Jean-Luc Mélenchon et les nantis Lumières
« Le choix de notre génération, c’est de poursuivre le rêve des Lumières parce qu’il est menacé. »
Macron, 19 avril 2017, Nantes
………
Sur le bureau, le hors-série de Philosophie magazine 7,90 euros, le prix d’une pinte de
bière en terrasse au soleil. Dans le jargon, du matériel pour la critique de la critique. Le titre
est alléchant : « Les anti-lumières. Ils ne croient pas au progrès. Ils méprisent la démocratie.
Ils sont de retour. » Les noms : « Barrès. Baudelaire. Chateaubriand. Heidegger. De
Maistre. Maurras. Nietzsche. Sade. Carl Schmitt. » L’illustration : Le voyageur contemplant
une mer de nuage de Friedrich Caspar David, un classique. Page 3, dans la préface du
magazine en question intitulée « Avis de tempête », le rédacteur en chef, Sven Ortoli conclut
: « C’est la peur du vide qui lie l’abîme au sommet. Et si les anti-Lumières ont encore tant
d’échos aujourd’hui c’est parce qu’ils disent cette peur de la fragmentation et du
déracinement ; cette peur d’êtres devenus, selon le mot de Lukacs, des sans-abri
transcendantaux. Entendre cette peur, c’est défendre les Lumières. Et la démocratie. » La
messe est (déjà) dite : il s’agit donc d’entendre les anti-Lumières qui méprisent la
démocratie pour défendre les Lumières et la démocratie. Je regrette déjà ma pinte au soleil.
Samedi 16 avril, Jean-Luc Mélenchon réunissait, autour de son nom et de son verbe,
soixante-dix mille personnes à la prairie des filtres à Toulouse. Des gens. J’y étais avec un
ami. D’abord par nostalgie, par goût de la critique ensuite. C’est en effet dans l’herbe de la
prairie des filtres à Toulouse que j’ai découvert l’Ethique de Spinoza, lu L’essence du
christianisme de Feuerbach, annoté, sur un banc, à quelques mètres de la Garonne, de
nombreux dialogues de Platon. Magnifiques souvenirs d’une licence de philosophie à
l’Université du Mirail, de ce temps libre entre deux cours, de ces plages vides que la lecture
remplissait si bien. Je découvrais, volontairement seul, la puissance de l’esprit. Les
professeurs de philosophie que j’ai pu rencontrer depuis m’ont tous fait part, avec une
certaine nostalgie, du charme évanoui de leurs premières découvertes philosophiques. A la
prairie des filtres, non loin du Pont neuf – le pont le plus ancien de la ville – j’ai compris que
la nouveauté du jour était déjà en ruine à côté des textes de Platon ou de Nietzsche. C’est
aussi que j’ai su clairement que j’enseignerais la philosophie afin de transmettre à d’autres
ces trésors de puissance imprimée.
Vingt ans après, dont dix-sept à enseigner la philosophie, le meeting de Jean-Luc Mélenchon
avait pour moi des allures de pèlerinage. Un pèlerinage à rebours. Inutile de chercher ce
jour-là un banc libre et isolé. « Un seul troupeau, tous sont égaux » Nietzsche. Curieux
troupeau tout de même. Qu’aurait pensé Platon de tous ces φ ? Affiches, autocollants,
boudins gonflables, drapeaux, jusqu’au φ géant projeté sur la scène de l’orateur comme les
objets artificiels le sont dans la caverne du Livre VII de la République ? Du discours ensuite,
de cette référence à la philosophie grecque, aux origines de la démocratie sur un grand écran
à simulacres. Tous ces yeux tournés vers la scène. Tous ces bras portant des φ multicolores.
Toutes ces oreilles attentives qui apprennent que Giordano Bruno fut brulé il y a quatre
siècles, à Toulouse, pour des histoires de scarabées et d’univers infini. Pas un bruit, aucun
chahut pendant la leçon dans cette classe surchargée. Il m’a suffit pourtant d’un petit effort
d’imagination pour repenser à ma lecture de Platon, il y a vingt ans, à deux pas de cette
scène politique. Non pas pour me demander sottement si Mélenchon était un sophiste ou un
philosophe mais pour me rappeler, en pratique, qu’il n’y avait jamais eu hier de politique
sans éducation et qu’il n’y aura pas demain d’éducation sans une forme de transcendance.
Un air de Platon et de Gorgias chez Jean-Luc Mélenchon. Un mélange peut-être. Le φ de sa
campagne électorale n’est pas simplement un logo facile à dupliquer qui évoquerait, en clin
d’œil, les origines grecques de la démocratie mais une contestation par le signe de la
prétention révolutionnaire de faire table rase. Quoi de plus conservateur que d’en appeler
aux grecs anciens ?
