STUDIA CAROLIENSIA 2004. 3–4. SZÁM 79–89. OLGA PENKE LE SYNDROME DU RÉFUGIÉ. LES « MALHEUREUX FUGITIFS » DANS LE MONDE MORAL DE PRÉVOST La présente communication propose de présenter un écho européen tardif et très particulier de la guerre d’indépendance hongroise: l’image que l’abbé Prévost donne dans son roman Le Monde moral, écrit en 1760, des Hongrois qui se trouvent obligés de se réfugier à l’étranger après le traité de paix de Szatmár. Par le double titre nous avons cherché à coupler le terme utilisé fréquemment par Prévost et son équivalent moderne pour caractériser le personnage qui se trouve en exil involontaire dans un pays étranger. L’emploi de Prévost n’est pas singulier au XVIIIe siècle. A cet égard il est intéressant de lire la définition du fugitif donnée par l’Encyclopédie: « Il se dit aujourd’hui de tout homme qui s’est éloigné de sa patrie, où il n’était pas en sûreté, pour quelque cause que ce fût... » 1 . La définition moderne du mot réfugié coïncide grosso modo avec celle du fugitif donnée au milieu du XVIIIe siècle : « se dit d’une personne qui a dû fuir le lieu qu’elle habitait afin d’échapper à un danger (guerre, persécution politique ou religieuse) » 2 . L’abbé Prévost commence sa carrière à l’« âge d’or » des romans à la première personne. 3 Son premier roman-mémoires, les Mémoires et aventures d’un homme de qualité évoque des dates et des événements historiques et présente plusieurs personnages qui se voient obligés de quitter leur pays et de se réfugier à l’étranger. Des figures historiques marquent toutes les parties de l’histoire individuelle du narrateur et bon nombre de personnages fictifs du roman embrassent la carrière militaire, servant ainsi les ambitions politiques de ces premiers. Le narrateur relate plusieurs emprisonnements, même celui d’un roi, ainsi qu’une scène de bataille sanglante. Il passe brièvement sur les événements relatifs à l’histoire hongroise: le siège de Vienne, la prise de Buda, 1 2 3 Nous avons utilisé le cédérom Encyclopédie de Diderot et D’Alembert, publié par Redon, qui reproduit l’édition originale in-folio de Paris. (Le titre de notre étude nous a été suggéré par le livre excellent de Maurice Daumas qui suit une méthode historico-sociologique : Le syndrome Des Grieux. La relation père/fils au XVIIIe siècle, Paris, Seuil, 1990.) Nous citons la définition du Dictionnaire alphabétique et analogique de la langue française, de Paul Robert, Paris, Le Robert, 1969, p. 1493. (Il n’y a pas d’article réfugié dans l’Encyclopédie). Béla Köpeczi explique le mot bujdosó par les termes modernes être dépaysé et exilé volontaire : Correspondance diplomatique de François II Rákóczi. 1711-1735, Budapest, Balassi, 1999, p. 12. René Démoris, Le roman à la première personne. Du Classicisme aux Lumières, Genève, Droz, 2002. surtout: p. 179-189 et 414-445. 80 OLGA PENKE la première défaite de l’armée ottomane, le traité de Carlowitz. Parmi les réfugiés, il n’y mentionne par son nom que Tekeli (Imre Tkököly) et fait allusion à la bataille de Mongats (Munkács) et à l’héroïsme de la comtesse Tekeli (Ilona Zrínyi). Par une autre allusion, il évoque aussi le personnage du prince Rákóczi, réfugié alors en France, se référant à lui par l’initial de son nom et par sa situation sociale 4 . Dans son dernier roman, plus exactement dans le Livre cinquième du Monde moral, le récit de l’histoire personnelle se combine également avec la présentation historique, avec ce changement que Prévost y choisit un personnage ayant un nom historique comme narrateur pour évoquer l’histoire de sa vie et les événements de l’histoire de la guerre d’indépendance hongroise. Ce narrateurhéros est l’abbé Brenner qui se trouve dans la situation du « fugitif » dès le commencement de sa narration. Sa figure est entourée par celle d’autres réfugiés dont l’histoire s’ébauche simultanément. Prévost est passionné par l’histoire et par le genre historique depuis sa jeunesse. Cette veine l’a d’ailleurs incité à entreprendre la traduction de l’Historia sui temporis de J.