Jean-Jacques DEMAFOUTH

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Jean-Jacques
DEM AFOU TH
Entretien avec Samy Abtroun
Editions Numéris
Jean-Jacques
DEMAFOUTH
Entretien avec Samy Abtroun
Editions Numéris
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Mes sincères remerciements à tous ceux
qui m’ont soutenu dans ma traversée du désert,
plus particulièrement à mon épouse, à mes enfants ainsi
qu’à tous les frères et sœurs qui n’ont ménagé aucun effort
pour m’apporter le réconfort moral et me permettre
de mener ce combat pour le progrès social
en République centrafricaine.
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AVANT-PROPOS
Dehors, Paris et ses enchevêtrements de rues, ses klaxons,
ses files interminables, ses gens, son ciel. Dedans, JeanJacques Demafouth et sa Centrafrique. Un petit salon. Fenêtres fermées. Douce atmosphère. On est déjà ailleurs, sous
un autre soleil. Quelques portraits au mur, des objets lointains, des traces, un canapé, un fauteuil. On s’assoit. L’entretien durera plusieurs heures, sur plusieurs jours, coupé
juste par deux ou trois sonneries. Qu’importe au fond. Car
avec ou sans bruit, il n’est jamais facile de faire dire une vie.
Il faut parler mais pas trop, se taire mais pas trop non plus.
Bref rester suspendu sur ce maigre fil qui fait croire qu’on
est à la fois bien à l’aise et tout à fait gêné. Et toujours, au
long de la conversation, respecter l’itinéraire de celui qu’on
écoute, suivre son chemin, à son rythme, s’arrêter lorsque
l’émotion devient perceptible, manquer de glisser, puis le
reprendre au détour d’un sourire, d’une drôlerie. Avec plus
de frénésie.
Au demeurant, je ne connaissais pas l’homme, ou très peu.
Quelques sites internet, un livre ou deux retraçant l’épopée
de son pays dans lesquels on trouvait quelques références,
ancienne colonie, ancien royaume aussi, république surtout. Du pays justement, je n’en savais guère plus, hormis
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quelques notions géographiques : situé, comme son nom
l’indique, près du centre de l’Afrique, au cœur d’une région
conflictuelle – et qui l’est encore aujourd’hui. D’un mot
enfin : ses mines de diamants, sa population… et sa population minée par un destin qui s’acharnait contre elle. Bizarrement, à force de lecture, il me semblait connaître les Centrafricains plus que la Centrafrique. Ils étaient de ces peuples
épris de liberté et de justice qui cultivent leur mémoire à
l’empreinte que les souffrances leur ont laissée sur la peau.
Ces peuples, nous en avons tous un peu au fond de nous,
car ils sont toujours aux premières lignes, à défendre des
idéaux qui sont les nôtres et que nous avons malheureusement, pour beaucoup, oublié d’entretenir. La génération
d’aujourd’hui vit forcément, au plus près du corps, les luttes
et les douleurs de leurs pères et de leurs grands-pères. Il a
fallu se défaire du colon, puis de l’empereur. Il a fallu
ensuite réclamer le droit de vivre, de manger, de dormir. Le
droit d’apprendre et de dire non. Le droit d’être traité à
l’égal du voisin, du frère, de l’anonyme. Le droit, un point
c’est tout.
Avant ma rencontre avec Jean-Jacques Demafouth, tel était
en somme l’état de la situation – peu enviable du journaliste. D’autres que moi, spécialistes de la région, auraient
sans doute gagné à me remplacer dans ce petit salon aux
fenêtres fermées. En vérité, je ne l’ai jamais cru. Car au
fond, pour découvrir ce pays, sans images tronquées ni
idées toutes faites, n’était-ce pas finalement la meilleure
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position que la mienne, inconnu du bataillon et n’y connaissant pas grand chose moi-même ? La tête dans la poche
pour ainsi dire, je pris donc pris soin de ne pas m’attarder
sur les informations qui me tombaient sous les yeux, esquivant la page au moindre Demafouth ! Et le résultat fut celuici: j’allais sur les pas d’un homme sans me retourner, n’ayant
rien à craindre puisqu’ignorant tout, osant bifurquer là où il
ne fallait pas, me trompant souvent et, au hasard parfois,
me trompant juste… Et surtout, je découvrais un homme au
fur et à mesure de notre entretien, son enfance, son parcours, ses difficultés, ses espoirs aussi. Je profitais allègrement de cette insouciance, l’écoutant dessiner sa République
centrafricaine, à la fois totalement étranger et me prenant
pour l’un des siens. Avec, toujours, cette sensation d’avoir
en face de moi un acteur de ce pays. Un acteur qui devenait
central au fil des mots. Puis incontournable.
Cet entretien n’a pas besoin de chapitre, il se lit d’un trait
comme on avale une gourmandise. La pilule est certes parfois amère, ne serait-ce que par toutes les épreuves endurées, les batailles déchirantes, les trahisons, les fourberies,
les douleurs. Mais en réponse à une injustice que l’on devine
profonde, il y a aussi une évidente soif de vérité et de liberté.
Jean-Jacques Demafouth a tout connu, depuis Bokassa
jusqu’à Bozizé, en passant par Dacko, Kolingba et Patassé :
l’engagement politique des débuts, l’exil, les honneurs, la
prison… Il porte aujourd’hui un regard lucide sur son passé,
préférant aux longs discours la vérité d’une seule parole, qui
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frôle quelquefois l’intime: il y eut ses grandes certitudes forgées au temps du lycée, où aux côtés de ses « grands
frères », il apprenait l’importance de la révolte populaire.
Il y eut les premières consécrations, conseiller à la présidence, médiateur dans les grands conflits, ministre de la
Défense. Il y eut également les moments difficiles, l’enfermement, la trahison des proches, la gabegie des pouvoirs qu’il a vue de l’intérieur et de l’extérieur. Son métier
d’avocat lui donna très vite une perception singulière des
droits de l’homme, lui qui eut à vivre de longues privations. L’impression de servir… avant d’être desservi. Et
cette prodigieuse sérénité dans la lutte.
Mais plus important, dira-t-il, est la République centrafricaine que l’on construit pour demain – celle qui reste donc
largement à construire. Il y a tant de choses à faire… À
commencer par l’installation d’une paix durable, la fin des
rancœurs, la réconciliation nationale et le pardon. À suivre
bien entendu par des réformes sociales, des choix politiques et économiques réfléchis, une vision plus actuelle et
plus nationale, une autre façon de gouverner. Un État de
droit. Son pays doit entrer dans une nouvelle ère, affirmet-il. C’est en tout cas son vœu le plus cher, avec en toile de
fond, le désir inexpugnable de redonner au peuple sa dignité.
Jean-Jacques Demafouth, trublion dans l’âme et qui peut se
targuer de ne l’avoir jamais perdue, semble ici suivre un
chemin tout tracé.
Samy Abtroun
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JANVIER 2010
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Vous naissez le 3 octobre 1959 à Bangui.
À Malimaka exactement, un quartier de la capitale, inclus
aujourd’hui dans l’agglomération de Miskine.
À votre naissance, votre père affichait déjà un parcours singulier. Pouvez-vous en dire quelques mots ?
Il faudrait bien plus que quelques mots ! Mon père, feu
Mafoutapa Albert, a servi l’armée française dans le
bataillon de marche de l’Oubangui-Chari. Ce bataillon de
valeureux soldats fut créé pendant la Seconde Guerre
mondiale et intégré au sein des Forces françaises libres
du général de Gaulle. Le 18 juin 1945, il défila d’ailleurs
sous l’Arc de Triomphe à Paris. Mon père en est sorti avec
la médaille de Mérite militaire, la Croix de guerre et le
grade de caporal-chef. Dans l’armée, il avait appris le
métier d’infirmier. Lorsqu’il est rentré à Bangui, il a
d’abord été employé comme secrétaire dactylo dans la
base militaire de l’armée française, située dans l’ancien
aéroport. Puis, faisant valoir ses compétences médicales,
il a pu entrer comme infirmier, au ministère de la Santé.
Un concours interne lui a permis de devenir infirmier
breveté.
Et votre mère ?
Ma mère, feue Ingama de son prénom Jeanne, était femme
au foyer. Son esprit ouvert a certainement favorisé sa rencontre avec cet homme qui revenait de France. Je suis né
quelques années après ce retour. Ma mère est banziri de
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kouango. Si j’ai un profond regret, c’est bien celui de
n’avoir pas été présent à son décès, en octobre 1985. Mais
avant sa mort, elle a donné mon prénom à mon fils JeanJacques, qui est né après mon départ en exil en 1982.
Vous n’êtes pas l’aîné de la famille ?
Je suis le cinquième enfant d’une famille de dix-sept frères
et sœurs !
À dix-sept, il fallait pouvoir se compter !
Dans nos villages d’il y a cinquante ans, on ne comptait
jamais les enfants sur les doigts d’une main ! Et puis, vous
savez, le nombre ne gênait pas, bien au contraire. Nous
avons toujours vécu dans une sorte d’harmonie évidente
où chacun avait droit à sa place, à son affection. On mangeait tous ensemble ou on allait manger chez les autres.
Je me souviens encore de ces soirs de rires et de palabres… J’ai grandi en prenant le sein de la coépouse de
ma mère, celle qui était considérée comme sa première
femme.
Pourquoi ?
L’anecdote est amusante : lorsque je suis né, j’étais un peu
clair de peau contrairement à mes frères nés de ma mère
qui, eux, étaient bien noirs. Ma mère étant noire, on a
considéré, avec cette logique savante mêlant foi et superstition, que je devais être né de cette autre femme plus
claire. C’est elle qui m’a donc donné le sein…
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Vous avez donc été particulièrement entouré ?
Mon père ne me voyait pas faire de grandes études et me
préparait plutôt à une succession familiale. Très tôt,
j’accompagnais les chasseurs, j’allais au champ, alors que
mes autres frères étaient envoyés dans les classes de
Bangui… Entouré ? Certainement ! Je vivais à l’abri, près
des miens, à Sibut, une ville de province située au nordest de Bangui, à un peu moins de 200 km. Mon père tenait
vraiment à ce que je m’occupe du terrain. Il me présentait à tous les oncles et tantes et je l’accompagnais souvent aux réunions de quartiers. Ce qui m’a permis de
connaître les différents rites et coutumes de l’ethnie banda
dont il est issu par l’initiation.
Et parmi tous ces enfants, y avait-il un petit chef ?
Non, pas de chef, mais un trublion ! J’étais celui qui était
le plus puni, celui qui faisait beaucoup de gaffes.
Au début des années soixante, comment grandissezvous dans ce pays fraîchement indépendant ?
Très tôt, dès 4 ou 5 ans, je m’accrochais aux scouts. Je
fuyais la maison sans avertir mes parents et je les suivais
dans leur camp de formation. Cette passion pour le scoutisme m’a été très bénéfique, bien qu’elle s’exprimât longtemps en douce.
Le pays comptait beaucoup de scouts à l’époque ?
Oui, un grand nombre. Vous aviez les scouts apparentés
aux protestants et ceux plus proches des catholiques, les
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Cœurs vaillants, les Âmes vaillantes. Cet intérêt pour les
mouvements de jeunesse du pays m’a permis de m’éveiller très tôt aux notions d’engagement, de discipline et plus
tard, de m’intéresser à la politique…
Étiez-vous des privilégiés au village ?
Dans la lignée de notre tribu, nous étions effectivement
privilégiés. Nous sommes les Banda Gbaga Ngao, descendants d’une tribu qu’on appelle les Ngao. Les banda
sont une des grandes tribus de notre pays et sont sur l’ensemble du territoire. C’est un peuple venu de la Somalie
éthiopienne, de l’Égypte et du Soudan et qui a connu plusieurs guerres.
Quelles guerres ?
Des affrontements tribaux. La dernière est celle qui les a
opposés aux Goula, dans la région de Birao, au nord-est
du pays, près du Tchad et du Soudan. Ils ont fini par convenir d’un accord : les banda ont décidé d’aller s’installer
ailleurs et eux resteraient sur place, dans la zone appelée
aujourd’hui la commune de Ouandja.
Que retenez-vous de votre tribu ?
Nous sommes fiers et mon père symbolisait cette fierté…
Vous savez, pendant la Première et la Seconde Guerre
mondiale, de nombreux jeunes vaillants ont été recrutés
en Afrique, sur des critères essentiellement physiques. Il
fallait être fort, courageux. Mon père n’avait pas fait
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d’études, il possédait seulement ce qu’on appelait à
l’époque un certificat d’études indigène, un équivalent du
certificat d’études primaire. À leur départ pour la guerre,
ces jeunes – la chair à canon bon marché de l’empire colonial – allaient à la mort. Bien évidemment, dans les villages, personne ne pensait les revoir et les adieux n’étaient
jamais aisés. Les soldats qui revenaient vivants de ce
conflit étaient donc considérés non seulement comme des
vaillants, mais comme des gens destinés à vivre parce
qu’ils avaient respecté la tradition, suivi les règles ancestrales, jamais commis de fautes…
Quelle faute pouvait-on commettre à cet âge ?
Oh, ce n’était pas cela qui manquait ! À l’époque, il arrivait qu’un jeune sorte avec la femme d’un autre ou qu’il
ne s’attache pas celle qu’on lui avait donnée, qu’un autre
insulte son grand-père, qu’un troisième refuse d’accomplir les rites… Toutes ces fautes se payaient parfois au
prix du sang.
Et donc, en revenant vivant du front, votre père fut
considéré…
Comme un homme juste ! Non seulement, il revint de la
guerre, mais il se remit au travail, créa une famille,
construisit sa maison à Sibut même, sur la terre où avaient
vécu ses parents. Dans le quartier, il symbolisait le respect d’une ligne de conduite. Il a terminé sa vie comme
Juge coutumier à la mairie de Sibut.
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Dans vos petites années, vous la voyiez encore cette
France coloniale ?
Je me souviens encore des jeeps de l’armée française circulant en trombe dans Bangui. J’avais 6 ou 7 ans. On appelait ces véhicules les « Fagonda », ce qui signifie « qui
passent par la brousse ». Nous étions petits et allions souvent près de cette base pour fouiller les poubelles, récupérer les boîtes de conserves, de sardines. C’était la
misère. Bien entendu, ces Européens nous chassaient. Les
boîtes de conserve devaient être périmées, mais nous nous
en fichions. Nous voulions manger, c’est tout. Nous les
prenions et nous fuyions. Les Fagonda arrivaient alors à
toute allure. Pour leur échapper, nous nous enfoncions
dans la brousse. Mais elles n’hésitaient pas à quitter la
route pour nous poursuivre. Je me souviens encore de nos
cris : « Faites attention, les Fagonda sont là ! » Et c’était
aussi un jeu pour nous.
Un autre souvenir ?
Oui. À l’époque, il y avait cette chose typiquement française que nous appelions la scène de l’amour. Dans les
villages, ni même à Bangui d’ailleurs, nos parents et les
autres jeunes ne montraient pas de signes d’affection visà-vis des femmes avec lesquelles ils sortaient. Cela ne se
faisait pas. Nous allions donc nous rincer l’œil à la base
militaire ! Des filles et parmi elles, nos tantes, sortaient
avec ces Européens. On les voyait qui se tenaient la main,
s’embrassaient parfois. Pour les enfants que nous étions,
ces baisers étaient à eux seuls un spectacle. Dès qu’on
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« attrapait » ces étreintes, on criait : « ils font l’amour ! »
Et lorsqu’on voyait un homme faire la bise à une femme
puis à une deuxième, puis une troisième, on s’exclamait :
« Oh, celui-là, il abuse, il va faire l’amour à combien de
femmes aujourd’hui ! »
Cette France des baisers et des Fagonda ne vous semblait pas dominatrice ?
Non, cette France-là nous paraissait plutôt bienfaitrice.
Elle apportait la connaissance et le bien-être, par l’éducation et la religion… Les prêtres étaient européens et ils
nous donnaient du lait, des biscuits, des bonbons, bref des
bonnes choses. Les médecins, également européens pour
la plupart, nous soignaient très bien. On les aimait beaucoup. On les voyait comme des partenaires. S’ils n’étaient
pas là, on était même inquiet. Les bons arbres fruitiers
étaient également chez eux. Ceux qui dirigeaient le petit
séminaire Saint-Marcel de Sibut nous projetaient de temps
en temps des films sur un écran géant. Il y avait parmi eux
un Centrafricain qui parlait parfaitement leur langue et
qui jouait de leurs instruments de musique, chantait dans
une langue (le latin) qui nous paraissait comme celle des
esprits. Nous avions beaucoup d’admiration pour lui. Je
voulais même être comme lui, mais hélas Dieu en a décidé
autrement. Aujourd’hui, je fréquente cet homme qui est
Monseigneur Joachin Ndayen, l’archevêque émérite de
Bangui et, devant lui, j’ai l’impression d’être toujours ce
trublion de Sibut.
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Vous viviez à proximité de ces Européens ?
Ils vivaient généralement dans leur camp, mais certains
demeuraient à l’extérieur. On pouvait donc les voir, les
rencontrer. Comme je vous l’ai dit, beaucoup d’entre eux
sortaient avec nos tantes. Ils venaient au quartier, mangeaient, dansaient près de nous… Cette vie nous paraissait être la bonne.
À l’école, vos maîtres étaient-ils français ?
À partir du lycée, mes enseignants étaient en majorité
européens.
Et au primaire ?
Les enseignants n’étaient que des Noirs. En fait, j’ai eu
une chance terrible. J’ai commencé l’école primaire à
Koukourou, une petite localité du nord, très lointaine de
mes parents, située près de Bamingui, sur la route de
Ndélé. Je vivais chez ma grande sœur, Yassiombo, qui
veut dire en banda « la femme parfumée »…
Parfumée ?
Oui, parce qu’à sa naissance, mon père avait offert un flacon de parfum à sa mère. La première fois qu’il a soulevé
ma sœur, l’assistance a senti ce parfum et l’a appelé
ainsi… À mes 3 ans, Yassiombo venait donc d’épouser
un instituteur, formé à Brazzaville et envoyé comme directeur de l’unique école de cette localité de Koukourou. Ma
grande sœur qui n’avait pas encore d’enfants a convaincu
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mon père de me laisser partir avec elle, pour que je sois
son protecteur. Ma mère, a vécu cette séparation comme
un déchirement. Elle a pleuré et moi aussi, bien évidemment…
Et vous parlez de chance terrible !
Mais oui, car c’est bel et bien grâce à cette « grande sœur
parfumée » que j’ai commencé l’école ! À 3 ans, je me
retrouvais dans la cour avec d’autres enfants, bien plus
grands que moi. Il n’y avait que deux maîtres : le mari de
Yassiombo, mon oncle donc, et M. Ngbokoli, un ancien
qui tenait la classe des tout petits, dont je faisais partie.
Forcément, ce professeur s’occupait plus de moi que des
autres enfants, ce qui fait que j’ai vite appris à lire et à
écrire. À l’époque, on dessinait les syllabes sur du sable
étalé sur la terre. Et comme je jouais avec les autres
enfants qui ne parlaient que banda, j’ai vite appris à parler cette langue. Ensuite, je suis allé à Kaga Bandoro, puis
à Dékoa, puis à Sibut où je suis entré au collège. J’ai tenté
une expérience au séminaire Saint-Marcel de Sibut qui
n’a pas marché.
Pourquoi ?
À cause de mon comportement !
Toujours ce côté trublion ?
Comme vous dites. Ensuite j’ai fait le lycée de Berbérati,
puis celui de Barthélémy Boganda de Bangui pour les
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études secondaires, avant d’entrer dans la vie active. J’ai
commencé à travailler dans la presse. J’ai monté un journal qui s’appelait « Tongolo ». Je devais avoir 20 ans…
Mais tout ce parcours n’aurait pu se réaliser sans mon
départ pour le moins imprévu vers Koukourou, porté par
ma grande sœur fraîchement mariée. A titre de reconnaissance, j’ai donné ce nom, Yassiombo, à ma fille
Cynthia.
Quand quittez-vous la maison pour de bon ?
En classe de 4e. Je revois encore cette scène comme si
c’était hier : mon père m’appelle. Il est midi, on est à table.
Il me dit : « Bon. Je sais que tu fumes. » Je tente de nier,
mais il me coupe : « Tu fumes, je le sais, moi-même je
suis fumeur… Je sais que tu fumes, je sais que tu as des
besoins. Et je te comprends. » Je reste interloqué. Et mon
père poursuit : « Et tu as un moyen de satisfaire tes
besoins, un seul moyen : obtenir une bourse d’études. »
Je lui demande : « Mais comment je dois faire pour l’obtenir ? » Il me répond : « Voilà la bonne question ! Si tu
travailles très bien à l’école, si tu te classes parmi les cinq
premiers de ta classe, tu auras une bourse d’études. Et
avec cette bourse d’études, tu pourras faire ce que tu voudras, fumer, aller voir des filles… Je te donne trois mois.
Si tu as douze de moyenne, tu auras cette bourse. » Et
pour me galvaniser, il ajoute : « Si tu as douze sur vingt
de moyenne, je te donne le montant de la bourse, mais si
tu as plus de douze, je te donne la bourse et quelque chose
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en plus. » Je me suis mis immédiatement au travail et je
suis devenu boursier… À la demande de mon père (et
contre mon gré !), ma première bourse a été distribuée
selon la tradition à mes parents.
Un grand moment, non ?
Dès que j’ai obtenu cette bourse, mon père m’a mis
dehors. Lorsque je suis revenu à la maison – il était encore
midi –, j’ai trouvé ma natte et mon sac devant la porte.
Un grand moment en effet. J’ai acquis ma liberté.
Il était fier de vous ?
Oui, mais il ne me le montrait pas. Il le disait aux autres.
J’ai pris cette bourse et je suis allé louer une maison au
quartier, avec les copains. Puis je suis parti à Berbérati
chez un oncle qui était préfet, puis retour à Bangui. J’ai
commencé à vivre tout seul très jeune. À un moment
donné, alors que j’étais encore élève, ma mère est venue
vivre avec moi. Le matin, j’allais à l’école et la nuit, je
vendais des cigarettes… Pour vivre, je suis rentré très tôt
dans la vie active. C’est pourquoi, aujourd’hui, lorsque je
vois un jeune qui se débrouille, cela me rappelle invariablement ce que j’étais et comment je vivais avec ma mère.
