spécificité de l’économie moderne — l’incertitude endémique, l’ambi-
valence, la diversité des croyances, la spécialisation des savoirs et des
techniques de solution des problèmes. De ce fait, la théorie ne pouvait
rendre compte, ou endogénéiser les phénomènes observables qui sont
omniprésents dans l’économie moderne — l’innovation, les vagues de
croissance soutenue, les énormes fluctuations de l’activité économique,
les déséquilibres, l’intense implication des salariés dans leur travail et
leur épanouissement intellectuel. Les meilleurs et les plus brillants des
néoclassiques étaient conscients de ces défauts de leur théorie, mais ils
ne disposaient pas d’une théorie microéconomique adéquate pour les
corriger. Pour apporter une réponse à la question de savoir comment
des facteurs nominaux ou une politique monétaire influençaient
l’emploi, ils eurent recours à des expédients analytiques, soit dépourvus
de fondements microéconomiques, comme la courbe de Phillips ou
même l’hypothèse de prix fixes, soit modélisés de manière telle que
toutes les fluctuations n’étaient que des variations aléatoires autour
d’une moyenne fixe.
Après quelques années néoclassiques au début de ma carrière, je
commençai à construire des modèles dont le but était de s’attaquer à
ces phénomènes caractéristiques de la modernité. Plusieurs autres
jeunes économistes 7firent de même au cours de cette décennie
bouillonnante, les années 1960. À Yale et à la RAND Corporation, en
partie grâce à mes professeurs William Fellner et Thomas Schelling,
j’acquis une certaine familiarité avec les concepts modernistes d’incer-
titude knightienne, de probabilités keynésiennes, de savoir-faire
individuel proposé par Hayek et de savoir personnel défini par M.
Polanyi. Ayant, au moins en partie, assimilé cette perspective moder-
niste, je pouvais regarder l’économie sous des angles différents de ceux
offerts par la théorie néoclassique 8. Je pus tenter d’incorporer dans
mes modèles, ou de traduire, ce que font réellement les salariés, les
dirigeants d’entreprises ou les entrepreneurs : à savoir que, pour la
plupart, ils s’impliquent dans leur travail, qu’ils forment des anticipations
et se façonnent des croyances, résolvent des problèmes et ont des
idées. Mettre des gens comme ceux-là dans des modèles économiques
devint mon projet.
THÉORIE MACROÉCONOMIQUE POUR UNE ÉCONOMIE MODERNE
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Revue de l’OFCE 110022
7. Parmi ceux dont les orientations électives les conduisirent à labourer le même champ, ou
des parcelles voisines, dans les années 1960, il y eut notamment Robert Clower, Robert Aumannn,
Brian Loasby, Armen Alchian, Axel Leijonhufvud, Richard Nelson, Sidney Winter, Arthur Okun et
William Brainard. Ils furent rejoints, dans les années 1970 et 1980 par Roman Frydman, Steven
Salop, Brian Arthur, Mordecai Kurz et Martin Shubik. Dans les années 1990 et 2000, Amar Bhidé
et Alan Kirman s’y joignirent, tandis que Thomas Sargent et Michael Woodford y firent de timides
incursions.
8. Je n’ai pas littéralement inclus ces concepts modernes dans des modèles, mais plutôt j’en
ai éliminé certaines des propriétés néoclassiques afin qu’ils soient en meilleure adéquation avec la
pensée moderne.