Le proverbe : vers une définition linguistique Étude sémantique des proverbes français et espagnols contemporains Sonia Gómez-Jordana Ferary Le proverbe : vers une définition linguistique Étude sémantique des proverbes français et espagnols contemporains Préface de Jean-Claude Anscombre Du même auteur Gómez-Jordana, S. et Puyau, J., La parole poétique : poèmes, fables, proverbes…Approche(s) linguistique(s) d’un énoncé, Gómez-Jordana, Sonia et Puyau Jean-Luc (éds.), Bordeaux, numéro thématique du Bulletin Hispanique 107, 2005. Anscombre, J.C., Rodríguez Somolinos, A., Gómez-Jordana, S., Voix et marqueurs du discours: des connecteurs à l'argument d'autorité, Lyon, ENS éditions, 2012. Borreguero, Margarita et Gómez-Jordana, S. (à paraître), Marcadores discursivos en las lenguas románicas. Un enfoque contrastivo, Limoges, Lambert Lucas. © L'Harmattan, 2012 5-7, rue de l'École-Polytechnique ; 75005 Paris http://www.librairieharmattan.com [email protected] [email protected] ISBN : 978-2-296-56940-9 EAN : 9782296569409 Manuscrit du poème de Guillaume Le Vinier où apparaît la formule Cordouaniers n’ot bon sauler, que nous analysons au 3èmechapitre. Il provient de la Bibliothèque du Vatican. Cote REG.LAT.1490. À mes parents, qui m’ont donné l’amour et le goût pour les langues française et espagnole. À mon grand-père, Luis Gómez-Jordana. Je remercie mes deux directeurs de thèse, Jean-Claude Anscombre et Amalia Rodríguez Somolinos pour leur soutien pendant toutes ces années. SOMMAIRE Préface ................................................................................................ 13 Introduction ........................................................................................ 21 Chapitre 1. Proverbe et cadre linguistique : prolégomènes ................ 29 Chapitre 2. Structures proverbiales ................................................... 75 Chapitre 3. Genèse sémantique du proverbe .................................... 147 Chapitre 4. Analyse diachronique de l’évolution de quelques proverbes ..................................................................... 237 Chapitre 5. Le Proverbe dans son contexte discursif ....................... 307 Conclusion ....................................................................................... 357 Bibliographie générale ..................................................................... 363 Bibliographie de dictionnaires de langue et dictionnaires généraux .................................................................. 384 Revues de parémiologie ................................................................... 390 Sites web et CD-Roms ..................................................................... 390 Préface Quand la linguistique rencontre la sagesse populaire « Dice la primera parte de un refrán y otro contesta con la segunda parte como si respondiera a una letanía de la misa o el rosario y aunque lo repiten todo cada año hacia la misma época, o incluso cada día, la repetición no parece aburrirles, y hasta la enuncian como el descubrimiento de un tesoro ignorado de sabiduría. – Agua por San Juan… - dice uno. E inmediatamente otro añade: - Quita aceite, vino y pan…». (Antonio Muñoz Molina, El viento de la luna, 2008) Il en est des proverbes et des dictons comme de ces livres de contes de fées où le crapaud devient prince, - à moins que ce ne soit l'inverse, ou encore d'aventures où le capitaine Crochet épouse Milady – mais tout bien pesé, c'est peut-être d'Artagnan. Tôt lus, encore plus tôt refermés, leur bref destin s'achève dans le grenier de notre enfance. Curieusement cependant, ils laissent derrière eux comme une trace indélébile qui fait qu'à la moindre allusion, c'est tout un monde mythique qui 13 ressurgit. Et c'est peut-être le refus de cette dimension mythique – qui constitue pourtant notre dire quotidien - qui a fait ranger les proverbes et autres dictons avec le bric-à-brac des greniers, surtout à une époque où l'écran a remplacé le livre, le tchat la lecture par voie de conséquence, et où les greniers encombrés et poussiéreux sont devenus des "lofts" spacieux. Pauvres proverbes, vite relégués au rayon des accessoires folkloriques, mais pourtant toujours présents, luttant coûte que coûte malgré une exclusion systématique du 'beau langage'. On note en effet que ces vestales de la norme langagière que sont les grammaires traditionnelles, n'accordent aucune place aux proverbes, dictons et autres formes sentencieuses. C'est que notre bonne vieille grammaire privilégie de façon outrancière les deux