Etude 2005

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Etude 2005
Entre rupture et continuité,
le choix impossible du sionisme
Nicolas ZOMERSZTAJN
Regards – Revue juive de Belgique
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Table des Matières
I.
INTRODUCTION .................................................................................. 3
II.
RUPTURE AVEC LE JUDAÏSME DIASPORIQUE .................................... 5
III.
L’HOMME NOUVEAU, LE JUIF NOUVEAU ............................................. 8
IV.
SIONISME ET HISTOIRE ................................................................... 11
V.
L’HISTOIRE ET LA DIGNITÉ JUIVE.................................................... 13
VI.
BERDITCHEVSKY ET LA TRANSFORMATION DES VALEURS ............. 16
VII.
LA BIBLE : UN ENJEU POLITIQUE ..................................................... 20
VIII. SÉCULARISATION DES CÉRÉMONIES ET DES RITES JUIFS :
HANOUCCA ET PESSAH...................................................................... 22
IX.
CONCLUSION : L’IMPOSSIBLE RUPTURE COMPLÈTE ....................... 26
X.
BIBLIOGRAPHIE................................................................................ 29
2
I. Introduction
Mouvement national d’essence laïque, le sionisme s’inscrit dans un processus de
sécularisation du peuple juif entamé en Europe dès la seconde moitié du XVIIIe siècle
par les Lumières juives, la Haskala. Ce mouvement prépare le terrain fertile sur
lequel les promoteurs du sionisme vont déployer leur talent et leur énergie à partir
de la fin du XIXe siècle. Sans le renouveau de l’hébreu comme langue moderne et
littéraire et sans le développement de l’historiographie juive moderne, deux
domaines d’études privilégiés par les tenants de la Haskala, les penseurs sionistes
n’auraient jamais pu poser les fondements de leurs doctrines politiques. Toutefois, en
se plaçant sur le terrain politique, les sionistes se distinguent de leurs ancêtres
Maskilim (adeptes de la Haskala). S’ils nourrissent tous les deux une critique
virulente et radicale de la tradition religieuse, les sionistes ne se contentent pas de
réformes religieuses ou culturelles, ils préconisent une transformation radicale de la
vie juive par la création d’un cadre politique indépendant en terre d’Israël. Pour
exister librement comme les autres nations, les Juifs doivent rompre avec l’Exil, cette
condition non naturelle et dégradante qui confine les Juifs dans la vulnérabilité, la
soumission et la passivité.
Cette rupture avec deux mille ans de vie juive diasporique se situe au cœur du projet
sioniste. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas que d’une rupture physique ou territoriale.
Il est question de tirer un trait définitif sur des pratiques religieuses, des coutumes,
des mentalités ou plutôt, un mode de vie qui n’est affublé que de caractéristiques
négatives.
S’ils veulent à ce point faire table rase du passé diasporique, les sionistes
n’envisagent pas pour autant de se débarrasser de l’identité juive. Ils veulent lui
donner des contours nouveaux et modernes. Une question se pose d’emblée :
comment bâtir une nation juive moderne sans faire référence au moindre élément de
la tradition religieuse, véritable ciment de l’identité juive pendant deux mille ans ?
Cette question se pose avec beaucoup d’acuité, d’autant que les sionistes entendent
se détacher à jamais de la tradition religieuse qui semble, paradoxalement, donner
sens au nationalisme dont ils se réclament.
Comment la pensée sioniste s’y prend-elle pour disqualifier le passé diasporique sans
se couper des masses juives bien ancrées dans cette civilisation ? Comment légitimer
historiquement cette renaissance nationale auprès de ces masses juives ? L’objet de
cette étude est précisément d’examiner la manière avec laquelle les théoriciens et les
activistes sionistes vont répondre à ces questions. Une des manières pour atteindre
cet objectif ambitieux de rompre avec deux mille ans de vie diasporique en appelant
à la création d’un Juif nouveau vivant dans un cadre politique inédit consiste à
donner une interprétation nouvelle du passé juif et d’utiliser ce passé recomposé
comme un outil pour légitimer le présent et le futur décliné par le sionisme. C’est la
raison pour laquelle, les penseurs sionistes vont se focaliser considérablement sur
l’historiographie juive. Ils vont préconiser la rupture avec la diaspora en se
raccrochant à un passé splendide et glorieux, incarné par la Bible, qu’ils entendent
faire renaître en créant en Etat où ce passé glorieux s’est réalisé : Eretz Israël (la
terre d’Israël). Ils jettent donc un pont entre ce passé biblique glorieux et la
renaissance nationale contemporaine en sautant par-dessus deux mille ans d’Exil.
Dans cette perspective sioniste de l’histoire juive, la période biblique correspond à la
condition naturelle du peuple juif. Cette période est présentée comme celle d’un âge
d’or pendant laquelle la nation hébraïque s’épanouissait en raison de l’indépendance
politique, sociale et culturelle dont elle disposait. Paradoxalement, les sionistes
glorifient aussi une partie bien précise de la période post-biblique au cours de
laquelle les Juifs perdent leur souveraineté politique : la période hasmonéenne ainsi
que celle de la destruction du deuxième temple. L’attitude héroïque et valeureuse
des guerriers juifs pendant ces deux périodes se manifeste de la même manière par
les pionniers sionistes de la Palestine mandataire. Ces derniers sont présentés ainsi
comme les dignes héritiers des Hébreux fiers et indépendants en contraste avec
l’image des Juifs passifs et humiliés de diaspora.
En dépit du zèle particulier que le sionisme déploie pour transformer l’identité juive
en rompant radicalement avec la tradition religieuse et le mode de vie diasporique, il
ne réussira pas à pousser cette logique de rupture jusqu’au bout. La Bible a certes
été utilisée comme un outil politique et des fêtes des rites juifs ont été largement
sécularisés pour renforcer l’attachement à Eretz Israël, il n’en demeure pas moins
que la tradition religieuse et de nombreux aspects de la vie diasporique se sont
maintenus en Israël.
L’objet de cette étude n’est pas de savoir si le sionisme a été une bonne ou une
mauvaise idée. Tout comme il ne s’agit pas non plus de se livrer à une entreprise de
dénigrement ni à une apologie de cette idéologie. Nous avons précisément choisi le
thème de la rupture et de la continuité parce qu’au cours de leur histoire, les Juifs, et
pas seulement les sionistes, ont été amenés à se confronter à cette problématique.
Nous nous sommes concentrés sur le sionisme parce qu’elle s’y est manifestée avec
énormément d’acuité.
4
II.
Rupture avec le judaïsme diasporique
Comme tous les processus révolutionnaires modernes, le sionisme cherche à
renverser l’ordre établi en remettant en cause les structures traditionnelles et en
proposant aux Juifs un cadre politique et culturel leur garantissant une existence
dans la liberté et la dignité. La condition des Juifs en diaspora est la cible principale
des penseurs et des activistes sionistes. Quelles que soient leurs orientations
politiques, la dénonciation de l’exil et de la dispersion est un leitmotiv qui apparaît
dans tous les textes fondamentaux de la pensée sioniste. Comme le souligne Haïm
Arlosorov, théoricien du sionisme socialiste et membre fondateur du Parti travailliste,
Mapai, la pensée sioniste se construit comme une sorte de rébellion contre la
tradition juive1.
Si certaines figures importantes du sionisme appartiennent au judaïsme allemand ou
autrichien, comme Moses Hess, Théodore Herzl ou Max Nordau, l’Europe orientale, et
plus particulièrement l’empire tsariste, constituent le terrain de prédilection du
sionisme dans la mesure où ses critiques visent la dure réalité des Juifs vivant dans
cette zone géographique d’une part, et en raison de l’écho favorable qu’il rencontre
auprès de la jeunesse et de l’intelligentsia juive entre la seconde moitié du XIXe
siècle et la veille de la Seconde guerre mondiale d’autre part. C’est dans cet empire
composé d’une mosaïque de peuples que l’idée nationale réveille de façon soudaine,
que les Juifs forment une nation comme les autres. Ils en ont tous les attributs,
territoire mis à part. Ils vivent dans des zones urbaines ou semi urbaines où, dans
certains cas, ils forment parfois la majorité de la population. Cette effervescence
nationale qui agite l’Europe orientale ne se décline pas seulement sur le mode positif
de l’affirmation de la souveraineté nationale et de la citoyenneté. Dans ces régions,
elle se manifeste surtout par l’affirmation organique de la nation dans laquelle
l’appartenance ethnique et tribale a la primauté. Dans ce schéma, les Juifs sont
exclus du projet national auquel ils ne peuvent participer. De plus, les persécutions
et les mesures discriminatoires connaissent un regain considérable à partir de 1880.
Face à cette situation critique, les structures traditionnelles juives d’Europe orientale
n’offrent aucune réponse et ne présentent pas la moindre alternative. Ces structures
sont dominées par les notables et par le monde rabbinique. Bien que connaissant
déjà un certain déclin à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la pratique
religieuse se maintient au cœur de la vie juive. C’est d’ailleurs celle-ci qui a permis
aux Juifs de maintenir leur existence collective à travers les siècles. Mais depuis la
Révolution française et la diffusion de l’idéologie des Lumières au sein même du
peuple juif, le monde rabbinique traverse une crise. Des penseurs, des écrivains, des
journalistes et des publicistes juifs remettent en question non seulement leur
autorité, mais aussi les fondements de celle-ci. Le mouvement des Lumières juives,
la Haskala, apparaît dans les Etats allemands dans le courant du XVIIIe siècle. Son
contenu est essentiellement religieux dans la mesure où elle entend dépoussiérer la
religion juive et l’adapter au monde moderne. En fait, cela se présente comme une
1
Cité dans George Bensoussan, Une histoire intellectuelle et politique du sionisme 1860-1940, Paris,
Fayard, 2002, p.679.
