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INSTITUT D'HISTOIRE COMPARÉE DES CIVILISATIONS
Université de Provence
INSTITUT D'HISTOIRE DU TEMPS PRÉSENT
Centre National de la Recherche Scientifique
Décolonisations Européennes
Actes du Colloque international "Décolonisations comparées"
1995
Publications de l'Université de Provence
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SOMMAIRE
Préface
Première partie : Décisions et conduites politiques des métropoles
1. Décolonisation et parti colonial. Décolonisation de l'Indochine et du sous-continent indien
Rapports de Charles-Robert Ageron et Philippe Devillers
• Jean-Charles Jauffret
Algérie 1945-1954 : les exemples de décolonisation vus par les services de renseignement français.
• Sydney Kanya-Forstner
The French Colonial Party and the american challenge.
Daniel Hémery
Asie du Sud-Est, 1945 : vers un nouvel impérialisme colonial ? Le projet indochinois de la France
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale.
• Trinh Van Thao
La décolonisation vietnamienne à l'épreuve de la Guerre Froide. La conjoncture indochinoise de
1950-1951.
• Christine Sellin-Catta
Regard de la France sur la décolonisation du sous-continent indien.
2. Décolonisation britannique
Rapport de Robert Ilbert
• Stephen Ashton
British official documentary perspectives on decolonisation: a case study of the Gold Coast.
• John Darwin
Decolonization: the case of Central Africa.
• Tony Stokwell
Britain's wars of decolonization.
3. Décolonisation de l'Afrique noire francophone et du Maghreb
Rapport de Denise Bouche
• Bernard Lanne
Comparaison de deux formes possibles de décolonisation. Le projet d'Union des Républiques
d'Afrique centrale (URA), 1960.
• Jacques Valette
Autour de la déposition du Sultan du Maroc en 1953. Le jeu international.
3
Asie du Sud-Est, 1945 :
vers un nouvel impérialisme colonial ?
Le projet indochinois de la France
au lendemain de la Seconde Guerre mondiale
"C'est une chose déplorable de
voir tous les hommes ne délibérer
que des moyens et non des fins".
Pascal
Que l’Indochine soit devenue, à l'issue du second conflit mondial, le lieu critique de la décolonisation,
n'a nullement été un accident historique. C'est que, dans sa partie vietnamienne, se sont affrontées
une levée nationale exceptionnelle mêlée à une révolution communiste et l'opiniâtre entreprise de
retour de la France, dans un tourbillon détonnant par lequel s'est amorcée l'une des plus inexpiables
conflagrations du dernier demi-siècle. Moment de l'histoire dont la compréhension exigera sans doute
encore longtemps de patientes analyses, en particulier celle de l'engagement français. Ce dernier a en
effet été jusqu'ici surtout interrogé sous l'angle de sa mise en œuvre, de la volonté politique,
fractionnée, divisée, contradictoire, qui l'animait
1
plutôt que sous celui de la vision du
futur qui l’inspirait. Une relecture du projet indochinois de la France en 1945-1946 en suggère
pourtant la rationalité profonde. Celle-ci est à chercher dans la rencontre d'un concept politique, celui
de dération indochinoise, avec une stratégie économique, l'industrialisation planifiée de
l’Indochine.
De l'Union indochinoise à la Fédération indochinoise
Au sortir de la guerre, le concept de Fédération indochinoise ne résulte pas d'une improvisation mais
de l’actualisation d'une tradition ancienne, quoique intermittente, de "réforme coloniale de la
colonisation". Invoqué dans chaque conjoncture critique de l'Indochine française pour la première
fois, en corollaire de l'idée d'une constitution indochinoise, par Albert Sarraut dans son grand discours
du Van Mieu (27 avril 1919), alors quémergeait au Vietnam le nationalisme moderne , il refait
surface avec les graves soulèvements de 1930-1931. Le député Archimbaud propose en 1930 de
prévenir "l'écroulement définitif de l'édifice indochinois" par le vote "d'une charte constitutionnelle
de la dération des Etats indochinois" conciliant les intérêts français et un "nationalisme annamite
de bon aloi", tandis que le gouverneur général Pasquier affirme la nécessité d'une évolution politique
de l'Indochine "dont la constitution finale sera celle d'une Association d'Etats sous la suzeraineté
française"
2
. Idée qu’acceptent volontiers nombre de nationalistes conservateurs comme Pham Quynh
qui voient dans la Fédération indochinoise le champ d'accomplissement du nationalisme vietnamien
3
.
1
Voir les deux ouvrages, maintenant classiques, de P. Devillers, Histoire du Viet-Nam de 1940 à 1952, Paris, 1952, et
Paris-Saigon-Hanoi, les archives de la guerre, 1944 - 1947, Paris, 1988, ainsi que les deux remarquables études de
Stein Tonnesson, 1946 : déclenchement de la guerre d’Indochine. Les vêpres tonkinoises du 19 décembre, Paris, 1987 et
The Vietnamese Revolution of 1945, Londres, 1991.
