«je suis bon en morts» l`invention de la solitude «pour moi, tout

OD ON
MICHEL HOUELLEBECQ / JULIEN GOSSELIN
«JE SUIS BON EN MORTS»
Entretien avec Michel Houellebecq
LES BIBLIOTHÈQUES DE L'ODÉON
L'INVENTION
DE LA SOLITUDE
Entretien avec Annie Morvan
Lettre No11
Odéon-Théâtre de l’Europe octobre 2014
JEAN GENET / ROBERT WILSON
«POUR MOI, TOUT
TÂTRE EST DANSE»
Entretien avec Robert Wilson
2
sommaire
p. 2 à 5
«POUR MOI,
TOUT THÉÂTRE
EST DANSE»
LES NÈGRES
Jean Genet
Robert Wilson
p. 6 et p. 11
«JE SUIS BON EN MORTS»
LES PARTICULES ÉLÉMENTAIRES
Michel Houellebecq
Julien Gosselin
p. 7 à 10
LES BIBLIOTHÈQUES
DE L'ODÉON
GABRIEL GARCÍA MÁRQUEZ
OU L'INVENTION DE LA SOLITUDE:
entretien avec Annie Morvan
QU'EST-CE QUE L'IDENTITÉ
EUROPÉENNE ?
HOMÈRE,
LA VOIX D'AVANT LES MASQUES
p. 12
JUPON, CRAVATE
ET GODILLOT
entretien avec Christine Rockstedt
et Jennifer Ribière
p. 13
GÉNÉRATION(S) ODÉON
LA CULTURE COMME EXRIENCE
SOUTENEZ
LA CRÉATION THÉÂTRALE
LA CERCLE DE L'OON
p. 14
L'ÉCRAN ET SON ÉCRIN
AVANTAGES ABONNÉS
Invitations et tarifs préférentiels
p. 15
ACHETER ET RÉSERVER
SES PLACES
p. 16
MERCI !
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Odéon-Théâtre de l'Europe
de gauche à droite : Charles Wattara, Robert Wilson, Astrid Bayiha, Kayije Kagame, Babacar M'Baye Fall © Lucie Jansch (photo de répétition)
3
«Je
commence
avec la
surface.»
Daniel Loayza : Depuis quand vous
inressez-vous à Genet ?
Robert Wilson : J'avais vu Les Nègres
alors que j'étais étudiant à New York et
j'avais été tout à fait fasciné par l'œuvre,
la mise en scène, et tout scialement
la distribution. Depuis j'ai vu un certain
nombre de mises en scène, mais elles ne
m'ont jamais vraiment intéressé. Quand
Luc Bondy m'a demandé de m'y attaquer,
je ne savais pas trop quoi en penser et
c'est peut-être pour cela que j'ai accep.
Parfois vous faites ce que vous croyez ne
pas devoir faire et c'est alors qu'à votre
surprise vous trouvez quelque chose.
D. L. : Comment avez-vous abordé la
pièce ?
R. W. : Ma façon de travailler est ts inha-
bituelle. D'abord je regarde l'espace ts
longuement, puis je l'éclaire. Si je ne sais
pas à quoi l'espace ressemble, je ne sais
pas quoi faire. Aps cela je mets tout
en scène silencieusement, puis je com-
mence peu à peu à ajouter de la musique
et du son. Le texte parlé intervient bien
plus tard. Le premier jour des répéti-
tions je n'avais pas de grande idée en
te – si j'en avais eu une, j'aurais é
bloqué. J'ai regardé et éclairé l'espace,
puis quelqu'un m'a montré une image
d'une habitation Dogon, et j'ai pensé à
commencer par là. Je me suis mis à éla-
borer une scène devant cette maison.
Après quelques jours, quand j'ai fini, j'ai
pensé que cela pourrait être le prologue.
Ensuite, j'ai complètement changé l'es-
pace architectural, avec une lumière
ts difrente. Quelqu'un m'a mon-
tré une image d'un bar la nuit avec une
enseigne au néon, c'était peut-être à Las
Vegas, et je suis allé dans cette direction.