5
tentative de réforme de la pratique religieuse en l’exposant d’une manière éclairée à
la société environnante. Tout en s’inscrivant pleinement dans cette dynamique de
modernisation, la Haskala s’exprimera d’une manière radicalement différente en
Europe orientale. Elle ne se place pas du tout sur le terrain religieux. Ses adeptes
concentrent tout leur talent et leur énergie dans un vaste processus de sécularisation
de la vie juive. D’abord littéraire et linguistique, les réalisations de ces intellectuels
puisent dans les trésors linguistiques juifs (hébreu et yiddish). Une littérature juive
moderne fait son apparition et connaît un succès considérable. Les Maskilim (adeptes
de la Haskala) ne négligent pas non plus un vecteur culturel important en terme de
diffusion de masse : la presse. Des journaux en hébreu et en yiddish sont créés. Des
romans y sont insérés sous forme de feuilletons mais ils contribuent surtout à
véhiculer les idéologies nouvelles qui agitent le monde juif.
Ce processus de laïcisation et de sécularisation est revendiqué par ces différentes
idéologies authentiquement juives et pleinement modernes. En dépit de la
concurrence parfois virulente qu’elles se livrent, elles partagent néanmoins la volonté
de faire entrer le peuple juif dans une nouvelle ère indépendante de la tradition
rabbinique et de la pratique religieuse. Ces dernières sont considérées comme
responsables de la situation déplorable dans laquelle les Juifs sont contraints
d’évoluer. De plus, elles n’offrent aucune réponse aux problèmes auxquels sont
confrontés les Juifs d’Europe en cette fin de XIXe siècle.
En effet, le fonctionnement des communautés juives en diaspora correspond à celui
des corporations médiévales. Dans ce schéma, la religion est intimement liée au
politique. Cela aboutit à l’existence d’une autonomie des communautés juives
d’Europe qui se perpétue jusqu’au début du XIXe siècle en Europe occidentale, mais
se maintient encore jusqu’à la révolution bolchevique en Europe orientale. Comme le
rappelle à juste titre l’historien israélien, Israël Bartal, les autorités rabbiniques n’ont
pas consacré de débats théologiques ou philosophiques à la place de leur
communauté en tant que groupe indépendant. Leur pensée religieuse s’est focalisée
sur la grandeur du passé, sur la terre des ancêtres, ou sur la rédemption qui mettrait
fin aux discriminations des Juifs au sein des nations, plutôt que sur des modes de vie
qui se perpétuaient depuis des siècles2.
En dignes héritiers de la tradition des Lumières, les théoriciens et les activistes
sionistes s’inscrivent dans cette tradition anti-religieuse en dénonçant la passivité des
autorités rabbiniques ainsi que la nostalgie stérile et indolente pour la rédemption
messianique véhiculées par celles-ci. Le propos du Père fondateur de l’Etat d’Israël,
David Ben Gourion, illustre parfaitement cette dénonciation catégorique de la vie
diasporique : Le sionisme est fondamentalement révolutionnaire. Il s’agit d’une
révolte contre la tradition et la vie réelle en diaspora. A la place de la mélancolie
stérile et exsangue, il en appelle à la volonté et à la réalisation, à la place d’une
existence diasporique déracinée, il engage à construire sur le sol de la patrie3. La
stigmatisation de l’histoire juive en diaspora et l’exaltation de l’activisme en Eretz
2
Israël Bartal, « Autonomie, autonomisme, diasporisme » dans Elie Barnavi et Saul Friedländer, Les
Juifs et le XXe siècle, dictionnaire critique, Paris, Calmann-Lévy, 2000, p.37.
3
David Ben-Gourion, De la classe au peuple, Tel-Aviv, p.308.
6
Israël se retrouvent dans le dispositif théorique des différentes tendances
idéologiques du sionisme qui, comme le fait remarquer l’historienne israélienne Anita
Shapira, ne visaient pas seulement à modifier les relations entre les Juifs et les non-
Juifs, mais aussi à bouleverser de fond en comble la structure sociale et économique,
les mœurs et la psychologie des Juifs4. Et dans ce dispositif, la tradition religieuse
représente l’obstacle principal à l’amélioration du sort des Juifs ainsi qu’à leur
participation individuelle ou collective à la marche de l’humanité vers le progrès.
4
Anita Shapira, L’imaginaire d’Israël, histoire d’une culture politique, Paris, Calmann-Lévy, 2005,
p.186.
7
III. L’Homme nouveau, le Juif nouveau
Dans cette perspective de rupture avec le judaïsme diasporique et ses structures
traditionnelles, les théoriciens sionistes sont amenés à envisager une nouvelle
manière d’être juif, indépendante de la tradition religieuse considérée comme un
carcan dont les Juifs doivent s’affranchir s’ils veulent s’épanouir pleinement dans le
monde moderne. Cette nouvelle manière de décliner l’identité juive passe par un
processus de sécularisation et de laïcisation de la vie juive, l’abandon de l’hébreu
comme langue exclusivement sacrée et sa renaissance comme langue vernaculaire
du peuple juif et le retour de celui-ci sur sa terre ancestrale : Israël. Cette
transformation radicale de la vie juive implique non seulement une nouvelle
définition de l’identité juive mais également l’avènement d’une nouvelle ère pour le
peuple juif dans laquelle la primauté sera accordée à l’action considérée comme une
condition essentielle à l’épanouissement des Juifs. Ce primat de l’action et de la
réalisation est clairement exprimé par Yitzhak Grinbaum, dirigeant sioniste en
Pologne et ensuite ministre de l’intérieur du premier gouvernement de l’Etat d’Israël :
il faut cesser d’attendre et se mettre à l’œuvre, lutter et conquérir. Nous sommes
sortis du recoin où nous étions réfugiés, recroquevillés, où nous avions confinés
notre existence, notre substance, dans l’attente. Nous nous élançons à présent dans
l’espace libre pour nous y faire, pas à pas, une place dans la vie des hommes actifs,
édificateurs et créateurs. Une règle nouvelle et une loi nouvelle surgissent de cet
effort de création et de conquête : la Loi de l’ascension et la règle de l’édification du
labeur5.
L’émergence d’un homme nouveau, ou plutôt d’un Juif nouveau, anti-thèse du Juif
diasporique, s’impose immédiatement dans la réflexion menée par les sionistes. Il
n’est pas étonnant de relever que dans les nombreuses tendances du sionisme, le
terme « régénérer » soit fréquemment repris et devienne même un leitmotiv. Si la
figure du Juif diasporique est décrite comme celle d’un être faible, angoissé, aliéné et
vivant comme un parasite au sein de sociétés qui le rejettent et le persécutent, le
Juif nouveau que les sionistes veulent voir naître sera moderne, laïque, fier de son
peuple et de sa patrie qu’il recréera sur la terre de ses ancêtres avec laquelle il
renouera en la travaillant et en la valorisant par l’activité agricole. En prenant en
main leur destin collectif et en se présentant comme de véritables acteurs de
l’histoire, les Juifs s’émanciperont collectivement pour devenir enfin des hommes
nouveaux. Cette transformation radicale doit répondre à des conditions précises : en
retournant sur la terre d’Israël, les Juifs retrouveront leur dignité par le travail
manuel et agricole ainsi que par le développement d’une culture juive moderne dont
l’hébreu devient le moteur principal. Dans ce schéma, le retour physique (l’alyah) sur
la terre ancestrale et la renaissance de l’hébreu comme langue nationale se
substituent à la religion pour perpétuer l’identité juive.
L’illustration la plus concrète et la plus mythique du Juif nouveau est fournie par la
figure du pionnier. Pour la vulgate sioniste, le pionnier s’impose rapidement comme
5
Yitzhak Grinbaum, « La prise en charge des valeurs de la nation », Hatkoufa, vol.29, Tel-Aviv, 1936,
in Denis Charbit, Sionismes, textes fondamentaux, Paris, Albin Michel/Menorah, 1998, p.456.
8
l’archétype du Juif nouveau. Pour les jeunes Juifs qui ont fait le choix de s’installer en
Palestine entre 1880 et 1920, l’ascétisme et la vie monastique est une réalité. Ils ont
tourné le dos à un univers traditionnel qu’ils rejettent et comme en attestent leurs
témoignages consignés dans des correspondances ou des carnets de bord, ils sont
déterminés à forger le Juif nouveau. L’éthos pionnier auquel ils se réfèrent sans
cesse participe pleinement à la constitution d’une religion civile qui façonnera les
contours nationaux et culturels de la communauté juive pré-étatique de Palestine
dans un premier temps et l’Etat d’Israël ensuite. En glorifiant à ce point la figure du
pionnier, le sionisme subit les mêmes influences que d’autres mouvements
révolutionnaires ayant fait leur apparition en Europe dans la première moitié du XXe
siècle. Selon l’historien français, George Bensoussan, la thématique du pionnier,
centrale dans le fascisme et dans le bolchevisme russe des années 1920, participe
d’une même vision antibourgeoise du monde. Le sionisme pionnier n’y échappe pas,
qui prétend créer un Juif libre, sain, travailleur, délivré de la peur parce que enraciné
dans son foyer national, Eretz Israël6.