2
L. Archimbaud, Problèmes indochinois, Revue du Pacifique ; 15.1.1930, article aimablement communiqué par C.
Gosha ; P. Pasquier, lettre du 14.1.1930, Bulletin de l’Agence économique de l’Indochine, hors-série, 1934 ; Pham Quynh,
Fédéralisme indochinois et nationalisme annamite, France-Indochine, 28.11.1930, texte aimablement communiqué par
C. Gosha.
3
Ibidem.
4
Aussi bien, après 1930 en Indochine, il apparaît de moins en moins possible de gouverner comme
avant. "Le régime en vigueur avant le 9 mars ne pouvait pas renaître de ses cendres..., dira l'amiral
d'Argenlieu en 1946. À la veille de la guerre, déjà, l'urgence d'une réforme du statut de l'Indochine
s'impose donc peu à peu dans les cercles dirigeants coloniaux et A. Varenne, futur ministre d’État du
gouvernement Bidault en 1946, publie en 1938 le premier schéma précis d'une Indochine fédérale
4
.
Inévitable mutation politique de l'empire, à laquelle la guerre imprime une brutale accélération. Si,
en Indochine, sous Decoux, l'avatar vichyste de l'idée fédérale n'est guère sortie du domaine du
discours ou d'institutions plus symboliques que fonctionnelles (Conseil fédéral à composition
"corporative" créé le 27 juin 1941, Grand Conseil fédéral censé lui succéder en décembre 1943), en
dépit de l'intention affichée de promouvoir un "patriotisme indochinois", c'est à Londres et à Alger
que le concept de Fédération a pris corps. On y est en effet convaincu que le traumatisme matériel et
mental qu'a subi l'Asie du Sud-Est depuis 1940 exclut tout retour à l'ordre colonial ancien : "Après
cette guerre et toutes les expériences humaines qui y ont été faites, déclare De Gaulle en 1944, la
forme de l'organisation française dans le monde et spécialement pour 1'Indochine ne sera pas la même
qu'avant le drame...". Bien qu'elle ait été écartée à Brazzaville, cette mutation du statut colonial
s'élabore pour l'Indochine en 1943-1944 au Commissariat aux Colonies, parallèlement à la
construction depuis le début de 1942 d'un réseau politique et militaire à l'intérieur de la péninsule et
sur sa périphérie chinoise et indienne. Dans cette mise au point raisonnée, quatre moments
essentiels
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:
La création en août 1943 du Bureau Indochine, devenu en 1944 la Direction Indochine, au
sein de la Direction des Affaires politiques qu'Henri Laurentie dirige au Commissariat,
complétée par la fondation de l'Association Nationale pour l'Indochine Française, qu’animera
Varenne en 1945-1946.
La déclaration du général De Gaulle du 8 décembre 1943, rédigée par Laurentie dans le
contexte du renversement stratégique en cours dans le Pacifique, qui annonce un "statut
politique nouveau... dans le cadre de l'organisation fédérale" et "une réforme du statut
économique... sur la base de l'autonomie douanière et fiscale".
La création par De Gaulle le 21 février 1945 d'un système de cision particulier pour
l’Indochine, le Comiinterministériel de l’Indochine (le Cominindo) relevant directement de
la Présidence du conseil.
Enfin et surtout, après la conférence de Hot-Springs qui a traité de la décolonisation, la
Déclaration gouvernementale du 24 mars 1945, réponse au coup du 9 mars et à la thèse
américaine du trusteeship international.
Plus qu'un texte de principes, celle-ci est un acte politique majeur, fondateur d'un projet historique
qui ne sera pas récusé avant longtemps. "Compromis entre des tendances divergentes"
6
difficilement
mis au point par Léon Pignon et Henri Laurentie elle fut réécrite sept fois...
7
. La claration
entend à la fois rompre avec le modèle ancien de l'Union indochinoise et court-circuiter la formation
d'États indépendants. Double impératif que doivent réaliser le maintien de la tripartition du Vietnam
dans le cadre d'une fédération "pentagonale" (Valluy) composée de cinq Etats privés de souveraineté
internationale et dotée d'un puissant gouvernement central, l'institution du self-government "le mot
n'est pas prononcé, c'est en fait le régime qui est donné..."
8
dans les États fédérés et au sommet de
4
Revue politique et parlementaire, octobre 1938.
5
P. lsoart, Aux origines d'une guerre : l’Indochine française (1940-1945), in L’Indochine française, 1940-1945, Paris,
1982.