Je ne suis pas de ceux qui peuvent res-
ter assis tout seuls dans une pièce pour
imaginer à quoi une œuvre pourra res-
sembler. J'aime être dans une pièce avec
des gens et créer avec eux. Je n'aime pas
parler de la situation, j'aime la faire. Si
j'en parle, cela devient intellectualisé et
j'essaie de faire ce qui est dans ma tête
au lieu de simplement regarder les gens
devant moi et les laisser me diriger.
Pendant ces deux semaines, j'ai entre-
pris d'esquisser ce que j'appelle le «livret
visuel». Si je pars du texte je risque de me
retrouver à illustrer ou seconder ce que
j'entends. C'est ce qui se produit généra-
lement au théâtre – et pour moi c'est d'un
tel ennui. Les indications que je donne
sont formelles, jamais interprétatives.
Je dis : ceci pourrait être plus rapide ou
plus lent, plus léger ou plus lourd, plus
rugueux ou plus lisse, plus inrieur ou
plus exrieur. Le livret visuel est filmé.
Pour finir, il est étudié, édité puis appris.
Pour moi tout tâtre est danse. La
danse commence avec l'immobilité et la
conscience du mouvement dans l'immo-
bilité. Ce qui fait que quand on produit
un mouvement vers le dehors la ligne se
prolonge. Le mouvement est structuré
et peut se suffire à lui-même. Il peut être
pur, un mouvement pour le seul mouve-
ment, et abstrait. Il n'a pas nécessaire-
ment à suivre la musique ou l'histoire.
Très souvent les acteurs essaient
d'appliquer du sens au mouvement, ce
qui l'affaiblit. Le mouvement devrait être
plein d'idées. Il est quelque chose que
nous éprouvons. Quelque chose qui
constitue une manre de penser. Je ne
dis jamais aux acteurs quoi penser ou
comment ressentir. Ils reçoivent des indi-
cations formelles et ils peuvent com-
pléter ce formulaire avec leurs propres
idées et leurs propres émotions. Parfois
je leur demande de ne pas trop en faire,
de ne pas insister sur telle ou telle ie
unique, pour laisser au public un espace
de réflexion.
D. L. : Qu'est-ce qui a plus particuliè-
rement retenu votre attention dans
Les Nègres ?
R. W. : Je ne mets pas une œuvre en
scène pour une raison. En tant qu'artis-
tes, nous travaillons pour demander :
qu'est-ce que c'est ? – et non pas pour
dire ce que c'est. Si nous savons ce que
nous faisons, alors nous ne devrions pas
le faire. [...] Je travaille très intuitivement.
Au début, tout est improvisation et à la fin
tout devient très fixé. Je travaille avec des
constructions d'espace-temps. J'aime le
tâtre parce que le temps est élastique,
vous pouvez l'étirer ou le comprimer, il
peut être ts bruyant ou ts silen-
cieux, et ainsi de suite. Je m'intéresse
au thème et aux variations. Je pense abs-
traitement. Ce qui est proche de la fon
dont la musique est construite. Je bâtis
une œuvre par couches transparentes.
La couleur des lumres, ou la couleur
de la voix, le rythme du geste, le mou-
vement d'un élément de décor, peuvent
suivre différents tempos avec différentes
textures et peuvent être envisas de
façon indépendante. Mais une fois mis
ensemble, dans l'idéal, ils se renforcent
l'un l'autre ; ils sont plus forts ensemble
qu'ils ne le sont séparément.
Il n'y a que deux lignes au monde. Il y a
une ligne droite et une ligne courbe. Or
les gens ont souvent du mal à se déci-
der pour savoir ce qu'ils veulent. Regar-
dez un costume, vous le voulez droit ou
courbe ? En ce qui me concerne je vois
une forme. C'est toujours de l'architec-
ture. [...] Prenez l'architecture classique :
c'est un édifice et des arbres. Vous avez
un édifice et devant vous mettez un
arbre. Les tragédies grecques ont un
chœur avec un protagoniste et un anta-
goniste au premier plan. Dans le ballet
occidental vous avez un corps de ballet
et une prima ballerina au premier plan
– encore un édifice et des arbres. Sur le
plan audible la même construction peut
se retrouver. Mon travail a toujours por
-dessus. Mon premier travail important
durait sept heures et était silencieux.
