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De Paris à New York et retour,
Les Nègres occupe dans la
trajectoire de son auteur,
mais aussi dans l'histoire du
théâtre américain, une place
décisive. Albert Dichy, direc-
teur littéraire de l'IMEC (Ins-
titut Mémoires de l'Édition
Contemporaine), coéditeur du
Théâtre de Jean Genet dans
la Bibliothèque de la Pléiade,
commente quelques aspects
de cette «parole qui rompt tout
discours».
Daniel Loayza – Albert Dichy, comment
et pourquoi devient-on spécialiste de
l'œuvre de Genet ?
Albert Dichy – C’est une chose étrange
de devenir, comme vous dites, «spé-
cialiste» d’une œuvre, surtout d’une
œuvre aussi particulière et, par maints
aspects, effrayante que celle de Genet.
Mais peut-être est-ce justement cette
sorte d’effroi que j’avais ressenti en
feuilletant Journal du voleur qui a déter-
miné mon choix de départ. J’hésitais, à
l’époque, sur un sujet de thèse. À vrai
dire, la thèse, le savoir, ne m’intéres-
saient pas tellement en tant que tels,
je cherchais autre chose : une aven-
ture, quelque chose qui me déporte,
qui m’emmène ailleurs que là où je vou-
lais aller. Ça a été Genet. Genet nous
parle, mais sa voix vient d’ailleurs que
là où nous sommes, elle vient de l’autre
côté, d’un tout autre bord. Cette altérité-
là m’a fasciné. Elle a nourri un rapport
qui a occupé et traversé ma vie. Et puis,
sur un autre plan encore, je pourrais
dire ceci: j’ai eu la chance d’accompa-
gner l’œuvre de Genet dans un moment
charnière. Pendant longtemps, Genet
est resté surtout connu comme dra-
maturge, mais le versant romanesque
de l’œuvre demeurait dans une rela-
tive confidentialité. Il a fallu la mort de
l’auteur en 1986 et la publication de ses
derniers écrits pour qu’on commence
à percevoir la courbe de sa trajectoire.
De cette reconnaissance tardive, l’en-
trée de son théâtre dans la Pléiade en
2002 a été un signe; la publication d’un
important Cahier de l’Herne l’année pro-
chaine en sera un autre.
D. L. – Dans une lettre à Roger Blin,
Genet précise que son théâtre est
d'abord dirigé contre lui-même...
A. D. – C’est un point fondamental.
Genet disait écrire d’abord contre lui-
même. Dans Les Nègres, on entend
l’une des figures évoquer, elle aussi, sa
lutte incessante comme «la tentation du
Blanc». Même en prison, écrivant contre
le monde social ses livres les plus vio-
lents, Genet dit aussi avoir lutté contre
son désir de revenir à la norme, de deve-
nir comme tout le monde. Cette lutte
intérieure, c’est peut-être effectivement
sa première dramaturgie. Il y a en lui,
comme ce qui divise l’espace théâtral,
un clivage, un antagonisme. C’est aussi
ce qui le différencie de nombre d’au-
teurs dramatiques, même des meilleurs.
Voyez Beckett. On pourrait dire que l’au-
teur de Fin de partie décrit une huma-
nité réduite à sa plus simple expression,
mais une humanité quand même. Même
si la communauté est dévastée, Beckett
se tient dans son ombre. Chez Genet,
on ne trouve rien de semblable, pas
même dans Le Balcon, aucune image
globale du monde, ni de son agonie, ni
même de sa destruction. Son théâtre
n'est pas métaphorique. Il serait plutôt
métonymique, en lien avec le monde.
Ionesco disait que même sans spec-
tateurs, on pouvait jouer ses pièces.
C’est impensable pour Genet pour qui
le spectateur est une donnée structu-
relle. Prenons l’exemple des Nègres: on
pourrait penser a priori qu’il s’agit d’une
pièce qui développe une histoire ou une
réflexion sur la question noire. Or c’est
tout le contraire: Les Nègres n’est pas
une pièce qui parle des Noirs, mais une
pièce qui parle aux Blancs. C’est l’irrup-
tion d’une voix, d’une parole qui rompt,
interrompt tout discours, y compris le
discours humaniste ou antiraciste, pour
s’adresser à un spectateur spécifique,
devenu partie prenante du spectacle.
D. L. – Quels liens entretient Les Nègres
avec Le Balcon et Les Paravents?
A. D. – Il y a des circulations entre ces
trois grandes pièces, rédigées presque
en même temps, entre 1955 et 1957. L’un
des objets principaux de Genet consiste
à approfondir et à développer un motif
toujours présent au cœur de son œuvre:
la structure réflexive. Le texte se réflé-
chit, se pense, se juge, se commente.