La mise en exergue du projet utopique visant à créer une société nouvelle pour un
Juif nouveau place le sionisme dans la catégorie des processus révolutionnaires. Cela
se traduit d’ailleurs par la réalisation d’expériences avant-gardistes comme le
Kibboutz. En revanche, par sa volonté de rétablir les Juifs dans leur normalité, à en
faire des hommes comme les autres et parmi les autres, le sionisme s’accroche à une
aspiration bien éloignée de l’utopie révolutionnaire qui s’efforce justement de
dépasser la vie normale. Ce paradoxe n’a pas échappé à Denis Charbit, auteur d’une
importante anthologie du sionisme, qui explique qu’il y a oscillation permanente
entre la quête de nouveaux défis et d’épreuves aptes à montrer la créativité de
l’homme juif régénéré et l’aspiration profonde et non moins légitime à « être comme
les autres »7. Le kibboutz évoqué ci-dessus illustre parfaitement cette dialectique de
la normalité et de la révolution dans la mesure où cette institution révolutionnaire
s’efforce de réaliser les objectifs d’une société socialiste par l’abolition de la propriété
privée et du salariat tout en contribuant simultanément à normaliser le peuple juif
par la valorisation du travail productif, notamment agricole, fréquemment inexistant
au sein des communautés juives de diaspora.
A cette dialectique de la normalité et de la révolution, se superpose celle de la
continuité et de la rupture avec le passé juif. A l’instar des nombreux mouvements
nationaux apparus dans le courant du XIXe siècle, le sionisme s’interroge longuement
sur sa place dans l’histoire de son peuple. En dépit de la rupture radicale avec les
siècles de vie juive en diaspora qu’il préconise vivement, le sionisme saisit très tôt les
problèmes qu’un tel processus peut engendrer s’il est mené à la lettre. En effet, ne
ruine-t-il pas sa légitimité historique à l’égard des Juifs s’il rompt complètement avec
le judaïsme et le passé juif ? Cette interrogation ne cessera d’accompagner la
réflexion des théoriciens du sionisme et alimentera de nombreux débats animés au
sein de ce mouvement. C’est la raison pour laquelle, à l’exception notoire de
Théodore Herzl, fondateur du sionisme politique, aucun sioniste ne fera table rase du
passé. Pour ce journaliste et critique littéraire juif viennois d’origine hongroise,
6
7
George Bensoussan, op. cit., p.643.
Denis Charbit, op. cit., p.448.
9
l’influence du libéralisme philosophique et politique est déterminante. Pour ce Juif
assimilé, le problème se situe essentiellement dans les relations qu’entretiennent les
Juifs avec les sociétés environnantes. La crise interne que traverse le peuple juif et
les défis de la modernité auquel il est confronté ne préoccupent pas Herzl. Selon lui,
les Juifs sont confrontés à une situation d’urgence pour leur survie en raison de
l’échec de l’émancipation due à l’apparition d’un antisémitisme virulent tant en
Europe orientale qu’en Europe occidentale. Ils doivent donc se constituer en nation
et fonder leur propre Etat où leur existence sera pleinement garantie. L’Etat auquel il
fait allusion correspond évidemment aux canons du libéralisme politique très en
vogue dans les cercles intellectuels viennois : un Etat moderne où toute référence
aux traditions religieuses sera soigneusement évacuée. C’est la raison pour laquelle il
prend bien soin d’intituler son livre faisant office de programme politique l’Etat des
Juifs (Der Judenstaat) et non pas l’Etat juif (Der Jüdischerstaat). Herzl envisage donc
une rupture radicale avec le passé traditionnel juif avec lequel il ne cherche pas à
établir le moindre lien avec son projet politique. Il ne privilégie que la normalisation
du peuple juif pour que celui-ci échappe à sa condition de peuple apatride en proie
aux persécutions.
Il faut néanmoins reconnaître qu’en dépit de l’importance que revêt Herzl dans la
conscience collective sioniste et juive, l’immense majorité des théoriciens et des
responsables politiques sionistes ne le suivra pas et s’efforcera de rechercher la
continuité avec un certain passé juif tout en réclamant simultanément une rupture
radicale avec le judaïsme diasporique. Cette dialectique de la continuité et de la
rupture avec le passé juif trouve sa place dans le rapport qu’entretiennent les
sionistes avec l’histoire juive ainsi qu’avec la langue hébraïque qu’ils réintroduisent
comme langue moderne et vernaculaire.
10
IV.
Sionisme et histoire
Comme les autres doctrines politiques juives contemporaines proposant une solution
à la « question juive », le sionisme s’articule autour de deux notions essentielles :
une vision du destin juif et une interprétation du passé juif. Il est impossible
d’envisager le sionisme sans prendre un instant en considération le passé juif et le
lien qu’il établit entre ce passé et le présent. Cela signifie donc que l’histoire devient
un enjeu majeur pour le sionisme. Si de nombreux intellectuels sionistes ont
manifesté un vif intérêt pour l’étude de l’histoire juive, ils ont tendance à négliger
l’approche événementielle pour privilégier la présentation du passé par la création
d’un récit national héroïque. L’histoire, et plus particulièrement l’histoire juive, est au
cœur des préoccupations des sionistes. Plus que tout autre mouvement national,
cette orientation s’impose au sionisme dans la mesure où certains éléments
constitutifs de la nation, comme le territoire ou la langue, lui font défaut. Il ne
dispose que du patrimoine historique et religieux du peuple juif pour forger la nation.
L’élaboration du récit d’un passé commun remplit alors une fonction déterminante :
celle d’agent unificateur puissant d’un peuple dispersé ne possédant que peu
d’éléments identitaires communs.
Les sionistes sont bien conscients que des divisions profondes traversent le peuple
juif. Comme en témoignent de nombreuses publications, l’unité et le processus
d’unification du peuple juif sont des conditions nécessaires à la constitution de la
nation. L’histoire juive devient alors l’outil précieux qui leur permet de susciter cette
unité. Les travaux menés par des historiens juifs comme Zvi Heinrich Graetz et
Simon Doubnov exercent une influence considérable sur les sionistes en raison de
leur approche inédite. Ces deux historiens étudient le fait juif dans sa dimension
nationale. Leurs travaux tendent en fait à homogénéiser les aspects les plus
disparates du peuple juif. L’accent est placé sur l’unité du peuple juif. C’est la raison
pour laquelle la traduction en hébreu des onze volumes de l’oeuvre monumentale de
Zvi Heinrich Graetz, Histoire des Juifs, suscite un tel enthousiasme dans les cercles
sionistes : Pour nous, l’histoire est plus importante que pour tout autre peuple parce
que c’est le ciment essentiel et peut-être unique qui unit toutes les parties dispersées
de l’organisme du peuple en une pleine unité8.
Si aux yeux des sionistes l’histoire a pour fonction d’unifier considérablement un
peuple dispersé comme l’est le peuple juif, cette discipline contribue également à
forger une conscience nationale. L’histoire doit donc favoriser le passage de la
communauté religieuse à la nation consciente de son patrimoine culturel
extrêmement riche. Cette fonction attribuée à une disciple qui connaît un essor sans
précédent au XIXe siècle n’échappe au grand historien français, Théodore Reinach,
dont on ne peut soupçonner l’adhésion au sionisme. Concernant l’histoire juive, ce
chantre de l’assimilation des Juifs précise que le meilleur, le seul moyen, le moyen
infaillible de fortifier, de reconstituer la conscience nationale d’un peuple qui est en
train de perdre la notion de son individualité ethnique, c’est de lui raconter son
histoire, de lui rappeler ses ancêtres communs, de lui chanter ses hauts faits, de lui
8
Cité dans Georges Bensoussan, op. cit., p.723.
11
donner l’orgueil de son passé et le goût d’un héritage qu’il n’a plus senti être
légitimement le sien. Mais si réellement il n’y avait plus de peuple, on le créerait de
toutes pièces par ce moyen-là9. Ainsi, au cœur de l’histoire juive siège la nation
centrée sur Eretz Israël.
A partir des années 1880, les intellectuels sionistes se lancent dans l’élaboration
d’une nouvelle culture juive nationale en accordant à Eretz Israël sa centralité.
Façonner une telle culture suppose qu’ils empruntent et qu’ils réinterprètent certains
éléments de leur patrimoine culturel. Ce dernier ne comprend pas seulement
l’héritage culturel juif millénaire mais aussi toutes les nouvelles normes de la culture
européenne moderne, particulièrement celle d’Europe centrale et orientale. A partir
de ces traditions culturelles diverses et souvent conflictuelles, toute une génération
d’intellectuels sionistes va réussir à créer une culture originale transformant le passé
tout en le prolongeant à la fois. Ce phénomène atypique met en exergue la
dialectique de la continuité et la destruction : une véritable soif de détruire et
d’effacer coexistent avec une quête de continuité et de réhabilitation. Cette
dialectique contribue à créer une nouvelle culture juive laïque qui ne cessera de se
développer ensuite en Israël
S’il existe au sein de la sphère sioniste un consensus solide pour condamner la vie
diasporique et son passé, une question essentielle se pose : le sionisme et la
rédemption nationale qu’il place au cœur de son projet se relient-ils à quel passé et à
quelle période glorieuse de l’histoire du peuple juif ? Bien qu’une certaine myopie
militante tende à présenter le sionisme comme un bloc monolithique, on peut en
revanche affirmer sans trahir la diversité idéologique du sionisme que la référence au
passé biblique, et plus particulièrement à la période antérieure à l’Exil et à la
dispersion, fasse l’unanimité. Ce passé que le sionisme considère comme glorieux lui
confère une légitimité historique extrêmement importe pour susciter l’adhésion des
masses juives. Mais surtout, grâce aux épisodes épiques et aux personnages
héroïques de ce passé que le sionisme met en avant, ce passé biblique garantit
l’avenir de l’idéologie nationale juive.
9
Théodore Reinach, Histoire des israélites, Paris, 1901, in Georges Bensoussan, op. cit., p.721.