Les Français l'ont appelé un «Opéra
Silencieux». Ce qui a fait rire un célèbre
critique du New York Times. Mais j'ai
toujours pensé que c'était là une bonne
manière de décrire mon travail, parce
qu'il consistait en silences structurés. Il
était très inspiré de John Cage ; philo-
sophiquement il avait quelque chose
d'oriental. La lecture de Silence, le livre
de Cage, a transformé ma vie pour tou-
jours. Quand j'ai écouté sa Conférence
sur Rien au début des années 1960, cela
m'a fourni un cadre pour presque tout ce
que je fais actuellement. C'est très diffé-
rent de la philosophie occidentale. Les
idées occidentales, l'éducation occiden-
tale remontent aux Grecs, aux Latins, à
l'interprétation. Vous faites les choses
pour une raison. Le facteur causal, la rai-
son, voilà pourquoi vous marchez ou par-
lez d'une certaine façon ou peignez le
cor d'une certaine fon. Je ne pense
pas aux raisons. Je suis un Américain
du Texas, et je suis superciel! Je com-
mence avec la surface du travail et c'est
là que gît le mystère. Ce qui se trouve
sous la surface, c'est autre chose. La
chair est le mariau, et dans la chair se
trouve l'os. La peau, la chair et les os,
voilà une fon classique de structurer le
temps et l'espace. Je mesure l'espace à
la façon dont les peintres classiques l'ont
toujours mesuré. Depuis les portraits
– quelque chose de rapproché – jusqu'aux
natures mortes – où l'on voit la chose
d'un peu plus loin – et aux paysages – la
chose est vue de très loin. Acoustique-
ment c'est pareil. Pour moi, tout est une
construction d'espace-temps.
D. L. : Pouvez-vous nous parler de la
musique du spectacle ?
R. W. : J'ai demandé à Dickie Landry,
qui est un vieil ami à moi originaire de
Louisiane, un grand musicien et un
saxophoniste, de créer la musique pour
Les Nègres. Il y a quelques années j'ai
travaillé avec lui et Ornette Coleman.
Ornette vient de Fort Worth, dans le
Texas, et au départ j'avais l'intention de
travailler avec lui, mais il est très â.
Avec ce nouveau projet parisien je vou-
lais présenter un monde acoustique dif-
rent. Il y a quelques semaines j'avais la
première de Madame Butterfly à l'Opéra
Bastille et avant cela j'avais Philip Glass
avec Einstein on the Beach et CocoRosie
avec Peter Pan. Chaque paysage sonore
est très difrent. Dickie et moi nous nous
entendons ts bien dans le travail. Nous
commençons tous deux par l'improvisa-
tion. Nous n'avons pas besoin de parler
de la situation. Nous discutons du tra-
vail en termes très simples : plus lisse,
plus tranquille, plus rapide... On n'entend
jamais Dickie commencer à faire un son.
Son travail est toujours surprenant. C'est
comme attendre de voir le toast sauter
hors du grille-pain (rires). Vous ne savez
pas exactement quand quelque chose
va arriver. Si vous attendez trop long-
temps et tbuchez sur un temps, vous
tombez. C'est entièrement une question
de tempo.
Extrait de propos recueillis et traduits par
Daniel Loayza, Paris, 6 mars 2014
Intuition et abstraction, chographie et musique : depuis plus de quarante ans, Robert Wilson a
une manière bien à lui d'exalter la pluralité des sens sans fixer d'interprétation. La confrontation
avec Les Nègres, œuvre que Jean Genet voulait aussi énigmatique que provocatrice, s'annonce
passionnante.
