pleinement sa liberté en autant que ses actions ne briment pas les droits
et libertés d’autrui. Les droits subjectifs, ajoute Habermas, sont des éléments de l’ordre juridique
qui « présupposent la collaboration des sujets entre eux; sujets qui, dans leurs droits et leurs
devoirs, se reconnaissent comme des sociétaires juridiques libres et égaux » (Habermas,
1997 : 104). Les droits subjectifs ne sont donc pas imposés sur les personnes, ils émanent plutôt
de celles-ci. Les droits subjectifs sont, d’une certaine façon, intrinsèques à la personne. Chaque
personne, membre d’une communauté, bénéficie intrinsèquement de droits (ex : droit de vivre,
droit d’exercer sa liberté, droit de participer à des discussions démocratiques, etc.). Habermas
tisse un lien serré entre droits subjectifs et le concept moderne des droits de la personne. D’un
autre côté, pour que les personnes se reconnaissent mutuellement leurs droits subjectifs, affirme
Habermas, il faut la création et l’application de droits positifs, c’est-à-dire des droits qui
s’imposent (par une autorité) sur les individus afin de protéger leurs droits à la liberté. Pour que
les individus acceptent l’imposition des droits positifs, ces droits doivent être reconnus d’autrui et
doivent, selon Habermas, s’inscrire dans un ordre juridique établi -ex : système des lois -. En ce
sens, il y a, selon Habermas, co-originarité du droit subjectif et des droits positifs. Les deux
concepts sont liés.
Autonomie privée & autonomie publique
Les concepts d’autonomie privée et d’autonomie publique sont intimement liés à ceux du droit
subjectif et du droit positif. Habermas définit l’autonomie privée comme la capacité des individus
de poursuivre leurs propres intérêts et de se réaliser librement, sans interférence externe. D’un
autre côté, l’autonomie publique est la capacité des individus à décider collectivement de leur sort
à travers des procédures politiques dont les visées sont l’autodétermination et la coopération
sociétale. Ces deux formes d’autonomies sont essentielles à un système de droit moderne, fondé
dans la légitimité, nous dit Habermas. Ainsi, selon lui, l’exercice de l’autonomie privée est
garanti par le droit subjectif, lui-même assuré par le droit positif. Mais l’érection du droit positif
doit se faire via l’autonomie publique qui, nous dit Habermas, permet aux individus de décider
collectivement des droits qu’ils veulent se donner (et s’imposer). En d’autres mots, l’exercice de
l’autonomie publique qui mène à des actions concertées est une forme de souveraineté populaire
dont l’un des buts est l’autolégislation. Au plan de l’autonomie individuelle, ce sont les concepts
des droits de la personne et de droit subjectif qui garantissent l’autonomie privée des personnes.
Droit de l’homme & souveraineté populaire
Les droits de l’homme et la souveraineté populaire représentent, selon Habermas, deux des
principales idées du droit moderne que l’on retrouve dans les États dits démocratiques. Mais il
ajoute qu’« il existe entre les droits de l’homme fondés moralement et le principe de la
souveraineté populaire une relation de concurrence inavouée » (Habermas, 1997 : 110). Cette
concurrence est présente en particulier au plan de l’autolégislation. D’un côté, on perçoit
l’ensemble des droits de l’homme – qu’on qualifie de naturels ou d’innés - comme une assise à
partir de laquelle les lois doivent être fondées en dépit, d’un autre côté, d’une volonté populaire
qui souhaiterait se doter de ses propres droits, droits qui ne seraient pas nécessairement appuyés
sur la morale. Ainsi, l’idée kantienne de se soumettre à un système de droit fondé dans la morale
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supprimerait l’autonomie publique du citoyen, soit sa capacité à s’autolégiférer. Il faudrait donc,
selon Habermas, concilier droits de l’homme et souveraineté populaire pour que puissent
s’exercer les autonomies privée et publique. Pour ce faire, il invoque le principe de discussion.
C’est donc sur un arrangement communicationnelle que reposerait la légitimité du droit : à
travers des discussions rationnelles, les citoyens conviendraient du droit (subjectif et positif)
qu’ils souhaitent se doter pour régler leur vie en commun.
Le principe de la discussion (D)
Selon Habermas, le droit n’est valide que si accepté des citoyens à travers le principe de
discussion (D) :
D : Sont valides strictement les normes d’action sur lesquelles toutes les personnes susceptibles
d’être concernées d’une façon ou d’une autre pourraient se mettre d’accord en tant que
participants à des discussions rationnelles (Habermas, 1997 : 123).
En d’autres mots, les lois qui régissent la vie des citoyens doivent donc être décidées entre eux,
par la discussion, si elles veulent être considérées légitimes. Habermas ajoute que la prise de
décision collective sur une problématique normative doit se faire par consensus où l’intérêt de
tous doit être pris en compte de façon équitable. De plus, l’espace des discussions rationnelles
doit être public et libre, où chacun a la possibilité de participer librement et où l’information
circule librement. À travers le principe de discussion, les destinataires du droit en sont aussi les
auteurs, ce qui permet une appropriation du droit par tous.
Le droit obtenu par le principe de discussion n’est pas nécessairement fondé dans la morale; il est
plutôt ancré dans les intérêts – moraux ou non - des destinataires/auteurs, ce qui est une
caractéristique du principe démocratique.
Principe démocratique & genèse des droits
Le principe démocratique permet d’institutionnaliser le principe de discussion :
le principe démocratique se borne à dire la manière dont [le principe de discussion] peut être
institutionnalisé – à savoir au moyen d’un système de droits qui assure à chacun une égale
participation à ce processus d’institutionnalisation et dont les présupposés de communication
sont garantis (Habermas, 1997 : 127).
Pour Habermas, le principe démocratique (1) représente les procédures politiques nécessaires à
l’exercice du principe de discussion et (2) fournit le médium à travers lequel les résultats de
l’exercice du principe du discussion peuvent être exprimés et exécutés.
Enfin, on peut résumer la genèse logique, qui est circulaire, du droit légitime selon un principe
démocratique comme suit:
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1. Autonomie privée
Droits subjectifs
5. Droit positif
4. Institutionnalisation
juridique
- code du droit et
mécanisme
d’application
2. Autonomie publique
3. Principe de
discussion
Commentaire
Habermas, légitimité et gouvernance
Malgré le fait qu’Habermas n’utilise pas explicitement le terme « gouvernance », il se réfère
probablement à un concept similaire lorsqu’il écrit à propos de « l’autorité de l’État » en lien avec
le droit, en particulier dans les contextes des sociétés modernes. Ainsi, comme nous dit
Habermas, cette autorité étatique doit trouver sa légitimité dans un système de droits qui, lui
aussi, doit être légitimé. Il faut donc, chez Habermas, d’abord mettre en place un tel système de
droits; système qui à la fois encadrera l’autorité étatique et qui régulera la vie en commun des
citoyens. Pour la mise en place légitime de ces droits, il propose de passer par le principe de
discussion. Suivant ce principe, les droits doivent être décidés par les citoyens, au moyen d’une
discussion rationnelle, s’ils veulent être considérés légitimes. Habermas ajoute que l’intérêt de
tous doit être pris en compte de façon équitable lors de la discussion. De plus, l’espace de
discussion rationnelle doit être public et libre, où chacun a la possibilité de participer librement et
où l’information circule librement.
1. Mon premier commentaire va un peu dans le sens de l’intervention de Corinne Gendron, lors
du dernier séminaire sur Max Weber. L’idée de fonder la légitimité du droit (ou, par extrapolation
chez Habermas, de la gouvernance) sur un processus discursif où l’intérêt de tous est pris en
compte m’apparaît, à prime abord, séduisante. Mais, est-il vraiment possible de créer (ou de
garantir) aujourd’hui un tel espace de discussions où tous pourront se faire entendre? J’en
doute. Même si cet espace est créé (ex : tribune physique ou virtuelle -via l’électronique-,
référendum, etc.), il faut d’abord être conscient qu’il existe et, par la suite, être informé des
enjeux débattus. C’est ce dernier point qui me rend perplexe. Idéalement, être informé des enjeux
permet (1) de se sentir concerné et de vouloir participer aux débats et (2) de pouvoir mieux
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présenter ses arguments. Mais comment s’assurer que tous soient informés? Certains diront que
c’est là le rôle des médias et de l’éducation. À défaut de ceux-ci, on pourrait peut-être imaginer
d’autres médiums ou processus qui assureraient la diffusion de « la connaissance ».
2. Ceci m’amène à un deuxième ordre de questionnement : considérant qu’il n’est pas exagéré
d’affirmer qu’il y a, dans nos sociétés modernes, iniquité d’accès à la connaissance, et que même
si tous avaient un accès égal à la connaissance, est-ce que la « connaissance » serait acquise,
comprise et utilisée par tous de façon égale lors du processus discursif? J’en doute encore.
En partant du postulat qu’il y a aujourd’hui des iniquités quant à l’accès à « la connaissance », et
que, de ce fait, certains « connaissent plus que d’autres », on peut se demander, dans un troisième
ordre : quelles sont les conséquences potentielles d’un déséquilibre des connaissances dans le
processus de discussion rationnelle chez Habermas? Suivant la fameuse maxime de Francis
Bacon « la connaissance est le pouvoir » (dans Flyvbjerg, 1998), on pourrait conclure que le
déséquilibre des connaissances entraînerait un déséquilibre de pouvoir. Au sein de processus
discursifs, cela se traduirait par un déséquilibre du pouvoir discursif entre les participants. Ainsi,
on pourrait croire que les interventions de certains participants auraient plus ou moins d’influence
sur le dénouement du principe de discussion selon qu’elles sont émises par des participants qui
possède plus ou moins de « connaissances ». Dans un tel cas, on ne pourrait pas atteindre la
légitimité du principe de discussion, telle qu’amenée par Habermas.
3. Parallèlement, il n’y a pas que le déséquilibre des connaissances qui puisse miner la
communication rationnelle chez Habermas. Ainsi, Flyvbjerg (1998) critique (sinon dément) la
théorie communicationnelle d’Habermas puisqu’elle ne pourrait exister que si appliquée hors du
contexte des sociétés actuelles. Pour Flyvbjerg, le concept de pouvoir est omniprésent dans le
discours rationnel. Faire abstraction du concept de pouvoir serait trompeur pour les acteurs
engagés dans une communication dite rationnelle. Flyvbjerg ajoute que la
discussion/communication serait plutôt caractérisée par une rhétorique « irrationnelle » où l’on
cherche le maintien des intérêts des partis plutôt que par un espace libre de toute domination où
l’on cherche le consensus rationnel. Ainsi, la communication est rendue efficace par les modes
qu’elle emprunte (ex : éloquence, charisme, manipulation, etc.) plutôt que par l’utilisation
d’arguments rationnels (Flyvbjerg, 1998).
4. Cela rejoint l’idée de domination charismatique chez Weber, telle décrite par Gisèle Bélem
lors du dernier séminaire. Selon les trois types de domination chez Weber, la domination
charismatique se caractérise par la soumission d’individus face à une personne. Les « soumis »
sont plutôt des « adeptes » d’une idéologie ou de valeurs avancées par la personne charismatique
(Weber 1995, dans Bélem 2005). Tout comme l’idée de déséquilibre des pouvoirs dans la
communication de Flyvbjerg, il est possible de croire qu’une domination weberienne, issue de
qualités charismatiques chez un participant, s’installe au sein du processus discursif d’Habermas.
Il me semble donc que ces jeux de pouvoirs et de dominations que l’on peut s’attendre à retrouver
lors de discussions entre partis puissent miner l’idée habermassienne d’un espace discursif « libre
à tous », où la « circulation des informations ce fait librement » et « rationnellement ». Le
principe du discours étant ainsi abîmé, on pourrait croire qu’il en va de même pour la légitimité
du droit et, par extrapolation, pour celle de la gouvernance…
11
Références
Flyvbjerg, B. 1998. « Chapter 17 : Rationality and Power », pp.225-36 in Relationality and
Power : Democracy in practice. Chicago : The University of Chicago.
Weber, M. 1995 (1922). « Les types de domination » Chap.III, pp.285-325 in Économie et
société; Paris, Pocket. Dans Bélem, G., Laprise, P., Demers, V., Roch, L. 2005. Légitimité et
gouvernance dans l’œuvre de Max Weber. Montréal. Chaire de responsabilité sociale et de
développement durable, UQAM. Recueil de textes CÉH/RT-33-2005. 59pp.
12
Boyle, Martin. 2001. « Chapitre I : Legal legitimacy and the Principles of Private and
Public Autonomy », Towards Justice and Validity : An Investigation into Habermas’Theory of
Legitimacy, Mémoire de maîtrise, Carleton University, pp.6-45.
Par Ugo Lapointe
Boyle perçoit deux problèmes majeurs dans la modernité: (1) l’échec de l’émancipation promise
par la Renaissance et (2) les dévastations (écologiques, sociales) sans précédent liées à l’activité
humaine. Il croit qu’une solution possible à ces problèmes se trouverait dans un système de droit
valide (légitime). C’est pour cette raison qu’il se penche sur la conception de la légitimité du droit
chez Habermas. Dans ce premier chapitre de son mémoire, Boyle s’intéresse en particulier aux
concepts d’autonomie privée et d’autonomie publique; concepts qu’il met en lien avec les
théoriciens libéraux des droist de la personne et les théoriciens républicains de la souveraineté
populaire. Mais avant d’aborder les concepts de la légitimité du droit, Boyle brosse un tableau,
peu reluisant, de l’évolution de la rationalité depuis la Renaissance.
De la Renaissance à la Modernité : un héritage malheureux?
Boyle nous rappelle que plusieurs de nos pratiques et idéaux modernes seraient hérités de la
Renaissance. Il considère la Renaissance comme une période libératrice où l’émancipation de
l’individu occidental a été rendue possible grâce à la raison. Cependant, Boyle rapporte
qu’Adorno et Horkhainmer croient plutôt que la poursuite de la rationalité et de la liberté à la
Renaissance ont mené à de « nouvelles formes d’irrationalité et de répression ». En effet,
plusieurs, dont Habermas, ont observé que l’un des héritages (malheureux) de la Renaissance est
la croissance de la « rationalité fonctionnelle ». Cette rationalisation se traduirait chez l’individu
moderne par l’imposition d’une « cage d’acier » 1 dont les barreaux seraient représentés par une
série de règles bureaucratiques desquelles il n’existe aucune issue 2 . Un autre héritage de la
Renaissance serait, selon Habermas, l’écart grandissant entre les experts, qui détiennent et
appliquent la connaissance, et le public. Cet écart nuirait à l’émancipation des sociétés puisque
qu’il réduirait la qualité démocratique des prises de décision.
L’état moderne illégitime? Le constat de Boyle
L’ordre social moderne est assuré par le gouvernement qui exerce son pouvoir à travers la
création et l’exécution du droit positif (ex : système de lois). Les gouvernements des États dits
démocratiques se présentent souvent comme légitimes puisque élus par le peuple. De cette
légitimité implicite, les gouvernements clament également la légitimité de toutes les lois qu’ils
adoptent. Mais cela est problématique selon Boyle : alors que les États proclament leurs actions
légitimes et les disent en accord avec le peuple, ils n’hésiteront pas à interférer lorsque celui-ci
tentera d’organiser son propre ordre social. Ainsi, selon Boyle, la légitimité de l’autorité étatique
actuelle n’est pas fondée dans tous les cas.
1
2
À laquelle réfère aussi amplement Weber.
Bernstein, 1985, dans Boyle, 2001.
13
La légitimité du droit chez Habermas
Selon Boyle, Habermas est intéressé à redéfinir la légitimité du droit dans nos sociétés modernes
par rapport aux sociétés « traditionnelles ». Habermas considère l’autorité des sociétés
traditionnelles basées surtout sur des concepts religieux et métaphysiques. Puisque ces concepts
ne sont plus dominants dans les sociétés pluralistes d’aujourd’hui, allègue-t-il, ils ne peuvent
servir d’appui à la légitimité de l’autorité de l’État moderne. L’autorité de l’État moderne doit
plutôt trouver sa légitimité dans le droit.
Pour Habermas, le droit moderne doit trouver sa légitimité (1) dans son contenu normatif
(contenu des lois) et (2) dans sa procédure judiciaire (la façon dont le droit est mis en place). Le
droit moderne doit respecter l’autonomie privée et l’autonomie publique des citoyens. Habermas
croit que l’obédience aux lois doit se faire non pas sous le joug de la coercition, mais plutôt par
une volonté des citoyens. En d’autres mots, la légitimité du droit est atteinte lorsque (1) l’État met
en place un ordre social qui permet aux citoyens d’exercer leur autonomie privée et lorsque (2)
les citoyens se conforment respectueusement et volontairement au droit puisque celui-ci émerge
d’un processus populaire d’auto législation où les citoyens ont pu exercer leur autonomie
publique.
Habermas met de l’avant le principe du discours comme la pierre angulaire sur laquelle est
fondée la légitimité du droit. C’est par la communication raisonnée entre individus, membres
d’une société, que les droits doivent être établis de façon légitime. La communication raisonnée,
qui doit être libre et informative, permet la formation d’une opinion publique légitime. Enfin,
cette opinion publique a la capacité de se concrétiser en droit légitime par l’exercice de
l’autonomie publique.
Autonomie privée et autonomie publique : co-originarité
Boyle considère la théorisation de la légitimité du droit chez Habermas comme la plus importante
contribution de celui-ci aux théories politiques modernes en lien avec l’idée de la légitimité. Il
apprécie en particulier le fait qu’Habermas ait réussi à concilier les principes d’autonomie privée
et d’autonomie publique de manière à institutionnaliser le principe de discussion de façon
légitime et, en conséquence, de garantir la légitimité du droit.
En résumé, Habermas avance que la légitimité du droit requiert l’institutionnalisation du principe
de discussion selon le principe démocratique. Selon le principe démocratique, il faut un système
de droits encadrant le discours qui doit être reconnu par les participants (voir section « De la
théorie à la pratique »). Ce système de droits doit fournir aux participants la possibilité de (1)
communiquer librement et équitablement durant le processus du discours et de (2) pouvoir
changer ces droits. Selon Habermas, ce système de droits est fondé sur les droits subjectifs, qui
garantissent l’autonomie privée, alors que sa mise en place passe par l’exercice de l’autonomie
publique, où les individus décident collectivement des droits qu’ils veulent s’accorder. Les
concepts d’autonomies privée et publique sont donc co-originaires et doivent être pris sur un
même pied d’égalité selon Habermas si on veut atteindre une légitimité du droit.
14
En conciliant ainsi les concepts d’autonomie privée et d’autonomie publique, Habermas élimine
les visions incompatibles de ces concepts qu’historiquement, les théoriciens entretenaient
jusqu’alors. C’est le cas notamment des théoriciens libéraux et des théoriciens républicains.
La tradition de la légitimité du droit chez les « libéraux » et les « républicains »
Les libéraux et les républicains hiérarchisent et privilégient chacun une légitimité du droit selon
qu’elle soit fondée sur les concepts des droits de la personne ou de la souveraineté populaire.
Chez les libéraux, la légitimité du droit fondée sur les droits de la personne garantit l’autonomie
privée des citoyens, soit la permission de se réaliser pleinement et de poursuivre leurs intérêts
privés sans interférence externe. Traditionnellement, on considère les droits de la personne
comme ancrés dans le principe moral de l’autonomie de la personne, où l’individu est sacré. Ces
droits sont considérés comme « naturels » et « pré-politique » : ils surviennent naturellement et
n’ont pas besoin d’être établis par une législature. De ce fait, ils n’ont pas besoin d’être validés.
Ils sont « légitimes par nature ». Pris dans ce sens, les droits de la personne sont donc supérieurs
à tout autre droit et à toute autorité politique. L’autonomie privée serait ainsi supérieure à
l’autonomie publique.
D’un autre côté, les républicains mettent plutôt l’accent sur l’autonomie publique des citoyens
pour légitimer le droit. Ainsi, la souveraineté populaire, privilégiée par les républicains, permet
l’exercice de l’autonomie publique, soit de donner la capacité aux citoyens de s’autoréguler au
moyen d’un processus décisionnel collectif. Les droits qui régissent l’ordre social ne sont plus
considérés comme émanant d’un processus « naturel » et « pré-politique », mais plutôt d’un
processus démocratique et politique. Selon la théorie républicaine, les citoyens s’orientent
collectivement vers le « bien commun » plutôt que vers des intérêts personnels. Ainsi, le droit
étatique qui émerge de l’exercice de l’autonomie publique est considéré supérieur aux droits de
la personne et ne doit donc pas s’y soumettre.
Libéraux et républicains : légitimité du droit non respectée
Selon Habermas, ni les libéraux, ni les républicains ne réussissent à satisfaire les pré requis de la
légitimation du droit : chacune à leur manière, ces deux visions empêchent la possibilité de
l’argumentation rationnelle (communication raisonnée) et la prise de décisions démocratiques.
Chez les libéraux, le fait de positionner les droits de la personne au-dessus de toute autorité
populaire rend l’argumentation rationnelle et la capacité des autorités démocratiques (qui
représentent le peuple) incapables de questionner les fondements et la validité de ces droits. Les
citoyens deviennent uniquement des sujets/destinataires du droit sans avoir la capacité d’en
devenir auteur. Par ailleurs, du côté des républicains, il est possible d’imaginer qu’un individu ne
veule se soumettre à la volonté populaire et que, dans un tel cas, on autorise l’État à user de force
coercitive contre cet individu pour qu’il se conforme. Ainsi, en marginalisant les intérêts
personnels au profit de la volonté populaire, on risque de brimer les droits de la personne.