Le discours de Jean-Luc Mélenchon n’est justement pas révolutionnaire mais romantique
utopiste. Révolution ! dois-je le rappeler ? c’est Emmanuel Macron. Contrairement à
ceux qui sont en marche vers leur propre néant, il met en avant les ruines du passé, un autre
lieu, il s’accroche à la possibilité utopique d’élaborer encore, depuis notre fond gréco-
occidental, une transmission qui ne soit pas simplement une soumission au présent. En ce
sens, son discours touche nécessairement tous ceux qui ont encore suffisamment de jugeote
pour comprendre que les progressistes du jour font désormais commerce de
l’uniformatisation et de la désintégration du monde commun sous couvert d’un
jugement éclairé pour rembourser la dette. Ce en quoi Emmanuel Macron, la fausse queue,
devrait être ciblé comme le véritable ennemi de la démocratie. Au lieu de cela, il en devient
le héros, sous les coups répétés d’une mise en spectacle médiatique devenue l’ennemi mortel
de la pensée.
Jean-Luc Mélenchon bien trop rond sur le sujet s’il a retenu la leçon des grecs, devrait
être ici beaucoup plus critique. Il reste un politique dont le discours n’échappe pas
complètement au clientélisme. Son φ serait plus signifiant s’il n’était pas simplement une
évocation facile de la démocratie grecque mais un rappel des exigences de la philosophie
dans la cité. C’est philosophiquement que Macron, et sa suite de fossoyeurs de la
transcendance politique, doit être ridiculisé comme le divin Socrate a pu le faire en son
temps face aux ennemis démagogues de la justice dans la cité. C’est encore
philosophiquement que les outres vides de la communication d’ambiance doivent être
humiliées car les anguilles sont de plus en plus difficiles à réfuter avec les armes
conventionnelles de la raison critique. C’est toujours philosophiquement qu’il faut
comprendre pourquoi celui qui introduit un écart entre l’être et le devoir être fait figure
aujourd’hui, sous le nom d’extrême, de dangereux ennemi de la démocratie.
Peter Sloterdijk, dans le même magazine, donne un début de réponse à ce renversement
complet : celui qui s’efforce de penser encore à partir d’une tradition passe pour un
dangereux extrémiste quand les plus creux promoteurs de la soumission au service d’eux-
mêmes font figures de mocrates tempérés. A la question (douteuse) de savoir si nous
assistons à « un retour au sommeil de la raison », Sloterdijk répond : « Je crois que le grand
problème aujourd’hui n’est pas cette fausse conscience dont parlait Adorno, mais plutôt la
fatigue, la paresse et la résignation : tous les outils critiques sont à notre portée, mais on ne
s’en sert plus. » S’en servir, c’est prendre le risque de l’isolement, le risque (dérisoire cela
dit en passant) de ne pas avoir de « critique médiatique », comme me le rappelait Maxime
Catroux responsable sciences humaines chez Flammarion. Ceux qui pourraient s’en servir
car il faut tout de même quelques compétences préfèrent de loin occuper des postes
subventionnés d’animateurs médiatiques critiques ou faire fructifier une spécialisation
universitaire chèrement acquise. Ce sont les nantis Lumières. Pour eux, Sloterdijk ajoute :
« On reste dans une pénombre intellectuelle. On se nourrit de rumeurs, d’opinions vagues.
Cette démoralisation me paraît le véritable ennemi. C’est un fatalisme post-historique qui
s’appuie sur la conviction qu’on a tout essayé, que rien n’a abouti, et qu’on doit désormais
laisser faire. » Le progressisme est aujourd’hui l’autre nom de ce laisser faire. Le
progressisme est notre nouveau fatalisme.
Les nantis Lumières sont les impuissants malins du nouveau monde. Ils n’ont plus aucune
force. S’ils bavardent encore dans le micro, aucun souffle ne sort de leur voix. Ils observent
le tribun utopiste et jugent sa faconde comme une déviance suspecte. Une menace. Quant au
φ, il représenterait pour eux un snobisme hermétique. Leur raison critique, usée jusqu’à la
corde, décèle les germes d’un autoritarisme latent. Ils préfèrent de loin un angelot asexué
qu’une parole incarnée. Beaucoup moins inquiétant. Fins connaisseurs des échecs du passé,
ils vous rappellent 1983, 1968, 1917. Les nantis Lumières sont revenus de tout. Ils sont les
grands comparants et vous proposent d’entendre la peur des anti-Lumières pour aller de
l’avant, de mettre un peu de noir dans le blanc et « en même temps » (Emmanuel Macron) du
blanc dans le noir. Les fantaisies platoniciennes de Jean-Luc Mélenchon, avec son φ et son
scarabée, sont autrement plus réjouissantes politiquement que le barbouillage marketing et
les mises en dette de ces âmes grises.
« L’enjeu est donc d’inventer un récit qui incorpore la raison critique et qui soit vraiment
habitable. »
Peter Sloterdijk, avril 2017
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