Et c’est donc vers la classe de seconde que vous commencez à vous intéresser à la politique, à cette vraie
France ?
Ce monde est venu progressivement à moi. Déjà, en classe
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de 5e, au cours d’histoire, je découvrais que la France était
loin d’être la plus grande puissance du monde. Nos professeurs de chimie, physique, mathématiques étaient
russes… Ils nous affirmaient qu’une autre histoire que
celle du général de Gaulle existait. Au début, on traitait
ces professeurs qui, d’ailleurs, s’exprimaient plutôt mal
en français, de menteurs. Puis on s’est mis à réfléchir, à
essayer de comprendre ce qu’étaient vraiment ces Russes.
D’autant qu’un autre enseignant, belge celui-là, tenait à
peu près les mêmes propos. Petit à petit, on a appris les
histoires de la révolution, on a entendu de nouveaux mots
comme socialisme, on a lu que des systèmes s’occupaient
du peuple…
Vous parliez entre vous, entre copains…
Oui, on disait d’ailleurs souvent : « Tout pour le peuple,
rien que pour le peuple ». Un jour, un professeur nous a
surpris…
Un Belge, un Russe ?
Non, un Centrafricain ! Il nous demanda de passer le voir.
Pour nous punir ? Non ! Pour nous expliquer les fondements de la révolution ! En fait, nous ne le savions pas à
l’époque, mais il nous embrigadait.
Vous étiez en quelle classe exactement ?
En 4e. Et il m’a suffi d’un an pour devenir un révolutionnaire ! En 3e, nous croyions dur comme fer à la révolution
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soviétique, Brejnev, Lénine, la lutte ouvrière… Nous voulions secourir la paysannerie, le prolétariat. Non seulement nous y croyions, mais nous voulions mettre ces idées
en pratique. En seconde, au lycée Boganda, je retrouvai
d’autres jeunes comme moi qui venaient, eux aussi, de
province. Il fallait se débrouiller pour vivre. C’était une
époque difficile. Sous Bokassa, les travailleurs dont mon
père infirmier en poste à Yalinga dans la haute Kotto,
subissaient de très gros retards de paiement de salaire. On
sentait bien que ce régime posait problème. On se retrouvait en bande et on parlait politique. Dehors, les grosses
DS noires de la cour de l’empereur faisaient hurler leurs
sirènes…
Des restes de la France, ces DS ?
Après quelques années de pouvoir, Bokassa avait en effet
fait partir les militaires français, mais il subsistait encore
des coopérants, dans les lycées et les ministères notamment. Nous étions alors très politisés. Près de notre lycée
trônait l’École normale supérieure. J’étais en seconde. En
rentrant à midi, comme nous habitions loin de l’établissement – je faisais 6 km tous les matins – et qu’il faisait
souvent très chaud (de 30 à 40°), nous nous arrêtions à
l’École normale ou à l’université où nous écoutions les
« grands frères », ceux qui détenaient plus de connaissance, prodiguer leurs idéaux de liberté et de justice.
Parfois ils nous autorisaient à partager leur repas au réfectoire. C’était un privilège. Très tôt, je devins familier de
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l’université, me mêlant aux auditeurs de l’amphithéâtre.
J’ai pu ainsi assister aux préparatifs qui ont conduit à la
chute de Bokassa. C’est d’ailleurs l’objet de ma colère
aujourd’hui. Nous avions à l’époque une génération de
Centrafricains qui témoignait d’un vrai courage politique,
croyait en un idéal. Qu’a-t-elle fait ? Que lui est-il arrivé ?
Beaucoup de ces étudiants sont devenus des hommes
d’État, des cadres de notre pays, occupent de hautes fonctions, font de la politique, de l’art. Qu’ont-ils fait de cette
expérience ? J’en appelle à la jeunesse d’hier et je lui
demande : « Pourquoi n’avez-vous pas poursuivi votre
combat ? »
Vous devriez aussi vous poser cette question, non ?
Cette interrogation me revient aussi en effet. Pourquoi
n’avons-nous pas cultivé cette idée de progrès que nous
avions nous-mêmes conçue ? Pourquoi ne l’avons-nous
pas mise à l’œuvre dans les fonctions que nous avons
occupées ? Nous avions un professeur très connu à
l’époque, Barthélémy Yangongo, un autre qui s’appelait
Alphonse Blagué. Ces hommes nous ont habilement poussés à renverser Bokassa. Nous étions des élèves étudiants
particulièrement courageux, voire inconscients. Gustave
Bobossi, qui est aujourd’hui le recteur de l’université de
Bangui, a pris des risques fous à l’époque, Wallot Yvon
et son frère Max se sont battus jusqu’à connaître la prison. Un autre copain du lycée, Mambatchaka, dormait
chez un de ses oncles qui était colonel de gendarmerie.
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On allait tenir nos réunions en secret chez lui pour éviter
d’être pris par la police. D’autres comme Djinto Wambo,
Jean Wotepa, Wang-Yu, pour ne citer qu’eux, avaient pris
aussi des risques énormes.
L’oncle de Mambatchaka était-il au courant ?
Mais non, il ne savait pas ! Mais si Mambatchaka prenait
de tels risques, c’est qu’il avait vraiment foi à la légitimité de son engagement. Il savait la fin de Bokassa inéluctable. Nous le savions tous… Bokassa s’occupait de
sa cour impériale et de son prestige, il ne gérait plus le
pays. Et puis nos parents n’étaient pas payés, nous nous
enfoncions de plus en plus dans la misère, la communauté
internationale nous rejetait… Nous voulions coûte que
coûte le départ de cet empereur de tous les excès. Nous
espérions la mise en place d’un système qui se préoccupe
davantage de la classe prolétarienne, des ouvriers.
Que vous disaient ces grands frères qui vous séduisaient ? Comment vous poussèrent-ils à les seconder
dans leur révolte ?
En fait, la première révolte n’est pas partie des étudiants,
mais des lycéens. Ce sont les grands frères qui sont venus
nous soutenir. Bokassa avait imposé le port d’une tenue
à tous les élèves. Nos parents, qui ne touchaient toujours
pas leurs salaires, avaient demandé que les prix de ces
tenues soient au moins baissés. Mais rien n’y a fait. Cet
aveuglement du pouvoir a attisé notre colère.
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Vous formiez déjà un groupe d’activistes ?
Beaucoup d’élèves venaient de province, Bossangoa,
Berbérati, Sibut, Bangassou – j’ai d’ailleurs rencontré
récemment un collègue de Bangassou qui est aujourd’hui
inspecteur académique et c’est une fierté ; d’autres sont
devenus médecins architectes et j’en passe. À l’époque,
on avait conscience qu’on ne pouvait réussir que par les
études. Mais on savait aussi qu’il fallait lutter pour revendiquer nos droits ! Nous nous sommes tous retrouvés à
Bangui, dans ce grand lycée Boganda. L’occasion nous
était ainsi donnée de nous affirmer et de ne pas nous perdre de vue. Il a suffi d’y adjoindre quelques étudiants et
le feu a pris.
Vous vous en souvenez ?
Parfaitement. Je me rappelle même de la discussion qui
a mis le feu aux poudres. Un beau matin, M. Danflouss,
notre professeur d’histoire et de géographie, s’exclame :
« Quand vous n’en pouvez plus, révoltez-vous, faites une
manifestation » ! Émotion dans les rangs. C’est la première fois que nous entendons ce mot magnifique ! Un
collègue, Opandy Guy Chantal, me dit alors : « Allons
chercher le sens étymologique du mot manifestation » !
Nous allons naïvement demander une explication au surveillant général qui a cette réaction violente : « Allez
manifester ailleurs » ! Nous comprenons, à ce momentlà, que ce terme de manifestation dérange au plus haut
point, qu’il signifie désordre, contestation. Nous nous ren26
dons chez un autre professeur, M. Ambroise Redjikra, qui
nous explique qu’une manifestation est l’expression d’une
désobéissance, le fait de porter sur la place publique une
colère. Dès lors, la manifestation s’impose comme le principal outil de notre combat. Nous ne passons pas tout de
suite à l’acte. Un matin de l’année suivante, alors que nous
nous trouvons dans la cour à contester, nous surprenons
deux agents de police collectant des renseignements à
l’intérieur du lycée. Nous les attrapons, les battons et voilà
le départ de la révolte contre le régime Bokassa.
Revenons au port des tenues à l’école. N’était-ce pas
un bon moyen d’aplanir les différences entre les
élèves ?
C’était une belle idée de départ, mais posée au mauvais
moment. Les salaires n’étaient pas payés, il y avait une
véritable crise. Tout le monde savait que Bokassa avait
utilisé cet argent pour fêter son couronnement. Il imposait des sacrifices à tout un peuple pour vivre à grand train.
Nous ne pouvions admettre de telles dérives. La dilapidation des fonds du pays à des fins personnelles nous était
insupportable. Nos professeurs nous l’expliquaient également et entretenaient notre flamme. Nous avons finalement compris que si nous-mêmes, nous ne nous battions
pas contre cet empire, le pays irait vers le chaos. Nous
avons donc lancé nos premiers actes de contestation. Des
grands frères, très introduits dans la politique, qui appartenaient notamment au MLPC (Mouvement de Libération
27
du peuple centrafricain), se sont rapprochés de nous, ont
commencé à nous prendre en main. Les Kossi Bella,
Wakanga, Dobanga et autres nous canalisaient, nous
expliquaient comment organiser les manifestations, nous
remettaient des tracts à distribuer.
Avez-vous connu des moments difficiles ?
Bien sûr, des pertes en vies humaines parmi nous, des
arrestations. Mais c’était un sacrifice pour que le peuple
centrafricain connaisse la liberté aujourd’hui. Le seul
regret, je dirais, est que ces luttes fondatrices menacent
aujourd’hui de tomber dans l’oubli. Le pays a institué une
journée des martyrs et érigé un monument, mais je pense
qu’il n’en fait pas assez. Des témoins vivants de cette révolution de la jeunesse existent encore, mais n’ont pas la
parole. Je pense par exemple à un ancien camarade, JeanClaude Pombault, avec qui nous avons mené des actions
particulièrement risquées près de la maison d’arrêt de
Bangui – nous apportions des informations capitales aux
frères qui étaient emprisonnés… Ces personnes peuvent
raconter à notre jeunesse ce qui a été fait pour la
République centrafricaine. Cela donnerait plus de sens à
notre histoire – notre présent et notre avenir. De tout ce
travail accompli, on en tirerait un enseignement : pour
créer les conditions d’un réel progrès dans notre pays, il
importe de se retrouver. C’est pour cette raison que j’ai
proposé une Nouvelle Alliance pour le Progrès, que j’ouvre à toutes ces personnes qui se reconnaissent dans cette
28
lutte de la fin des années soixante-dix. Nous retrouver et
mettre en place les bases d’un programme politique réel,
telle est l’idée phare que je défends.
Ces gens qui ont combattu à l’université sont désabusés aujourd’hui ?
Oui, ils sont désabusés et je ne les comprends pas. Peutêtre ont-ils des remords ? Ces aînés qui se sont battus et
ont espéré doivent savoir que la politique est un combat
permanent. Il faut de la persévérance. Il n’y avait pas que
ceux de l’université. Des fonctionnaires, des hommes
d’affaires, etc. Bref tous ceux qui ne voulaient plus de
Bokassa ou qui aspiraient à un réel changement.
Que voulez-vous dire ?
Nous n’avons jamais eu l’occasion de nous retrouver et
concevoir quelque chose de réel. L’âge et l’inexpérience
l’expliquent en partie. Vous êtes très jeune et voilà qu’on
vous confie des responsabilités. Vous n’avez pas le temps
de vous rendre compte d’un certain nombre de choses et
vous êtes entraîné dans des erreurs. Ce n’est qu’après coup
que vous le regrettez. Et parfois c’est trop tard, parce que
vous prenez des habitudes. Vous vous retrouvez à intégrer
le camp de ceux qui exploitent le peuple.
De qui parlez-vous ?
Je dirai de nous tous. Le tout est de se rendre compte de
ses erreurs, de dire non et d’arrêter.
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Vous considérez que ces grands frères qui vous canalisaient n’ont jamais cru en votre idéal ? Qu’ils vous
ont trompés ?
Oui, ils nous ont eus. Entre 1980 et 1990, chacun a voulu
récupérer, pour son compte, cette lutte que nous avions
menée ensemble. Et nous nous sommes dispersés. Nous
n’avons pas eu le temps de nous contacter, nous organiser. Nous avons vraiment été exploités.
Revenons un peu à Bokassa. Comment voyait-on ce
régime ?
Au début, Bokassa était acclamé par tous. Sa politique
dite « Opération Bokassa « avait permis l’autosuffisance
alimentaire. Sous Bokassa, quelle que soit son ethnie,
toute personne pouvait devenir haut fonctionnaire de
l’État. Les fonctionnaires étaient récompensés au mérite.
Les recettes intérieures pouvaient payer les salaires. Rien
que le port de Bangui traitait 200 000 tonnes de marchandises, ce que nous ne pouvons pas faire aujourd’hui.
C’est lorsqu’il a commencé à tuer ses compagnons
d’armes et instauré l’empire que tout a basculé. Les fastes
de son couronnement et les frais d’entretien de sa monarchie avaient complètement ruiné le trésor public. Vers la
fin de son régime, le tribalisme a fait son apparition pour
être accentué par ses successeurs. Il avait par exemple
commencé à constituer des bataillons de l’armée, exclusivement de personnes de sa région. La pression que je
sentais alors était d’ailleurs plutôt militaire et policière.
30
La garde impériale passait dans les rues à grand bruit et
faisait craindre le pire : arrestations, exécutions, tueries.
On savait que celui qui était arrêté ne reviendrait jamais…
Bokassa, qui avait déjoué une ou deux tentatives de coups
d’État, étouffait dans l’œuf les plus petites contestations.
L’oppression était réelle, mais nous, nous ne la sentions
pas au quotidien. Il a fallu attendre le problème de tenues,
le non-paiement des salaires de nos parents, pour sortir
de nos gonds. Cette crise, cette misère nous a alors touchés directement. Sans cela, nous n’aurions jamais été audevant de la scène. Mais nous nous sommes rapidement
rendu compte que cette ultime injustice était la goutte
d’eau qui faisait déborder le vase. Il y eut des arrestations,
mais aussi des tirs à balles réelles et des morts parmi les
élèves étudiants.
Bokassa est donc renversé en 1979 et David Dacko lui
succède. C’est à cette époque que vous fondez votre
journal ?
En fait, tout part d’un concours de circonstances. Je suis
élève en première, ma mère vit avec moi dans une petite
maison que je loue. Je vends des cigarettes devant un bar.
Un inconnu me demande de l’aider. Il est visiblement fatigué et souffrant. Je lui offre des cigarettes et lui achète de
la bouillie. Ce monsieur est d’origine tchadienne, s’appelle Balimba Philippe, ne sait pas où dormir. Je lui propose de se reposer chez moi. Il me raconte qu’il a fui la
guerre au Tchad, qu’il cherche de l’aide, qu’il est agent
31
publicitaire. Agent publicitaire… quel grand mot pour
moi ! Je l’accompagne en ville. Je le présente à une
connaissance que j’avais croisée, quelques mois plus tôt,
au Centre culturel français de Bangui, Nyamolo Faustin,
directeur commercial à la brasserie Mocaf. Il nous reçoit
dans son bureau. Mes deux compères entrent alors dans
une discussion technique à laquelle je ne comprends strictement rien. Au sortir de l’entretien, Balimba gagne un
marché, la construction de panneaux de publicité de la
Mocaf. Au bout d’une semaine, je le vois entrer à la maison, chargé de provisions. Je m’inquiète : de la marchandise volée ? C’est ma mère qui finit par me rassurer : il lui
avait montré les factures ! Ce pauvre tchadien s’en est
finalement bien sorti. Par la suite, il réalisa un prospectus qu’il déposait devant les salles de cinéma et les supermarchés de la capitale. Chaque semaine, il publiait sur
une page le programme de cinéma et sur l’autre, des
encarts publicitaires de certaines maisons de la place, qui
le payaient. C’est ainsi que j’ai fait mes premiers pas dans
la presse. Balimba m’a appris le métier. Lorsqu’il est parti,
j’ai continué à tenir ce journal parce que j’avais quelques
moyens financiers qui me le permettaient. J’ai fini par
créer « Tongolo », un titre indépendant publié pendant un
an et demi ou deux.
Pourquoi avez-vous créé ce journal ?
Je l’ai créé pour la jeunesse. Je ne parlais que de sport
et de musique.
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Pas de politique ?
Pas de politique au sens strict du terme, mais les jeunes
y trouvaient un espace d’expression. On parlait d’amour,
de société, de vie scolaire, etc. Tout cela à travers des dessins, car la bande dessinée était à la mode. Pour nous, la
chute de Bokassa était une victoire, l’aboutissement d’une
lutte. Nous pensions que ceux qui nous avaient canalisés
dans notre combat feraient beaucoup de bien au pays.
Nous y croyions d’autant plus que, sous le Président David
Dacko, il y avait un semblant de démocratie. Ce journal
était une manière de dire notre contentement, de laisser
transparaître notre joie. Mais je me suis vite rendu compte
que parler de politique dérangeait même cette nouvelle
Centrafrique. J’ai été convoqué par la direction de la
police qui m’a demandé si j’avais une autorisation de
publication, quel était le nombre de tirages et d’autres
questions toutes plus insolubles les unes que les autres.
J’ai été forcé d’abandonner, après la parution de six ou
sept numéros. Quelque temps plus tard, j’appris par la
radio que le ministère de la Communication organisait un
concours de recrutement de journalistes correspondants
de presse. Voilà comment je pus entrer officiellement dans
le monde du journalisme au service de la presse du ministère de la Jeunesse et des Sports et mes patrons étaient
Jérôme Dounian Doté et Clément Thierry Tito.
En quelle année ?
En 1981. Le président Bozizé était ministre de
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l’Information. C’est lui qui nous remettra nos diplômes
de journaliste correspondant de presse. J’entrai dans une
vie active plus officielle, mais cela ne durera pas.
Quelques mois plus tard, en mars 1982, il fit une
tentative de coup d’État, qui échoua – en fait, c’était moins
une tentative de coup d’État que l’expression d’une
dénonciation d’une situation politique chaotique. La
répression du pouvoir fut terrible. Je fus contraint de fuir
Bangui, avec un officier, le général Mbaikoua. Nous
partîmes au Tchad, un périple particulièrement difficile.
Ma vie politique commençait ainsi par une lutte périlleuse.
La prise de pouvoir du président David Dacko
vous a-t-elle surpris ?
En succédant par la force à Bokassa (l’opération dite
« Barracuda », pilotée par la France en septembre 1979,
a poussé les parachutistes jusque dans le palais présidentiel), David Dacko a remis symboliquement le drapeau
bleu blanc rouge sur nos têtes. Les premiers jours, nous
étions plutôt contents. En les voyant arriver, nous pensions vraiment qu’ils allaient nous aider. « Une vraie révolution », disions-nous. Nous étions un peu fous. Fous de
joie et naïfs. Nous avons d’ailleurs rapidement déchanté.
Nous voulions une intervention plus forte de l’État dans
un certain nombre de domaines. Nous pensions par exemple que notre exploitation minière devait passer immédiatement à une phase industrielle. Nous voulions avoir
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de grosses usines, des entreprises pouvant embaucher du
monde, 1 000, 1 500 personnes, comme ce que nous
lisions dans nos livres de chevet. Nous voulions un développement rapide du pays, plus de bonheur, des choses
de ce genre. Mais tout ce que nous proposions n’était pas
retenu. Quelques mois après la prise du pouvoir par le
président David Dacko, nous avons commencé à entendre des mots nouveaux, des mots amers tels FMI, Banque
mondiale ou encore Programme de reconstruction.
La néocolonisation en marche ?
Pas exactement. Cela dit, nous avons constaté que des
Européens, qui avaient été placés dans les ministères
comme de simples conseillers, détenaient en réalité
d’énormes pouvoirs de décision. Nous ne comprenions
pas cette situation : nous avions mené la lutte et eux
venaient nous dire ce qu’il fallait faire ! Nous avons donc
violemment protesté. Mis sous forte pression, le pouvoir
a décidé d’organiser un séminaire national pour la
réflexion de la jeunesse. Une mascarade ! Nous nous
sommes retrouvés à participer à un semblant de dialogue
où on venait nous apprendre à réfléchir, et construire notre
avenir à notre place. Le but réel de cette rencontre était
de casser notre mouvement. En coulisse, certains étudiants, parmi nous, ont reçu des propositions de bourse à
l’étranger. Une manière de se débarrasser des opposants
les plus coriaces. Certains ont cédé, mais d’autres ont heureusement refusé.
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En quelle année ?
Au début de l’année 1981. Le régime du président Dacko
commençait d’ailleurs à vaciller. Il ne pouvait plus tenir.
Racontez-nous.
Nous sommes en 1981. Le MLPC qui conteste toujours
l’élection du président David Dacko met en place une
pression politique par des manifestations et reçoit le soutien des syndicats. Le pays vit une situation extrêmement
brouillée. L’armée décide alors de prendre le pouvoir, le
général André Kolingba installe un Comité militaire de
redressement national (CMRN) le 1er septembre et tente
de remettre de l’ordre, procède à des arrestations. La
Constitution est suspendue, les partis interdits. Très vite,
un clan se forme autour de lui et des rumeurs folles comment à circuler à Bangui. Le pays commence alors à plonger. Dans la nuit du 3 au 4 mars 82, Ange-Félix Patassé
échoue un putsch contre Kolingba…
Quand cela arrive, où êtes-vous ?
En mars 1982, je suis à Bangui au quartier Lakouanga. À
la radio, le général Bozizé dénonce un certain nombre de
faits. La gendarmerie tente de l’intercepter, mais il réussit à s’enfuir. Avec les camarades du parti, nous nous organisons et prenons le chemin de l’exil, pour le Tchad.
Pourquoi avez-vous choisi le Tchad ?
J’ai suivi le général Mbaikoua, un homme que je consi36
dérais comme un père, pour qui j’avais un grand respect.
