STUDIA CAROLIENSIA 2004. 3–4. SZÁM 79–89.
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La présente communication propose de présenter un écho européen tardif et très
particulier de la guerre d’indépendance hongroise: l’image que l’abbé Prévost
donne dans son roman Le Monde moral, écrit en 1760, des Hongrois qui se
trouvent obligés de se réfugier à l’étranger après le traité de paix de Szatmár. Par
le double titre nous avons cherché à coupler le terme utilisé fréquemment par
Prévost et son équivalent moderne pour caractériser le personnage qui se trouve
en exil involontaire dans un pays étranger. L’emploi de Prévost n’est pas
singulier au XVIIIe siècle. A cet égard il est intéressant de lire la définition du
fugitif donnée par l’Encyclopédie: « Il se dit aujourd’hui de tout homme qui s’est
éloigné de sa patrie, où il n’était pas en sûreté, pour quelque cause que ce fût...
»1. La définition moderne du mot réfugié coïncide grosso modo avec celle du
fugitif donnée au milieu du XVIIIe siècle : « se dit d’une personne qui a dû fuir le
lieu qu’elle habitait afin d’échapper à un danger (guerre, persécution politique
ou religieuse) »2.
L’abbé Prévost commence sa carrière à l’« âge d’or » des romans à la
première personne.3 Son premier roman-mémoires, les Mémoires et aventures
d’un homme de qualité évoque des dates et des événements historiques et
présente plusieurs personnages qui se voient obligés de quitter leur pays et de se
réfugier à l’étranger. Des figures historiques marquent toutes les parties de
l’histoire individuelle du narrateur et bon nombre de personnages fictifs du
roman embrassent la carrière militaire, servant ainsi les ambitions politiques de
ces premiers. Le narrateur relate plusieurs emprisonnements, même celui d’un
roi, ainsi qu’une scène de bataille sanglante. Il passe brièvement sur les
événements relatifs à l’histoire hongroise: le siège de Vienne, la prise de Buda,
1 Nous avons utilisé le cédérom Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, publié par Redon, qui
reproduit l’édition originale in-folio de Paris. (Le titre de notre étude nous a été suggéré par le
livre excellent de Maurice Daumas qui suit une méthode historico-sociologique : Le syndrome
Des Grieux. La relation père/fils au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1990.)
2 Nous citons la définition du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, de
Paul Robert, Paris, Le Robert, 1969, p. 1493. (Il n’y a pas d’article réfugié dans
l’Encyclopédie). Béla Köpeczi explique le mot bujdosó par les termes modernes être dépaysé et
exilé volontaire : Correspondance diplomatique de François II Rákóczi. 1711-1735, Budapest,
Balassi, 1999, p. 12.
3 René Démoris, Le roman à la première personne. Du Classicisme aux Lumières, Genève, Droz,
2002. surtout: p. 179-189 et 414-445.
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la première défaite de l’armée ottomane, le traité de Carlowitz. Parmi les
réfugiés, il n’y mentionne par son nom que Tekeli (Imre Tkököly) et fait allusion
à la bataille de Mongats (Munkács) et à l’héroïsme de la comtesse Tekeli (Ilona
Zrínyi). Par une autre allusion, il évoque aussi le personnage du prince Rákóczi,
réfugié alors en France, se référant à lui par l’initial de son nom et par sa
situation sociale4.
Dans son dernier roman, plus exactement dans le Livre cinquième du
Monde moral, le récit de l’histoire personnelle se combine également avec la
présentation historique, avec ce changement que Prévost y choisit un personnage
ayant un nom historique comme narrateur pour évoquer l’histoire de sa vie et les
événements de l’histoire de la guerre d’indépendance hongroise. Ce narrateur-
héros est l’abbé Brenner qui se trouve dans la situation du « fugitif » dès le
commencement de sa narration. Sa figure est entourée par celle d’autres réfugiés
dont l’histoire s’ébauche simultanément.