12
V. L’histoire et la dignité juive
Tant l’Europe occidentale, terre du nationalisme civique, que l’Europe orientale où la
conception romantique et ethnique de la nation l’emporte, les nations font l’objet de
constructions à la fois savantes et populaires. Elles sont avant tout le fruit de
l’imagination d’intellectuels. Le succès rencontré par les mythologies nationales et
identitaires illustrent bien ce désir d’histoire, de ruines, de traces et cette imagination
qui hantent le nationalisme à la fin du XIXe siècle. L’originel est exalté et on réclame
à chaque fois le retour à l’authentique. L’engouement pour l’histoire médiévale se
vérifie ainsi dans de nombreux pays européens.
Dans ce contexte, il est difficile d’imaginer un seul instant que les sionistes
s’engagent dans une voie différente des tenants du nationalisme en Europe. En
fidèles contemporains de leur époque, les tenants du sionisme exaltent également
certaines périodes de l’histoire du peuple juif auxquelles ils vont clairement lier le
destin de leur idéologie et de leur mouvement. Toute la période antérieure à l’Exil
fait l’objet d’études et d’interprétations diverses de la part des théoriciens sionistes.
Pendant cette période, la souveraineté politique juive fut expérimentée à plusieurs
reprises. Aux yeux des sionistes, cette situation politique incarne la condition
naturelle du peuple juif qu’il faut impérativement réhabiliter pour qu’il retrouve enfin
sa dignité. Lier la renaissance nationale, dont les sionistes sont les dépositaires, aux
Pentateuques, aux rois David et Salomon, à la dynastie des Asmonéens et même aux
dernières révoltes juives contre les armées romaines, leur permet de se distinguer
clairement du judaïsme diasporique dépourvu de héros et de dignité pour se
présenter en fait comme les dignes descendants des Juifs bibliques. Une idée
centrale traverse donc l’esprit des penseurs sionistes : l’histoire juive doit être
envisagée comme un corps organique de l’existence juive au sein de laquelle le
sionisme occupe une place importante, voire le point culminant.
Les sionistes ne choisissent pas simplement de valoriser certaines périodes
historiques dans leur présentation de l’histoire juive. Les évocations et les
interprétations sionistes assujettissent l’histoire juive à une réévaluation des valeurs
fondamentales. Cela se traduit par une redéfinition de la nature religieuse du passé
juif et une approche nouvelle du lien entre ce passé et le présent. Cela suppose
l’apport d’éléments marginaux au courant dominant de la conscience collective juive.
Cette transposition des marges au courant dominant se produit non seulement dans
le domaine de la conscience collective mais également dans le temps et l’espace. La
primauté est ainsi accordée à des épisodes historiques, tels que la dynastie
Asmonéenne, censés représenter l’indépendance politique en Eretz Israël, alors que
des périodes de prospérités et d’épanouissement de la vie diasporique sont
minimisées, sévèrement remises en question ou tout simplement examinées afin de
démontrer l’impossibilité d’envisager un avenir serein et digne pour le peuple juif en
diaspora. Les productions culturelles de la période antérieure à l’Exil ainsi que
l’importance d’Eretz Israël effacent la civilisation diasporique alors que le passé et le
présent s’entremêlent et se juxtaposent en fonction des effets recherchés. Il en
résulte l’émergence de différentes versions sionistes du récit national présentant
13
simultanément ou alternativement le sionisme comme l’héritier, le point culminant ou
la transcendance de la tradition, l’histoire et l’existence juives.
L’importance accordée par le sionisme à la dignité juive et à sa restauration ne
s’inscrit pas exclusivement dans la vague romantique qui traverse les mouvements
nationaux au XIXe siècle. L’échec de l’émancipation en Europe occidentale liée à
l’apparition de mouvements politiques antisémites et l’impossibilité d’adopter des
mesures émancipatrices en Europe orientale conduisent de nombreux intellectuels
juifs à s’interroger sur la condition des Juifs en Europe. La vague de pogroms des
années 1881-1883 et la mise en place de mesures légales de plus en plus
discriminatoires à l’égard des Juifs dans l’Empire tsariste confirment les craintes des
plus critiques en ce qui concerne l’avenir des Juifs en Europe orientale. Auparavant,
les idées sionistes n’ont pas été largement diffusées au sein de la population juive
celle-ci ne fut guère influencée pas ces idées. Suite à cette vague de pogroms et à la
stupéfaction qu’elle a provoquée, les Juifs commencent à prêter une oreille attentive
aux critiques émises par les sionistes et les autres idéologies juives modernes
critiquant l’immobilisme des responsables communautaires. Face à l’incapacité des
autorités juives traditionnelles à apporter une solution à cette « question juive », le
sionisme se livre à une critique virulente et sans concession de l’impuissance juive.
La rhétorique sioniste se focalise sur la réappropriation de la dignité du peuple juif
impliquant la nécessité de prendre en main son destin national. La redécouverte de
la dignité prend le dessus sur la centralité d’Eretz Israël dans le credo sioniste et la
rédemption du peuple juif par le retour sur sa terre ancestrale n’est qu’un moyen,
certes déterminant, pour retrouver sa dignité perdue après des milliers d’années
d’exil. En rappelant aux Juifs le passé glorieux et héroïque de leurs ancêtres vivant
dans la dignité et l’indépendance politique et capables de vaincre des armées
séleucides et romaines, l’histoire remplit une fonction importante dans cette quête de
dignité, tant à l’égard des non Juifs que vis-à-vis d’eux-mêmes.
C’est précisément ce passé glorieux auquel Haïm Nachman Bialik, poète le plus en
vue de la renaissance hébraïque, fait référence dans un de ses plus célèbres poèmes,
Dans la ville du massacre (Bè Ir Ha Haraygah), écrit en 1903 suite au pogrom de
Kichinev. Désigné comme enquêteur par la Commission historique juive d’Odessa, il
décida de rédiger son rapport sous forme de poème. La publication de ce dernier fait
scandale en raison de la dénonciation véhémente de la passivité des Juifs durant ce
pogrom. Bialik ne manifeste pas sa colère contre Dieu ni contre les auteurs du
massacre. Il ne supporte pas que les Juifs n’aient opposés la moindre résistance.
Puisant son inspiration dans la nostalgie d’un passé biblique glorieux, Bialik décrit
avec précision des Juifs lâches cherchant une cachette alors que leurs femmes et
leurs filles sont violées par les cosaques. Le poème se termine par ces strophes
pleines de honte et de dégoût :
Tu verras de tes yeux les lieux où se cachèrent
Les lâches descendants des glorieux Macchabées…
Ils avaient fui comme des rats,
Ils s’étaient terrés comme des fourmis
Et ils moururent d’une mort de chiens…
La honte est toute aussi grande que la douleur,
14
Et peut-être même est-elle plus grande encore !10
Pour Bialik, ces morts indignes ne méritent ni le souvenir ni la Sanctification du nom
de Dieu (Kiddoush ha Shem), prière que les Juifs récitent lors d’un décès. Cette mort
dans la lâcheté et le déshonneur ne sanctifie rien. Face au courage de leurs ancêtres
capables de se battre et de mourir dans la dignité, cela ne fait qu’accroître la honte
qu’on peut éprouver. Bialik immigre en Palestine en 1922, convaincu que seul le
sionisme peut redonner aux Juifs la dignité qui leur fait cruellement défaut et qu’ils
pourront enfin agir avec la bravoure qui caractérisait leurs ancêtres hébreux.
A peu près à la même époque, Théodore Herzl, fondateur de l’Organisation sioniste
mondiale, prétend que le sionisme a retenu son attention alors qu’il fut le témoin de
la dégradation du capitaine Dreyfus – cet officier d’état-major de l’armée française
accusé d’intelligence avec l’ennemi, condamné à tort en 1895 – et de la vague
antisémite qui suivit. Grave remise en cause du processus d’émancipation des Juifs
de France, cet événement influence considérablement Herzl qui imagine alors une
solution politique inédite : un Etat pour le peuple juif. Bien que Bialik et Herzl tirent
des conclusions différentes de leur observations de la situation désastreuse du
peuple juif, – pour le premier, il s’agit d’une question exclusivement liée à l’identité
juive alors que pour le second, le problème porte sur les relations entre Juifs et nonJuifs - ils sont en revanche d’accord pour considérer que la solution repose sur le
rétablissement de la dignité juive par la renaissance nationale.
10
Haïm Nachman Bialik, « Dans la ville du massacre », Poèmes hébraïques, Paris, 1932, pp.130-133.
15
VI.
Berditchevsky et la transformation des valeurs
En dépit de la virulence de son propos et du regard plein d’amertume qu’il porte sur
ses coreligionnaires, Bialik ne les condamne pas sans appel. La critique radicale et
désespérée est portée par un des penseurs sionistes les plus brillants et les plus
doués de sa génération : Micha Yossef Berditchevsky. Bien que sa démarche soit
atypique, à l’instar de nombreux penseurs sionistes, il puise son inspiration dans une
diversité de traditions spirituelles et philosophiques. Une brève évocation de sa vie
illustre bien les influences aussi diverses qui l’ont guidées et montre à quel point il
est tiraillé par celles-ci. Il est né en 1865 en Podolie (Empire tsariste, région
d’Ukraine aujourd’hui), berceau du hassidisme. Fils d’un illustre rabbin appartenant à
ce courant piétiste, il suit le cursus habituel des jeunes Juifs élevés dans ces familles
très religieuses et très pieuses. Il intègre la très prestigieuse yeshiva (école
talmudique) de Volozhin qu’il quitte lorsqu’il découvre les textes des adeptes des
Lumières juives ainsi que les grandes œuvres de la littérature et la philosophie
profane. Il poursuit ses études universitaires en Suisse et en Allemagne où il s’installe
définitivement. Ce départ pour l’Europe occidentale marque simultanément son
passage de la foi à l’athéisme. A cet égard, la lecture du philosophe allemand,
Friedrich Nietzsche, consomme effectivement la rupture avec ses convictions
religieuses. D’ailleurs, l’influence de Nietzsche ne porte pas seulement sur cette
question mais sur l’ensemble de son œuvre philosophique et littéraire. Se présentant
ouvertement comme un disciple de Nietzsche, Berditchevsky se transforme en
véritable courroie de transmission de sa pensée au sein du monde juif.