catégories du verbe et du nom, conforme en cela à une tradition remontant à Platon selon laquelle le plus petit discours est celui qui combine un nom et un verbe1. Il y aura donc des catégories nobles (le verbe, le nom, l'adjectif), et des catégories nettement moins fréquentables. Par exemple l'interjection, pourtant reconnue par Grevisse comme une catégorie à part entière, est expédiée – et de quelle façon! "...L'interjection est une sorte de cri qu'on jette dans le discours ... les interjections sont généralement brèves ... la langue populaire est féconde en interjections plus ou moins pittoresques et plus ou moins triviales ... (Grevisse, Le bon usage; c'est moi qui souligne). Grevisse – toujours lui, mais il n'est que le relais d'une tradition dont il n'est pas l'auteur – voit l'hypotaxe comme typique de la langue écrite, comme l'expression de la pensée, comme complexe et savante. La parataxe, en revanche, relève de "…la langue parlée, de la syntaxe affective qui désarticule l'expression de la pensée, et ne s'embarrasse guère de l'appareil complexe de la phrase périodique savamment cimentée de conjonctions...", et ce d'autant moins qu'elle a à sa disposition "..le geste et les inflexions de la voix ..."2. On aura remarqué que ce côté populaire et parlé, voire trivial, d'un affectif qui peut aller jusqu'au gestuel, cette économie dans les moyens qui va jusqu'à la brièveté, caractérise chez Grevisse à la fois l'interjection3 (catégorie dans laquelle il range aussi les procédés onomatopéiques) et la parataxe. Grevisse n'est d'ailleurs pas original en la matière. La Real Academia Española, déclare, à propos de la parataxe (qu'elle oppose à l'hypotaxe): "…en la época prerrománica desaparecen casi todas las conjunciones latinas, porque no eran necesarias para la expresión en aquellos siglos de baja cultura…los niños y el habla vulgar y rústica usan muy pocas conjunciones en comparación con la riqueza expresiva del habla culta y 1 D'où le statut habituel de la phrase nominale, habituellement considérée comme une phrase à verbe effacé. 2 Toujours Le bon usage, s.v. Groupement des propositions. 3 Cf. Les mots soulignés dans la précédente citation. 14 literaria…"4 Malheureux proverbes, où abondent les phrases nominales (i.e. sans verbe) comme A bon vin, point d'enseigne, Chose promise, chose due, etc, pour le français; De tal palo, tal astilla, A mal tiempo,buena cara, etc., pour l'espagnol. Et les procédés paratactiques, ainsi: fr. dans Rien ne sert de courir, il faut partir à point, Les chiens aboient, la caravane passe, etc.; esp. Gato escaldado, del agua fría huye, Quien paga, manda, etc. Comble de malchance, les proverbes exhibent une caractéristique qui contribue davantage à y voir une manifestation commune et vulgaire. Considérons en effet le petit fragment de discours suivant: "…Les garçons étaient soumis à une surveillance étroite, particulièrement Antoine, que ses habitudes de paresse faisaient soupçonner d'être vicieux. «L'oisiveté est mère de tous les vices», disait le vétérinaire…" (Marcel Aymé, La jument verte, 1933, p.114). Le raisonnement banal qu'il expose est le suivant : de la paresse de quelqu'un on peut en tirer qu'il est vicieux, en vertu du principe qui veut que l'oisiveté soit la mère de tous les vices. On voit ainsi apparaître une des fonctions fondamentales du proverbe, peut-être même la plus importante : il est le garant des enchaînements conclusifs dans le raisonnement ordinaire. On se justifie d'avoir tiré telle ou telle conclusion en montrant que le raisonnement qui y conduit s'appuie sur un schéma rhétorique général illustré dans le cas qui nous occupe par un proverbe. Je devrais en fait dire 'une des fonctions fondamentales du proverbe, pour son malheur'. En effet, ces garants que sont les proverbes sont un peu particuliers : ils fournissent certes des schémas conclusifs mais qui admettent néanmoins d'éventuelles exceptions qui ne le remettent pas en question. A tel point qu'il n'est pas exceptionnel qu'à un proverbe donné fasse pendant un proverbe aboutissant pour une même prémisse à une conclusion opposée. Il en est ainsi pour L'habit ne fait pas le moine et Les apparences sont trompeuses, ou encore A buen fin no hay mal principio et Lo que mal empieza, mal acaba. Cette rhétorique où règnent les proverbes n'a donc pas la rigueur dépouillée de la déduction logique, et ce d'autant moins qu'elle nous parle non pas de l'Homme éternel, mais de l'homme de tous les jours, qui doit gagner sa vie à la sueur de son front. Le Siècle des Lumières balayera