Relativisme, universalisme et réalisme en morale. Approches naturalistes JÉR Ô ME RAVAT Origines historiques du relativisme moral Le relativisme moral a longtemps fait figure de position sinon hégémonique, du moins fort répandue dans le champ des sciences sociales. C’est ainsi qu’en anthropologie, les positions relativistes ont été et demeurent encore prédominantes, à fois sur le plan universitaire et dans les publications portant sur ce sujet. Les raisons historiques de ce phénomène peuvent sans doute être trouvées dans l’opposition farouche manifestée par l’anthropologie naissante à l’égard de l’évolutionnisme socioculturel. Le courant évolutionniste, en effet, avait profondément marqué la pensée ethnologique dans la seconde moitié du xixe et jusqu’au début du xxe siècle, comme l’attestent notamment les travaux de Edward Tylor, Herbert Spencer, Lewis Henry Morgan ou encore James Georges Frazer. Certes, l’unité théorique du courant évolutionniste ne doit pas être surestimée. Pour Tylor, par exemple, le moteur du développement des sociétés n’est autre que le développement de l’esprit humain. Pour Morgan, le progrès réside dans la maîtrise technologique de la nature (ainsi Morgan explique-t-il, dans l’ouvrage Ancient Society (1877), que toute société traverse trois grands stades : le stade « sauvage », le stade « barbare » et enfin le stade « civilisé » représenté par la civilisation occidentale). Les thèmes abordés par les évolutionnistes diffèrent également (développement du droit, systèmes de parenté, religion…) Toutefois, les penseurs évolutionnistes avaient tous en commun d’affirmer que l’histoire humaine suit un schéma unilinéaire, jalonné de périodes similaires, traduisant un processus de développement universel. C’est bien évidemment à partir d’une telle conception que les tenants de l’évolutionnisme pouvaient évoquer l’existence de civilisations culturellement et moralement inférieures, la culture occidentale étant à ce titre la plus développée. TRACÉS 1 2 2 0 0 7 /1 PAGES 7 7 -8 9 JÉRÔ M E RAVAT Ainsi, pour s’élever contre l’évolutionnisme, une grande partie des anthropologues a pris parti en faveur du relativisme, dans la lignée par exemple de Franz Boas et de Ruth Benedict, appartenant à l’école dite « culturaliste ». Dans l’ouvrage Mœurs et sexualité en Océanie (1963), l’ethnologue Margaret Mead expliquait par exemple que les habitants des îles Samoa développent un mode de relation entre sexes fort différent de celui qui caractérise la société occidentale, mais aussi différent de celui des autres systèmes océaniens : les adolescentes de Samoa semblent ainsi avoir une sexualité plus libre et plus heureuse. En outre, affirmait Mead, les couples homosexuels et la pratique des relations avec plusieurs partenaires sont parfaitement acceptées par la société samoane, à l’inverse, encore une fois, de la situation en Occident. Dans une perspective similaire, de nombreux travaux ethnographiques ont ainsi paru confirmer l’idée selon laquelle certaines sociétés pouvaient avoir une morale sensiblement différente de celle des Occidentaux, accréditant, ce faisant, le relativisme moral. Ainsi, dans l’ouvrage Un peuple de fauves (1979), l’ethnologue Colin Turnbull semble décrire une société profondément amorale, celle des Ikks du Kenya : les Ikks paraissent en effet avoir un mode de vie radicalement opposé à celui des Occidentaux, développant un égoïsme forcené, refusant tout partage de nourriture et allant même jusqu’à empêcher leurs propres enfants de se nourrir. Ils présentent donc tous les traits d’une société moralement incompatible avec la morale occidentale, voire étrangère à toute morale. Les enjeux idéologiques inhérents à la défense du relativisme moral sont aisés à comprendre : il s’agit bien évidemment de se débarrasser des préjugés ethnocentriques, voire racistes, qui imprégnaient le discours évolutionniste. Mais si de telles intentions sont tout à fait louables, correspondent-elles véritablement à la réalité anthropologique ? Les différents systèmes culturels sont-ils vraiment détenteurs de valeurs morales radicalement dissemblables ? Existe t-il une sorte d’incommensurabilité des paradigmes en matière de morale, pour reprendre la célèbre expression de Thomas Kuhn, voire une absence de tout paradigme moral dans