II. Rupture avec le judaïsme diasporique
Comme tous les processus révolutionnaires modernes, le sionisme cherche à
renverser l’ordre établi en remettant en cause les structures traditionnelles et en
proposant aux Juifs un cadre politique et culturel leur garantissant une existence
dans la liberté et la dignité. La condition des Juifs en diaspora est la cible principale
des penseurs et des activistes sionistes. Quelles que soient leurs orientations
politiques, la dénonciation de l’exil et de la dispersion est un leitmotiv qui apparaît
dans tous les textes fondamentaux de la pensée sioniste. Comme le souligne Haïm
Arlosorov, théoricien du sionisme socialiste et membre fondateur du Parti travailliste,
Mapai, la pensée sioniste se construit comme
une sorte de rébellion contre la
tradition juive
1
.
Si certaines figures importantes du sionisme appartiennent au judaïsme allemand ou
autrichien, comme Moses Hess, Théodore Herzl ou Max Nordau, l’Europe orientale, et
plus particulièrement l’empire tsariste, constituent le terrain de prédilection du
sionisme dans la mesure où ses critiques visent la dure réalité des Juifs vivant dans
cette zone géographique d’une part, et en raison de l’écho favorable qu’il rencontre
auprès de la jeunesse et de l’intelligentsia juive entre la seconde moitié du XIXe
siècle et la veille de la Seconde guerre mondiale d’autre part. C’est dans cet empire
composé d’une mosaïque de peuples que l’idée nationale réveille de façon soudaine,
que les Juifs forment une nation comme les autres. Ils en ont tous les attributs,
territoire mis à part. Ils vivent dans des zones urbaines ou semi urbaines où, dans
certains cas, ils forment parfois la majorité de la population. Cette effervescence
nationale qui agite l’Europe orientale ne se décline pas seulement sur le mode positif
de l’affirmation de la souveraineté nationale et de la citoyenneté. Dans ces régions,
elle se manifeste surtout par l’affirmation organique de la nation dans laquelle
l’appartenance ethnique et tribale a la primauté. Dans ce schéma, les Juifs sont
exclus du projet national auquel ils ne peuvent participer. De plus, les persécutions
et les mesures discriminatoires connaissent un regain considérable à partir de 1880.
Face à cette situation critique, les structures traditionnelles juives d’Europe orientale
n’offrent aucune réponse et ne présentent pas la moindre alternative. Ces structures
sont dominées par les notables et par le monde rabbinique. Bien que connaissant
déjà un certain déclin à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la pratique
religieuse se maintient au cœur de la vie juive. C’est d’ailleurs celle-ci qui a permis
aux Juifs de maintenir leur existence collective à travers les siècles. Mais depuis la
Révolution française et la diffusion de l’idéologie des Lumières au sein même du
peuple juif, le monde rabbinique traverse une crise. Des penseurs, des écrivains, des
journalistes et des publicistes juifs remettent en question non seulement leur
autorité, mais aussi les fondements de celle-ci. Le mouvement des Lumières juives,
la Haskala, apparaît dans les Etats allemands dans le courant du XVIIIe siècle. Son
contenu est essentiellement religieux dans la mesure où elle entend dépoussiérer la
religion juive et l’adapter au monde moderne. En fait, cela se présente comme une
1 Cité dans George Bensoussan,
Une histoire intellectuelle et politique du sionisme 1860-1940
, Paris,
Fayard, 2002, p.679.