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sur Le concept
du visage du fiLs de dieu
En 2008 au Festival d’Avignon où il était artiste asso-
cié, Romeo Castellucci présentait une extraordinaire
trilogie adaptée de La Divine Comédie. En 2011, Sur
le Concept du visage de Dieu, premier volet d’un dip-
tyque consacré au visage complété par Le Voile noir
du Pasteur, transforme la scène de théâtre en lieu
d’interrogation essentielle de notre humanité, grâce
à une performance quasiment non narrative (courte)
où le spectateur est fortement et fondamentalement
sollicité, bousculé et renvoyé à soi, au flux de ses
Romeo Castellucci ne disserte pas sur l’amour : il nous
questionne au plus profond de nous-mêmes.
© Klaus Lefebvre
pensées profondes, à sa propre vision du monde et
de l’homme. Rares sont les spectacles où la part sub-
jective et personnelle du spectateur intervient autant
dans la perception de l’œuvre, et à ce titre déjà la
pièce est évidemment à saluer. Aucune gesticulation
ici, mais des tableaux et des personnages puissam-
ment évocateurs, des gestes qui pèsent leur poids et
comptent vraiment. En fond de scène, un immense
portrait de Jésus par le peintre de la Renaissance
Antonello da Messina (1430-1479), visage du tableau
Salvator Mundi. Le Christ regarde droit dans les yeux
les spectateurs, les incluant par ce regard au cœur
de ce qui est en train de se passer. Sur le plateau, les
éléments réalistes d’un intérieur en partie médicalisé,
où vivent un fils et son vieux père. Le fils doit par-
tir travailler, mais il s’attarde pour nettoyer son père
incontinent, qui gémit devant sa déchéance. L’épi-
sode se répète, le père se vide, encore et encore. Le
fils n’en peut plus. On avoue attendre que le metteur
en scène “décolle” de cette scène difficile, longue et
crue, ancrée dans la vraie vie, qui éprouve certains
spectateurs au point de les faire fuir illico.
Le point de rupture arrive, le fils s’approche du
tableau, comme quémandant du secours… La scène
suivante montre des enfants qui lancent des grenades
(des jouets) contre le portrait. Cette scène est extrê-
mement forte. La violence du geste n’est-elle pas un
écho bouleversant à l’appel du fils, implorant le doux
visage ? C’est une prière comme un cri de révolte,
qui nous saisit et fait à cet instant du théâtre un lieu
de questionnement métaphysique et métaphorique
de notre humanité. Bien au-delà de la tradition et
des références catholiques que porte ce portrait du
Christ, ce cri muet des enfants et cette attaque en
règle contre le visage disent à la fois le désir d’espérer,
la tristesse de la solitude, la rage de l’impuissance
de l’homme face à son destin… C’est paradoxale-
ment une image très guerrière qui dit ce désir (on ne
peut s’empêcher en cet instant de songer à tous les
morts exécutés au nom même du doux Jésus, même
si ce n’est pas le sujet) et cet appel déchirant ton-
nant comme l’impossibilité d’une société fondée sur
l’amour rappelle la scène initiale, une scène d’amour
et de compassion sans restriction, sans condition,
où un fils et son père demeurent à tout jamais liés
et dévoués malgré la colère qui parfois surgit. Pour
finir le portrait du Christ se macule, se voile, s’abîme,
miroir noir terrible : c’est une absence présente (ou
une présence absente) interrogatrice. « Je veux ren-
contrer Jésus dans sa longue absence » dit Romeo
Castellucci. Il nous a en tout cas rencontrés, nous
spectateurs, et c’est bien l’expression de son talent,
de sa liberté et de la nôtre qui se joue dans cette
rencontre hors du commun. A vous de faire cette ren-
contre, qui sera peut-être bien différente !
Agnès Santi
Sul Concetto di Volto nel Figlio di Dio, de
Romeo Castellucci, du 20 au 30 octobre à 20h30,
dimanche à 15h, relâche le lundi, au Théâtre
de la Ville, 75004 Paris. Tél. 01 42 74 22 77.
Du 2 au 6 novembre les 2, 3 et 4 novembre à 21h,
le 5 à 17h et 21h, le 6 novembre à 15h et 19h,
au 104, 75019 Paris. Tél. 01 53 35 50 00.
Spectacle vu au Festival d’Avignon 2011. Durée : 1h.
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J’aurais vouLu
être égyptien
Adaptation du prophétique roman Chicago de
l’égyptien, aujourd’hui mondialement connu, Alaa
El Aswany, cette pièce tragique, et pourtant comi-
que, relève la question du politique en dépassant le
circonstanciel. L’ouvrage publié en langue française
en 2002 est annonciateur de la récente révolution
cairote. La tenue en germe des événements de
l’emblématique place Tahrir se décèle antérieure-
ment dans l’œuvre de ce grand nom de la littérature
égyptienne regardé, au titre de son art à intriquer
d’histologie de la faculté de l’Illinois, revendique
ses idéaux révolutionnaires. Figure de la corrup-
tion, gros ventre en avant et chapelet à la main,
se présente l’hypocrite Danana. L’agent de la
Sécurité de l’Etat, espion vicelard dont toute la
veulerie éclate dans le traitement sinistre qu’il
réserve à sa femme, la belle Maroua, est dépêché
au sein de l’Université par l’omnipotent Safouet
Chaker, incarnation de l’arbitraire du régime et
tortionnaire impénitent. A lui seul, le bon docteur
© Pascal Victor
la petite et la grande histoire, comme affilié à son
aîné, Naguib Mahfouz. La toute première nouvelle
d’Aswany, publiée après bien des péripéties dues
à sa nature critique virulente, sous le titre non
dépourvu de cette ironie mordante affectionnée par
l’auteur, J’aurais voulu être égyptien, témoigne déjà
de cette prescience politique et historique intuitives
propre à tout grand romancier. En choisissant de
reprendre ce titre pour cette adaptation scénique
du roman Chicago, Jean-Louis Martinelli trouve son
fil rouge, déroulant, avec une intelligente humilité,
celui de l’auteur exprimé en ces termes mêmes :
« L’élément politique n’est pas le plus important.
