HISTOIRE ET MEMOIRE

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HISTOIRE ET MEMOIRE
Introduction
Intégrer la notion de mémoire, et de mémoire au pluriel, dans un programme
d’enseignement de l’Histoire semble inviter le spécialiste à renouveler une approche
réflexive de sa propre discipline.
D’autant plus en ces temps où Histoire et Mémoire se confondent quotidiennement
dans une médiatisation et une « spectacularisation », démesurées peut-être, de tout ce
qui a trait au passé.
Du
bain
télévisuel
où
se
coulent
indistinctement
commémorations,
documentaires et fictions, il paraît plus qu’urgent pour l’historien comme pour
l’enseignant, de dégager et d’isoler les éléments d’une saine réflexion.
Rien d’innovant donc, à rappeler les termes d’une discussion déjà et encore rebattue
concernant les notions en cause.
Il s’agit ici de procéder à une remise au point terminologique, déjà grosse par
elle-même de difficultés par ailleurs constatables, dans la pratique même de l’Histoire.
Cette approche se veut donc philosophique, au sens où, de l’exploration des définitions
et des concepts en présence, peut naître une analyse des problèmes qui en découlent.
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I- Les concepts
1) L’Histoire
L’Histoire est une notion problématique par elle-même, du seul fait de sa
polysémie (à savoir la diversité de ses acceptions).
Elle peut désigner en effet :
D’une part la transformation dans le temps des sociétés humaines, et par
extension des individus, mais aussi (par une extension démesurée du concept) d’à peu
près tout ce qui est susceptible d’évoluer dans le temps.
D’autre part le récit de cette transformation, et sa tentative d’explication, dans
un souci d’objectivité et de rigueur pour ce qui concerne la discipline historique
proprement dite. Par suite, on parlera d’histoire dès qu’il s’agit de raconter quelque
chose, qu’il s’agisse de réalité ou de fiction.
Enfin, au pluriel (les ennuis commencent), « des histoires » désigne précisément
des ennuis ou encore des mensonges.
Les problèmes issus de cette polysémie sont de nature et de degrés variables :
Tout d’abord, l’Histoire désigne aussi bien un processus que le récit qui en est
fait (ce que recouvre la distinction faite en allemand entre Historie et Geschischte).
De plus, ce qui est plus gênant, il peut sembler énigmatique d’envisager sous le
même terme le récit vérace et éclairé des événements du passé, et le récit fictif de la
fable, par exemple.
Il faut donc, pour sauver l’Histoire, tiraillée entre deux définitions contradictoires,
chercher ce qu’il a de commun entre ces deux récits.
Or, outre le fait qu’on a affaire dans les deux cas au récit précisément, et donc au
langage, c’est la notion de représentation qui peut d’abord permettre de comprendre
cette difficulté.
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2) La représentation
En effet, toute histoire, par son récit, donne une représentation d’événements,
une image mentale de ce qui, précisément, n’est pas présent.
Or, il y a deux manières de ne pas être présent : soit en n’étant pas du tout (dans le cas
des fictions, qui inventent des événements), soit en n’étant plus (dans le cas de
l’Histoire qui reconstruit ce qui est passé dans une représentation).
L’Histoire cherche donc à rendre présents à nouveau des événements qui, étant passés,
ne le sont plus.
C’est ainsi fatalement qu’elle aura à faire avec la mémoire.
3) La mémoire
La mémoire est justement la faculté par laquelle on se souvient, on se rend
présent à l’esprit, ou on maintient en lui, ce qui n’est plus.
On voit d’ailleurs que la mémoire désigne ici aussi bien le processus par lequel l’esprit
fait retour sur le passé pour se le re-présenter, que le résultat de ce travail ; aussi bien
la faculté de représentation du passé, que la représentation elle-même.
Histoire et mémoire semblent donc de prime abord, indissociables, comme autant de
moyens de se rendre présent à l’esprit un passé qui n’est plus.
Mais il est aisé de soupçonner d’emblée que nous avons affaire ici à un couple
d’amants terribles, dont les relations sont d’autant plus ambivalentes qu’il pratique un
échangisme permanent avec des notions elles-mêmes bien souvent accusées
d’infidélité (comme l’oubli ou l’imagination), ou dédiées à la passion aveuglante
(comme les sulfureuses valeurs, morale, identité…)
Poursuivons donc notre incursion dans les concepts à travers la question précise de ces
relations qu’entretiennent l’Histoire et la mémoire.
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II- Relations Histoire /mémoire
1) De la communauté à la séparation
Histoire et mémoire vivent ainsi sous le régime de la communauté de notions, à
l’intérieur duquel il faudra procéder à quelques distinctions.
Toutes deux conduisent à des représentations du passé, ce qui amène à préciser la
définition de l’Histoire par rapport à son pluriel gênant.
Faire l’Histoire n’est pas « raconter des histoires » ; en effet, dans ce dernier cas, c’est
le récit qui importe, plus que la véracité de son contenu.
Or le récit historique est plus une relation d’événements passés censés avoir eu
lieu, et une relation dans les deux sens du terme : relater, c’est-à-dire retracer,
retranscrire, refaire connaître, mais aussi mettre en relation ces événements pour en
montrer la lisibilité.
L’Histoire produit donc une représentation travaillée, élaborée, alors que la
fiction relève de l’imagination pure, qui n’a pas besoin de se référer au réel.
L’imagination s’avère ainsi être un concept aussi crucial que problématique pour
penser les relations entre la mémoire et l’Histoire.