Genet est comme Proust un grand auteur
réflexif. Scéniquement, cela se traduit
souvent par la création d’une architec-
ture à étages où le premier reflète le
second, avec des jeux de miroir. De ce
point de vue, Les Nègres est peut-être
la pièce qu'il a écrite avec visiblement
le plus de plaisir et de facilité. L'écriture
des Nègres est libre, inventive, heu-
reuse, foisonnante. En retour, la pièce
est sur le plan dramatique assez immo-
bile, une fois la situation générale, qui
est d’une grande force, déployée. Peut-
être sa force est-elle d’abord d’ordre
poétique: Les Nègres est un poème sur
la couleur noire. C'est pourquoi, quand
j'ai appris que Robert Wilson mon-
tait Les Nègres, j'ai été d’abord surpris
comme tout le monde parce qu’on ne
l’attendait pas là, mais j’ai vite pensé que
c’était, en quelque sorte, une chance.
D. L. – Que voulez-vous dire?
A. D. – Quelque chose peut se pas-
ser entre les deux, dans une sorte de
confrontation Genet/Wilson. Quelque
chose que rien ne permet de prévoir
mais qu’on peut espérer. D’une certaine
façon, c’est moins à une mise en scène
que nous sommes conviés qu’à une ren-
contre. On peut penser que Wilson ne va
pas illustrer la pièce, mais l’habiter poé-
tiquement. Il est capable de lui redon-
ner son volume onirique, sa puissance
de rêve éveillé et cette dimension impal-
pable qui comptait plus que tout pour
Genet : la poésie. Et puis il y a autre
chose: Robert Wilson est Américain. Et
il y a une histoire américaine des Nègres
qui n’est pas négligeable. La pièce a été
créée par Gene Frankel à New York en
mai 1961. Avec En attendant Godot, elle
a été le plus grand succès du théâtre
off Broadway de l’époque et a été jouée
durant quatre ans. Aucune autre pièce
n’aura tenu l’affiche plus longtemps
durant la décennie ! Elle a eu égale-
ment des conséquences historiques
puisque sa création est souvent consi-
dérée comme l’un des actes fondateurs
du théâtre noir américain. Pour la pre-
mière fois, des comédiens noirs pro-
fessionnels se retrouvaient ensemble
sur scène. C’est à partir de ce groupe
d'acteurs, de futures figures de proue
comme Roscoe Lee Browne, James Earl
Jones ou Maya Angelou, qui deviendra
l’un des écrivains noirs les plus célèbres
des États-Unis et qui vient de mourir,
que le théâtre noir s’est développé.
Tout le monde intellectuel américain
de ces années-là avait vu le spectacle:
Angela Davis, encore étudiante, le dra-
maturge LeRoi Jones, James Baldwin,
Norman Mailer, Allen Ginsberg, William
Burroughs, Bob Dylan, Edmund White,
futur biographe de Genet – et le jeune
Robert Wilson qui ne se doutait sûre-
ment pas qu’il monterait la pièce plus
tard à Paris. Genet, de son côté, ne
se doutait pas non plus qu’en écrivant
Les Nègres à Paris, il posait les jalons
de ses futurs voyages aux États-Unis
et de ses prises de position en faveur
de la lutte des Noirs américains, exac-
tement comme Les Paravents préfi-
gurait ses périples au Moyen-Orient
auprès des Palestiniens. La réception
des Nègres à New York a eu des réper-
cussions directes sur la vie de Genet:
c’est parce qu’il était l’auteur de cette
pièce que les Black Panthers ont solli-
cité son soutien à Paris et c’est parce
qu’elle avait vu la pièce qu’Angela Davis
lui servit de traductrice, puis devint son
amie. Bob Wilson, témoin de la création
des Nègres de Genet aux USA, ramène
la même pièce en France un demi-siècle
plus tard. Ce chassé-croisé raconte, à
sa manière, une histoire de la pièce,
mais elle dit aussi une histoire cultu-
relle de la relation entre la France et
l’Amérique. Cette Amérique que Genet
verra lui-même à travers les Noirs
puisqu’il note dans la première page
d’Un Captif amoureux cette phrase éton-
nante: «Les Noirs étaient les caractères
sur la feuille blanche de l’Amérique.»
Extrait de propos recueillis par
Daniel Loayza, Paris, 19 juin 2014
(version complète disponible sur
theatre-odeon.eu/le-magazine)
UN POÈME DE LA COULEUR NOIRE
Entretien avec Albert Dichy
Ci-dessous
Jean Genet et Jean-Louis Barrault à la
table de régie des Paravents, Théâtre de
l'Odéon, 1966 © Enguérand-Bernand
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