Il était poursuivi par l’armée. Il m’a dit : « Mon fils je ne
te laisse pas, viens avec moi. » Nous avons quitté Bangui
et marché vers le Tchad… à pied.
C’était à combien de kilomètres ?
Plus de 700 km. Notre périple a duré près de deux mois.
Lorsque nous sommes enfin arrivés au Tchad, le général
Mbaikoua est parti à Moundou puis à N’Djamena, pour
contacter des officiels tchadiens et nous obtenir de l’aide
et de la nourriture. Je suis resté dans le sud du pays.
Malheureusement, les choses ne se sont pas bien passées.
La police tchadienne m’a arrêté.
Pourquoi ?
Parce que, selon elle, nous montions une opposition militaire à sa frontière avec la République centrafricaine !
Que se passe-t-il alors ?
Je suis mis dans un avion, emmené à N’Djamena et présenté au président Hissène Habré, comme l’un des
meneurs de l’opposition centrafricaine à la frontière, soidisant appuyée par le général Kamoungué, l’actuel ministre de la Défense tchadien. Cette accusation très lourde
me vaut un emprisonnement de cinq mois. Il y a tellement
de choses à dire sur cette prison, mais laissons cela… Je
réussis à m’évader. Et je prends contact avec le général
Bozizé qui m’offre une aide précieuse qui me permet d’at37
teindre Cotonou en passant par Kousseri au Cameroun,
puis le Nigeria : Maiduguri, Kano, Kaduna, Ibadan,
Onitsha, Lagos. Enfin Cotonou au Bénin. Un chemin très
éprouvant qui va durer deux mois et que je fais seul. Mais
quelques jours après mon arrivée, on m’arrête de nouveau
avec d’autres compatriotes.
En quelle année ?
En 1983. Nous sommes gardés au commissariat central
de Cotonou, une prison politique qu’on appelait « La
Maison blanche ». J’y reste un mois, puis je suis expulsé.
Je retraverse le Nigeria, j’arrive à Kano, puis Maiduguri.
J’y fais de petits boulots, le temps d’économiser un peu
d’argent. Puis je reviens à Cotonou. La vie y est très dure.
Je poursuis mes études de droit sous une fausse identité
que seuls les frères d’exil connaissent. J’y retrouve surtout le général Mbaikoua avec qui nous faisons bon nombre de voyages, Italie, Libye, le tout pour le compte du
MLPC. À l’époque, la Libye supportait les mouvements
d’opposition.
La Libye ne soutenait-elle pas plutôt le pouvoir centrafricain ?
À l’époque non. Avec le général Mbaikoua, nous revînmes
en République centrafricaine, au nord, où sont aujourd’hui
installées les bases de l’APRD (Armée populaire pour la
restauration de la démocratie). Nous montâmes une rébellion qu’on appela les commandos Mbakara et conclûmes
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une alliance avec deux groupes de rebelles tchadiens
situés au sud du Tchad, les Codos rouges et les Codos
espoirs. En 1984, au cours d’un accrochage avec l’armée
centrafricaine, le général Mbaikoua fut tué. À ce moment,
je décidai de quitter le front. Je fis une escale au Cameroun
avant d’entrer en France…
Le MLPC était-il bien structuré ?
Sous Bokassa, le MLPC apportait une vraie contestation.
À l’époque, il était constitué d’un réseau dense d’enseignants, qui communiquaient très bien entre eux et couvraient tout le territoire. Des enseignants, mais aussi de
nombreux techniciens des ministères de l’Agriculture et
de la Santé, couvrant là aussi l’ensemble du territoire. Ce
parti était vraiment ancré au sein des populations.
Y occupiez-vous des fonctions précises ?
J’étais juste un activiste au début, avant de gravir des échelons et devenir, avant mon départ de ce mouvement, responsable de la Commission de contrôle et d’arbitrage lors
du congrès de 1995.
Vous étiez un proche de Patassé ?
Pas tout de suite. Activiste, je ne pouvais pas trop
m’approcher de lui à Bangui. Je le voyais lors des réunions et il m’arrivait de le saluer. C’est l’exil qui nous rapprochera. Le contact a été renoué lorsque, après ma sortie de prison du Tchad, je suis arrivé à Cotonou. Pendant
39
quelque temps, j’ai servi de point de relais à Cotonou et
à Lomé. Nous sommes restés proches jusqu’en 2001 où,
pour une affaire montée de toutes pièces, il a décidé
de se séparer de moi et de me designer à la vindicte
populaire.
On va y revenir ! Vous avez donc soutenu le candidat
Patassé ?
Oui, bien entendu. Des informations le disaient malade à
Lomé. Avec un confrère, Maître Kane, nous mîmes en
place une stratégie pour le faire venir se soigner à Paris.
Nous saisîmes ensuite cette occasion pour demander le
transfert de son statut de réfugié en France. La France
refusa arguant du fait qu’il était déjà réfugié dans la capitale togolaise. Il fallut convaincre le Quai d’Orsay d’accepter le transfert du dossier, protester sur le plan juridique, faire jouer nos relations, etc. Nous obtînmes
finalement gain de cause. Patassé put résider à Paris avec
sa famille qui le rejoignit très vite. Puis nous nous occupâmes de son retour en République centrafricaine. À
l’époque, nos réunions se déroulaient dans mon cabinet
d’avocat, dans le 11e arrondissement, à Paris. Nous réussîmes ainsi à persuader le président Kolingba de la nécessité du retour du président Patassé dans le jeu démocratique. Je le suivis à Bangui. Puis je le représentai auprès
de la Cour suprême lors des élections de 1993, pour toutes
les opérations de dépouillement et de contrôle. Lorsqu’il
fut élu président de la République, le premier ou le
40
deuxième décret qu’il signa me nomma conseiller juridique à la présidence. Je pris la responsabilité des relations entre lui et la capitale française. J’organisai son
investiture. Le ministre de la Justice de l’époque, Pierre
Méhaignerie, représentait la France.
Après les temps pas très heureux de Dacko et
Kolingba, comment se passent pour vous les années
Patassé ?
Plutôt bien au début. Je suis un peu l’organisateur des
relations avec la France au niveau de la présidence, et
donc forcément influent. J’essaie de faire mon travail du
mieux possible, m’impliquant dans tous les sujets intéressant le premier élu du pays – je le remercie de m’avoir
fait confiance en me confiant cette responsabilité. Il y avait
un aréopage de candidats, mais je suis choisi, me semblet-il, pour mon parcours de militant et mes compétences.
Et cela ne plaît pas à tout le monde. Très vite, la situation
se détériore. Des personnes de l’entourage de Patassé ne
comprennent pas exactement mon rôle et commencent à
rédiger des fiches, lui demandant de se méfier de moi.
Certains prétendent que je n’ai rien fait pour mériter ce
poste, ni participé à aucune lutte ; d’autres de mes compatriotes affirment même que je suis un étranger ! Les
parents et les gens des différentes ethnies du président
Patassé tissent progressivement une toile autour de lui.
Venant de Paris, avec cet esprit cartésien qui caractérise
nombre d’avocats, je suis très vite isolé.
41
Vous n’étiez pas encore ministre de la Défense ?
Non pas encore, mais cela n’avait rien d’étonnant. Le président Patassé – je m’en rendrai compte plus tard – avait
l’habitude de souffler le chaud et le froid. Je lui avais permis de passer son investiture sans problème, j’avais créé
de très bonnes relations entre la République centrafricaine
et la France de cette époque, j’avais été reçu plusieurs fois
à l’Élysée, je travaillais très bien avec le conseiller aux
Affaires africaines, Bruno Delay, et le ministre de la
Coopération, Michel Roussin. Jusqu’au jour où… Un
matin, une note du chargé de mission au ministère de la
Coopération m’informe de son souhait de me voir rapidement à Paris. J’en parle à quelques collègues de la présidence puis je me rends dans le bureau du président
Patassé et je l’en informe. Et là, je le vois entrer dans une
grande colère, déclarant que la trahison a des limites,
qu’on ne peut par servir deux intérêts à la fois, celui de
la France et de son pays. Qu’il faut mettre immédiatement
un terme à cette pratique… Je ne comprenais rien. « Mais
Monsieur le président, lui dis-je, nous avons un dossier
capital pour lequel nous avons besoin de l’appui de la
France. » Il me demande lequel. Je lui explique qu’on
venait de décider de dévaluer le franc CFA – la décision
a été prise au sommet de Dakar en mars 1994. Et que la
France avait annoncé qu’elle accorderait des mesures
d’accompagnement aux pays dont les économies étaient
faibles dont le nôtre, à condition de respecter un certain
nombre d’engagements. Pendant ce sommet, je m’étais
42
entretenu avec le ministre Roussin à qui j’avais demandé
de prendre en compte la situation économique particulière de la République centrafricaine, dont le président
venait d’accéder au pouvoir. Michel Roussin m’avait proposé que nous nous rencontrions à Paris pour définir
ensemble, avec les fonctionnaires du ministère français
des Finances, les mécanismes par lesquels nous pourrions
effectivement bénéficier de mesures avantageuses. Ce rendez-vous était donc très important, voire le plus important à l’époque. Patassé entra pourtant dans une nouvelle
colère et refusa la mission. Son premier ministre, JeanLuc Mandaba, et son conseiller économique, Éric
Sorongopé, tous deux présents dans la pièce, tentèrent
même de le dissuader, mais rien n’y fit. « Il n’en est pas
question », s’écria-t-il. Depuis ce jour, il n’a plus voulu
que j’assure le lien entre la présidence et Paris. Il a envoyé
un émissaire qui n’avait pas assisté au sommet de Dakar.
Au final, la République centrafricaine n’a jamais bénéficié de la moindre aide. Et s’en sont suivies toutes les crises
que nous avons connues.
L’a-t-il regretté ?
Les seuls moments où le régime du président Patassé a
été stable et bien perçu de l’extérieur ont couvert la
période allant de septembre 1993 à avril 1996. Le reste
de ses mandats n’a été consacré qu’à la gestion de crises.
Le ver était à l’intérieur, mais il refusait de le voir. Je pense
qu’aujourd’hui, il s’est en effet rendu à l’évidence.
43
Comment expliquez-vous ce refus de Patassé ?
Le président a écouté son entourage au lieu de regarder
son pays. C’est aussi simple que cela.
Vous voulez dire que cette débâcle de l’après-Dakar a
reposé sur des on-dit ?
Mais oui ! On est venu lui souffler à l’oreille des inepties
qu’il a prises pour argent comptant… Vous savez, l’animosité entre les individus peut casser ou tuer n’importe
quel système. J’étais avocat à Paris, j’avais des revenus
et je payais mes billets d’avion (je peux d’ailleurs vous
assurer que le régime m’a fait dépenser toutes mes économies de l’époque !), tout simplement parce que la procédure d’obtention des frais de mission et de billets était
très longue. Il fallait adresser une fiche au chef de l’État,
obtenir son accord et ensuite transmettre au ministère des
Finances pour exécution. C’était à chaque fois un vrai parcours de combattant. Alors que pour moi, des frais de mission n’étaient pas nécessaires puisque j’allais à Paris, chez
moi, où je résidais. De plus, le gouvernement centrafricain d’alors avait des dettes énormes vis-à-vis d’Air
Afrique et d’Air France. Je prenais donc moi-même en
charge mes frais de transport. Cela me permettait de réagir rapidement en cas d’urgence. Le problème est que les
autres collaborateurs du président pensaient que c’était
lui qui me donnait les billets. Ils se sont plaints, lui ont
dit que c’en était trop… Quelle bêtise ! Le soutien de la
France était à l’époque primordial. J’ai été progressive44
ment coupé de tout. J’écoutais les textes officiels à la
radio. Des décrets étaient pris sans que je sois mis au courant, ni que j’en reçoive une copie alors que j’étais le
conseiller juridique. Le découragement a commencé à
s’installer.
D’autant que Patassé vous a réservé d’autres surprises, non ?
Un autre exemple est l’affaire dite du Crédit mutuel
d’Angoulème. Lorsque cette affaire a éclaté, le président
Patassé m’a confié la défense de ses intérêts. Avocat à la
Cour de Paris, j’ai réussi, avec le concours de certains
amis de l’époque, à convaincre mon confrère chargé de
défendre le Crédit mutuel d’accepter un règlement à
l’amiable de cette affaire en ce qui concerne le président
Patassé, contre le remboursement de ce qu’il avait perçu.
Au nom du président Patassé, j’ai signé un échéancier et
la banque a abandonné toutes poursuites à son encontre.
Or, dès que j’ai obtenu cet échéancier, le président m’a
appelé dans son bureau et m’a fait savoir que dorénavant,
un autre confrère, choisi par ses soins, s’occuperait de
cette affaire. Voilà comment j’ai été remercié… Il y a aussi
le dossier du Soudan. Le gouvernement soudanais nous
avait sollicités pour une médiation au Sud-Soudan avec
les leaders de l’Armée populaire de Libération du Soudan
(APLS). J’ai effectué deux missions à l’étranger et nous
avons reçu au Palais plusieurs ministres soudanais et leaders de l’APLS. Les tractations avaient bien avancé, mais
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au moment de concrétiser, le président Patassé a confié
ce dossier à des amis qui ont été purement et simplement
rejetés par les parties. La République centrafricaine a été
alors écartée de cette négociation et personne n’a su ce
que nous avions fait dans l’ombre pour rapprocher les
deux parties en conflit. Aujourd’hui, notre pays devrait
être normalement proche du Sud Soudan et développer
une coopération avec ce territoire qui regorge de pétrole…
Dernier exemple, le travail important que nous avons
mené à l’époque pour rapprocher les positions de la
France et celle de la Libye et obtenir notamment que le
Juge Bruguière vienne en Libye pour y mener son
enquête. J’ai effectué plusieurs missions dans ce sens
entre la France, la Libye et les États-Unis, mais lorsque
le dossier aboutira, je serai une nouvelle fois écarté au
profit de gens qui n’avaient aucune connaissance de l’affaire et ne s’intéressaient qu’à la partie juteuse du dossier
– le pétrole libyen. Toutes les médiations que nous avons
réalisées tant pour la République démocratique du Congo,
que pour le Tchad, le Soudan, la Libye et d’autres sont
passées inaperçues. Les gens installés autour du pouvoir
s’imaginaient qu’ils allaient y demeurer pour l’éternité.
C’est là que vous décidez de rentrer à Paris…
Exactement… bien que résidant déjà à Bangui avec mon
épouse Danièle, que j’ai rencontrée une année plus tôt.
Nous sommes en 1995. J’adresse un premier courrier au
président où je lui indique qu’il y a des choses qui ne vont
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pas, que je préfère retourner en France, reprendre mes
activités – j’étais toujours inscrit au barreau de Paris. Et
là, surprise !, il m’annonce qu’il a besoin de moi. « Je
viens d’avoir une proposition du Tchad qui me demande
de mener une médiation avec son opposition, m’expliquet-il. Et je pense que tu es qualifié. Tu as vécu dans la rébellion au sud du Tchad et tu en connais donc les protagonistes. Un des leaders de l’opposition tchadienne est ici
à Bangui, il faut qu’on prenne contact avec lui. Nous
allons organiser une conférence interne ». C’est comme
cela que je deviens président du comité de suivi des
accords de paix entre l’opposition et le gouvernement
tchadien. Cette affaire me prend un an jusqu’en 1996. Je
parviens à ramener l’opposition au Tchad et à réaliser un
DDR (Démobilisation, Désarmement et Réinsertion) sur
place. Au sortir de cette médiation, je me rends avec le
président Patassé en Libye. De retour, on fait escale à
N’Djamena. Le président Idriss Déby Itno reçoit son
homologue centrafricain en aparté. Ce dernier lui confie
qu’à Bangui, un problème de sécurité semble se poser au
niveau de sa garde. Le président tchadien lui fait une proposition : mettre en place, comme il l’a lui-même fait dans
son pays, une force qui a un pouvoir de police judiciaire.
« Cette force me permet, lorsque j’ai des petits soupçons,
de mener mon enquête en dehors de la garde présidentielle. Et le traitement d’un tel problème va directement
au parquet… » Le président Patassé m’appelle. J’entre
dans la pièce. Le président Déby me demande si j’ai
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connaissance de cette unité spéciale. Je réponds par l’affirmative. Il me dit d’aller voir le directeur général de cette
force pour voir comment la calquer à Bangui… C’est ainsi
que sera créé, par décret, en République centrafricaine,
le Centre national de recherche et d’investigation (CNRI).
Son objectif de départ est de lutter contre la corruption et
permettre un bon fonctionnement des finances publiques.
Le président Patassé me nomme conseiller personnel à la
présidence et responsable de ce centre. C’est là qu’un nouveau problème se fait jour : je me rends rapidement
compte que cette corruption contre laquelle on veut lutter concerne en partie des personnes de son entourage.
Vous ne vous acharniez pas un peu sur cet entourage ?
Pas du tout ! Cette constatation n’était pas de mon seul
fait. Je travaillais avec l’ancien directeur général de la
gendarmerie, le colonel Sambo, ainsi que des officiers de
la gendarmerie, de l’armée et de la police que je ne
connaissais pas du tout. Dès les premiers mois, nous avons
découvert que l’entourage de Patassé s’adonnait allègrement à la corruption.
Comment ont réagi ces proches du président ?
Ils ont redoublé de violence, affirmant au président
Patassé que je cherchais à lui nuire, à prendre son pouvoir. Cette violence va être dirigée contre moi mais aussi
contre mes collaborateurs. On nous a littéralement empêché de travailler. L’opposition s’est saisie de ce dossier et
48
a traité le CNRI de police politique, alors que nous
n’avions jamais interpellé un député, ni un ministre, ni un
quelconque homme politique pour ses activités. J’avais
mis en place un système qui me permettait de tout savoir
sur l’ensemble du territoire. C’est terrible ce que je vous
dis… Lorsque vous êtes au courant de tout, vous êtes haï.
Quand j’arrivais dans certains milieux de Bangui, les gens
se taisaient. Ils savaient que je savais ce qu’ils faisaient !
Et comment saviez-vous à ce point ?
Je travaillais avec le directeur général de la police, de la
gendarmerie et avec la garde présidentielle. Cet ensemble de réseaux, équipé de gros moyens, vous rendait
compte de tout ce qui se passait sur le territoire. Vous finissiez par tout savoir, distinguer le faux du vrai, connaître
les mauvais agissements des uns et des autres. Avec un
tel pouvoir, j’avais fini par être craint. Pendant trois ans,
de 1996 à 1998, je l’ai très bien senti.
En même temps, vous vous éloigniez complètement de
vos espoirs d’étudiant ?
Complètement en effet ! L’espoir de l’étudiant s’était bel
et bien envolé à cette époque.
Et le trublion de l’enfance ?
Le trublion de l’enfance ne s’est jamais perdu. Tout au
long de ces années, il a résisté. J’étais peut-être l’un des
rares collaborateurs à dire au président Patassé que ceci
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ou cela n’était pas bien. Il m’arrivait d’entrer dans son
bureau en disant « non ». Pourquoi ? Parce que, selon moi,
j’avais obligation de ne jamais lui cacher la vérité. Même
s’il se fâchait, j’en prenais le risque, par souci d’honnêteté. Cette franchise en a dérangé plus d’un et j’en ai d’ailleurs lourdement payé les conséquences… Beaucoup de
caciques et anciens du régime n’ont pas supporté ni apprécié ce trublion. Ils considéraient que le président de la
République devait être vénéré, qu’on ne devait pas lui parler de la sorte. Ils ne comprenaient pas qu’un jeune –
j’avais 33 ou 34 ans à l’époque – entre dans un bureau
présidentiel aussi simplement, en veste et sans cravate
parfois, et s’oppose à tel ou tel autre projet. Pour l’entourage du président Patassé, c’était choquant, irrespectueux. En vérité, il n’y avait là aucun manque de respect,
bien au contraire. J’essayais de faire mon travail avec soin.
Lorsque le président Patassé avait un entretien ou une
audience, je lui demandais de me consacrer préalablement
trois minutes. Son entourage n’appréciait pas que j’impose au président de m’écouter si souvent. En fait, je n’imposais rien. Je préparais simplement des notes en relation
avec ses entrevues afin qu’il ne soit pas surpris par les
sujets abordés, qu’il puisse être à l’aise pendant les exposés, répondre objectivement aux questions qui lui étaient
posées. Mais ces notes étaient interprétées par mes détracteurs comme des fiches de renseignement ou des documents remis secrètement au président. Ce travail que j’entreprenais à la veille de chaque rencontre a posé beaucoup
50
de problèmes mais j’ai continué à l’effectuer en toute âme
et conscience. De la même manière, lorsque je dirigeais
le CNRI, le trublion de l’enfance a agi. J’ai mené des
enquêtes qui n’ont pas plu à bon nombre de gens qui
œuvraient dans l’illégalité. Aujourd’hui, je peux dire que
ces investigations sont l’une de mes forces car elles m’ont
permis de connaître la source du mal centrafricain. Je sais
par exemple que les coupeurs de route et leurs commanditaires sont à Bangui même.
Je suppose qu’ils savent que vous savez ?
Oui, ils le savent. Le trublion a donc toujours existé. Je
sais aussi quelles sont les raisons de notre stagnation, je
sais qui sont ces nouveaux riches qui détruisent l’économie de notre pays. Des solutions simples existent.
Le CNRI a été dissous en 1998. Pourquoi ?
Parce que l’opposition a crié au scandale, prétextant que
le centre était une police politique répressive. J’ai également commis une erreur : j’ai utilisé des éléments militaires qui travaillaient avec moi au CNRI pour stopper la
progression de la mutinerie, plus précisément pour me
protéger. Lorsque les mutins ont voulu attaquer la Maison
de la radio – j’habite à 200 m de là –, mon domicile avait
été pris pour cible. La garde présidentielle qui protégeait
la radio s’étant retirée, les éléments militaires du CNRI
ont assuré mon évacuation. Lorsque la mutinerie a éclaté,
des éléments du CNRI ont assuré la sécurité au domicile
51
du président Patassé et ont aussi libéré la route BanguiMbaïki. La classe politique qui avait appuyé cette mutinerie (qui a échoué) a profité de la situation pour dire que
le CNRI était une armée parallèle. Cela a conduit à sa dissolution après les États généraux de la défense en 1997.