De la théorie à la pratique
À partir du moment où une communauté a le désir ou l’intention de s’autoréguler par le biais de
la communication rationnelle (principe de la discussion), les citoyens doivent d’abord se
15
reconnaître des droits qui leur permettront d’entrer dans le processus discursif. Au début, ces
droits sont plutôt abstraits et constituent plutôt une entente de principe qui accorde à chacun un
droit égalitaire à la participation. Une fois ces droits « abstraits » identifiés, le principe de la
discussion peut débuter. Au cours de ce processus discursif, les membres de la communauté
décideront d’un système de droit qui, entre autres, (1) établira une procédure
d’institutionnalisation du principe de la discussion et (2) régulera leur vie en commun.
Habermas présente le système de droits « abstraits » que les membres de la communauté
choisissent par l’exercice de l’autonomie publique en une série circulaire de cinq étapes :
1. Droits assurant la plus grande possibilité de libertés individuelles
2. Droits assurant la possibilité de statut de membres dans une association volontaire de
sociétaires juridiques
3. Droits assurant la protection juridique individuelle
4. « Droits aux possibilités égales de participation au processus discursif à travers l’exercice
de l’autonomie publique qui mène à la création d’un système de droit légitime »
5. « Droits à des conditions de vie qui soient assurées aux plans social, technique et
écologique, dans la mesure où ces conditions peuvent nuire à l’égalité des chances de
jouir des droits précédents ».
Les trois premiers ensembles de droits établissent une reconnaissance (1) de l’autonomie privée,
(2) du statut de membre dans la communauté juridique et (3) d’un mécanisme de réponse aux
violations de ces droits. Les deux derniers ensembles, quand à eux, permettent aux destinataires
du droit d’en devenir les auteurs en (4) assurant l’exercice de l’autonomie publique des membres
et (5) en satisfaisant les pré requis nécessaires à la légitimation du processus discursif et donc, de
la légitimation du droit.
Commentaire
Boyle est en accord avec la théorie de la légitimité du droit chez Habermas et exprime peu de
critiques à son égard. Le seul reproche qui lui fait concerne le degré élevé d’abstraction de sa
théorie; reproche que je lui concède. Il dénonce le fait que les implications, les exigences et les
conséquences de sa théorie n’ont pas été assez développées. Il faudrait lire la suite des écrits de
Boyle, de même que ceux d’Habermas pour comprendre davantage « comment » Habermas
compte appliquer sa théorie. Peut-être le découvrirons-nous à travers ce séminaire…
Aussi, je reprendrai l’idée principale de mon commentaire à propos du texte d’Habermas en le
résumant ainsi : l’idée de fonder la légitimité du droit (ou la gouvernance en l’extrapolant) dans
un processus discursif où l’intérêt de tous est pris en compte m’apparaît intéressante... Mais est-il
vraiment possible de créer des forums de discussions où tous pourront se faire entendre et
desquels résulteront un système de droit qui satisfera « tout un chacun »? Qui aura vraiment accès
à ces forums et qui pourra vraiment en profiter? Probablement ceux qui détiennent le savoir…
Dans un tel cas, il y aura toujours des laissés pour compte et la légitimité du droit ne sera jamais
atteinte.
16
Référence
Habermas, Jürgen. 1997. « Chapitre III : Reconstruction du droit. ». In Droit et démocratie. Entre
faits et normes, pp. 97-149, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais), 552 pp.
17
Habermas, Jürgen. 1997. « Reconstruction du droit : Les principes de l’État de droit ». In
Droit et démocratie. Entre faits et normes, pp. 151-213, Paris : Gallimard (coll. NRF Essais),
552 pp.
Par Guillaume Fleury
Dans ce chapitre de Droit et démocratie, Habermas cherche à reconstruire les bases légitimes
d’un État de droit démocratique. Il approfondit donc l’idée d’un État de droit, pour définir ensuite
les conditions dans lesquelles se génère un pouvoir fondé sur la communication et enfin, proposer
une façon de lier le pouvoir administratif au pourvoir fondé sur la communication. Il aborde
directement le thème de la légitimité en justifiant comment, à partir de la théorie de la discussion,
un système politique peut obliger des citoyens à adopter une conduite déterminée. Sa démarche
est qualifiée de postmétaphysique, c’est-à-dire que la source de légitimation n’est pas le droit
naturel, mais la raison communicationnelle qui émerge d’une procédure discursive argumentée et
institutionnalisée.
L’État de droit démocratique
Légitimation du pouvoir
Selon Habermas, l’État est nécessaire en tant que «pouvoir qui sanctionne, organise et exécute, à
la fois parce que la communauté juridique a besoin d’une force organisée, et parce que la
formation de la volonté politique débouche sur des programmes qu’il faut implémenter»
(Habermas, 1997 :152). Cette définition rappelle la théorie des pouvoirs décrite par Montesquieu,
mais Habermas en fait une lecture renouvelée. Sans s’appuyer sur des raisons d’ordre religieux
ou métaphysique, il propose un processus de justification basé sur la rationalité
communicationnelle qui permet aux citoyens de considérer leur ordre juridique comme légitime.
Habermas perçoit la légitimité comme «une exigence contestable de validité dont la
reconnaissance effective détermine (parmi d’autres facteurs) la stabilité d’un système de
domination politique» (Rhenter, 1999). Les citoyens ont donc un rôle de premier plan dans la
définition de cet ordre juridique puisqu’ils peuvent le contester. La stabilité et l’ordre social
seront maintenus s’ils ont la conviction qu’ils ont collectivement autorisé cette structure qui
s’impose à eux (l’État de droit). S’ils sont légitimes, le citoyen se soumettra au droit ou au
pouvoir politique sans contrainte, mais par obligation. Ce système de domination implique deux
composantes intrinsèquement liées au point d’être cogénérées : le droit et le pouvoir politique.
L’idée d’État de droit
Pour Habermas, l’idée d’État de droit requiert que les décisions engageant la collectivité soient
légitimes, c’est-à-dire qu’elles soient prises par un pouvoir étatique en vertu de certaines règles
de droit, mais aussi que ces normes juridiques soient établies avec l’assentiment de la
communauté (ou de son représentant) au moyen d’une procédure caractérisée par la discussion
publique. L’exigence est d’ordre procédural : la pratique d’autodétermination des citoyens se voit
institutionnalisée afin de permettre la liberté et l’égalité de tous dans le processus de formation de
la volonté politique et de l’opinion. L’institutionnalisation permet aux membres d’une collectivité
sociale de savoir quel est le comportement qu’ils sont en droit d’exiger les uns des autres, à
quelle occasion ils sont en droit de le demander et quelle procédure adopter pour coordonner
leurs actions. L’institutionnalisation du droit étatique (code du droit) et du pouvoir politique
18
(code du pouvoir) permet de donner une forme organisée et légitime à l’exercice de la domination
politique dans l’État de droit.
Genèse d’un pouvoir fondé sur la communication
Cogenèse du droit et du pouvoir politique
Habermas se base sur l’idée des interactions sociales de Parsons énonçant que «tout ordre social
doté de modèles de comportement à peu près stable doit s’appuyer sur des mécanismes de
coordination de l’action, en règle générale ceux de l’influence et de l’entente» 3 . L’influence
d’une partie ou d’un tiers (médiateur ou autoritaire) peut se traduire par la négociation,
l’arbitrage, la médiation, la décision, le chantage etc. L’entente relève plutôt du consensus, du
compromis, d’une convention etc. Ces mécanismes élémentaires de coordination de l’action
peuvent s’appliquer tant aux situations de règlements de conflits interpersonnels qu’à la poursuite
des fins collectives et sont propres aux organisations sociales tribales ou modernes.
Auparavant, un pouvoir factuel pouvait se changer en pouvoir légitime (ex. : le conquérant d’un
territoire, devenu roi peut alors légitimement légiférer et sanctionner le droit). Un pouvoir social
pouvait se transformer en pouvoir politique (ex. : par la nomination). Les normes possédaient la
validité affirmative du droit factuellement imposé. Désormais, le droit «ne se contente plus de
légitimer le pouvoir politique, mais le pouvoir peut se servir du droit comme moyen
d’organisation» (Habermas, 1997 : 161). Dans un État organisé sur une base juridique, le droit
sanctionné par l’État et le pouvoir politique surgissent simultanément.
Dans les sociétés modernes, un processus circulaire autostabilisant semble pouvoir s’établir entre
le droit positif que l’État sanctionne et le pouvoir politique provenant de la volonté collective. Le
pouvoir politique, en établissant des lois (expression de la volonté collective), contribue à la
fonction propre du droit en produisant une sécurité juridique : les destinataires du droit peuvent
connaître les conséquences de leur propre comportement et des comportements des autres
(stabilisation des attentes). Le pouvoir juridique contribue à la fonction propre du pouvoir
étatique : «Le droit ne se réduit nullement à des normes régulant le comportement, mais a pour
fonction d’organiser et de réguler le pouvoir étatique. Il fonctionne à la manière de règles
constitutives qui garantissent non seulement l’autonomie privée et publique, mais encore
génèrent des institutions, des procédures et des compétences d’État» (Habermas, 1997 :163).
Tableau 1 : Lien fonctionnel entre les codes du droit et du pouvoir
Fonctions : Fonction propre
Fonction réciproque
Code :
Pouvoir
Réalisation de fins
Institutionnalisation étatique
collectives
du droit
Droit
Stabilisation d’attentes
Moyen d’organisation du pouvoir
de comportement
politique
Source : (Habermas, 1997 : 162)
3
T. Parsons, 1953, dans Habermas, 1997.
19
Le pouvoir politique fondé sur la communication
La théorie de la discussion propose une version de l’autonomie politique qui amène à différencier
le pouvoir politique en (1) pouvoir fondé sur la communication et en (2) pouvoir administratif.
Habermas décrit ainsi ce concept de pouvoir politique tel que développé par Arendt:
H. Arendt ne conçoit le pouvoir politique ni comme un potentiel permettant de faire
valoir ses propres intérêts ou de réaliser des fins collectives, ni comme le pouvoir
administratif permettant de prendre des décisions engageant la collectivité, mais comme
une force d’autorisation se manifestant à la fois dans la création d’un droit légitime et
dans la fondation d’un certain nombre d’institutions, dans des ordres qui protègent la
liberté politique, dans la résistance aux répressions, et surtout dans les actes fondateurs
de la liberté ‘qui créent de nouvelles institutions et de nouvelles lois ‘ (Habermas,
1997 :167).
L’usage public des libertés communicationnelles permet donc de générer des pouvoirs. Selon la
théorie d’Habermas, c’est par la raison communicationnelle que se forment les volontés
politiques aboutissant à des décisions relatives à des programmes politiques et à des lois, qui
doivent être formulées en termes juridiques. Dans la mesure où ce pouvoir est une émanation du
peuple prenant la forme d’une loi lors d’un processus garanti par d’autres lois (ex. : la
Constitution, les libertés fondamentales, etc.), il est susceptible de se traduire dans la législation
comme volonté ou dans la juridiction comme sanction autorisée. À première vue, le pouvoir
administratif peut donc paraître hors de portée de la souveraineté populaire.
Le lien entre le pouvoir administratif et le pouvoir fondé sur la communication
Le pouvoir administratif
Habermas propose de considérer le droit comme le médium qui permet au pouvoir fondé sur la
communication de se transformer en pouvoir administratif. Ainsi, l’idée d’État de droit peut être
interprétée comme une exigence de lier le système administratif régulé par le code du pouvoir, à
un pouvoir législatif fondé sur la communication. Les pouvoirs fondés sur la communication
pourront donc légitimement utiliser le pouvoir administratif, par exemple, lorsque le pouvoir
juridique veut forcer l’exécution d’un jugement, ou lorsque le pouvoir exécutif veut mettre en
œuvre des programmes. Le lien entre le pouvoir administratif et le pouvoir fondé sur la
communication offre une protection juridique aux citoyens à l’encontre des décisions
rationnellement inacceptables. Le code du pouvoir offre aux citoyens un recours pour contester
une décision jugée illégitime. C’est donc une garantie contre l’instrumentalisation du pouvoir
administratif : le tribunal doit justifier son verdict, un règlement inconstitutionnel est nul, une
institution n’a d’autres pouvoirs que ceux que la loi lui confère, etc. Habermas se réfère donc au
principe de la légalité de l’administration (contrôle parlementaire et judiciaire) afin de s’assurer
de la légitimité de l’Action administrative.
Parlementarisme et souveraineté populaire
Le principe de la souveraineté populaire exige que la compétence législative soit transférée à la
totalité des citoyens. Eux seuls peuvent générer, par eux-mêmes, le pouvoir fondé sur la
communication inhérent à leurs convictions communes. Leurs décisions sur les programmes
politiques et sur les lois supposent la consultation et la prise de décision au terme de débat où
20
chacun aura eu l’occasion de faire entendre les raisons et les thèmes le concernant. Pour des
raisons «techniques», ils ne peuvent pas se rassembler pour mettre en œuvre de telles pratiques.
La solution qui leur est offerte est de créer des organismes représentatifs qui délibèrent et
décident (le principe parlementaire). Cependant, la composition, le mode de fonctionnement, le
mode de décision et l’organisation du travail de ces organismes doivent être réglementés afin de
respecter le principe démocratique.
Petrucciani décrit le principe démocratique habermassien comme «l’institutionnalisation du
principe du discours sous la forme d’un «système de droit» qui garantit à tout le monde la même
participation aux processus discursifs de production de normes juridiques ainsi que les
présuppositions communicationnelles de ces droits égaux de participation» (Petrucciani, 1999 :
114). Ainsi, tous les intéressés devraient pouvoir intervenir dans le processus de création de
normes. Ce qui fait qu’une norme est juste, c’est sa genèse démocratique, pas seulement les
principes juridiques qui lui servent de fondement.
Déficit de légitimité
Habermas fait une mise en garde contre certains problèmes qui pourraient contribuer à affaiblir
l’aspect légitime d’un État de droit en déplaçant une partie du pouvoir fondé sur la
communication. Du point de vue de la logique de la séparation des pouvoirs, la séparation
fonctionnelle assure la primauté de la législation démocratique sur les autres sources normatives
et permet le rattachement du pouvoir administratif au pouvoir fondé sur la communication. Le
pouvoir exécutif doit se limiter à employer le pouvoir administratif dans le cadre des lois en
vigueur et ne pas chercher à se programmer et s’autoriser par lui-même. Il faut se méfier des
cumuls de fonctions et des mandats mal définis. De la même manière, le pouvoir judiciaire doit
circonscrire son action à ce qui est nécessaire pour remplir ses fonctions. De plus, la constitution
réciproque du droit et du pouvoir politique crée un lien qui ouvre et perpétue la possibilité latente
d’une instrumentalisation du droit pour l’utilisation stratégique du pouvoir. Enfin, les citoyens
doivent porter attention à la rédaction des lois. Elles peuvent contenir des clauses générales et des
concepts juridiques indéterminés ou des objectifs concrets laissant à l’administration une
importante marge discrétionnaire.
Commentaire
Dans le chapitre IV de Droit et démocratie, l’idée d’État de droit et la légitimation de son pouvoir
permettent d’approfondir les thèmes centraux de cette série de séminaires, soit la légitimité et la
gouvernance. Pour exercer son pouvoir de façon légitime, l’État doit s’assurer de la participation
effective des différents intéressés aux délibérations constitutives des volontés collectives et des
normes. Les citoyens doivent aussi bénéficier d’un droit de regard sur l’administration du pouvoir
public. La théorie d’Habermas interpelle donc la notion de gouvernance d’une façon qui met au
premier plan l’aspect démocratique, puisque que les citoyens doivent autoriser et circonscrire la
marge de manœuvre de l’État dans la conduite des affaires publiques.
Le niveau d’abstraction de la théorie d’Habermas permet de la rendre facilement transposable.
Certains concepts qui y sont élaborés pourraient aider à interpréter différentes situations de faits
lors d’études de cas. Son approche est positive (n’est pas fondée sur le droit naturel), idéaliste
(fait abstraction de contraintes réelles), voire naïve et critiquée :
21
Certes, on pourrait reprocher […] à Habermas […] de sous-estimer – naïvement – le
potentiel conflictuel de nos sociétés hautement complexes […] et de faire
volontairement abstraction des antagonismes politiques et de classes et des conflits non
résolubles pacifiquement, par voie de la discussion, en se tenant à une idéalisation trop
optimiste du principe du dialogue et des possibilités réelles d’obtention d’un consensus,
dans nos sociétés déchirées par des inégalités, des différences culturelles et religieuses,
des conflits de classes et de corporations et des injustices sociales de plus en plus
insupportables (Münster, 1999, 143).
Habermas semble prendre comme prémisse qu’un groupe d’intéressés peut, en s’exposant
mutuellement et franchement les raisons qui soutiennent leur préférence ou leur vision, parvenir à
un consensus et former une volonté collective. Par ce processus de «sélection naturelle», les
choix les plus raisonnables sortiront de la masse et rallieront un consensus par la force des
arguments qui les soutiennent.
Nous trouvons intéressante la vision qu’à Habermas des décisions majoritaires (une césure dans
une décision continue) et des dissidences (arguments en réserve), car elle souligne le caractère
incomplet et non intégrateur d’un tel mode de décision en plus d’offrir la possibilité aux
minoritaires de se faire entendre à nouveau.
Habermas considère que l’État de droit est faillible et il fait reposer sur les citoyens la
responsabilité de prévenir d’éventuels déficits de légitimité. D’où l’intérêt que nous portons au
principe de la légalité de l’Administration. Celui-ci permet de vérifier la légitimité des actions
d’une institution chargée de mettre en œuvre un programme dans la mesure où : (1) un
précontrôle (législatif) des normes permet de s’assurer de leur conformité et de leur précision par
rapport aux volontés exprimées par un accord horizontal, et (2) un contrôle après coup
(judiciaire) permet de remettre en cause les actions prises sur la base de leur conformité aux
processus, et offre la possibilité d’un recours vertical.
L’institutionnalisation est un concept clé de la démarche d’Habermas. Le code du droit permet
aux citoyens de connaître par quel processus et dans quelles conditions se formera la volonté
politique collective. Si les conditions nécessaires à la libre discussion dans l’espace public ne
sont pas réunies, les citoyens pourront se référer aux codes institutionnalisés pour connaître les
recours permettant d’obliger l’État à intervenir pour assurer que ces conditions existent. Leur
volonté sera par la suite traduite en des termes juridiques pour que le pouvoir puisse réaliser les
fins collectives (lois et politiques). Le code du pouvoir permet aux citoyens de connaître
comment le pouvoir administratif doit être utilisé lorsque leurs représentants prennent des
décisions qui engagent la collectivité. Les citoyens connaîtront les recours qui peuvent forcer
l’État à agir dans les limites de leur volonté. Si le pouvoir est exercé vers les objectifs collectifs
par des moyens autorisés par tous, les citoyens se soumettront au pouvoir par obligation, sans
contrainte, car le pouvoir sera perçu comme légitime. Habermas adopte le modèle de la
domination légale de Weber comme seule mode de domination légitime.
Nous retenons aussi le souci d’Habermas de légitimer les normes par un processus qui se fait
sous le chapeau d’un droit légitime et bienveillant. Une telle procédure est souhaitable pour toute
délibération, mais il ne faut pas oublier que la théorie de la discussion s’inscrit à l’intérieur d’un
droit national apte à mettre en œuvre les garanties procédurales inhérentes à la théorie
22
habermassienne. Pour atteindre l’équité des positions lors des délibérations, est-ce qu’une partie
dominante accepterait de négocier dans le cadre d’un processus qui réduit sa position pour
avantager l’autre ? Le pouvoir exécutif serait-il prêt à s’ingérer dans la sphère privée afin
d’équilibrer les rapports de force inhérents aux sociétés modernes ? La théorie de la discussion
devient encore plus difficilement applicable au niveau international avec toutes les difficultés
normatives qui sont déjà le lot du droit international.
Au moment où Habermas rédigeait Droit et démocratie, la question de la gouvernance n’avait pas
l’envergure qu’on lui prête aujourd’hui. Elle n’est cependant pas exclue de son propos. Selon sa
conception de l’État de droit, tous les intéressés doivent pouvoir intervenir dans la définition des
règles auxquelles ils seront assujettis. En reconstruisant l’État de droit, Habermas octroie un
pouvoir politique aux citoyens sur leur société. Par contre, il limite le développement de la
normativité au truchement du politique et du juridique. Ainsi, une analyse de la gouvernance
selon Habermas ne permet pas de faire intervenir des sources non politiques de normativité (ex. :
l’histoire, l’économie, la religion). Certains moyens utilisés par les mouvements sociaux
économiques peuvent produire un effet normatif sans qu’une norme soit consacrée en termes
juridiques. Pensons au boycott par exemple. Nous devons cependant atténuer notre propos dans
la mesure où ce chapitre concerne la reconstruction du droit et qu’il est normal que son spectre
d’application soit limité.
N’empêche qu’il semble considérer l’État de droit légitime comme une panacée, les réponses aux
problèmes de gouvernance se traduisant par des garanties politiques et juridiques alors que la
sphère politique est elle-même sujette à d’autres aléas (en particulier économiques), dont la
source n’est pas toujours interne. L’action du pouvoir politique légitime s’arrête aux frontières. Il
est difficile de concevoir comment un État pourrait orienter ses affaires publiques en se basant
uniquement sur les volontés collectives de ses citoyens, sans se soucier de la réalité économique
ou de l’influence d’autres institutions à teneur normative. Il n’y a pas que les citoyens qui
peuvent apporter des contraintes l’exercice du pouvoir politique, et ces contraintes peuvent ne pas
trouver de solution par la discussion des citoyens.
Malgré les critiques formulées à l’endroit de la théorie de la discussion et son application limitée,
il n’en demeure pas moins que cette recherche d’idéal offre une réflexion intéressante et
approfondie sur (1) les conditions par lesquelles on peut intégrer les différents points de vues
d’acteurs variés dans la conception d’un système normatif commun sinon dans des négociations
et (2) sur les conditions qui peuvent permettre de considérer une norme, un mode régulatoire ou
un pouvoir comme légitime.