6
L. Pignon. Observations sur la note du 18 mai 1945 de la Direction des Affaires politiques relative à la Déclaration du
24 mars 1945, CAOM, fonds du Haut-Commissariat (désormais désigné par le sigle HC), 146, d 451.
7
Ibidem.
8
Direction de l’Indochine, Comparaison entre le statut actuel de l’Indochine et celui qui résultera de la Déclaration du
24 mars, CAOM. Indochine NF, 1227.
5
la Fédération, le remplacement du régime des décrets par la mise en place d'une assemblée législative
élue et délibérative, enfin la définition d'une citoyenneté indochinoise assortie des libertés
fondamentales. Restructuration politique qui est indissociable de l'autonomie économique et de
l'industrialisation : "LIndochine, commentent les services du ministère, a beaucoup souffert,
beaucoup protesté contre l'assimilation douanière et contre la politique à courte vue imposée par
certains industriels tropolitains. Elle pourra désormais transformer sur place ses matières
premières et créer des ressources à la population surabondante du delta. Elle veut des hauts fourneaux
et le mot d'industrie lourde possède une valeur quasi-magique..."
9
.
Il s'agit donc de passer d'une Union indochinoise totalement centralisée et sans légalité politique
développée, à une Union d'États à pouvoir fédéral fortement contrôlé par la métropole mais en partie
soumis sur place à un contrôle parlementaire, en somme de parvenir à un partage inégal mais réel du
pouvoir, ce qui suppose que s'instaure un nouveau pacte social avec les élites indochinoises. Pacte
dont l'importance est cruciale, car la désintégration des élites rurales et urbaines dans le chaos qui a
accompagné la défaite japonaise a fait émerger partout de nouveaux opérateurs politiques et de
nouvelles structures de pouvoir. Mais, tel qu'il existe désormais, le schéma fédéral ignore
délibérément les indépendances proclamées après le 9 mars, le fait national massivement acquis et
affirmé dans les trois pays indochinois, "le but à atteindre dans une telle conception n'étant plus pour
chacun d'eux, je ne sais quelle autonomie, mais l'interdépendance...", comme vient de le proclamer le
ministre des Colonies Giacobbi
10
. Oblitération qui sera la règle cardinale de l'amiral d'Argenlieu : "Ce
régime, écrit-il en septembre 1945 à propos du projet fédéral, est exactement celui du protectorat,
d'un protectorat authentique. Nous ne pouvons pas davantage parler d'indépendance. Nous n'y
sommes pas autorisés par le gouvernement..."
11
.
Ainsi défini, le concept de Fédération est donc, à l'heure où l'impérialisme français est à la recherche
d'un nouveau souffle, une remise à jour de la tradition coloniale républicaine, de ce qu'on pourrait
appeler la tradition du "réformisme colonial", auquel il emprunte sa logique du changement. En dépit
des doutes et des interrogations de certains hauts fonctionnaires coloniaux, notamment d'Henri
Laurentie, attentifs à la montée des nationalismes dans l'Empire, il verrouille par avance l'ouverture
d'un dialogue sur l'indépendance. Ho Chi Minh parlera de "traité", Paris et Saigon répondront "statut",
"charte constitutionnelle", il agira en chef de gouvernement, le haut-commissaire ne le considérera
que comme le chef d'un parti nationaliste parmi d'autres : "Le Viet-Minh est un parti, non un
gouvernement", écrit-il en septembre 1945
12
. Mais à cette date, si le nouveau concept indochinois de
la politique française est en place, reste à construire, en fonction de sa logique, un rapport de forces
global en Indochine, à rediviser le Vietnam, à revenir sur les indépendances. Au Cambodge et au
Laos, l'entreprise ne va pas s'avérer trop ardue, au Vietnam, elle se heurte à une révolution.
La Fédération indochinoise contre les indépendances
Dans la brutale accélération que vient de subir l'histoire indochinoise le 9 mars 1945, un décalage
s'est en effet établi, une course de vitesse à chances inégales s'est ouverte entre la dynamique des
indépendances et la mise en chantier, à Paris et à Saigon à partir d'octobre 1945, des structures
fédérales. Un an plus tard, lorsque sont signés les Accords du 6 mars 1946, celles-ci commencent
pourtant à devenir des réalités : le haut-commissariat a en partie ressaisi l'initiative politique.
C'est quParis, on a vite pris la mesure du décalage. Les indépendances ont plusieurs mois d'avance :
"La Déclaration. écrit L. Pignon à l'époque, le véritable cerveau de la politique indochinoise de la
France en juillet 1945, a perdu beaucoup de sa valeur en raison de la date à laquelle sa publication
9
Ibidem.
10
Discours du 30 janvier 1945.
11
Amiral T. d'Argenlieu, Instruction politique du 8 septembre 1945, Chronique d’Indochine, Paris, 1985.
12
Ibidem.
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