Vous n’aviez plus de fonction…
Entre-temps, j’avais créé, avec la Société nationale de
télécommunications, une entreprise de télécommunications mobiles dénommée Télécom Plus. Je ne m’occupais
plus que de cela. Le scrutin de 1999 approchant, Patassé
m’a reçu un soir et m’a annoncé qu’il avait à nouveau
besoin de moi. J’ai été ainsi désigné comme son représentant auprès de la Cour constitutionnelle.
Vous ne lui aviez rien demandé ?
Non, je n’ai rien demandé, j’ai été désigné par le président. Je l’ai représenté et il a remporté les élections. Puis
je suis rentré chez moi, avec mon épouse. À peine nommé,
le premier ministre de l’époque me reçut en consultation
pour recueillir ma perception des problèmes de sécurité
qui se posaient dans le pays. Je lui dis que notre armée,
notre police et notre gendarmerie étaient en déliquescence. Et que pour y remédier, il était impératif d’avoir
un ministère de la Défense et de la Sécurité nationale,
chargé de l’armée et de la gendarmerie auquel devrait être
associé un secrétariat d’État qui s’occuperait exclusivement de la police. L’important étant que, pour leur recons52
truction, ces trois corps de métier soient sous un seul commandement. Je lui précisais que cette police deviendrait
à terme civile, mais qu’il fallait d’abord lui inculquer une
discipline, une formation de base, telles qu’on les enseignait dans les casernes. Je répondais simplement à une
question du premier ministre.
C’est à cette époque que Patassé vous nomma ministre
de la Défense ?
Je l’appris un soir par la radio. Danièle, mon épouse, me
dit alors : « ils ont trouvé le moyen de te nuire ». Comme
la suite le démontrera, elle n’eut pas tort. Le lendemain,
je remerciai le président et lui demandai ses instructions.
Il me dit simplement qu’il voulait que l’armée fonctionne
bien. Et je me mis au travail. Moins de six mois après,
notre pays bénéficiait d’une armée unifiée. La confiance
était revenue et tout repartait sous de bons auspices. Mais
les faucons du régime ne se sont pas arrêtés. Les fiches
mensongères pleuvaient en mon nom. J’étais soupçonné
de tout, jusqu’à cette tentative de coup d’État de mai 2001.
Là encore, coup de théâtre : je fus accusé d’en être l’auteur alors qu’en réalité, j’avais permis de l’arrêter ! Les
réformes que j’engageais au niveau de l’armée étaient
considérées comme des préparatifs de coup d’État.
Comment expliquez-vous qu’on ait pu vous accuser ?
Les auteurs du coup d’État, qui avaient des liens de famille
avec le président, ont pris les devant et l’ont convaincu
53
que l’instigateur ne pouvait être que le ministre de la
Défense, puisque les tirs en direction de la résidence du
chef de l’État venaient du camp Béal (l’ex-base militaire
française au centre-ville, proche de l’Assemblée nationale). Les soupçons de Patassé sont partis de là. En fait,
les véritables auteurs de cette tentative de renversement
m’ont accusé pour se disculper. Qui plus est, lorsque le
président Patassé nous a informés de l’intervention des
hommes du Mouvement de libération du Congo (MLC)
de Jean-Pierre Bemba, je lui ai fait remarquer que cela ne
valait pas la peine et que l’armée nationale avait repris le
contrôle de la situation. Mon opposition à cette intervention sera interprétée comme une manière d’affaiblir le
chef de l’État – cela a été dit lors de mon procès.
Aujourd’hui, tous ceux qui l’ont encouragé dans cette voie
se rebiffent et ne le reconnaissent plus. Tôt ou tard, la
vérité sortira. Pour s’en rendre compte, il suffit de reprendre les bandes sonores des déclarations de soutien des uns
et des autres, passées à l’époque sur les ondes de Radio
Centrafrique.
Et vous n’avez pas vu venir cette accusation ?
Je l’ai vu arriver, mais je n’ai jamais été entendu. Dès que
la tentative coup d’État a eu lieu, j’ai moi-même demandé
au président de mettre en place une commission militaire
d’enquête. Et de procéder à une reconstitution des faits
pour se rendre compte que ce coup d’État s’est déroulé
avec des complicités internes. Mais là encore, les proches
54
de Patassé sont intervenus, l’ont persuadé de mettre en
place une commission mixte judiciaire… Au lieu de faire
ce travail d’enquête indispensable, cette commission va
s’acharner sur moi.
Et le coup d’État vous a-t-il surpris ?
Franchement, je ne l’ai pas vu venir. Certes, nous avions
des doutes… J’en avais même parlé au président de la
République. Mais, encore une fois, comme ces suspicions
touchaient ses proches, il ne voulait pas les prendre en
considération. Après cette tentative de coup d’État, la
répression fut féroce. De violents affrontements eurent
lieu à Bangui. La commission d’enquête mixte arrêta
beaucoup de gens. Je me retrouvai à la barre avec près de
70 personnes, des militaires, des civils, dont on prétendît
qu’ils appartenaient à « la bande à Demafouth ». Au final,
sous le régime de cet homme que j’avais toujours servi
loyalement, je fis quatorze mois de prison, mis en isolement, avec interdiction de voir mon épouse pendant plusieurs mois. Seul l’abbé Toungoumalé Baba a pu me voir
de temps en temps. Les visites n’ont repris qu’après une
intervention d’une mission de la Fédération internationale des Droits de l’homme (bureau de Paris). Mon frère
Ousmane n’a été autorisé à me rendre visite qu’une seule
fois. Puis je fus traduit devant la Cour criminelle de
Bangui. Tous les témoins à charge affirmèrent qu’ils
n’avaient rien vu. Personne ne démontra un seul instant
ma culpabilité dans quoi que ce soit. Et tous ceux qui vin55
rent à la barre assurèrent qu’il fallait plutôt m’attribuer
l’échec de ce coup d’État. Tout cela est écrit noir sur blanc.
J’ai été arrêté au mois d’août 2001, jugé puis acquitté en
octobre 2002. Pendant ma détention, des camarades du
MLPC m’ont insulté à la radio, et ont parlé de « gros poisson tombé dans la nasse ». On avait même réussi à trouver des liens de parenté entre le Président Kolingba et
moi ! L’enregistrement audio du procès est disponible.
Des moments douloureux…
Pour mon épouse notamment, avocate à l’époque et professeur à l’université de Bangui. On est venu m’arrêter
sous ses yeux, avec le choc que vous pouvez imaginer.
Deux jours plus tard, notre domicile sera perquisitionné.
Cette perquisition va durer huit heures. Sous prétexte de
chercher des armes, ils ont ouvert tous ses tiroirs, violant
ainsi son intimité. Puis ils s’en iront sans lui faire signer
le moindre procès-verbal. Lorsque la Cour exigera du
Procureur général la présentation du procès-verbal de
cette perquisition, tenez-vous bien, il affirmera publiquement que ce fameux procès-verbal ainsi que la copie ont
été gardés par mon épouse. Les débats démontreront que
le dit procès-verbal n’a jamais existé. On voyait déjà là
combien le plateau de l’accusation était vide ! Au cours
de cette fouille, de l’argent et divers objets personnels ont
disparu. Tout ce qui a été saisi, notamment les fusils de
chasse de mon père, ne m’a pas été rendu. Tout a été fait
pour me poursuivre pour des faits que je n’avais pas com56
mis. Ce procès était une machination politique, et la Cour
n’a pas été dupe. Cette situation a été très durement vécue
par mon épouse, particulièrement l’isolement dans lequel
elle s’est retrouvée.
Mais ils n’ont pas réussi du reste.
Non, ils n’ont pas réussi. La veille du coup d’État, soir de
mai 2001, la fête battait son plein au palais présidentiel.
Sur demande express du président Patassé, j’y étais, avec
mon épouse pourtant souffrante ce jour-là. Puis nous
sommes rentrés chez nous et nous avons dormi. À 2 h 30
ou 3 h 00 du matin, elle me réveilla en me disant qu’elle
entendait des coups de feu. À ce moment, le téléphone
sonna et le président Patassé m’informa qu’on était en
train de tirer sur sa résidence. J’essayais de comprendre,
j’appelai des collaborateurs, je vérifiais… Certains répondaient, d’autres non. Lorsque je compris la gravité des
événements, je mis en place un dispositif de protection
pour parer à toute éventualité. Très tôt le matin, les assaillants, ayant échoué à la résidence présidentielle, se replièrent et attaquèrent mon domicile. Je parvins à sortir avec
mon épouse par une porte dérobée et à nous réfugier dans
le voisinage. À mon retour, je constatai que l’un des éléments de ma garde avait reçu une balle dans le ventre. Le
régime du président Patassé fut d’une méchanceté sans
pareille à mon égard. Je n’ai pas compris pourquoi.
Jusqu’aujourd’hui, personne ne m’a présenté d’excuses,
ni admis qu’une erreur a été véritablement commise.
57
A-t-on finalement retrouvé les responsables de ce coup
d’État manqué de 2001 ?
Jusqu’aujourd’hui, personne ne sait qui est vraiment responsable de cette affaire. L’ancien président Kolingba
l’avait revendiquée. Et cela a précipité mon emprisonnement…
Quel rapport avec vous ?
Au moment où j’organisais, avec le Chef d’état-major des
forces armées centrafricaines, la défense de Bangui et
commençais à récupérer toutes les positions passées sous
le contrôle des assaillants, le président Kolingba annonça
à la radio qu’il souhaitait me rencontrer. Il émit le même
souhait auprès de l’ambassadeur de France, lui précisant
qu’il voulait discuter avec moi des conditions de sa réédition. Les parents du président Patassé prirent la perche au
vol et me discréditèrent une nouvelle fois : « Comment se
fait-il que le président Kolingba demande à rencontrer le
ministre de la Défense alors que vous êtes le président de
la République ? » J’ai expliqué au président que le fait que
le président Kolingba s’adressait d’abord à son ministre
montrait au contraire qu’il reconnaissait l’autorité du président de la République. S’il s’était adressé directement
à lui, cela aurait signifié qu’il se considérait comme
quelqu’un de son niveau : il ne fallait pas être sorti de
Saint-Cyr pour le comprendre ! En demandant à rencontrer le ministre de la Défense, il se conformait par ailleurs
au règlement militaire en vigueur puisqu’il était rétro58
gradé. C’était une manière de se rendre, comme c’est le
cas dans tout conflit armé. J’ai donc conseillé au président – qui commandait le ministre de la Défense – d’encourager une telle démarche, entendu que dans tous les
cas il avait le pouvoir de décision. Mais encore une fois,
sous la pression de son entourage, le président Patassé n’a
rien voulu entendre. Il a réellement pensé que je voulais
prendre sa place. Les premières accusations me sont alors
tombées dessus : on a par exemple prétendu que j’avais
organisé ce coup d’État de mon bureau avec le financement de la France, que la France m’avait donné une enveloppe de 3 milliards de francs CFA. Une histoire à dormir debout… L’auteur de la fiche précisait que
l’enveloppe contenant la somme indiquée m’a été remise
par l’ambassadeur de France en sa présence !
Vous sortez donc de prison en octobre 2002. Quelle
activité reprenez-vous ?
Je ne reprends aucune fonction.
Votre innocence a pourtant été prouvée, non ?
Oui, mais je ne reprends pas de fonction. Je ne rencontre
même pas le président Patassé. La seule personne que je
vais saluer est le président de l’Assemblée nationale, Luc
Apollinaire Dondon, parce qu’il avait pris soin de répondre à une lettre que mon épouse lui avait écrite, au sujet
de mes conditions de détention. J’ai tenu à le remercier,
car à l’époque, il fallait un sacré courage pour répondre
59
à un tel courrier, en dénonçant les conditions de ma détention. Je l’ai informé que je partais en France pour me soigner. C’est comme cela que le 15 décembre 2002, j’arrivai enfin à Paris avec ma femme, où nous avons enfin pu
voir nos enfants.
En 2003, le général Bozizé renverse Patassé avec l’aide
de militaires tchadiens. Vous le connaissiez bien à
l’époque ?
Je connais le président Bozizé depuis fort longtemps.
Commandant de la base de l’armée de l’air, il venait de
quitter ses fonctions d’aide de camp de Bokassa. On se
retrouvera plus tard dans le cadre de notre lutte sous le
régime du président Kolingba et dans notre vie en exil…
Nous avons même partagé des moments en France. Nous
avons passé beaucoup d’heures à discuter de ce qu’on
pourrait faire pour la République centrafricaine, pour aider
la population à s’en sortir. Plus tard, nous nous sommes
retrouvés à Bangui, lorsque j’étais Conseiller à la présidence. D’abord il n’avait pas de fonction officielle, puis
il est devenu Inspecteur général des armées, puis Chef
d’état-major. Nous avons toujours eu de bons contacts. Je
connais très bien l’homme, et son accession au pouvoir
ne m’a pas surpris. Malheureusement nous n’avons plus
les mêmes visions politiques. Je constate qu’il reproduit
parfois les mêmes erreurs que ses prédécesseurs alors
que son arrivée au pouvoir avait suscité un réel espoir de
changement.
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Aux présidentielles de 2005, on refuse votre candidature. Le président Bozizé y est pour quelque chose ?
Un prétexte selon vous ?
En tout cas, c’en devient tout à fait ubuesque. À Libreville,
le président El Hadj Omar Bongo procède à une médiation entre les candidats et le Président Bozizé, assisté de
ses proches collaborateurs et des membres de la Cour
constitutionnelle de transition. Publiquement, devant tout
le monde, il pose la question de savoir si je peux rentrer
à Bangui en toute quiétude, faire campagne, etc. Pas de
réponse. Il repose la question une deuxième fois. Pas de
réponse. Ce n’est qu’à la troisième tentative que le président Bozizé répond qu’il ne peut pas garantir ma sécurité, car une affaire judiciaire est lancée contre moi et qu’il
ne peut pas intervenir dans la procédure.
Quelle affaire ?
C’est précisément la question qui est posée ce jour-là. À
ma grande stupéfaction, j’apprends que je suis poursuivi
devant la Cour criminelle pour une affaire de meurtre, de
crimes commis à Kembé par une partie de la garde présidentielle lors d’une opération de représailles, et qui a
coûté la vie à trois personnes dont un officier de l’armée.
On dit que c’est moi, en tant que ministre de la Défense,
qui aurait commandité ces actes. Je réponds que je n’ai
rien commandité du tout, pour la simple et bonne raison
qu’aucun ministre de la Défense, quel qu’il soit, ne pouvait donner d’ordre à la garde présidentielle. Ceci n’est
61
un secret pour personne. J’ajoute par ailleurs que même
techniquement, pour préparer une mission de ce genre, le
moindre ordre que j’aurai donné l’aurait été par écrit. Or,
on ne m’a jamais produit un tel ordre. Et comment se faitil que la hiérarchie de commandement qui était sous mes
ordres – mon chef de cabinet, mon chef d’état-major, etc.
– n’ait jamais eu vent de cette affaire ? Tout cela était tiré
par les cheveux. Je termine en faisant remarquer que cette
soi-disant affaire n’a même pas été jugée, que je n’ai
jamais été condamné. On appelle donc la présidente de la
Cour constitutionnelle du Gabon. Je produis mon acte de
naissance, mon casier judiciaire. Tout est vérifié et je me
vois autorisé à être candidat. Ma candidature est retenue,
mais des dispositions sont prises à Bangui pour que je sois
arrêté au cas où j’arrive. C’est ce qui a empêché mon
retour. Cette affaire a été amnistiée à la suite des accords
de paix globale de Libreville. Mais je me demande pourquoi m’avoir causé du tort, pourquoi vouloir m’écarter de
la vie politique de mon pays. Enfin, tout cela, c’est du
passé. Nous devons maintenant avancer ensemble.
Selon vous, comment le peuple centrafricain considère-t-il ses présidents successifs ? Regrette-t-il par
exemple Bokassa ?
J’ai entendu des gens confier qu’ils regrettaient Bokassa.
D’autres ont même été plus loin en se disant nostalgiques
de la période de la colonisation. Cela montre surtout à
quel point la population est désabusée par ses dirigeants.
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Les pouvoirs successifs ont été trop loin et sont responsables de la désillusion du peuple… qui ne sait plus à qui
il doit accorder sa confiance. Il faut impérativement que
nous prenions un nouveau départ en redonnant au peuple
sa dignité, son ambition, des raisons d’espérer. La situation actuelle de la République centrafricaine est terrible.
Le producteur de coton, de café est incapable de dire avec
exactitude si ses produits vont être achetés, et à quel prix.
Les régions de mines de diamant sont devenues des mouroirs, la plupart à cause d’un code minier qui a entraîné
la fermeture de certains bureaux d’achat. Recluse dans
une profonde misère, notre population crève en silence.
C’est inadmissible et profondément injuste. Aujourd’hui,
les gens ne voient plus d’avenir, n’ont aucune perspective, naviguent à vue sans être sûrs qu’ils arriveront à bon
port, ignorent même s’ils seront là le lendemain.
À qui la faute ? Pas seulement au président Bozizé tout
de même !
Je dirais que tous ceux qui ont gouverné la République
centrafricaine sont responsables de cette situation. Il nous
faut mettre en place un vrai programme de développement à court moyen et long terme avec une vraie ambition pour le pays. Notre pays a besoin de vision. Il faut
oser ! Produire oui, mais s’assurer que nos produits seront
achetés. Et d’abord, consommer nos produits avant de les
exporter avec valeur ajoutée… Prenez le bois, par exemple, que nous avons à foison. À Bangui, des ouvriers fabri63
quent des meubles, sans aucune finition, qui se cassent au
bout de six mois. Pourquoi ? Parce que nous n’avons
jamais eu une vraie école de menuiserie prodiguant un
apprentissage réel du métier, avec des outils de maintenance de haute technologie, etc. Avec un peu d’imagination et d’organisation, nous aurions pu fournir des meubles au Tchad, qui est en demande, mais aussi à d’autres
pays. Pourquoi n’avons-nous pas fait de propositions
d’ouverture de centres à des grands groupes mondiaux
pour la transformation sur place du bois dans de bonnes
conditions ? Aujourd’hui, nous ne percevons aucune taxe
de valeur ajoutée sur notre bois et notre propre consommation est dérisoire. Le bois coûte même plus cher chez
nous alors que nous en produisons ! C’est une aberration… Autre sujet crucial, le diamant. Personne ne peut
dire avec exactitude quelle quantité de diamants nous produisons et ce qu’elle rapporte au pays. Il y a un manque
de transparence flagrant. Pourquoi ne mettons-nous pas
à plat les tenants et les aboutissants de ce secteur stratégique et n’engageons-nous pas enfin un contrôle réel des
zones minières ? Il ne s’agit pas seulement de creuser une
roche, mais de creuser les esprits ! Je pourrai également
parler d’autres secteurs vitaux comme l’agriculture en
prenant comme exemple l’arachide. Notre pays peut en
produire toute l’année, comme le fait le Sénégal. C’est un
aliment très riche qui peut nourrir nos enfants, notre
armée. Aujourd’hui, certaines zones de la République centrafricaine subissent une famine sans précédent alors que
64
nous produisons de l’arachide, du maïs ! Au lieu d’importer des farines de blé au compte-gouttes, pourquoi ne
fournissons-nous pas nos propres farines à la consommation ?
Et bien je vous pose la question : pourquoi ?
C’est uniquement une question de volonté politique. Et
puis il faut penser ces projets, y mettre les moyens adéquats. Une population a besoin d’être rassurée. La première assurance qu’exige un peuple est son autosuffisance
alimentaire. Il nous faut installer des industries agroalimentaires. Nous avons des exemples patents de pays qui
ont réussi ce genre de pari et connaissent une vraie autosuffisance alimentaire, comme l’Algérie ou l’Égypte.
Produisons du maïs, du manioc, en quantité suffisante,
faisons des réserves, mettons-les sous vide et vendonsles ! Si nous sommes rassurés sur le plan alimentaire, nous
pourrons ensuite mettre en œuvre un certain nombre de
programmes, des infrastructures sanitaires, routières et
énergétiques. L’alimentaire est une priorité absolue. Un
homme qui a le ventre plein peut prendre une pelle et combler un trou pour permettre à un véhicule de passer. Mais
il ne fera rien le ventre vide. C’est aussi simple que cela.
Aujourd’hui, la République centrafricaine peut puiser
dans une main-d’œuvre formidable, les 8 000 à 10 000
combattants concernés par le programme du DDR. En six
mois, ceux-ci peuvent jeter les bases de la reconstruction
du pays. Nous allons faire en sorte que les Centrafricains
65
soient les vrais acteurs du développement agricole. C’est
indispensable. Lorsque le problème alimentaire sera réglé,
nous nous tournerons vers les problèmes d’énergie, de
transport et de santé. Nous ferons ce qu’on appelle des
planifications : commencer par des programmes simples,
vitaux, puis concevoir des programmes plus sophistiqués.
Si le peuple mange à sa faim, si on lui reconstruit ses
écoles et ses hôpitaux, les autres programmes suivront
naturellement.
Les salaires sont-ils payés aujourd’hui ?
Les salaires sont payés plus ou moins régulièrement, mais
ils ont été bloqués dans les années quatre-vingt. Il faut
absolument les revaloriser, faire en sorte qu’ils correspondent au coût réel de la vie. Bien sûr, nous sommes sur
le bon chemin (une certaine stabilité est revenue ; on peut
désormais circuler quasiment partout en République centrafricaine), mais il nous faut continuer plus franchement.
Il nous faut créer les conditions d’un développement agricole soutenu, multiplier les fermes et les plantations semiindustrielles, aller au cœur de nos provinces, nourrir nos
soldats, nos fonctionnaires, créer une structure qui s’occupe de la réhabilitation de tous les bâtiments publics en
province et du logement des fonctionnaires. L’utilisation
des jeunes concernés par le programme du DDR, à qui
l’on donnera une formation de base, permettra de réaliser cet objectif. Nous n’avons pas besoin de construire
des immeubles de 2 ou 3 étages, une maison d’un seul
66
niveau suffit à abriter beaucoup de monde ! Commençons
modestement et avançons ! Construisons avec des matériaux locaux. Vous savez, la fierté tient au fait de dormir
sous un toit, chez soi. La fierté, c’est de pouvoir prétendre à une intimité, manger en famille, faire en sorte que
ses enfants puissent aller à l’école et rentrer chez eux,
entendre sa femme dire qu’elle est heureuse. En termes
d’éducation, nous avons besoin de rattraper notre retard…
La situation de l’école est plus mauvaise qu’à votre
époque ?