Références
Münster, Arno, « Hanermas et la démocratie ou : faut-il réinventer la démocratie par le principe
« discussion » et une politique « délibérative » ? », pp 137-151, In Marx, Wittgenstein, Arendt,
Habermas, dirigé par Jacques Bidet, Paris : Presses universitaires de France (coll. Actuel Marx),
222pp.
Petrucciani, Stefano, 1999. « Morale, droit et démocratie dans la théorie politique de Jürgen
Habermas », pp. 109-122, In Marx, Wittgenstein, Arendt, Habermas, dirigé par Jacques Bidet,
Paris : Presses universitaires de France (coll. Actuel Marx), 222pp.
23
Rhenter, Pauline, 1999. « Jürgen habermas : La réconciliation procédurale des droits de l’homme
et de la souveraineté populaire », Institut d’Études Politiques de Lyon, Université Lumière Lyon
II.
24
Audard, Catherine. 2002 «Le principe de légitimité démocratique et le débat RawlsHabermas», pp. 95-132, In Habermas : L’usage public de la raison, coordonné par Rainer
Rochlitz, Collection Débats philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 239 pp.
Par Guillaume Fleury
Dans son article, Audard s’attarde à mettre au jour les malentendus et les rapprochements qui ont
surgit d’un échange philosophique entre Habermas et Rawls. Ces derniers ont cherché, par des
voies différentes, à approfondir une nouvelle méthode de légitimation de la démocratie. L’auteure
soutient que leur approche est distincte au niveau de la méthode de justification du droit et de la
justice. Malgré cette distance théorique, ils se penchent sur des questionnements semblables et
leurs conclusions sont analogues. Partant de présupposés philosophiques probablement
incompatibles, Rawls et Habermas engagent un discours qui contribue au renouvellement de la
conception d’un jugement moral politique. Audard met donc en parallèle l’argumentaire des
auteurs, leurs objections et leurs réponses mutuelles. Après avoir tracé le contexte soutenant
l’approche de chaque auteur, elle analyse leur dialogue, souligne les différences théoriques,
démontre leur proximité idéologique et réduit certaines de leurs objections à des défauts
d’interprétation de la part de chacun. Ainsi, elle « réconcilie » deux théories apparemment
distinctes.
Différences conceptuelles et culturelles
Dans ses travaux Rawls, cherche à élaborer une théorie de la justice qui se traduit par des
principes contraignants limitant notre recherche de la satisfaction et du bon. Ces principes
prescrivent la répartition des droits et libertés dans le contexte de la Constitution des États-Unis.
Ils sont donc difficilement transposables. Habermas, pour sa part, s’intéresse au droit positif
moderne et aux institutions. Il désire reconstruire la normativité du droit positif (légitimation) en
y appliquant la théorie de la discussion. Sa démarche est abstraite et décontextualisée. Selon
Audard, la différence d’objets et de perspectives caractérisant les deux approches est à la source
des malentendus qui donnèrent lieu au dialogue entre les auteurs dont « La réconciliation grâce à
l’usage public de la raison » de Habermas, « Réponse à Habermas », de Rawls et « La morale des
visions du monde. Raison et vérité dans le libéralisme politique de Rawls » de Habermas.
Prémisses similaires
L’auteure commence par illustrer la nécessité de redéfinir la légitimité démocratique autrement
que par le simple consentement des citoyens. Certaines dérives totalitaires dans l’Histoire ont
démontré qu’un tel consentement peut être aliéné. Le droit positif offrirait, par son
institutionnalisation et son pouvoir d’intégration sociale, une stabilisation à long terme des
sources de légitimité essentielle à la démocratisation de l’État de droit. Pour ce faire, les citoyens
doivent pouvoir orienter leurs droits de communication vers le bien public en coopérant et en
discutant dans des conditions de liberté et d’égalité (autonomie morale d’après Kant). Cependant,
«au lieu d’envisager l’autonomie morale comme une valeur extérieure au processus politique
démocratique, aussi bien Rawls que Habermas vont la comprendre de manière pragmatique,
comme un ensemble institutionnalisé de pratiques et de processus qui garantit que les citoyens
sont bien responsables des principes et des normes auxquels ils doivent se soumettre » (Audard,
25
2002: 96). Ils introduisent donc un élément intersubjectif là où le simple consentement servait de
justification.
Des solutions procédurales aux problèmes de légitimité
Dans Théorie de la justice, Rawls utilise les concepts du contrat social (Rousseau) et de la théorie
du choix rationnel afin d’élaborer la fiction de la « position originelle » : des contractants devant
choisir les principes qui gouverneront leur association politique seraient placés derrière un « voile
d’ignorance ». Ainsi isolé de toutes influences (dont leurs propres intérêts), leur jugement serait
impartial et le résultat de leur choix rationnel serait juste et équitable. Habermas interprète cette
fiction comme une construction monologique qui s’oppose à l’approche dialogique du principe
«U» (test intersubjectif d’universalisation nécessaire à la validité morale des normes) qui
caractérise sa propre démarche.
S’inspirant de la conception rawlsienne d’une justice procédurale, Habermas développe sa théorie
précisant que seules sont valides les normes que tous peuvent vouloir au terme d’une discussion
dont le droit assure que tous les intérêts de toutes les personnes concernées auront été pris en
compte de manière impartiale et réciproque.
La critique du libéralisme politique de Rawls
Audard retrace trois critiques que Habermas adresse à Rawls. Ces critiques tiennent surtout au
fait que Habermas interprète la position de Rawls comme celle d’un libéral classique. Le
libéralisme classique affirme la priorité des droits subjectifs privés (protégeant les libertés
personnelles) sur les droits politiques, afin de protéger la sphère privée contre les abus du pouvoir
de l’État. Selon cette théorie, les droits de l’homme et la constitution sont perçus comme étant
extérieurs au processus politique (une contrainte extérieure à la souveraineté populaire).
Habermas considère que le libéralisme politique est incapable de fournir une conception
satisfaisante de la citoyenneté. Ce dernier adopte plutôt une conception républicaine de la
souveraineté selon laquelle les libertés politiques auraient priorité sur les libertés civiles parce
qu’«elles permettent de réaliser pleinement les trois missions de la citoyenneté : gouvernement du
peuple par lui-même, formation de la nation civique et justice sociale» (Audard, 2002 : 122).
L’occasion du débat entre les auteurs a permis à Rawls de clarifier son point de vue. En exposant
les réponses de ce dernier, Audard démontre que la position de Rawls est loin d’être libérale au
sens classique. Sa conception est bel et bien centrée sur la participation et l’autonomie politique
des citoyens, mais d’après l’auteure, il n’éprouve pas le besoin de fournir une théorie
philosophique pour l’expliquer. Il ne conçoit pas de rivalité entre les différentes libertés
(politiques et civiles), parce que sa conception politique de la personne possédant deux facultés
morales (le sens du bien et le sens de la justice) permet d’unifier ces deux types de libertés
fondamentales. En exposant d’autres éléments de réponses de Rawls, Audard démontre l’aspect
novateur de la conception de cet auteur qui n’est ni libérale, ni républicaine. Il ne perçoit donc
pas la constitution comme une contrainte extérieure à la souveraineté politique.
Enfin, Habermas considère que Rawls fournit une conception insatisfaisante de la citoyenneté
parce qu’il donne une fondation morale (donc non publique) à la justice politique, ce qui
ramènerait la métaphysique comme ultime base de validité du juste moral et du bien éthique. Sur
26
ce point, l’auteure considère que Habermas fait erreur, mais reconnaît que la théorie de Rawls
devrait être plus développée.
Proximité entre les auteurs
Selon Audard, les deux auteurs offrent une justification «postmétaphysique» des normes du droit
et de la justice. Cette justification nécessite un échange public où chaque citoyen peut présenter
ses «raisons» aux autres. Que ce soit par le «consensus par regroupement» rawlsien, ou par le
«principe de la discussion» habermassien, Audard considère précieuse la contribution des auteurs
(les mécanismes de justification) dans la constitution d’une théorie de la démocratie délibérative.
Selon elle, tous deux sont hostiles au positivisme juridique et rejettent le contextualisme et le
relativisme culturel qui amènent à voir la démocratie constitutionnelle comme une invention
culturelle passagère. Enfin, les deux s’inscrivent dans la lignée de Kant par leur souci d’intégrer
la notion d’autonomie morale à leurs travaux et d’«affirmer, comme lui, que «le juste est distinct
du bon et prioritaire par rapport à lui» (Audard, 2002 : 132).
Modulation et réconciliation
Alors que pour Rawls la justification et un exercice intellectuel et théorique, Habermas veut que
la justification devienne un exercice effectif de l’autonomie politique. Le débat qu’engagent
Rawls et Habermas amène ce dernier à modifier son principe de discussion afin d’en faire un
véritable principe de justification politique. Si dans De l’éthique de la discussion et dans Morale
et communication de Habermas le principe de discussion et le principe moral coïncidaient, tel
n’est plus le cas. Habermas a remanié sa théorie : «Il faut en effet situer le principe de discussion
à un niveau d’abstraction encore neutre par rapport à la distinction entre morale et droit […], il ne
doit pas coïncider avec le principe moral parce qu’il va se différentier en principe moral et en
principe démocratique» 4 . Audard considère cette formulation «suffisamment imprécise» pour
permettre la justification des principes tant moraux que démocratiques :
L’important est que la légitimité du droit soit solidement ancrée dans les pratiques
démocratiques. Les citoyens ont un double moyen de vérifier cette légitimité : un
moyen théorique, les discussions rationnelles, mais aussi un moyen pratique : les
garanties que les libertés d’expression, de communication, de discussion reçoivent de la
part de l’État. C’est là ce qui différentie le principe démocratique du principe moral qui
ne concerne que le jugement, pas la pratique des citoyens (Audard, 2002 : 115).
L’auteure, constatant le caractère imprécis des discussions rationnelles d’Habermas, souligne le
mérite de la précision de la procédure proposée Rawls en dépit de ses défauts. Audard opère donc
une réconciliation en fusionnant les procédures de justification de chaque auteur et propose cet
énoncé :
Sont valides les normes (ou plutôt les principes fondant ces normes) auxquelles toutes
les personnes concernées, en tant que participants rationnels et mutuellement
désintéressés au processus politique de choix des principes de justice, donneraient leur
accord après discussion, si elles étaient placées dans des conditions de non-accès à des
informations spécifiques les concernant en particulier, c’est-à-dire derrière un «voile
4
J. Habermas, Droit et démocratie, «Postface» de 1993, p. 488, dans Audard, 2002, p. 114.
27
d’ignorance», mais dans des conditions elles-mêmes équitables (fair) et qui incluent la
liberté et l’égalité (Audard, 2002 : 115).
Intérêt du débat
Soulignant les différences majeures caractérisant l’approche des deux auteurs s’étant livré à un
échange philosophique, Audard estime que l’intérêt du débat est d’amener les intéressés à penser
la nature du «jugement moral politique» en des termes à la fois différents et comparables. Pour
Rawls, c’est un sens procédural de la justice ; pour Habermas, c’est une normativité implicite
dans toute discussion argumentée.
Commentaire
Le texte de Audard permet d’approfondir la pensée d’Habermas en plus de démontrer comment
et dans quel contexte il remania sa théorie de la discussion pour en augmenter le niveau
d’abstraction. La mise en relief de sa théorie permet de mieux positionner cet auteur par rapport
aux différents courants de pensées et théories en identifiant ses «allégeances idéologiques».
Dans le cadre plus large des séminaires portant sur l’approfondissement des thèmes de la
gouvernance et de la légitimité, cet article de Audard permet d’explorer comment deux auteurs
différents, Rawls et Habermas, ont cherché à définir la légitimité démocratique en soulignant la
complexité qu’implique la définition d’un tel concept.
Le concept de légitimité a toujours été l’objet de controverse et cette analyse comparative en est
un bon exemple. Même si les deux auteurs possèdent, au bout du compte, le même idéal de
démocratie délibérative, il n’en demeure pas moins que la différence de leur cadre théorique et
contextuel les amène à débattre et les place presqu’en situation d’opposition idéologique. Ces
divergences conceptuelles qu’Audard a démontrées ne sont pas sans intérêts, cependant nous
nous attarderons aux points de proximités qui relient les deux auteurs.
La normativité du droit et de la justice ne peut naître que de l’autonomie sociale des citoyens,
c'est-à-dire de leur coopération et de leurs discussions se déroulant dans des conditions de liberté
et d’égalité. Cette autonomie morale, pour être effective, doit donc être institutionnalisée. Cette
institutionnalisation permet aux citoyens de se créer des attentes : ils peuvent prévoir, à partir de
normes, comment ils devraient agir et quels sont les comportements qu’ils peuvent exiger des
autres. Pour qu’une norme puisse faire autorité et dicter un comportement, elle doit être valide
dans l’esprit des citoyens (un pouvoir démocratique légitime force l’application de normes jugées
valides). En justifiant une norme, on s’attarde au processus par lequel les citoyens ont, d’un
commun accord, convenu de se donner un mode de régulation de leur comportement. Il ne suffit
donc plus qu’une norme soit valide parce qu’elle émane d’un consensus, il faut aussi vérifier dans
quelles conditions ce consensus est intervenu. Ainsi, la justification ne se fait plus uniquement
sur le fond, mais aussi sur la forme.
De plus, il faut souligner que les deux auteurs analysés par Audard considèrent la démocratisation
de l’État de droit comme un processus constant et collectif. La survie de la démocratie est liée à
la participation politique et à la protection des droits, car l’État de droit et faillible. Puisque la
28
communauté n’est pas fondée sur une identité partagée, mais sur la diversité et la liberté de
conscience de ses membres, la démocratie est donc «extrêmement fragile et instable en raison de
la diversité, de la pluralité des systèmes de valeurs, des conceptions ‘compréhensives’ qui
fleurissent dans le contexte de liberté et de sécurité garanti par la Constitution» (Audard, 2002:
131).
Un des aspects essentiels de la démarche habermassienne est l’importance accordée à la pratique
démocratique des citoyens dans l’espace public. Cette pratique se manifeste de deux façons : par
la formation de la volonté publique et par le contrôle des dérapages possibles de l’État de droit
qu’il considère faillible. Les citoyens possèdent donc deux façons de vérifier la légitimité du
droit. Un moyen théorique par lequel les citoyens ont l’assurance que la norme est légitime, car
elle est acceptée par tous au terme de discussions rationnelles. Un moyen pratique grâce aux
garanties institutionnelles consacrées dans la Constitution et dont l’État peut être forcé d’assurer
la mise en œuvre (libertés d’expression, de communication, de discussion, etc.).
Les propositions de Rawls et d’Habermas conçoivent la gouvernance et son mode régulatoire de
façon très idéale. L’approche de Rawls de la position initiale suppose qu’au moment où les
individus entreront en interaction pour décider des règles gouvernant leur conduite, ils feront
abstraction de leurs intérêts propres afin de convenir de la règle la plus juste. Il n’est donc pas
question d’une conciliation d’intérêts, ces derniers n’étant pas pris en compte dans l’élaboration
de la norme. L’approche d’Habermas suppose, quant à elle, qu’un individu acceptera une règle
allant à l’encontre de ses intérêts si on lui présente des arguments convaincants. La réalité paraît
différente de cet idéal. S’il est juste de dire qu’une norme sera plus légitime si elle est décidée et
acceptée de tous, il n’est pas évident que les acteurs influents accepteront de mettre de côté leurs
intérêts.
Enfin, ces deux approches suggèrent qu’un système politique, dans lequel les individus ont un
rôle actif à jouer, possède l’aptitude d’agir sur tous les autres systèmes (sinon sous-systèmes) et
d’y imposer une régulation. La délibération se déroule dans l’espace public et le résultat est dirigé
vers les instances politiques chargées d’exécuter la volonté collective. Le système économique
est cependant caractérisé par son indépendance face à la politique. Ceux qui participent à
l’élaboration des normes ne sont pas nécessairement des citoyens et le lieu de délibération n’est
pas l’espace public. Le système économique possède la faculté de placer la politique devant un
fait accompli : une volonté non collective ayant une force normative sur la collectivité.
29
Habermas, Jürgen. 1997. « La politique délibérative – un concept procédural de
démocratie » et « Le rôle de la société civile et de l’espace public politique ». In Droit et
démocratie. Entre faits et normes, pp. 311-354 et pp. 355-414, Paris : Gallimard (coll. NRF
Essais), 552 pp.
Par Valérie Demers
Les deux chapitres de Droit et démocratie abordant la question de la politique délibérative et de
la société civile sont des éléments importants à considérer dans notre étude de la gouvernance et
de la légitimité. Axant principalement son discours sur la légitimité du droit, Habermas accorde
une importance particulière à la « genèse démocratique » de ce dernier, ce qui se rattache
largement au choix d’un mode de gouvernance qui s’appuie sur le droit. C’est en élaborant une
théorie basée sur la discussion que Habermas résout la question de la légitimité du pouvoir et du
droit ainsi que celle de la crise de la démocratie. En dégageant ce que sont les véritables
fondements de ce qu’il nomme le jeu démocratique, Habermas en vient à dégager une « politique
délibérative » laissant une large place aux citoyens et permettant des prises de décisions
démocratiques. De là sont tirées des règles de droits empreintes de légitimité car émanant
essentiellement des citoyens eux-mêmes. Habermas évoque enfin l’influence que peut avoir la
« société civile » dans le cycle du pouvoir régulé par l’État.
Le cycle du pouvoir régulé par l’État de droit
Les fondements du jeu démocratique
Une des questions que pose Habermas est de savoir pourquoi les gens agissent en conformité
avec la démocratie. Selon lui, la réponse se trouve dans le cœur du processus démocratique
constitué par la politique délibérative, outil principal de sa théorie de la discussion. La politique
délibérative implique selon lui, dans le système politique et sa périphérie, une libre circulation de
l’information, des réflexions, des discussions, etc. fait en sorte que la formation de l’opinion
publique et de la volonté s’effectue de façon démocratique. Cette formation se forge de deux
façons : 1. par les procédures démocratiques institutionnalisées par l’État (par exemple le
suffrage) et 2. par le réseau communicationnel des espaces publics politiques non investis par le
pouvoir étatique (les forums de discussion par exemple). Le succès de la politique délibérative
repose donc sur « un jeu combiné des délibérations institutionnalisées et des opinions publiques
qui se sont formées de façon informelle » (Habermas, 1997 : 323). Le système politique doit donc
prévoir des procédures particulières favorisant la prise de décision démocratique parallèlement à
la formation naturelle de l’opinion qui a émergée de manière informelle dans des espaces publics
politiques non investis par le pouvoir et qu’il doit laisser se déployer sans contraintes.
Le cycle du pouvoir régulé par l’État
Théoriquement, nous remarquons que la politique délibérative permet que des procédures
démocratiques institutionnalisées et des espaces publics informels se combinent pour donner
naissance à des normes légitimes. Concrètement, le modèle de Peters, repris par Habermas, fait
un bon portrait des rouages du cycle du pouvoir régulé par l’État et qui donne un large place à la
société civile 5 .
5
Ce concept sera défini ultérieurement.
30
En observant le schéma que nous avons tiré de la description de Peters, nous remarquons que les
décisions doivent passer par les canaux du centre, soit les institutions de formation démocratique
de l’opinion et de la volonté, la justice ou l’Administration pour être traduites dans les faits avec
autorité. Toutefois, la légitimité des décisions dépend des processus de formation de l’opinion qui
elle, s’effectue à la périphérie. Appliquée à la conception de la démocratie de la théorie de la
discussion, la légitimité des décisions dépend de la régulation par des flux communicationnels
qui ont pour origine la périphérie (1), traversent les procédures démocratiques étatiques (2) et
atteignent, enfin, le système parlementaire ou les tribunaux (3). Toutefois, Habermas souligne
que souvent, la périphérie est capable d’introduire les problèmes d’intégration sociale en
modifiant le fonctionnement routinier du système parlementaire, soit en bousculant la perception
et la formulation habituelle des problèmes sociaux, ce qui appelle à des apprentissages accélérés
et innovants. En effet, les attentes normatives reliés à la politique délibérative « se reporte[ent]
désormais sur les structures périphériques de la formation de l’opinion. Les attentes se
concentrent sur la faculté de ces structures (1) à percevoir les problèmes affectant la société dans
son ensemble, à les interpréter et à les mettre en scène d’une façon qui à la fois suscite et
innove » (Habermas, 1997 : 385). Pour s’y adapter, la périphérie doit nécessairement avoir accès
à des réseaux de communication publique non institutionnalisés qui permettent le développement
spontané des processus de formation de l’opinion.
Concrètement, dans ce modèle, la périphérie est l’espace public politique, soit une structure de
communication qui s’ancre dans le monde vécu par le biais de sa base constituée par la société
civile. Habermas la définit comme « un réseau permettant de communiquer des contenus et des
prises de position, et donc des opinions; les flux de la communication y sont filtrés et synthétisés
de façon à se condenser en opinions publiques regroupées en fonction d’un thème spécifique »
(Habermas, 1997 : 387). La fonction de l’espace public, qui est de percevoir et de formuler les
problèmes sociaux qui affectent la société dans son ensemble, ne peut être menée à bien que si
elle se constitue « à partir de contextes de communication des personnes virtuellement
concernées » (Habermas, 1997 : 392). Il peut s’agir de la vulgarisation scientifique, de la
littérature, de l’église, de l’art, du féminisme, des alternatifs de santé, du social, de la politique ou
de la science, des bistrots, du café, des rues, des médias de masse, des concerts rocks, etc., tous
compris dans l’espace public général. Cet espace est une caisse de résonance qui répercute les
problèmes qui, n’ayant pas de solutions ailleurs, doivent être traités par le système politique.
L’espace public doit aussi être apte à formuler ces divers problèmes, politiques, économiques,
sociaux, etc.