-A. de Thou en 1731. Ce même intérêt le pousse à voir comment il pourrait combler les lacunes des sources historiques par les procédés romanesques. Il se plaît dans le rôle de l’historien dans deux « romans historiques », écrits dans les années quarante, qui évoquent l’un le XIe et l’autre le XVe siècle de l’histoire anglaise, mais l’utilisation de la troisième personne ne doit pas tromper le lecteur 5 . Il s’y intéresse, comme dans son premier romanmémoires et dans Le Monde moral, au destin des individus (personnages 4 5 Pour les noms et lieu géographiques Prévost utilise ici cette écriture qui diffère un peu de celle de son dernier roman. Les références historiques se raréfient infiniment dans le septième volume, intitulé Histoire du Chevalier des Grieux et de Manon Lescaut : « M. le prince de R…, qui demeurait alors à Clagny, et la plupart de ses officiers ». Le texte ne s’occupe pas des événements ou des personnages historiques, il ne parle de « l’hôtel de Transilvanie » que pour montrer le Chevalier Des Grieux en train de prendre des leçons d’escroquerie. Œuvres complètes de Prévost, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, (Désormais O.P.), 1978, t. I., p. 74 et 385. Voir les commentaires de Jean Sgard dans O.P., 1986, t. VIII., p. 69, et aussi notre étude intitulée « Le rôle de l’histoire dans les Mémoires et aventures d’un homme de qualité de Prévost », Nouvelles tendances en littérature comparée III, Szeged-Amiens, 1999, p. 14-22. Dans sa traduction, où Prévost met à jour l’histoire universelle de J.-A. de Thou, ses notes sur l’histoire de Hongrie sont particulièrement abondantes. Ses deux « romans historiques » sont : l’Histoire de Guillaume le Conquérant (1742) et l’Histoire de Marguerite d’Anjou (1740). Voir sur le sujet les études d’Erik Leborgne, « Fictions du politique dans les romans des années 1740 : une vision pathologique du pouvoir » et de Michèle Bokobza-Kahan, « Traces de la subjectivité et réflexion sur le concept d’objectivité dans le métadiscours de l’Histoire de Marguerite d’Anjou et Histoire de Guillaume le Conquérant », Les expériences romanesques de Prévost après 1740, études réunies et présentées par Erik Leborgne et Jean-Paul Sermain, Leuwen-Paris-Dudley, Ma, Éditions Peeters, 2003. p. 305-326, 285-304. ‘La République des Lettres 8’ LE SYNDROME DU RÉFUGIÉ 81 historiques ou non) dans les périodes de grandes crises de l’histoire où l’homme doit quitter sa place sociale et se redéfinir. L’intérêt du romancier est certainement exité par les situations historiques instables. La compassion qu’il témoigne dans ces textes à l’égard des personnages ballotés par le destin peut s’expliquer par sa biographie: il a fait l’objet d’expériences funestes des suites de sa dépendance financière et existentielle, il a dû s’enfuir, se réfugier plusieurs fois dans sa vie, a vécu des poursuites, l’emprisonnement. Il n’est pas sans intérêt de mentionner du point de vue de notre sujet son « nom de plume » choisi: Prévost d’Exiles 6 . Le mémorialiste du Monde moral, « ancien Résident de France dans plusieurs Cours étrangères » 7 (donc un diplomate), commence son histoire personnelle au moment de la paix d’Utrecht. Il n’évoque qu’à partir du Livre cinquième la guerre d’indépendance hongroise, remontant jusqu’à 1706 et suivant le sort des « mécontents » fugitifs après le traité de Szatmár jusqu’à 1723. Le roman y transmet, selon la fiction, les mémoires supposés de l’abbé Brenner. Pourquoi Prévost a-t-il choisi l’histoire hongroise pour un récit inséré dans ce roman qui veut « servir à l’histoire du coeur humain » (p. 285) ? La guerre d’indépendance des Hongrois a suscité un vif intérêt européen, en particulier français, en raison de la nouvelle recherche d’équilibre politique qui caractérisa les dernières décennies du XVIIe siècle. Louis XIV, ayant des aspirations hégémoniques, a soutenu les Hongrois révoltés contre les Habsbourg au cours de leurs luttes. Après le traité de paix de Szatmár en 1711, beaucoup de combattants de la Révolution sont devenus « fugitifs » et un centre d’émigration politique s’est constitué en France. Les guerres de la première moitié du XVIIIe siècle se sont encore servies de troupes hongroises, sans penser toutefois à soutenir leur cause. La paix d’Utrecht a consolidé la situation politique, les pays européens