certaines sociétés ? Répondre à une telle question nécessite au préalable de saisir précisément ce qu’est le relativisme moral, car cette position s’avère plus complexe qu’il n’y paraît de prime abord. Le relativisme moral, concept polymorphe Ce que l’on nomme communément « relativisme moral », en effet, recouvre en fait trois grandes positions qui, contrairement à ce que l’on pour78 RE LATIV IS ME , UN IV E RS A L I SM E E T R É A L I SM E E N M O R A L E rait penser, ne sont pas liées de manière consubstantielle. Ces trois figures du relativisme moral sont respectivement nommées relativisme moral empirique, relativisme moral métaéthique et relativisme moral normatif. Sur le plan empirique, le relativisme moral est la position selon laquelle il existe des désaccords moraux entre les sociétés, ces désaccords s’avérant parfois considérables. Afin de conforter ce point de vue, le relativisme moral empirique prend appui sur les données anthropologiques, sociologiques ou historiques qui semblent en effet traduire l’hétérogénéité des croyances et des pratiques morales dans le temps et l’espace. C’est bien évidemment dans une telle lignée que se situent les représentants du courant culturaliste en anthropologie. Sur le plan métaéthique, le relativisme moral remet en cause la possibilité d’une justification ultime des jugements moraux : selon les partisans du relativisme moral métaéthique, les jugements moraux ne peuvent pas faire l’objet d’une justification universelle. Par exemple, la justification d’un énoncé tel que « la polygamie est mauvaise » n’est possible que relativement au point de vue d’une société donnée : dans certaines cultures, ce jugement est vrai, dans d’autres il ne l’est pas. Enfin, au niveau normatif, le relativisme moral est la position selon laquelle il ne faut pas s’opposer aux valeurs morales d’autrui. Le relativisme normatif, en ce sens, est bien souvent associé à la notion de tolérance. Pour le relativiste normatif, il ne faut pas imposer un point de vue moral aux individus ou aux sociétés qui défendent d’autres valeurs, et ce au nom du principe de tolérance. Or, ces trois formes de relativisme ne sont pas analytiquement liées. Il est en effet parfaitement possible d’adopter un relativisme moral descriptif sans pour autant adhérer au relativisme métaéthique ou normatif. Par exemple, le fait qu’il existe des désaccords moraux entre cultures (conformément au relativisme moral empirique) ne signifie pas néanmoins que ces désaccords sont impossibles à résoudre (contrairement au relativisme moral normatif ). Après tout, il existe aussi des désaccords dans des domaines qui ne concernent pas la morale, et si des désaccords factuels peuvent être résolus, il est peut être possible de résoudre également des désaccords touchant au domaine des valeurs. En témoigne le fait qu’il a existé (et qu’il existe encore !) des désaccords sur le fait que la terre soit ronde ou plate, alors même qu’il est tout à fait possible de résoudre cette controverse. Par conséquent, la relativité de fait des croyances morales n’invalide pas l’idée selon laquelle les conflits moraux pourraient avoir une solution en droit. 79 JÉRÔ M E RAVAT Relativiser le relativisme moral Outre le fait que les trois grandes figures du relativisme moral ne sont pas nécessairement en corrélation, force est de constater que le relativisme moral empirique défendu par les culturalistes s’est trouvé à maintes reprises contesté à l’intérieur même du champ des sciences sociales. Certes, une grande partie des chercheurs en sciences sociales s’est résolument écartée de toute approche normative des phénomènes moraux, mais certains se sont pourtant intéressés à l’étude descriptive du fonctionnement de la moralité pour en tirer des conclusions opposées au relativisme moral. à y regarder de plus près, en effet, les cas précédemment évoqués par les culturalistes sont beaucoup moins déroutants que ce qu’une analyse trop rapide pourrait laisser penser, comme l’affirme l’anthropologue Dan Sperber dans l’article Remarques anthropologiques sur le relativisme moral (1993). Les différents exemples précédemment évoqués, et censés conforter le relativisme moral, méritent à cet égard un constat plus nuancé comme ce fut au demeurant le cas dans la littérature ethnographique. C’est