Relativismes, universalisme et réalisme en morale. Approches

Relativisme, universalisme
et réalisme en morale.
Approches naturalistes
JÉRÔME RAVAT
Origines historiques du relativisme moral
Le relativisme moral a longtemps fait fi gure de position sinon hégémo nique,
du moins fort répandue dans le champ des sciences sociales. C’est ainsi qu’en
anthropologie, les positions relativistes ont été et demeurent encore prédo-
minantes, à fois sur le plan universitaire et dans les publications portant sur
ce sujet. Les raisons historiques de ce phénomène peuvent sans doute être
trouvées dans l’opposition farouche manifestée par l’anthropo logie nais-
sante à l’égard de l’évolutionnisme socioculturel. Le courant évolutionniste,
en eff et, avait profondément marqué la pensée ethnologique dans la seconde
moitié du  et jusqu’au début du  siècle, comme l’attestent notam-
ment les travaux de Edward Tylor, Herbert Spencer, Lewis Henry Morgan
ou encore James Georges Frazer. Certes, l’unité théorique du courant évo-
lutionniste ne doit pas être surestimée. Pour Tylor, par exemple, le moteur
du développement des sociétés n’est autre que le développement de l’esprit
humain. Pour Morgan, le progrès réside dans la maîtrise technologique de
la nature (ainsi Morgan explique-t-il, dans l’ouvrage Ancient Society (),
que toute société traverse trois grands stades : le stade « sauvage », le stade
« barbare » et enfi n le stade « civilisé » représenté par la civilisation occiden-
tale). Les thèmes abordés par les évolutionnistes diff èrent également (déve-
loppement du droit, systèmes de parenté, religion…) Toutefois, les penseurs
évolutionnistes avaient tous en commun d’affi rmer que l’histoire humaine
suit un schéma unilinéaire, jalonné de périodes similaires, traduisant un
processus de développement universel. C’est bien évidemment à partir
d’une telle conception que les tenants de l’évolutionnisme pouvaient évo-
quer l’existence de civilisations culturellement et moralement infé rieures, la
culture occidentale étant à ce titre la plus développée.
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Ainsi, pour s’élever contre l’évolutionnisme, une grande partie des
anthropologues a pris parti en faveur du relativisme, dans la lignée par
exemple de Franz Boas et de Ruth Benedict, appartenant à l’école dite
« culturaliste ». Dans l’ouvrage Mœurs et sexualité en Océanie (), l’eth-
nologue Margaret Mead expliquait par exemple que les habitants des îles
Samoa développent un mode de relation entre sexes fort diff érent de celui
qui caractérise la société occidentale, mais aussi diff érent de celui des autres
systèmes océaniens : les adolescentes de Samoa semblent ainsi avoir une
sexualité plus libre et plus heureuse. En outre, affi rmait Mead, les couples
homosexuels et la pratique des relations avec plusieurs partenaires sont
parfaitement acceptées par la société samoane, à l’inverse, encore une fois,
de la situation en Occident. Dans une perspective similaire, de nombreux
travaux ethnographiques ont ainsi paru confi rmer l’idée selon laquelle cer-
taines sociétés pouvaient avoir une morale sensiblement diff érente de celle
des Occidentaux, accréditant, ce faisant, le relativisme moral. Ainsi, dans
l’ouvrage Un peuple de fauves (), l’ethnologue Colin Turnbull semble
décrire une société profondément amorale, celle des Ikks du Kenya : les
Ikks paraissent en eff et avoir un mode de vie radicalement opposé à celui
des Occidentaux, développant un égoïsme forcené, refusant tout partage
de nourriture et allant même jusqu’à empêcher leurs propres enfants de se
nourrir. Ils présentent donc tous les traits d’une société moralement incom-
patible avec la morale occidentale, voire étrangère à toute morale.
Les enjeux idéologiques inhérents à la défense du relativisme moral sont
aisés à comprendre : il s’agit bien évidemment de se débarrasser des préjugés
ethnocentriques, voire racistes, qui imprégnaient le discours évolutionniste.
Mais si de telles intentions sont tout à fait louables, correspondent-elles
véritablement à la réalité anthropologique ? Les diff érents systèmes cultu-
rels sont-ils vraiment détenteurs de valeurs morales radicalement dissem-
blables ? Existe t-il une sorte d’incommensurabilité des paradigmes en matière
de morale, pour reprendre la célèbre expression de  omas Kuhn, voire
une absence de tout paradigme moral dans certaines sociétés ? Répondre à
une telle question nécessite au préalable de saisir précisément ce qu’est le
relativisme moral, car cette position s’avère plus complexe qu’il n’y paraît
de prime abord.