«POUR MOI,
TOUT THÉÂTRE
EST DANS
de gauche à droite : Charles Wattara, Robert Wilson, Astrid Bayiha, Kayije Kagame, Babacar M'Baye Fall © Lucie Jansch (photo de répétition)
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De Paris à New York et retour,
Les Nègres occupe dans la
trajectoire de son auteur,
mais aussi dans l'histoire du
théâtre américain, une place
décisive. Albert Dichy, direc-
teur littéraire de l'IMEC (Ins-
titut Mémoires de l'Édition
Contemporaine), coéditeur du
Théâtre de Jean Genet dans
la Bibliotque de la Pléiade,
commente quelques aspects
de cette «parole qui rompt tout
discours».
Daniel Loayza – Albert Dichy, comment
et pourquoi devient-on spécialiste de
l'œuvre de Genet ?
Albert Dichy – C’est une chose étrange
de devenir, comme vous dites, «spé-
cialiste» d’une œuvre, surtout d’une
œuvre aussi particulière et, par maints
aspects, effrayante que celle de Genet.
Mais peut-être est-ce justement cette
sorte d’effroi que j’avais ressenti en
feuilletant Journal du voleur qui a déter-
miné mon choix de départ. J’hésitais, à
l’époque, sur un sujet de thèse. À vrai
dire, la tse, le savoir, ne m’inres-
saient pas tellement en tant que tels,
je cherchais autre chose : une aven-
ture, quelque chose qui me déporte,
qui m’emne ailleurs que là où je vou-
lais aller. Ça a été Genet. Genet nous
parle, mais sa voix vient d’ailleurs que
là où nous sommes, elle vient de l’autre
té, d’un tout autre bord. Cette altérité-
là m’a fasciné. Elle a nourri un rapport
qui a occupé et traversé ma vie. Et puis,
sur un autre plan encore, je pourrais
dire ceci: j’ai eu la chance d’accompa-
gner l’œuvre de Genet dans un moment
charnière. Pendant longtemps, Genet
est resté surtout connu comme dra-
maturge, mais le versant romanesque
de l’œuvre demeurait dans une rela-
tive confidentialité. Il a fallu la mort de
l’auteur en 1986 et la publication de ses
derniers écrits pour qu’on commence
à percevoir la courbe de sa trajectoire.
De cette reconnaissance tardive, l’en-
te de son théâtre dans la Piade en
2002 a été un signe; la publication d’un
important Cahier de l’Herne l’année pro-
chaine en sera un autre.
D. L. – Dans une lettre à Roger Blin,
Genet précise que son théâtre est
d'abord dirigé contre lui-même...
A. D. – C’est un point fondamental.
Genet disait écrire d’abord contre lui-
me. Dans Les Nègres, on entend
l’une des figures évoquer, elle aussi, sa
lutte incessante comme «la tentation du
Blanc». Même en prison, écrivant contre
le monde social ses livres les plus vio-
lents, Genet dit aussi avoir lutté contre
son désir de revenir à la norme, de deve-
nir comme tout le monde. Cette lutte
intérieure, c’est peut-être effectivement
sa première dramaturgie. Il y a en lui,
comme ce qui divise l’espace théâtral,
un clivage, un antagonisme. C’est aussi
ce qui le différencie de nombre d’au-
teurs dramatiques, même des meilleurs.
Voyez Beckett. On pourrait dire que l’au-
teur de Fin de partiecrit une huma-
nité réduite à sa plus simple expression,
mais une humanité quand même. Même
si la communauté est dévase, Beckett
se tient dans son ombre. Chez Genet,
on ne trouve rien de semblable, pas
me dans Le Balcon, aucune image
globale du monde, ni de son agonie, ni
me de sa destruction. Son théâtre
n'est pas métaphorique. Il serait plutôt
tonymique, en lien avec le monde.
Ionesco disait que même sans spec-
tateurs, on pouvait jouer ses pièces.
