Discours de Mme Anne Heldenbergh, Doyenne de la Faculté Warocqué d’Economie et de Gestion Mesdames et Messieurs en vos titres et qualités, Quel meilleur endroit que l’université pour penser le monde autrement ? Lieu de production et de transmission de la connaissance, l’université a pour devoir, par essence, d’oser penser le monde autrement. Le modèle humboldtien offre à l’université le luxe de pouvoir produire et diffuser du savoir de façon pure et désintéressée. Ne soyons pas naïfs, les réalités de terrain perturbent quelque peu cet idéal mais néanmoins, la sacro-sainte liberté académique permet toutes les audaces. Oserais-je dire que l’homo academicus est un prophète (égaré) des temps nouveaux ? Il l’est sans doute puisqu’il n’est pas contraint de suivre sans réserve les lois de la rationalité purement économique de son frère, l’homo economicus. Le monde universitaire doit profiter de ce luxe de liberté pour penser différemment, pour faire voler en éclats les fausses certitudes des cadres de pensée qui vivent par habitude. Vous me permettrez un petit exemple tout simple lié à mon domaine de recherche mais je commencerai par un bref aparté. Monsieur le Recteur, vous souvenez-vous d’une récente conférence donnée à Warocqué il y a quelques mois par l’économiste en chef d’une grande banque invité par le forum financier ? Il fut question ce soir-là de marchés qui réagissent, de marchés qui sanctionnent, de marchés qui récompensent… A l’issue de la conférence, vous m’avez demandé : « Mais, au fond, qui sont ces marchés responsables de tout ? ». C’est une très bonne question. Les économistes ne peuvent pas se satisfaire d’explications présentant les marchés financiers comme un Dieu omniscient. Des économistes libéraux comme Hayek ou Friedman ont longtemps occupé le terrain en indiquant que ces fameux marchés financiers synthétisent toute l’information pour produire un prix qui se transforme en vérité. Selon eux, les marchés seraient comme de super-ordinateurs capables de produire la vérité. Quelle présomption, quelle prétention ! Ce serait peut-être vrai si les hypothèses posées pour développer ce genre de modèles étaient vérifiées. Les hypothèses sont celles des marchés parfaits, encore eux. Pour être parfaits, les marchés doivent évoluer dans un monde de concurrence parfaite. Cela implique grosso modo le respect de cinq conditions. Tout d’abord, le nombre d’acheteurs et de vendeurs doit être très élevé pour garantir que les volumes d’échange individuels de chaque vendeur et de chaque acheteur soient négligeables dans le total échangé. De la sorte, aucun acteur ne peut influencer à lui seul les prix par ses seules décisions d’achat ou de vente. C’est ce qu’on appelle l’atomicité. Première condition utopique. Dans l’économie numérique, nombreux sont les exemples où des géants ont complètement atomisé – précisément - leurs concurrents. Des sociétés comme Google, Amazon, Microsoft ou Facebook… évoluent dans un quasi-monopole qu’ils sont parvenus à construire, éliminant par là même la concurrence parfaite. La deuxième condition à respecter pour évoluer dans un cadre de concurrence parfaite : les barrières à l’entrée ne doivent pas exister. C’est ce qu’on appelle la fluidité. N’importe qui peut entrer ou sortir d’un marché à tout instant. Les nouveaux entrants n’ont aucun désavantage par rapport aux acteurs en place. Deuxième condition tout aussi utopique. Pourrais-je abandonner demain ma charge de prof et me mettre à produire et à vendre des smartphones ou du pétrole ? Je pense que ce n’est pas une bonne idée pour moi de me lancer là-dedans. La troisième condition des marchés parfaits impose que les biens et services échangés soient parfaitement homogènes et donc substituables. Tous les vendeurs fournissent des biens et services jugés équivalents par tous les acheteurs. Pensez-vous vraiment qu’une belle Mercédès vaille ma 2 CV ? Moi pas, je garde ma 2 CV. Le raisonnement est le même entre des titres de la dette grecque et de la dette allemande ou entre une action Colruyt et une action Mithra. Cette condition implique en fait qu’il y ait autant de marchés différents que de produits considérés comme différents. Que le marché de la Mercédès soit différent du marché de la 2 CV, on peut le concevoir. Mais faut-il distinguer le marché de la Mercédès du marché de l’Audi ? Oui peut-être si la Mercédès ne triche pas au test de pollution… Mais jusqu’où faut-il fractionner les marchés ? La quatrième condition pour que les marchés soient considérés comme