Ce processus démocratique de la discussion sert du coup une conceptualisation normative de
l’État et de la société. Pour cette théorie « les principes de l’État de droit [sont] une réponse
conséquente à la question de savoir comment institutionnaliser les formes de communication
exigeantes que requiert une formation démocratique de l’opinion et de la volonté » (Habermas,
1997 : 322-323). Elle est donc idéale, selon Habermas, pour asseoir une légitimité au droit car
elle base les normes sur les besoins et les demandes des citoyens qui émergent de la sphère
publique informelle non régulée par l’État. Elle fait en sorte que « les procédures et les conditions
de communication de la formation démocratique de l’opinion et de la volonté fonctionnent, en
effet, comme l’écluse la plus importante d’une rationalisation au moyen de la discussion, des
décisions que prennent un gouvernement et une Administration liés par les lois et par la justice »
(Habermas, 1997 : 325). Selon Habermas, cette rationalisation admise par les citoyens constitue
encore davantage qu’une légitimation car elle émane littéralement d’eux.
31
Le cycle du pouvoir régulé par l’État
Périphérie externe
Le centre : Systèmes institutionnels (2)
Autorité : normes, règles, lois, etc. en
direction du système parlementaires
ou des tribunaux. (3)
Justice
Institutions de formation démocratique de l’opinion et de la volonté
(élections, concurrence des partis, etc.
Administration
Perception et formulation
des problèmes sociaux qui
affectent la société dans son
ensemble.
Fonctions de contrôle ou compétences déléguées par l’État :
universités, systèmes d’assurances, fondations, etc.
Capacité d’agir
Capacité d’agir
Densité de la
cDensité
omplexitéde la
orgacomplexité
nisationnel
organisationnelle
le
Utilisateurs – système de
négociation :
Administration publique et organismes
privées, associations centrales, groupes
d’intérêts, etc. qui remplissent des
fonctions de coordination dans des
domaines sociaux qui appellent des
régulations mais sont peu transparents.
Perception et formulation
des problèmes sociaux qui
affectent la société dans
son ensemble.
Fournisseurs – Formation de l’opinion
(infrastructure de la société civile) :
associations ou groupements (associations,
groupes d’intérêts publics, Églises, etc.) qui
font entendre les problèmes sociaux aux
gouvernements et aux parlements et par voie
judiciaire, expriment des exigences politiques,
articulent des intérêts et des besoins et exercent
une influence sur les projets de loi ou les
programmes politiques. (1)
Élaboré sur la base du texte
L’opérationnalisation de la politique délibérative
Les procédures démocratiques et l’espace public politique informel
Pour rendre opératoire cette forme de démocratie, il faut selon Habermas trouver le niveau de
traduction sociologique qui correspond au contenu normatif de l’État de droit démocratique. À
cet égard, Habermas reconnaît la pertinence de la caractérisation de Cohen de la politique
délibérative. Selon ce dernier, les délibérations s’effectuent sous forme argumentée, sont
exclusives et publiques (personne n’en est exclu) et exemptes de contraintes externes, les
participants n’étant liés qu’aux conditions communicationnelles et aux règles procédurales de
32
l’argumentation 6 . De plus, elles sont libérées des contraintes internes pouvant léser les
participants dans leur capacité de se faire entendre, d’introduire des thèmes, d’apporter des
contributions, de faire des propositions ou de de critiquer certaines de celles-ci 7 . Les
délibérations peuvent en théorie durer indéfiniment, mais il arrive généralement que les décisions
soient prises à la majorité, supposant que la majorité représente temporairement le bien-fondé de
diverses conceptions. Elles peuvent aborder tous les sujets qui sont « susceptibles d’être soumis à
une réglementation adoptée dans l’intérêt égal de tous » 8 . Une fois ces règles institutionnalisées
par des personnes, émerge une communauté de droit disposant de formes de vie et de traditions
particulières apte à prendre des décisions démocratiques.
Habermas ajoute à ces caractéristiques les distinctions entre ce qui relève des procédures
démocratiques et ce qui relève des processus informels de l’espace public. Les premières régulent
le mode de fonctionnement et la composition des comités formés en vertu de la politique
délibérative et structurent les processus de formation de l’opinion et de la volonté. Il peut s’agir
de mécanismes de consultation, du vote, etc. Les seconds servent à former l’opinion. Les
structures de ces espaces traversés par les éléments informels que sont les flux
communicationnels, se développent plus ou moins spontanément. L’espace public informel est
tributaire d’une communication non restreinte où
de nouvelles problématiques peuvent être perçues de façon plus sensible, où les discussions
menées pour s’entendre sur l’identité collective peuvent l’être de manière plus large et plus
expressive et où les identités collectives et les interprétations des besoins peuvent être articulés
de manière plus libre que dans les espaces publics régulés par des procédures (Habermas, 1997 :
333).
La formation démocratique de l’opinion nécessite donc à la fois des procédures démocratiques
institutionnalisées qui permettent de structurer les processus et un espace public politique qui
n’est pas investi par le pouvoir.
L’influence de la société civile
Pour Habermas, la société civile a pour cœur institutionnel
ces groupements et ces associations non étatiques et non économiques à base bénévole qui
rattachent les structures communicationnelles de l’espace public à la ’composante’ société du
monde vécu.[Elle] se compose de ces associations, organisations, mouvements qui à la fois
accueillent, condensent et répercutent en les amplifiant dans l’espace public politique, la
résonance que les problèmes sociaux trouvent dans les sphères de la vie privée (Habermas,
1997 : 394).
Selon certains, la société civile se distingue de l’État, de l’économie et des autres systèmes
fonctionnels de la société mais demeure rattachée aux domaines centraux de la sphère privée et
du monde vécu 9 . Selon Habermas, il apparaît clair que dans des conditions déterminées 10 , la
société civile peut exercer une influence sur l’espace public et agir sur les organismes
6
J. Cohen, 1989, dans par Habermas, 1997.
J. Cohen, 1989, dans par Habermas, 1997.
8
J. Cohen, 1989, dans par Habermas, 1997.
9
J. Cohen et A. Arato, 1992, dans Habermas, 1997.
10
C’est Habermas qui souligne.
7
33
parlementaires, par ses opinions publiques, et faire en sorte qu’elles soient mises en œuvre dans
le cycle du pouvoir officiel. Toutefois, dans nos sociétés complexes, les signaux sont en général
trop faibles pour réorienter les processus de décisions déjà engagés (Habermas, 1997). Pourtant,
en situation de crise, il semble que « les acteurs de la société civile (…) peuvent assumer un rôle
étonnamment actif et riche en conséquences » 11 . Il suffit d’ailleurs de rappeler que la société
civile est plus sensible aux problèmes que l’appareil d’État et que les thèmes tels que les menaces
écologiques, la recherche génétique, l’appauvrissement du tiers-monde, les problèmes de l’ordre
économique mondial, etc., ont tous été amenés par la société civile.
Il apparaît toutefois utile, selon Habermas de se demander qui est en mesure de définir l’ordre du
jour et l’orientation du flux de la communication. À la suite de Cobb, Ross et Ross, l’auteur
présente trois modèles qui montrent successivement le parcours des nouveaux thèmes introduits,
de leur forme première, informelle, jusqu’à leur forme institutionnalisée. Le premier, l’initiative
interne, est à l’œuvre lorsque l’initiative émerge des dirigeants politiques, se discute
formellement et sans influence de l’espace public politique et chemine dans le système politique.
La mobilisation s’observe quant à elle lorsque l’initiative part encore du système politique mais
que ses agents doivent avoir recours à certaines parties du public afin d’obtenir une discussion
formelle ou faire accepter l’implémentation d’un programme adopté. Enfin, l’initiative externe
s’illustre par le fait que l’initiative émerge à l’extérieur du système politique, appuyée par un
espace public mobilisé (la pression de l’opinion publique), et obtienne d’être mise à l’ordre du
jour et d’être formellement discutée. C’est le cas lorsque qu’ « un groupe extérieur à la structure
gouvernementale (1) articule un grief, (2) tente de rallier au sujet en question l’intérêt d’un
nombre suffisant d’autres groupes de la population pour être mis à l’ordre du jour, afin (3)
d’exercer une pression suffisante sur les décideurs pour faire inscrire le sujet sur un ordre du jour
officiel, permettant ainsi de discuter sérieusement » (Habermas, 1997 : 407). Les besoins ainsi
formulés entrent dans le circuit politique institutionnalisé et ont ainsi des chances de devenir des
normes, « légitimes » du fait de leur origine d’un espace de délibération informelle public.
Commentaire
D’abord, nous ne saurions aborder ces questions sans faire entrer en scène le sujet de l’État et de
la forme de gouvernement qu’il privilégie.
Pour Habermas, une des fonctions du gouvernement, représentant de l’État, est principalement
d’incarner l’autorité par les normes. Dans ce sens, la gouvernance se rapproche de ce que nous en
dit Navet (2002). Ainsi, la gouvernance
peut exister sans gouvernement, alors que le gouvernement ne saurait exister sans gouvernance, sinon
en étant inefficace, c’est-à-dire en n’étant pas un gouvernement digne de ce nom. En d’autres termes,
l’autorité formelle n’acquiert son efficacité que si le gouvernement occupe la place de l’autorité de
contrôle qui fait respecter des règles qu’elle a peut-être formulées, mais dont la substance provient des
pratiques inhérentes à la société de référence qui peut ainsi (et seulement ainsi) les reconnaître pour
siennes (Navet, 2002 : 130).
11
L. Rolke, 1987, dans Habermas, 1997.
34
La gouvernance serait donc la façon de gouverner 12 et de là, le fondement de la manière dont sont
développées les normes.
Habermas met d’ailleurs l’accent sur la nécessité que les normes proviennent de pratiques
particulières à la société qui devra leur obéir et qu’elles n’émanent pas tout simplement de l’État
et de son gouvernement, exemptes de « genèse démocratique ». Il s’agit en fait de la condition
essentielle pour leur donner une légitimité. Par la politique délibérative, ces normes seront
conçues et acceptées de bon gré puisqu’elles ont comme origine le processus de politique
délibérative qui dans ce cas, est précisément la « pratique inhérente de la société ». Selon Leydet,
la « démocratie délibérative » ou la «délibération publique » (ce que Habermas appelle la
politique délibérative) permet d’ailleurs de donner naissance aux fondements des normes désirées
par la société civile :
Si certaines conditions sont satisfaites [pensons aux critères de Cohen et de Dahl], elle peut produire
des décisions que les citoyens eux-mêmes reconnaîtront comme légitimes, parce qu’ils les jugeront
correctes/meilleures/plus justes ou raisonnables. La délibération publique est ainsi le concept charnière
qui permet de lier bien commun, justification et légitimité (Leydet, 2002 : 175).
De plus, Habermas prévient une objection qui pourrait être émise d’emblée, soit l’impossibilité
que les délibérations puissent se clorent d’elles-mêmes, pouvant en quelque sorte durer
indéfiniment dans une société. Ainsi, pour résoudre les conflits potentiels qui pourraient se
présenter relativement à une prise de décision prématurée, Habermas souligne que des conditions
procédurales doivent être mises en place. Selon Leet,
Cette procédure légale est le fondement d’un modèle de délibérative pratique et faisable (…). En
particulier, les conditions procédurales et les règles garantissent une certaine qualité de débat public et
de délibération. Même si les débats auront toujours à être terminés prématurément par le biais de prise
de décision, comme un mécanisme de vote, l’aboutissement peut être présumé légitime
temporairement, aussi longtemps que la délibération aura suivi des lignes procédurales (Leet, 2003 :
686).
Ainsi, lorsque des décisions doivent être prises, il est nécessaire de les prendre d’une façon qui
les rende légitimes, ce qui s’effectue par des règles procédurales qui impliquent que la décision
ne peut n’être que temporaire. Ainsi, ceci n’exclut en rien que les décisions puissent être
rediscutées puis changées, donnant naissance à de nouvelles normes plus adaptées et donc, plus
légitimes selon le contexte.
Les chapitres d’Habermas qui abordent la question de la politique délibérative et de la société
civile donnent à réfléchir sur la constitution du bien commun. En effet, il nous paraît jusqu’à un
certain point utopique d’attendre d’un espace public informel anarchique la formation d’une
opinion publique et d’une volonté politique représentative de l’opinion de tous. Ainsi, en vertu de
la politique délibérative
les individus ou les groupes ne peuvent simplement revendiquer tel ou tel avantage en vertu de ce
qu’ils sont ou de ce qu’ils croient. Quelles que soient leurs revendications, ils doivent être prêts à
considérer les demandes formulées par leurs interlocuteurs qui sont situés de manière similaire. Dit
12
B. Jessop, dans Moreault, 2004 : 6
35
autrement, les individus ou les groupes doivent utiliser des raisons qu’ils peuvent soutenir à partir
d’une perspective plus large que celle de leur simple intérêt particulier (Leydet, 2002 : 181).
Bien que Habermas tienne peu ou prou le même discours théorique, il nous semble douteux que
ce phénomène se produise d’emblée en pratique. La mise de côté des intérêts particuliers, si elle
est louable, peut-elle seulement se produire, de façon généralisée, pour produire la formulation de
besoins sociaux qui soient représentatifs du désir de tous et chacun? Face à ce doute, Habermas
n’est pas sans rappeler que la culture politique à laquelle peuvent s’habituer les membres de la
société civile soit à même de susciter le type de comportement attendu. Malgré tout, il est à se
demander si ce modèle théorique idéal est véritablement applicable pour la gouvernance actuelle,
axée sur l’intérêt particulier.
Habermas présente ainsi dans ces deux chapitres une politique délibérative dont le succès repose
sur la participation des citoyens et sur la définition d’une opinion publique et d’une volonté qui se
forge dans un espace public informel non investi par le système politique. Ceci implique des flux
communicationnels sans limites que le retrait de l’intérêt personnel. Surtout, il semble que ceci
implique un mode de gouvernance dans lequel l’État doit d’une part favoriser cette circulation
d’information (en ne contrôlant pas les flux et en ne dissimulant aucune information) et d’autre
part accueillir les formulations de besoins sociaux qui émergent comme le fondement de normes
légitimes, de mettre en œuvre celles-ci et de les faire respecter. De cette façon, il est visible que la
gouvernance que propose Habermas ne peut s’effectuer sans l’État, mais que son rôle doit se
limiter à certaines tâches dont la sphère publique informelle est exclue. L’État conserve malgré
tout selon nous une place prépondérante dans le succès de la politique délibérative car sans lui,
nuls besoins sociaux ne sauraient être canalisés par diverses institutions étatiques sous formes de
normes. La question que pose Habermas ne concerne d’ailleurs pas l’utilité ou non de l’État. Pour
lui, il est nécessaire et le défi réside plutôt dans le fait de savoir si les pratiques qu’il
institutionnalise laissent une porte ouverte sur une véritable intervention de la société civile. Ceci
implique inexorablement que les citoyens puissent s’engager dans la réalisation du système de
droit. Selon Habermas, bien que les contextes historiques diffèrent, il y a dans toutes les sociétés
de sociétaires juridiques libres et égaux, une autodétermination. Sans cela, il ne saurait y avoir de
véritable légitimité.
Références
Leet, Martin. 2003. « Democracy and the individual: Deliberative and existential negotiations »,
Philosophy-and-social-criticism, vol. 29, no. 6, pp. 683-704.
Leydet, Dominique. 2002. « Introduction ». Philosophiques, vol. 29, no. 2, p. 175-191.
Moreault, Francis, 18 novembre 2004. « Penser la démocratie dans un contexte mondialisé : la
gouvernance à l’épreuve du politique», Conférences de la Chaire Mondialisation, citoyenneté et
démocratie. En ligne : http://www.chaire-mcd.ca.
Navet, Georges. 2002. « Gouvernance : un concept ambigu ». Thèmes récurrents International
Law FORUM du droit international, vol. 4. no. 3, pp. 128-133.
36
Allard, Philippe. 1997. « L’État de droit habermassien et le modèle discursif de la
démocratie », La citoyenneté et le modèle discursif de la démocratie de Jürgen Habermas.
Mémoire de maîtrise, Université Laval, pp. 62-74.
Par Valérie Demers
Allard commente les thèses d’Habermas sous l’angle de la démocratie de l’État de droit. Selon
lui, Habermas trouve la légitimité du droit dans la solidarité qui émerge de sa conception et de
son application. Ainsi, le commentateur montre le pont que construit Habermas entre la
démocratie et l’État de droit, ce qui n’est possible que par la division de la sphère publique en
deux entités : les procédures institutionnalisées et l’espace public informel. Puis, Allard poursuit
en illustrant quels sont les types de discussions qui ont lieu dans cet espace public. Enfin, l’auteur
soulève le fait que sont prévus des mécanismes permettant de prendre des décisions légitimes et
démocratiques malgré l’impossibilité d’un consensus immédiat.
Le lien entre la démocratie et l’État de droit
Selon Allard, Droit et démocratie démontre que la coordination sociale et l’intégration des
sociétés pluralistes ne se fait que par les lois et par la solidarité suscitées par leur conception et
leur application. Ainsi, le droit et l’activité communicationnelle dans lesquelles les règles sont
ancrées sont de ce fait très liés. Si les lois ont un caractère positif, coercitif et formel, elles sont
aussi valides et approuvées de tous, participant à la une force intégrative de la société basée sur
un accord de raison 13 . Cependant, cette force intégrative que constitue la loi est menacée par la
tension entre la validité universelle des lois et leur acceptation dans un milieu particulier, la
solution à cette tension étant la rationalité communicationnelle, soit le caractère rationnel des
arguments utilisés dans l’espace public informel. Ainsi, les arguments justifiant les discussions ne
doivent pas être le reflet d’intérêts individuels mais plutôt de bien commun, soit des arguments
reconnus par tous.
La relation qui existe entre la démocratie et l’État de droit est, selon Habermas conceptuelle, le
processus démocratique étant le support de la légitimation. Les droits sont, dans cette perspective,
des objets qui se créent lorsque les personnes se les reconnaissent et se les attribuent
mutuellement par le biais de la loi positive dans le contexte de l’État de droit. En effet,
l’autonomie politique fait en sorte que nulle loi et nul droit n’existe avant que les citoyens n’aient
exercé leur pratique autolégislative dans une perspective de souveraineté populaire. Démocratie
et État de droit vont donc nécessairement de pair.
Le lien entre la démocratie et l’État de droit n’a cependant jamais été bien articulé selon
Habermas. En effet, on n’a jamais expliqué comment les intérêts individuels peuvent concorder et
mener à des lois qui sont valides universellement que par l’idée d’une société homogène
(impossible) ou réprimée pour que les volontés correspondent à une volonté générale présumée.
Chez Habermas, le lien entre la démocratie et l’État de droit se trouve dans l’idée d’une pratique
d’une forme communicationnelle discursive de formation de l’opinion et de la volonté. La
légitimité trouve même sa source dans la procédure par laquelle l’opinion et la volonté générale
sont formées. Les citoyens doivent donc participer à la création de la loi, notamment par des
13
Frank J. Michelman, 1996, dans Allard, 1997.
37
procédures institutionnalisées par l’État, qui facilitent cette participation et par les délibérations
ayant cours dans l’espace public informel.
La division de la sphère publique
Ainsi, Habermas croit nécessaire de diviser la sphère publique en espace public informel et en
espace public formel (voir schéma). Le premier est formé des institutions de l’État de droit
constitutionnel (parlement, cour de justice, administration publique). Le second est pour sa part
constitué des associations publiques, des journaux, des médias, des écoles, des universités, etc.
Cet espace est celui dans lequel peut se former l’opinion publique par la formulation des
problèmes et de leurs solutions. On y trouve une circulation active des informations, des
arguments, des contributions et des problèmes pertinents.
Espace public général
Espace public formel
(institutionnalisé
par l’État)
Parlement
Cour de justice
Administration publique
Perception
des
problèmes
sociaux
Espace public informel
(non institutionnalisé par l’État)
associations publiques
mouvements
journaux
écologistes,
école
féministes,
antiracistes,
universités
pacifistes, associations
médias
politiques, etc.
syndicats
groupes de citoyens
mouvements sociaux
clubs divers
Élaboré sur la base du texte
Les institutions de l’espace public doivent pouvoir percevoir les problèmes sociaux afin de les
interpréter et attirer l’attention du public en utilisant les médias. Ainsi, les entités de l’espace
public informel sont à même d’exercer une pression constante sur les institutions politiques
formelles dans le but « de sauvegarder les sous cultures, de défendre les identités collectives
naissantes, de protéger les sphères plus marginales de l’espace public » (Allard, 1997 : 67). Elles
sont un espace intermédiaire entre le domaine privé et l’espace public politique. Cet espace n’est
pas géré par des structures formelles mais plutôt par une culture politique qui se fonde sur la
rationalité communicationnelle, à même de soutenir une démocratie discursive (ou délibérative
selon les termes d’Habermas) :
La volonté commune ou, plus précisément, démocratique se crée effectivement dans l’espace public.
Les co-sociétaires juridiques doivent être en mesure de se considérer réellement comme auteurs des
normes auxquelles ils sont soumis en tant que destinataires par une libre formation de l'opinion et de la
volonté politique. Le droit issu de l’intersubjectivité nécessite, selon Habermas, un espace de
participation illimitée de prise de parole. La formation commune et individuelle de la volonté et de
l’opinion est, dans ce sens, discursive. Elle repose sur, et fait référence à, des discours sociaux issus de
la liberté communicationnelle (Melkevik, s.d.: 8-9).
L’espace public politique a donc pour fonction de transformer l’opinion diffuse et éclatée de
l’espace public informel en décision politique, en loi et en pouvoir administratif.