ainsi qu’en 1983, l’anthropologue australien Derek Freeman, revenant sur les lieux où Margaret Mead avait effectué ses recherches, a profondément contesté les conclusions de cette dernière : selon lui, la liberté sexuelle n’existe pas à Samoa et les relations entre hommes et femmes sont similaires à ce qui se produit dans beaucoup d’autres régions du monde. La moralité des Samoa ne serait donc pas foncièrement différente de celle d’autres peuples. Selon Freeman, Mead aurait été abusée par les autochtones qu’elle avait interrogés. Les conclusions de Freeman, il faut le préciser, ont elles-mêmes été contestées par la suite, mais bien que les débats au sein de la communauté des anthropologues soient loin d’être clos, il semble en tout cas que le relativisme moral de Mead ne jouisse plus du même prestige que par le passé. Quant aux Ikks de Turnbull, leur comportement devient sans doute moins aberrant d’un point de vue moral si l’on prend en compte le contexte dans lequel ces derniers vivaient. Turnbull lui-même ne défend aucunement le relativisme moral : selon lui, le comportement des Ikks peut être expliqué par le fait que ces derniers avaient des conditions de vie extrêmement médiocres dues à un exil : repliés sur des terres où ils ne pouvaient plus se nourrir grâce aux produits de la chasse, les Ikks n’étaient pas parvenus à se convertir à l’agriculture. C’est cette situation de dégradation et de misère qui peut expliquer leur comportement. Autrement dit, selon Turnbull, les 80 RE LATIV IS ME , UN IV E RS A L I SM E E T R É A L I SM E E N M O R A L E Ikks avaient, avant leur exil, des valeurs morales conformes à l’humanité ordinaire, mais auraient perdu ces valeurs. C’est donc le contexte environnemental qui peut expliquer le comportement apparemment aberrant des Ikks. Comme le fait remarquer Dan Sperber dans l’article précédemment évoqué, ce comportement n’est au fond pas plus choquant que celui d’occidentaux dans une situation exceptionnelle. Quand les survivants d’une catastrophe aérienne en viennent à s’entredévorer plutôt que de mourir de faim, nous ne leur attribuons pas une morale autre. Ou bien nous reconnaissons que, dans les mêmes circonstances, nous en aurions peut-être fait autant, ou bien nous nous estimons supérieurs, non par nos normes, mais par la capacité que nous nous prêtons complaisamment de nous y conformer plus rigoureusement que ces malheureux. Lorsque des pratiques contraires à nos idées morales émanent de membres d’autres sociétés, en revanche, nous avons vite fait – trop vite fait – d’en rendre compte en leur attribuant des idées morales opposées aux nôtres (Sperber, 1993, p. 325). Ce que veut dire ici Sperber, c’est qu’un comportement apparemment aberrant sur le plan moral n’implique pas nécessairement l’adhésion à des règles morales radicalement différentes ou le refus de toute morale : les Ikks pourraient parfaitement suivre des règles similaires à ce qui est répandu dans les autres cultures (soin aux enfants, partage, équité, etc.) mais se trouver dans une situation dans laquelle leurs croyances morales subiraient de fortes distorsions liées au caractère exceptionnel des circonstances. Autrement dit, le fait que différentes cultures ne soient pas d’accord en pratique sur certaines valeurs morales ne signifie pas qu’il y ait désaccord, en théorie, au sujet des croyances morales. Une des raisons de ce clivage entre théorie et pratique pourrait être lié au champ d’extension de la communauté morale. Ainsi, précise Sperber, chez les Nyangatom (vivant dans une aire géographique proche de celle des Ikks), les personnes souffrantes ou les infirmes ne sont pas considérés comme appartenant à la communauté morale, ce qui autorise à leur égard les moqueries et l’absence de toute aide. Un tel comportement, qui pourrait sembler moralement inadmissible du point de vue occidental, ne signifie pas pour autant que les Nyangatom ont une morale totalement autre. Il implique seulement que ces derniers ont des pratiques morales différentes car liées à un désaccord de fait sur les membres susceptibles de composer la communauté morale (les infirmes et les personnes souffrantes étant exclus en l’occurrence de cette communauté), sans pour autant que leur comportement à l’intérieur de cette même communauté morale soit aussi déconcertant. 