Lire saint Thomas d`Aquin - Grand portail Saint Thomas d`Aquin

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« Lire saint Thomas d’Aquin » (Thierry-Dominique
Humbrecht – Ellipses 2009. 143 pp.)
Commençons par notre conclusion, pour dire tout le bien
que nous pensons de ce petit livre : c’est l’exact antidote
de l’ouvrage précédent. On en vient à s’étonner qu’un tel
précis n’ait pas vu le jour plus tôt, tant il sait être utile à qui
veut découvrir le Docteur angélique par la méditation et
non par l’encyclopédisme. Notons tout de même qu’il
s’agit d’une deuxième édition, signe de succès.
Donnons aussi son principal défaut : il faudrait ajouter un
zéro au nombre de pages pour tenter d’atteindre l’objectif
(que l’esprit chagrin se rassure, cependant, nous
rajouterons bien une ou deux autres critiques vers la fin).
L’ascèse que demande cette sorte de bonzaï thomiste, est
aussi une privation permanente (d’abord pour l’auteur,
nous l’imaginons volontiers). Cruauté de devoir éliminer
pour choisir et conserver la taille imposée.
Précisons enfin le plan de l’ouvrage en 9 chapitres et une
bibliographie commentée :
1. Oser lire
2. Les méthodes et la nature
3. La connaissance et la vérité
4. L’éthique
5. La métaphysique
6. L’être et Dieu
7. D’une théologie à l’autre
8. Portrait en majesté
9. Conclusion
Oser lire
Premier conseil – courageux de la part de l’animateur
de la réédition des œuvres de Gilson – pour apprendre
à lire Thomas d’Aquin, il faut aller lire Thomas d’Aquin
lui-même. Cette possibilité grandit avec le
développement des traductions françaises, dont la
lecture fait découvrir un Thomas beaucoup plus
accessible que la statue de Commandeur, que certains
spécialistes ont dressée sur l’ignorance généralisée
tant de la théologie que du latin. Nous reparlerons
malgré tout, de certains manques du livre sur ce point.
L’auteur ne mésestime cependant pas la nécessité d’une
familiarisation progressive avec Thomas d’Aquin pour
entrer dans son esprit qui ne se livre pas si aisément. La
distance de civilisation et de préoccupations est profonde
entre son époque et la nôtre. Mais il note assez finement
qu’à quiconque aura fait cet effort, beaucoup d’autres
philosophes, même actuels, paraîtront bien diserts et
ambigus. [Profitons de l’occasion offerte pour prescrire
une posologie de transfusion : un article de la Somme,
chaque soir, à lire, méditer et mémoriser en guise de
prière. Pas plus !, mais pas moins. La pensée du
théologien pénétrera la vôtre, pour la modeler goutte à
goutte. Sans même en avoir pleinement conscience, vous
deviendrez assez vite "ad mentem Thomæ "].
Humbrecht rappelle opportunément l’apport de
l’histoire des idées pour mieux comprendre les
positions de Thomas d’Aquin. Très souvent, en effet,
celui-ci rédige en pensant à telle objection, telle
hérésie, telle opinion philosophique, tel combat
doctrinal (tranché parfois à l’épée). Ses conclusions
sont très rarement impersonnelles, quoique le plus
souvent d’humeur égale. Comme le constate l’auteur,
elles apportent presque à chaque fois une synthèse
inédite, des arguments nouveaux, une vision
régénérée, qui sont les marques de son génie.
Les méthodes et la nature
La première tâche consiste à distinguer l’ordre de la
théologie de celui de la philosophie. Saint Thomas est avant
tout un fidèle, un religieux et un saint. Toute son œuvre tend
vers Dieu parce que le moindre souffle de sa vie tend vers
Lui. Mais cela ne l’empêche pas d’y tendre dans le respect
des exigences de chacune de ses facultés naturelles ou
surnaturelles. Le chemin de la raison n’est pas celui de la
foi, sinon, l’un des deux serait redondant. Si, chez Thomas
d’Aquin, la philosophie est clairement orientée au service de
la théologie, il n’empêche que chacune des disciplines doit
suivre sa méthodologie propre pour être féconde. C’est ce
que rappelle opportunément l’auteur, en s’attardant
notamment sur le "cas" Gilson.
