CENTRE TRICONTINENTAL Le pouvoir des transnationales Alternatives Sud Vol. IX (2002) 1 Centre Tricontinental Louvain-la-Neuve L'Harmattan 5-7, rue de l'École Polytechnique 75005 Paris FRANCE L'Harmattan Hongrie Hargita u. 3 1026 Budapest HONGRIE L'Harmattan Italia Via Bava, 37 10214 Torino IT ALlE Alternatives Sud - Vol. IX (2002), n° Directeur François HOUTART Rédacteur en chef Rédacteur adjoint Rédaction Carlos Bernard T ABLADA Laurent François Responsable de production Leonor Yvon Administration VELLUT Teresa RODRIGUEZ Catherine Comité DUTERME DELCOURT POLET Recherche documentaire GARCiA Jacques 1 DE WILDE Benito MARTINEZ Hélène P ASSTOORS P ASTEN de rédaction Aurelio ALONSO TEJADA (Cuba), Samir AMIN (Égypte), George C. ASENIERO (Philippines), Amiya Kumar BAGCHI (Inde), Hakim BEN HAMMOUDA (Tunisie), Jorge BULA ESCOBAR (Colombie), Suzy CASTOR (Haïti), V oravidh CHAROENLOET (Thaïlande), Bernard FOUNOU-TcHUIGOUA (Cameroun), Pablo GONZALEZ CASANOVA (Mexique), Franz HINKELAMERT (Costa Rica), Cristiân PARKER G. (Chili), Abraham SERFATY (Maroc), Alejandro SERRANO C. (Nicaragua), Paul SINGER (Brésil) Jomo K. SUNDARAM (Malaisie), Do THAI DONG (Vietnam) Rédaction & administration CENTRETRICONTINENTAL, Ave Sainte Gertrude 5, B-1348 Louvain-la-Neuve, Belgique. Tel: 32/10/45.08.22 - Fax: 32/1 0/45.31.52 - E-mail: [email protected] Éditions CENTRE TRICONTINENTAL (Louvain-la-Neuve), L 'HARMA TTAN (Paris), PUNTO Rosso (Milan), FUNDACION HOGAR DEL EMPLEADO (Madrid), EL FARABI (Beyrouth) Diffusion CENTRETRICONTINENTAL (Belgique), Suzanne HUMBERSET, CEDIDELP(France) Charles-André DDRY,CODIS(Suisse), Pierre BEAUDET,ALTERNATIVES (Canada) Centres associés FORUM DU TIERS MONDE (Dakar), CETIM (Genève), CASC (Managua), FUNDE (San Salvador), Focus (Bangkok), CLACSO (Buenos Aires) CRESFED (Port-au-Prince), ON THE GLOBAL SOUTH Appui financier DIRECTION GÉNÉRALE RÉGION WALLONNE DE LA COOPÉRATION (Belgique) Graphisme SIGNÉ LAZER (Bruxelles, Illustration de couverture www.adbusters.org Belgique) INTERNATIONALE (Belgique), Les auteurs - WimDierckxsens (Costa Rica) DEI, Departamento Ecuménico de Investigaciones, Apartado 390, San José, Costa Rica. Tel: 506-280.76.43 - Fax: 506- 253.15.41 E-mail: [email protected] - Mario L. Fernandez Font (Cuba) ClEM, Centro de Investigacion de la EconomiaMundial, nO) Calle 22 309 entre Quinta Avenida y Tercera Avenida,Miramar, La Habana, Cuba. Tel: 537-66.20.93 - A. Lazar (Bolivie) cio Nord-SudXXI, 17 rue Ferdinand-Hodler,1207Genève,Suisse. - Walden Bello (Philippines) FOCUS on the Global South, cio CUSRI, Wisit Prachuabmoh Bldg. Chulalongkorn University PhyathaiRoad, Bangkok 10330, Thaïlande. Tel: 66-2-218.73.63 - Fax: 66-2-255.99.76 E-mail: [email protected] - - Vandana Shiva (Inde) Research Foundation for Science, Technology and Natural Resource Policy, A 60 Kauz Khas, New Delhi 110016, Inde. - Gustavo Capdevila (Équateur) IPS, Inter Press Service Amérique latine. E-mail: [email protected] - Internet: www.ips.org - Jorge Beinstein (Argentine) CEPROS, Centro de prospectiva y gestion de sistemas, Buenos Aires, Argentine. 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Tel: 91-40-301.05.00, 301.05.12 - Fax: 91-40-301.01.20 - 301.01.45 E-mail: [email protected] - Internet: http://w\vw.uohyd.ernet.in - Dimitri Uzunidis (France) Université du Littoral, Dunkerque, France. Internet: http://www-heb.univ-littoral.fr/rii @L'Hannattan,2002 ISBN: 2-7475-2783-2 Sommaire Éditorial Les entreprises transnationales, leurs poids et leurs pratiques. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 5 Problématique générale Wim Dierckxsens Le capitalisme, les transnationales, altermondialiste la guerre et le mouvement . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 33 Mario L. Fernandez Font Les investissements directs étrangers, les entreprises transnationales et la mondialisation. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 53 A. Lazar Les transnationales, acteurs contemporains de l'exploitation mondialisée. 69 Walden Bello Faut-il abolir le FMI? 85 Vandana Shiva o MC : Les paysans en danger. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 93 Gustavo Capdevila Les ONG exigent la régulation des transnationales. . . . . . . . . . . . . . . . . .. 103 Cas particuliers Jorge Beinstein Crise mondiale du capitalisme et effondrement argentin. . . . . . . . . . . . . .. 107 Daniel Chudnovsky & Andrés Lopez Les stratégies des entreprises transnationales en Argentine et au Brésil. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 115 Paul Jeffrey Après l'ouragan Mitch, les transnationales tirent profit de la «reconstruction» du Honduras. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 167 Margalit Berlin La culture d'entreprise dans une transnationale au Venezuela. . . . . . . . .. 171 Pierre Baracyetse L'enjeu géopolitique des transnationales minières au Congo. . . . . . . . . .. 189 Sudip Chaudhuri Le gouvernement indien et les transnationales. V.Janardhan Transnationales et mondialisation en Inde. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 211 -Le cas de la British American Tobacco . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. Vandana Shiva Une alternative au protectionnisme des entreprises en Inde et ailleurs. 245 ., 275 Document Dimitri Uzunidis Nature financière et économique des transnationales et cadre légal mondial. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 291 Abstracts. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 305 . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .. 313 Index des noms propres. Alternatives Sud, Vol. IX (2002) 1, pp. 5-31 Éditorial Les entreprises transnationales, poids et leurs pratiques leurs L'époque contemporaine est caractérisée par une accélération du processus de concentration du pouvoir économique entre les mains des entreprises transnationales (ETN). Leur caractère monopolistique, la centralisation de leurs décisions, la dispersion géographique de leurs activités et leurs statuts de droit privé sont leurs traits majeurs. Le développement actuel des ETN est intrinsèquement lié à la logique du capitalisme et à la quête pressante de profit. En la matière, la fin justifie souvent les moyens. Créateur de richesses, le système éclate les cadres sociaux et épuise les ressources naturelles. Les stratégies des ETN et les mécanismes d'intégration internationale de la production, de la distribution, de la publicité, de la recherche et du financement sont de plus en plus poussés. Le stade auquel aboutissent aujourd'hui les ETN est celui d'une bureaucratie privée mondialisée qui transcende tout contrôle démocratique, tout en exerçant un pouvoir de décision qui affecte des pans entiers de 1'humanité. Les pouvoirs publics qui jouent parfois un rôle de régulateur sont souvent àla merci ou au service des ETN, faute de cadre juridique international. La recherche de légitimité des ETN qui s'exprime de diverses façons n'est la plupart du temps qu'une façade, mais elle indique bien leur sensibilité aux multiples résistances civiles qui se font jour. Mots clés: Transnationales, capitalisnle, stratégies, résistances. I. La transnationalisation de l'économie 1. L'évolution récente Si des relations inte.mationales ont existé depuis des siècles, l'époque contemporaine est caractérisée par une intégration des processus de financement, de recherche, de production et de distribution et par leur concentration entre les mains de sociétés ou de groupes contrôlant des espaces répartis sur l'ensemble de la planète. Qu'il suffise pour s'en convaincre de voir la part du produit mondial que prennent les 200 premières firmes transnationales: 17% en 1900 ; 24% en 1960 ; 24% en 1984 ; 31% en 1995 [Fortune Global 500, 1996 et Banque mondiale, 1995, cités par Michel Beaud, 2000, 378]. La tendance est à l'accélération du processus. Selon l'OCDE, un quart de la production de l'Union européenne était contrôlée par les entreprises transnationales (ETN), en 1998, contre 17% en 1990 6 Éditorial [Financial Tilnes, 28.03.02]. La CNUCED [1996] affirme que depuis 1970, leur nombre aurait augmenté de 500%. En 1996, elles étaient 40 000, avec 250 000 succursales. Elles contrôlent 10% du PIB mondial et les deux tiers du commerce international, contre seulement la moitié en 1980 [Michel Beaud, 2000, 378]. Le chiffre d'affaires des 200 premières fmnes signifie deux fois plus que la somme des revenus des 4/5 les plus pauvres de la terre [UN, 1993]. Selon Jorge Beinstein, alors qu'elles représentaient 17% du produit brut mondial en 1965, elles atteignaient les 50% à la fin de la décennie 1990 [J. Beinstein, 1999, 60]. Si l'on compare leur importance dans l'économie mondiale par rapport aux États, on constate, par exemple, que Ford équivaut à la Norvège (147 milliards de dollars, contre 153) et que la firme japonaise Mitsui dépasse l'Arabie Saoudite (145 milliards de dollars, contre 140) ou encore que Mitsubishi est économiquement plus puissant que la Pologne (respectivement 140milliards de dollars et 136) [PNUD 1999]. Avec en 1990, 72 millions de travailleurs, les ETN n'utilisaient que 3% de la population active mondiale [PNUD, 1993], car leur puissance financière leur permet d'importants investissements dans la technologie et donc de rationaliser l'emploi. Si les salaires offerts, sauf dans la soustraitance, sont souvent plus élevés que dans les secteurs nationaux, surtout dans les pays en développement, les rythmes et les performances exigés sont beaucoup plus intenses et les pressions exercées pour réduire l'ensemble des coûts de production sont considérables, notamment à l'égard les États. La productivité, mesurée par la valeur du produit divisée par le nombre d'employés des ETN, est plus élevée que la moyenne des industries locales [OCDE, 2002, cité par le Financial Times, 28.03.02]. Cependant, le terme transnational est ambigu, car si les activités sont réparties dans l'univers entier, les centres de décision restent très liés avec les pays d'origine. Ainsi, en 1999, plus de 90% des sièges des ETN se trouvaient dans la triade (États-Unis: 43,8%, Europe, 36,6%, Japon, 15,4%) et seulement 9,2% ailleurs, dont 8% dans les pays en développement [PNUD, 1993]. Ce dernier chiffre est passé à 6% en 2001 [Leslie SkIair et Peter Robbins, 2002, 86]. Par contre, 41% des succursales se situent dans cette dernière région [PNUD, 1993], ce qui montre la tendance à une certaine division du travail. Il faut signaler qu'au cours des dernières années, les firmes américaines ont augmenté leur proportion, passant de 43, 8% des 500 firmes les plus importantes en 2000 à 47,9% en 2001 [Financial Times, cité par Alternatives économiques, 194 Guillet-août 2001)]. Selon une enquête de Fortune [04.03.02, 29], parmi les sociétés les plus admirées dans le monde, les Les entreprises transnationales, leurs poids et leurs pratiques 7 27 premières sont américaines et sur les 50 