n’ont trouvé aucune actualité à une reprise de la paix de Szatmár, sollicitée par le Prince Rákóczi. L’alliance de la monarchie française et de la maison des Habsbourg en 1756 a mis fin aux affrontements franco-autrichiens. Les publications françaises du tournant du siècle témoignent d’une sympathie à l’égard de la position particulière de la Transylvanie et de l’histoire récente de la Hongrie. Mais on y trouve aussi un jugement critique concernant la légalité des 6 7 Jean Sgard précise qu’il ne s’agit pas d’ « exil », mais d’« Exiles », d’après le nom d’un petit village (Exilles) qu’il a pu connaître au cours d’une campagne militaire à l’âge de seize ans. Pévost « choisit ce lieu pour en faire un nom de plume » en 1731 (Vingt études sur Prévost d’Exiles, Grenoble, ELLUG, 1995, p. 16-23). Dans sa monographie intitulée Prévost romancier, Jean Sgard avertit qu’il faut utiliser des méthodes très délicates quand nous analysons « les rapports [qu’une œuvre complexe] entretient avec la vie de l’auteur ». Il consacre tout un chapitre aux exilés qui apparaissent dans les romans de Prévost où l’abbé Brenner figure aussi (Paris, Corti, 1968, p. 21 et 401-421). Page de titre de l’édition de 1760. O. P., 1984, t. VI., p. 285. (Nous nous référons désormais à ce texte avec la simple mention de la page dans le texte entre parenthèses.) 82 OLGA PENKE « troubles des mécontents » 8 . Les ouvrages historiques du milieu du siècle et l’Encyclopédie mettent déjà l’accent sur les changements intervenus dans la politique des Habsbourg à partir de l’avènement au trône de Marie Thérèse 9 . Prévost montre un intérêt particulier à l’égard de la guerre d’indépenance au moment de la parution de l’Histoire des Révolutions de Hongrie, rédigée par Brenner et Rákóczi. Le livre a été publié en 1739, après la mort des deux auteurs. Prévost fait un commentaire dans sa revue où il met en valeur l’importance du livre : « Nous n’avions rien de si étendu sur un Païs si célèbre » 10 . L’Histoire des Révolutions et le commentaire de Prévost ont été publiés à la veille de la guerre de succession de l’Autriche quand ces événements pouvaient avoir une actualité auprès du public français. Tout au contraire, à l’époque de la genèse du roman, en 1760, ce chapitre de l’histoire hongroise appartient déjà définitivement au passé. Ce qui l’intéresse donc beaucoup plus que les actualités politiques, c’est l’époque des crises historiques et les types de héros auxquels celles-ci donnent naissance. Les fugitifs errants à tavers les pays deviennent un véritable leitmotif de cette partie du roman. Trois aspects différents de la guerre d’indépendance hongroise sont ravivés par le roman: les affaires diplomatiques, une bataille importante, celle d’Odenbourg (Sopron) et la fuite des « mécontents » ainsi que leur vie après la défaite. Les réfugiés apparaissent aussi bien dans le récit premier que dans les mémoires fictifs de l’abbé Brenner. Les personnages ayant un nom historique et ceux qui sont entièrement fictifs sont alternés. Conformément à sa philosophie de l’histoire Prévost cherche d’une part à faire prévaloir sa fatalité insurmontable et, d’autre part, à filtrer les événements à travers une vision personnelle 11 . Il 8 9 10 11 Les communications de François Cadilhon et de Claude Michaud du présent colloque ont été particulièrement révélatrices à cet égard, découvrant les enjeux idéologiques dans les différents organes de la presse française, servant de « canal officiel » ou, au contraire, de la critique de la politique religieuse de Louis XIV (ces derniers ont été publiés en Hollande). Nous ne nous référons qu’aux ouvrages français les plus connus : Voltaire, Essai sur les mœurs et l’esprit des nations, éd. par R. Pomeau, Paris, Garnier, 1963, t. II., voir surtout p. 150-156, 765-766. L’article « Hongrie » de l’Encyclopédie reprend en majorité les textes de l’histoire universelle de Voltaire. Voir sur le sujet : Béla Köpeczi, La France et la Hongrie du XVIIIe siècle. Étude d’histoire des relations diplomatiques et d’histoire des idées, Budapest, 1971 ; Émile Pillias, Études sur François II Rákóczi, Paris, E. Leroux, 1939. Le Pour et contre, XIX, n. 276, p. 