Humbrecht fait, lui aussi, appel au quadruple ordre de
division de la philosophie, formulé dans le Commentaire
de l’Ethique et que nous avons déjà rencontré dans
l’ouvrage précédent. Nous sommes donc bien devant un
standard fondamental, un principe, hors duquel l’esprit
s’enlise, mais qui, au contraire, le structure déterminément,
en excluant tous les autres possibles. Une sorte de
fécondation irréversible. De cet ordre découle la nécessité
de commencer la philosophie avec la Physique (au sens
d’Aristote), et là encore, l’auteur signale avec raison
combien saint Thomas était attentif au moindre des traités
naturels d’Aristote, y compris parmi ceux qu’il n’a pas
commentés. Une réflexion physique, biologique et même
presque matérialiste, fait partie intrinsèque et nécessaire
de la philosophie. C’est d’ailleurs un excellent vaccin
contre toute envolée idéalo-humaniste éthérée.
Se pencher sur la nature, c’est découvrir au sommet, la vie
et l’âme. L’auteur précise que Thomas d’Aquin assume
totalement la doctrine aristotélicienne mais l’enrichit des
données de la foi, là où elle était hésitante ou ignorante, à
savoir sur la destinée de l’âme humaine et sa relation à un
Dieu personnel. Nous sommes devant un point de jonction
entre raison et foi. Aristote était persuadé de la spiritualité et
de l’incorruptibilité de l’âme humaine, mais ignorait tout de
son devenir post-mortem. Thomas voulut donc rejoindre,
dans la mesure du possible, les conclusions de la théologie
révélée par les chemins de la raison naturelle. Nous avons
vu, à propos du précédent livre, que ce fut l’occasion d’un
quadruple travail sur l’âme, absolument passionnant.
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La connaissance et la vérité
L’auteur commente implicitement les premières pages de
la Métaphysique d’Aristote pour montrer que la
connaissance commence nécessairement avec la
perception sensible externe, remonte pour une synthèse
dans l’imagination et donne enfin lieu à l’abstraction
intellectuelle. Il insiste à propos sur les sources de
certitude, tant sensibles – les sens ne nous trompent pas
sur leur données propres – que spirituelles, qui permettent
une science authentique.
Car Humbrecht sait que l’intelligence est faite pour la
vérité, et pas n’importe laquelle, mais une vérité certaine,
dans un jugement intellectuel étayé. Pour parvenir à cet
arbitrage, l’esprit doit procéder rationnellement, c'est-à-dire
logiquement et scientifiquement, dans le respect des
méthodes appropriées à chaque domaine d’investigation.
L’éthique
L’éthique de Thomas d’Aquin est d’entrée de jeu placée
sous l’autorité d’Aristote. Elle est une quête du bonheur
malgré certaines limites que la Révélation fait éclater ; la
vision antique demeure en effet d’un élitisme très
égocentré. Tout repose sur la pratique des quatre vertus
cardinales que sont la force, la tempérance, la justice et la
prudence. La félicité humaine culmine cependant dans la
contemplation de la vérité métaphysique. Mais « le salut
n’enlève rien à la vertu », précise l’auteur, « même si la
vertu trouve un nouveau statut à dépendre de lui ». Thomas
intègre en effet, le bonheur d’Aristote dans la béatitude
chrétienne en lui ajoutant l’ordre des vertus théologales
infuses par grâce : la foi, l’espérance et la charité.
La politique, quant à elle, est l’art de « faire converger le
caractère vertueux des comportements personnels ». Elle
s’appuie sur l’éthique et ne se sépare pas d’elle. La Cité
surpasse la somme de ses membres, en construisant
l’unité par la loi qui est la règle commune. Saint Thomas fut
certainement le premier à clairement distinguer le pouvoir
temporel du pouvoir spirituel. Il est aussi beaucoup plus
prolixe qu’Aristote sur le jeu des sentiments dans l’agir
moral. Son traité organique des passions humaines, dans la
Somme, demeure, aujourd’hui encore, d’une totale
actualité. Mais, conclut Humbrecht, « ce n’est pas un
docteur chrétien, mais le païen Aristote qui fait culminer son
éthique par la contemplation ».
La métaphysique
À l’orée de ce chapitre, nous sommes avertis : le
commentaire de Thomas d’Aquin sur la métaphysique
d’Aristote est une de ses œuvres de maturité les plus
achevées du saint docteur. En regard, « il n’est pas
interdit de penser que le De Ente … est un rien
surestimé aujourd’hui », de même que le traité des
transcendantaux dans la Question disputée sur la
Vérité. Ces mises au point sont vraiment bienvenues
dans le microcosme thomiste contemporain, où l’on
aurait tendance à penser le contraire, comme nous
l’avons vu dans le précédent ouvrage.