Lorsque Berditchevsky élabore le modèle du Juif nouveau, il se fonde sur les thèses
vitalistes développées par Nietzsche. Ce dernier estime que le conflit, état constant
et souhaitable, produit une vitalité héroïque qui engendre ensuite l’énergie humaine.
Berditchevsky transpose ces conceptions vitalistes dans le débat sur la question juive
en prônant comme son maître une transformation des valeurs. Berditchevsky exhorte
les Juifs à rejeter vigoureusement les normes et les valeurs mortifères que la
tradition religieuse leur a léguées. En suivant scrupuleusement ces normes
religieuses, les Juifs sont devenus impuissants face à leurs oppresseurs et ils ont
perdu toute capacité de maîtriser leur destin.
Berditchevsky s’efforce de bâtir un modèle devant permettre aux Juifs de sortir de
l’inertie et retrouver leur dignité. Cela passe nécessairement par le rejet catégorique
de la tradition religieuse qui empêche les Juifs d’exprimer leur capacité créatrice. Ce
n’est pas étonnant si dans un article qu’il rédige en 1899, il dénonce les dogmes
religieux en s’écriant : Nous étouffons, il nous faut de l’air11. Si la tradition rabbinique
se complaît dans l’Exil, alors il faut la rejeter catégoriquement. L’Exil se traduit
essentiellement par la dispersion, l’aliénation, la détresse, le manque de créativité,
l’absence de goût pour la nature, ... Comme tous les penseurs sionistes,
Berditchevsky n’attribue donc à l’Exil que des caractéristiques négatives. Cette
situation désastreuse n’est pas seulement le résultat des circonstances historiques ;
elle est surtout liée à la nature intrinsèque de la culture rabbinique. Toutes ses
11
Micha Y. Berditchevsky, « Transformations », 1899, in Denis Charbit, op. cit., p.298.
16
attaques les plus virulentes se concentrent sur celle-ci : La culture rabbinique qui
nous a conduits en exil et a été bâtie sur les ruines de la patrie ne peut cohabiter
avec une culture nationale qui veut briser le fil de l’Exil et greffer en nous de
nouvelles valeurs et une nouvelle volonté12.
Berditchevksy saisit également l’importance que peuvent revêtir le mythe, les
symboles et l’histoire. En raison de leur capacité à forger une conscience nationale,
ces trois notions constituent des outils extraordinaires pour mobiliser les jeunes
générations et les sensibiliser au passé héroïque de leurs ancêtres bibliques. C’est la
raison pour laquelle il se focalise sur l’histoire juive en rappelant qu’il est non
seulement nécessaire de connaître et de comprendre l’histoire, mais aussi d’en faire
une force présente dans notre vie sociale et quotidienne13.
Berditchevsky réinterprète l’histoire dans une configuration dichotomique où deux
traditions s’opposent radicalement : celle du Livre, incarnée par Moïse, les Prophètes,
les Pharisiens et les Rabbins, face à celle du Glaive dont les Rois, plus précisément
ceux du royaume d’Israël, les Hasmonéens et les guerriers juifs combattant les
Romains. La tradition du Livre et les valeurs morales qu’elle transmet ont pour effet
d’asservir les Juifs alors que la tradition du glaive leur confère la force et la volonté :
Tous, jeunes et vieux, hommes et femmes, grands et petits, nous sommes esclaves
du Livre et de la lettre, du seul écrit. Nous sommes des esclaves et cette servitude
est devenue notre seconde nature, notre substance et notre existence, en tout ce
que nous sommes. […] L’excès de réflexion a dévoré ce que nous avions de
meilleur : notre force vitale. Elle a trop fait de nous le peuple du Livre, un peuple
enlisé dans à l’extrême dans la réflexion. […] Assez de loi et de pensée, ce qu’il nous
faut c’est la vie, le sens de la vie, de la vraie vie, telle qu’elle est. […] Deux mille ans
que nous vivons sans présent. Un immense passé nous enveloppe ; un passé sans
présent ni avenir. Passé et présent. Présent et avenir. Si le peuple n’entend pas la
voix du présent et s’obstine, comme il l’a fait jusqu’ici, à vivre dans ce passé et à ne
désirer que lui, nous ne vivrons pas, même si ne mourrons pas14.
La transformation des valeurs et la redécouverte du sens de la vie que Berditchevsky
prône de toutes ses forces ne se réalisera que si les Juifs rompent avec la culture et
la mentalité diasporique dominée par les normes religieuses et retrouvent leur
condition naturelle, celle de la période biblique pendant laquelle ils formaient une
nation glorieuse. En outre, cette transformation fera entrer les Juifs dans l’histoire.
Ils redeviendront maîtres de leur propres destins et retrouveront ainsi leurs
sentiments et leurs instincts naturels : la fierté, l’héroïsme, la propension au combat,
le travail de la terre, la proximité de la nature, la priorité accordée aux tâches
terrestres et temporelles, …
Berditchevsky exprime admirablement la révolte laïque et authentiquement juive que
mène toute une génération en symbiose avec tous les courants antireligieux qui
secoue alors toute l’Europe. Bien que Berditchevsky n’ait jamais rejoint les pionniers
12
Cité in Ehud Luz, Parallels Meet : Religion and Nationalism in the early Zionist Movement (18821904), New York, Jewish Publications Society of America, 1988, p.166.
13
Micha Y. Berditchevsky, Mimekor Israël, Bloomington, Indiana University Press, 1976, p.37.
14
Micha Y. Berditchevsky, « Transformations », in Denis Charbit, op. cit., pp.298-299.
17
juifs en Palestine, ses idées exerceront une influence considérable sur la deuxième
alyah (1903-1914), vague d’immigration en Israël,15 ainsi que sur la troisième (19191923). Ces deux générations de pionniers extrêmement conscientisés politiquement
s’approprient le corps théorique de Berditchevsky pour forger à leur tour l’idéal du
Juif nouveau en Eretz Israël. Cet idéal imprègne tous les aspects de la vie du
Yishouv, la communauté juive de la Palestine mandataire. C’est évidemment dans le
champ culturel que son poids se fait sentir. Il suffit de lire un poète de la deuxième
alyah, comme Yaakov Cahan, pour mesurer l’influence des idées de Berditchevsky
sur des générations de pionniers : Le nouvel Hébreu sera le nouveau genre humain…
Son apparence sera sûrement splendide lorsqu’il se tiendrala tête haute sur la terre
de ses ancêtres, sous le ciel pur du Dieu du renouveau ; fier et de grande taille, il
marchera comme l’Hébreu antique16.
Ces deux vagues d’immigration sont extrêmement importantes dans l’histoire du
mouvement sioniste et dans celle de l’Etat d’Israël dans la mesure où elles
constituent la matrice culturelle de la nation : en donnant un contenu concret aux
conceptions vitalistes du Juif nouveau de Berditchevsky, elles inventent la figure du
Juif soldat et paysan dans laquelle le corps politique sioniste va trouver son image la
plus forte. Et surtout, par leur volontarisme, elles se distinguent des alyahs
postérieures résultant de choix plus ou moins forcés par les persécutions fascistes et
nazies ainsi que de la fermeture des frontières américaines.
C’est principalement autour de la deuxième alyah que se cristallisent les marqueurs
essentiels de ce qu’on peut déjà appeler l’identité israélienne, ou le code de la
nation, à une époque où il n’y a encore que 50.000 pionniers en Palestine. Ce code a
épousé les deux idées phares de la démocratie européenne, l’idée nationale et l’idée
socialiste. Les deuxième et troisième Alyahs sont largement dominées par le
mouvement sioniste socialiste. Ainsi, le code de la nation évoqué ci-dessus reprend
essentiellement les normes culturelles et idéologiques du mouvement sioniste
socialiste.
Bien que les dirigeants sionistes socialistes soient issus d’une tradition socialiste
européenne, ils ont élaboré une forme originale de socialisme adapté aux contraintes
de leur situation en Palestine dans laquelle l’élément socialiste est enrôlé sous la
bannière nationale. S’ils s’efforcent de puiser dans les paradigmes marxistes un
certain nombre de fondements théoriques, les dirigeants et les penseurs sionistes
socialistes de la deuxième alya demeurent avant tout marqués par la lecture des
théoriciens sionistes. Même s’il ne s’est jamais réclamé du socialisme, Berditchevsky
occupe une place centrale dans les représentations idéologiques et culturelles de
cette génération des Pères fondateurs. On ne peut s’empêcher d’entendre l’écho de
Berditchevsky dans l’analyse historique à laquelle se livre Nahman Syrkin, un des
premiers dirigeants sionistes socialistes : Yavneh s’est construit sur les ruines de
Jérusalem. Ce centre intellectuel et spirituel symbolise l’extrême opposé de
l’indépendance nationale. La période de déclin politique commence avec Yokhanan
15
16
Jusqu’à la création de l’Etat d’Israël en 1948, on distingue cinq vagues d’immigration.
Yaakov Cahan, Kitvei Yaakov Cahan, Tel-Aviv, Dvir, 1960, pp. 50-51.