Depuis le début des années quatre-vingt-dix, l’école n’a
connu que des moments difficiles, avec ce qu’on a fini
par appeler les « années blanches ». Les programmes scolaires n’ont jamais véritablement fonctionné, les écoles
fermant pendant de longues périodes. Aujourd’hui, un
élève inscrit en terminale n’a en vérité qu’un niveau de
classe de seconde ou même de troisième. Il nous faut créer
des programmes adaptés et accélérés. Au sortir de la
deuxième guerre mondiale, nombre de pays touchés de
plein fouet par l’occupation allemande ont mis en place
des programmes spéciaux pour permettre à leurs enfants
de rattraper leur retard. Nous devons le faire chez nous,
et sur l’ensemble du territoire. Pour rehausser le niveau
scolaire de nos élèves, il nous faut lancer des partenariats
avec des pays amis et mettre en place des programmes
adaptés, encadrer nos enseignants, relancer les formations
professionnelles, etc.
67
Les jeunes d’aujourd’hui sont-ils moins politisés qu’il
y a 20 ou 30 ans ?
Oui. À l’époque, nos ventres étaient pleins et nous étions
assurés qu’après l’obtention du Bac, l’État pouvait nous
offrir une bourse si on obtenait une mention. Pendant l’année scolaire, nous remplissions mêmes des fiches de préinscription des universités françaises. Aujourd’hui, si
votre père n’est pas un fonctionnaire ou un haut cadre servant le régime, vous ne pouvez pas espérer parfaire votre
formation à l’étranger. Il faut redonner leur chance à tous
les centrafricains, favoriser des échanges entre nos universités et les universités d’Europe, d’Afrique, bref du
monde entier. Et ne pas hésiter à négocier les modalités
d’immigration, expliquer à nos amis français que la situation de la République centrafricaine est particulière et
qu’ils sont parties prenantes dans cette affaire. Nous voulons des dispositions plus souples pour nos étudiants,
qu’on leur ouvre les facultés et qu’il puisse y avoir un vrai
transfert de connaissances et de technologies. Nous pourrions avoir recours aux associations telles Enseignants
sans frontières, Ingénieurs sans frontières et autres, et les
inciter à venir chez nous. Il y a certainement des retraités
qui accepteraient de partager leur expérience dans un pays
comme le nôtre, en toute quiétude.
Mais il faut déjà faire connaître votre pays !
Nous pouvons faire connaître très rapidement notre pays
à travers le tourisme qui est une source de revenus non
68
négligeable. Nous avons en République centrafricaine des
endroits merveilleux, avec une faune et une flore exceptionnelle. Nous comptons des espèces animales très rares.
Nous avons l’une des plus belles chutes d’eau du monde,
la chute de Bouali, à 100 km de Bangui. Des sites magnifiques, encore méconnus, peuvent être répertoriés sur
notre territoire. Nous avons également des Pygmées à
proximité de la capitale, nous avons le fleuve Oubangui.
Faisons de notre pays une terre d’accueil, où les visiteurs
trouveront matière à se reposer, se détendre, découvrir…
Nous devons nous pencher également sur l’écologie, afin
de préserver cette faune qui vit à l’état sauvage, lutter
contre les abattages des arbres. Aujourd’hui, nous ignorons les essences précises que les gens exploitent. Nous
n’avons pas assez d’experts pour contrôler les comportements des uns et des autres. On peut abattre un arbre qui
a extrêmement de valeur et prétendre qu’on en a abattu
un autre. Vous savez, il y a des projets que nous pouvons
lancer sans l’aide de la communauté internationale, que
nous pouvons réaliser entre nous, Centrafricains. Il faut
simplement prendre des décisions et passer aux actes, au
lieu de s’engluer dans des tergiversations politiciennes.
Les guerres tribales, les dissensions existent toujours ?
Les guerres interethniques n’existent pas en Centrafrique
et c’est une fierté. Mais dans la gestion de la chose
publique, il existe encore cette mauvaise habitude de ne
s’entourer que des gens de sa région. Ces pratiques qui
69
ont ruiné le pays continuent de sévir aujourd’hui. Il arrive
que dans des réunions publiques, deux personnes se mettent à parler patois. Je trouve cela particulièrement choquant. Nous avons une langue nationale, le sango, et nous
devons l’utiliser, avec fierté. Celui qui veut parler patois
peut le faire chez lui, à la maison, mais pas en public. Il
y va de l’image de notre pays. Nous sommes un peuple
uni, et notamment par sa langue, le sango, qui incarne justement cette unité. C’est par cette langue que nous nous
reconnaissons. Lorsque j’étais ministre de la Défense ou
président de Télécom Plus, je ne me suis jamais entouré
de membres de ma famille ni de mon ethnie. Pour moi,
la compétence n’a pas d’ethnie, elle est centrafricaine,
c’est tout.
Le français est toujours présent ?
Le sango et le français sont les langues officielles. Mais
le sango est notre langue du cœur et de l’âme. Celle de
notre histoire et de notre drapeau. Celle qui nous fait lever
le matin.
Vous avez enduré de nombreuses épreuves, dont certaines vous ont certainement marqué. Qu’est-ce que
cela vous a apporté ? Comment tenez-vous, quel est
votre secret ?
La prison, les accusations injustes, l’exil ont été finalement payants car j’ai mûri. Aujourd’hui, le peuple a envie
de tourner la page. Il est fatigué d’être pris pour une quan70
tité négligeable. Vous parlez d’un secret ? Je dirai que ce
qui me fait tenir, c’est le désir d’apporter ma modeste
contribution à l’établissement d’un état de droit, de participer au développement de mon pays et d’alléger la souffrance de mon peuple. Si je suis revenu à Bangui, si j’ai
accepté de prendre la direction de l’APRD, si je souhaite
participer aux prochaines échéances, si j’ai encore le courage de me battre, c’est d’abord pour mes frères et sœurs
centrafricains. Cela est tout à fait déterminant. J’ai l’intime conviction qu’on ne lutte jamais, ni ne souffre jamais
pour rien. Tôt ou tard, mon envie de justice sera payante.
Comme on dit, « tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ». La politique est une course de fond. On n’entre
pas nécessairement dans ce monde pour devenir président. Bien sûr, si on gagne, c’est tant mieux. Mais le plus
important, ce sont les idées que vous défendez et véhiculez, les réformes que vous engagez pour le bien-être des
populations. Les hommes politiques qu’on nous force de
chanter ou qu’on vénère par obligation disparaissent
comme des feux de paille. Ceux dont on se souvient sont
ceux qui font du bien à leur peuple. Le sens de mon combat est là : tant que je n’ai pas vu le peuple centrafricain
accéder à une forme de bonheur, tant que je ne l’ai pas vu
manger à sa faim et croire en son futur, je ne baisserai
jamais les bras. On pourra mener toutes les campagnes
de diffamation ou de dénigrement contre moi, essayé de
me dissuader, me mettre des bâtons dans les roues, je ne
lâcherai pas.
71
Vous ne gardez pas que de mauvais souvenirs de votre
passage au gouvernement de Patassé ?
Oh non ! J’ai quelques éléments de satisfaction. Quand
j’ai pris mes fonctions de ministre de la Défense, j’ai
trouvé une armée divisée, prête à s’entre-tuer : d’un côté
les loyalistes, qui servaient le régime et de l’autre, ceux
qu’on appelait encore les mutins. Parmi ceux-là, j’en ai
choisi quelques-uns que j’ai nommés à mes côtés. Mes
proches et mes collaborateurs se sont tout de suite inquiétés : « C’est dangereux, ils vont vous tuer et puis on va
penser que vous êtes contre le régime, que vous préparez
un mauvais coup… » Mais j’ai tenu bon. J’ai réuni ces
ex-mutins et je leur ai dit : « Écoutez, je ne vous connais
pas, vous ne me connaissez pas. Mais une seule chose
nous réunit, la République centrafricaine. Notre pays est
notre intérêt général. Je n’ai pas fait appel à vous parce
que vous êtes des ex-mutins mais pour vos compétences.
Si vous, je vous ai demandé d’être dans mon protocole,
c’est parce que vous répondez aux exigences d’un homme
du protocole, vous êtes un officier, vous avez été formé
dans une école de prestige, vous avez appris l’anglais et
l’arabe, vous êtes un homme bien portant. Demain, si je
reçois des attachés de défense de différents pays anglophones (nous avions à l’époque beaucoup d’accords de
coopération avec les USA, la Chine, l’Égypte et le
Soudan), vous serez l’homme de la situation. Voilà les raisons pour lesquelles je vous ai choisi. À vous d’accepter. » Et il a accepté, avec cette satisfaction d’être retenu
72
et reconnu pour ses valeurs. De la même manière, j’ai
choisi mon chargé de mission non pas parce qu’il était
responsable de la mutinerie, mais parce qu’il savait mieux
que personne comment retrouver les armes dilapidées un
peu partout sur le territoire. Et nous avons d’ailleurs récupéré un véritable arsenal. La confiance est progressivement revenue. Bien sûr, il restait des soupçons ça et là.
C’est normal. On ne balaie pas d’un coup de gomme de
tels déchirements, vieux de plusieurs années. Mais à force
de persévérance, l’armée a fini par n’être qu’une. Je me
suis toujours battu dans ce sens, n’hésitant pas à bousculer certaines mauvaises habitudes.
À quelles habitudes pensez-vous ?
Sous le Président Patassé, les tableaux d’avancement des
militaires n’avaient pas été exécutés depuis plusieurs
années. Un caporal continuait d’être caporal après quatre
ans de service, un deuxième classe n’avait pas été promu
depuis six ans… J’ai pris la décision – et le risque – de
faire exécuter les tableaux d’avancement, sans en informer le président car, entendons-nous bien, cela était du
domaine et de la compétence du ministre de la Défense.
Tous ceux qui devaient passer au grade supérieur l’ont
été, du deuxième classe à l’adjudant-chef. Le président
m’a dit : « pourquoi cela ? » J’ai répondu que dans ce dossier, je ne voulais pas d’intervention extérieure au ministère de la Défense. Voilà une décision que je ne regrette
pas.
73
Vous auriez dû également lui parler de ces tenues
que vous ne pouviez pas payer lorsque vous étiez au
lycée…
Oui. Si les lycéens que nous étions avaient fait une révolution pour des tenues, les militaires auraient bien été
capables du pire ! Non, plus sérieusement, j’ai parlé au
président de l’engagement du militaire. Lorsqu’il est présenté au drapeau, le soldat signe pour prendre l’uniforme.
Il s’engage à défendre et à protéger son pays contre toute
agression extérieure, à faire de telle sorte que l’ordre y
règne. Et il s’engage jusqu’à la mort. C’est dans le texte
d’engagement des militaires : jusqu’à la mort ! Voilà donc
des hommes qui acceptaient de perdre la vie et à qui on
ne donnait rien ! C’était absolument révoltant. J’ai vu
par ailleurs, des blessés au combat amputés du bras ou
de la jambe allant quémander trois sous devant les
ministères, dans la plus grande indifférence. C’était insupportable. J’ai appelé mes collaborateurs et nous avons
complètement revu le statut du militaire, pendant et après
sa vie active, au moment de sa retraite. Nous avons travaillé et convaincu le gouvernement et l’Assemblée nationale d’adopter des lois en sa faveur. Aujourd’hui, un militaire centrafricain perçoit le salaire et obtient
l’avancement qu’il mérite ; un officier centrafricain bénéficie des avantages auxquels il a droit. Je rends hommage
au passage à tous ceux qui avaient collaboré avec moi
pour la rédaction de ces textes, notamment le général
Ngaïndiro.
74
C’est l’une de vos fiertés au ministère ?
Il est vrai que j’y attache beaucoup d’importance. Et de
la même manière, j’espère que, eux aussi, sont fiers
aujourd’hui de porter l’uniforme. Mais vous savez, on
m’aurait mis au ministère de l’Agriculture ou au ministère des Travaux publics, j’aurais fait quelque chose de
semblable. J’ai des principes auxquels je me tiens.
L’intérêt général, le progrès, et tout travail mérite salaire ;
en même temps, il faut mériter ce que l’on gagne… Ceux
qui nous ont gouvernés ont malheureusement fait passer
leur intérêt personnel avant l’intérêt général. Lorsque j’ai
été arrêté et jugé en public, on a passé tous mes comptes
bancaires au peigne fin et constaté que pas un seul franc
CFA n’avait été détourné, ni quoi que ce soit d’autre. Je
n’ai jamais profité de ma situation pour acquérir un bien
immobilier ni un véhicule de l’État.
Vous avez été nommé président de l’APRD. Parleznous de ce mouvement.
L’APRD a été créée fin 2005, par des jeunes de la ville
de Paoua, dans le but de dénoncer la mauvaise gouvernance du régime et attirer l’attention des autorités sur leur
région. Ils ont considéré, non sans raison, que les cadres
de la région étaient mis à l’écart de la direction des affaires
de l’État, et que la région elle-même avait beaucoup souffert des soubresauts politiques du pays. Lors de la rébellion du général Bozizé de 2001 à 2003, de nombreux
affrontements ont eu lieu là-bas et beaucoup d’infra75
structures ont été détruites. Tous ces jeunes ont donc pensé
que le moment était venu de revendiquer un certain nombre de droits, notamment la réparation de ce qu’ils avaient
perdu. Ils ont été malheureusement mal compris par le
pouvoir qui a violemment réagi à leurs réclamations,
même si ce sont eux qui ont effectivement attaqué au
départ. Les moyens utilisés par ces jeunes étaient tout à
fait dérisoires, comparativement à la réponse extrêmement dure du pouvoir. L’APRD est née à ce moment-là.
Je n’étais pas à l’origine de sa création et j’avoue avoir
été un peu surpris, en mars 2008, de ma désignation, par
l’état-major, comme président de ce mouvement.
Où étiez-vous lorsque vous avez été désigné ?
J’étais en France. J’ai eu un premier contact avec les officiers de l’APRD qui m’ont annoncé qu’ils envisageaient
de me désigner comme leur président. J’avais demandé
un temps de réflexion. Mais j’ai été surpris par l’annonce
sur RFI et je ne pouvais plus refuser. J’avais néanmoins
exigé l’arrêt des hostilités et la participation du mouvement au comité préparatoire du dialogue.
Pourquoi ce choix, à votre avis ? Votre passé de ministre de la Défense ?
Je pense que c’est principalement pour deux raisons. La
première tient au fait que j’ai vécu dans cette région. Au
début des années quatre-vingt, comme je vous l’ai dit,
j’étais avec le général Mbaikoua. La plupart des gens de
76
cette génération ainsi que les jeunes d’aujourd’hui me
connaissent. En second lieu, mon passé au ministère de
la Défense les a certainement convaincus. Les officiers
de l’APRD savent de quelle manière j’ai défendu les militaires et traité différents dossiers de médiation… Ils ont
fait appel à moi pour les aider à trouver une solution politique à leur situation. Ce que j’ai fait.
Vous n’avez pas hésité ?
Franchement, j’ai hésité un peu. C’est quand même une
région dont je ne suis pas originaire, j’y ai seulement
vécu ! Ma première réaction fut de me dire que le choix
aurait dû se porter sur un cadre de la région. Mais ils m’ont
désigné. Et j’ai vu dans cet appel, particulièrement sincère, un message patriotique. J’ai compris le sens de leur
démarche et j’ai accepté. Et j’en suis plutôt heureux.
Aujourd’hui, l’APRD fait partie du processus du DDR.
Elle a pu trouver un accord politique avec le gouvernement centrafricain, sous l’égide de la communauté internationale et grâce à la médiation du président Omar
Bongo. À ce sujet, je voudrais rendre un vibrant hommage
à François Lanseny Fall qui fut représentant spécial du
secrétaire général des Nations unies à Bangui, qui a réussi
d’une part à convaincre l’APRD à rejoindre le processus
de dialogue et d’autre part, à créer les conditions de dialogue entre le président Bozizé et moi. Sans oublier les
rôles déterminants de Laure Gondjoult, ministre de la
Communication du gouvernement gabonais et Guy
77
Rossantanga qui n’ont ménagé aucun effort pour apaiser
les tensions de part et d’autre et réaliser la mission que
nous avons discrètement baptisé « Mollah Omar » qui
consistait, avec l’aide de l’armée française, à faire venir
le général Damane depuis les environs de Birao à
Libreville pour la signature de l’accord de paix global.
J’avais aussi retrouvé à Libreville l’ambassadeur de
France, Jean-Marc Simon, précédemment en poste à
Bangui. Il avait une parfaite connaissance du dossier centrafricain et ses conseils aux parties ont aussi contribué à
la signature rapide des différents accords de Libreville.
L’APRD participe-t-elle au gouvernement ?
Oui. Notre mouvement à un ministère, celui de
l’Environnement et de l’Écologie.
Ne commettez-vous pas ici une faute politique ?
Non. Au sortir du dialogue, il fallait construire un gouvernement comprenant toutes les entités présentes, dont
les politico-militaires. Cela participait de l’intérêt national. À l’époque, j’avais proposé à l’UFDR (Union des
forces démocratiques pour le rassemblement) de désigner
un représentant et à l’APRD, un représentant également.
Notre participation a été un signe de notre bonne foi. Si
nous avions refusé, nous aurions pris le risque de prolonger la crise ou d’en créer une, encore plus grave. Nous
avons voulu mettre un terme à ces interminables conflits
et avons accepté un poste. Dans une autre situation, on
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aurait pu refuser en effet. Sachez que beaucoup de gens
nous ont conseillé, au contraire, d’exiger plus ! Nous nous
sommes contentés d’un ministère parce que notre objectif n’est pas d’aller nous asseoir au gouvernement ou de
participer à la gestion de la chose publique, alors que les
élections approchent. Nous ne voulons absolument pas
être comptables de la gestion du gouvernement actuel.
C’est pour cela que nous avons estimé qu’un portefeuille
ne nous engageait pas trop et qu’il restait du domaine
du symbolique. D’autant que ce département de
l’Environnement et de l’Écologie ne bénéficie pas de
budget de fonctionnement. On ne s’aventurera pas à
dire que nous avons détourné des fonds d’État sur
l’environnement !
Où en est exactement le DDR ?
Le programme de désarmement est un processus qui
nécessite du temps et de l’argent. Il consiste à ce que les
combattants rendent les armes, mais aussi démantèlent
leurs structures de commandement et réintègrent la vie
civile. Aujourd’hui nous en sommes à l’étape de sensibilisation et cela donne de bons résultats. Nous sommes
maintenant dans la phase de désarmement et de réinsertion, une phase à laquelle nous allons consacrer tous nos
efforts. Avec l’aide de la communauté internationale, ce
DDR sera mené à terme. Nous sommes en effet en train
de concevoir des projets avec l’aide des Nations unies, de
la FAO et de l’Union européenne qui permettront aux
79
combattants qui acceptent de regagner la vie civile de
bénéficier d’une formation professionnelle et d’occuper
un emploi durable, dans leur région d’origine. On évitera
ainsi tout exode rural et on offrira aux régions, même les
plus lointaines, de nouveaux moyens de développement.
Ces affrontements sont encore récents. Ne craignezvous pas la persistance de rancœurs ?
Mais c’est bien pour cela que nous avons mis un accent
particulier sur les campagnes de sensibilisation ! Nous
nous sommes attachés à créer des conditions de fraternisation entre ceux qui ont pris les armes, les forces de l’armée centrafricaine et la population. L’objectif est de faciliter la vie de tous les belligérants. Vous savez, il faut sortir
des idées préconçues : entre ces jeunes, le contact est plus
facile qu’on peut l’imaginer, ils discutent très vite, fraternisent. Je les ai vus, à plusieurs reprises, manger, vivre
ensemble dans la même maison. À mon avis, ce type de
problème ne se pose plus.
En décembre 2008, mettant fin à six ans d’exil en
France, vous rentrez à Bangui. Et que faites-vous ?
Vous demandez pardon au peuple centrafricain.
Stratégiquement, n’est-ce pas une erreur ?
Je pense qu’il faut avoir le courage de reconnaître ses
erreurs. Lorsque vous avez été conseiller d’un président
de la République, patron d’un centre de recherche et d’investigation, ministre de la Défense, vous avez forcément
80
pris des décisions qui ont pu choquer ou faire du mal aux
gens, même si vous ne vous en rendiez pas compte. Pour
tout cela, j’ai demandé pardon. Pour le chrétien que je
suis, cette attitude est tout à fait normale. Au moment de
la prière, vous demandez à Dieu de vous pardonner pour
ce que vous avez fait par action, par omission, etc. Je suis
un être humain. Dans ma jeunesse, j’ai pu faire des choses
par omission ou par excès de zèle. J’ai également demandé
pardon au peuple centrafricain au nom de l’APRD que je
représente. C’est une décision que j’ai prise dans le cadre
de ce dialogue ouvert à la réconciliation nationale. Mon
pardon signifie que je tends la main. Je vous demande
pardon pour toutes les actions ou les torts que j’aurais pu
commettre, et je vous pardonne aussi pour tout ce que
vous m’avez fait.
Mais vos adversaires ne vous ont jamais demandé
pardon !
C’est leur problème. Il faut un certain courage pour tendre la main. Je suis chrétien et je le fais. Ceux qui m’ont
fait du tort et qui se taisent, c’est tant pis pour eux ! J’ai
demandé pardon au peuple centrafricain et le peuple a
entendu. Il jugera qui est de bonne foi et qui ne l’est pas.
Cela reste un pari risqué, car il faut une bonne dose
de maturité pour comprendre.
Ne sous-estimez pas le peuple centrafricain ! Notre peuple est mûr, ne serait-ce que parce qu’il a eu à vivre, tout
81
au long de ces années, de nombreux tourments. Or même
les injures, les propos peuvent être blessants. Vous pouvez faire du mal à quelqu’un sans vous en rendre compte.