81 JÉR Ô ME RAVAT La disparité apparente des normes morales ne saurait donc justifier à elle seule le relativisme en la matière, et ce d’autant plus que les travaux expérimentaux menés dans le champ des sciences sociales permettent de mettre en lumière un certain nombre d’invariants moraux. Ainsi, les travaux d’Elliott Turiel en psychologie développementale, portant sur différentes cultures, semblent souligner l’existence de régularités chez les jeunes enfants en ce qui concerne la distinction entre moral et conventionnel¹. Les normes morales, selon Turiel, ne sont pas acquises selon les mêmes modalités que les normes conventionnelles, et la distinction entre ces deux domaines est maîtrisée relativement tôt chez les enfants, le plus souvent dès l’âge de trois ans. La distinction entre moral et conventionnel s’avère donc nettement plus précoce que ce qu’affirmaient Piaget et Kolhberg (représentants d’une psychologie rationaliste d’inspiration kantienne), puisqu’elle s’effectue bien avant que les capacités cognitives des enfants ne soient arrivées à maturation. Si cette distinction est bien présente dans différentes cultures, comme l’affirme Turiel (hypothèse qu’il faudrait sans doute corroborer par de nombreuses études interculturelles), il s’agirait alors bien évidemment d’une réfutation importante du relativisme moral empirique. Naturalisation de l’éthique et universalisme moral Mais la contestation empirique du relativisme moral ne s’inscrit pas uniquement dans le champ des sciences sociales : elle a fait partie intégrante également, au cours des dernières décennies, du vaste programme de recherches communément baptisé « naturalisation de l’éthique ». Là encore, c’est d’abord en vertu d’une approche descriptive que les partisans d’une naturalisation de l’éthique se sont efforcés de remettre en question le relativisme moral. Leurs travaux, menés dans le domaine de la psychologie sociale, développementale, cognitive, mais aussi dans celui des neurosciences ou de la biologie évolutionniste, semblent tout au contraire conforter l’existence d’un certain nombre de récurrences anthropologiques en matière de morale. Le naturalisme, en ce sens, s’oppose bien évidemment au relativisme moral et culturel puisqu’il se fixe pour projet d’examiner dans quelle mesure les 1 82 La transgression d’une norme conventionnelle est jugée comme étant altérable, contingente et peu grave, le domaine conventionnel concernant des règles qui pourraient être modifiées sur la base d’un consensus. La transgression morale, en revanche, est jugée comme non contingente et grave, le domaine moral correspondant à des normes obligatoires, qui ne sauraient être modifiées. RE LATIV IS ME , UN IV E RS A L I SM E E T R É A L I SM E E N M O R A L E phénomènes moraux sont déterminés par des facteurs se retrouvant au sein de l’espèce humaine, et donc au-delà des systèmes culturels. Certes, la naturalisation de l’éthique fut marquée par de nombreux excès, comme le montre l’exemple de la sociobiologie. Dans la lignée des travaux de Wilson et de l’ouvrage Sociobiology : the New Synthesis (1975), ou du livre au titre évocateur – Le gène égoïste (1976) – de Richard Dawkins, la sociobiologie s’est présentée comme « la science qui étudie systématiquement les bases biologiques de tous les comportements sociaux » (Christen, 1979, p. 9). Ce faisant, la sociobiologie a bien souvent procédé à des rapprochements parfois simplistes, teintés d’anthropomorphisme et accordant sans doute une place démesurée au déterminisme génétique dans l’explication du comportement. Obnubilée par la maximisation du potentiel génétique, elle a le plus souvent échoué à expliquer certains comportements humains qui ne semblent nullement liés aux gènes, comme l’altruisme envers les non-apparentés. Néanmoins, les critiques souvent fondées à l’encontre du courant initial de la sociobiologie ne sauraient faire justice au programme de naturalisation de l’éthique, qui a également produit des résultats dignes d’intérêt. Ainsi, plus récemment, la psychologie évolutionniste a remis au goût du jour les analyses naturalistes en matière de morale. Ces travaux, même s’ils sont sujets à maintes controverses, permettent toutefois d’émettre l’hypothèse selon laquelle il pourrait exister