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la Fédération, le remplacement du régime des décrets par la mise en place d'une assemblée législative
élue et délibérative, enfin la définition d'une citoyenneté indochinoise assortie des libertés
fondamentales. Restructuration politique qui est indissociable de l'autonomie économique et de
l'industrialisation : "L’Indochine, commentent les services du ministère, a beaucoup souffert,
beaucoup protesté contre l'assimilation douanière et contre la politique à courte vue imposée par
certains industriels métropolitains. Elle pourra désormais transformer sur place ses matières
premières et créer des ressources à la population surabondante du delta. Elle veut des hauts fourneaux
et le mot d'industrie lourde possède une valeur quasi-magique..."
.
Il s'agit donc de passer d'une Union indochinoise totalement centralisée et sans légalité politique
développée, à une Union d'États à pouvoir fédéral fortement contrôlé par la métropole mais en partie
soumis sur place à un contrôle parlementaire, en somme de parvenir à un partage inégal mais réel du
pouvoir, ce qui suppose que s'instaure un nouveau pacte social avec les élites indochinoises. Pacte
dont l'importance est cruciale, car la désintégration des élites rurales et urbaines dans le chaos qui a
accompagné la défaite japonaise a fait émerger partout de nouveaux opérateurs politiques et de
nouvelles structures de pouvoir. Mais, tel qu'il existe désormais, le schéma fédéral ignore
délibérément les indépendances proclamées après le 9 mars, le fait national massivement acquis et
affirmé dans les trois pays indochinois, "le but à atteindre dans une telle conception n'étant plus pour
chacun d'eux, je ne sais quelle autonomie, mais l'interdépendance...", comme vient de le proclamer le
ministre des Colonies Giacobbi
. Oblitération qui sera la règle cardinale de l'amiral d'Argenlieu : "Ce
régime, écrit-il en septembre 1945 à propos du projet fédéral, est exactement celui du protectorat,
d'un protectorat authentique. Nous ne pouvons pas davantage parler d'indépendance. Nous n'y
sommes pas autorisés par le gouvernement..."
.
Ainsi défini, le concept de Fédération est donc, à l'heure où l'impérialisme français est à la recherche
d'un nouveau souffle, une remise à jour de la tradition coloniale républicaine, de ce qu'on pourrait
appeler la tradition du "réformisme colonial", auquel il emprunte sa logique du changement. En dépit
des doutes et des interrogations de certains hauts fonctionnaires coloniaux, notamment d'Henri
Laurentie, attentifs à la montée des nationalismes dans l'Empire, il verrouille par avance l'ouverture
d'un dialogue sur l'indépendance. Ho Chi Minh parlera de "traité", Paris et Saigon répondront "statut",
"charte constitutionnelle", il agira en chef de gouvernement, le haut-commissaire ne le considérera
que comme le chef d'un parti nationaliste parmi d'autres : "Le Viet-Minh est un parti, non un
gouvernement", écrit-il en septembre 1945
. Mais à cette date, si le nouveau concept indochinois de
la politique française est en place, reste à construire, en fonction de sa logique, un rapport de forces
global en Indochine, à rediviser le Vietnam, à revenir sur les indépendances. Au Cambodge et au
Laos, l'entreprise ne va pas s'avérer trop ardue, au Vietnam, elle se heurte à une révolution.
La Fédération indochinoise contre les indépendances
Dans la brutale accélération que vient de subir l'histoire indochinoise le 9 mars 1945, un décalage
s'est en effet établi, une course de vitesse à chances inégales s'est ouverte entre la dynamique des
indépendances et la mise en chantier, à Paris et à Saigon à partir d'octobre 1945, des structures
fédérales. Un an plus tard, lorsque sont signés les Accords du 6 mars 1946, celles-ci commencent
pourtant à devenir des réalités : le haut-commissariat a en partie ressaisi l'initiative politique.
C'est qu'à Paris, on a vite pris la mesure du décalage. Les indépendances ont plusieurs mois d'avance :
"La Déclaration. écrit L. Pignon — à l'époque, le véritable cerveau de la politique indochinoise de la
France — en juillet 1945, a perdu beaucoup de sa valeur en raison de la date à laquelle sa publication
Ibidem.
Discours du 30 janvier 1945.
Amiral T. d'Argenlieu, Instruction politique du 8 septembre 1945, Chronique d’Indochine, Paris, 1985.
Ibidem.