Vous pouvez prendre des décisions politiques qui ont
pénalisé des gens. J’étais jeune et mes attitudes ont peutêtre choqué : c’est aussi pour cela que je demande pardon. L’APRD a connu des affrontements avec l’armée et
il y a eu des pertes en vies humaines de part et d’autre :
c’est pour cela que je demande pardon. Des populations
ont pu en souffrir : c’est pour cela que je demande pardon. Je reconnais ma part de responsabilité et je le dis.
Cela ne signifie pas que je suis coupable dans les affaires
pour lesquelles on a essayé de me poursuivre. Lors du
coup d’État manqué ou pendant l’affaire dite de Kembé,
mon seul tort était d’être le ministre de la Défense.
Vous avez suivi les accords de paix entre l’État soudanais et l’opposition, entre le gouvernement du
Tchad et les mouvements de rébellion. Cette expérience de médiation vous sert-elle aujourd’hui ?
Cette expérience de la négociation est un avantage certain. Vous avez vu la rapidité avec laquelle les négociations se sont déroulées à Libreville ! En mai 2008, l’APRD
a signé son accord ; un mois plus tard, elle revenait signer
l’accord de paix globale. Regardez aussi la manière dont
le processus de DDR se déroule actuellement en
République centrafricaine : moins d’un an après la signature de l’accord de paix, nous avons quasiment fini les
82
préparatifs. Dans un certain nombre de pays, cette étape
a pris deux à trois ans. Nous avons eu la liste des combattants en moins de trois mois. Cette efficacité s’explique
par un gros travail effectué en amont par des gens d’expérience au niveau du Bureau des Nations unies et du
PNUD. Et puis le fait d’avoir géré l’armée et d’avoir été
moi-même ancien rebelle, je suis à même d’apprécier les
problèmes qui se posent. Je sais comment les rebelles
vivent, comment ils réagissent. Je peux aller au-delà des
blocages, dénouer les tensions avant qu’elles ne deviennent irréversibles. Enfin, le fait d’avoir exercé des hautes
fonctions m’a permis de travailler avec la communauté
internationale, participer à de nombreux sommets, des
rencontres de haut niveau, collaborer avec des agences du
système des Nations unies, la banque mondiale, le FMI
et d’autres. Je connais bien les modes de fonctionnement
de ces différentes institutions et j’en fais profiter mon
pays.
Cela ne vous dessert-il pas d’être avocat à Paris ?
Cela me dessert dans la mesure où j’ai toujours voulu
vivre dans mon pays. La vie en exil n’a jamais été une
bonne chose. J’amorce actuellement mon retour. Au
départ, il y a maintenant plus de six ans, je ne pensais rester à Paris que pour quelque mois mais comme le retour
tardait à venir, j’ai repris ma fonction d’avocat à la Cour
de Paris, tandis que ma femme était nommée, par décret
du président Jacques Chirac, juge de proximité au
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Tribunal du 2e arrondissement. Aujourd’hui, elle a démissionné de cette fonction pour reprendre son poste de professeur à la Faculté de droit de l’université de Bangui. Je
suis obligé de revenir régulièrement à Paris pour m’occuper des dossiers de mes clients, et c’est sans doute un
handicap par rapport aux autres leaders politiques. Mais
vous savez, la République centrafricaine, c’est chez moi.
J’y ai tout de suite retrouvé mes marques.
Parlons donc de cette république, celle d’aujourd’hui
et celle que vous envisagez de construire. Quel est l’état
de l’armée et quelles sont vos propositions à ce sujet ?
Je ne connais pas son état actuel puisque je viens d’arriver. Je pense que nous sommes sur la bonne voie avec la
réforme du Secteur de sécurité et le soutien de la Force
multinationale de l’Afrique centrale (Fomac). Tout ce que
je peux dire, c’est que notre armée a beaucoup souffert.
Créée au début des années soixante, donc jeune, elle a
commencé, moins de dix ans plus tard, à s’autodétruire.
Après sa prise de pouvoir, Bokassa, paranoïaque à souhait, s’est mis à exécuter de valeureux officiers qui
auraient pu former la génération qui arrivait. Il avait par
ailleurs scindé l’armée nationale, en créant des unités distinctes, appartenant à sa cour impériale. Le président
David Dacko lui a succédé sans trop de résultat, ses deux
années au pouvoir ne lui laissant pas le temps d’intervenir réellement. En arrivant au pouvoir, le président
Kolingba a mis en place un comité militaire de redresse84
ment national, une décision qui augurait une réunification salutaire. Mais très vite, le penchant ethnique du président a commencé à prendre le dessus. Les promotions
ont concerné une catégorie de militaires au détriment des
autres. Petit à petit, on a vu la naissance d’unités entières
composées d’éléments appartenant à une région ou une
ethnie. Une mutinerie a éclaté avant même l’arrivée du
président Patassé au pouvoir. Lorsque celui-ci a pris les
rênes du pays, les éléments de la garde présidentielle et
de l’ethnie du président Kolingba ont été réintégrés dans
l’armée nationale, ce qui a créé de graves dissensions dans
les casernes. Le président Patassé s’est ensuite borné à
reproduire exactement le schéma de son prédécesseur,
constituant une nouvelle garde présidentielle avec des éléments de sa région ou de son ethnie. Cette armée de clans
a entraîné des mutineries terribles, la destruction et la dilapidation de nos stocks d’armes, dont certaines n’ont d’ailleurs toujours pas été retrouvées.
Ces mutineries ne s’expliquaient pas par les conditions
de vie difficiles des militaires ?
Oui, mais derrière cette première revendication, nos soldats exprimaient de véritables frustrations politiques.
L’armée était complètement détériorée, les structures de
commandement flanquées parterre. Une erreur extrêmement préjudiciable a été commise : au sortir de la troisième mutinerie, on a placé sur chaque poste deux officiers, l’un loyaliste et l’autre représentant les mutins. Au
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lieu d’unifier l’armée, on l’a divisée. Ces conditions
étaient intenables. Vous aviez des militaires qui obéissaient à leurs chefs mutins et d’autres à leurs chefs loyalistes. Quand je suis arrivé au ministère de la Défense, j’ai
cassé ce système pervers. J’ai proposé au président de
mettre en place un commandement unique, tenu à
l’époque par le général Bozizé, avec un seul Chef d’étatmajor et un circuit de commandement clair. En même
temps, j’ai responsabilisé les ex-mutins, je les ai ramenés
dans les rangs, j’ai travaillé avec eux sur un vrai programme de restructuration. Notre histoire nous a montré
que la tribalisation est la première ennemie de notre
armée. Elle crée des clans, pousse au recrutement de gens
qui n’ont aucune vocation à être soldats. Pour trouver des
partisans de son ethnie ou de sa région, on a mobilisé à
l’emporte-pièce dans les villages, faisant appel aux jeunes
désœuvrés et chômeurs. Or, devenir militaire est une vocation, un besoin réfléchi et un désir personnel. Lorsque
vous prenez quelqu’un de force pour en faire un militaire,
à des fins ponctuelles ou circonstancielles, il va l’être pendant quelques mois, un an ou deux. Mais il ne sera jamais
militaire dans l’âme.
Des espèces de planque ?
Si l’on peut dire. Il suffisait qu’un poste d’un ministère
ou d’une autre structure demande à l’état-major un aide
de camp pour qu’il soit aussi vite exaucé. Certains désignaient eux-mêmes le soldat qu’ils voulaient avoir à leurs
86
côtés, le cousin ou l’ami par exemple. J’ai le souvenir du
directeur général d’une grosse société d’État qui en avait
enrôlé quatre, placés de jour comme de nuit à sa disposition ! Bien entendu, ces militaires “détachés” ne répondaient plus dans les rangs. Cela était très dommageable.
En matière militaire, lorsque vous donnez une formation
de base à une unité donnée, vous la préparez à intégrer un
bataillon. À l’intérieur d’un bataillon, vous avez des compagnies ; à l’intérieur de ces compagnies, des sections ; et
à l’intérieur de ces sections, des groupes de combat. À la
tête des groupes de combat, vous avez des gradés ; et à la
tête des sections, des sous-officiers supérieurs ou des officiers. Chaque chef de section, chaque chef de groupe
connaît tous ses éléments. Et chaque élément composant
la section tient un rôle particulier et essentiel dans le cadre
d’opérations. Lorsque vous retirez certains éléments d’une
section, celle-ci devient inefficace. L’absence de l’appui
feu ou du grenadier voltigeur met en péril la survie de
toute la section. Lorsque vous demandez à un groupe ainsi
amoindri d’aller en opération, il hésitera… Tous ces travers ont déstructuré notre armée. Il faut ajouter à cela le
grand mécontentement des soldats qui voyaient leurs
camarades sortir du camp, travailler dans des ministères,
toucher des indemnités, au seul motif que leur cousin ou
leur ami tenait un haut poste dans la vie civile. Ce copinage et ces différences de traitement ont attisé l’exaspération et conduit à des abus insupportables dans la promotion de certains soldats, au détriment d’autres. Le
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tableau d’avancement n’était jamais clairement affiché.
Un manque de transparence qui, en toute impunité, a
conduit à faire grimper certains militaires dans la hiérarchie alors que d’autres, souvent plus compétents, stagnaient. Les stages n’étaient proposés qu’aux militaires
appartenant à une ethnie, servant un pouvoir. De telles
injustices ne pouvaient rester en l’état.
Ces stages dont vous parlez se déroulaient à l’étranger?
Oui. Ils permettaient aux militaires d’obtenir des
diplômes, des galons, un bon salaire. Or, ils n’étaient pas
proposés à tout le monde. Face à tant d’injustices, les
jeunes ont dit leur ras-le-bol, ont refusé d’aller au combat, voire de s’engager. Il faut prendre le temps pour que
nos soldats reçoivent une formation de base commune,
qu’ils soient ensuite orientés vers des spécialisations, des
métiers de leur choix et correspondant à leurs compétences. Nous devons nous employer à construire une
armée efficace et digne de ce nom. Et nous devons agir
de la même manière pour la police qui, elle aussi, se trouve
dans un sale état. Nos policiers ont été trimballés par les
différents pouvoirs, au gré de leurs caprices. Vous en aviez
qui quittaient le corps de la police pour rejoindre la garde
présidentielle, avec une arme au poing. Ils jouaient le rôle
de militaires alors qu’ils n’étaient pas formés pour cela.
Au moindre pépin, que faisaient ces personnes inexpérimentées ? Elles “arrosaient”, ne pensant qu’à se dégager
de cette situation, et provoquant souvent des dégâts irré88
versibles. Passé une période, on ramenait ces policiers
dans leur ancien corps, comme s’ils pouvaient reprendre
leur premier métier aussi facilement, du jour au lendemain. On a vécu ainsi des situations invraisemblables. Je
propose de remettre les choses en place. À chacun sa mission, son rôle. Policier, gendarme, militaire, chacun doit
pouvoir exercer le travail qui est le sien, mener sa carrière, être un valeureux et digne représentant de son unité,
à l’intérieur, mais aussi à l’extérieur du pays.
Vous pensez qu’ils ont leur rôle à jouer à l’étranger ?
La République centrafricaine a été un laboratoire d’expérimentation de tout ce qui s’est fait de mieux en matière
de forces de maintien de la paix. Après les mutineries
de 1996 et 1997, nous avons accueilli sur notre sol la
Misab, Mission internationale de surveillance des accords
de Bangui, composée de Gabonais, Burkinabè, Ivoiriens,
Maliens, Sénégalais, et Tchadiens. Ils ont travaillé chez
nous pendant plusieurs années et nous ont aidés à ramener la paix. Ensuite, nous avons reçu des Canadiens,
Égyptiens, Sénégalais, Somaliens, Burkinabé, Togolais
dans le cadre de la Minurca, Mission des Nations unies
en République centrafricaine qui, encore une fois, nous
ont aidés à ramener la paix. Puis, nous avons eu les forces
multinationales de maintien de la paix, Fomuc, Force multinationale en Centrafrique, puis Fomac, avec l’appui des
forces françaises, dans le cadre de l’opération Boali. Tout
cela, en avons-nous tiré profit ? Non ! Nous avons été le
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théâtre en grandeur réelle de tout ce qui peut être entrepris pour maintenir la paix dans le monde. Et qu’en avonsnous fait ? Rien ! C’est scandaleux. Aujourd’hui, nous
devrions avoir à Bangui un centre de formation en la
matière, nous devrions être des précurseurs dans l’envoi
de missions de ce genre à l’étranger. C’est l’une des propositions de mon programme : mettre en place des unités
capables d’être proposées à la communauté internationale
pour aller donner l’exemple hors de nos frontières. Il
importe de montrer au monde que nous avons compris la
nécessité de la paix et que nous sommes prêts à l’enseigner aux autres. Nous devons tirer les expériences du
passé et faire en sorte que nos erreurs ne soient pas reprises
ailleurs. N’est-ce pas cela le sens d’un monde partagé ?
Pour finir, je dirai que notre armée doit s’ouvrir aux
femmes et aux intellectuels. Il ne faut pas hésiter à recruter au niveau de l’université, à proposer à nos jeunes étudiants d’entrer dans les casernes, de passer le concours
des écoles des officiers. L’armée ne doit pas être seulement composée de porteurs de sacs à dos, mais aussi de
porteurs de bagage intellectuel ! Nos casernes doivent être
un lieu de rencontres des élites. Cela participera à la fierté
de porter l’uniforme. « Je suis officier mais je suis aussi
chimiste, ingénieur, biologiste… » C’est cela la vision
que j’ai de l’armée de mon pays. Le 1er décembre 2009,
j’ai vu notre armée défiler avec dignité, propre et disciplinée. Voilà un bon début ! Faire avec les moyens de bord
est déjà une bonne chose. J’ai vu qu’un investissement a
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été réalisé sur les équipements de maintien de l’ordre,
c’est une très bonne chose également. L’aide extérieure
viendra certainement.
Quelles sont les grandes lignes de votre programme
économique ?
Je vais laisser le soin au parti, c’est-à-dire à la Nouvelle
Alliance pour le Progrès de définir le programme politique, économique et social. Mais je constate que la
République centrafricaine n’a pas de tissu économique
réel. Ceci doit être imputé à nos dirigeants qui n’ont
jamais défini de politique claire dans ce domaine, pourtant vital. Voulons-nous une économie capitaliste de libre
concurrence ou une économie socialisante, avec une
domination de l’État ? Ou encore une économie qui sache
s’adapter, selon les situations, à l’un ou l’autre de ces systèmes ? Aujourd’hui, nous naviguons à vue et cela nous
pénalise énormément. Nous avons une dizaine ou une
quinzaine de sociétés d’État parmi lesquelles quatre ou
cinq, voire deux ou trois fonctionnent correctement. Nous
avons des difficultés à faire entrer des recettes. Nous
sommes actuellement incapables de définir un plan de
développement, dire formellement que nous tablons sur
tel nombre de sociétés qui dégageront tant de recettes par
mois pour permettre de payer tant de salaires. Nous comptons juste sur les recettes de la douane. Il suffit ainsi que
les routes soient bloquées pendant les saisons des grandes
pluies, qu’un camion tombe en panne pour que toute
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l’économie du pays soit sanctionnée. C’est d’autant plus
dramatique qu’un pays comme le nôtre produit, en quantité, bois et diamants. Nous n’arrivons pas à sortir la tête
de l’eau, nous contrôlons très mal nos exportations… Je
pense qu’il nous faut une libéralisation de notre économie mais également une présence minimale de l’État. Une
présence de l’État dévolue exclusivement au contrôle et
à la garantie de l’intérêt général. Ce type de système permettra une plus grande justice et une plus grande équité
entre les citoyens. Sans cela, une petite classe bourgeoise
dominera rapidement l’économie du pays et le reste de la
population vivra cela comme une oppression supplémentaire. L’intervention de l’État assurera aux plus démunis un bien vivre décent. Je favoriserai les sociétés d’économie mixte avec une participation de l’État et j’ouvrirai
le capital des sociétés à des intérêts privés. Nous savons
que l’État seul n’a pas la maîtrise, ni les compétences pour
gérer toutes ses sociétés. Oui au secteur privé, oui à l’investissement privé, mais avec un regard de l’État. Pour
ma part, j’estime qu’il y a ce qu’on appelle des préalables
à régler avant de parler d’économie. Le premier, c’est que
l’impôt tue l’impôt : revoyons notre système fiscal qui
n’est pas du tout incitatif à l’investissement. Le deuxième
tient au fait que dans notre pays, le coût de transport de
marchandises est le plus cher au monde. Comment peuton envisager un développement avec de tels tarifs. Il nous
faut reprendre le transport de nos marchandises par voie
fluviale.
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Comment expliquez-vous de telles lacunes au niveau
du contrôle des produits qui entrent et sortent du
pays ? N’y a-t-il pas assez de structures chargées de ce
travail ?
Au contraire ! Nous disposons de trop d’organismes de
contrôle qui se chevauchent et ne servent finalement à
rien. À mon sens, il faut supprimer les structures internes
de contrôle et donner les moyens à l’Inspection générale
d’État de faire son travail correctement, c’est-à-dire
contrôler toutes les structures et corps de l’État, depuis la
douane jusqu’à la présidence en passant par les ministères
et autres sociétés. Cette Inspection se doit d’être forte,
respectée et crainte. Quand un inspecteur d’État arrive
dans un ministère, tout le monde doit trembler ! Le choix
des inspecteurs est primordial et doit être effectué sur la
base des compétences et des qualités de chacun. Un mauvais inspecteur doit être viré, un point c’est tout. Les inspecteurs doivent être eux-mêmes sous la surveillance
d’une petite équipe spécialisée, afin de s’assurer qu’ils ne
sont pas l’objet de corruption. Leur niveau de vie est un
bon indicateur de leur droiture. Croyez-moi, avec de telles
garanties, tout le monde se mettra au travail et rendra au
pays le service qu’on attendra de lui. Il faut par ailleurs
encourager les bons travailleurs, fonctionnaires en tête,
leur donner le salaire et l’avancement qu’ils méritent. Il
faut savoir les féliciter publiquement et condamner de la
même manière ceux qui travaillent mal. À partir de là,
il y aura forcément des rendements. Actuellement, le
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gouvernement fait des efforts, reconnaissons-le. Par exemple, il essaie de payer régulièrement les salaires, sur la
base des recettes intérieures.
Quel est le salaire minimum en Centrafrique ?
Il est très faible aujourd’hui, de l’ordre de 40 euros par
mois. Je propose bien entendu de l’augmenter. Ce paiement régulier des salaires reste aujourd’hui encourageant.
Il signifie que notre pays est capable de produire des
recettes intérieures. Mais il faut continuer sur ce chemin,
définir des cadres fixes de travail, en maîtriser tous les
mécanismes. Encore une fois, nous devons savoir combien de recettes entrent chaque mois dans les caisses de
l’État. Nous devons pouvoir dire que tel type de recettes
est réalisé, avec tel type de partenaire, qui paye tel type
d’impôt. Avec un tableau financier clair, nous saurons ce
que telle société paye chaque mois, et à quelle date. Nous
saurons ce que le trésor public dépense mensuellement,
ce que les salaires représentent, quels plans d’urgence,
comme les évacuations sanitaires, il peut financer. Avec
un tableau de bord, vous gérez parfaitement les affaires
de l’État. En fait, la lutte contre la corruption est très facile
à mener. Elle dépend le plus souvent d’une volonté politique. Or, ici, l’intérêt général prime ! On ne devient pas
président de la République pour l’intérêt de sa famille,
mais pour le peuple. Si l’intérêt de la famille est à ce point
important, autant devenir homme d’affaires ou monter
une entreprise familiale ! Les parents ne vous rendent
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d’ailleurs jamais service lorsque vous êtes au pouvoir.
L’histoire nous montre qu’ils sont les premiers à s’enfuir
lorsque des problèmes surgissent. Plutôt que de perdre
son temps avec de telles simagrées, il faut se mettre au
travail, lutter contre la corruption, régler le problème des
coupeurs de route…
Parlons-en !
Dans toutes les zones où l’APRD est présente, les coupeurs de route sont combattus. Ils vont ailleurs et, comme
nous sommes en saison sèche, peuvent agir à tout moment.
Il faut les traquer et punir les commanditaires. C’est l’un
des points de discussion actuelle entre le gouvernement
et l’APRD. Cette dernière souhaite qu’après son désarmement, le gouvernement mette en place un dispositif
pour éradiquer ce fléau.
L’économie souffre du marché informel. Que comptez-vous faire ?
Si le marché informel est très développé chez nous, c’est
parce qu’on ne contrôle rien. Nos frontières sont des passoires. Beaucoup de marchandises entrent en fraude.
Certains endroits sont tellement mal sécurisés que la
douane hésite à y aller ou n’y travaille pas comme il faut.
La douane elle-même est complètement désorganisée :
elle a été dissoute, puis rétablie. Toutes ces insuffisances
ont profité aux fraudeurs de tout acabit qui ont investi le
territoire. Il y a en République centrafricaine ces jeunes
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du secteur informel qu’on appelle les « Boubanguéré »,
qui achètent des marchandises qu’ils revendent en dehors
de tout contrôle. Il faut réorganiser tout cela et leur offrir
de vraies opportunités de devenir des acteurs économiques.
Vous les condamnez ?
Je ne les condamne pas. Ils se débrouillent comme ils peuvent. S’ils ne faisaient pas cela, ils ne vivraient pas.
C’est un peu comme les cigarettes que vous vendiez
du temps de votre jeunesse, non ?
Oui, c’est vrai. Je dirai qu’il faut encourager leurs talents
de commerciaux, mais les organiser légalement, sous
forme de coopérative, d’entreprenariat. L’État doit pouvoir contrôler leurs activités et percevoir des recettes sur
leur travail. En vérité, en canalisant les Boubanguéré, nous
leur rendrons service.
Revenons sur le tourisme. Que proposez-vous ?