Prévost est passionné par l’histoire et par le genre historique depuis sa
jeunesse. Cette veine l’a d’ailleurs incité à entreprendre la traduction de
l’Historia sui temporis de J.-A. de Thou en 1731. Ce même intérêt le pousse à
voir comment il pourrait combler les lacunes des sources historiques par les
procédés romanesques. Il se plaît dans le rôle de l’historien dans deux « romans
historiques », écrits dans les années quarante, qui évoquent l’un le XIe et l’autre
le XVe siècle de l’histoire anglaise, mais l’utilisation de la troisième personne ne
doit pas tromper le lecteur5. Il s’y intéresse, comme dans son premier roman-
mémoires et dans Le Monde moral, au destin des individus (personnages
4 Pour les noms et lieu géographiques Prévost utilise ici cette écriture qui diffère un peu de celle
de son dernier roman. Les références historiques se raréfient infiniment dans le septième
volume, intitulé Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut : « M. le prince de R…,
qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiers ». Le texte ne s’occupe pas des
événements ou des personnages historiques, il ne parle de « l’hôtel de Transilvanie » que pour
montrer le Chevalier Des Grieux en train de prendre des leçons d’escroquerie. Œuvres
complètes de Prévost, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, (Désormais O.P.), 1978, t.
I., p. 74 et 385. Voir les commentaires de Jean Sgard dans O.P., 1986, t. VIII., p. 69, et aussi
notre étude intitulée « Le rôle de l’histoire dans les Mémoires et aventures d’un homme de
qualité de Prévost », Nouvelles tendances en littérature comparée III, Szeged-Amiens, 1999, p.
14-22.
5 Dans sa traduction, où Prévost met à jour l’histoire universelle de J.-A. de Thou, ses notes sur
l’histoire de Hongrie sont particulièrement abondantes. Ses deux « romans historiques » sont :
l’Histoire de Guillaume le Conquérant (1742) et l’Histoire de Marguerite d’Anjou (1740). Voir
sur le sujet les études d’Erik Leborgne, « Fictions du politique dans les romans des années
1740 : une vision pathologique du pouvoir » et de Michèle Bokobza-Kahan, « Traces de la
subjectivité et réflexion sur le concept d’objectivité dans le métadiscours de l’Histoire de
Marguerite d’Anjou et Histoire de Guillaume le Conquérant », Les expériences romanesques
de Prévost après 1740, études réunies et présentées par Erik Leborgne et Jean-Paul Sermain,
Leuwen-Paris-Dudley, Ma, Éditions Peeters, 2003. p. 305-326, 285-304. ‘La République des
Lettres 8’
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historiques ou non) dans les périodes de grandes crises de l’histoire où l’homme
doit quitter sa place sociale et se redéfinir.
L’intérêt du romancier est certainement exité par les situations historiques
instables. La compassion qu’il témoigne dans ces textes à l’égard des
personnages ballotés par le destin peut s’expliquer par sa biographie: il a fait
l’objet d’expériences funestes des suites de sa dépendance financière et
existentielle, il a dû s’enfuir, se réfugier plusieurs fois dans sa vie, a vécu des
poursuites, l’emprisonnement. Il n’est pas sans intérêt de mentionner du point de
vue de notre sujet son « nom de plume » choisi: Prévost d’Exiles6.
Le mémorialiste du Monde moral, « ancien Résident de France dans
plusieurs Cours étrangères »7 (donc un diplomate), commence son histoire
personnelle au moment de la paix d’Utrecht. Il n’évoque qu’à partir du Livre
cinquième la guerre d’indépendance hongroise, remontant jusqu’à 1706 et
suivant le sort des « mécontents » fugitifs après le traité de Szatmár jusqu’à
1723. Le roman y transmet, selon la fiction, les mémoires supposés de l’abbé
Brenner.
Pourquoi Prévost a-t-il choisi l’histoire hongroise pour un récit inséré dans
ce roman qui veut « servir à l’histoire du coeur humain » (p. 285) ?
La guerre d’indépendance des Hongrois a suscité un vif intérêt européen,
en particulier français, en raison de la nouvelle recherche d’équilibre politique
qui caractérisa les dernières décennies du XVIIe siècle. Louis XIV, ayant des
aspirations hégémoniques, a soutenu les Hongrois révoltés contre les Habsbourg
au cours de leurs luttes. Après le traité de paix de Szatmár en 1711, beaucoup de
combattants de la Révolution sont devenus « fugitifs » et un centre d’émigration
politique s’est constitué en France. Les guerres de la première moitié du XVIIIe
siècle se sont encore servies de troupes hongroises, sans penser toutefois à
soutenir leur cause. La paix d’Utrecht a consolidé la situation politique, les pays
européens n’ont trouvé aucune actualité à une reprise de la paix de Szatmár,
sollicitée par le Prince Rákóczi. L’alliance de la monarchie française et de la
maison des Habsbourg en 1756 a mis fin aux affrontements franco-autrichiens.