En effet, en tant que faculté de produire des images, elle intervient dans la
représentation et y révèle son caractère ambivalent, surtout concernant la mémoire.
Cette dernière est la faculté de convoquer, de retrouver des images du passé mais, sauf
erreur, elle n’en crée pas de nouvelles, et introduit dans la représentation un aspect
temporel, dont l’imaginaire pur peut faire l’économie.
Pour l’historien comme pour celui qui se remémore, l’imagination est donc un
outil nécessaire, mais qui appelle la plus grande vigilance, ce qui nous conduit à un
autre aspect des relations entre les deux notions.
2) Histoire et mémoire
Le problème est classique : l’historien a besoin, entre autres choses bien sûr, des
différentes manifestations de la mémoire.
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Aussi entre Histoire et mémoire, y a-t-il un même souci du passé, le même rejet
de l’invention, mais la première cultive, face aux événements, une distance critique
que, par nature, la mémoire peine à avoir et à maintenir.
Ce problème ne se limite pas à une opposition entre l’objectivité quasi scientifique à
laquelle aspire l’historien dans ses recherches, et la subjectivité sélective d’une
mémoire toujours connotée, engagée.
Engagée, la mémoire, car l’individu met en elle son identité même (identité
construite au fil d’événements cruciaux de son existence) ; engagée aussi, lorsqu’elle
est collective, allant de pair avec des revendications tout aussi identitaires, voire
politiques, morales.
Il y a ainsi des enjeux de la mémoire auxquels l’historien doit faire face tout en
tâchant de s’en abstraire pour construire une « relation » la plus juste possible du
passé.
Les termes du conflit, ici, sont doubles :
D’une part, l’historien se confronte à la une mémoire toujours susceptible de
défaillir, et ses défaillances possibles sont multiples, allant de l’oubli à la production
d’images fictives (d’où le problème de la crédibilité des témoin), en passant par la
sélection ou l’altération des souvenirs.
D’autre part, la mémoire collective a toujours tendance à « faire pression » sur
l’Histoire, exigeant d’elle une caution scientifique, un travail de légitimation qui n ‘est
pas du ressort de l’historien (en quête d’une autre légitimité).
Tout comme la philosophie a ainsi pu être la servante de la religion, l’histoire doit
lutter plus que jamais pour ne pas être celle de la mémoire, toujours en proie à la
tentation de remplacer une compréhension du passé par la répétition obsessionnelle et
compulsive de l’événement qui la hante et la justifie en même temps.
3) Les effets des abus de la mémoire
Ces abus peuvent avoir en effet, et entre autres, deux conséquences :
D’une part, qu’elle soit individuelle ou collective, une mémoire qui parasite la
quête de véracité de la représentation par son caractère traumatique et envahissant,
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empêche l’individu ou le peuple de prendre en main son présent et d’envisager l’avenir
sainement.
Les critères de sélection historiques doivent chercher l’indépendance face à de telles
influences, au risque de produire une histoire orientée, voire doctrinaire d’une point de
vue idéologique.
D’autre part, il n’y a pas une, mais des mémoires, qui toutes revendiquent leur
légitimité ; et le problème de cette diversité des mémoires n’est pas tant de savoir
laquelle est la plus fidèle au passé, que le fait que chacune d’elles a une raison d’être,
chacune cherche à faire entendre sa voix.
Or l’historien n’est le médium d’aucune mémoire, dont les relais sont d’une
autre nature ; l’émergence de l’une, la prééminence ou le silence des autres, toutes ces
manifestations répondent à des conditions politiques et à des intérêts qui ne sont pas
ceux de l’historien.
Ce dernier serait d’ailleurs en mesure de faire une histoire des mémoires qui, dans leur
évolution, leurs conflits, les processus qu’elles traversent, ont tous les caractères de
l’objet historique.
Conclusion
Il y aurait encore nombre « d’histoires » à raconter au sujet de ce couple
tumultueux, mais il faut, du moins provisoirement, solder leurs comptes respectifs et
communs.
Il semble qu’il appartienne à l’historien, et qu’il soit même de son devoir, de se
positionner face à la tendance naturellement envahissante de la mémoire.
Il doit réaffirmer son rôle critique, le caractère indépendant de son travail, qui relève
d’une discrimination de la mémoire et du souvenir.
Rôle critique de celui qui cherche, je le rappelle, non pas simplement à convoquer le
passé, mais à l’élucider, le mettre en lumière, au service d’une connaissance
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compréhensive des événements historiques, au service aussi d’une disponibilité plus
consciente et avertie à notre propre présent.
En ce sens, la mémoire reste un outil essentiel de la recherche historique, et
l’objet aussi de l’histoire, mais ne saurait en devenir le sujet ou l’initiatrice.
Si la mémoire se transmet, l'histoire s'enseigne.
Il semble en effet que toute société mette en place suffisamment de relais de
transmission de la mémoire, pour laisser l’historien, dans ses recherches comme face à
ses élèves, ses étudiants, ses lecteurs et ses pairs, faire et enseigner l’histoire.
Faire et enseigner l’histoire des mémoires à l’œuvre dans ces mêmes sociétés,
peut s’avérer, dans ces conditions, un travail aussi passionnant qu’il est essentiel.
Je rappellerai en dernier lieu que l’histoire est science, mais science humaine, et qu’il
lui est donc aussi nécessaire, pour ne pas être une simple chronologie, pour ne pas
forcer non plus la raison des événements, de se confronter aux mémoires du passé
comme du présent.
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