premières, seules 7 ne le sont pas. Si le poids des transnationales augmente au niveau mondial, le degré de transnationalité des économies nationales, c'est-à-dire le poids des ETN dans l'économie du pays, reste divers. C'est ainsi que selon la CNUCED, la Grande-Bretagne possède J'indice le plus élevé, suivi par l'Indonésie, la Chine et le Mexique [Alternatives économiques, 181 (mai 2000),39]. Il s'agit en général d'un indicateur de relative faiblesse et de dépendance économique, même si les effets sur l'emploi sont favorables. Ainsi, les États-Unis, l'Allemagne et le Japon ont des indices faibles [lbidem]. Par contre, la proportion du commerce extérieur réalisé par les ETN est un bon indicateur de la globalisation des marchés. Ainsi, depuis la moitié de la décennie 1970, c'est le cas de plus de 50% des exportations américaines, de 80% des britanniques, de 90% de celles de Singapour et de 40% de celles du Brésil. 2. Qu'est ce qu'une société transnationale? Divers éléments entrent dans la définition, selon les points de vue. D'après le Cetim de Genève, elles sont dans l'ordre juridique, des «entités légales de droit privé, agissant dans plusieurs États, mais avec un seul centre ou un centre principal de décision» [Cetim, 2001, 32]. D'un point de vue économique, on les définit comme des monopoles dont le capital initial provient d'un pays et dont au moins un quart des opérations est effectué à l'extérieur. Cela se réalise par des investissements, soit pour créer des filiales, soit pour acheter des entreprises à l'extérieur [Wladimir Andreff, 1996, 7]. Sous un angle politique, certains définissent un chiffre minimum de pays, mais cela reste arbitraire, d'autant plus qu'aujourd'hui les stratégies globales des firmes transnationales défient les calculs en ce domaine. On en retiendra donc leur caractère monopolistique, la centralisation de leurs décisions, la dispersion géographique de leurs activités et leurs statuts de droit privé. 3. Les origines et l'histoire des entreprises transnationales Le développement actuel des ETN est lié essentiellement à la logique du système socio-économique capitaliste, construite sur le profit comme source d'investissement, lui-même destiné à développer des activités de production ou de services génératrices de nouveaux profits. Cette logique entraîne et enferme toute l'activité économique humaine dans une perspective mercantile. Sous peine de déclin, il faut 8 Éditorial constamment dépasser de nouvelles frontières et créer de nouveaux cadres juridiques: ce fut la nation, aujourd'hui ce sont des zones régionales de libre-échange ou de dimension internationale. Il faut aussi créer de nouveaux instruments, notamment financiers ou de nouveaux organes politiques régionaux et internationaux. Il s'agit de faire constamment baisser les coûts de production ce qui se réalise par le maintien d'un faible prix des matières prem ières, la recherche de la main-d'oeuvre la moins chère possible, la réorganisation du travail, le développement des technologies et, face à la résistance et aux conquêtes sociales des travailleurs, par une ingénierie sociale sans cesse nouvelle ou même par l'usage de la répression. Depuis le «Consensus de Washington» qui, dès les années 1970, orienta l'économie mondiale dans une direction néoJibérale, c'est une véritable offensive contre le travail qui fut menée par le biais des dérégulations, de la sous-traitance, de la privatisation de la sécurité sociale et d'autres mesures encore, dans lesquelles les ETN ont pris une part importante. La logique du profit, telle qu'elle a été développée par le capitalisme, fait éclater les cadres sociaux, épuise les ressources naturelles, détruit l'environnement. Créateur de richesses, le système déstructure en même temps les sociétés existantes, sans les restructurer, sauf en un vaste marché, champ d'action privilégié des ETN. Le système est évidemment constitué d'acteurs qui en sont les protagonistes, les victimes ou la piétaille. La logique dont nous avons parlé est née et s'est développée au départ de groupes sociaux qui ont construit des liens adéquats à sa poursuite, transformant le marché en un rapport social nécessairement inégal où le plus fort gagne. Cela ne se vérifie pas seulement, dans le champ économique, par la concurrence effrénée à laquelle se livrent les diverses fmnes, mais aussi dans les rapports entre classes sociales, entre États et grandes entreprises et au sein même des organisations internationales financières ou commerciales (Banque mondiale, FMI, Organisation mondiale du commerce). Bref, la poursuite du profit s'est rapidement détachée de la réponse aux besoins. Théoriquement, dans le cadre d'un marché hypothétique, l'offre doit correspondre à la demande et l'équilibre devrait en être le résultat (la main invisible), mais en fait, l'offre se dirige vers la demande solvable et s'efforce éventuellement de créer des besoins nouveaux. Il en résulte aujourd'hui la constitution, au sein de l'humanité, d'une immense «foule inutile» pour le marché, dont on découvre le caractère potentiellement dangereux pour le système. Le discours de Kofi Annan au Forum mondial de l'économie (Davos) à New York en janvier 2002, Les entreprises transnationales, leurs poids et leurs pratiques 9 rappelant les dangers que la pauvreté représentait pour la sécurité des entreprises et des détenteurs de capitaux, en est une illustration. La concentration de l'activité économique, afin