38
Pour Habermas, il n’y a de culture politique adéquate que si elle est fondée sur la rationalité
communicationnelle. Pour ce faire, la population doit avoir l’habitude de la liberté politique car
« il ne sert à rien d’institutionnaliser quoi que ce soit, si la population n’a aucune idée du sens de
la participation politique » (Allard, 1997 : 68). Ainsi, la validité et la légitimité de la loi ne
peuvent être tirées que du fait que les citoyens sont engagés dans le processus pour comprendre
les règles qui modulent leur vie en commun. Ceci se développe dans l’espace informel que nous
avons présenté, ce qu’Habermas appelle aussi un monde vécu rationalisé. Dans cet espace, se
déploie le pouvoir communicationnel, issu de la formation rationnelle de l’opinion publique et
permettant d’influencer les institutions politiques formelles : « La tâche de l’État de droit
moderne est de transformer le pouvoir communicationnel en pouvoir politique et éventuellement
en pouvoir administratif » (Allard, 1997 : 68-69). Les flux d’informations et d’opinions circulent
donc librement de l’espace public informel jusqu’aux instances de décisions politiques. De cette
façon, les citoyens deviennent « les auteurs de la loi et ceux à qui elle s’adresse » (Allard, 1997 :
69) et la loi, du coup, devient valide et légitime.
Types de problèmes résolus et mode de résolution par le système politique
Selon Habermas, les problèmes qui relèvent du politique sont ceux que les citoyens eux-mêmes
décident d’amener dans les procédures de prises de décisions institutionnalisées. Ces problèmes
relèvent de trois niveaux de discours (voir schéma). Les discours pragmatiques sont ceux qui sont
« basés sur un savoir empirique pertinent pour la réalisation de projets donnés » (Allard,
1997 : 70), qui fait parfois recourir à des experts afin d’obtenir des explications. Ces derniers font
souvent entrer en jeu la question des moyens de solutionner les problèmes, ce qui soulève les
questions d’éthique, les citoyens ayant à faire un choix parmi de multiples possibilités et parfois
même à modifier leurs objectifs de départ. Les discours éthiques se développent ainsi lorsque, les
citoyens se demandent quelle forme de vie ils désirent, ce qui est bon pour eux, ce qui est bien,
comment la collectivité doit être comprise, etc. dans une perspective d’auto-compréhension. Les
réflexions et les discussions à ce sujet doivent être alimentées par la discussion qui a lieu dans
l’espace public informel, faisant interagir les différents groupes. Pour des questions techniques,
ces discussions sont menées de façon représentative mais pour des raisons de démocratie, en
étroite collaboration avec les groupes de l’espace public informel. Les discours moraux dépassent
quant à eux les discours éthiques dans le sens où la perspective globale d’une capacité de
communication illimitée dépasse la recherche de bien pour une société particulière. Ce discours
s’étend à une large variété de visions du monde et de conceptions du bien auxquelles tous sont
invités à participer. Les représentants doivent donc refléter cette variété de visions et de
conceptions, alimentées par l’opinion publique.
Les types de discours dans la politique délibérative
Base
Discours pragmatiques
Savoir empirique
Sources Empirique et experts.
But
Discours éthiques
Le bien, autocompréhension de la
société
Recherche du bien
Solutionner des problèmes Choix de la meilleure
pragmatiques.
solution.
Élaboré sur la base du texte
Discours moraux
Communication illimitée.
Universalité : vison du monde,
conception du bien, etc.
Identifier les critères moraux selon
lesquelles la société doit agir.
39
Habermas croit que la politique délibérative sert précisément à résoudre les problèmes
pragmatiques, éthiques et moraux par des solutions rationnelles. Ainsi, si les institutions
publiques formelles servent à la fois à recevoir les informations de la sphère publique informelle,
il est nécessaire, selon lui, de trouver des manières de régler temporairement les conflits qui
n’auront pu l’être par la discussion. De là un recours à la négociation, au compromis et au mode
de règlement des conflits est fortement encouragé. Dans cette perspective, il est essentiel de
mettre en place une procédure qui permet de clore les débats de façon efficace et sur laquelle tous
s’entendent afin de rendre les décisions légitimes, par exemple le vote majoritaire. Une fois une
loi mise en place de cette façon, il est donc possible de la dire légitime, même si elle n’est pas le
fruit d’un consensus, sans toutefois exclure le fait qu’il sera ultérieurement possible de la discuter
à nouveau. Ainsi, la légitimité provient de la procédure par laquelle est prise la décision beaucoup
plus que par son contenu. C’est d’ailleurs pour cette raison, selon le commentateur, que
Habermas conclut en mentionnant que si la plupart des institutions politiques ont un
fonctionnement routinier et un modèle déterminé, il est important de se demander comment ce
modèle peut se laisser transformer par l’espace public informel :
(…) les routines doivent bien sûr exister si on veut un système politique efficace,
mais elles ne doivent pas être le fruit d’une administration fermée se reproduisant
elle-même ou répondant strictement aux exigences de la sphère de l’économie et de
l’efficacité administrative. Elles doivent plutôt faire partie du bon fonctionnement
d’un système politico-administratif ouvert à l’influence d’une sphère publique se
reproduisant elle-même par la discussion (Allard, 1997 : 73).
Selon Habermas, les citoyens ne doivent obéir qu’aux seules règles qui émergent de la rationalité
communicationnelle.
Commentaire
Dans la perspective de notre étude des thèmes de la gouvernance et de la légitimité, ce chapitre
de Allard nous permet de tirer quelques conclusions quant aux sources de la légitimité, tout en
n’excluant pas de souligner jusqu’à quel point la société civile est une notion incontournable dans
la gouvernance.
Il est d’abord à retenir du texte d’Allard que la seule façon de prendre des décisions
démocratiques d’où pourront émerger des règles et des lois légitimes est de séparer la sphère
publique en deux entités : d’une part, les procédures démocratiques institutionnalisées, et d’autre
part, l’espace public informel. Le second, d’où émergent des besoins sociaux qui doivent être
régulés par l’État (la société civile ayant senti le besoin de les diriger vers le système politique) se
verse dans les premières sous formes de diverses formulations et demandes. Une fois passées
dans les procédures institutionnalisées (par exemple, après avoir été émises au cours de processus
de consultation publique), les demandes ont des chances de parvenir au système parlementaire ou
au tribunal. Allard met donc l’accent sur la nécessité que les normes qui seront mises en œuvre
par l’État par le biais du parlement et des tribunaux, aient d’abord pris leurs sources directement
dans les besoins sociaux formulés par la société civile, sans quoi elles ne peuvent être légitimes.
Auteurs et destinataires de la loi sont en ce sens les mêmes personnes.
40
Le second point à retenir concerne la façon dont doivent émerger les demandes de la sphère
publique informelle. En effet, celle-ci, chaotique et anarchique parce que non structurée par des
institutions, fonctionne sur la base de la discussion, d’où le nom de politique délibérative que
donne Habermas à cette pratique de discussion. Les personnes discutent, échangent, reçoivent et
donnent de l’information dans des flux communicationnels naturels qui ne sont pas régulés et
sont à même de définir les besoins sociaux qui seront transmis à la sphère formelle
institutionnalisée par des pratiques comme le vote ou les consultations publiques par exemple. Le
mode de délibération, pour être valide, doit faire en sorte que l’argumentation soit basée sur la
rationalité communicationnelle :
la question de la validité sociale et juridique des normes et des pratiques se résoudra dans une
dynamique intersubjective indispensable qui renvoie à des arguments pouvant être rationnellement
acceptables pour tous. De cette manière, le pouvoir communicationnel qui s’exprime dans les actes de
paroles ne peut se manifester qu’à travers l’intersubjectivité : le rôle d’auteur et réciproquement de
destinataire se construit dans le processus communicationnel visant à sélectionner les normes à honorer
comme juridiquement valides (Melkevik, s.d.: 8).
La validité des normes repose sur le fait qu’elles ont été argumentées sur un véritable mode
discursif (Mahoney, 2001). Les individus peuvent de ce fait valider les arguments exprimés puis
ensuite, les normes qui en découleront.
Il nous semble justifié que la légitimité des normes soit soutenue par le fait que leurs fondements
émergent de la société civile elle-même par le processus de délibération de l’espace public
informel, soit des personnes qui devront se plier aux règles. La légitimité démocratique comme le
souligne Habermas, ne peut être ancrée dans une communauté particulière seulement mais doit
être instaurée par les procédures démocratiques institutionnalisées et les conditions
communicationnelles informelles que nous avons décrites ici. Ces conditions, universelles,
semblent transcender les différences culturelles par exemple et peuvent s’adapter à tous les
contextes historiques. Les pratiques de la politique délibérative sont donc constantes, dans le but
démocratique ultime de fonder une société sur des normes légitimes. Il suffit de rappeler que la
constitution d’un État, qui au sens de Habermas, devrait aussi émaner des délibérations, « En tant
que projet de société juste, (…) implique la tâche d’interpréter et de développer le système des
droits à chaque génération ». Comme Habermas, nous voyons dans cette façon de faire un
mécanisme qui peut assurer que les règles soient appropriées à tout contexte, mais surtout,
qu’elles soient légitimes. À notre sens, les droits et le bien-être de l’individu peuvent être
davantage respectés dans un environnement qui garantit une adéquation des normes et de la
structure sociologique. Des normes dépassées ne sauraient assurer, en effet, le bien-être actuel
des personnes. Pour cette raison, la possibilité de discuter des normes à implémenter ainsi que de
retoucher à des normes déjà implémentées est un gage que les droits et le bien-être des individus
seront respectés.
Selon les diverses définitions de la gouvernance que nous avons rencontrées, le texte de Allard
montre bien l’ampleur du pouvoir dont est tributaire une société civile dotée d’une culture de la
politique délibérative. En effet, selon Moreault, on peut définir la gouvernance politique de la
façon suivante : « Elle favorise les interactions État -Société, en offrant un mode de coordination
entre des acteurs sociaux caractérisés par la multiplicité et la fragmentation – administration
publique, groupe de pression, mouvements de citoyens, associations de consommateurs -, pour
41
rendre l’élaboration de l’action publique plus efficace » 14 . Ainsi, la définition de Moreault
illustre bien le fonctionnement de la politique délibérative en ce sens où l’interaction entre la
société et l’État se matérialise dans le lien entre l’espace public informel et les procédures
institutionnalisées. Le mode de coordination qui résulte de cette interaction fait en sorte
qu’effectivement, l’efficacité de l’action publique augmente par le fait que légitime, elle risque de
rencontrer moins d’opposition. Par ailleurs, Navet définit quant à lui la gouvernance, «(…) au
sens le plus dur et le plus net du mot, le mécanisme par lequel une société ou une organisation
quelconque secrète des règles de conduite et d’action qui lui permettent de se perpétuer et de
s’accroître » (Navet, 2002 : 129). Ainsi, ces règles de conduite appelant à la perpétuation de la
société ne sont pas sans rappeler le renouvellement constant des règles, qui doivent être
appropriées au contexte historique et à une société particulière.
Il apparaîtrait donc possible, puisque les définitions de la gouvernance laissaient manifestement
une large place à la société civile, que celle-ci soit en mesure de modifier les modèles routiniers.
Sous la pression de la périphérie (la société civile), qui a son mot à dire tant pour Habermas, que
pour Moreault ou pour Navet, il paraît difficile de concevoir comment des gens pourraient
accepter des règles qui ne soient pas légitimes. En somme, et c’est ce sur quoi insiste le texte
d’Allard, le lien entre la démocratie, qui se déploie à travers la politique délibérative et l’État de
droit, qui institutionnalise des pratiques démocratiques, serait le support de la légitimité du droit.
De là, il ne fait nul doute que la généralisation d’un tel fonctionnement pourrait donner une
orientation démocratique à la gouvernance.
Références
Mahoney, Jon. 2001. « Rights without Dignity? Some Critical Reflections on Habermas's
Procedural Model of Law and Democracy », Philosophy and Social Criticism, vol. 27, no. 3, pp.
21-40.
Melkevik, Bjarne. « Autolégislation démocratique et auteurs-destinataires de droit dans la pensée
de Habermas » Séminaire virtuel de philosophie du droit. La souveraineté nationale à l'heure de
la mondialisation. Faculté de droit, Université Laval
Moreault, Francis, 18 novembre 2004. « Penser la démocratie dans un contexte mondialisé : la
gouvernance à l’épreuve du politique», Conférences de la Chaire Mondialisation, citoyenneté et
démocratie. En ligne : http://www.chaire-mcd.ca.
Navet, Georges. 2002. « Gouvernance : un concept ambigu ». Thèmes récurrents International
Law Forum du droit international, vol. 4. no. 3, pp. 128-133.
14
A. Kazancigil, 1998, dans Moreault, 2004 : 6.
42
Habermas, Jürgen. 1978. «Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé» et «Sur la
logique des problèmes de légitimation». In Raison et légitimité : Problèmes de légitimation
dans le capitalisme avancé. Paris : Éditions Payot, p. 49-176.
Par Lysiane Roch
Dans Les tendances à la crise dans le capitalisme avancé, Habermas s’intéresse aux
transformations de la crise économique propre au capitalisme et susceptibles de se produire en
réponse au passage du capitalisme libéral vers le capitalisme avancé. Après avoir rappelé les
principales caractéristiques d’un modèle du capitalisme avancé, Habermas propose une
classification des tendances possibles à la crise dans les systèmes économique, politique et
socioculturel, pour finalement approfondir l’analyse de chacune de ces tendances. Une de ces
crises, la crise de motivation, repose sur l’hypothèse que les légitimations entretiennent un
rapport étroit avec la vérité, hypothèse qu’il s’attache à démontrer dans le dernier chapitre de son
livre.
Pour Habermas, une théorie du capitalisme avancé devrait permettre de vérifier si les nouvelles
structures permettent de dépasser les contradictions d’une production socialisée pour des visées
non universalisables et de déterminer la dynamique qui y conduit le cas échéant. Si les structures
ne le permettent pas, la théorie devrait mettre en lumière les tendances à la crise dans lesquelles
s’exprime l’antagonisme des classes non résolu. Une telle théorie devrait aussi permettre de
savoir si la crise économique peut être amortie de façon permanente, et, sinon, à quoi elle conduit
ou vers quoi elle est déplacée. Enfin, cette théorie devrait résoudre les questions suivantes : la
crise déplacée demeure-t-elle une crise du système ou se divise-t-elle en plusieurs crises qui vont
dans le même sens? Quelles tendances conduisent à des comportements déviants et dans quels
groupes? L’action politique orientée reste-t-elle alors possible, ou l’anomie entraîne-t-elle le
dysfonctionnement désorganisé des systèmes partiels?
Caractéristiques du capitalisme avancé
Selon Habermas, deux phénomènes caractérisent le capitalisme avancé, soit la concentration des
entreprises et les interventions de l’État visant à pallier les lacunes du marché. Le capitalisme
avancé implique des transformations du système économique, administratif et légitimatoire ainsi
que des modifications de la structure de classe.
Dans le capitalisme avancé, le système économique se caractérise par l’apparition d’oligopoles
dans le secteur privé. Dans le secteur public, on voit apparaître de grandes entreprises qui
prennent des décisions d’investissement indépendamment du marché, des entreprises sous le
contrôle direct de l’État et des firmes privées qui vivent des marchés générés par l’État. En ce qui
concerne le système administratif, l’État règle le cycle économique par la planification globale et
se substitue au marché là où il crée et améliore les conditions d’utilisation du capital
excédentaire. Il cherche ainsi à accroître la valeur d’usage du capital. Ces changements dans le
rôle de l’État ont à leur tour des conséquences sur le système légitimatoire. Les rapports de
production se trouvant à être repolitisés, l’appareil d’État demande à être légitimé de la même
manière que l’État précapitaliste, mais ne peut plus compter sur les réserves de tradition que le
processus d’expansion du capitalisme a épuisées. Le processus de légitimation assure une loyauté
diffuse des masses tout en évitant la participation politique.
43
Le capitalisme avancé se caractérise aussi par des modifications de la structure de classe. Le
secteur monopolistique externalise le conflit de classes en réalisant un compromis de classes. Les
pays capitalistes avancés ont réussi à rendre ce conflit latent, à rallonger le cycle de la
conjoncture, à transformer les crises économiques périodiques en crise d’inflation permanente et
à répartir les conséquences de la crise économique amortie entre des quasi-groupes 15 ou des
groupes peu organisés. Ces transformations ont pour conséquence une fragmentation de la
conscience de classe et la dissolution de l’identité sociale des classes.
Typologie des tendances à la crise dans le capitalisme avancé
Les crises du capitalisme avancé peuvent naître soit dans le système économique, soit dans le
système politique, soit dans le système socioculturel. Sur le plan économique, l’État n’est pas à
même de compenser la tendance à la baisse du taux de profit puisque la propension à la crise
reste déterminée par la loi de la valeur 16 . Mais puisqu’il utilise des moyens politiques, cette
tendance à la crise prendra plutôt la forme d’une crise sociale. Le système politique, quant à lui, a
pour entrée la loyauté diffuse des masses. Sa sortie consiste en décisions administratives
imposées souverainement. Lorsque le système n’arrive pas à rendre compatibles les impératifs
qu’il reçoit du système économique et à les satisfaire, on assiste à une crise de rationalité.
Lorsque le système de légitimation, en satisfaisant les impératifs de régulation économique,
n’arrive plus à s’assurer de la loyauté des masses, on assiste à une crise de légitimation. De son
côté, le système socioculturel tire ses entrées des deux autres systèmes. Les crises de sortie des
deux autres systèmes constituent des troubles d’entrées du système socioculturel, troubles qui
prennent la forme d’une perte de légitimation. L’intégration sociale dépendant de la sortie de ce
système, ce n’est qu’à l’intérieur du système socioculturel que peuvent éclater les autres crises
mentionnées précédemment. Les tendances à la crise dans le système socioculturel se produisent
sur le plan des traditions culturelles et des transformations dans la structure du système
d’éducation. Elles résultent de l’épuisement des traditions du capitalisme libéral, des éléments
essentiels de l’idéologie bourgeoise rendus incertains et de l’incapacité des éléments résiduels de
l’idéologie bourgeoise de constituer un cadre normatif fonctionnel.
Schéma 1
Dynamique des crises dans le capitalisme avancé
Nécessité de légitimer ce
nouveau rôle
Interventions de l’État
pour pallier les lacunes
du marché
Oscillation
entre déficit
de rationalité
et déficit de
légitimation
Crises
pouvant
éclater dans le
système
socio-culturel
En supposant que les sociétés capitalistes avancées n’ont pas surmonté la réceptivité du
capitalisme aux crises, on peut s’attendre à ce qu’elles soient menacées par au moins une des
tendances à la crise. Les contradictions du capitalisme entraînent les conséquences suivantes :
15
Ces quasi-groupes peuvent être, par exemple, les usagers du transport public, les malades ou les élèves.
La loi de la valeur est définie par Habermas comme «l’asymétrie structurellement nécessaire dans l’échange du
travail salarié contre du capital» (Habermas, 1978 : 65).
16
44
soit une quantité nécessaire 17 de biens consommables n’est pas produite par le système
économique, soit une quantité nécessaire de décisions rationnelles n’est pas prise par le système
administratif, soit une quantité nécessaire de motivations généralisées n’est pas produite par le
système de légitimation, soit une quantité nécessaire de sens pour motiver l’action n’est pas
produite par le système socioculturel. La classification des tendances à la crise est reprise dans le
Tableau 1.
Tableau 1
Tendances à la crise dans le capitalisme avancé
Lieu de naissance
Crise du système
Crise d’identité
Système économique
Crise économique
--Système politique
Crise de rationalité
Crise de légitimation
Système socioculturel
--Crise de motivation
(Tiré de Habermas, 1978)
Crise économique
L’État peut devenir l’instrument de l’économie parce qu’il la complète. Bien qu’il limite la
production capitaliste en utilisant des moyens non capitalistes, il sert à en maintenir l’existence.
L’État capitaliste avancé assure non seulement les conditions de la production, mais il intervient
aussi dans le mécanisme de reproduction. L’État ne supprime pas la loi de la valeur, mais lui
obéit. Ce faisant, il contribue à accentuer la crise économique à plus long terme.
En plus de maintenir le mode de production et de compléter le mécanisme du marché, comme le
faisait l’État libéral, l’État capitaliste avancé se substitue au marché et en compense les
dysfonctionnements. La transformation des rapports de production dans le capitalisme avancé
amène trois évolutions. D’abord, la forme de production de la plus-value est modifiée 18 . Ensuite,
on assiste à un compromis de classes qui résulte d’une négociation quasi politique des salaires.
Enfin, les nouvelles fonctions de l’État et l’élargissement des domaines sociaux où il intervient
entraînent une augmentation du besoin de légitimation.
Crise de rationalité
Alors que l’État s’implique dans le processus de reproduction et modifie les composantes de la
valorisation du capital, une nouvelle contradiction s’installe. L’intérêt général de l’ensemble des
capitalistes entre en concurrence avec les intérêts contradictoires de fractions individuelles ainsi
qu’avec les intérêts universalisables et orientés vers des valeurs d’usage des différents groupes de
la population.
17
Lorsqu’il utilise l’expression «quantité nécessaire», Habermas fait référence à l’étendue, la qualité et la dimension
temporelle des performances du système.
18
En pourvoyant à la production de biens de consommation collectifs qu’il met à la disposition des usagers publics,
il leur évite des coûts importants. Ces biens de consommation collectifs augmentent la productivité du travail. Par le
biais d’un système d’éducation public, il contribue encore, cette fois par la qualification, à l’augmentation de la
productivité du travail. Ces moyens de favoriser la productivité du travail diffèrent largement de ceux qui, dans le
capitalisme libéral, avaient déjà rencontré des limites naturelles, comme l’emploi de forces de travail sous-payées
(femmes, enfants) ou la contrainte physique.