des tendances comportementales présentes à l’échelle interculturelle et trouvant leur origine dans le passé évolutif de l’homo sapiens. Un cas intéressant, à ce titre, pourrait être celui de la réprobation de l’inceste. Les documents anthropologiques et historiques semblent témoigner de l’universalité de ce phénomène : dans l’immense majorité des sociétés, il existe des normes publiques punissant ou réprouvant fortement le comportement incestueux. Et les très rares exceptions à cette règle sont le plus souvent explicables par le contexte socio-historique (comme dans le cas de l’inceste en Égypte ancienne, sans doute institué pour contrer la domination hellénistique). Or, une analyse à la fois anthropologique et naturaliste de l’inceste pourrait permettre de comprendre ce phénomène. On pourrait émettre l’hypothèse, comme le fait le philosophe Richard Joyce dans The Evolution of Morality (2006), selon laquelle la sélection naturelle ne conditionne pas la reconnaissance des parents génétiques, mais permet plutôt le développement d’un mécanisme qui favorise le fait de ne pas s’accoupler avec ceux avec qui nous avons été élevés. Les travaux de l’anthropologue Shepher (1971) dans les kibboutz israéliens montrent ainsi qu’il existe une 83 JÉRÔ M E RAVAT forte tendance, chez les individus, à ne pas s’accoupler avec ceux avec qui ils ont passé les premières années de leur existence (mécanisme du reste fort similaire à celui de l’« empreinte », thématisé par l’éthologue Konrad Lorenz). Dans une perspective similaire, l’influence des facteurs phylogénétiques sur le comportement moral semble également se manifester dans le cadre de ce qu’il est convenu d’appeler, depuis un article de l’entomologiste Hamilton en 1964, la « sélection de parentèle », à savoir la tendance des individus à protéger leurs parents génétiques. Même si l’on ne saurait réduire la totalité des comportements humains à la maximisation du potentiel génétique, il ne faut pas pour autant écarter l’existence d’un tel phénomène. Ainsi, ce que l’on nomme l’« investissement parental », c’est-à-dire la tendance des parents génétiques à aider en priorité leur propre descendance, est attesté par les données anthropologiques. La pratique du népotisme (le fait d’accorder des privilèges aux membres de sa famille) est constatée dans la quasitotalité des cultures. De même, selon les psychologues Daly et Wilson, les homicides perpétrés par les beaux-parents sur leurs beaux-enfants seraient plus fréquents que ceux des parents génétiques envers leurs rejetons (Daly et Wilson, 1988). Enfin, les travaux de Marshall Sahlins (pourtant fervent adversaire de la sociobiologie) indiquent que les cadeaux sans réciprocité sont bien plus nombreux à l’égard des apparentés que des non-apparentés, et ce dans la plupart des cultures. Dans une perspective proche du naturalisme évolutionniste, de nombreux travaux dans le domaine des neurosciences tendent à remettre en cause l’idée selon laquelle le sens moral se construirait uniquement par le biais d’interactions socioculturelles, à l’encontre – une fois de plus – du relativisme moral. Le cerveau humain, en effet, n’est nullement une « table rase », contrairement à ce qu’affirment les tenants de l’empirisme et du behaviorisme, mais il existe bien un certain nombre de structures cérébrales, présentes universellement, qui conditionnent l’émergence et le développement du sens moral. Par exemple, le complexe amygdalien (zone située au niveau du système limbique, partagé par tous les mammifères) joue un rôle fondamental en ce qui concerne les émotions liées à la peur². La stimulation de cette zone cérébrale peut se montrer très efficace au cours du processus de moralisation, puisqu’elle permet d’instaurer un certain nombre de réprobations ayant des répercussions morales. De même, les lobes préfrontaux jouent un rôle essentiel dans le processus de moralisation, puisqu’ils per2 84 C’est ce qu’indiquent notamment les travaux de Ledoux, 2005. RE LATIV IS ME , UN IV E RS A L I SM E E T R É A L I SM E E N M O R A L E mettent au cerveau de gérer des processus directement liés à l’intelligence sociale et à la moralité, comme la planification ou la coopération. Le célèbre cas de Phineas Gage, analysé par Antonio Damasio dans L’erreur de Descartes (1994), illustre