193-195. Jean Sgard analyse la réaction de Prévost: « L’Histoire des Révolutions de Hongrie (1739) devant l’opinion française », Revue des études sud-est européennes, 1983, n. 2, p. 147-155. Dans notre analyse, nous avons eu recours aux commentaires de Jean Sgard dans l’édition critique du Monde moral (O. P., t. VIII., p. 475-480, 497-511) ; aux études de János Hankiss, « Prévost abbé és Magyarország » (L’abbé Prévost et la Hongrie), Egyetemes Philológiai Közlöny, 1931, p. 85-108, 1932, p. 37-49, 1933, p. 120-127 et « Les secrets de l’atelier de l’abbé Prévost », Séances et travaux de l’Académie des Sciences morales et politiques, 1933, p. 113-135. Sur Brenner voir les deux livres, riches en documents de Béla Köpeczi : Brenner LE SYNDROME DU RÉFUGIÉ 83 essaie d’innocenter les individus qui font un choix incongru sous la force d’une situation historique et l’impulsion des passions et qui sont ensuite emportés par les conséquences imprévues de ce choix, contre leur gré. Les personnages du roman sont vus dans leur vie quotidienne. Peu d’entre eux sont d’origine royale, ils sont plutôt des nobles sans fortune, la haute naissance semble diminuer la sympathie du mémorialiste. Le réfugié se retrouve dans une situation sociale incertaine et dans une situation financière instable. La majeure partie du Livre cinquième est présentée à l’intérieur du Monde moral comme un récit intercalé, pris en charge par un mémorialiste, un prisonnier suicidaire, dont le nom pouvait être connu du public français. Néanmoins, le roman essaie d’éveiller la compassion plus généralement à l’égard des réfugiés de l’histoire. Prévost choisit, parmi les événements historiques, les détails qui contribuent au choix de l’exil et cherche à découvrir pendant leur errance à quel point leur marginalisation détermine leurs actions. Le réfugié est un personnage errant malgré lui dans des pays étrangers dont les habitants le trouvent suspect. Le premier fugitif de l’histoire qui apparaît dans le Livre cinquième n’est pas Brenner: c’est un « gentilhomme hongrois » qui s’est retiré en Turquie avec le Prince Rákóczi. Il vient de sortir de la Bastille quand il apparaît dans le récit. Il n’est pas nommé, le texte le désigne seulement par le qualificatif « étranger » quatre fois. Envoyé par Rákóczi à Paris pour rétablir la situation financière des réfugiés, il se retrouve enfermé à la Bastille à cause d’« injurieux soupçons », il y est « traité avec la même rigueur » que Brenner, et il n’en sort qu’après deux ans. Ses interlocuteurs français remarquent « sa facilité à s’ouvrir » et sa volonté de s’innocenter (« il se devait des apologies » p. 379-380). Prévost critique le jugement peu fondé des autorités et de l’opinion publique aussi dans d’autres romans. « Le monde n’est pas seulement injuste dans ses jugements, il est aveugle et furieux à les soutenir ; comme si la honte de l’erreur était bien à couvert sous l’obstination. » – écrit-il dans les Mémoires d’un honnête homme où son mémorialiste est également un malheureux prisonnier 12 . Le Prince Rákóczi est le deuxième réfugié qui apparaît dans la narration. Personnage de référence de tout le texte, sa figure reçoit pourtant un éclairage mitigé. L’« illustre proscrit » est adoré et admiré par ses officiers, représentés ici par le « gentilhomme hongrois ». Mais la présentation des moments importants de sa vie en France est confiée à un Français qui l’avait connu personnellement 12 Domokos, a Rákóczi-szabadságharc és a bujdosás diplomatája és publicistája (D. B., diplomate et publiciste de la révolution de Rákóczi et de l’exil) Budapest, Akadémiai, 1996. et A bujdosó Rákóczi (Rákóczi le réfugié), Budapest, Akadémiai, 1991. Sur le pessimisme historique, voir le livre de Jean Sgard, Prévost romancier, surtout : p. 597. Voir aussi sur le sujet notre article dans « Prévost entre roman et histoire dans Le Monde moral », Les expériences romanesques de Prévost après 1740, p. 269-284. O.P., 1984, t. VI. p. 248. 