C’est impensable pour Genet pour qui
le spectateur est une donnée structu-
relle. Prenons l’exemple des Nègres: on
pourrait penser a priori qu’il sagit d’une
pièce qui développe une histoire ou une
réflexion sur la question noire. Or cest
tout le contraire: Les Nègres n’est pas
une pce qui parle des Noirs, mais une
pièce qui parle aux Blancs. C’est l’irrup-
tion d’une voix, d’une parole qui rompt,
interrompt tout discours, y compris le
discours humaniste ou antiraciste, pour
s’adresser à un spectateur spécifique,
devenu partie prenante du spectacle.
D. L. – Quels liens entretient Les Nègres
avec Le Balcon et Les Paravents?
A. D. – Il y a des circulations entre ces
trois grandes pièces, rédigées presque
en même temps, entre 1955 et 1957. L’un
des objets principaux de Genet consiste
à approfondir et à développer un motif
toujours psent au cœur de son œuvre:
la structure réflexive. Le texte se réflé-
chit, se pense, se juge, se commente.
Genet est comme Proust un grand auteur
réflexif. Scéniquement, cela se traduit
souvent par la cation d’une architec-
ture à étages où le premier reflète le
second, avec des jeux de miroir. De ce
point de vue, Les Nègres est peut-être
la pièce qu'il a écrite avec visiblement
le plus de plaisir et de facilité. Lcriture
des Nègres est libre, inventive, heu-
reuse, foisonnante. En retour, la pièce
est sur le plan dramatique assez immo-
bile, une fois la situation gérale, qui
est d’une grande force, déployée. Peut-
être sa force est-elle d’abord d’ordre
poétique: Les Nègres est un poème sur
la couleur noire. C'est pourquoi, quand
j'ai appris que Robert Wilson mon-
tait Les Nègres, j'ai été d’abord surpris
comme tout le monde parce qu’on ne
l’attendait pas là, mais j’ai vite pensé que
c’était, en quelque sorte, une chance.
D. L. – Que voulez-vous dire?
A. D. – Quelque chose peut se pas-
ser entre les deux, dans une sorte de
confrontation Genet/Wilson. Quelque
chose que rien ne permet de prévoir
mais quon peut espérer. D’une certaine
façon, c’est moins à une mise en scène
que nous sommes conviés qu’à une ren-
contre. On peut penser que Wilson ne va
pas illustrer la pièce, mais l’habiter poé-
tiquement. Il est capable de lui redon-
ner son volume onirique, sa puissance
de rêve éveillé et cette dimension impal-
pable qui comptait plus que tout pour
Genet : la psie. Et puis il y a autre
chose: Robert Wilson est Américain. Et
il y a une histoire américaine des Nègres
qui n’est pas négligeable. La pièce a é
créée par Gene Frankel à New York en
mai 1961. Avec En attendant Godot, elle
a été le plus grand succès du théâtre
off Broadway de l’époque et a été joe
durant quatre ans. Aucune autre pièce
n’aura tenu l’afche plus longtemps
durant la décennie ! Elle a eu égale-
ment des conséquences historiques
puisque sa création est souvent consi-
rée comme l’un des actes fondateurs
du théâtre noir américain. Pour la pre-
mière fois, des comédiens noirs pro-
fessionnels se retrouvaient ensemble
sur sne. C’est à partir de ce groupe
d'acteurs, de futures figures de proue
comme Roscoe Lee Browne, James Earl
Jones ou Maya Angelou, qui deviendra
l’un des écrivains noirs les plus célèbres
des États-Unis et qui vient de mourir,
que le tâtre noir s’est dévelop.