de créer des économies d'échelles, de rationaliser la production ou la distribution, de faire baisser les coûts, d'obtenir des conditions favorables d'investissement, d'établir un meilleur rapport de force avec le travail ou avec l'État, a toujours fait partie des stratégies du capital, mercantile d'abord, avec les compagnies des Indes, et industriel ensuite avec les consortiums. En 1848 déjà, Karl Marx le rappelait dans le Manifeste du parti communiste. À la fin du XIXe siècle, le philosophe et leader national cubain José Marti, observait aux États-Unis le phénomène du «monopole... qui a concentré le pouvoir en d'énormes compagnies, entreprises multiples, empêchant par leurs richesses inouïes et le pouvoir social qu'elles en acquièrent, la naissance d'autres entreprises du même genre. Elles établissent des prix selon leur bon plaisir, par le biais de combinaisons et de falsifications iniques, détournant le coût naturel des titres et des opérations nécessaires au commerce... Le monopole est assis, tel un géant implacable à la porte des pauvres. Tout ce qui peut s'entreprendre est entre les mains de corporations invisibles formées par des capitaux disponibles, à laforce et à l'influence desquels l 'humble industriel ne peut espérer s'opposer [José Marti, La Havane, 1975, T.10, 84-85]. Aujourd'hui, les ETN ont pris le relais, développant et s'appuyant sur les nouvelles technologies de la communication et de l'informatique. Elles s'inscrivent donc dans la logique socio-économique du capitalisme. «Au XIX siècle, les placements de portefeuilles, écrit Wladimir An dreff, formaient la majeure partie des capitaux des investissements internationaux à long terme, encore 60% en J870, finançant des prêts aux gouvernements et des travaux d'infrastructure» [Wladimir Andreff, 1996, 9-10]. À partir de cette date, ils furent remplacés par des investissements directs à l'étranger. Ce changement renforça les monopoles anglais, américains, français et allemands (Singer, Bayer, AEG, General Electric, Siemens, Kodak, etc.). En 1897, ils représentaient 5,1% du PIB des États-Unis. Cependant les investissements étrangers étaient encore concentrés dans les anciens secteurs: 50% dans le secteur primaire, 20% dans les infrastructures, 15% dans l'industrie et 10% dans les services. En 1938, le nombre d'ETN était de 50% plus élevé qu'en 1914. Après la deuxième guerre mondiale, ce sont les ETN des États-Unis qui dominèrent et c'est à partir de la moitié des années 1980, que l'Europe et le Japon se manifestèrent [ESPO, 2002, 25]. Dans la perspective 10 Éditorial capitaliste, les investissements sont destinés à être rentables, c'est-à-dire à rapporter plus qu'il n'ont apporté. C'est pourquoi, dans le cas des investissements à l'étranger, l'avantage comparatif qu'offre le pays d' accueil (salaires bas, peu de contraintes écologiques, avantages fiscaux, etc.) est déterminant. Or, entre 1990 et 1997, les investissements vers les pays émergents sont passés de 24 à 163 milliards de dollars [J. Nagels, 2001, 509].Robert Reich rappelle dans son livre sur la mondialisation de l'économie, que les investissements directs à l'étranger dans le Tiers Monde ne viennent pas d'abord pour contribuer au développement, mais bien pour gagner de l'argent. On l'oublie parfois, notamment quand les statistiques nationales de l'aide au développement les incluent dans cette catégorie. L'étude très documentée du Cetim de Genève sur les activités des entreprises multinationales concluait à juste titre, en disant qu'elles «sont dominées par un but essentiel: réaliser le maximum de profits dans le temps le plus court possible, ce qui est à lafois le résultat de la logique de l'économie capitaliste mondialisée et du désir sans limites de pouvoir et de richesse de leurs principaux dirigeants» [Cetim, 2001, 30]. Cela se vérifie dans le domaine pharmaceutique, où, selon le PNUD, seulement 0,2% de la recherche est consacrée à la tuberculose, la diarrhée et la pneumonie, qui représentent 18% des maladies à l'échelle mondiale, mais principalement dans le Tiers Monde. Il est plus rentable de produire pour les couches de population ayant des revenus plus élevés et dont la morbidité se situe dans d'autres domaines. Il faut y ajouter que 70% des médicaments représentant un progrès thérapeutique ont été produits avec le concours des pouvoirs publics. Quant aux vaccins, offrant le meilleur rapport coût-efficacité, ils rapportent moins que les traitements répétés, ce qui, toujours selon le PNUD, explique pourquoi aux États-Unis, un consortium de groupes pharmaceutiques a été constitué pour mettre au point des antiviraux contre le VIH, mais pas pour produire un vaccin contre le sida [PNUD, 1999,69]. II. Le fonctionnement transnationales 1. et les secteurs d'activités Les stratégies et les mécanismes des entreprises de fonctionnement Wladimir Andreff explique que jusqu'au début du XXe siècle, les ETN avaient une stratégie d'approvisionnement, à partir de plantations, d'activités extractives et de comptoirs commerciaux. Après cela et Les entreprises transnationales, leurs poids et leurs pratiques Il jusque dans les années 1960, ce sont les entreprises à stratégies de marché qui prirent leur essor, prolongeant leurs exportations par une production locale. À partir de cette époque, une nouvelle stratégie apparut, celle de la rationalisation de la production en amorçant une intégration internationale des processus de production pour