45
Le cycle des crises est transformé, dans le capitalisme avancé, par une crise de l’inflation et une
crise des finances publiques constantes. La socialisation de la production doit être financée par
des impôts. L’État doit se procurer une masse fiscale nécessaire et la dépenser de façon
rationnelle pour éviter que les perturbations de la croissance ne se transforment en crise. Un
échec à l’accomplissement de cette tâche entraîne un déficit de rationalité. En parallèle, la
manière de percevoir ces impôts, l’établissement des priorités dans leur emploi et les actions de
l’administration doivent assurer son besoin de légitimation (cet aspect sera traité plus en
profondeur dans la section suivante).
Les autorités dépendent des informations que peuvent leur apporter leurs clients et ne peuvent
donc s’assurer d’une distance suffisante à une prise de décision indépendante. Des parties de
l’administration publique se voient alors privatisées par certains secteurs de l’économie.
L’appareil d’État se trouve devant un paradoxe : il doit à la fois élargir sa capacité de
planification pour assurer une planification qui réponde à l’intérêt général des capitalistes tout en
empêchant cet élargissement qui pourrait menacer l’existence même du capitalisme. En
s’empêtrant dans ses activités contradictoires, l’État capitaliste avancé tombe dans le piège du
déficit de rationalité.
Crise de légitimation
La crise économique a perdu son caractère naturel et, amortie 19 , elle se transforme en demandes
excessives sur le budget public. L’État, en n’étant plus à la hauteur des ambitions qu’il s’est
imposé lui-même dans son programme, perd sa légitimation au moment où la gestion de la crise
lui demanderait au contraire qu’elle soit élargie. Le compromis de classes brise les conflits en
fragments et affaiblit l’organisation. Plutôt que d’apparaître avec l’objectivité de crises du
système, les conflits éparpillés entraînent directement des questions de légitimation. Le système
administratif doit donc devenir aussi indépendant que possible du système de légitimation. On
cherche alors à conforter et exploiter les structures de préjugés, à faire appel aux sentiments et
aux mobiles inconscients, de façon à structurer l’attention sur certains thèmes tout en en
soustrayant d’autres à la formation de l’opinion. Or, dès que le mode d’acquisition de la
légitimation est percé, les moyens qui servaient à acquérir la légitimation se détruisent. La
manipulation consciente qui vise à compenser les déficits de légitimation fait face à la limite que
pose la différence structurelle entre la tradition culturelle et les domaines d’activité
administrative.
Tant que la responsabilité des goulots d’étranglement peut être attribuée à des contraintes du
système qui ne peuvent être influencées et qu’on arrive à maintenir chez les citoyens un niveau
suffisant d’attitude privée 20 , les besoins de légitimation ne se transformeront pas nécessairement
19
La crise économique se transforme en une crise permanente des finances publiques et d’inflation.
Pour Habermas, cette attitude privée se manifeste dans la vie publique, familiale et professionnelle. Dans la vie
publique, elle consiste en un « intérêt aux prestations du système administratif dans les domaines de la régulation et
de la sécurité sociale, avec une participation au processus de légitimation faible, mais appropriée aux occasions
prévues de façon institutionnelle » (Habermas, 1978 : 99) et correspond donc à une opinion politique dépolitisée.
L’attitude privée dans la vie familiale et professionnelle se manifeste de son côté par une orientation vers la famille
avec des intérêts dans les loisirs et la consommation, et une orientation vers la carrière professionnelle axée sur la
concurrence pour le statut social. Cette attitude correspond à un système d’éducation et d’emploi orientés vers la
performance.
20
46
en crise de légitimation. Cette dernière ne surviendra que dans le cas où les besoins de
légitimation seraient aggravés par un système socioculturel rigide, non malléable en fonction des
besoins de l’administration et auxquelles ni les valeurs disponibles, ni les dédommagements du
système ne peuvent répondre. En se sens, la crise de légitimation doit reposer sur une crise de
motivation.
Crise de motivation
La crise de motivation naît de l’inadéquation entre les besoins en motivations nécessaires à l’État,
au système d’éducation et au système d’emplois et l’offre en motivations, soit les motivations
générées par le système socioculturel. L’attitude privée dans la vie publique, professionnelle et
familiale constitue la plus importante motivation que le système socioculturel apporte. Cette
attitude s’arrime à un système d’emploi et d’éducation basés sur la concurrence des
performances. Or, ces modèles de motivation se détruisent en raison de l’érosion des traditions
qui les ont vu apparaître ainsi qu’en raison de l’impossibilité de trouver des équivalents
fonctionnels à ces traditions, la logique du développement des structures normatives l’interdisant.
Habermas considère qu’à long terme, le système socioculturel ne pourra reproduire les attitudes
privées indispensables à l’existence du système. Ces attitudes sont enracinées dans des traditions
pré-bourgeoises qui s’épuisent et ne peuvent se régénérer. Les éléments dominants de la tradition
culturelle perdent leur caractère d’images du monde, les attitudes religieuses sont brisées par la
subjectivité et les représentations morales se séparent des systèmes d’interprétation théorique. De
plus, des changements de structure sociale minent des éléments essentiels de l’idéologie
bourgeoise que sont l’idéologie de la performance, l’individualisme possessif et l’orientation vers
les valeurs d’échange. Les éléments résiduels de la culture bourgeoise, tels que le scientisme, l’art
moderne ou la morale universaliste, ne peuvent constituer un équivalent fonctionnel à la
destruction de l’attitude privée. Enfin, les crises de motivation ne peuvent être évitées par un
décrochage du système culturel, car les structures de la culture bourgeoise jouent encore un rôle
dans la formation des motivations et il ne peut se former de nouvelle motivation qui en soit
indépendante.
Le rapport des légitimations à la vérité
Les théorèmes de la crise de motivation reposent sur l’hypothèse que les motifs sont formés
d’après des valeurs et des normes qui ont un rapport immanent à la vérité. C’est cette hypothèse
qu’Habermas se propose de défendre dans le troisième chapitre de Raison et légitimité. Le
développement des motivations est lié au développement de la conscience morale. À son stade
ultime, cette conscience morale correspond à une morale universelle qu’Habermas rapporte aux
normes fondamentales du discours rationnel.
Selon Habermas, Weber avait une conception ambiguë de la domination rationnelle, ce qui a
entraîné une controverse sur le rapport des légitimations à la vérité. On peut voir la croyance en
la légitimité comme un phénomène empirique qui n’entretient aucun lien avec la vérité. Les
raisons de cette croyance ont alors une signification psychologique. Selon cette conception de la
légitimité, une domination est considérée légitime lorsque l’ordre normatif est posé de façon
positive et que les personnes juridiques croient à la légalité de cet ordre. La croyance en la
légitimité peut se définir comme une croyance en la légalité. D’un autre côté, on considérer la
47
croyance en la légitimité comme une croyance entretenant un rapport immanent avec la vérité.
Les raisons de cette croyance peuvent être étudiées indépendamment de leur signification
psychologique, elles ont une prétention rationnelle à la validité. Dans ce cas, la fonction de
motivation des raisons qui justifient la croyance en la légitimité ne peut être étudiée séparément
de leur prétention à fournir des motivations rationnelles. La croyance en la légalité ne suffit
plus : la force légitimante de la procédure législative elle-même doit être justifiée.
Les réflexions sur le rapport entre vérité et croyance à la légitimation conduisnet au problème
suivant : les normes d’action et d’évaluation sont-elles susceptibles d’être justifiées
rationnellement. Habermas montre qu’il est possible de motiver des normes de façon rationnelle.
Il montre aussi qu’il est possible, par l’analyse sociologique, d’évaluer le rapport à la vérité d’un
système de normes. Il devient donc possible de distinguer les normes qui peuvent être justifiées
de celles qui stabilisent des rapports de force. Les normes qui expriment un intérêt universalisable
sont basées sur un consensus rationnel, ou encore feraient l’objet d’un tel consensus si une
discussion pratique avait lieu. Les normes exprimant un intérêt non universalisable reposent sur
la force. Il s’agit alors de puissance normative.
Le compromis constitue une forme de puissance normative qui peut être indirectement justifié.
Un compromis consiste en un équilibre entre les normes et les intérêts particuliers dans le
contexte où le pouvoir entre les forces concernées est aussi équilibré. Le compromis peu se
justifier si deux conditions sont remplies : s’il y a un équilibre entre les pouvoirs des parties
concernées et si les intérêts n’ont pas un caractère universalisable. Dans le cas où une des
conditions n’est pas remplie, on parle alors de pseudo-compromis. Ces derniers sont une source
importante de légitimation dans les sociétés complexes. Dans les sociétés du capitalisme libéral,
on tend plutôt à supposer que les intérêts sont universalisables. On cherche à montrer que la
prétention à la validité est fondée en droit et, en parallèle, on tente d’éviter que ces prétentions
discursives à la validité aient lieu, on cherche en somme à limiter discrètement les
communications.
Commentaire
Pour Habermas, le passage du capitalisme libéral au capitalisme avancé est susceptible
d’entraîner une transformation de la crise qui y était associée. Il n’exclut pas la possibilité que la
crise économique soit résorbée de façon permanente, mais soutient qu’en raison d’impératifs de
régulation contradictoires, de nouvelles tendances apparaîtraient. La crise serait alors déplacée
vers la sphère politique, puis socioculturelle. En effet, pour éviter une crise économique, l’État
doit modifier les composantes de la valorisation du capital et doit alors composer avec des
intérêts divergents. Il doit compenser adéquatement les défaillances du marché tout en répondant
à un besoin grandissant de légitimation : il oscille donc constamment entre déficit de rationalité et
déficit de légitimation. La tendance à la crise de légitimation est, quant à elle, intimement liée à la
crise de motivation, car une crise de légitimation ne se produira que dans le cas où le système
socioculturel est trop rigide pour permettre au système administratif de générer de nouvelles
motivations pour le légitimer. Le théorème d’une crise de motivation s’appuie quant à lui sur
l’hypothèse que les normes et les valeurs qui forment les motifs ont un rapport immanent avec la
vérité, le développement des motivations étant relié au développement de la conscience morale.
Les exigences de légitimation sont incompatibles avec la structure de classe du capitalisme
avancé, ce qui fait que l’effondrement du système ne peut être évité que par deux alternatives :
48
que le système socio-culturel soit décroché du système politique et économique (réification), ou
qu’il y soit raccroché de façon à institutionnaliser le principe discursif (Vandenberghe, 1998).
Pour Vandenberghe, cela se réaliserait par un passage au socialisme démocratique. Il considère
que la Théorie de l’agir communicationnel vise justement à démontrer que la réification totale
n’est pas une fatalité et que la modernité ouvre des portes à la démocratisation (Vandenberghe,
1998). Si on peut reprocher à Habermas d’être utopiste 21 , Raison et légitimité permet à tout le
moins de comprendre les motifs de son optimiste. En faisant le choix de considérer possible une
société basée sur un mode de socialisation dépendant de la vérité 22 , Habermas refuse de se
soumettre à un déterminisme qui rend impossible l’espoir d’une société moderne démocratique. Il
termine d’ailleurs son ouvrage sur cette réflexion :
Même si nous ne pouvons savoir beaucoup plus aujourd’hui, comme le suggère mon esquisse
d’argumentation, et cela serait assez peu, cette situation ne découragerait pas la tentative critique
pour soumettre les limites de la résistance du capitalisme avancé à des examens concrets, et cela ne
paralyserait certes pas la résolution de reprendre le combat contre la stabilisation d’un système social
pseudo-naturel qui s’effectuerait par-dessus la tête de ses citoyens, autrement dit qui ferait bon
marché de la dignité humaine telle que la concevait la «vieille Europe» (Habermas, 1978 : p.176,
emphase de l’auteur).
Si les finalités de la réflexion d’Habermas ne peuvent qu’être louables, on peut par contre lui
reprocher de ne pas avoir poussé son analyse vers les moyens de surmonter les obstacles
éventuels à l’atteinte de cet idéal, d’autant plus que ses réflexions sur le capitalisme avancé lui
offraient une belle occasion de le faire.
L’originalité de Raison et légitimité repose dans l’idée d’un déplacement de la crise économique
vers les sphères sociale et socio-culturelle dans le capitalisme avancé. Cette conception du
déplacement des crises permet d’articuler entre eux les différents problèmes inhérents au
capitalisme avancé en une typologie de crises qui s’expliquent entre elles. En ce sens, elle est
complémentaire aux écrits de Crozier, Huntington et Watanuki (1975) sur la crise de la
démocratie. Selon ces derniers, le gouvernement est surchargé par l’expansion des demandes des
individus et des groupes 23 . Face à toutes ces demandes, il devient difficile ou même impossible
pour le gouvernement de diminuer les dépenses, d’augmenter les taxes et de contrôler les prix et
les salaires (Crozier et al., 1975). Ce phénomène peut s’expliquer par les théorèmes d’Habermas
sur les crises de rationalité et de légitimation entre lesquelles les États oscillent.
La typologie des tendances à la crise peut aussi être utile pour comprendre le contexte politique
dans lequel on a vu émerger un nouveau rôle de l’État. En effet, il peut être intéressant d’analyser
la crise de 1974 à partir des conceptions d’Habermas. Tout d’abord, on peut qualifier cette crise
de crise économique. En se référant à Habermas, on pourrait croire que cette crise résulte d’un
21
À ce sujet, voir Münster, 1999, cité dans Fleury, 2005 (dans ce recueil).
« […] devons-nous vouloir de façon rationnelle que l’identité sociale se forme dans la tête des individus socialisés,
ou qu’elle soit sacrifiée au problème, réel ou prétendu tel, de la complexité? Poser la question en ces termes, c’est
déjà y répondre […] » (Habermas, 1978 : p.175, emphase de l’auteur).
23
En raison de l’augmentation de la participation publique à la vie politique, au développement de nouveaux
groupes, la diversification des moyens et stratégies que ces groupes prennent pour arriver à leurs fins ainsi que de
l’augmentation des attentes et des besoins des groupes, les gouvernements ne sont plus en mesure de répondre à ces
demandes sans exacerber les tendances économiques à l’inflation.
22
49
déficit de rationalité de l’État. En effet, l’État providence n’a pas réussi à faire face à cette crise et
à répondre à ses conséquences (Barge, 2002). Suite à cette crise, la conduite de la politique
économique et la gestion des affaires publiques, dominées jusqu’alors par une pensée
keynésienne, s’est vue orientée vers une pensée plus libérale (Barge, 2002). Les incertitudes et
contraintes, qui rendaient la planification économique périlleuse, auraient demandé encore plus
de volontarisme, mais au moment même l’État apparaît moins légitime pour agir (Gaudin, 2002).
Comme le mentionne Habermas, l’État tend à perdre sa légitimité dans les moments où il en a le
plus besoin. On a alors assisté à une diminution des dépenses publiques, le ciblage des politiques
sociales, la privatisation des services publics, ainsi qu’un transfert de la gestion sociale et
économique au niveau local (Barge, 2002). La théorie de la bonne gouvernance peut donc être
conçue comme une réponse aux déficits de rationalité de l’État. Cette théorie «s’attache à
formaliser l’efficacité de l’action publique qui renvoie aux conditions nécessaires pour que
fonctionne la libre concurrence» (Baron, 2003 : 339). Si on se fie à la typologie d’Habermas, ce
gain de rationalité ne peut se faire qu’au prix d’une perte de légitimité. Stocker note en effet que
«le public, et plus particulièrement les médias, ne disposent pas d’un cadre de référence où le
nouveau système de gouvernance pourrait trouver sa légitimité» (Stocker, 1998).
Le concept de puissance normative permet d’approfondir notre analyse sur la gouvernance et de
la légitimité. Habermas établit un cadre à partir duquel il est possible de distinguer les normes qui
expriment un intérêt universalisable de celle qui répondent à un intérêt non-universalisable. Les
compromis sont particulièrement intéressants, car ils caractérisent des normes fondées sur un
intérêt non-universalisable malgré un équilibre dans les rapports de force. Les pseudo-compromis
peuvent alors être constitués de normes fondées sur un intérêt non-universalisable dans lesquelles
les rapports de pouvoir ne sont pas équilibrés. Si, à première vue, on pourrait être tenté de
rapprocher le concept de gouvernance à des normes fondamentales du discours rationnel, un
examen plus approfondi pourrait démontrer le contraire. En effet, si on considère que la création
de réseaux autonomes sont la forme la plus poussée de partenariat dans un système de
gouvernance, et que ceux-ci, fermés sur eux-mêmes, sont animés par les intérêts particuliers de
leurs membres et non par le souci de l’intérêt du public en général et des individus exclus
(Stocker, 1998), on assiste alors une forme de puissance normative dans laquelle les normes sont
fondées sur des intérêts non-universalisables. Il pourrait s’agir alors soit d’un compromis, soit
d’un pseudo-compromis, tout dépendant des rapports de pouvoirs entre les individus concernés.
Raison et légitimité nous permet enfin d’enrichir le concept de légitimité en en présentant une
conception qui diffère de celle de Weber. Pour ce dernier, la légitimité est comprise comme une
condition de la domination en ce sens qu’elle détermine l’obéissance (Belem, 2005). Dans ce
contexte, c’est la croyance en la légitimité qui rend la domination possible. Dans une domination
légale, la croyance à la légitimité devient croyance en la légalité. Pour Habermas, cette
conception de la légitimité est insuffisante : la force légitimante demande à être elle-même
justifiée. Bien qu’il reconnaisse que des normes peuvent régler des intérêts non-universalisables,
Habermas croit qu’il est possible que les légitimations soient dépendantes de la vérité. On peut se
demander si de telles légitimations ne peuvent exister que dans une société exempte de tout
rapport de domination. Cette perspective renvoie à une question fondamentale sur laquelle
Habermas demeure silencieux : comment surmonter les obstacles qui mènent à une telle société?
50
Références
Barge, Pierre. 2002. «Gouvernance et démocratie». Après-demain, no. 446.
Baron, Catherine. 2003. «La gouvernance: débats autour d’un concept polysémique». Droit et
société, vol.54, p.329-351.
Crozier, Michel J., Samuel P. Huntington et Joji Watanuki. 1975. The crisis of democracy:
Report on the governability of democracies to the trilateral commission. New York: New York
University Press, 211 p
Gaudin, Jean-Pierre. 2002. Pourquoi la gouvernance? Paris : Presses de Sciences Po, 137 p.
Stocker, Gerry. 1998. «Cinq propositions pour une théorie de la gouvernance ». Revue
internationale des sciences sociales, vol. 155, p.19-30.
Vandenberghe, Frédéric. 1998. «Le tournant procédural-linguistique vers l’action (1972-1981)».
Chap in Une histoire critique de la sociologie allemande : aliénation et réification, tome 2.
Paris : Éditions La Découverte et Syros, p.219-248.
51
Held, David. 1982. «Crisis tendancies, legitimation and the state». In Habermas, critical
debates, dirigé par John B. Thompson et David Held, Cambridge: The MIT Press, p.181195.
Par Lysiane Roch
L’ouvrage d’Habermas sur les problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé est au coeur
du commentaire de David Held. Tout en reconnaissant la contribution d’Habermas à une
compréhension des principes d’organisation de la société qui se détachent des anciens dogmes,
Held fait le choix de porter son attention sur les lacunes de la théorie des tendances à la crise dans
le capitalisme avancé. Son choix s’explique par le nombre d’écrits qui portent déjà sur les apports
d’Habermas. Le commentaire de Held est divisé en deux parties. Il résume d’abord les grandes
lignes du livre Raison et légitimité : problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé.
Ensuite, il se concentre sur un certain nombre de problèmes qui affaiblissent l’utilité et la portée
de l’ouvrage. C’est principalement sur cette deuxième partie du commentaire de Held que nous
nous attarderons ici.
Held reconnaît que les idées d’Habermas sont encore en processus de développement. Il souligne
donc que ses remarques critiques devront être considérées comme ayant un statut provisoire. Pour
Held, quatre dimensions de l’argumentation d’Habermas présentent des lacunes : la relation entre
la crise de motivation et la crise de légitimation, l’analyse des composantes de la culture et de
l’ordre social, les conditions des frontières des tendances à la crise et, enfin, les questions liées
aux transformations politiques et au rôle de la théorie critique.
Relation entre crise de motivation et crise de légitimation
Held considère que l’accent mis par Habermas sur les crises de légitimation et de motivation
n’est pas suffisant. La distinction entre ces deux types de crises est vague : alors que certaines
formulations tendent à les faire paraître comme distinctes, d’autres les considèrent au contraire
comme une même série d’événements. La crise de légitimation est une crise de motivation
généralisée tandis que la crise de motivation entraîne un effondrement de la loyauté des masses.
Held croit que cette ambiguïté naît d’une conception inadéquate de la cohésion des sociétés. Bien
qu’Habermas reconnaisse la différence entre le système de valeurs culturelles dominant et les
structures de sens générées par les individus dans leur vie de tous les jours, il omet de considérer
cette distinction dans son analyse du capitalisme. À certains moments, Habermas reconnaît aussi
que l’approbation de certains groupes dominants est plus importante pour assurer la reproduction
de la société que l’approbation morale de la majorité de ses membres. Il ne suit cependant pas les
implications dans son raisonnement. Les concepts qu’il emprunte de la théorie des systèmes sont
utilisés dans son ouvrage de façon insatisfaisante et sont difficiles à démêler. Ils ne fournissent
pas non plus de cadre adéquat pour l’analyse de la cohésion sociale et de la légitimation. En
somme, une théorie plus adéquate de la production et de la reproduction de l’action s’avérerait
nécessaire.
Analyse des composantes de la culture et de l’ordre social
Selon Held, Habermas surestime le degré d’intégration des individus à la société, le degré
d’effritement de l’idéologie bourgeoise et l’étendue de la menace d’une crise de motivation et de
52
légitimation sur la société contemporaine. Nombre d’études montrent que la conscience de classe
varie d’une culture à l’autre et d’un pays à l’autre. De plus, elle constitue rarement une
conscience révolutionnaire. On constate un certain conservatisme dans les processus politiques,
un intérêt élevé pour ce que le système produit par rapport à un intérêt faible pour la participation
ainsi qu’une absence de conception alternative de l’ordre existant.