L’être est l’objet de la métaphysique. Cette unité de point
de vue, formulée selon la célèbre sentence : « l’être en
tant qu’être » est le pivot de l’unité de toute la discipline.
Unité cependant d’analogie, et non absolument stricte, en
raison des différents degrés d’êtres observables dans
l’univers. Au terme de sa métaphysique, Aristote parvient à
Dieu, conçu comme "acte pur" et souverain bien, sans
aucun manque. « Ce Dieu se connaît dans un acte unique
de connaissance, étant soi-même l’intellect, la réalité
connue et l’acte de connaître ».
Humbrecht veut cependant voir dans le commentaire du
Liber des Causis un dépassement thomasien de la
métaphysique aristotélicienne. Et ce en raison de deux
principes : « la cause première exerce sur l’effet un influx
et une puissance plus grands que la cause seconde », et
« la première des choses créées est l’être (esse) ».
Ceci pose deux difficultés. Le second principe pourrait tout
aussi bien se traduire « la première des choses créées est
d’être », car il ne faudrait surtout pas conclure que Dieu a
d’abord créé quelque chose qui serait « l’être », puis
ensuite d’autres choses. En changeant, de façon
parfaitement légitime à l’égard du latin, un simple article,
c’est tout le sens qui s’en trouve modifié. Toute l’emphase
sur l’ "Être" auquel beaucoup ajoutent une majuscule,
retombe comme un soufflet refroidi. Nous reviendrons sur
les spéculations modernes essence / existence, réattisées
par Gilson face à l’existentialisme, lors de la prochaine
recension sur Au service de la sagesse, le précieux
volume que Michel Nodé-Langlois vient de publier aux
éditions Tempora.
On veut absolument que le premier principe soit "néo-
platonicien". C’est oublier que la causalité universelle est
l’épine dorsale du traité de la Physique d’Aristote, clairement
formulée dès le deuxième livre. Sans elle, point de
conclusion au moteur premier. C’est oublier encore que ce
livre De Causis était si aristotélicien de ton qu’il fut jusqu’à
Thomas, attribué au stagirite. C’est oublier enfin que si les
"néo-platoniciens" ont droit au préfixe "néo-", c’est qu’ils
avaient la lourde tâche d’assumer tout le patrimoine
d’Aristote, devenu désormais incontournable, comme le fit
remarquer Porphyre de son maître Plotin. Sans quoi, ils ne
seraient que de banals et simples "platoniciens". Redisons-
le, en philosophie, Thomas d’Aquin est aristotélicien, même
au travers de Proclus, Boèce ou Augustin, qui, tous, furent
influencés par Aristote. L’auteur le plus éloigné du
philosophe grec, hormis les rédacteurs de l’Ecriture Sainte
évidemment, fut très certainement Denys. Thomas ne
l’ouvre, cependant, qu’en théologie.
Mais l’importance quantitative de notre remarque en
comparaison de notre recension ne doit pas fausser la
perspective. Il ne s’agit là que de questions subsidiaires,
pourrait-on dire, au regard du poids massif du
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Commentaire des Métaphysiques d’Aristote. Et l’auteur
nous en montre suffisamment l’importance décisive.
L’être et Dieu
Humbrecht prolonge sa méditation le long de la frontière
commune entre philosophie et théologie. Comment la
raison naturelle peut-elle dire Dieu ? Il revisite la thèse
gilsonienne de la "métaphysique de l’Exode", fondée sur la
parole de Yahvé à Moïse « Je suis celui qui suis », et
poursuit sur la voie obligée de la théologie de la voie
négative comme discours le plus élevé sur Dieu. « L’être, tel
qu’il est commun à tous les êtres, cet être là est l’objet de la
métaphysique, il est connaissable et dicible ; mais Dieu ne
fait pas partie de l’étant commun. L’être de Dieu est au-delà
de ce que l’on entend habituellement du monde de l’être ».
Thomas affirme qu’au terme de notre connaissance, Dieu
nous demeure complètement inconnu, et que nous lui
sommes unis comme à un inconnu.
D’une théologie à l’autre
« Effort de l’intelligence de la foi et dans la foi, la théologie
chrétienne inverse l’ordre des raisons. La théologie
révélée part de Dieu pour comprendre sa création et son
message ». On ne peut exprimer plus clairement
l’opposition méthodologique diamétrale entre philosophie
et théologie ; remercions-en le signataire de ces lignes.