Les publications françaises du tournant du siècle témoignent d’une sympathie à
l’égard de la position particulière de la Transylvanie et de l’histoire récente de la
Hongrie. Mais on y trouve aussi un jugement critique concernant la légalité des
6 Jean Sgard précise qu’il ne s’agit pas d’ « exil », mais d’« Exiles », d’après le nom d’un petit
village (Exilles) qu’il a pu connaître au cours d’une campagne militaire à l’âge de seize ans.
Pévost « choisit ce lieu pour en faire un nom de plume » en 1731 (Vingt études sur Prévost
d’Exiles, Grenoble, ELLUG, 1995, p. 16-23). Dans sa monographie intitulée Prévost
romancier, Jean Sgard avertit qu’il faut utiliser des méthodes très délicates quand nous
analysons « les rapports [qu’une œuvre complexe] entretient avec la vie de l’auteur ». Il
consacre tout un chapitre aux exilés qui apparaissent dans les romans de Prévost où l’abbé
Brenner figure aussi (Paris, Corti, 1968, p. 21 et 401-421).
7 Page de titre de l’édition de 1760. O. P., 1984, t. VI., p. 285. (Nous nous référons désormais à
ce texte avec la simple mention de la page dans le texte entre parenthèses.)
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« troubles des mécontents »8. Les ouvrages historiques du milieu du siècle et
l’Encyclopédie mettent déjà l’accent sur les changements intervenus dans la
politique des Habsbourg à partir de l’avènement au trône de Marie Thérèse9.
Prévost montre un intérêt particulier à l’égard de la guerre d’indépenance
au moment de la parution de l’Histoire des Révolutions de Hongrie, rédigée par
Brenner et Rákóczi. Le livre a été publié en 1739, après la mort des deux
auteurs. Prévost fait un commentaire dans sa revue où il met en valeur
l’importance du livre : « Nous n’avions rien de si étendu sur un Païs si célèbre
»10. L’Histoire des Révolutions et le commentaire de Prévost ont été publiés à la
veille de la guerre de succession de l’Autriche quand ces événements pouvaient
avoir une actualité auprès du public français. Tout au contraire, à l’époque de la
genèse du roman, en 1760, ce chapitre de l’histoire hongroise appartient déjà
définitivement au passé. Ce qui l’intéresse donc beaucoup plus que les actualités
politiques, c’est l’époque des crises historiques et les types de héros auxquels
celles-ci donnent naissance. Les fugitifs errants à tavers les pays deviennent un
véritable leitmotif de cette partie du roman.
Trois aspects différents de la guerre d’indépendance hongroise sont
ravivés par le roman: les affaires diplomatiques, une bataille importante, celle
d’Odenbourg (Sopron) et la fuite des « mécontents » ainsi que leur vie après la
défaite.
Les réfugiés apparaissent aussi bien dans le récit premier que dans les
mémoires fictifs de l’abbé Brenner. Les personnages ayant un nom historique et
ceux qui sont entièrement fictifs sont alternés. Conformément à sa philosophie
de l’histoire Prévost cherche d’une part à faire prévaloir sa fatalité insurmontable
et, d’autre part, à filtrer les événements à travers une vision personnelle11. Il
8 Les communications de François Cadilhon et de Claude Michaud du présent colloque ont été
particulièrement révélatrices à cet égard, découvrant les enjeux idéologiques dans les différents
organes de la presse française, servant de « canal officiel » ou, au contraire, de la critique de la
politique religieuse de Louis XIV (ces derniers ont été publiés en Hollande).
9 Nous ne nous référons qu’aux ouvrages français les plus connus : Voltaire, Essai sur les mœurs
et l’esprit des nations, éd. par R. Pomeau, Paris, Garnier, 1963, t. II., voir surtout p. 150-156,
765-766. L’article « Hongrie » de l’Encyclopédie reprend en majorité les textes de l’histoire
universelle de Voltaire. Voir sur le sujet : Béla Köpeczi, La France et la Hongrie du XVIIIe
siècle. Étude d’histoire des relations diplomatiques et d’histoire des idées, Budapest, 1971 ;
Émile Pillias, Études sur François II Rákóczi, Paris, E. Leroux, 1939.