d’ailleurs de manière éloquente à quel point les lésions aux lobes préfrontaux peuvent profondément altérer le sens moral. Certes, il n’existe pas de centre cérébral de la moralité, comme le prétendait la phrénologie à une certaine époque, mais il existe bel et bien des mécanismes cérébraux universels sous-tendant l’émergence des phénomènes moraux, de la même manière qu’il pourrait exister des mécanismes universels d’acquisition du langage, enrichis et transformés par les langues particulières. Culture et nature : dissocier relatif et universel Une objection majeure pourrait être ici soulevée par le relativiste moral : si les dispositions morales sont universelles, comment expliquer la diversité des codes moraux au sein des sociétés humaines ? Pourquoi d’autres cultures (qui ne semblent pas toutes s’apparenter aux exemples précédemment mentionnés) nous paraissent-elles s’enraciner dans des principes moraux totalement différents des nôtres ? Il convient ici d’effectuer une distinction cruciale entre dispositions à la moralité et règles morales. Si l’on admet l’hypothèse que les individus possèdent des tendances comportementales universelles ayant des répercussions morales, ces tendances ne s’identifient pas pour autant à des règles : c’est l’acculturation morale, en effet, qui octroie un contenu aux grandes dispositions universellement présentes au sein de notre espèce. L’anthropologue Shweder, connu pour avoir étudié plusieurs sociétés de l’Inde, émet sur ce point une hypothèse digne d’intérêt : il existe selon lui trois grands domaines éthiques innés, et donc communs à toutes les sociétés : l’« éthique de l’autonomie » (droits individuels, règles d’équité), l’« éthique de la communauté » (devoirs envers autrui, respect de l’harmonie sociale) et l’« éthique de la divinité » (respect de l’ordre sacré, évitement de la pollution, pureté morale). Pour Shweder, les différentes cultures auraient tendance à accorder davantage d’importance à un domaine plutôt qu’à un autre. Ainsi, les Indiens seraient davantage sensibles à la question des devoirs et de la pureté morale, tandis que les Occidentaux seraient plutôt sensibles à la question des droits. Il importe ici d’insister sur un point décisif : le fait que les Occidentaux mettent davantage l’accent sur les droits que sur les devoirs ne signifie nullement que l’idée de devoir est absente de la pensée occidentale. Cela signifie simplement qu’elle y est moins présente. 85 JÉRÔ M E RAVAT Ainsi, des dispositions morales peuvent exister implicitement de manière transculturelle sans pour autant donner lieu à des règles universelles. Une telle hypothèse, qui réhabilite le rôle de la culture dans la formation des sujets moraux, est aussi confirmée – ironie du sort ! – par le naturalisme lui-même, comme le montre le concept de « plasticité neuronale » utilisé par les neurosciences. Ainsi que l’explique Jean-Pierre Changeux dans L’homme neuronal, le renforcement des connexions synaptiques s’effectue en grande partie au cours de l’épigenèse et se trouve donc grandement influencée par le contexte environnemental. Autrement dit, nous ne sommes pas génétiquement programmés pour être des êtres moraux particuliers : c’est bien plutôt l’environnement, la culture, qui vont attribuer un contenu aux croyances morales (structurées au niveau cérébral par des réseaux neuronaux) en les faisant correspondre à des objets précis. C’est ainsi qu’en activant le système limbique et les émotions qui s’y rattachent, l’éducation morale est à même de créer un certain nombre d’habitudes liées en particulier au respect des normes. En somme, une analyse naturaliste de la morale, assortie de comparaisons interculturelles, semble remettre en question le relativisme moral. Certes, le cerveau moral n’est pas programmé de manière rigide pour la propagation des gènes (contrairement à ce qu’affirmaient les sociobiologistes), mais il n’est pas non plus le seul résultat de processus sociaux (comme l’affirment les défenseurs d’un empirisme relativiste). Toutefois, il faut impérativement nuancer les implications normatives d’un tel constat : dire qu’il y a un sens moral universel, une sorte de « grammaire morale » inscrite dans le cerveau humain, ce n’est nullement affirmer que cette morale naturelle est bonne ou