d'un revers de main cette rhétorique du pauvre, trop près de la terre et trop éloignée des étoiles, et lui opposera avantageusement le raisonnement syllogistique: "...Proverbe, se dit communément des façons de parler triviales & communes qui sont en la bouche de toutes sortes de personnes. Triviales sententiae, dicta communia. Les Proverbes qui faisoient autrefois une partie des richesses de notre langue, n'entrent point aujourd'hui dans un discours serieux, & dans des compositions relevées. Rien n'est plus désagréable dans un ouvrage raisonnable que des locutions proverbiales qu'on ne supporte que dans la conversation, & quand on a dessein de 4 Esbozo de una nueva gramática de la lengua española, Espasa-Calpe, Madrid, 1973, pp. 502-503. 15 badiner, ou tout au plus dans une pièce comique. Elles ressemblent à ces habits antiques, qui ne servent qu'à des mascarades & à des ballets. En un mot il faut beaucoup d'art pour assaisonner les proverbes, & pour leur ôter ce qu'ils ont de bas & de populaire…" (Trévoux 1743-1752, s.v. proverbe). Mais Don Quichotte ne déclarait-il pas déjà à Sancho: "...cargar y ensartar refranes a troche moche, hace la plática desmayada y baja..." ? Ce n'est que récemment – et principalement sous l'impulsion de Louis Combet – que les proverbes et autres formes sentencieuses commencent à recouvrer droit de cité. Les raisons de cette renaissance sont à mon avis au nombre de deux. La première est de l'ordre du symbolique : j'ai dit plus haut que les proverbes représentaient une sorte de dimension mythique. Les traces en sont nombreuses : certains proverbes reposent sur des faits historiques ou des personnages plus ou moins légendaires. Ainsi le chien de Jean de Nivelle qui s'enfuit quand on l'appelle, el perro del hortelano que no come ni deja comer, mais aussi quien fue a Sevilla, perdió su silla, ou encore Paris vaut bien une messe, sans compter le calendrier rural et ses saints, el santoral: A la saint Barnabé, fauche ton pré; A la sainte Catherine tout prend racine; A la saint Rémi, cueille tes fruits, etc. Et outre Pyrénées: Por San Blas, la cigüeña verás, si no la vieres, mal año tuvieres; Santa Lucía, mengua la noche y crece el día; A cada puerco le llega su San Martín, sans oublier bien sûr Le diable bat sa femme et marie sa fille, et bien d'autres encore. N'oublions pas non plus la forme proverbiale ou quasi-proverbiale de certains préceptes religieux, et surtout toutes ces formules de rituels non nécessairement enfantins dont la structure rappelle fortement celle des proverbes: de Santa Rita, Rita, lo que se da no se quita à Donner c'est donner, reprendre c'est voler en passant par Croix de bois, croix de fer, si je mens, je vais en enfer et Sábado, sabadete, camisa limpia y polvete. Le refrán espagnol qui prétend que Refranes antiguos, evangelios chicos, n'est donc ni une formule creuse, ni le fruit du hasard. Le proverbe est à la langue ce que le mythe est à l'homme, c'est-à-dire pleinement constitutif. Ce qui nous amène à la deuxième cause de la renaissance évoquée plus haut, à savoir l'évolution de la linguistique. Une des caractéristiques de cette dernière est d'avoir tenté de briser le cadre de la grammaire traditionnelle, jugé par trop étroit. Ce qui a conduit à s'intéresser à des phénomènes langagiers considérés jusque là comme marginaux, comme ne relevant pas vraiment de la langue. C'est ainsi qu'on a commencé à se pencher sur les exclamatives et les interjections, à étudier les phrases nominales, à découvrir l'importance des phénomènes de généricité dans la mesure où ils sont liés à des savoirs partagés, etc. Il était prévisible dans ces conditions que tôt ou tard, on en viendrait à se pencher sur ces drôles de phrases que sont les formes sentencieuses, dont les proverbes. Je dis 'drôles de phrases', car elles possèdent une caractéristique qui les distinguent de 16 toutes les autres phrases d'une langue : leur caractère proverbial/sentencieux est identifiable au premier coup d'œil. On reconnaît un mot à sa voilure, disait Alain, et ce principe pourrait être étendu sans peine aux proverbes. Il y a dans les arrangements des formes sentencieuses un je ne sais quoi qui en dénonce la nature. Le phénomène semble provenir de l'utilisation systématique de certaines combinatoires bien spécifiques, mais également de schémas rimiques et rythmiques. Deux remarques à ce propos : la première est que le caractère désuet du proverbe - une des nombreuses vulgates le concernant – est sujet à caution. En effet, il est de notoriété publique que nombre