Etude 2005
Entre rupture et continuité,
le choix impossible du sionisme
Nicolas ZOMERSZTAJN
Regards – Revue juive de Belgique
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Table des Matières
I. INTRODUCTION .................................................................................. 3
II. RUPTURE AVEC LE JUDAÏSME DIASPORIQUE .................................... 5
III. L’HOMME NOUVEAU, LE JUIF NOUVEAU ............................................. 8
IV. SIONISME ET HISTOIRE ................................................................... 11
V. L’HISTOIRE ET LA DIGNITÉ JUIVE.................................................... 13
VI. BERDITCHEVSKY ET LA TRANSFORMATION DES VALEURS ............. 16
VII. LA BIBLE : UN ENJEU POLITIQUE ..................................................... 20
VIII. SÉCULARISATION DES CÉRÉMONIES ET DES RITES JUIFS :
HANOUCCA ET PESSAH...................................................................... 22
IX. CONCLUSION : L’IMPOSSIBLE RUPTURE COMPLÈTE ....................... 26
X. BIBLIOGRAPHIE................................................................................ 29
I. Introduction
Mouvement national d’essence laïque, le sionisme s’inscrit dans un processus de
sécularisation du peuple juif entamé en Europe dès la seconde moitié du XVIIIe siècle
par les Lumres juives, la Haskala. Ce mouvement prépare le terrain fertile sur
lequel les promoteurs du sionisme vont déployer leur talent et leur énergie à partir
de la fin du XIXe siècle. Sans le renouveau de l’hébreu comme langue moderne et
littéraire et sans le développement de l’historiographie juive moderne, deux
domaines d’études privilégiés par les tenants de la Haskala, les penseurs sionistes
n’auraient jamais pu poser les fondements de leurs doctrines politiques. Toutefois, en
se plaçant sur le terrain politique, les sionistes se distinguent de leurs ancêtres
Maskilim (adeptes de la Haskala). S’ils nourrissent tous les deux une critique
virulente et radicale de la tradition religieuse, les sionistes ne se contentent pas de
réformes religieuses ou culturelles, ils préconisent une transformation radicale de la
vie juive par la création d’un cadre politique indépendant en terre d’Israël. Pour
exister librement comme les autres nations, les Juifs doivent rompre avec l’Exil, cette
condition non naturelle et dégradante qui confine les Juifs dans la vulnérabilité, la
soumission et la passivité.
Cette rupture avec deux mille ans de vie juive diasporique se situe au cœur du projet
sioniste. Il faut préciser qu’il ne s’agit pas que d’une rupture physique ou territoriale.
Il est question de tirer un trait définitif sur des pratiques religieuses, des coutumes,
des mentalités ou plutôt, un mode de vie qui n’est affublé que de caractéristiques
négatives.
S’ils veulent à ce point faire table rase du passé diasporique, les sionistes
n’envisagent pas pour autant de se débarrasser de l’identité juive. Ils veulent lui
donner des contours nouveaux et modernes. Une question se pose d’emblée :
comment bâtir une nation juive moderne sans faire référence au moindre élément de
la tradition religieuse, véritable ciment de l’identité juive pendant deux mille ans ?
Cette question se pose avec beaucoup d’acuité, d’autant que les sionistes entendent
se détacher à jamais de la tradition religieuse qui semble, paradoxalement, donner
sens au nationalisme dont ils se réclament.
Comment la pensée sioniste s’y prend-elle pour disqualifier le passé diasporique sans
se couper des masses juives bien ancrées dans cette civilisation ? Comment légitimer
historiquement cette renaissance nationale auprès de ces masses juives ? L’objet de
cette étude est précisément d’examiner la manière avec laquelle les théoriciens et les
activistes sionistes vont répondre à ces questions. Une des manières pour atteindre
cet objectif ambitieux de rompre avec deux mille ans de vie diasporique en appelant
à la création d’un Juif nouveau vivant dans un cadre politique inédit consiste à
donner une interprétation nouvelle du passé juif et d’utiliser ce passé recomposé
comme un outil pour légitimer le présent et le futur décliné par le sionisme. C’est la
raison pour laquelle, les penseurs sionistes vont se focaliser considérablement sur
l’historiographie juive. Ils vont préconiser la rupture avec la diaspora en se
raccrochant à un passé splendide et glorieux, incarné par la Bible, qu’ils entendent
faire renaître en créant en Etat ce passé glorieux s’est réalisé : Eretz Israël (la
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terre d’Israël). Ils jettent donc un pont entre ce passé biblique glorieux et la
renaissance nationale contemporaine en sautant par-dessus deux mille ans d’Exil.