en réduire les coûts [Wladimir Andreff, 1996, 45-46]. Aujourd'hui, les mécanismes d'intégration internationale de la production, de la distribution, de la publicité, de la recherche, du financement, sont de plus en plus poussés. Il s'agit, à l'intérieur d'un secteur et souvent même entre différents secteurs, de répartir les divers facteurs de production et de distribution selon une logique répondant à l'efficacité du rendement grâce à l'utilisation des technologies modernes et profitant du fait que les frontières géographiques pèsent d'un poids beaucoup moindre. Les produits sont normalisés, avec certaines adaptations aux particularités des marchés locaux. Un tel éclatement du processus de production à l' échelle mondiale a été favorisé par la révolution informatique et par la forte chute des prix des transports, ce qui renforce pour les entreprises la nécessité d'un organe intégrateur central et exige également une concentration du capital [J. Nagels, 2001,506-507]. Au cours de la décennie 1990, les fusions d'entreprises se sont multipliées, renforçant le pouvoir de certains groupes. Or, une telle stratégie ne crée point, par elle-même, de richesses, ce qui explique pourquoi, alors que la puissance économique se concentre, la croissance mondiale se ralentit. Au cours des années 2000 et 200 l, les investissements directs à l'étranger des ETN furent destinés pour 90% à l'achat ou à la fusion d'entreprises déjà existantes et seulement 10% correspondirent à la création d'entreprises nouvelles ou à l'amplification des capacités de production existantes [A.D. Marquez, La Jornada, 19.1l.0l}. Il faut y ajouter que leurs énormes réserves financières et leur cotation en bourse, contribuèrent à l'accélération de la spéculation. Le processus s'est largement amplifié au cours des dernières années. Entre 1996 et 1998, plus de 20 000 fusions et alliances ont été réalisées. Rien que dans l'industrie pharmaceutique, alors que 152 accords avaient été conclus au cours de la décennie 1980, ces derniers se chiffrèrent à 375 dans les années 1990.Rien que durant les deux dernières années de cette décennie, le nombre de fusions dépassa celui des huit années antérieures [Giancarlo Delgado, 2002, 254]. Les ETN disposent de nombreux moyens pour déployer leurs stratégies. Nous n'en citerons que quelques-uns. Tout d'abord, sur le plan de la recherche, elles font des alliances avec de nombreux centres de recherche, notamment dans les universités, installant leurs 12 Éditorial laboratoires près de ces dernières et créant des chaires à leur nom pour l' enseignement. De telles pratiques se limitent généralement aux pays du Nord, la recherche-développement étant le plus souvent concentrée au sein des quartiers généraux des firmes, situés en grande majorité dans la triade (États-Unis, Europe, Japon). Ainsi, sur quelque 2500 chercheurs d'IBM, 2000 sont localisés au États-Unis. Pour le financement, lesETN ne font pas seulement appel au capital du pays d'origine. Certes, leurs actions sont cotées sur diverses places boursières, mais il est souvent fait recours à du crédit local. En ce qui concerne les opérations commerciales, une proportion importante reste au sein du groupe, ce qui pennet, le cas échéant, un jeu de facturations destiné à diminuer les impôts. Une méthode de fonctionnement tout à fait centrale est celle de la sous-traitance. À cet effet, un exemple très spécifique est celui de l'entreprise américaine Nike. Celle-ci, en effet, ne possède aucune usine. .Ellea fondé sa réussite industrielle sur l'utilisation d'une main-d'oeuvre à bon marché [F. Senretl, 2001, 52]. Toute sa production est confiée à des sous-traitants. En ce qui concerne les chaussures, elles sont pour la grande majorité fabriquées par des entreprises situées essentiellement dans des pays à bas coûts salariaux et notamment en Asie (ThaIlande, Chine, Corée,...). Au total, plus de 500 000 personnes travaillent pour Nike dans le monde chez des sous-traitants. Or, la multinationale américaine ne salarie que 20 000 personnes réparties entre sa maison mère aux États-Unis, ses bureaux continentaux (Amsterdam pour I'Europe) et ses sièges nationaux (200 employés par exemple en France) qui occupent essentiellement des fonctions financières, commerciales, design, marketing, etc. C'est le règne de la flexibilité par l'utilisation de structures de production légères. Les distributeurs font appel à de nombreux soustraitants, qui trouvent le moyen de produire très rapidement un modèle précis, pour effectuer une partie de la production (découpe, couture,...) [C. Crabbé, 1998, 14]. La rapidité des communications leur facilite la recherche de ces sous-traitants dans tous les coins du monde, ce qui permet de sélectionner les sites de production les moins chers et où la législation sociale, fiscale et environnementale, est la moins contraignante. Ce mécanisme de recours à la sous-traitance favorise le distributeur puisqu'il lui permet de produire rapidement, en petites quantités et à faibles coûts. Ille dégage en plus de ses responsabilités d'employeur tout en lui garantissant les privilèges de sa position de donneur d'ordre. Il peut ainsi choisir à sa guise ses fournisseurs et bénéficie donc d'un pouvoir de pression énonne sur les prix, la qualité et les délais [ESPO, 2002, 34]. Les entreprises transnationales, leurs poids et leurs pratiques 13 Le contrôle de la production et des marchés locaux par les ETN de l' agro-alimentaire