84 OLGA PENKE et qui semble être très partial : à son médecin (devenu aussi celui de Brenner) qui ne se montre pas très compréhensif à l’égard du comportement du Prince. Il découvre dans son personnage un « grand nombre de bizarreries et de faiblesses » (p. 381). La solitude de Grosbois est présentée par lui comme un choix mal fondé dont il s’est « fatigué peut-être », le départ de la France vers la Turquie comme une réaction de sa vanité: « piqué [peut-être] de se voir moins considéré du Régent que du grand monarque dont il avait cherché la protection » (ibid.). La suspicion est aussi bien présente dans ces jugements que la haute considération. Le Livre cinquième donne une triple image de Brenner, composée par l’étranger, le médecin et les mémoires eux-mêmes. Personnage dont les traits sont éclairés par plusieurs témoins, il n’en reste pas moins ambigu. Son sort démontre de manière claire à quel point la suspicion morale agit à l’égard des réfugiés de la part des autorités: « Il fut enlevé plus promptement que je ne m’étais attendu, et conduit à la Bastille » – nous apprend par ses premiers mots le gentilhomme hongrois. Il montre une certaine solidarité à l’égard de Brenner évoquant son suicide comme une « malheureuse catastrophe » (p. 379). L’avis du médecin français est encore plus univoque: « L’idée qui me restait de son caractère me fit prendre hautement parti pour son innocence » (p. 382). Le suicide enveloppe son image d’un halo de mystère. L’écrivain choisit des procédés narratifs singuliers pour insérer les mémoires de ce fugitif devenu narrateur dans le roman. Ils sont racontés par le héros au médecin de la Bastille, ce dernier les note et les transmet, oralement et dans sa propre écriture, au protagoniste du Monde moral qui les recopie. Pour la durée du récit, ces deux agents de la narration se ferment dans une chambre où les bruits et les nouvelles venus de l’extérieur ne s’introduisent que filtrés. Il semble que la subjectivité de l’histoire exclut l’intervention du monde extérieur. Jean Sgard découvre dans ce type de structure de roman celle d’un labyrinthe: « Qu’il s’agisse de cloître, de prison ou d’exil, le récit naît d’une situation de solitude et d’enfermement ; il nous introduit à un espace fermé que le narrateur nous invite à explorer » 13 . Ajoutons que, parmi tous ces labyrinthes, la découverte de celui de l’histoire est la plus désespérante, étant fatale et tragique pour l’individu. Notons également que le récit personnel du siècle est envahi par « la littérature carcérale », et cela surtout dans les mémoires et pseudo-mémoires historiques : elle devient presqu’« un sous-genre littéraire » 14 . Le médecin, avant de transmettre les mémoires, dessine un portrait physique et intellectuel de Brenner, authentifié par les dates et les noms 13 14 Jean Sgard, L’abbé Prévost. Labyrinthe de la mémoire, Paris, 1986, p. 85. C’est une des constatations de la très riche monographie de Jacques Berchtold, Les prisons du roman (XVIIe-XVIIIe siècle). Lectures plurielles et intertextuelles de « Guzman d’Alfarache » à « Jacques le fataliste », Genève, Droz, 2000. Il utilise aussi les termes de « claustrophilie » et de « cachot arpenté » pour caractériser la structure de ces romans (p. 21 et 747-752). LE SYNDROME DU RÉFUGIÉ 85 historiques et valorisé par la bonne opinion que le Prince Rákóczi s’était formée de lui, et dont il était témoin. L’agrément de la figure, l’esprit ouvert, les connaissances étendues, les qualités dans la diplomatie le caractérisent aussi bien que la haute ambition et la force des passions, parmi lesquelles la vanité joue un rôle déterminant. Il faut noter l’association des valeurs militaires et intellectuelles que Prévost relève à propos de cette guerre et de ce personnage. L’heureuse formule utilisée dans le roman se retrouve chez plusieurs intellectuels hongrois des Lumières: « dans une guerre où la plume eut autant de part que l’épée » (p. 380). Les mémoires de Brenner nous offrent un autoportrait marqué par une contradiction fondamentale: savant, heureux dans le silence de son cabinet, mais aussi homme faible, dominé par la vanité, devenu amer dans la prison, mettant en question son engagement dans une lutte pour les « libertés » des Hongrois. Il surévalue ses propres mérites: « J’étais l’âme des conseils, et l’organe ou l’instrument de toutes les résolutions politiques. Enfin, je