C’est la question humaine qui compte ». La pri-
mauté donnée à l’humain, à cet endroit où le singu-
lier rencontre l’universel, ouvre le champ dramatur-
gique comme il a libéré l’espace romanesque.
Dans le foisonnement polyphonique de cette petite
Egypte en exil à Chicago décrite par Aswany,
Jean-Louis Martinelli resserre l’intrigue autour de
neuf protagonistes clés. A la croisée de tous les
chemins de ces existences malmenées se tient
l’idéaliste Nagui. L’étudiant poète mis au ban de
l’Université du Caire pour des motifs politiques,
boursier fraîchement admis dans le département
Saleh, anti-héros magnifique, rend manifeste toute
la détresse d’un peuple condamné à regarder sa
propre lâcheté quand il s’agit seulement de sau-
ver sa peau dans une société où le lien néces-
saire entre intérêt général et intérêt particulier est
quotidiennement saccagé. Touchante, Chris, sa
femme, son épousée de circonstances, celles de
l’exil, vit le drame d’aimer sans espoir de retour.
Adorable, pleine de vie, Wendy, l’amoureuse de
Nagui d’origine juive, sera broyée par d’affreux
soupçons tragiquement induits par ce méchant et
terrifiant contexte politique. Aidés par la limpidité
de la scénographie de Gilles Taschet, impliqués
avec un fervent naturel, les comédiens servent la
dynamique de l’enjeu : montrer l’inévitable délite-
ment des êtres et des destins pris dans les filets
d’une société délétère. Ils s’appliquent sans faillir
et, dans le cas d’Eric Caruso dans la peau de
Danana, non sans un certain génie.
Marie-Emmanuelle Galfré
J’aurais voulu être égyptien, d’après le roman
Chicago d’Alaa El Aswany ; mise en scène de
Jean-Louis Martinelli. Du 16 septembre au 21 octobre
2011. Du mardi au samedi à 20h30 ; le dimanche à
15h30. Théâtre Nanterre-Amandiers, 7 avenue Pablo
Picasso, 92022 Nanterre. Tél. 01 46 14 70 00.
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dorian gray
Thomas Le Douarec a choisi d’adapter à la scène
la version non censurée du célèbre roman d’Oscar
Wilde. Le sulfureux dandy, adepte d’une forme
supérieure d’existence débarrassée des oripeaux
vertueux que revêt l’impuissance, y décrit les aven-
tures de Dorian Gray qui, par la magie d’un vœu,
conserve la grâce et la beauté de sa jeunesse,
pendant que son portrait vieillit. Le héros, prison-
nier de l’âge où tout est possible, s’adonne aux
plaisirs, dans une quête effrénée de la jouissance
quelles qu’en soient les formes, même les plus
inavouables et jusqu’aux plus viles. Mais, pen-
dant que le corps exulte, l’âme se corrompt ; et le
portrait abject renvoie à son insolente et éternelle
jeunesse le reflet de son infamie.
L’adaptation scénique que signe Thomas Le Doua-
rec est habile. La succession des scènes, rythmée
par des noirs permettant de rapides changements
du décor, est dynamique, et offre un aspect enlevé
au spectacle. Le jeu des comédiens, de bonne
tenue, confère à chaque personnage une couleur
psychologique singulière qui permet de saisir les
contrastes entre la figure de l’artiste idéaliste, celle
du dandy pervers et celle du manipulateur cyni-
que. L’interprétation vocale, en revanche, laisse
cruellement à désirer. La musique de Stefan Cor-
bin, jouée en direct au piano, ne dépasse pas le
niveau du soutien mélodique, et les morceaux
chantés alourdissent un spectacle qui aurait gagné
en qualité sans eux. Si l’espace de jeu, que dessi-
nent habilement les lumières stylisées, est adroite-
ment suggestif, les costumes, entre catalogue de
l’écossais et cuir et guêpière à l’érotisme frelaté,
sont un peu trop démodés pour vêtir de manière
crédible ces arbitres de l’élégance londonienne
que dépeint Wilde. La comédie musicale est un
genre qui suppose l’équilibre et la coordination
de ses effets : ce spectacle n’en réussit vraiment
que l’aspect théâtral.
Catherine Robert
Dorian Gray, d’après Le Portrait de Dorian Gray,
d’Oscar Wilde ; livret et mise en scène de Thomas
Le Douarec ; musique et direction musicale de Stefan
Corbin. Du 24 août au 30 octobre 2011. Du mer-
credi au samedi à 21h30 et le dimanche à 17h30.
Vingtième Théâtre, 7 rue des Plâtrières, 75020 Paris.
Tél. 01 43 66 01 13.
© D. R.
Gregory Benchenafi en Dorian Gray pour Thomas Le
Douarec.
Tragique et comique, la pièce intrique la petite et la grande Histoire.