18
Ben Zakaï17. Berditchevsky et ses disciples sionistes socialistes partagent en fait une
analyse commune du passé juif et tirent des conclusions identiques sur l’action à
envisager au présent. En outre, le Juif nouveau auquel ils songent tous les deux est
doté de caractéristiques identiques. Comme le souligne à juste titre l’historienne
israélienne Anita Shapira, la force que Berditchevsky recherchait en tant
qu’expression de la vitalité latente de la nation, les socialistes la recherchaient en
tant qu’expression de l’engagement révolutionnaire et de la préparation au sacrifice
de soi pour changer la société18.
La dialectique de la rupture et de la continuité, très présente dans l’œuvre de
Berditchevsky, montre à quel point le sionisme s’interroge non seulement sur
l’histoire juive mais aussi sur la place qu’il occupe dans cette histoire. Elle devient
ainsi le terrain sur lequel la culture sioniste est définie. Tant la réappropriation que la
dissociation du passé juif apparaissent comme les éléments essentiels de
l’élaboration de la culture sioniste.
17
18
Nahman Syrkin, cité in Ehud Luz, op. cit., p.195
Anita Shapira, op. cit., p.43.
19
VII. La Bible : un enjeu politique
Pour créer une substance nouvelle authentiquement juive et différente du judaïsme
diasporique, le sionisme revendique l’héritage biblique en récupérant pour ses
propres besoins de légitimation les récits et les symboles susceptibles de
correspondre à ses valeurs. De cette manière, la Bible occupe une place centrale
dans la pensée sioniste. Non seulement, elle confère au sionisme une part
importante de sa légitimité historique mais elle contient l’élément essentiel que cette
idéologie juive moderne réclame à tout prix : l’unité du peuple juif sur sa terre
ancestrale. C’est bien cela qui pousse paradoxalement de nombreux penseurs et
activistes sionistes à lire un texte sacré de la tradition religieuse qu’ils critiquent
abondamment.
Si on prend la peine de bien examiner cette lecture très particulière que les sionistes
laïques font de la Bible, on s’aperçoit que leur attachement à ce texte sacré traduit
en fait le mépris et la révolte qu’ils nourrissent à l’égard de la tradition religieuse
incarnée par le Talmud. Ce corpus est le fondement de l’autorité des lois et des
traditions juives accumulées pendant près de sept siècles (de 200 avant notre ère
jusqu’au VIe siècle). Ce corpus légal et d’enseignement régit tous les aspects de la
vie juive dans ses moindres détails. Aux yeux des sionistes, le Talmud porte la
responsabilité de l’apathie et de la passivité du judaïsme diasporique. Ils lui opposent
nécessairement le vitalisme de la Bible.
L’appropriation de la Bible par le sionisme conduit inévitablement à la sécularisation
de son étude et sa transmission auprès de la jeunesse. Le rapport au texte biblique
est complètement modifié. La Bible n’est plus le livre de la révélation divine. Elle est
désormais lue par les sionistes comme une création historique et littéraire soumise à
la critique. A cet égard, la filiation avec la Haskala est clairement établie. Sans ce
processus de sécularisation entrepris à partir de la fin du XVIIIe siècle, il est difficile
de représenter l’attitude du sionisme à l’égard de la Bible.
S’ils portent un regard critique sur le récit biblique, les sionistes lui attribuent en
outre une fonction essentielle : servir de récit national de l’antique peuple hébreu,
ancêtre du peuple juif. Cette bible sécularisée devient ainsi un grand livre d’histoire
nationale et profane dans lequel on peut découvrir les épisodes glorieux d’un peuple
vivant et travaillant sur sa terre. Cet enseignement de la Bible privilégie donc l’étude
des aspects les plus créatifs et les plus héroïques que le mouvement sioniste entend
réinstaurer dans un Etat moderne. Cette version sécularisée de la Bible fait
également office de livre de géographie nationale permettant aux Juifs, et plus
particulièrement aux immigrants, de partir à la découverte des sites bibliques mais
aussi de la faune et de la flore d’Eretz Israël. Dans cette perspective, la lecture de la
Bible doit susciter l’amour pour la patrie retrouvée et créer un lien presque charnel
entre le pionnier et Eretz Israël. Les récits bibliques offrirent souvent aux nouveaux
venus le sentiment de la réalité tangible du pays. A leur arrivée, ils se mirent en
quête de sites antiques ou de lieux particulièrement liés au passé hébraïque. Grâce
20
aux associations bibliques, un attachement particulier liait l’immigrant aux différents
sites du pays19.
Il n’est donc pas étonnant de constater que la deuxième aliyah, pétrie des thèses
vitalistes de Berditchevsky, accorde une place prépondérante à la Bible. Les figures
les plus marquantes de cette génération et du mouvement ouvrier sioniste, tant
David Ben Gourion que Berl Katznelson et Yitzhak Tabenkin, affirment avec fierté
leur attachement à la Bible. En l’invoquant fréquemment dans leurs discours
politiques, ils entretiennent une relation intime avec la Bible même si ces trois pères
fondateurs ont abandonné la pratique religieuse et le respect des commandements
divins. Yitzhak Tabenkin (1887-1971), dirigeant travailliste et kibboutzique très actif
dans le combat pour la socialisation de la société, décrit bien cette relation très
particulière que sa génération a entretenue avec la Bible : Elle servit en quelque
sorte d’acte de naissance au nouvel immigrant, elle l’aida à abolir la distance entre
l’individu et la terre en cultivant « un sentiment de la patrie ». Chacun puisait là des
forces qui l’aidaient à s’enraciner et à s’attacher à une terre dont le climat, la nature
et le paysage différaient tant de ceux du pays de son enfance20.
Promue instrument fondamentale de légitimation et de diffusion du sionisme, la Bible
se transforme progressivement en source de religiosité laïque. Certains dirigeants
sionistes socialistes n’hésitent pas à légitimer leur idéologie auprès des masses juives
en attribuant à la Bible des vertus et des prétentions socialistes. De la même
manière, d’aucuns n’hésitent pas à ranger le livre des Prophètes dans la catégorie
des fondements politiques du sionisme socialiste. George Bensoussan explique ce
phénomène paradoxal en précisant que la Bible est ainsi au fondement des positions
laïques. Sécularisée, la voici au soubassement de la nation. Ce n’est pas tant à une
lecture nationale du texte sacré que l’on assiste qu’à une lecture religieuse de la
patrie qui confirme combien le schéma religieux perdure au cœur du discours
laïque21.
19
Anita Shapira, op. cit., p.231.
Yitzhak Tabenkin, « Les sources intellectuelles de la deuxième alya », Allocutions, t. II, Tel-Aviv,
1972, p.25, cité dans Anita Shapira, op. cit., p.231.
21
Georges Bensoussan, op. cit., p.720.
20
21
VIII. Sécularisation des cérémonies et des rites juifs : Hanoucca
et Pessah
Le processus de sécularisation des cérémonies et des rites juifs qu’implique
l’appropriation de la Bible par le sionisme se traduit plus par une modification du
contenu que par la remise en cause totale de ceux-ci. Il est important de faire
remarquer d’emblée que tous les rites relatifs aux étapes jalonnant la vie de l’individu
– naissance, Bar-mitsva, mariage et décès – n’ont guère suscité l’intérêt des
sionistes. En revanche, les cérémonies et les rites collectifs ont été intensément
investis par le sionisme.
Hanoucca est la fête du calendrier religieux juif qui retient très tôt l’attention des
sionistes, et plus particulièrement celle de la deuxième aliyah. A la différence de
certaines fêtes beaucoup plus importantes, comme Rosh Hashana (Nouvel An) et
Yom Kippour (Jour du Grand Pardon), et plus ritualisées par la tradition religieuse,
Hanoucca énonce peu de prescriptions et d’interdictions rituelles. Cette particularité
permet aux sionistes de se l’approprier aisément et de lui donner d’autres
significations confortant les valeurs qu’ils défendent et qu’ils entendent transmettre à
la jeunesse. En outre, en raison du sens nouveau que le sionisme lui attribue,
Hanoucca va trouver une place plus importante que la tradition religieuse lui attribue.
Hanoucca est célébrée en plein hiver et dure huit jours. Les Juifs commémorent la
victoire des combattants hasmonéens menés par Juda Maccabée sur les soldats du
roi séleucide Antioche Epiphane IV entre 167 et 158 avant notre ère. Ayant conquis
et hellénisé le royaume d’Israël, les Séleucides profanent le temple de Jérusalem. Ils
y érigent des idoles et y ordonnent des sacrifices. Après trois ans de combats, les
Hasmonéens réussissent à reconquérir Jérusalem. Ils démolissent les idoles et
reconstruisent un nouvel autel. Selon la tradition religieuse rabbinique, pendant la
purification du temple, un flacon d’huile servant à alimenter le chandelier sacré est
découvert. Censé alimenter la flamme une seule journée, l’huile a brûlé huit jours.
C’est pourquoi, les sages ont décidé de commémorer ce miracle en instituant une
fête de huit jours22.
Si la tradition religieuse se focalise sur le miracle de la fiole d’huile, l’ethos sioniste la
délaisse complètement. Dans la conception laïque du sionisme, Hanoucca est
l’occasion d’exalter le courage et la force qui permit aux combattants hasmonéens de
reconquérir leur territoire, leur capitale et leur indépendance nationale. En mettant
en valeur l’héroïsme et la force physique des Maccabées, le sionisme entend mettre
en avant son activisme au détriment de l’attente messianique préconisée par la
tradition religieuse diasporique. La rédemption du peuple juif ne fera donc pas par la
voie divine du miracle mais par le combat des Juifs pour leur indépendance
nationale. Cet élément essentiel n’a pas échappé aux historiens israéliens. Ilan
Greilsammer souligne ainsi que tous les mouvements laïques du Yichouv, de droite
comme de gauche, voyaient dans Hanoucca la célébration de l’activisme politique et
22
Geoffrey Wigoder, Dictionnaire encyclopédique du Judaïsme, Paris, Cerf/Robert Laffont, 1996,
p.428.