Tout le monde intellectuel américain
de ces années-là avait vu le spectacle:
Angela Davis, encore étudiante, le dra-
maturge LeRoi Jones, James Baldwin,
Norman Mailer, Allen Ginsberg, William
Burroughs, Bob Dylan, Edmund White,
futur biographe de Genet – et le jeune
Robert Wilson qui ne se doutait sûre-
ment pas qu’il monterait la pièce plus
tard à Paris. Genet, de son cô, ne
se doutait pas non plus qu’en écrivant
Les Nègres à Paris, il posait les jalons
de ses futurs voyages aux États-Unis
et de ses prises de position en faveur
de la lutte des Noirs américains, exac-
tement comme Les Paravents préfi-
gurait ses périples au Moyen-Orient
auprès des Palestiniens. La réception
des Nègres à New York a eu des réper-
cussions directes sur la vie de Genet:
c’est parce qu’il était l’auteur de cette
pièce que les Black Panthers ont solli-
cité son soutien à Paris et c’est parce
qu’elle avait vu la pce qu’Angela Davis
lui servit de traductrice, puis devint son
amie. Bob Wilson, témoin de la création
des Nègres de Genet aux USA, ramène
la même pièce en France un demi-siècle
plus tard. Ce chassé-croisé raconte, à
sa manière, une histoire de la pièce,
mais elle dit aussi une histoire cultu-
relle de la relation entre la France et
l’Amérique. Cette Amérique que Genet
verra lui-même à travers les Noirs
puisqu’il note dans la première page
d’Un Captif amoureux cette phrase éton-
nante: «Les Noirs étaient les caractères
sur la feuille blanche de lAmérique.»
Extrait de propos recueillis par
Daniel Loayza, Paris, 19 juin 2014
(version complète disponible sur
theatre-odeon.eu/le-magazine)
UN POÈME DE LA COULEUR NOIRE
Entretien avec Albert Dichy
Ci-dessous
Jean Genet et Jean-Louis Barrault à la
table de régie des Paravents, Théâtre de
l'Odéon, 1966 © Enguérand-Bernand
4
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3 octobre – 21 novembre / Odéon 6 e
LES NÈGRES
de Jean Genet
mise en scène, scénographie, lumière
Robert Wilson
création
dramaturgie
Ellen Hammer
collaboration artistique
Charles Chemin
collaboration à la scénographie
Stephanie Engeln
costumes
Moidele Bickel
collaboration à la lumière
Xavier Baron
musique originale
Dickie Landry
avec
Armelle Abibou
Astrid Bayiha
Daphné Biiga Nwanak
Bass Dhem
Lamine Diarra
Nicole Dogué
William Edimo
Jean-Christophe Folly
Kayije Kagame
Gaël Kamilindi
Babacar M'Baye Fall
Logan Corea Richardson
Xavier Thiam
Charles Wattara
production
Odéon-Théâtre de l'Europe
coproduction
Festival d'Automne à Paris,
Théâtre National Populaire – Villeurbanne,
deSingel campus des arts international – Anvers,
Festival Automne en Normandie,
La Comédie de Clermont-Ferrand scène nationale
avec le Festival d'Automne à Paris
avec le soutien du Cercle de l'Odéon
et de LVMH
28 octobre 1959
Les Nègres sont créés au Théâtre
de Luce avec les Griots,
une troupe d'acteurs noirs.
Pour Roger Blin, qui jugeait «la
pièce très méchante [...], plus
que de la sympathie qu’éprouve
Jean Genet pour les Noirs ou
pour toutes les catégories de
gens opprimés, il s’agit là d’une
critique en règle de toutes les
valeurs blanches, d’une mise en
boîte de l’histoire de France».
Comme prévu, la première repré-
sentation fut houleuse. Se sen-
tant agressé en tant que Blanc,
Eugène Ionesco sortit au milieu
du spectacle.
Le Grand Prix de la Critique la
couronna meilleure pièce de
l'année 1959.
16 avril 1966
Les Paravents, de Jean Genet,
mis en scène par Roger Blin
à l'Oon-Théâtre de France.
Énorme scandale.
À la douzième représentation,
de jeunes paras sautent du haut
du balcon et frappent les comé-
diens. À lorchestre, quelques
excités cassent des strapontins
et les projettent sur la scène,
accompagnés de tomates,
de canettes de bre, d’œufs
pourris...
Le spectacle se jouera désor-
mais sous protection policière.
12 juin 1984
Le Petit Odéon est rebaptisé
salon Roger Blin.
Une exposition rend hommage
à l'homme de théâtre, premier
metteur en scène des Nègres et
d'En attendant Godot.