10 Le Pour et contre, XIX, n. 276, p. 193-195. Jean Sgard analyse la réaction de Prévost: «
L’Histoire des Révolutions de Hongrie (1739) devant l’opinion française », Revue des études
sud-est européennes, 1983, n. 2, p. 147-155.
11 Dans notre analyse, nous avons eu recours aux commentaires de Jean Sgard dans l’édition
critique du Monde moral (O. P., t. VIII., p. 475-480, 497-511) ; aux études de János Hankiss,
« Prévost abbé és Magyarország » (L’abbé Prévost et la Hongrie), Egyetemes Philológiai
Közlöny, 1931, p. 85-108, 1932, p. 37-49, 1933, p. 120-127 et « Les secrets de l’atelier de
l’abbé Prévost », Séances et travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, 1933, p.
113-135. Sur Brenner voir les deux livres, riches en documents de Béla Köpeczi : Brenner
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essaie d’innocenter les individus qui font un choix incongru sous la force d’une
situation historique et l’impulsion des passions et qui sont ensuite emportés par
les conséquences imprévues de ce choix, contre leur gré. Les personnages du
roman sont vus dans leur vie quotidienne. Peu d’entre eux sont d’origine royale,
ils sont plutôt des nobles sans fortune, la haute naissance semble diminuer la
sympathie du mémorialiste. Le réfugié se retrouve dans une situation sociale
incertaine et dans une situation financière instable.
La majeure partie du Livre cinquième est présentée à l’intérieur du Monde
moral comme un récit intercalé, pris en charge par un mémorialiste, un
prisonnier suicidaire, dont le nom pouvait être connu du public français.
Néanmoins, le roman essaie d’éveiller la compassion plus généralement à
l’égard des réfugiés de l’histoire. Prévost choisit, parmi les événements
historiques, les détails qui contribuent au choix de l’exil et cherche à découvrir
pendant leur errance à quel point leur marginalisation détermine leurs actions.
Le réfugié est un personnage errant malgré lui dans des pays étrangers
dont les habitants le trouvent suspect. Le premier fugitif de l’histoire qui apparaît
dans le Livre cinquième n’est pas Brenner: c’est un « gentilhomme hongrois »
qui s’est retiré en Turquie avec le Prince Rákóczi. Il vient de sortir de la Bastille
quand il apparaît dans le récit. Il n’est pas nommé, le texte le désigne seulement
par le qualificatif « étranger » quatre fois. Envoyé par Rákóczi à Paris pour
rétablir la situation financière des réfugiés, il se retrouve enfermé à la Bastille à
cause d’« injurieux soupçons », il y est « traité avec la même rigueur » que
Brenner, et il n’en sort qu’après deux ans. Ses interlocuteurs français remarquent
« sa facilité à s’ouvrir » et sa volonté de s’innocenter (« il se devait des
apologies » p. 379-380). Prévost critique le jugement peu fondé des autorités et
de l’opinion publique aussi dans d’autres romans. « Le monde n’est pas
seulement injuste dans ses jugements, il est aveugle et furieux à les soutenir ;
comme si la honte de l’erreur était bien à couvert sous l’obstination. » – écrit-il
dans les Mémoires d’un honnête homme où son mémorialiste est également un
malheureux prisonnier12.
Le Prince Rákóczi est le deuxième réfugié qui apparaît dans la narration.
Personnage de référence de tout le texte, sa figure reçoit pourtant un éclairage
mitigé. L’« illustre proscrit » est adoré et admiré par ses officiers, représentés ici
par le « gentilhomme hongrois ». Mais la présentation des moments importants
de sa vie en France est confiée à un Français qui l’avait connu personnellement
Domokos, a Rákóczi-szabadságharc és a bujdosás diplomatája és publicistája (D. B.,
diplomate et publiciste de la révolution de Rákóczi et de l’exil) Budapest, Akadémiai, 1996. et
A bujdosó Rákóczi (Rákóczi le réfugié), Budapest, Akadémiai, 1991. Sur le pessimisme
historique, voir le livre de Jean Sgard, Prévost romancier, surtout : p. 597. Voir aussi sur le
sujet notre article dans « Prévost entre roman et histoire dans Le Monde moral », Les
expériences romanesques de Prévost après 1740, p. 269-284.
12 O.P., 1984, t. VI. p. 248.
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