22
du réveil national, mais aussi le mythe de la continuité juive, donc du judaïsme et du
sionisme. La fête correspondait à la volonté des dirigeants d’insister sur les
aspirations nationales durant la période du deuxième temple23.
Cette unanimité idéologique au sein du mouvement sioniste se vérifie également
dans les sphères académiques. Des historiens aussi différents idéologiquement que
Ben Zion Dinour (1884-1973) et Yossef Klausner (1874-1958) ont largement
contribué à laïciser et nationalisé Hanoucca. Le premier a occupé la fonction de
ministre de l’Education dans les années cinquante dans un gouvernement dominé par
les travaillistes et a joué un rôle de premier plan dans l’historiographie israélienne
officielle. Il s’efforce de donner au récit héroïque de Hanoucca une portée
pédagogique en montrant comment un peuple vaillant doit se comporter. Il en va de
même pour Klausner, lié au à la droite révisionniste sioniste, qui vante, de manière
plus académique certes, la combativité des Maccabées et néglige complètement le
miracle du flacon d’huile. Cette sécularisation de Hanoucca se justifie selon lui en
raison l’action des Maccabées : Nous savons aujourd’hui que sans la dynastie des
Hasmonéens le peuple juif n’existerait pas24.
Ce processus de sécularisation ne s’est pas seulement opéré dans le domaine
historiographique. Des clubs sportifs et des mouvements de jeunesse ont adopté les
symboles martiaux des Maccabées et en souvenir de leur héroïsme, des cérémonies
ont été organisées dans le Yishouv et dans le cadre de l’Etat d’Israël ensuite. Ainsi,
une torche symbolisant la rédemption politique est allumée au village de Modiin –
berceau de la dynastie hasmonéenne – et transportée par des jeunes coureurs dans
différentes localités du pays25. Ces nouveaux rites nationalistes correspondent bien
aux grandes célébrations patriotiques qui se multiplient dans toute l’Europe de
l’entre-deux-guerres. De nombreuses cérémonies nationales puisent des éléments
dans la sphère religieuse. Le sionisme n’échappe pas à l’influence considérable du
romantisme dans l’élaboration des mythes nationaux.
Si, à l’instar des mouvements nationaux européens, le sionisme utilise une fête
religieuse comme Hanoucca pour célébrer l’indépendance nationale, il ajoute une
dimension supplémentaire liée à la condition juive diasporique jugée insatisfaisante.
Dans l’ethos sioniste, les Juifs de diaspora constituent l’antithèse des courageux
Maccabées. C’est donc en recréant un Etat doté de tous les attributs de la
souveraineté que les Juifs redécouvriront leur dignité et leur condition naturelle, celle
des combattants hasmonéens ou celle des guerriers de Bar Kochba, leader de la
dernière révolte juive contre Rome entre 132 et 135. Cette réappropriation de la
force physique a été longuement théorisée par le plus fidèle des compagnons de
Théodore Herzl, Max Nordau (1849-1923). Ce médecin et écrivain austro-hongrois a
très tôt préconisé le « Musklejudentum », c’est-à-dire le « judaïsme du muscle » par
la pratique de l’éducation physique et du sport en milieu juif. Il fait souvent référence
aux Maccabées et à Bar Kochba.
23
Ilan Greilsammer, La nouvelle histoire d’Israël. Essai sur une identité nationale, Paris, Gallimard,
1998, pp.70-71.
24
Yossef Klausner, Jesus of Nazareth : His Life, Times and Teaching, New York, Macmillan, 1927,
pp.136-137.
25
Ilan Greilsammer, op. cit., pp.73-74.
23
La fête de Pessah (la pâque juive) illustre également le processus de sécularisation
de la tradition religieuse par la modification du contenu de la fête en question. En
dépit des nombreuses prescriptions et interdictions dont fait l’objet Pessah, les
sionistes ont malgré tout réussi à l’introduire dans le giron de l’ethos national.
Comme les autres fêtes de pèlerinage, Pessah s’appuie sur des fondements
historiques et agraires. On commémore la fin de l’Exode et de l’esclavage en Egypte
ainsi que l’arrivée du printemps et le début de la moisson de l’orge. Ces deux
éléments facilitent considérablement l’identification des mouvements sionistes à leurs
ancêtres bibliques. L’esclavage en Egypte est associé aux persécutions en diaspora et
les commémorations agraires correspondent à la reconquête de la terre par le travail
agricole dans les Kibboutz.
Dans les années vingt, les mouvements sionistes présents en Palestine mandataire
ne se soucient guère de Pessah. Ce n’est qu’à partir des années trente qu’ils
cherchent à définir un nouveau contenu à cette fête, et plus particulièrement au
Séder, la cérémonie familiale du premier soir de Pessah. Au cours de cette
cérémonie, les convives lisent la Haggadah (livre contenant l’ordre liturgique du
Séder et le récit de la sortie d’Egypte). Les Haggadahs confectionnées par les
Kibboutz de gauche et d’extrême gauche à partir des années trente montrent à quel
point leur contenu est chargé idéologiquement. Les commentaires rabbiniques de la
Haggadah traditionnellel sont généralement supprimés pour être remplacés par des
poèmes modernes, des versets de la Bible ou des commentaires nouveaux. Ces
derniers portent sur la dimension de la liberté retrouvée et la constitution en nation
libre. Ainsi dans une Haggadah du kibboutz Degania Beth, les passages mentionnant
Dieu ne sont pas effacés mais des commentaires sont insérés. Ceux-ci, en revanche,
associent clairement l’esclavage en Egypte à la diaspora et la sortie d’Egypte au
retour à Sion en prenant bien soin de préciser que cette rédemption s’est réalisée par
la volonté humaine, et non pas suite à un miracle26.
Ces Haggadahs ne cherchent pas à modifier le récit de Pessah. En s’inscrivant
pleinement dans la rhétorique de Juif nouveau, elles doivent renforcer l’adhésion à
l’idéologie dominante. Les commentaires et les illustrations insérés présentent les
pionniers sionistes à la fois comme les nouveaux Hébreux libres et comme les
héritiers des Hébreux bibliques. Sans être évacué totalement, le récit historique est
mis entre parenthèses pour laisser la place au lien entre le présent sioniste et le
passé biblique.
La réactualisation de Hanoucca et Pessah dans l’esprit du sionisme réaffirme la
rupture avec la diaspora et la continuité avec la passé biblique, et renforce
l’attachement à la terre d’Israël. Si l’évocation de ces deux exemples apporte un
éclairage intéressant sur la sécularisation des fêtes juives, on peut observer que ce
processus est également marqué par la nationalisation de ces fêtes.
Cette tendance générale se fait surtout sentir après la création de l’Etat d’Israël
lorsque le gouvernement introduit des cérémonies nationales n’ayant aucun lien avec
26
Anita Shapira, op. cit., pp.240-241.
24
le calendrier rituel du judaïsme. Comme dans toutes les nations, il est question de se
souvenir de ceux qui ont œuvré pour la renaissance nationale mais aussi pour
exprimer des idées directrices et une orientation vers l’avenir. Mais, comme pour la
réactualisation des rites anciens, ce nouveau corpus de « religion civile » est
profondément marqué par la légitimation historique du sionisme qui s’inscrit dans
une dynamique vitaliste. Le triptyque que forment Yom Hashoah Ve Haguevourah
(Jour de la Shoah et de l’héroïsme), Yom Hazikaron (Jour du souvenir) et Yom
Haatzmaout (jour de la proclamation de l’indépendance) répond parfaitement aux
exigences vitalistes du sionisme.
Yom Hashoah Ve Haguevoura, premier élément du triptyque, commémore le
génocide des Juifs et l’héroïsme des soulèvements des ghettos juifs contre les Nazis.
Tout au long des années cinquante, cette journée fut organisée le jour même du
soulèvement du ghetto de Varsovie (19 avril 1943). Or, dans le calendrier rituel du
judaïsme, cette date est celle du premier jour de Pessah, le 15 Nissan. Comme il est
question de se souvenir de la Shoah tout en mettant en avant l’héroïsme des
combattants juifs des ghettos dont l’attitude courageuse doit être liée à celle des
héros sionistes et israéliens, la Knesset, le Parlement israélien, a décidé en 1959 de
fixer Yom Hashoah Ve Haguevoura, le 27 Nissan, entre Pessah et la journée de
l’indépendance nationale, Yom Haatzmaout, le 5 Iyar. La veille, le 4 Iyar, à l’occasion
de Yom Hazikaron, les Israéliens commémorent le souvenir des soldats tombés pour
la défense de l’Etat depuis 1948. Ainsi, la fixation du souvenir de la Shoah dans cette
période bien précise du calendrier contribue à liée intimement cette commémoration
au combat douloureux pour la renaissance nationale du peuple juif dans sa patrie.
Dans ce triptyque, Yom Haatzmaout est présenté comme le début d’une ère nouvelle
dans laquelle la création de l’Etat d’Israël symbolise la rédemption du peuple juif
enfin libre et indépendant27.
27
Yosef Gorny, Entre Auschwitz et Jérusalem. Shoah, sionisme et identité juive, Paris, In Press
Editions, 2003, pp.33-34.
25
IX.
