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Ikks avaient, avant leur exil, des valeurs morales conformes à l’humanité
ordinaire, mais auraient perdu ces valeurs. C’est donc le contexte environ-
nemental qui peut expliquer le comportement apparemment aberrant des
Ikks. Comme le fait remarquer Dan Sperber dans l’article précédemment
évoqué, ce comportement n’est au fond pas plus choquant que celui d’oc-
cidentaux dans une situation exceptionnelle.
Quand les survivants d’une catastrophe aérienne en viennent à s’entre-
dévorer plutôt que de mourir de faim, nous ne leur attribuons pas une
morale autre. Ou bien nous reconnaissons que, dans les mêmes circons-
tances, nous en aurions peut-être fait autant, ou bien nous nous estimons
supérieurs, non par nos normes, mais par la capacité que nous nous prê-
tons complaisamment de nous y conformer plus rigoureusement que ces
malheureux. Lorsque des pratiques contraires à nos idées morales émanent
de membres d’autres sociétés, en revanche, nous avons vite fait – trop vite
fait – d’en rendre compte en leur attribuant des idées morales opposées
aux nôtres (Sperber, , p. ). Ce que veut dire ici Sperber, c’est qu’un
comportement apparemment aberrant sur le plan moral n’implique pas
nécessairement l’adhésion à des règles morales radicalement diff érentes ou
le refus de toute morale : les Ikks pourraient parfaitement suivre des règles
similaires à ce qui est répandu dans les autres cultures (soin aux enfants,
partage, équité, etc.) mais se trouver dans une situation dans laquelle leurs
croyances morales subiraient de fortes distorsions liées au caractère excep-
tionnel des circonstances.
Autrement dit, le fait que diff érentes cultures ne soient pas d’accord en
pratique sur certaines valeurs morales ne signifi e pas qu’il y ait désaccord, en
théorie, au sujet des croyances morales. Une des raisons de ce clivage entre
théorie et pratique pourrait être lié au champ d’extension de la commu-
nauté morale. Ainsi, précise Sperber, chez les Nyangatom (vivant dans une
aire géographique proche de celle des Ikks), les personnes souff rantes ou
les infi rmes ne sont pas considérés comme appartenant à la communauté
morale, ce qui autorise à leur égard les moqueries et l’absence de toute aide.
Un tel comportement, qui pourrait sembler moralement inadmissible du
point de vue occidental, ne signifi e pas pour autant que les Nyangatom
ont une morale totalement autre. Il implique seulement que ces derniers
ont des pratiques morales diff érentes car liées à un désaccord de fait sur les
membres susceptibles de composer la communauté morale (les infi rmes
et les personnes souff rantes étant exclus en l’occurrence de cette commu-
nauté), sans pour autant que leur comportement à l’intérieur de cette même
communauté morale soit aussi déconcertant.
RELATIVISME, UNIVERSALISME ET RÉALISME EN MORALE