est devenu un exemple classique. C'est le cas notamment de Nestlé au Sri Lanka. Le pays produisait du lait, qui pendant longtemps fut subsidié par l'État, ce qui fut aboli par les exigences du Programme d'ajustement structurel imposé par le F'MI. En 1981, un plan de collecte et de distribution des produits laitiers fut négocié par le gouvernement avec Nestlé. L'entreprise privée prit la place de l'organisme gouvernemental qui régulait le secteur. Le lait frais laissa la place au lait en poudre. Une intense publicité fut lancée pour persuader les gens des avantages de ce dernier qui entretemps était passé de 4,5 roupies les 400 gr en 1977 à 219 roupies en 2001. Malgré l'inflation, cela signifiait une augmentation considérable. Or, au Sri Lanka, 2,1 minions de familles, surtout rurales, ne disposent que d'un revenu mensuel ne dépassant pas 1000 roupies, ce qui exclut pratiquement de la consommation du lait, la majorité des enfants de cette catégorie de la population. La stratégie développée correspondait à des objectifs de rentabilité et non aux besoins vitaux des populations. Certaines ETN ont aussi découvert que le marché constitué par les pauvres pouvait faire l'objet d'opérations rentables. C'est le cas de HindustanLever, filiale de Unilever en Inde. L'action basée sur l'idée que tout le monde préfère beaucoup plus de pauvres que de riches, la firme organisa un vaste réseau de vendeurs locaux, utilisant les marchés et couvrant ainsi des milliers de village. L'expérience fut si positive que la firme transnationale estime qu'en 2010, elle effectuera 50% de ses ventes dans les pays en développement [Rekha Balu, 2001, 31-39]. Mais, les ETN ne passent pas seulement par les mécanismes du marché pour accroître leurs capacités d'accumulation. Outre l'utilisation du champ politique, dont nous reparlerons, la constitution de monopoles permet de faire pression sur les producteurs, afin de faire baisser les prix. Ainsi, l'acquisition, en Hongrie, de l'ensemble des six entreprises traitant des semences de tournesol par la société agro-industrielle Montedison, contrôlée par la transnationale italienne Feruzzi, fit l'objet d'une plainte contre l'entreprise d'État qui avait effectué la privatisation, car celle-ci avait permis à la transnationale ayant établi un monopole, de faire baisser le prix payé aux producteurs et d'augmenter les prix de vente [Sarah Sexton, 1997, 24-25]. Les conséquences sociales de telles politiques sont, dans certains pays surtout du Sud, vraiment dramatiques. Ainsi, au Sri Lanka, les petits producteurs de riz sont obligés de vendre le paddy à un prix inférieur au coût de production, ce qui, ajouté à la privatisation de l'eau d'irrigation actuellement en cours, les forcera à vendre leurs terres à des groupes plus puissants, locaux et étrangers, dont certaines ETN, sans 14 Éditorial pouvoir pour autant se réintégrer dans d'autres activités économiques. À cela s'ajoutent les pressions des organismes financiers internationaux pour que le pays abandonne la culture du riz, afin de se lancer dans des productions d'exportation, l'amenant à nouveau, comme dans la période coloniale, à dépendre de l'extérieur pour son alimentation de base. En même temps, ces mêmes organismes interdisent de développer une politique de subsidiation pour les plus démunis. Quand on refuse de reconnaître que le marché capitaliste est un rapport social où le plus fort gagne, il n'est guère étonnant d'aboutir à des catastrophes sociales, qui en l'occurrence au Sri Lanka, débouchèrent à deux occasions, en 1972 et en 1987, sur des révoltes de jeunes, surtout paysans, qui coûtèrent la vie à plus de 60 000 d'entre eux. La concurrence entre grands consortiums est souvent farouche. On ne compte plus les OPA hostiles, sans parler de l'espionnage industriel. Un exemple intéressant de pratiques entre firmes, fut la pression exercée par le groupe Carrefour sur Nestlé, pour obtenir de meilleurs prix au Brésil. La société Nestlé-Brésil, dont le président affirmait que les gens ne se rendaient même plus compte que c'était une entreprise suisse, fit l'objet d'une demande de diminution de prix, que la société refusa. Carrefour organisa le boycottage de Nestlé au Brésil, baissant de 250 à 25, ses produits mis en vente. Comme cela ne représentait que 5% du chiffre d'affaires de Nestlé au Brésil, le boycottage fut étendu, par Carrefour, à la France et à d'autres pays européens [Sarah Sexton, 1997, 24]. Mais, par contre, ce qui se pratique dans le cadre de la concurrence est délégitimé, lorsque des ONG proposent un boycottage sur base éthique. Préparer le terrain pour une politique commerciale est aussi une stratégie importante. Ainsi, en Thaïlande, une ONG américaine, appelée ISAAA (International Service for the Acquisition of Agrarian Biotech Applications), s'est donnée pour tâche «de promouvoir l'ingénierie technologique génétique auprès des paysans thaïs, mal informés sur la question». Il s'agissait, selon l'ONG, d'un partenariat entre pays riches et pays en développement, pour un transfert de connaissances, destiné à «éliminer la pauvreté parmi les paysans asiatiques, par l'usage de techniques biologiques». Or, cette ONG est financée par les ETN de l'agrobusiness, Cargill, Monsanto et Novartis [The Bangkok Post, 06.04.02], et prépare ainsi la voie à l'introduction des semences génétiquement modifiées. Les entreprises 2. transnationales, leurs poids et leurs pratiques 15 Les secteurs