parfaits suppose que les facteurs de production (le travail et le capital) circulent librement. Pour le facteur travail par exemple, la main-d’œuvre doit pouvoir se déplacer instantanément et sans coût de reconversion du secteur en surplus de production vers le marché où la demande excède l’offre. Je devrais à tout instant pouvoir quitter mon poste pour devenir Walter le libraire ou plombier polonais. Libraire, pourquoi pas, Walter, j’en doute et plombière, je ne me risquerais pas à faire appel à mes services ! Enfin pour être parfaits, les marchés doivent disposer d’une information transparente, c’est-à-dire exacte, gratuite et accessible instantanément à tous. Ici encore, quelle utopie. Puis-je boursicoter et réaliser les mêmes gains qu’Albert Frère ? J’ai beau enseigner la finance, je pense qu’Albert Frère aidé de son armada d’analystes financiers spécialistes de l’information aura toujours une belle longueur d’avance sur moi. Ces cinq conditions sont donc très rarement vérifiées. Pourtant elles sont le fondement de modèles économiques déployés par les économistes néo-classiques. Puisque les hypothèses ne sont pas rencontrées, les croyances de l’école néo-classique sont transformées en postulats. Penser le monde autrement, c’est oser remettre en cause ces postulats. Même s’ils ne sont pas majoritaires, nombreux sont les économistes qui adaptent les modèles compte tenu du non-respect des hypothèses. Penser le monde autrement, c’est oser changer de paradigme. Les modèles passés sont inutilisables, changeons-les, adoptons un autre point de vue, une autre posture, modifions notre logiciel de pensée. Les académiques ont le devoir de contribuer à ces changements. Aujourd’hui, je voudrais vous présenter un enseignant-chercheur qui n’hésite pas à penser le monde autrement, un économiste pragmatique, comme il se définit lui-même, qui ne craint pas de remettre en cause les schémas de pensée « mainstream ». Cet économiste, c’est le Professeur Daniel Cohen. Il enseigne l’économie à l’école normale supérieure de la rue d’Ulm à Paris, section mathématiques. Il exerce aussi une activité d’enseignement à l’université de Paris I - Panthéon Sorbonne. Il est l’actuel vice-président de l’école d’économie de Paris dont il est l’un des co-fondateurs. Il est aussi le directeur du CEPREMAP, centre spécialisé dans l’interface entre la recherche économique et les administrations publiques. Daniel COHEN a obtenu son premier diplôme en économie à Normale Sup en 1976 en même temps qu’une agrégation en mathématiques. Il obtient son titre de docteur en sciences économiques en 1979 à Paris-X. Il a toujours travaillé sur les questions d’inégalités et sur la dette souveraine. Son CV inclut de nombreuses publications scientifiques de très haut niveau mais aussi plusieurs ouvrages de vulgarisation dont deux ont obtenu le prix du livre d’économie : « Nos temps modernes » (2000 chez Flammarion) et « Homo economicus, prophète (égaré) des temps modernes » (2012 chez Albin Michel). Il y a quelques jours, est paru son dernier ouvrage « Le monde est clos et le désir infini » chez le même éditeur. Ses ouvrages grand public sont traduits en plusieurs langues. Son pragmatisme se révèle notamment lorsque Daniel COHEN conseille le Premier Ministre grec, Geórgios Papandréou ou le Président équatorien, Rafael Correa dans les opérations de renégociation des dettes des Etats. Parmi ses autres activités hors monde académique, Daniel Cohen a participé à l’initiative de réduction de la dette des pays pauvres très endettés avec la Banque mondiale. Il est aussi éditorialiste au Monde. Il est le Président du conseil scientifique de la Fondation Jean Jaurès. Il a été conseiller scientifique associé au centre de développement de l’OCDE. Daniel COHEN est aussi conseiller à la Banque Lazard. C’est grâce à cette activité auprès du banquier qu’il intervient dans les conseils aux Etats endettés : ces missions de conseil lui permettent d’acquérir une expérience de terrain extrêmement précieuse pour compléter ses recherches académiques qui ont toujours tourné autour des dettes souveraines. Daniel COHEN a été sacré économiste de l’année 1997 par le Nouvel Economiste. Il a reçu la Légion d’honneur en 2001 et le prix Léon Faucher de l’Académie des Sciences Morales et Politiques en 2000. Pour toutes ces raisons et parce que c’est un homme qui n’hésite pas à penser le monde autrement, je vous demande, Monsieur le Recteur, de bien vouloir remettre les insignes de docteur honoris causa de l’UMONS à Daniel Cohen.