En présupposant que le système culturel a déjà généré une quantité importante de valeurs et de
normes non questionnables, l’analyse d’Habermas diminue l’estimation systématique des
processus d’atomisation et d’adaptation pragmatique. Held appuie son argumentation sur une
analyse de trois éléments peu considérés par Habermas : la division sociale et technique du
travail, l’organisation des relations de travail et la culture de l’industrie. Avec la fragmentation
des tâches et du savoir, l’identité de classe est menacée. Les organisations de travailleurs, quant à
elles, ont été transformées en organisations de masses dont les structures dirigeantes sont très
bureaucratisées. Selon Held, il y a de fortes raisons de croire qu’elles diminuent les chances
qu’ont les gens de comprendre et d’influencer les institutions qui gouvernent leurs vies. Enfin, la
culture d’industrie renforce le fatalisme et la dépendance. Ces différents facteurs expliquent
pourquoi un nombre important de personnes n’ont pas un ensemble de croyances, de normes et
de valeurs cohérent, ce qui constitue une barrière à la création d’un tout social et au
développement de solidarités. On assiste à une connivence pragmatique avec les institutions ainsi
qu’à une fausse conscience. La stabilité dépend de l’atomisation de la connaissance du travail et
de la politique. Held croit que les sociétés modernes n’ont jamais été légitimées par une partie
importante de la population sans être constamment menacées par des révolutions : elles ne
dépendraient pas, pour leur reproduction, d’un idéal normatif fort. Selon Held, le privatisme
pourrait survivre à l’effritement des traditions pré-capitalistes puisqu’il pourrait être assuré par la
division sociale et technique du travail.
Held ne met pas en doute les défis auxquels sont confrontées les sociétés capitalistes avancées. Il
se demande plutôt dans quelle mesure des consciences fragmentées et pragmatiques peuvent être
surmontées et qu’un tout social peut devenir possible. Selon lui, la réponse repose moins dans les
facteurs qui affectent l’identité sociale que dans les tendances à la crise politique dans le
capitalisme.
Frontières des crises du système
L’argumentaire d’Habermas concernant la capacité des États à contrôler les crises économiques
est centré sur l’État nation dans un idéal type de pays capitaliste. Held remarque qu’Habermas ne
prend aucunement en considération le développement du capitalisme à l’échelle internationale.
Selon lui, le monde capitaliste est dépendant du commerce international. Avant de conclure que
les crises peuvent être contrôlées, il faudrait donc étudier la relation entre les crises économiques
dans un État et les tendances à la crise dans les marchés internationaux ainsi que le
développement inégal à l’intérieur et entre les pays industrialisés. Les contraintes économiques
pourraient s’avérer beaucoup plus difficiles à contrôler et à manipuler que ce qu’Habermas laisse
entendre. De plus, Habermas ne tient pas compte, dans son analyse, de la forme des États, des
structures des partis ni de la relation entre ceux-ci et les structures socio-économiques.
53
Transformations politiques et rôle de la théorie critique
La dernière lacune soulevée par Held porte sur la troisième section du livre d’Habermas, Sur la
logique des problèmes de légitimation. Pour Habermas, la critique d’une idéologie doit avoir
comme point de départ un modèle qui permet la comparaison entre les structures normatives
d’une société à celles qui existeraient si les normes avaient été établies par un processus discursif.
La théorie critique sert à éclairer le discours sur la position qu’un acteur occupe dans un système
social antagoniste et sur les intérêts qui lui sont objectivement propres dont il pourrait devenir
conscient. Selon, Held, si Habermas considère que l’organisation de l’instruction au niveau social
peut se construire suite à la théorie critique, il faudrait qu’il réponde à ces questions importantes :
à qui s’adresse la théorie critique? Comment peut-elle s’appliquer à une situation concrète? Qui
devrait être l’instigateur de cette prise de conscience? Held reproche à Habermas d’avoir abordé
ces enjeux au plus haut niveau d’abstraction, ce qui empêche de retirer de ses écrits toute
conclusion politique spécifique. Held constate un besoin grandissant d’établir la crédibilité du
socialisme, de développer des propositions concrètes pour organiser la société de façon
alternative et de montrer en quoi ces propositions répondent aux besoins cristallisés par les
relations sociales de domination. Held ne conçoit pas dans quelle mesure les recherches
d’Habermas sur le capitalisme avancé contribuent à ce projet.
Commentaire
Le principal intérêt du texte de Held vient du fait que l’auteur relève les principales lacunes de
Raison et légitimité. Ces lacunes sont d’ordre méthodologique et théorique. Il convient de
rappeler qu’Held accorde à ses commentaires un statut provisoire, reconnaissant que les idées
d’Habermas sont en développement.
Selon Held, Habermas omet de considérer certains éléments dans son analyse. Dans ce contexte,
les conclusions auxquelles ses réflexions le conduisent pourraient être erronées. Ainsi, Habermas
ne prend pas en considération la dimension internationale du capitalisme, ce qui l’amène à
surestimer le potentiel des États-nations à contrôler l’économie. Il importe ici de rappeler qu’en
aucun temps, Habermas ne conclut que les États réussiront à éviter la crise économique, son
argumentaire vise plutôt à montrer comment la crise se trouvera déplacée si ils réussissent à
l’éviter (mon emphase).
Ensuite, Held considère qu’Habermas n’accorde pas assez d’importance, dans sa réflexion sur les
crises, à la division sociale et technique du travail, à l’organisation des relations de travail et à la
culture de l’industrie. Ces facteurs contribuent au développement de consciences fragmentées et
pragmatiques peu susceptibles de conduire à la création d’un tout social. En ce sens, la pensée de
Held se rapproche de celle de Gottlieb (1981), qui considère que la population peut croire que les
principales institutions sont illégitimes sans pour autant se rebeller. Selon Gottlieb, si le déficit de
légitimation ne s’accompagne pas d’une volonté d’action, d’un sens de la confiance et
d’organisation politique, elle ne fera que répandre le cynisme, la passivité et le désespoir.
Selon Held, les organisations de travailleurs ne favorisent pas la compréhension et la capacité
d’influence des institutions gouvernant leurs vies. Elles rendraient donc plus difficile la
participation de la société civile à la vie démocratique, qui constitue un des aspects de la
54
gouvernance. En effet, pris dans un sens hors de la pensée libérale, la gouvernance peut signifier
«le processus selon lequel la «société civile» est associée à la définition des objectifs des
politiques publiques, est tenue informée, est sollicitée pour accompagner les décisions et
participer à leur évaluation» (Barge, 2002).
Sur le plan théorique, Held reproche à Habermas d’utiliser de façon insatisfaisante les concepts
qu’il emprunte à la théorie des systèmes, ce qui pourrait être à l’origine du rapport ambigu entre
les théorèmes des crises de motivation et de légitimation. On peut d’ailleurs remarquer
qu’Habermas critique la théorie des systèmes tout en utilisant certains de ses concepts pour
construire son argumentation. Ainsi, Habermas rejette l’argument de la théorie des systèmes qui
dit que les problèmes de légitimation soient devenus désuets (Miller, 1976). Il critique aussi
fortement la théorie des systèmes dans Droit et démocratie. En parallèle, certaines de ses
analyses relèvent d’une perspective systémique : il emprunte des pans entiers de la théorie des
systèmes et il en utilise le jargon (Miller, 1976). Selon Miller (1976), cette contradiction pourrait
refléter la difficulté inhérente à la mission que la théorie critique se donne, soit d’intégrer les
sciences empirico-analytiques dans une perspective émancipatoire, sans pour autant
nécessairement critiquer suffisamment leurs méthodes et leur compréhension du monde (Miller,
1976).
Sur le plan théorique, Held considère aussi qu’Habermas ne remplit pas la mission de la théorie
critique à laquelle il est pourtant associé, c’est-à-dire que son œuvre ne permet pas de favoriser
l’émancipation. C’est principalement la grande abstraction du texte d’Habermas qui rend
difficiles les applications concrètes. La grande abstraction avec laquelle Habermas établit la
relation entre la réflexion critique et la révolution, ainsi que l’absence de description des
conditions de sa réalisation et des problèmes qu’elle sera susceptible de rencontrer, pose des
doutes quant à sa pertinence (Gottlieb, 1981). La théorie critique présuppose une critique de
l’ordre existant et une lutte contre cet ordre, la lutte suivant les lignes déterminées par la théorie
elle-même (Horkheimer, 1972, dans Miller, 1976). En séparant son idéal des considérations
politiques et sociales qui pourraient le rendre faisable et en omettant de formuler une critique de
la société orientée activement vers des possibilités d’une vie meilleure, Habermas abandonne le
projet original des théoriciens critiques (Miller, 1976).
Références
Barge, Pierre. 2002. «Gouvernance et démocratie». Après-demain, no. 446.
Gottlieb, Roger S. 1981. «The contemporary critical theory of Jurgen Habermas». Ethics, vol. 91,
no. 2, p.280-295.
Miller, James. 1976. «Jürgen Habermas : Legitimation Crisis. Book Review.» Telos, vol.26,
p.210-220.
55
La légitimité et la gouvernance dans Droit et démocratie. Entre faits et normes et Raison et
légitimité. Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé, de Jürgen Habermas 24 .
Par Valérie Demers
Introduction
La lecture de Droit et démocratie. Entre faits et normes et de Raison et légitimité. Problèmes de
légitimation dans le capitalisme avancé, ainsi que des commentateurs pertinents de ces œuvres,
nous éclaire beaucoup sur la question de la légitimité, les deux ouvrages y consacrant en large
partie leur propos. Habermas ne se contente pas d’expliquer comment le droit peut-être légitime.
Pour lui, le droit et l’État souffrent d’un déficit de légitimité, qu’il faut reconquérir. Cette
recherche de légitimité s’articule autour du fait que les normes légales ne se basent plus sur des
visions métaphysiques et religieuses du monde, mais ne peuvent plus se baser sur une rationalité
instrumentale. Ainsi, ni l’État, ni le droit ne peuvent être légitimes en eux-mêmes; il faut leur
trouver des sources de légitimité, parfois même malgré les différentes crises que nous propose
d’explorer Habermas dans Raison et légitimité.
Nous avons proposé une synthèse des deux ouvrages en développant les principaux thèmes que
nous y avons retrouvés; par souci de cohérence et de logique, ceux-ci sont présentés peu ou prou
selon l’ordre qu’ils occupent dans les œuvres. D’abord, une introduction sur la conception du
droit en lien avec l’État qui l’implémente s’impose puisque sujet occupe la majeure partie de son
discours. Le cœur de l’exposé concerne quant à lui la question de la légitimité du droit, ce qui fait
entrer en scène plusieurs concepts reliés à la théorie de la discussion, approfondis dans les
résumés des chapitres des ouvrages. Il s’agit de l’auto-législation, de l’autonomie privée et de
l’autonomie publique, de l’incontournable rationalité communicationnelle qui forme la pierre
angulaire de toute la théorie habermassienne, de l’accès illimité à l’information et de la légalité
du droit. Nous ne saurions poursuivre sans aborder la question du citoyen, acteur fondamental
dans la conception de la légitimité puisque c’est sur lui qu’elle repose grâce à un processus
démocratique qui élève le peuple au titre de souverain. Enfin, il sera possible d’éclaircir comment
l’État peut aussi jouer un rôle dans l’économie et ce qui peut arriver lorsque que se présentent des
lacunes quant à la légitimité.
Tout cela nous mènera à la question de la gouvernance et de la légitimité, thèmes qui nous a
inspirée la lecture même des œuvres de Habermas.
La conception du droit chez Habermas
La conception du droit : le droit subjectif et le droit positif
Droit et démocratie s’intéresse à la légitimité du droit. Pour Habermas, le droit est un médium
d’organisation, un mécanisme de coordination de l’action et la façon de traduire certaines
préoccupations par une loi si le politique le permet. Comme nous l’avons vu dans le chapitre III,
24
Habermas, Jürgen. 1978. Raison et légitimité : Problèmes de légitimation dans le capitalisme avancé. Paris,
Éditions Payot, 196 pp. et Habermas, Jürgen. 1997. Droit et démocratie. Entre faits et normes, Paris, Gallimard (coll.
NRF Essais), 552 pp.
56
Habermas distingue par ailleurs le droit moral et subjectif du droit positif. Le droit moral et
subjectif traduit une liberté individuelle d’action qui fait en sorte que les individus se
reconnaissent entre eux comme des « sociétaires juridiques libres et égaux » par leurs devoirs et
leurs droits. Le droit subjectif est quant à lui relié à la morale personnelle des individus ainsi
qu’au concept d’autonomie privée, qui permet aux individus de chercher à satisfaire leurs
intérêts, de se réaliser sans interférences externes et de se soustraire à la discussion pour les
questions qui ne concernent pas l’existence collective (Haber, 2002).
Le droit positif est par ailleurs celui que l’on retrouve dans un ordre juridique établi comme le
système de lois d’un État. Ce droit est relié à l’autonomie publique, soit celle qui fait en sorte que
collectivement, les individus sont aptes à s’autodéterminer, à coopérer dans la société et à
ordonner le monde social par des procédures démocratiques particulières telles que par exemple
le résumé de Lapointe le montre bien. Il s’agit ici de tout ce qui entoure la formation de l’opinion
et de la volonté (chapitre VIII). L’individu est ici davantage un « citoyen » qu’un individu.
Habermas montre bien que le droit moral ou subjectif et le droit positif se complètent, la création
d’un droit positif servant essentiellement à encadrer un droit subjectif.
Le droit et l’État
Le droit ne peut par ailleurs se légitimer par lui-même chez Habermas. Au contraire, l’auteur
soutient que si auparavant il était possible qu’un pouvoir factuel puisse se transformer en pouvoir
légitime ou qu’un pouvoir social puisse se transformer en pouvoir politique par le droit,
aujourd’hui, ce droit s’incarne davantage comme un moyen d’organisation que de légitimation.
Ainsi, de façon simultanée, le pouvoir politique et le droit que sanctionne l’État voient le jour, le
premier « justifiant » l’autre, et le second, « organisant » l’autre. C’est dans cette perspective que
le chapitre IV de Droit et démocratie démontre que plus encore qu’un instrument qui régule la
conduite des gens, le droit est un mode d’organisation et de régulation du pouvoir étatique qui
inspire la création des institutions et des procédures démocratiques. Ainsi, comme Weber,
Habermas ne croit pas que le droit a pour fonction principale de dicter des comportements
conformes aux lois. Il le fait, certes, mais avant tout, il se pose comme principe organisateur du
pouvoir de l’État. Pour Weber, le droit et la menace de sanction qui lui est inhérente ne justifiait
que dans une imperceptible mesure la conduite particulière des citoyens. On peut dire
qu’Habermas, ici, précise les dires de Weber.
Enfin, le droit ne peut se clamer indépendant de l’État. Au contraire, il semble qu’il ait besoin
d’une force organisée pour se maintenir. Ainsi, comme Weber, qui pensait que l’État était le seul
ordre suffisamment précis pour organiser le droit, Habermas voit aussi en l’État le symbole de
cette force organisée. L’État sanctionne, organise et exécute par le biais du pouvoir administratif
de l’État. Toutefois, il ne peut effectuer ces tâches de façon arbitraire. Le droit est appliquée en
accord avec le pouvoir communicationnel des citoyens instauré par la politique délibérative. Par
celui-ci, les citoyens ont un « recours » contre un État qui rendrait des décisions illégitimes.
Ainsi, le pouvoir administratif, légal, doit justifier ses décisions pour que ses actions soient
véritablement légitimes.
57
La légitimité du droit
Un processus d’auto-législation
Dans ces écrits, Habermas demande essentiellement d’où doit provenir la légitimité des normes.
Selon lui, elle provient du passage par le processus de communication rationnelle qui permet de
dégager des besoins sociaux qui seront acheminés dans le système politique, puis, deviendront
des normes. Il est donc compréhensible que par la politique délibérative, le citoyen devient
législateur, car les fondements des lois auxquelles il accepte d’obéir ont été déterminés par luimême, d’où leur légitimité. La validité et la légitimité de la loi sont tirées par l’engagement des
citoyens dans le processus de compréhension et de création des règles qui modulent leur vie en
commun. Audard souligne même que les sujets de droit s’y soumettent parce qu’ils se savent les
sources de celui-ci, ce qui renforce la souveraineté populaire. Les sujets de droit que sont les
citoyens acquièrent ainsi une autonomie « dès l’instant où ils se comprennent et se comportent
comme les auteurs des droits auxquels ils veulent se soumettre en tant que destinataires »
(Habermas, 1997 : 144). En effet, c’est l’administration de l’État qui engage la collectivité par le
biais du droit, mais il faut se rappeler que la délibération dans l’espace public et la procédure
institutionnelle démocratique et légitime sont essentielles à cet engagement. Les citoyens ont
même le pouvoir, par les mêmes dispositions qui forment l’opinion et la volonté, de contester le
droit s’il arrive que celui-ci s’impose à eux sans leur consentement. Enfin, comme nous le dit
Habermas, le système de droit ne peut pas s’autolégitimer : « sans les initiatives d’une population
accoutumée à la liberté, les institutions juridiques de la liberté se désintègrent » (Habermas,
1997 : 149).
La protection de l’autonomie privée et de l’autonomie publique
Selon Habermas, les normes doivent aussi assurer l’autonomie privée de l’individu, ainsi que
l’autonomie publique du citoyen. La mise en place des processus discursifs institutionnalisés
reliés à la souveraineté populaire requiert la reconnaissance des libertés individuelles et des droits
subjectifs. L’assurance de l’autonomie publique et de l’autonomie privée sont donc préalables à
l’existence d’un droit légitime. Comme nous l’avons vu dans Boyle (2001), l’autonomie publique
et l’autonomie privée se supposent l’une l’autre et sont co-originaires. L’autonomie publique, qui
permet d’exprimer ses positions ne pourrait être utilisée sans l’établissement de paramètres
discursifs et la reconnaissance de l’autonomie privée. Par ailleurs, sans droits d’autonomie
publique, la pratique de l’auto-détermination ne pourrait émerger et le consensus ayant trait à la
validité de droits individuels ne saurait être établi (Boyle, 2001). Ainsi, les normes doivent
émerger de l’utilisation collective de l’autonomie publique dans un processus démocratique
d’auto-détermination. Ce n’est que lorsque est respectée cette autonomie (et donc aussi
l’autonomie privée que cela sous-tend) que les citoyens deviennent de véritables sujets de droit.
La politique délibérative est comme nous l’avons vu le moyen d’accomplir cela, soit de faire
accéder des préoccupations citoyennes au système juridique. Les droits politiques fondamentaux
égaux pour tous sont donc le résultat de l’accès de la liberté communicationnelle des personnes à
la juridicité. Mais cette liberté doit être conforme à la formation de la volonté et de l’opinion qui
émerge du processus de discussion et doit s’effectuer de façon à ce que soit exercée l’autonomie
politique qui préserve les droits du citoyen. Ainsi, Boyle met d’une part en relief que la légitimité
légale est atteinte lorsque l’État établit des sanctions qui rendent les citoyens aptes à poursuivre
leurs intérêts et à sécuriser leur autonomie publique. D’autre part, la légitimité légale est atteinte
lorsque la citoyenneté obéit à la loi car elle émerge de la poursuite de leur auto-détermination et
58
de l’utilisation de leur autonomie publique. Cette auto-détermination et l’exercice de l’autonomie
publique sont les véritables piliers qui soutiennent la rationalité communicationnelle.
La rationalité communicationnelle
Nous avons vu que chez Habermas, la rationalité communicationnelle qui doit se trouver dans les
institutions et dans la sphère publique informelle est le test crucial pour que ressortent des
délibérations des besoins sociaux consolidés qui auront une chance de devenir normes :
Il existerait donc la possibilité d’une résolution rationnelle des conflits de valeurs,
grâce à un modèle pragmatique, qui met au premier plan la discussion publique et
rationnelle des intérêts présents dans la société, discussion dont l’horizon demeure la
production consciente de normes éthico-juridiques universelles (Löwy, 1998 : 112).
Ainsi, dans le cadre du processus délibératif, les personnes ne peuvent pas justifier leur
argumentation par des intérêts personnels moraux, mais doivent plutôt utiliser des arguments
compréhensibles et acceptables pour tous, même si tous ne peuvent être d’accord. Selon Audard,
[l]a source de la validité morale des normes se trouve dans un test intersubjectif
d’universalisation. (…) Habermas relie ainsi une conception communicationnelle de
la raison à l’autonomie morale de la personne d’une manière originale. Le ‘point de
vue moral’ est alors définie par Habermas comme le point de vue à partir duquel tous
les intérêts de toutes les personnes concernées auront été pris en compte de manière
impartiale et réciproque (Audard, 2002 : 101).
Comme le rappelle Allard, la rationalité communicationnelle élimine la tension entre une validité
universelle des normes et leur simple application dans un milieu particulier. Par ce processus, les
volontés politiques se forment et peuvent aboutir à diverses décisions qui seront traduites en
termes juridiques, le principe de discussion apportant une véritable « force légitimante » pour
instaurer le droit. Chez Weber, on remarquait que le droit avait été en partie modulé par le fait
qu’on a voulu protéger les intérêts économiques des personnes qui jouissaient de propriétés
mobilières. On avait, de cette façon, ajusté le droit pour garder ces personnes dans la
communauté. La rationalité communicationnelle chez Habermas ne permettrait pas cela. C’est
dire que les arguments utilisés pour obtenir un consensus doivent pouvoir être acceptés de tous et
donc éviter de refléter des intérêts individuels.