de concentration La concentration se poursuit par voie de fusions dans tous les secteurs: armement, industries pharmaceutiques, banque, assurance, distribution, médias. Les raisons sont diverses et ne concernent pas toujours l'efficacité économique. La concurrence féroce entre groupes pour dominer un secteur est souvent à l'origine des fusions. Certaines concentrations de firmes européennes ont été motivées par le désir de faire face à la puissance des sociétés américaines. Il est étonnant de constater qu'en un temps de discours sur la liberté de commerce et les vertus du marché, de telles fusions réduisent en fait la marge de la concurrence, organisent des monopoles ou des oligopoles, éliminent les compétiteurs et, dans bien des cas, ne favorisent ni la qualité du produit, ni les intérêts des consommateurs. Il faut ajouter que les crises financières internationales ont été une occasion d'accélérer le processus de concentration. Une part importante des firmes sud-coréennes, par exemple, est passée sous le contrôle d'ETN américaines ou européennes, pour une somme estimée à 50 milliards de dollars et il en a été de même pour le système bancaire en Thaïlande. Nous avons déjà fait allusion au secteur agro-alimentaire. Il est le secteur le plus consolidé transnationalement, possédant le plus grand nombre de firmes dans les mille premières mondiales. Les dix plus grandes ETN s'occupant de semences contrôlent le tiers du marché mondial et 9 ETN contrôlent 90% de la vente des pesticides [Pat Roy Mooney, 199, cité par Giancarlo Delgado, 2002, 253]. Ce secteur se caractérise surtout par quelques grandes pointures. Ainsi, Cargill, aux États-Unis, la plus grosse de toutes, ne s'occupe pas seulement de la commercialisation, mais aussi du transport et de l'entreposage, d'un ensemble impressionnant de produits agricoles. Installée également dans les pays du Sud, l'entreprise a fait de Singapour son quartier général pour l'Asie et le Pacifique, redistribuant les produits dans la région, 1% seulement restant sur place. Au Mexique, grâce à l'accord de libre-échange entre ce pays, les États-Unis et le Canada (l'ALENA), Cargill a construit une usine de traitement du soja, permettant ainsi à la production des États-Unis, principal exportateur, de s'implanter sur le marché mexicain. Cette décision, s'inscrivant dans une stratégie étendue à présent à l'ensemble du continent (ALCA), a été bien décrite par Colin Powell, le secrétaire d'État américain: «Notre objectif est de garantir aux entreprises nord-américaines, par le Traité de libreéchange avec les Amériques, le contrôle d'un territoire qui s'étend du pôle arctique à l'antarctique, et d'assurer un libre accès, sans obstacles 16 Éditorial ou difficultés, à nos produits, services, technologies et capital dans / 'ensemble de l 'hémisphère» [Cité par O. Deleoue, A/ai, 24.01.02]. Les. rachats de géants se sont succédé dans le domaine agroalimentaire. Le groupe Suchard (Suisse), après avoir absorbé plusieurs firmes européennes, dont le chocolat Côte d'Or en Belgique, a lui-même été intégré dans le groupe Philip Morris, fabriquant américain de cigarettes, désireux de diversifier ses champs d'activités. De son côté, Nestlé, a racheté la fabrique anglaise de chocolat Rowntree. Danone a acquis la très britannique firme de spiritueux HP et est devenu le principal fabricant de biscuits en Inde, Russie, Chine et Argentine. Face aux actionnaires effrayés par un tel appétit, le directeur général, Antoine Riboud, déclarait: «Imaginez les conséquences, si nous abandonnions ce marché potentiel à nos concurrents» [Sarah Sexton, 1997, 25]. La moitié du marché des boissons non alcoolisées est contrôlé par Coca-Cola. Son rival Pepsi-Cola, nettement perdant dans ce domaine, a pris le contrôle d'autres branches du secteur: Frito-Lay, Pizza Hut, KFK Kentucky Fried Chicken, Taco Bell... Le groupe américain Dr. Peper/Seven Up, a absorbé le géant anglais Cadbury/Schweppes et racheté la majorité des activités de Perrier [Ibidem]. Et l'on pourrait continuer en citant Mc Donald' s, Heinz, Unilever, Kellog, etc. Certaines ETN émergent aussi dans le Tiers Monde, bien qu'elles soient très minoritaires. Ainsi, la firme thaï, Charoen Phokpan, s'occupant de nourriture animale, de volaille et d'aquaculture, a récemment implanté plus de 50 filiales en Chine. Dans le domaine pharmaceutique, la fusion entre Sandoz et CibaGeigy en 1996, fut la plus importante de I'histoire industrielle. L'année précédente, G/axo et Wellcolne s'étaient joints, en Angleterre, pour constituer le premier groupe pharmaceutique mondial à l'époque [1. Nagels, 2001,503]. L'eau est un secteur nouveau en pleine expansion pour les ETN, comme fruit à la fois de la privatisation en cours mondialement et de l'explosion de la vente de l'eau potable en cannette ou en bouteille, due en partie à la dégradation de sa qualité [voir Alternatives Sud, volume 8, n04, L'eau patrimoine commun de I 'humanité]. Face à l'incapacité de nombreux gouvernements des pays en développement, de réaliser les investissements et à l'imposition universelle de la loi du marché, par la Banque mondiale et le FMI, le mot d'ordre a été la privatisation. Il s'agit réellement d'une nouvelle frontière pour lesETN, puisque l'on estime le marché à mille milliards de dollars pour les 25 ans qui viennent [Sudhirendar Sharma, 2002]. Mais l'expérience prouve que cette orientation affecte principalement le sort des plus