juste. Autrement dit, il importe de distinguer universalisme moral et réalisme moral. Universalisme moral et réalisme moral Savoir si les individus ont ou non une morale universelle est un problème scientifique et empirique : pour répondre à cette question, il est nécessaire de mobiliser des données anthropologiques, psychologiques ou biologiques qui peuvent apporter des éléments de réponse. Mais toute autre est la question de savoir si une telle morale naturelle serait juste : il s’agit alors d’un problème de philosophie morale qui peut, certes, être éclairé par la science, mais qui ne s’y réduit nullement. Autrement dit, le fait d’endosser l’universalisme moral (l’idée selon laquelle il existe un certain nombre de dis86 RE LATIV IS ME , UN IV E RSA L I SM E , E T R É A L I SM E E N M O R A L E positions, d’intuitions ou de tendances comportementales universelles) ne saurait conduire directement au réalisme moral (la thèse selon laquelle ces tendances sont intrinsèquement bonnes). Il se pourrait qu’il existe bel et bien un sens commun en matière de morale (ce sens commun pouvant subir de profondes variations en fonction des systèmes culturels), mais cela ne signifie pas que les éventuelles croyances exprimées par ce sens moral sont légitimes et susceptibles de valider nos choix normatifs. Il suffit de reprendre deux exemples précédemment évoqués pour se convaincre de ce point. Le fait que les individus prennent davantage soin de leurs proches parents a pu être une chose utile au cours de l’évolution de notre espèce. Mais il semble plus problématique d’affirmer que cette tendance est intrinsèquement bonne : poussé à son extrême, un tel comportement peut aussi entériner diverses formes d’égoïsme, voire de xénophobie. Préférer en toutes circonstances ses proches parents en vertu d’une sorte d’« impératif génétique » n’est pas toujours défendable, loin s’en faut. Il en est de même s’agissant de l’interdiction de l’inceste : s’il semble exister des tendances innées à la réprobation de l’inceste, sont-elles pour autant justes ou bonnes d’un point de vue éthique ? Bien évidemment, dans certaines situations, l’inceste est condamnable (par exemple lorsqu’il est assorti du viol). Pour autant, l’inceste entre deux individus totalement consentants est-il immoral ? Il s’agit après tout d’une situation dans laquelle personne ne souffre et où il est bien délicat de dire qui est « victime ». On pourrait du reste étendre ce raisonnement à d’autres comportements qui semblent universels (quoique de manière polémique), mais dont le caractère moral pose problème : si l’on parvenait à montrer leur enracinement biologique universel, la polygamie, l’agressivité ou la xénophobie seraient-elles pour autant morales ? Loin de pouvoir légitimement s’appuyer sur une hypothétique morale « naturelle », le discours éthique doit au contraire prendre en considération le fait que nous ne vivons plus dans le même environnement que nos lointains ancêtres. En dernier ressort, ce qui caractérise l’homme en tant qu’être moral, ce n’est nullement une essence héritée de son évolution biologique. C’est bien au contraire son aptitude permanente à l’invention normative, aptitude toujours renouvelée à adopter de nouvelles valeurs, à transformer son environnement en fonction de paramètres qu’il n’a de cesse de modifier. Ce qui distingue l’homme des autres espèces animales, en somme, c’est sa capacité à questionner et à reconstruire indéfiniment ce que la nature a fait de lui. C’est du reste ce qu’avait parfaitement perçu Darwin lui-même, affirmant dans une formule éloquente : « Un être moral est un être capable de 87 JÉRÔ M E RAVAT comparer ses actions ou ses motivations passées et futures et de les approuver ou de les désapprouver. Rien ne laisse supposer que les animaux inférieurs possèdent cette faculté » (1871, p. 119-120). Pour autant, notre inventivité normative n’échappe pas au jugement rationnel et ne saurait s’abriter derrière le bouclier du relativisme moral : elle peut être évaluée, critiquée, condamnée, à l’aune des préceptes éthiques que nous endossons, fussent-ils contraires à nos tendances biologiques. C’est ici, sans doute, que s’achève la tâche du scientifique et que commence celle du philosophe. 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