L’accès à l’information
Enfin, pour que les délibérations portent des fruits véritablement légitimes, les personnes qui se
trouvent à la périphérie de l’État, la « société civile », doivent avoir un libre accès à des réseaux
de communications publiques non institutionnalisés pour que surgissent le développement
spontané des processus de formation de l’opinion. C’est d’ailleurs, selon Habermas, ce qui fait
aujourd’hui cruellement défaut dans les sociétés modernes où l’information subit un traitement
qui l’isole parfois du citoyen (choix de thèmes, dissimulation, etc.). Pourtant, cet accès à
l’information est une condition essentielle à une délibération qui tient compte de tous les
paramètres d’un problème.
59
Le droit légal
Ainsi, le droit positif moderne, nous dit Audard (2002), est d’une part factuel car il est légal et
institutionnalisé, et d’autre par normatif, soit pourvu d’une légitimité qui fait que l’on s’y soumet
non par la crainte de la contrainte mais plutôt par un sentiment d’obligation. Une fois le système
de droit sur pied, le citoyen ne se retrouve théoriquement pas face une masse inextricable de
règles dont il peine à cerner l’origine mais plutôt face à des règles qu’il perçoit comme légitimes.
La théorie de la discussion fait en effet en sorte qu’au sein de l’État, il est possible d’inscrire des
structures qui institutionnalisent les formes de communication requises par une formation
démocratique de l’opinion et de la volonté. Cette théorie fournit ainsi une légitimité au droit du
fait que d’une part, elle base les normes sur les besoins et les demandes des citoyens qui
émergent de la sphère publique informelle non régulée par l’État et d’autres part, prévoit des
institutions à même de capter ces demandes et de les canaliser vers un processus politique qui en
fera des normes. Ainsi, il est possible de conclure qu’à la fois par l’existence d’un espace public
informel par les procédures démocratiques institutionnalisées par l’État lui-même, la théorie de la
discussion ouvre la voie à un fonctionnement véritablement démocratique qui laisse une large
place au citoyen.
La primauté du citoyen
La démocratie et la souveraineté populaire
Dans la théorie d’Habermas, la démocratie est à l’avant plan. Le médium du droit et le principe
de la discussion sont les deux seules choses qui préexistent à l’autodétermination des citoyens. Ils
s’imbriquent l’un dans l’autre et se constituent en système de droit. Audard remarque que
Habermas voit comme étant fragile la démocratie. Pour lui, il ne suffirait pas uniquement de
posséder les institutions de l’État de droit, mais aussi de « pouvoir les compléter par une culture
politique démocratique et une société civile vivante, émancipées par rapport au pouvoir politique
(…) » (Audard, 2002 : 97), ce qu’il fait en élaborant sa théorie de la discussion. L’État a donc un
rôle procédural à accomplir dans la démocratie, c’est-à-dire qu’il doit institutionnaliser des
pratiques démocratiques d’auto-détermination des citoyens pour que se déroule le processus de
formation de l’opinion et de la volonté de manière libre et égale. Ainsi, Habermas donne dans sa
théorie le moyen aux citoyens de savoir quelle est la procédure à adopter pour coordonner leurs
actions. Puis, toujours d’un point de vue procédural, l’État est celui qui pourra implémenter des
programmes, des lois, des règles, etc. qui ont traversé les procédures démocratiques, pour
parvenir au système parlementaire, depuis l’espace public informel.
Comme le chapitre IV le démontre, la compétence législative est totalement transférée au citoyen,
qui sont seuls maîtres de leurs décisions, par le biais de la communication. Les décisions seront
prises une fois que tous auront été consultés et entendus. Il s’agit ici de souveraineté populaire.
Le droit, ainsi, « devient alors l’instrument par lequel une société démocratique se donne les
moyens de mettre en œuvre les décisions auxquelles elle est parvenue (…) » (Haber, 2001 : 206)
par elle-même. Selon Haber, les décisions politiques et les normes juridiques légitimes doivent
obligatoirement être scellées par la liberté individuelle comprise comme indépendance, mais
aussi, par le fait qu’elles ont été décidées en commun par le processus de délibération. Et celui-ci,
comme nous l’avons vu, implique une participation de tous, la possibilité de se faire entendre,
d’introduire des thèmes, de faire des propositions, de n’exclure personne etc. Les citoyens ne sont
plus libres de choisir le médium dans lequel leur autonomie pourra être réalisée; le langage est
celui du droit. Il est donc important, dans cette perspective, qu’il existe des droits politiques
60
fondamentaux assurant la participation aux processus de formation de l’opinion et de la volonté
dans le but que les citoyens soient en mesure de juger de la légitimité du droit.
Les droits fondamentaux
Nous ne saurions d’ailleurs passer sous silence une liste importante de droits fondamentaux qui
tirent leur origine de l’application du principe de la discussion au médium de droit. Ces droits
sont une illustration que l’autonomie privée des personnes est assurée, et que par eux, le code
légitime est engendré. Pour Habermas, ces droits constituent une base pour tous les autres; il n’y
aurait, en ce sens, nul droit légitime sans eux. D’abord, il souligne les droits fondamentaux qui
résultent du développement, politiquement autonome, du droit à l’étendue la plus grande possible
de libertés subjectives (autonomie privée). À ceux-ci, sont corollaires les droits fondamentaux qui
résultent du développement, politiquement autonome, du statut de membre dans une association
volontaire de sociétaires juridiques et les droits fondamentaux résultant de manière immédiate
l’exigibilité des droits et du développement, politiquement autonome, de la protection juridique
individuelle. Puis, lorsque l’individu, le citoyen, devient un véritable législateur dans la politique
délibérative, c’est qu’il acquiert des droits fondamentaux à participer à chances égales aux
processus de formation de l’opinion et de la volonté, qui constituent le cadre dans lequel les
citoyens exercent leur autonomie politique et à travers lequel ils instaurent un droit légitime.
Enfin, de tous ces droits de base, les personnes tirent des droits fondamentaux à l’octroi de
conditions de vie qui soient assurées au niveau social, technique et écologique nécessaires à la
jouissance à égalité de chances des droits civiques.
Application à l’économie
L’intervention de l’État dans l’économie
Si Habermas s’est principalement penché sur la légitimité du droit dans Droit et démocratie et de
son rapport à l’État, Raison et légitimité, écrit plus de vingt ans avant, examine plutôt la question
de l’État face à l’économie. L’auteur souligne ici l’intervention considérable que l’État peut avoir
dans l’économie et montre bien que cette intervention, pour être appropriée et fructueuse, doit
aussi être légitime. Si tous les problèmes qui doivent être résolus par le système politique doivent
nécessairement passer par la politique délibérative dans Droit et démocratie, Raison et légitimité
soulève pour sa part le fait que les questions économiques échappent doivent quant à elle
traverser ce qu’Habermas appelle à l’époque, la démocratie concrète 25 afin de faire prendre
conscience aux individus des contradictions présentes dans le capitalisme. Comme on peut
l’observer dans Raison et légitimité, lorsque l’État « fait naître et améliore les conditions
d’exploitation du capital accumulé en excédent », il est possible de dire qu’il se substitue aux
mécanismes du marché. Dans ce sens, il doit être légitimé d’intervenir. L’intervention de l’État
s’effectue par le renforcement de la compétitivité nationale en créant des blocs économiques
nationaux et en garantissant la hiérarchie internationale, en développant la consommations
publique improductive (Habermas donne l’exemple de la conquête de l’espace), en dirigeant le
capital vers des secteurs négligée par les mécanismes du marché par des politiques structurelles,
en améliorant l’infrastructure matérielle (transports, communications) et immatérielle
(avancement des sciences), en renforçant la force productive du travail humain (formation) et
25
Habermas reprend vraisemblablement cette expression dans Droit et démocratie sous l’appellation de politique
délibérative.
61
enfin, en amortissant les conséquences sociales et matérielles qui découlent de la production
privée (nuisances écologiques par exemple) (Habermas, 1978 : 52).
L’inadéquation des méthodes de l’État et les crises
Nous le constatons, l’intervention de l’État amène son lot de problèmes dans l’économie lorsque
l’État ne parvient pas à effectuer une intervention réparatrice, ce qui provoque des crises. En
effet, puisque l’État doit intervenir par des moyens politiques pour solutionner des problèmes
économiques, il n’est pas à l’abri d’une perte de légitimité. Le système politique (soit les
institutions politiques de l’État, qui répartit la puissance légitime, rationalité disponible dans
l’organisation) ont en effet des « input » (loyauté des masses) et des « output » (décisions
administratives imposées de façon souveraine) qui peuvent mettre en jeu cette légitimité. Les
crises à l’entrée du système politique sont des crises de rationalité, soit lorsque « le système
administratif ne parvient pas à rendre compatibles les impératifs de régulation qu’il reçoit du
système économique et à satisfaire ces impératifs » (Habermas, 1978 : 65) alors que les crises de
sortie sont des crises de légitimation : « le système de légitimation ne parvient pas à maintenir, en
satisfaisant aux impératifs de régulation qu’il a reçus du système économique, la loyauté des
masses au niveau nécessaire » (Habermas, 1978 : 65). La crise de rationalité est reliée à des
intérêts non généralisables, ce que ne permettrait pas l’usage du principe de discussion
accompagnée de la rationalité communicationnelle. Cette crise se transpose, en bout de piste, en
perte de légitimation par la désorganisation de l’appareil d’État et à une opinion publique
dépolitisée qui ne peut plus accorder sa loyauté à l’État.
Habermas montre que la crise de légitimation peut être justifiée par des limites systématiques et
des conséquences dérivées inattendues (politisation), interventions administratives dans la
tradition culturelle. Par ailleurs, la crise de légitimation pourrait être justifiée par la destruction de
la rationalité administrative par 1. des intérêts capitalistes individuels et opposés, 2. la
production, nécessaire à l’existence même du système, de structures étrangères à celui-ci. Le
manque de rationalité de l’administration de l’État signifie que ce dernier ne peut pas « assurer
des tâches positives de régulation suffisantes pour le système économique » (Habermas, 1978 :
66) alors que le manque de légitimation signifie « que des moyens administratifs ne peuvent
maintenir ou créer en quantité suffisante des structures normatives capables de fournir une
légitimation » (Habermas, 1978 : 66-67). Il apparaît donc clair que si Habermas axe
principalement son discours sur la légitimité du droit dans Droit et démocratie, la légitimité de
l’État lui-même est soulevée dans Raison et légitimité.
Commentaire
La série de séminaire sur la gouvernance et la légitimité vise à éclaircir des concepts
polysémiques, soit la légitimité et la gouvernance. Le texte d’Audard montre bien, d’ailleurs, par
ce débat entre Rawls et Habermas, comment la légitimité peut-être polysémique : « définir la
légitimité démocratique par le simple ‘consentement’ des citoyens est une démarche qui a fait
long feu (…) » et qu’il vaut mieux reprendre (Audard, 2002). Nous pouvons d’ailleurs en dire
autant de la gouvernance qui devient de plus en plus une expression galvaudée dans laquelle on
peut comprendre tout et rien à la fois. Dès le premier séminaire de cette série, plusieurs
définitions de la gouvernance ont été présentées, celles de Kooiman, de la Banque mondiale et du
Petit Robert, qui ont toutes des sens différents. Il apparaît de plus en plus que des concepts tels
que la gouvernance (mais l’on pourrait aussi parler de mondialisation, de régulation) tentent de
62
rendre compte de réalités que l’on peine à saisir (Le Galès, 1998). Ainsi, cette série de séminaire
se penche d’abord sur les écrits de penseurs desquels il est possible de tirer, selon nous, des
éléments de définitions ou des manifestations de la gouvernance et de la légitimité. Selon Weber
la légitimité aux institutions était conférée par les citoyens eux-mêmes, et cette légitimité était
indispensable à la gouvernance. Habermas, reprend sensiblement la même idée. Ce lien entre
gouvernance et légitimité semble en effet se redessiner à travers les deux œuvres étudiées.
Notamment, comme on le voit dans Raison et légitimité, il y a crise lorsque l’État n’est plus
légitime, soit, selon Habermas, lorsque son système n’arrive plus à faire concorder les impératifs
de régulation que lui dicte l’économie (puisque ici, on parle d’une intervention dans l’économie)
avec la satisfaction de ces impératifs et lorsque le système de légitimation ne peut maintenir la
loyauté des masses tout en répondant aux impératifs de régulation. Ceci signifie que l’action de
l’État dans le système économique pour régler une crise n’est pas compatible avec le fait de
conserver sa légitimité. Il ne peut, en un mot assumer les deux tâches, ce qui provoque des crises
dans les systèmes politique et socioculturel.
Habermas n’avait pas encore développé toute sa théorie de la discussion à l’époque de Raison et
légitimité et dans cette œuvre, il soutient que les institutions et les procédures de la démocratie
font en sorte de créer une structure d’opinion publique dépolitisée qui suscite la passivité des
citoyens et laisse au système administratif une large marge de manœuvre dans la prise de
décision. Cela serait incontestablement inadmissible dans l’idéal démocratique et légitimatoire
qu’est le principe de la discussion. Ceci a sans doute contribué à amener plus tard Habermas à
développer un modèle véritablement démocratique comme nous le voyons dans Droit et
démocratie.
Si l’ordre légal moderne s’organise, comme nous le rappelle Boyle, autour d’un gouvernement ou
d’une autorité étatique qui crée et implémente la loi, cette entité doit néanmoins chercher à être
légitime et donc, lorsqu’elle est en crise, entrer dans un processus de légitimation. Rattacher
l’idée typique de l’État en crise de Raison et légitimité à la théorie de la discussion développée
dans Droit et démocratie, semble presque incongru tant la pensée d’Habermas a évolué depuis
l’œuvre de 1973 (première traduction française). En effet, nous savons maintenant que l’État doit
assurer l’autonomie des citoyens, qui inclut l’autonomie publique et l’autonomie privée par un
système de droit fondé sur une politique délibérative qui fait converger les intérêts universels de
tous vers les procédures institutionnalisées. Ce sont ces conditions, il nous semble, qui ne sont
pas respectées lorsque surgissent des crises au sein du système. Comme l’État intervient dans le
marché, on assiste à une contradiction : l’intérêt général des capitalistes entre en concurrence
avec les intérêts d’autres regroupements et avec les intérêts universalisables qui s’orientent vers
les valeurs d’usage des multiples groupes de la population. Comme nous le rappelle Habermas,
l’État doit parvenir à se procurer la masse fiscale nécessaire et la dépenser de façon rationnelle
afin que les perturbations de la croissance ne deviennent pas des crises. La crise économique se
traduit ainsi par une forte demande sur le budget public. Si l’État n’est pas en mesure de se
procurer cette masse fiscale, il perd de sa légitimité. De là, il semblerait que pour pallier ce
manque, il soit prêt à faire en sorte que le système administratif use de stratégies de manipulation
de formation de l’opinion pour la détourner de ce déficit de légitimité. Ceci entre aussi, de
surcroît, avec l’exigence, dans des délibérations complètes et véritablement démocratiques, de
l’accès à toutes les informations pertinentes.
63
Nous savons que selon Weber, l’individu est prisonnier de la cage d’acier incarnée par la
rationalité bureaucratique. Habermas, pour sa part, voit la solution à cette cage d’acier par la
possibilité pour l’individu d’être sauvé par une nouvelle rationalité : la rationalité
communicationnelle (Löwy, 1998 : 106). Ainsi, contrairement à Weber, qui voyait l’individu
perdu et enfermé dans la cage, Habermas croit que la rationalité, si elle est communicationnelle
plutôt que bureaucratique, peut mener à une sorte de libération de l’individu par son pouvoir de
régir lui-même sa vie. De plus, cette rationalité communicationnelle n’envahit pas le monde vécu
de l’individu et respecte son autonomie privée. Cette rationalité sert, en bref, simplement à
légitimer le droit, et non à emprisonner l’individu.
Toujours selon Weber, les gens n’obéissent généralement pas au droit sous la pression de la
contrainte, mais plutôt parce qu’ils croient qu’il s’agit de la meilleur façon d’agir. Ils
moduleraient leurs comportements davantage sur des maximes personnelles que sur la crainte
d’être punis par les appareils de coercition. Habermas se fait peu volubile sur le sujet des
mécanismes de coercition, arguant simplement que ceux-ci servent à protéger l’autonomie privée
et publique ainsi qu’à maintenir une façon démocratique de délibérer et de fonder le droit. Ainsi,
Habermas voit plutôt que les gens obéissent au droit parce qu’ils le savent légitime puisque fondé
par eux-mêmes. Nous pourrions être tentés de dire que cela revient à la même chose, que le fait
que l’action soit fondée sur des maximes, ou alors qu’elles le soit sur des délibérations qui partent
de besoins et d’idées personnelles est très similaire. Toutefois, il est important de garder à l’esprit
que Weber laisse une place considérable à l’intérêt personnel de l’individu, alors que Habermas,
sans totalement l’occulter, ne peut l’admettre comme fondement de la loi. Au contraire, les
arguments utilisés dans la politique délibérative doivent être rationalisés, universels, et non pas
traduire les intérêts personnels, ce qui semble se distinguer de ce par quoi les individus peuvent
justifier leur comportement chez Weber.
En ce qui a trait à la gouvernance, il ressort de la politique délibérative qu’il serait donc possible
de retirer un véritable pouvoir communicationnel à même d’influencer les positions, normes et
opinions sur les actions et les institutions. Les personnes se voient donc dotées d’une véritable
force à même de provoquer des changements. C’est, il nous semble, ce qui peut relier Habermas à
la gouvernance. Le citoyen a un rôle à jouer dans la gouvernance puisque par la possibilité
d’exprimer rationnellement son opinion, il parvient à fonder le droit. Tout comme Woods (2003),
dans le séminaire précédent, Habermas accorde un véritable pouvoir à l’individu. Si Woods
voyait la source de celui-ci dans la capacité de l’individu d’atteindre des valeurs éthiques les plus
hautes et d’influencer ses semblables en leur inculquant l’idée du bien, Habermas voit plutôt la
source du pouvoir de l’individu dans le fait que ses opinions et ses arguments, s’ils sont
rationnels, (d’où la notion de raison communicationnelle intimement reliée à celle de pouvoir
communicationnelle (Boyle, 2001)), peuvent constituer la base de normes qui contribuent à
articuler la gouvernance. Une fois ce que ces opinions ont été traduites en normes, elles entrent
en effet dans le circuit qui imposent le respect de certaines règles, l’imposition de sanctions, ect.,
tâche assumée par des organes de l’État.
D’un point de vue idéal, les citoyens n’auraient pas de raisons de s’opposer ou de contester la loi
puisqu’elle émane d’eux. Dans les faits pourtant, on voit qu’il existe certaines situations de crise
ou l’émergence de nouvelles demandes ou exigence qui requièrent pourtant que ce droit soit
modifié. D’ailleurs, Habermas laisse la porte ouverte à ces éventualités. Pour lui, la loi peut
constamment, à la lumière des différentes époques et circonstances, être ajustée, changée,
64
modifiée afin de convenir à la société. Elle se réinvente constamment comme il nous le rappelle
dans son huitième chapitre. Dans ce sens, le principe de la discussion et son corollaire, la
politique délibérative peuvent s’appliquer à toute société, pour assurer le caractère légitime du
droit. Habermas, comme le rappelle Audard (2002), ne se rattache pas à un contexte
géographique spécifique ou à une culture politique particulière, mais plutôt aux institutions et au
droit positif moderne en général, ce qui fait que sa théorie pourrait théoriquement jouir d’une
certaine pérennité.
Dans le but de lancer le débat, voici, en poursuite de ce commentaire, quelques questions autour
desquelles il peut être enrichissant de réfléchir :
Dans Raison et légitimité, on assiste à des crises reliées à un État qui n’arrive plus à se légitimer.
Dans Droit et démocratie, au contraire, Habermas montre que la légitimité du droit et l’État qui
l’organise peut être atteint par le recours à la technique de la politique délibérative. Doit-on
conclure que Raison et légitimité est un exemple de mauvaise gouvernance et que Droit et
démocratie est un exemple de bonne gouvernance parce qu’on tend par tous les moyens de faire
en sorte que le système de droit, et l’État qui l’institutionnalise, soient légitimes?
Selon Löwy, l’économie de marché capitaliste et la bureaucratie sont des formes normales de
modernité (Löwy, 1998). Aujourd’hui, est-ce que l’État peut pallier les travers de ce marché et de
cette bureaucratie sans engendrer de crise?
Nous savons maintenant plusieurs choses sur la conception de l’individu chez Weber et chez
Habermas. Quelles conclusions peut-on tirer quant à cette conception et quant au rôle de
l’individu dans le fonctionnement du système du droit et dans leur potentiel de transformer la
gouvernance? Peuvent-ils le faire en tant qu’individus ou en tant que composante de la société?
Toujours selon Weber, comme nous l’avons vu au séminaire précédent, les gens accepteraient en
quelques sorte une certaine domination de la part de ceux qui les gouverne. Cette idée peut-elle
être retrouvée chez Habermas dans le fait que les gouvernés se soumettent au droit si celui-ci
provient d’eux-mêmes, par le biais du processus de délibération? Y a-t-il une forme de
domination lorsque les gouvernés forment eux-mêmes les assises du droit? Sont-il réellement des
gouvernés ou plutôt, comme le dit Habermas, occupent-ils seulement le double rôle de
législateurs et de destinataires du droit?
Comment peut-on mettre en parallèle l’État et l’économie chez Weber, d’une part, et chez
Habermas, d’autre part?
Enfin, selon Habermas, peut-on dire que le conflit est soluble dans le dialogue social?
Références
Audard, Catherine. 2002 «Le principe de légitimité démocratique et le débat Rawls-Habermas»,
pp. 95-132, In Habermas : L’usage public de la raison, coordonné par Rainer Rochlitz,
Collection Débats philosophiques, Paris, Presses universitaires de France, 239pp.
65
Boyle, Martin. 2001. « Chapter I : Legal Legitimacy and the Principles of Private and Public
Autonomy », Towards Judtice and Validity : An Investigation into Habermas’Theory of
Legitimacy, Mémoire de maîtrise, Carleton University, pp. 6-45.
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