pauvres. Ainsi le prix de l'eau a augmenté de 25 fois à Dakha au Bangladesh, de 40 fois au Les entreprises transnationales, leurs poids et leurs pratiques 17 Caire, avec comme résultat que le 1,1 milliard de gens qui aujourd'hui n'ont pas d'accès à l'eau potable atteindront, si la tendance persiste, le chiffre de 3milliards au cours des mêmes prochains 25 ans [Ibidem]. La culture est devenue, grâce aux énormes progrès techniques des communications et des multimédias, une source d'accumulation considérable. Selon l'UNESCO, le volume des échanges internationaux dans ce domaine est passé de 1980 à 1991, de 67 à 200milliards de dollars [cité par le PNUD, 1999, 33]. Aux États-Unis, la culture est devenue le secteur le plus rémunérateur des exportations du pays (plus de JO milliards de dollars en 1997). L'industrie du film aux États-Unis recevait en 1998, 50% de ses recettes de l' étranger (contre 30%en 1980) et détenait 70% du marché européen (contre 56% en 1987), 83% du marché latino-américain et 50% du marché japonais. Seulement 3% du marché des États-Unis était couvert par des films étrangers [PNUD, 1999, 33]. Or, la concentration des activités culturelles entre les mains de quelques firmes seulement, n'a fait que s'accélérer, aussi bien pour l'industrie du film que pour la presse Ollla télévision. La concentration financière est aussi impressionnante. En effet, l'essor pris par le capital financier, après la décision du président Richard Nixon en 1971, de laisser flotter le dollar, précédemment lié à l'or, a été considérable. Cela s'est notamment traduit au cours de la décennie 1990, par un grand nombre de fusions et d'absorptions reflétant dans le secteur financier l'orientation générale de l'économie. Il faut ajouter, comme l'écrit J. Nagels, décrivant une des fonctions de ce mécanisme que «la dérégulation transnationale régule les politiques nationales» [2001, 512]. Mais le système a aussi généré de nouvelles institutions pour répondre à la mondialisation des échanges financiers et ce sont notamment les organismes de clearing (chambres de compensation). Leur rôle consiste à équilibrer le solde des opérations de transfert sur le plan international, ce qui a pris une importance considérable avec la multiplication des transactions financières. Il s'agit donc d'un processus de dématérialisation de l'argent, qui passe du papier monnaie à la monnaie virtuelle. Cette activité est très centralisée, avec trois firmes principales, deux pour les transactions mobilières Clearstream (ancien Cede!), basée au Luxembourg, Euroclear basée en Belgique et une pour les transactions en devises, Swift, également installée en Belgique. Pour se rendre compte de l'importance des mouvements financiers, i1suffit de savoir qu'en 2000,Clearstream a déclaré 10000 milliards d'euros de dépôts, soit 47 fois le budget de la France, et Euroclear sept mille milliards d'euros. Dix pays sur 105 se partagent 78% des comptes Éditorial 18 ouverts, dont 5 en possèdent 60% : l'Angleterre, le Luxembourg, les États-Unis, la France et l'Italie. Les opérations de compensation sont un rapport contractuel (engagement mutuel) et leurs montants sont publiés. La raison sociale de ces groupes est celle des sociétés coopératives. Elles doivent être localisées dans des pays reconnus par les États-Unis comme des «pays étrangers qualifiés» (35 dans le monde, mais les trois principales firmes se trouvent au Luxembourg et en Belgique) et jouissent de fait d'un statut d'extraterritorialité. Elles garantissent aussi la protection du secret bancaire. En effet, si les comptes sont publiés, l'origine de l'argent n'est pas déterminée. À partir de 1990, la pratique des sous-comptes non publiés a été instaurée, laissant planer des doutes sur l'origine des fonds et ouvrant la porte à des abus éventuels. L'audit de ces firmes ne concerne évidemment pas la vérification de la provenance des fonds, elle concerne seulement le fonctionnement interne. Les firmes de clearing opèrent comme un rouage essentiel des stratégies financières à l'échelle mondiale. Elles répondent à un besoin créé par la phase actuelle de la mondialisation de l'économie capitaliste, qui se caractérise par le rôle prépondérant du capital financier et ses dérivés, qui favorisent les spéculations. Totalement privées, elles échappent au contrôle public et à toute instance internationale de régulation. Par contre, elles prouvent la possibilité d'une mesure telle que la taxe Tobin, puisqu'elles permettent une traçabilité des transactions financières internationales [ATTAC, Belgique, 16.01.02]. À propos du gigantisme desETN, il n'est pas inutile de se rappeler la thèse de Max Weber sur la bureaucratie comme forme ultime de la modernité. Le stade auquel les ETN aboutissent aujourd'hui est celui d'une bureaucratie privée mondialisée qui transcende tout contrôle démocratique, tout en exerçant un pouvoir de décisions qui affecte des pans entiers de 1'humanité. Une telle situation est difficilement tenable à long terme. Ill. L'insertion des entreprises transnationales 1. dans la société Les rapports avec les pouvoirs publics Le premier échelon de contacts entre les ETN et les pouvoirs publics est l'État national, soit celui duquel elles sont issues, soit là où elles s'implantent. Certes, comme l'indique Robert Reich, les espaces économiques offerts par les États sont devenus trop limités, car lesETN agissent mondialement. En effet, même si les grands États offrent un