La République centrafricaine est un pays magnifique. J’ai
eu cette chance de survoler l’ensemble du territoire en
avion, le traverser en voiture. Nous avons de très beaux
sites. Il nous faut un vrai programme de développement
touristique. Nous devons disposer de cadres formés dans
le domaine touristique qui est une source importante de
revenus pour notre pays. Cela n’est absolument pas le cas
à l’heure actuelle. Nous pouvons dès à présent organiser
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des circuits dans certaines zones autour de Bangui, des
périples de cinq jours ou une semaine. Je vous le disais,
à moins de 100 km de la capitale, nous avons des populations locales prêtes à coopérer, les Pygmées notamment. Nous abritons les chutes de Bouali et de Palambo,
celles qui sont vers Mbaiki, le fleuve Oubangui, le
mythique lac des Sorciers et d’autres lieux admirables sur
la route de Sibut ou vers les plages de Damara… des
endroits, des merveilles que nous pouvons proposer. Mais
là encore, il faut avoir les compétences et les qualités
nécessaires, ainsi qu’un accompagnement et une volonté
politique.
L’agriculture est encore très archaïque. Qu’en pensezvous ?
C’est une honte ! Je lisais, il y a peu, une dépêche annonçant que le Tchad montait des usines de tracteurs. Cela
suppose que d’ici cinq années, toute l’agriculture tchadienne sera mécanisée. Et nous, que fait-on ? Où va-t-on ?
Il nous faut rapidement réagir, trouver des solutions. Nous
avons des partenaires comme la Chine qui peuvent nous
aider à démarrer ce type d’agriculture. Nous avons en plus
la chance d’être un pays très irrigué par les cours d’eau.
Pourquoi n’adaptons-nous pas notre agriculture à cette
profusion d’eau ? Pourquoi ne passons-nous pas à des productions industrielles ou semi-industrielles ? Nous pouvons le faire ! Il suffirait de commencer sur des petites
surfaces, puis les élargir d’année en année. En République
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centrafricaine, ce n’est tout de même pas la superficie qui
manque ! Malheureusement, nous n’avons jamais su mettre l’accent sur ce type de priorités. Je le répète, nous avons
intérêt à avoir une économie qui garantit une présence
minimum de l’État. Nous avons un organisme en
Centrafrique, la Jeunesse pionnière nationale, qui encadre un grand nombre de jeunes. Ajoutez à ceux-là tous les
jeunes du DDR et vous obtenez une force vive de la nation.
Du travail, nos jeunes n’attendent que cela ! Il suffit de
les former. Vous négociez avec des pays amis qui vous
donnent quelques outils agricoles et vous vous lancez dans
une agriculture entièrement mécanisée avec une production suffisante. Et plus vous produisez, plus vous vendez,
plus vous faites des bénéfices, plus vous élargissez vos
surfaces et plus vous incluez de paysans dans ce dispositif. Tout est dans la planification. Il faut orienter les jeunes
qui ont de la force et de la vigueur vers les travaux difficiles. Puis quand ils prennent de l’âge, les conduire vers
des tâches moins dures. Et ainsi de suite, jusqu’à des
postes plus stationnaires. Lorsque vous agissez ainsi, vous
augmentez la durée moyenne de vie de votre population.
Et les gens finissent leur existence dans l’aisance. Nous
ne pouvons pas demander à nos paysans les plus âgés de
courber l’échine et travailler avec la houe jusqu’à épuisement. Nous sommes un pays jeune, composé à plus de
60 % de moins de 25 ans. Notre force est là. Il nous faut
simplement leur donner les moyens nécessaires pour
qu’ils acquièrent de l’expérience. Les encourager par
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exemple à se réunir en coopératives, créer des agences de
développement agricole dans chacune de nos régions.
Rompre leur isolement.
Supposons que je veuille planter du coton…
L’État vous donne les graines à crédit, et vous le remboursez après la récolte… sans être sûr de vendre votre
coton ! Ou il prend votre coton, mais ne vous paye qu’avec
plusieurs années de retard. Ce n’est pas tolérable. Les cultures qui présentent un fort risque de baisse des cours doivent être confiées à une institution de régulation des marchés. Une structure doit pouvoir prendre votre coton quel
que soit son cours et chercher à le vendre, à l’étranger s’il
le faut. Le paysan ne peut pas travailler sans filet. Il lui
faut des garanties, des prix minimums. Il peut produire
peu une année et faire des bénéfices l’année suivante, mais
il doit disposer, en tout temps et en toute saison, d’un
minimum qui lui permette de manger et faire vivre sa
famille. Si vous traitez un paysan comme un fonctionnaire payé en fin de mois, vous vous trompez lourdement
et cela aura de graves conséquences. Ces deux travailleurs
ne fonctionnent pas sur la même échelle de valeurs. Le
travail des paysans a besoin d’être réhabilité, valorisé.
Sinon, comment voulez-vous encourager notre jeunesse
à aller vers ce secteur ? Ce n’est pas possible. Les jeunes
vont tout faire pour venir en ville et devenir ouvrier,
alors qu’il n’y a quasiment plus d’emplois viables dans
ce secteur.
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Pour les jeunes et les enfants des écoles, vous parliez
d’un programme spécial.
Oui, je pense qu’il faut nous concentrer davantage sur le
primaire et le secondaire. Il faut reprendre l’école à la
base, revoir les méthodes d’enseignement et mettre un
accent particulier sur la formation et l’encadrement des
enseignants, sur leur salaire aussi, ainsi que sur leurs
conditions de vie. Les enseignants préparent notre avenir, forment ceux qui vont diriger. Si eux-mêmes ne vivent
pas dans de bonnes conditions, comment espérez-vous
qu’ils transmettent leurs connaissances ? Aujourd’hui,
dans certains quartiers, l’enseignant n’a pas d’autre choix
que d’aller manger chez les parents d’un de ses élèves.
Celui-ci est présent à table, assiste aux discussions.
Comment voulez-vous que le lendemain, à la rentrée de
la classe, ce maître ait la moindre autorité vis-à-vis de cet
enfant ? Au contraire, le gamin va en parler à tous ses
camarades et l’enseignant va devenir la risée de l’établissement… Ce genre de drame arrive chaque jour dans
nos écoles. L’enseignant entend ses élèves chuchoter entre
eux. L’un dit « Regarde la chemise qu’il porte, c’est papa
qui lui a donné ». Puis il rigole. Lorsque l’enseignant
demande à un élève de passer au tableau, il se voit répondre : « Attention Monsieur, je vais en parler à papa ! »
C’est tragique. J’entends redonner leur dignité aux enseignants, car ils font le plus beau métier du monde. Il faut
les payer décemment et leur garantir un toit, c’est le minimum ! Un enseignant véhicule des pensées, forge nos
100
idées et les valeurs de notre république. Il doit être un
modèle. Aujourd’hui, il n’a même pas les moyens d’acheter un morceau de craie. Et je ne vous parle pas des fournitures scolaires. C’est lamentable.
Que préconisez-vous ?
Signer des accords de partenariat avec des pays amis qui
ont des enseignants à la retraite de qualité, à qui nous pouvons offrir l’hospitalité afin qu’ils viennent former nos
maîtres. L’État s’engagera par ailleurs à fournir le minimum de matériel scolaire et didactique aux élèves, mais
aussi à rattraper le retard que nous avons en matière d’enseignement informatique ou encore d’enseignement à distance. Avec les nouvelles technologies, Internet notamment, nous pouvons enseigner et diffuser dans les endroits
les plus reculés du pays. Regardez l’Inde. Ce qui a fait sa
force sont ses informaticiens. N’hésitons pas à envoyer
nos étudiants se former à l’étranger, informatisons nos
systèmes, faisons appel à nos cadres résidant hors de nos
frontières ! Je ne sais pas pourquoi ceux qui nous gouvernent ont tant de mal à solliciter les Centrafricains de
l’extérieur. J’ai d’ailleurs une proposition dans ce sens.
Donnons à nos cadres de l’étranger qui finissent leurs
études la possibilité de revenir travailler au pays, avec en
contrepartie l’obtention d’une bourse de la Banque mondiale. Discutons avec cette institution qui a déjà mené une
expérience similaire au Ghana. Sur trois ans ou quatre
ans, ce cadre centrafricain, salarié à plein-temps, donnera
101
du sien à son pays et mesurera lui-même tout ce qu’il
apporte à sa collectivité. Je vous promets qu’au bout de
ces trois ou quatre années, plus de 50 % de ces cadres
demanderont à rester ! Des entreprises se presseront pour
leur proposer des embauches et les recruter.
La scolarisation des filles ?
Elle peine. Il y a certes des programmes d’encouragement
mais cela est loin de suffire. À mon avis, les femmes qui
occupent des postes à responsabilité dans les administrations doivent contribuer à la promotion des filles à l’école.
Comment ? En participant à des débats avec les élèves
dans les établissements scolaires et servir ainsi d’exemples aux générations montantes. Je pense qu’il faut également mettre en place un programme d’alphabétisation
destiné en particulier aux filles qui sont dans les villages
ou qui ne peuvent pas faire des études poussées. Tous les
enfants du pays doivent savoir lire et écrire. C’est un minimum.
Doit-on marcher, comme à votre époque, plusieurs
dizaines de kilomètres pour aller à l’école ?
Non, aujourd’hui, il y a beaucoup d’écoles, sur la majorité des communes… J’ajoute un point qui me tient à
cœur, notamment pour les filles. Je propose de remettre
en place les bourses d’études pour les cinq premières de
l’établissement, ce qu’enfant, j’ai pu obtenir grâce aux
conseils avisés de mon père. Vous ne pouvez pas imagi102
ner comment cette gratification est perçue par un enfant.
Ces bourses d’encouragement inciteront beaucoup de nos
filles à aller jusqu’au bout de leurs études. Je ne vous
apprendrai rien en vous affirmant qu’au moins cinquante
personnes peuvent vivre du bien-être et du savoir d’une
seule femme !
Quelles actions comptez-vous mener contre les grands
fléaux qui frappent la République centrafricaine ? Je
pense notamment au sida…
Il n’y a malheureusement pas que le sida ! Le paludisme
entraîne une très forte mortalité infantile, parce que nous
n’avons pas les moyens d’entretenir nos hôpitaux et que
les infirmiers n’arrivent pas jusque dans les provinces,
faute de salaire, de routes, de structures adéquates. Le plus
gros du personnel médical reste à Bangui, où là aussi, les
structures hospitalières sont devenues extrêmement déficientes. Il faut se rendre à l’évidence : nos hôpitaux sont
des lieux où l’on perd le plus souvent la vie. Non que nos
professionnels ne soient pas compétents – nous avons de
très bons médecins –, mais parce que nous souffrons du
manque de médicaments et de matériels. Et puis il faut
dire que nos hôpitaux sont quasiment devenus des cliniques privées. C’est vous qui achetez les médicaments
et payez la consultation. Sans travail et donc sans argent,
vous êtes condamné à ne pas être pris en charge. Ce n’est
pas acceptable. Je ferai en sorte que toute personne qui
se présente dans un hôpital bénéficie au moins d’une
103
consultation gratuite. Je donnerai la priorité à l’importation de médicaments génériques, à moindre coût et tout
aussi efficaces. J’imposerai également un barème de prix
et des taux fixes car aujourd’hui, les hôpitaux pratiquent
des tarifs à la tête du client. Un médecin demandera
10 000 francs CFA à un tel et 30 000 ou 50 000 francs
CFA à un autre pour la même intervention. D’autres se
feront soigner gratuitement parce qu’ils sont les parents
de tel praticien… Je mettrai également un terme à ce
qu’on appelle aujourd’hui le « droit de table », qui
consiste à faire payer un patient pour qu’il puisse effectivement être opéré. Je dis que tous les centrafricains ont
droit à des soins de qualité. Je propose de mettre en place
une carte d’abonnement sanitaire qui leur donnera un
droit aux premiers soins – chez un généraliste – et aux
médicaments de base. Cette carte d’abonnement sanitaire
coûtera un montant forfaitaire annuel que le citoyen
pourra payer. L’argent ainsi récolté servira à commander
des médicaments génériques à bas prix. Aujourd’hui, le
fait que des Centrafricains meurent de maladies comme
la tuberculose ou le paludisme est révoltant. Parfois, les
conditions hygiéniques de vie ne sont même pas requises,
de graves pénuries d’eau mettent en danger la vie de nos
enfants. Si l’eau n’est pas potable, nous allons avoir une
mortalité épouvantable. La société nationale en charge
de l’eau ne dessert pas toutes les régions. Il faut régler
ce problème rapidement. En ce qui concerne le sida, il
faut reconnaître que le gouvernement actuel fait des
104
efforts qu’il faut maintenir et accentuer, en développant
notamment les campagnes de sensibilisation auprès des
jeunes.
Avec ce possible retour à une réconciliation nationale,
qu’envisagez-vous pour garantir le respect des droits
de l’homme dans votre pays ?
Ce sujet est souvent abordé en République centrafricaine,
mais avec un détachement qui en dit long sur les intentions de ceux qui en parlent. Tout le monde peut discourir sur les droits de l’homme, mais certains ont, en quelque
sorte, une certaine légitimité à le faire, soit parce qu’ils
ont souffert de ce genre de violations, soit parce qu’ils se
sont occupés à les défendre. Je fais partie de ceux-là. J’ai
vécu des situations où on me privait de mes droits et j’ai
pratiqué, pour d’autres, la défense de ces mêmes droits,
par ma fonction d’avocat en France. J’ai d’abord appris
ce qu’est la défense des droits de l’homme auprès de la
Cimade, association française d’aide aux migrants, qui
m’a accueilli comme réfugié avant d’y travailler moimême (au service des réfugiés et demandeurs d’asile).
Mais déjà en Afrique, j’étais moi-même réfugié et je
connaissais un peu le problème. Mais j’ai surtout connu
la souffrance de ces personnes forcées de vivre loin de
chez elles, en partageant leur vie dans un foyer de réfugiés,
à Massy, en région parisienne. J’ai ainsi assisté, avec des
amis venant d’Haïti ou d’Amérique latine, au bonheur
ressenti au moment de la chute du dictateur Jean-Claude
105
Duvalier. Lorsque je suis devenu avocat, j’ai assuré la
défense des demandeurs d’asile et de nombreuses
personnes victimes de graves violations des droits de
l’homme. J’ai pu participer à de nombreux colloques et
séminaires de formation sur ces questions. Lorsque je suis
arrivé à Bangui, j’ai été directement confronté à ce
problème.
Justement, comment peut-on penser à la fois en
avocat des droits de l’homme et en ministre de la
Défense ?
La limite entre les droits de l’homme et la gestion des
affaires de l’État est très mince en effet. Je ne cache pas
que cela a été difficile. C’est un travail de chaque instant
où si l’on ne fait pas attention, le Rubicon peut être très
vite franchi. Il faut cultiver certains mécanismes, comme
celui de se dire que toute personne soupçonnée pour
quelque infraction que ce soit a toujours droit à une
défense et un respect des procédures, même lors de son
interpellation. Dans les fonctions que j’ai occupées, je me
suis toujours battu dans ce sens, inculquant ces principes
à tous mes collaborateurs. C’est pour cette raison que vous
ne trouverez que très peu de cas de violations des droits
de l’homme datant de mon époque et dépendant de mon
ministère. Croyez-moi, lorsqu’on est soi-même victime
de telles violations, on sait parfaitement à quoi s’en
tenir. Pour moi, le respect des droits de l’homme est
fondamental.
106
Fondamental, c’est-à-dire ?
Cela signifie que nous devons l’avoir constamment à l’esprit et qu’il doit guider chacune de nos actions. C’est pour
cette raison que j’appelle aux visites régulières de nos
commissariats, nos brigades de gendarmerie, nos
casernes. Il importe de ne laisser à personne la possibilité de priver de liberté un individu. Il n’y a rien de plus
humiliant.
La justice est-elle indépendante en République
centrafricaine ?
Notre justice a toujours été le dernier rempart, comme on
dit. Les magistrats travaillent souvent dans des conditions
difficiles. Je vais vous raconter une anecdote qui date de
1995 ou 1996. Au cours d’une visite en province effectuée avec le président Patassé, un jeune magistrat (que je
reverrai d’ailleurs plus tard à Bangui) s’approche de moi.
« Monsieur le conseiller, me dit-il, je tiens des audiences
foraines dans les environs de Bozoum. Je n’ai pas de maison, je suis donc obligé d’habiter chez quelqu’un. Pour
aller à mon travail, je prends le véhicule des commerçants,
parfois même des justiciables. Vous comprenez, Monsieur
le conseiller, insiste ce jeune magistrat, ce sont les personnes que je dois aller juger qui me transportent
dans leur véhicule avec d’autres prévenus ! Avant d’arriver au tribunal, nous traversons des endroits déserts…
Je me retrouve à faire la route avec eux, seul et sans
garde, avec le code de procédure et le code pénal dans
107
les mains. Et je dois rendre la justice. Comment puis-je
rendre une justice équitable et libre dans de telles conditions ? Et bien, Monsieur le conseiller, conclut-il, il m’arrive de condamner cette personne qui m’a transporté…
Et lorsqu’il est autorisé à sortir du tribunal, c’est lui qui
me ramène à la maison ! » Tout cela semble relever d’une
fiction, c’est pourtant vrai. Voyez par quels chemins de
traverse passe notre justice… Et cela continue jusqu’à ce
jour. J’estime que, lorsqu’un magistrat passe dans la ville,
on doit sentir qu’il est magistrat ! Il doit être respecté, mais
aussi sans reproche et avec une très bonne moralité, ceci
afin que les jugements rendus ne fassent pas l’objet de
critiques et de soupçons. Des magistrats se sont brillamment illustrés dans notre pays lors des grands procès
comme celui de Bokassa avec le président Franck et l’accusation soutenue par le magistrat Mbodou, le procès
Bozizé en 1986… Il a fallu le courage des magistrats pour
le libérer. Et puis mon procès où l’accusation a voulu
mêler haine et jalousie à une procédure criminelle. Le président Zacharie Ndouba et les membres de la Cour criminelle ne l’ont pas suivie dans cette voie malgré les pressions exercées sur la Cour. Ils s’en sont tenus à
l’application du droit. Il faut donner les moyens aux différentes cours et au Conseil supérieur de la Magistrature
pour faire régner la discipline et veiller au respect de la
déontologie. Pour qu’une justice soit équitable, il faut
aussi une bonne défense. Le barreau centrafricain doit être
doté d’un local digne de ce nom avec une bibliothèque
108
permettant à nos jeunes avocats de parfaire leur connaissance. Si notre justice a pu inscrire son nom en lettre d’or
dans les annales de notre histoire lors des grands procès
comme celui de Bokassa, de François Bozizé, de moimême, etc., c’est aussi grâce aux talents de brillants
avocats. Je profite de cette occasion pour rendre un vibrant
hommage à mes confrères Nicolas Tiangaye, Dolly
Mireille et Hervé Dupont-Monod qui ont assuré ma
défense.
Êtes-vous pour l’abolition de la peine de mort ?
Oui, tout à fait. La peine de mort a été initiée à un moment
où les gens étaient, comment dire… barbares. Selon moi,
le sang ne doit pas appeler le sang, ce serait même une
grave erreur. Celui qui commet un crime doit pouvoir
payer pour lui-même et pour tous ceux qui seraient tentés de faire la même chose. On doit donc le voir subir sa
peine. Il faut aussi qu’il arrive à se repentir, à reconnaître
le mal qu’il a commis. Il faut que le regret vienne aussi
chez ceux qui l’ont encouragé, ses complices. Or si vous
l’exécutez, le coupable n’aura même pas le temps de
regretter son geste ; et vous risquez en plus de faire passer la justice de votre pays pour expéditive. Mais si vous
le condamnez, si vous le privez de liberté à perpétuité, il
aura tout le temps de se rendre compte de son crime. Sa
souffrance sera terrible et il aura certainement le temps
de mourir plusieurs fois. Et peut-être finira-t-il par dissuader ses compères de faire la même chose.
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Pensez-vous que les Centrafricains le souhaitent
aussi ?
Je ne sais pas. Je pense que l’abolition de la peine de mort
est une question à soumettre par référendum. Mais mon
avis personnel est qu’elle doit être abolie, quitte à proposer des peines incompressibles, dans des prisons dignes
de ce nom. Car encore une fois, ce n’est pas parce que
quelqu’un est en prison qu’il a perdu toute dignité. Qu’il
doit être privé de soin, de repas, de visites…
Y a-t-il beaucoup de prisons dans le pays ?
Oui, dont certaines échappent malheureusement à la légalité, des prisons extrajudiciaires, non répertoriées sur les
cartes, que le procureur ne connaît pas et que nul ne visite.
Elles sont situées à Bossembélé, Bossangoa ou ailleurs.
Je ne les ai pas vues, mais on en parle. Il faut vraiment
s’occuper des conditions de vie des détenus, les rendre
plus humaines, généraliser le droit de visite. J’insiste sur
ces points car ils sont importants.
Vos actions en matière de solidarité, pour les personnes
âgées, les retraités ?
Nous avions à une certaine époque une caisse efficace,
l’Office centrafricain de sécurité sociale, qui collectait les
cotisations et payait les pensions. Mais à un moment, une
grande confusion s’est installée. L’État a mis la main sur
cette caisse centrale et a détourné tout l’argent qui s’y
trouvait. Cela a provoqué des années de retard dans le
110
paiement des droits des retraités. Aujourd’hui, la situation commence à peine à redevenir – plus ou moins – normale. Ce qui a manqué à notre caisse de sécurité sociale,
c’est l’innovation. Lorsque vous gérez une caisse de ce
genre, vous faites parfois des plus-values. Et comme ce
n’est pas votre vocation de faire des plus-values (votre
vocation est de payer régulièrement les pensions et de réaliser, quand vous le pouvez, des œuvres sociales), vous
les ignorez… Il faudrait investir cet argent dans l’immobilier par exemple. Cette idée n’est pas nouvelle puisque
l’Office possédait à une certaine époque des biens immobiliers qu’elle louait et dont les revenus ainsi perçus
payaient les pensions. Il faut simplement la remettre au
goût du jour. Ces biens immobiliers ont besoin d’être réhabilités et il faut en construire d’autres. Il faut également
chercher à développer des partenariats avec d’autres
caisses qui existent à l’étranger, analyser leur mode de
fonctionnement et effectuer des transferts de technologie.