4 mai 1961
Première de The Blacks dans
une mise en scène de Gene
Frankel au St. Mark's Playhouse
à New York. La pce tient l'af-
fiche quatre ans
(1408 représentations).
J’ai connu Jean Genet vers la fin des
années 1950, il me semble, par des
amis communs. Je ne sais plus bien
comment les choses se sont pas-
es, mais il y a eu très vite entre nous
une sorte de complicité. Je me sou-
viens d’une époque où Genet venait
m’attendre presque tous les soirs à
la sortie du Théâtre Antoine. Il m’en-
traînait dans des bars, souvent à la
Coupole, où il m’utilisait comme
appât pour attirer de beaux garçons.
On s’amusait beaucoup, il était dle,
vivant. D’où venait cette complicité ?
Je ne sais pas, mais peut-être avait-
il senti que son univers ne m’était
pas inconnu… J’avais été ts jeune
en rébellion contre mon milieu fami-
lial et, dès l’âge de sept ans, j’avais
vécu à Montmartre, je connaissais ce
monde de voyous, de souteneurs, de
petits voleurs, j’avais même aperçu
une fois Pierrot le Fou. Pendant la
guerre, j’avais habité, à l’angle de la
rue de Douai et de la rue Mansart, un
tel de passe, les putains étaient
des copines, je traduisais les lettres
qu’elles recevaient, après la Libéra-
tion, des soldats américains. Nous
ne parlions jamais de tout cela, Genet
et moi, mais c’était entre nous, nous
avions nos antennes. Et j’aimais sa
compagnie, vraiment. Il avait quelque
chose de nourrissant dans la conver-
sation, mais il avait aussi un côté un
peu effrayant : j’avais l’impression de
frôler le danger avec lui. Ce n’était
pas une peur insurmontable, c’était
me excitant, mais il était comme
le feu, il pouvait vous embraser. Il y
* Keep the tension
Fingers spread
Arch your back
Count fifteen
A thousand and one a thousand and two
a thousand and three
And when you're down low don't drop it
Keep the tension
Eyes wide open
Listen with your eyes
I told you the story about the black
panther?
You're pushing underwater
Keep smiling
You could drop the bomb anytime and
everyone would be dead
Everyone, careful about how the foot
touches the ground
Think of the animal
It's not holding its breath
Relaxed SHOUT and then very calm
– tension and relaxation
Robert Wilson to the actors, Les Nègres workshop, Paris, March 6, 2014
«C'ÉTAIT UN DIAMANT NOIR»:
Jean Genet vu par Jeanne Moreau
a deux jours, avant de m’endormir, je
pensais à Genet et savez-vous quelle
image m’est venue ? C’est celle d’une
pierre. Il me faisait penser à une pierre.
Il aimait rire, plaisanter, mais il y avait
en lui quelque chose de fermé, de mys-
rieux. Avec une sorte de cruauté,
comme lorsqu’on dit de quelquun qu’il
a un cœur de pierre. Il était capable
de dire des choses exquises et, tout
à coup, d’être d’une extme bruta-
li. Genet, c’était un diamant noir ! Ça
existe, vous savez, les diamants noirs,
personne n’a envie d’en porter sur une
bague. Mais c’était ça son génie, cette
capacité à pénétrer les âmes, à voir la
vilenie et à la transformer en beauté.
Extrait d'un entretien avec Albert Dichy, 2010
* Gardez la tension
Doigts écartés
Creusez le dos
Comptez jusqu'à quinze
Mille et un mille et deux
mille et trois
Et une fois tout en bas ne lâchez pas
Gardez la tension
Yeux grands ouverts
Écoutez avec vos yeux
Je vous ai raconté l'histoire
de la panthère noire?
Une pouse sous l'eau
Gardez le sourire
Vous pourriez lâcher la bombe n'importe
quand et tout le monde serait mort
Attention tous à la fon dont le pied touche
le sol
Pensez à l'animal
Il ne retient pas son souffle
tendus un CRI et puis très calmes
– tension et relâchement
Robert Wilson aux comédiens,
Paris, 6 mars 2014
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