Conclusion : l’impossible rupture complète
Idéologie issue de la modernité, le sionisme s’est conçu et a conçu son action en
rupture avec la vie juive diasporique. Pour que les Juifs puissent affronter
sereinement les défis de modernité et pour qu’ils envisagent avec dignité leur avenir
aux côtés des autres nations, le sionisme propose de suivre le chemin de
l’émancipation collective : les Juifs doivent prendre en main leur destin en créant un
Etat sur leur terre ancestrale : Eretz Israël. Quelle que soit la tendance idéologique,
le sionisme dans son ensemble considère l’Exil comme la cause principale de
l’aliénation physique et morale des Juifs. Dans ce contexte de « négation de la
diaspora », les deux mille ans de vie juive diasporique sont considérées par le
sionisme comme une parenthèse que ses disciples entendent fermer pour de bon en
développant l’aliyah et en créant des institutions politiques juives en Eretz Israël. Le
seul passé juif que le sionisme est prêt à assumer est celui de leurs lointains ancêtres
bibliques. Pendant cette période, les ancêtres des Juifs, les Hébreux, vivaient sur leur
terre dans la dignité et la souveraineté. Ils formaient une nation unie capable de se
défendre militairement contre les envahisseurs étrangers. Ce passé héroïque a
disparu avec les dernières révoltes juives contre les Romains ainsi que par la perte
de l’indépendance nationale et le maintien de la vie juive par la tradition rabbinique.
Le Juif nouveau dont le sionisme dessine les contours se présente donc comme le
digne héritier de ces combattants et de ces agriculteurs que le récit biblique décrit
abondamment. Ce Juif nouveau sera fort et vivra proche de la terre contrairement au
chétif et peureux Juif de diaspora enfermé dans la promiscuité des académies
talmudiques.
La négation de la diaspora et l’apparition d’un Juif nouveau figurent au cœur du
dispositif théorique développé par Micha Yossef Berditchevsky. Le modèle vitaliste
qu’il élabore, largement inspiré de l’œuvre du philosophe allemand Friedrich
Nietzsche, influence considérablement les dirigeants et les activistes de la
communauté juive de Palestine mandataire pendant les années vingt et les années
trente. L’image mythique du pionnier travaillant la terre, défendant sa collectivité
agricole les armes à la main et oeuvrant pour la construction d’une société égalitaire
est celle qui colle le plus à la deuxième et la troisième aliyahs. Les composantes les
plus importantes de l’ethos national israélien sont déterminées pendant cette
période. Pour forger cette nouvelle conscience collective sioniste, l’historiographie
joue un rôle essentiel : légitimer historiquement le sionisme et renforcer
l’attachement des jeunes générations à la terre d’Israël.
Si les dirigeants de la communauté juive de Palestine mandataire et d’Israël ensuite
s’efforcent de tout mettre politiquement en œuvre pour que la rupture avec la
diaspora ne se limite pas seulement à un concept théorique sans contenu, il faut
malgré tout constater que l’objectif ne sera jamais réalisé complètement. Pire, dans
certains cas, la référence diasporique deviendra la norme. En fait, les premières
atteintes à la perspective de rupture complète avec la diaspora apparaissent déjà
dans le courant des années trente. Effrayé par l’absence totale d’éducation juive
auprès des jeunes nés en Palestine mandataire dans les années vingt et trente, Berl
Katznelson (1887-1944), dirigeant influent du mouvement ouvrier sioniste, va
26
affirmer à plusieurs reprises la nécessité de préserver des traditions et des symboles
que le peuple juif transmet de génération en génération. Il déclare ainsi qu’une
génération innovante et créatrice ne jette pas aux orties l’héritage des siècles. Elle
l’examine, l’étudie, s’en éloigne ou s’en approche. Il arrive qu’elle reprenne une
tradition existante et l’enrichisse. Et elle peut aussi fouiller dans un tas de vieilleries
et découvrir des pièces oubliées : elle décape alors la rouille qui les recouvre et
ressuscite une tradition ancienne susceptible de nourrir l’âme d’une génération qui
innove28. Cette modération se situe à des années lumières de la fougue
révolutionnaire de Berditchevsky visant à détruire pour mieux reconstruire.
Katznelson s’est d’ailleurs souvent distancié de tous ceux qui en appellent à faire
table rase du passé.
Le mouvement sioniste s’est largement investi dans la laïcisation de certaines fêtes
juives et dans la modification de leur contenu. A cet égard, Hanoucca et Pessah
furent celles sur lesquelles les sionistes ont jeté leur dévolu. Ce phénomène se
manifesta surtout pendant les années trente et quarante. Il est vrai que le
mouvement des kibboutzim a participé activement à ces expériences originales de
laïcisation des fêtes juives. Il faut malgré tout constater que ces expériences ont eu
du mal à sortir de ce cadre social et politique. Comme le relève l’historienne
israélienne, Anita Shapira, dans la deuxième moitié des années quarante et plus
encore dans les années cinquante, la laïcisation des symboles religieux tomba en
défaveur et on assista à une amorce de retour aux modèles traditionnels29. Plusieurs
facteurs expliquent ce phénomène. L’arrivée massive dans les années cinquante et
soixante d’une immigration orientale et méditerranéenne très attachée aux traditions
religieuses amène de nouvelles populations qui n’avaient eu quasiment aucun
contact avec la modernité et la laïcité. Le vieillissement de la génération de la
deuxième aliyah ainsi que l’affaissement des grandes idéologies révolutionnaires du
XXe siècle comme le sionisme ont conduit de plus en plus d’Israéliens à se
désintéresser des versions exclusivement laïcisées et politisées des fêtes juives.
Même lorsque leur position dominante au sein de la société le permet, les dirigeants
israéliens laïques ne cherchent pas à séculariser complètement l’Etat d’Israël et ses
institutions. De cette manière, ils maintiennent dans la vie publique du nouvel Etat
des pans entiers de la vie juive diasporique tant décriée. Ainsi, les jours fériés sont
ceux du calendrier liturgique juif et le Shabbat devient le jour de repos
hebdomadaire. De plus, certaines matières du droit israélien sont attribuées aux
autorités religieuses. Tout ce qui se rapporte de près ou de loin au mariage et au
divorce des Juifs en Israël relève de la compétence des tribunaux rabbiniques que le
mouvement sioniste a institué dans l’Etat moderne qu’il a créé ! Il en va de même
pour le respect des prescriptions alimentaires et rituelles en matière d’abatage des
bêtes, la Cacherout, que l’Etat s’engage à respecter dans toute cuisine ou cantine
publique. Enfin et surtout, l’Etat d’Israël s’est doté d’une institution surprenante pour
un Etat créé et façonné par des sionistes laïques critiquant virulemment la tradition
religieuse : le grand rabbinat d’Israël.
28
Berl Katznelson, A l’épreuve. Conversations avec des moniteurs. Cité dans Denis Charbit, op. cit.,
p.460.
29
Anita Shapira, op. cit., p.244.
27
Lorsqu’on poursuit cet examen rapide des aspects les plus divers dans lesquels la
rupture avec le judaïsme diasporique fut remise en cause voire, totalement absente,
on s’aperçoit que le grand récit national que l’élite sioniste laïque a esquissé pour
façonner à son image la conscience collective israélienne n’a pas atteint son objectif.
Aujourd’hui, il n’est pas rare de voir des Israéliens accompagnés de leurs enfants sur
les traces des pays et des contrées d’Europe ou d’Orient dont ils sont originaires. Les
plus grands centres d’études de la vie juive diasporique appartiennent à des
universités israéliennes et celles-ci sont également très actives dans l’étude et
l’enseignement des langues juives diasporiques comme le yiddish et le judéoespagnol.
Si le sionisme a contribué à séculariser de manière exceptionnelle la vie juive et à
véritablement sortir les Juifs de la tradition religieuse, il n’a pas cherché à pousser le
processus de rupture avec le judaïsme diasporique jusqu’au bout de sa logique en
dépit des velléités de certains penseurs sionistes à décréter que la religion et le
monde diasporique ont fait leurs temps. Comment expliquer cette modération
politique alors que les circonstances politiques permettent aux dirigeants sionistes
d’appliquer un projet maximaliste ?
Indépendamment
des
facteurs
conjoncturels
précités
–
modifications
démographiques et déclin des grandes idéologies – des éléments structurels liés au
peuple juif et au sionisme expliquent ce phénomène. Tant le souvenir de Sion que
l’usage de l’hébreu et, de manière plus générale, l’identité juive se sont maintenus en
diaspora à travers les siècles par le respect de la tradition religieuse. Celle-ci a confié
à ses prescriptions une fonction de préservation nationale permettant aux Juifs de
traverser les siècles. Même s’ils prétendent rompre avec cette tradition diasporique,
les penseurs sionistes sont paradoxalement amenés à procéder à la rupture en
s’inscrivant dans une certaine continuité véhiculée par la tradition religieuse. Enfin, il
faut surtout mentionner un élément structurel subjectif mais bien certain : la volonté
des Juifs israéliens de maintenir la continuité avec la diaspora et le passé
diasporique. A cet égard, l’historienne israélienne Anita Shapira, a bien résumé le
sentiment général des Israéliens en ce qui concerne leur rapport au passé juif : La
tentative de Ben Gourion de faire un bond dans le temps et dans l’espace et d’ancrer
le nationalisme juif moderne dans la Bible a échoué parce qu’il allait à l’encontre des
sentiments instinctifs de l’ensemble des Juifs de la seconde moitié du XXe siècle :
pour eux les symboles mythiques de la Bible ne s’établissaient pas en contradiction
avec leur lien direct à l’histoire juive récente mais s’y ajoutaient. Ce n’était pas le
passé mythique mais l’histoire proche qui servait de base à leur rapport à l’Etat. La
Bible était importante, mais le lien avec le peuple juif s’avéra plus important
encore30.
30
Anita Shapira, op. cit., p.214.
28
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