Ensuite, indépendamment de cela, je pense qu’il faut créer
une caisse de solidarité nationale qui permette de mener
des actions ciblées, auprès des populations les plus démunies ou victimes de catastrophes naturelles, mais aussi
auprès des personnes isolées au fin fond de nos campagnes. Car il faut savoir que beaucoup de jeunes laissent
leurs parents ou leurs grands-parents à l’abandon. Ces
vieux de 70 ou 80 ans se retrouvent sans personne, n’ont
rien à manger, n’ont même plus la force de vivre. Il faut
aller vers ceux-là, les récupérer et les sauver. Ce sont des
111
gens qui se sont donnés en leur temps pour le pays. Le
pays leur est redevable. Il faut leur porter secours, les
exempter de la carte de santé. Il en va de même pour les
fonctionnaires retraités.
Il n’y a pas de tissu associatif dans le pays ?
Non, pas assez. Il y a bien quelques ONG qui travaillent,
mais c’est tout. Je compte encourager toute initiative d’association. Les centrafricains doivent comprendre que ce
qu’ils ne peuvent faire seul devient possible à plusieurs.
Vous avez parlé à plusieurs reprises de coopération
avec l’étranger. À quel pays pensez-vous ?
Nous sommes un pays de culture française et nous en gardons la langue. Nous nous tournerons donc bien évidemment vers la France avec qui nous avons une longue histoire commune. Maintenant, je pense qu’il faut aussi
diversifier notre coopération. Pendant très longtemps,
nous avons travaillé avec le gouvernement ; à mon avis,
il serait utile d’y associer les régions françaises. Sortir du
cadre strictement étatique nous permettra d’apprendre
beaucoup plus de ce pays. Il nous faut également nous
tourner vers l’Europe qui, elle aussi, désire connaître
l’Afrique. Nous y avons, là aussi, notre intérêt. Nous
devons penser par ailleurs aux pays du Nord et notamment aux États-Unis, certains de nos produits pouvant y
être exportés. Plus importante sans doute est la coopération à développer avec les pays émergents. C’est là, à mon
112
sens, qu’il faut mettre le plus l’accent. Un coopérant algérien, marocain ou tunisien vous coûte dix fois moins cher
qu’un coopérant français, avec un niveau de connaissance
identique voire plus élevé. Il faut également aller vers les
pays de l’ancienne Europe de l’est, Hongrie, Bulgarie,
etc. qui disposent, eux aussi, de coopérants à moindre coût
mais de même niveau que leurs voisins de l’Europe de
l’ouest. Bref, il faut s’ouvrir. Dans le monde de la coopération, la Chine est bien sûr un partenaire non négligeable. Son économie florissante a réussi à résister à la
crise internationale. Il faut donc s’ouvrir à ce pays aux
performances énormes, mais avec toujours à l’esprit une
prudence particulière. La Chine peut venir investir chez
nous, mais à condition d’utiliser et de former notre maind’œuvre locale. D’autres pays asiatiques, comme la
Malaisie ou l’Inde, auront nos faveurs, mais aussi en
Amérique latine, le Venezuela, la Colombie,
l’Argentine… Il faut nouer des accords de coopération
avec tous ces pays, échanger, profiter de leur expérience.
Enfin, on ne saurait oublier la coopération sous régionale.
Il faut que nous arrivions à écouler notre production vers
les pays limitrophes, à moindre coût, à moindres frais et
dans des délais relativement rapides. Je pense particulièrement au Congo Brazzaville et au Tchad, deux pays producteurs de pétrole qui nous entourent et qui ont besoin
de nous comme nous avons besoin d’eux. Le Congo
Brazzaville a notamment besoin de viande : nous sommes
un pays d’élevage, nous pouvons lui produire de la viande
113
de qualité et couvrir son marché. Il faut que nous évitions
de lui envoyer des bêtes sur pied, mais que nous les travaillions plutôt sur place. Ce secteur devrait nous apporter beaucoup d’argent et créer de nombreux emplois.
Quant au Tchad, il a besoin de fruits et de bois. Nous pouvons les lui fournir, ce serait un marché d’absorption
énorme. Nous avons également notre voisin soudanais à
qui nous pouvons proposer du café – cela lui éviterait d’aller jusqu’en République démocratique du Congo pour en
trouver ! Pour ce faire, il suffit de nous asseoir autour
d’une table, définir les quantités dont il a besoin chaque
année et calculer notre production en fonction de cette
demande. Nous pouvons même aller lui déposer ce café
à la frontière pour lui éviter le transport ! Vous voyez, la
demande existe. Il suffit simplement de passer aux actes.
Encore une fois, tout est question de compétences et de
volonté politique. Viande, café, agriculture, ce sont des
milliers d’emplois susceptibles d’être créés. En ciblant
ainsi les marchés alentours, vous pouvez faire redémarrer l’économie du pays. Et ceci avant même de regarder
plus loin !
Les syndicats fonctionnent bien dans le pays ?
J’ai vraiment beaucoup de respect et de considération pour
le travail que mènent les syndicats – le trublion que je suis
les rejoint forcément un peu. Lorsqu’on appartient à un
gouvernement, il faut considérer les syndicats comme des
partenaires. Il est essentiel de les consulter régulièrement
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et de les associer aux prises de décision. La défense des
intérêts de leurs membres est leur raison d’être. Plus les
syndicats manifestent et gagnent leur combat, plus toutes
les parties sont gagnantes. Car derrière la victoire d’un
syndicat, il y a toujours celle du gouvernement. S’il gagne,
c’est que le gouvernement a fini par comprendre, qu’il a
donc fait preuve de sagesse.
Le chômage est-il important ?
Le chômage touche tout le pays, et en premier lieu notre
jeunesse. Nous sommes environ 3,5 millions d’habitants
et 1 million d’actifs, paysans compris. Dans ce million,
vous n’avez que 20 000 fonctionnaires. Et dix ou quinze
entreprises qui travaillent et engagent moins de 5 000 personnes, toutes confondues. Certains centrafricains de 30
ou 40 ans n’ont jamais travaillé de leur vie. Est-ce normal ? Bien sûr que non ! Il faut être créatif.
Quelles solutions préconisez-vous ?
Ouvrir des chantiers, créer des coopératives, inciter les
investisseurs sur de grands projets, avec l’emploi d’une
main-d’œuvre locale, insister sur la formation. Il y a peu
de temps, un chef d’entreprise me confiait qu’il était
impossible de trouver en République centrafricaine deux
chauffeurs d’engins lourds ! C’était une boutade mais qui
montrait bien nos insuffisances en la matière.
Aujourd’hui, pour trouver de bons conducteurs d’engins,
il faut souvent aller jusqu’au Cameroun ! Rendez-vous
115
donc sur le site d’uranium de Bakouma, à 1 000 km à l’est
de Bangui : beaucoup d’ouvriers ou de cadres qualifiés
viennent de ce pays. Ce n’est pas normal. Pourquoi
n’a-t-on jamais pris le temps de planifier et diversifier nos
formations ?
Ce n’est pourtant pas difficile d’apprendre à conduire
ces engins.
Oui, mais il faut y penser et mettre ces formations en
pratique. Actuellement, tous les jeunes de Bangui passent
leur temps à fabriquer des briques, les font cuire avant de
les revendre… C’est même devenu une spécialité centrafricaine ! Et c’est très bien. Mais cela devrait-il s’arrêter
là ? Je dis non ! Pourquoi cette initiative ne se transformet-elle pas en projet industriel ? Pourquoi ne va-t-on pas de
la brique à la construction, puis de la construction à la
finition ? Pourquoi ne pas regrouper tous ces jeunes sous
forme d’entreprise en les responsabilisant ? Pourquoi ne
les aidons-nous pas à développer leur travail ? On peut
aisément imaginer le nombre d’emplois que nous pouvons créer en investissant dans tous les métiers intermédiaires du bâtiment… Bangui et sa région s’en trouveraient rapidement développées ! Vous savez, tout est
question d’imagination, d’audace et de courage. Il y a
tellement de choses à faire, d’emplois possibles, dans
des domaines divers et variés. La protection de la
nature est, à elle seule, un sujet de développement exemplaire…
116
Peut-on dire aujourd’hui que l’autorité de l’État est
restaurée sur tout le territoire ?
Non, ce n’est pas encore complètement le cas. Depuis la
signature des accords de paix et la mise en place du programme de DDR, on peut dire que la paix est vraiment
revenue dans notre pays. Beaucoup de préfets et sous-préfets ont déjà regagné leur poste. Mais vous avez encore
des fonctionnaires qui n’ont pas encore rejoint leurs
postes, faute d’infrastructures d’accueil. Or comment restaurer l’autorité de l’État lorsque les fonctionnaires censés le représenter sont dénués de tout moyen ? Nos fonctionnaires doivent pouvoir assumer les missions qui sont
les leurs en toute sérénité. Vous avez des zones dans notre
pays où les sous-préfets se déplacent en moto, non pas en
tant que conducteurs (on aurait pu l’admettre à la limite !),
mais en passagers ! J’ai vu de mes propres yeux un souspréfet assis derrière une moto, tandis que le pilote tenait
le drapeau ! Inimaginable ! Quand on veut instaurer ou
rétablir l’autorité de l’État, il faut commencer par régler
ce genre d’incohérences.
Craignez-vous un manque de transparence lors des
prochaines élections ?
Oui, parce que des exemples ont déjà eu lieu par le passé.
Cela dit, je fais confiance aux systèmes de contrôle qui
seront mis en place à cette occasion. Notre république a
vécu tellement de mauvaises expériences que nous ne pouvons que supposer une totale transparence. Sinon, les
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mêmes faits produisant les mêmes effets, le pays aura de
fortes chances de se retrouver dans l’impasse.
Tous les partis seront-ils représentés dans les bureaux
de vote ?
Nous l’avons demandé. Et les politico-militaires sont
même des membres de la Commission électorale indépendante. Tout le monde sera présent dans les bureaux de
vote. Et chacun devrait y jouer son rôle.
Jusqu’au dépouillement ?
Jusqu’au dépouillement. Les résultats devront être affichés devant chaque bureau de vote et les procès-verbaux
signés par les représentants de tous les partis qui disposeront d’une copie afin de la communiquer à leur état-major.
À l’APRD, avez-vous les moyens de suivre tout cela ?
Nous faisons partie des politico-militaires, nous avons
donc prévu des délégués sur l’ensemble du territoire. Mais
les craintes des uns et des autres sont légitimes. C’est pour
cela que nous préparons ces élections avec minutie. Il
s’agit également de rassurer nos compatriotes.
Je crois savoir que vous comptez encourager la création d’une chaîne de télévision. Le fondateur du journal de vos 20 ans n’est pas bien loin ?
Inconsciemment sans doute. Je pense qu’il faut donner la
parole à nos jeunes, les laisser s’exprimer. J’ai d’ailleurs
118
un projet non seulement de chaîne de télé mais aussi de
radio et de journal. Je n’en connais pas encore la périodicité (j’hésite entre un hebdomadaire et un quotidien),
mais il traitera de la ville de Bangui. Concernant la télé,
l’actuelle chaîne nationale se borne à diffuser essentiellement les activités de l’État et n’offre pas assez de temps
à l’expression de cette jeunesse, dans les domaines culturel, scientifique, éducatif, etc. Il faut une chaîne dédiée
à nos jeunes, afin qu’ils puissent s’épanouir. Il faut aussi
une production nationale. Nous avons des journalistes,
techniciens et des comédiens capables de réaliser des
émissions et documentaires et toutes sortes d’œuvres que
nous pouvons même vendre à l’étranger. Nos talents nationaux gagneraient largement à être connus.
Où en est justement la culture ? N’est-elle pas la première victime de ces guerres de clans et luttes de pouvoir ?
Détrompez-vous : il y a un vrai bouillonnement culturel dans le pays ! Nos artistes existent, mais ils ne parviennent pas à prendre la parole, la plume ou le pinceau.
À côté de la chaîne de télévision dont je vous parle, je
propose de mettre en place un studio d’enregistrement et
de production musicale. Nos albums pourront ainsi se
monter sur place, en République centrafricaine, et nous
pourrons lancer et produire nos artistes. Ce qui manque
par ailleurs dans notre pays, ce sont des salles de spectacle dignes de ce nom, capables de recevoir des artistes du
119
monde entier. Il faut mettre cela en projet. Après les élections, le chantier de la chaîne de télévision sera immédiatement lancé.
En matière de sport ?
Savez-vous que nos meilleurs joueurs de football et de
basket-ball sont au Gabon, au Cameroun, en Guinée
Équatoriale ? Ou dans des clubs en France, aux ÉtatsUnis ? On en parle très peu car ils n’ont pas de promoteurs, ne sont pas soutenus. Il faudrait que nous,
Centrafricains, décidions de prendre en charge un certain
nombre de nos sportifs évoluant à l’étranger, de les suivre afin de les encourager à atteindre le très haut niveau.
La Chine nous a offert une très belle infrastructure sportive à Bangui qui nous permet d’organiser des compétitions finales. Qu’en est-il de la province ? Il faut construire
des infrastructures de base qui permettent à nos sportifs
de participer à des compétitions sous régionales. Il suffit
d’un bon stade, d’une piste d’athlétisme et quelques équipements annexes… dans nos seize préfectures, afin de
proposer à nos jeunes talents quasiment l’ensemble des
disciplines sportives olympiques. Chaque année, des compétitions préfectorales, puis nationales se chargeront de
faire émerger une élite sportive. Je pense également à une
campagne lancée dans les années soixante-dix dite « campagne grande taille. » Il s’était agi à l’époque de répertorier les joueurs de grande taille pour des épreuves de basket-ball. Cela nous a rendu de grands services puisque la
120
République centrafricaine a été championne d’Afrique à
plusieurs reprises. Il faut relancer cette campagne et
construire au moins dans chaque ville de plus de 5 000 à
10 000 habitants, et dans chaque arrondissement de
Bangui, des terrains de football et de basket-ball. Lorsque
nous aurons réalisé tout cela, nous aurons véritablement
semé la graine de futurs champions centrafricains.
Quel est le slogan de votre parti ?
A londo awe, une expression sango qui signifie « C’est
parti. » Le progrès est en marche, c’est une certitude. En
acceptant de rejoindre la Nouvelle Alliance pour le Progrès,
nous faisons un effort pour changer nos mentalités et améliorer notre quotidien. L’idée principale que nous défendons est cette notion d’alliance et de nouveau départ. Je
suis chrétien. Je pars toujours sur ce fondement de la Bible
qui dit que l’homme est par nature un pêcheur. Et qu’il ne
devient performant que lorsqu’il s’en rend compte et prend
l’engagement d’y remédier. S’il le fait, il a progressé.
D’où votre pardon ?
Sans doute. Lorsqu’on se reconnaît pêcheur, on fait un
voyage intérieur, on se demande pourquoi, puis on
demande pardon. On prend alors un nouveau départ, on
fait une alliance avec soi-même et avec l’ensemble de la
société. Et dans le cadre de cette alliance, on annonce de
nouvelles règles et on s’engage à s’y conformer. Voilà le
sens de mon combat.
121
Quelles sont les personnes qui vous ont marqué tout
au long de votre parcours ?
J’en citerai deux. D’abord le président Omar Bongo. Il
était comme un père pour moi. J’ai fait sa connaissance
en 1984 et nous avons toujours gardé de très bons rapports. C’était un homme qui me parlait toujours comme
à son propre fils. Et j’ai passé des moments de joie extraordinaires avec lui, allant même à deux reprises jusque
dans son village, à Franceville. Deux fois… ça n’est pas
donné à tout le monde ! J’ai assisté à des fêtes traditionnelles, partagé des repas avec lui. Le Président Bongo m’a
soutenu en toutes circonstances. Ce qui explique que
lorsqu’en mars 2008, j’ai été désigné président de
l’APRD, il a été la première personne que j’ai appelée…
Et que vous a-t-il dit ?
Il m’a dit : « Accepte et fais la paix » Et je n’ai pas hésité.
Il m’a donné des conseils… « Écris au président Bozizé
et explique-lui les circonstances dans lesquelles tu viens
d’être désigné. Puis demande à ce qu’il y ait une médiation par les Nations unies… » J’ai suivi ses conseils et nous
avons finalement travaillé dans ce cadre-là. Sa mort m’a
beaucoup touché. Nous avons perdu cet homme à un
moment où nous avions vraiment besoin de lui. Il nous a
amenés jusqu’au milieu du chemin et nous demande de le
poursuivre. Si nous réussissons, je pense que, nous regardant de là-haut, il sera fier de nous. Il me parlait souvent
en langue sango. Je garde toujours en mémoire ce qu’il
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m’a dit à Libreville, quelques mois avant sa mort, en présence d’un de ses conseillers, Guy Rossantanga. Nous
étions tous les trois dans son bureau. Au moment de partir, il m’appelle. « Jean-Jacques ! » Je me retourne et il me
dit : « Retiens ceci : à chaque fois que tu prends un chemin, tu as toujours deux propositions, ou ici ou là. J’en ai
fini. » Ce jour-là, nous avons longtemps causé de ses liens
avec la République centrafricaine, lorsqu’il était encore
ministre des Affaires étrangères ou directeur de cabinet du
président Léon Mba. C’est là qu’il m’a appris qu’il détenait une compilation des correspondances échangées avec
les responsables politiques centrafricains de l’époque, ainsi
que celles du président Léon Mba, jusqu’à l’indépendance
du pays. « Cette compilation est à Franceville, un jour on
se verra là-bas et je te donnerai tout cela. » Il n’a pas eu le
temps… J’espère qu’un jour, la République centrafricaine
pourra bénéficier de l’ensemble de ces correspondances,
un véritable trésor historique que nous pourrons publier
en hommage à la mémoire du président Bongo. Il y avait
entre nous une confiance énorme, mais aussi des moments
de colère que je qualifierai de légendaires ! Des moments
où il m’engueulait dans son bureau parce qu’il estimait
que je n’avais pas suivi ses conseils. Omar Bongo était
vraiment comme un père. Il avait une grande disponibilité
d’écoute et une grande humilité. Sa capacité à pardonner
a été sa force. Il a toujours été au chevet de la République
centrafricaine… Quant à la seconde personne, le nom qui
me vient à l’esprit est celui du professeur Abel Goumba.
123
Voilà un homme politique qui a fait l’unanimité dans la
gestion de la chose publique. Progressiste jusqu’à sa mort,
il croyait en un idéal pour son pays. J’ai rencontré mon
oncle Abel pour la première fois en 1979 quand il était rentré d’exil. J’ai été impressionné par l’homme et il m’a pris
en estime. Bien que parents, nous n’avons jamais travaillé
ensemble, dans un même mouvement politique, contrairement à ce que font certains compatriotes qui suivent leurs
parents sans conviction.
Un dernier mot ?
Je termine par une note d’espoir. Après six années d’exil,
je retrouve mon pays sur la voie de la recherche de la paix
et du développement. Je retrouve aussi une population
jeune et dynamique qui se cherche et qui, malheureusement, n’a plus confiance en la classe politique, avec cette
impression, fort justifiée, que ce sont toujours les mêmes
qui les gouvernent. La misère progresse malgré les efforts
du gouvernement. Il y a très peu d’initiatives créatrices
d’emploi, le chômage touche toutes les couches de la population – en particulier les jeunes et les femmes.
Heureusement, suite aux différents accords de paix, un
minimum de sécurité et une certaine quiétude sont revenus. Cela se lit d’ailleurs sur le visage de mes compatriotes.
Face à un tel constat, je ne peux que m’engager, avec mes
frères, tous ensemble, à reconstruire notre pays. Il y a une
réelle prise de conscience. La fonction publique est maintenant constituée en majorité de cadres de ma génération
124
qui ont les compétences pour faire avancer notre pays, mais
qui restent découragés par les pratiques politiques
actuelles. On sent à l’évidence, chez certains, un manque
de motivation et du découragement. Récemment, j’ai été
agréablement surpris de voir nos jeunes frères footballeurs
gagner haut la main la coupe de la Cemac (Communauté
économique et monétaire de l’Afrique centrale). Cela
prouve bien qu’ils sont capables du meilleur. Il suffit simplement de les soutenir. Les femmes se battent tant qu’elles
peuvent pour faire avancer la démocratie. J’ai apprécié le
travail qu’elles ont réalisé dans le groupe G23 pour inciter leurs concitoyennes à participer à la vie politique de
leur pays. Je n’ai pas encore rencontré nos syndicats, mais
cela ne saurait tarder, et je ferai en sorte que leurs préoccupations soient prises en compte dans le programme de
la Nouvelle Alliance pour le Progrès. Nous sommes l’un
des pays les plus touchés par les effets des gaz à effet de
serre. Nous n’avons pas les moyens de lutter contre la déforestation. Le désert avance chez nous, il nous faut le stopper et mener une vraie politique écologique et de protection de notre environnement. Ce sera aussi l’un de mes
futurs combats. Mon retour actuel est basé sur un nouveau
départ du pays. Je fais partie des leaders politiques et j’en
suis heureux, car le combat que je mène avec mes compatriotes n’a qu’un objectif, le meilleur devenir de notre
pays. Nous avons décidé devant Dieu et devant notre peuple de faire une nouvelle alliance pour le progrès en
Centrafrique. Nous nous y tiendrons. A londo awe.
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Date d’impression 02/2010 sur les presses de Roto Presse Numéris
Dépot légal : 1er trimestre 2010
Numéro d’impression : 300110
N° ISBN : 978-2-9535490-0-3
Imprimé en France
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Jean-Jacques DEMAFOUTH
« La garde impériale de Bokassa passait dans les rues à
grand bruit et faisait craindre le pire : arrestations,
exécutions, tueries. On savait que celui qui était arrêté ne
reviendrait jamais… »
« Dacko a remis symboliquement le drapeau bleu blanc
rouge sur nos têtes. Les premiers jours, nous étions plutôt
contents. Mais nous avons rapidement déchanté. »
« Là encore, coup de théâtre : je fus accusé d’être l’auteur
du coup d’État de mai 2001 alors qu’en réalité, j’avais
permis de l’arrêter ! »
« Bozizé reproduit parfois les mêmes erreurs que ses
prédécesseurs alors que son arrivée au pouvoir avait suscité
un réel espoir de changement. »
« Il faut un certain courage pour tendre la main… Ceux qui
m’ont fait du tort et qui se taisent, c’est tant pis pour eux ! »
« Le combat que je mène avec mes compatriotes n’a qu’un
objectif : le meilleur devenir de notre pays. »
Samy Abtroun est journaliste à Afrique Asie.
ISBN : 978-2-9535490-0-3
10 €
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