de slogans reproduisent en fait des structures parémiques: ainsi Boire ou conduire, il faut choisir, ou encore Pescados de crianza, pescados de confianza, qui ne sont des cas nullement exceptionnels. On explique mal le pouvoir de conviction des slogans si les structures sentencieuses qu'ils imitent relèvent d'un monde archaïque et en désuétude. La seconde nous ramènera au sujet de cette présentation, à savoir les travaux de Sonia Gómez-Jordana. Elle est que, à bien y regarder, ces structures qui seraient typiques des formes sentencieuses ne semblent être qu'en nombre fini. Plus : dans des langues apparentées, comme peuvent par exemple l'être les langues indo-européennes occidentales, il semble que de telles structures soient au moins partiellement communes. Pour ne donner qu'un exemple, on rapprochera ainsi les formes en qui: fr. Qui aime bien, châtie bien, esp. Quien canta, su mal espanta, angl. Who pays the fidler, calls the tune, all. Wer finden will, muss suchen, etc. Or si proverbes et formes sentencieuses n'étaient que des manifestations externes à la langue, on voit mal comment des langues différentes correspondant à des cultures au moins partiellement différentes et à des folklores certainement idiosyncrasiques pourraient parvenir à des formes similaires. C'est donc que l'expression de la 'sagesse populaire', loin d'être linguistiquement arbitraire, prend appui sur la langue. C'est sous cet éclairage qu'il faut situer le travail de Sonia GómezJordana, qui se propose d'étudier le phénomène parémique avant tout comme une manifestation linguistique. D'où, dès les prolégomènes, l'examen des différentes théories linguistiques et plus précisément sémanticopragmatiques aptes à fournir un cadre méthodologique permettant l'analyse de ce phénomène parémique. Et ce n'est qu'une fois mis en place cet espace méthodologique que l'auteur procède à l'examen de ce qui est sans doute la thèse centrale de ce travail : la comparaison des structures parémiques de l'espagnol et du français. L'examen d'un nombre important de proverbes des deux langues ainsi que la mise en évidence des structures syntaxiques de ces formes amène Sonia Gómez-Jordana à deux conclusions : d'une part, que les structures parémiques sont, dans les deux langues, en nombre fini et limité, à savoir de l'ordre d'une quinzaine. Certaines sont immédiatement repérables, ainsi les formes en Qui/Quien déjà mentionnées, mais aussi celles à article 17 zéro frontal : Chat échaudé craint l'eau froide, à laquelle fait écho l'espagnol Gato escaldado del agua fría huye. Et d'autre part, que ces structures sont grosso modo les mêmes dans les deux langues. Cette seconde conclusion confirme ce qui avait été annoncé plus haut : il y a bien une base linguistique au phénomène parémique, puisque la parenté génétique de deux langues comme le français et l'espagnol entraîne la naissance de structures parémiques communes ou proches. Bien entendu, cette première conclusion en amène une seconde : si le phénomène parémique se caractérise par des structures syntaxiques spécifiques, on est en droit de penser que cette spécificité syntaxique se double d'une autre spécificité, sémantique cette fois. S'interrogeant sur la genèse sémantique des formes sentencieuses, l'auteur s'oppose à la thèse communément acceptée du proverbe comme mention, et montre que c'est en fait à un processus de délocutivité, notion imaginée au départ par E.Benveniste, qu'on doit la formation des proverbes. Ce qui implique au passage l'examen du parcours diachronique suivi par ces formes : Sonia Gómez-Jordana s'y applique sur plusieurs exemples issus des deux langues, et rétablit ainsi en linguistique une dimension diachronique qui avait été plus que négligée par des recherches contemporaines très axées sur la synchronie. On trouvera beaucoup d'autres informations dans cet ouvrage, dont il faut signaler le souci méthodique de tout examiner et de ne rien négliger. Il constitue par ailleurs une première : il ne se contente pas en effet de montrer qu'on peut mener une étude linguistique des parémies, il réintègre le fait parémique de plein droit dans les phénomènes linguistiques. Espérons que cet exemple sera suivi de beaucoup d'autres. Colorín, colorado, este cuento se ha acabado. Jean-Claude Anscombre Directeur de recherche émérite CNRS-LDI 18 Si les signes vous faschent, ô quant vous fascheront les choses signifiées! Rabelais (La Vie très horrificque du Grand Gargantua père de Pantagruel5) 5 Rabelais (1973 : 444), Œuvres complètes, Paris, Seuil, (coll. «L’intégrale»).