Le relativisme moral, concept polymorphe
Ce que l’on nomme communément « relativisme moral », en eff et, recou-
vre en fait trois grandes positions qui, contrairement à ce que l’on pour-
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rait penser, ne sont pas liées de manière consubstantielle. Ces trois fi gures
du relativisme moral sont respectivement nommées relativisme moral empi-
rique, relativisme moral métaéthique et relativisme moral normatif.
Sur le plan empirique, le relativisme moral est la position selon laquelle il
existe des désaccords moraux entre les sociétés, ces désaccords s’avérant par-
fois considérables. Afi n de conforter ce point de vue, le relativisme moral
empirique prend appui sur les données anthropologiques, sociologiques
ou historiques qui semblent en eff et traduire l’hétérogénéité des croyances
et des pratiques morales dans le temps et l’espace. C’est bien évidemment
dans une telle lignée que se situent les représentants du courant culturaliste
en anthropologie.
Sur le plan métaéthique, le relativisme moral remet en cause la possibi-
lité d’une justifi cation ultime des jugements moraux : selon les partisans
du relativisme moral métaéthique, les jugements moraux ne peuvent pas
faire l’objet d’une justifi cation universelle. Par exemple, la justifi cation d’un
énoncé tel que « la polygamie est mauvaise » n’est possible que relativement
au point de vue d’une société donnée : dans certaines cultures, ce jugement
est vrai, dans d’autres il ne l’est pas.
Enfi n, au niveau normatif, le relativisme moral est la position selon
laquelle il ne faut pas s’opposer aux valeurs morales d’autrui. Le relativisme
normatif, en ce sens, est bien souvent associé à la notion de tolérance. Pour
le relativiste normatif, il ne faut pas imposer un point de vue moral aux
individus ou aux sociétés qui défendent d’autres valeurs, et ce au nom du
principe de tolérance.
Or, ces trois formes de relativisme ne sont pas analytiquement liées. Il
est en eff et parfaitement possible d’adopter un relativisme moral descrip-
tif sans pour autant adhérer au relativisme métaéthique ou normatif. Par
exemple, le fait qu’il existe des désaccords moraux entre cultures (confor-
mément au relativisme moral empirique) ne signifi e pas néanmoins que ces
désaccords sont impossibles à résoudre (contrairement au relativisme moral
normatif). Après tout, il existe aussi des désaccords dans des domaines qui
ne concernent pas la morale, et si des désaccords factuels peuvent être réso-
lus, il est peut être possible de résoudre également des désaccords touchant
au domaine des valeurs. En témoigne le fait qu’il a existé (et qu’il existe
encore !) des désaccords sur le fait que la terre soit ronde ou plate, alors
même qu’il est tout à fait possible de résoudre cette controverse. Par consé-
quent, la relativité de fait des croyances morales n’invalide pas l’idée selon
laquelle les confl its moraux pourraient avoir une solution en droit.
RELATIVISME, UNIVERSALISME ET RÉALISME EN MORALE
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Relativiser le relativisme moral
Outre le fait que les trois grandes fi gures du relativisme moral ne sont pas
nécessairement en corrélation, force est de constater que le relativisme
moral empirique défendu par les culturalistes s’est trouvé à maintes re prises
contesté à l’intérieur même du champ des sciences sociales. Certes, une
grande partie des chercheurs en sciences sociales s’est résolument écartée de
toute approche normative des phénomènes moraux, mais certains se sont
pourtant intéressés à l’étude descriptive du fonctionnement de la moralité
pour en tirer des conclusions opposées au relativisme moral. à y regarder
de plus près, en eff et, les cas précédemment évoqués par les culturalistes
sont beaucoup moins déroutants que ce qu’une analyse trop rapide pourrait
laisser penser, comme l’affi rme l’anthropologue Dan Sperber dans l’article
Remarques anthropologiques sur le relativisme moral ().