Dans cette perspective sioniste de l’histoire juive, la période biblique correspond à la
condition naturelle du peuple juif. Cette période est présentée comme celle d’un âge
d’or pendant laquelle la nation hébraïque s’épanouissait en raison de l’indépendance
politique, sociale et culturelle dont elle disposait. Paradoxalement, les sionistes
glorifient aussi une partie bien précise de la période post-biblique au cours de
laquelle les Juifs perdent leur souveraineté politique : la période hasmonéenne ainsi
que celle de la destruction du deuxième temple. L’attitude roïque et valeureuse
des guerriers juifs pendant ces deux périodes se manifeste de la même manière par
les pionniers sionistes de la Palestine mandataire. Ces derniers sont présentés ainsi
comme les dignes héritiers des Hébreux fiers et indépendants en contraste avec
l’image des Juifs passifs et humiliés de diaspora.
En dépit du zèle particulier que le sionisme déploie pour transformer l’identité juive
en rompant radicalement avec la tradition religieuse et le mode de vie diasporique, il
ne réussira pas à pousser cette logique de rupture jusqu’au bout. La Bible a certes
été utilisée comme un outil politique et des fêtes des rites juifs ont été largement
sécularisés pour renforcer l’attachement à Eretz Israël, il n’en demeure pas moins
que la tradition religieuse et de nombreux aspects de la vie diasporique se sont
maintenus en Israël.
L’objet de cette étude n’est pas de savoir si le sionisme a été une bonne ou une
mauvaise idée. Tout comme il ne s’agit pas non plus de se livrer à une entreprise de
dénigrement ni à une apologie de cette idéologie. Nous avons précisément choisi le
thème de la rupture et de la continuité parce qu’au cours de leur histoire, les Juifs, et
pas seulement les sionistes, ont été amenés à se confronter à cette problématique.
Nous nous sommes concentrés sur le sionisme parce qu’elle s’y est manifestée avec
énormément d’acuité.
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II. Rupture avec le judaïsme diasporique
Comme tous les processus révolutionnaires modernes, le sionisme cherche à
renverser l’ordre établi en remettant en cause les structures traditionnelles et en
proposant aux Juifs un cadre politique et culturel leur garantissant une existence
dans la liberté et la dignité. La condition des Juifs en diaspora est la cible principale
des penseurs et des activistes sionistes. Quelles que soient leurs orientations
politiques, la dénonciation de l’exil et de la dispersion est un leitmotiv qui apparaît
dans tous les textes fondamentaux de la pensée sioniste. Comme le souligne Haïm
Arlosorov, théoricien du sionisme socialiste et membre fondateur du Parti travailliste,
Mapai, la pensée sioniste se construit comme
une sorte de rébellion contre la
tradition juive
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.
Si certaines figures importantes du sionisme appartiennent au judaïsme allemand ou
autrichien, comme Moses Hess, Théodore Herzl ou Max Nordau, l’Europe orientale, et
plus particulièrement l’empire tsariste, constituent le terrain de prédilection du
sionisme dans la mesure où ses critiques visent la dure réalité des Juifs vivant dans
cette zone géographique d’une part, et en raison de l’écho favorable qu’il rencontre
auprès de la jeunesse et de l’intelligentsia juive entre la seconde moitié du XIXe
siècle et la veille de la Seconde guerre mondiale d’autre part. C’est dans cet empire
composé d’une mosaïque de peuples que l’idée nationale réveille de façon soudaine,
que les Juifs forment une nation comme les autres. Ils en ont tous les attributs,
territoire mis à part. Ils vivent dans des zones urbaines ou semi urbaines où, dans
certains cas, ils forment parfois la majorité de la population. Cette effervescence
nationale qui agite l’Europe orientale ne se décline pas seulement sur le mode positif
de l’affirmation de la souveraineté nationale et de la citoyenneté. Dans ces régions,
elle se manifeste surtout par l’affirmation organique de la nation dans laquelle
l’appartenance ethnique et tribale a la primauté. Dans ce schéma, les Juifs sont
exclus du projet national auquel ils ne peuvent participer. De plus, les persécutions
et les mesures discriminatoires connaissent un regain considérable à partir de 1880.
Face à cette situation critique, les structures traditionnelles juives d’Europe orientale
n’offrent aucune réponse et ne présentent pas la moindre alternative. Ces structures
sont dominées par les notables et par le monde rabbinique. Bien que connaissant
déjà un certain déclin à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, la pratique
religieuse se maintient au cœur de la vie juive. C’est d’ailleurs celle-ci qui a permis
aux Juifs de maintenir leur existence collective à travers les siècles. Mais depuis la
Révolution française et la diffusion de l’idéologie des Lumières au sein même du
peuple juif, le monde rabbinique traverse une crise. Des penseurs, des écrivains, des
journalistes et des publicistes juifs remettent en question non seulement leur
autorité, mais aussi les fondements de celle-ci. Le mouvement des Lumières juives,
la Haskala, apparaît dans les Etats allemands dans le courant du XVIIIe siècle. Son
contenu est essentiellement religieux dans la mesure elle entend dépoussiérer la
religion juive et l’adapter au monde moderne. En fait, cela se présente comme une
1 Cité dans George Bensoussan,
Une histoire intellectuelle et politique du sionisme 1860-1940
, Paris,
Fayard, 2002, p.679.
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