À la charnière des deux disciplines se pose la question
des preuves de l’existence de Dieu. Dans la Somme, il
s’agit d’un exposé de philosophie placé en tête d’un
ouvrage de théologie. L’inclusion de cette question est
donc le regard rétrospectif que le théologien commençant
porte sur le philosophe finissant. Ces preuves sont la
récapitulation de ce que les philosophes ont dit de
l’existence de Dieu.
Regrettons qu’ensuite, l’auteur digresse sur la question du
plan de la Somme de théologie, et reprenne la vieille lune
du schéma "exitus / reditus" de Chenu, même modifié
façon Torell, et de nouveau qualifié d’inspiration
néoplatonicienne. Le mouvement de sortie et de retour de
la créature vers son Créateur articulerait, selon eux,
l’organisation de l’ouvrage. Mais tout d’abord, un tel cercle
n’a rien de néoplatonicien. C’est un axiome d’importance
majeure chez Aristote, pour qui la perfection de tout être
consiste dans le retour final à son principe originaire, car
c’est ainsi, dit-il, qu’il imite Dieu. En outre, ce cycle est
notoirement insuffisant pour expliquer le plan véritable de
la Somme, car il ne dit rien des mystères d’Incarnation ni
de Rédemption (toute la troisième partie !).
Enfin, l’auteur aborde la délicate question des rapports
entre liberté et prédestination, ainsi que d’autres
considérations d’ordre essentiellement théologique, qui
débordent un peu du cadre d’origine de l’ouvrage.
Portrait en majesté
Humbrecht conclut son initiation à saint Thomas d’Aquin par
un portrait du personnage, qui, pour classique qu’il soit, ne
manque pas de pertinence. Il évoque ses qualités
d’écrivain, de philosophe, de théologien et de mystique.
Mais aussi son manque grâce littéraire, qui le rend quelque
peu "effrayant" aux yeux du lecteur commun, avant que
celui-ci ne devienne familier et savoure « cette poésie que
Claudel savait voir dans la Somme de théologie ».
Au total
Au total, un petit livre dont on ne regrettera pas l’acquisition.
Il recentre en quelques paragraphes l’essentiel des grands
thèmes philosophiques, et redresse nombre de
perspectives que des automatismes irréfléchis finissaient
par tordre dangereusement. Humbrecht sait aussi donner le
goût des études philosophiques et l’amour du personnage
Thomas d’Aquin. Il conclut sur l’urgence de redécouvrir une
telle pensée, dans notre monde marqué par le grégarisme
d’une « sociologie journalistique » en guise d’intelligence.
C’est pourquoi nous regrettons d’autant plus ce que nous
qualifierons d’ « ignoratio interetis » ! c'est-à-dire de mépris
d’Internet. Serait-ce un travers universitaire bien français,
qui pourrait fort ressembler à la résistance désespérée des
canuts contre le métier Jacquard ?
Au terme de notre lecture, en effet, nous ignorons encore
que les œuvres complètes de Thomas d’Aquin sont
consultables gratuitement sur le web, avec un index de
recherche très performant et une bibliographie plus que
complète. Nous ignorons que de nombreux sites internet
dans le monde entier et dans toutes les langues, se
consacrent entièrement à la diffusion de la pensée du
docteur. Nous ignorons qu’internet fut dès 2000, le premier
support d’édition de la traduction française des si
précieuses introductions philosophiques de Thomas
d’Aquin, qu’on nomme "Prohèmes", bien avant leur
disponibilité en librairie. Nous ignorons qu’un site belge
soutient un effort considérable de traduction française des
œuvres de Thomas d’Aquin pour les mettre également à
la disposition de tous. Nous ignorons que la traduction du
Commentaire des Physiques de Thomas d’Aquin est
disponible en librairie depuis deux ans (sa sortie fut
annoncée surtout sur la toile).
Internet tient encore, il est vrai, du far-west de la publication ;
il bouscule beaucoup d’habitudes anciennes du travail
universitaire, et peut légitimement faire parfois peur par son
manque d’apparat critique. Il ne faudrait cependant pas jeter
le bébé avec l’eau du bain et se priver définitivement du
meilleur, sous prétexte d’y avoir une fois rencontré le pire.
La vitesse et la puissance de développement de cette
technologie sont telles qu’elle balayera rapidement les
résistances archaïques, et les anciennes pratiques
paraîtront bien fades en regard.
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