Les diff érents exemples précédemment évoqués, et censés conforter le
relativisme moral, méritent à cet égard un constat plus nuancé comme
ce fut au demeurant le cas dans la littérature ethnographique. C’est ainsi
qu’en , l’anthropologue australien Derek Freeman, revenant sur les
lieux où Margaret Mead avait eff ectué ses recherches, a profondément
contesté les conclusions de cette dernière : selon lui, la liberté sexuelle
n’existe pas à Samoa et les relations entre hommes et femmes sont simi-
laires à ce qui se produit dans beaucoup d’autres régions du monde. La
moralité des Samoa ne serait donc pas foncièrement diff érente de celle
d’autres peuples. Selon Freeman, Mead aurait été abusée par les autoch-
tones qu’elle avait interrogés. Les conclusions de Freeman, il faut le pré-
ciser, ont elles-mêmes été contestées par la suite, mais bien que les débats
au sein de la communauté des anthropologues soient loin d’être clos, il
semble en tout cas que le relativisme moral de Mead ne jouisse plus du
même prestige que par le passé.
Quant aux Ikks de Turnbull, leur comportement devient sans doute
moins aberrant d’un point de vue moral si l’on prend en compte le contexte
dans lequel ces derniers vivaient. Turnbull lui-même ne défend aucunement
le relativisme moral : selon lui, le comportement des Ikks peut être expli-
qué par le fait que ces derniers avaient des conditions de vie extrêmement
médiocres dues à un exil : repliés sur des terres où ils ne pouvaient plus se
nourrir grâce aux produits de la chasse, les Ikks n’étaient pas parvenus à se
convertir à l’agriculture. C’est cette situation de dégradation et de misère
qui peut expliquer leur comportement. Autrement dit, selon Turnbull, les
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Ikks avaient, avant leur exil, des valeurs morales conformes à l’humanité
ordinaire, mais auraient perdu ces valeurs. C’est donc le contexte environ-
nemental qui peut expliquer le comportement apparemment aberrant des
Ikks. Comme le fait remarquer Dan Sperber dans l’article précédemment
évoqué, ce comportement n’est au fond pas plus choquant que celui d’oc-
cidentaux dans une situation exceptionnelle.
Quand les survivants d’une catastrophe aérienne en viennent à s’entre-
dévorer plutôt que de mourir de faim, nous ne leur attribuons pas une
morale autre. Ou bien nous reconnaissons que, dans les mêmes circons-
tances, nous en aurions peut-être fait autant, ou bien nous nous estimons
supérieurs, non par nos normes, mais par la capacité que nous nous prê-
tons complaisamment de nous y conformer plus rigoureusement que ces
malheureux. Lorsque des pratiques contraires à nos idées morales émanent
de membres d’autres sociétés, en revanche, nous avons vite fait – trop vite
fait – d’en rendre compte en leur attribuant des idées morales opposées
aux nôtres (Sperber, , p. ). Ce que veut dire ici Sperber, c’est qu’un
comportement apparemment aberrant sur le plan moral n’implique pas
nécessairement l’adhésion à des règles morales radicalement diff érentes ou
le refus de toute morale : les Ikks pourraient parfaitement suivre des règles
similaires à ce qui est répandu dans les autres cultures (soin aux enfants,
partage, équité, etc.) mais se trouver dans une situation dans laquelle leurs
croyances morales subiraient de fortes distorsions liées au caractère excep-
tionnel des circonstances.
Autrement dit, le fait que diff érentes cultures ne soient pas d’accord en
pratique sur certaines valeurs morales ne signifi e pas qu’il y ait désaccord, en
théorie, au sujet des croyances morales. Une des raisons de ce clivage entre
théorie et pratique pourrait être lié au champ d’extension de la commu-
nauté morale. Ainsi, précise Sperber, chez les Nyangatom (vivant dans une
aire géographique proche de celle des Ikks), les personnes souff rantes ou
les infi rmes ne sont pas considérés comme appartenant à la communauté
morale, ce qui autorise à leur égard les moqueries et l’absence de toute aide.
Un tel comportement, qui pourrait sembler moralement inadmissible du
point de vue occidental, ne signifi e pas pour autant que les Nyangatom
ont une morale totalement autre. Il implique seulement que ces derniers
ont des pratiques morales diff érentes car liées à un désaccord de fait sur les
membres susceptibles de composer la communauté morale (les infi rmes
et les personnes souff rantes étant exclus en l’occurrence de cette commu-
nauté), sans pour autant que leur comportement à l’intérieur de cette même
communauté morale soit aussi déconcertant.
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