crois avoir fait autant par la voie de l’intrigue et de la persuasion que les Ragotsky, les Forgatz, les Esthérasi, les Berchini et les Caroli par les armes » (p. 382). Il se dépeint aussi comme militaire dans une ville assiégée (avec un pistolet à la main), ayant le pouvoir, la fermeté et la justesse, mais aussi l’humanité et la bonté, et cela surtout avec les victimes civiles de la guerre. Nous pouvons distinguer les traits constants et changeants du caractère de Brenner. Il est ferme, dominé par une conviction forte, quoiqu’il se laisse emporter par l’opinion des autres. Devenu fugitif, les contradictions de son caractère s’amplifient 15 . Il est intéressant de remarquer que le roman fait relativement peu mention de la carrière ecclésiastique de Brenner. En même temps, un des leitmotive de ses mémoires est la question de la tolérance religieuse. Aussi Brenner revient-il souvent aux effets nuisibles de l’éducation religieuse et surtout conventuelle qui déforme le caractère des jeunes et les rend par la suite fanatiques et bornés. Plusieurs personnages du roman changent de religion, et chacun devient malheureux ou meurt prochainement. Le désir de la liberté de religion peut être un des éléments constitutifs de l’extrême sympathie de Prévost à l’égard de la guerre d’indépendance hongroise qui lui semble exempte de connotation religieuse: « Les Hongrois, qui ne faisaient pas entrer la religion dans leur querelle, et qui voyaient indifféremment à leur tête des chefs catholiques et protestants...» (p. 384). Brenner incarne les caractéristiques essentielles d’un réfugié. Son récit est bien unifié de ce point de vue et traduit les « tourments d’âme » d’un 15 Le fait que Prévost consacre autant d’attention aux motifs psychologiques et moraux des actions du narrateur d’un récit inséré peut être mis en rapport avec l’intérêt moral du narrateur du récit premier. Voir le sous-titre du roman : « Mémoires pour servir à l’histoire du cœur humain ». 86 OLGA PENKE malheureux fugitif. Prévost semble être inspiré pour rédiger ses mémoires par la manière d’écrire de Brenner dans son Histoire des Révolutions dont il a loué le style et dans lequel il a surtout admiré la force et l’énergie 16 . Dans les Livres sixième et septième, le style des mémoires change et les thèmes majeurs se modifient : les fugitifs de cette partie du roman sont souvent de véritables aventuriers et ils n’ont pas toujours un rapport avec la guerre d’indépendance hongroise 17 . Ce changement confirme la supposition de Jean Sgard selon laquelle ces parties ont été continuées par un autre auteur que l’abbé Prévost. Un seul événement concret de la guerre est présenté en détail dans les mémoires: la bataille d’Odenbourg où Prévost recourt probablement au texte de Brenner. Cette partie « historique » permet aussi à l’auteur d’exprimer sa critique concernant les horreurs de la guerre, mais surtout d’introduire plusieurs fugitifs fictifs dans l’histoire. Ces personnages malheureux sont de véritables victimes de leur situation: Jean Tekely, (frère supposé d’Emeric), sa femme, leurs domestiques et leur fille, la protagoniste féminine: Mlle Tekely. De la figure fragile de l’héroïne, une des belles créatures de l’imagination de l’auteur, nous retenons d’abord les éléments qui la distinguent des autres fugitifs: sa jeunesse, son sexe, son ignorance des faits de la vie. Dans son caractère, l’innocence, la faiblesse et l’ardeur de la religion se mélangent. Le dualisme de son caractère se constitue d’un bon naturel doux et d’une imagination très forte qui s’éveille vite et change d’objet subitement. Sa naissance et son héritage ne l’intéressent pas. Sa situation instable la pousse – comme c’est le cas des autres réfugiés – à se décider vite et sans se rendre compte des conséquences. Elle est héritière, selon la fiction, de deux maisons illustres, sans en connaître aucun avantage. Parmi ses qualités physiques et morales, le roman met en valeur sa beauté et sa compassion. Dès sa première apparition, elle a les traits d’un martyr et serait même capable de sacrifier sa vie pour sa religion: « Mon sang y serait bien employé » dit-elle en entreprenant de convertir son grand-père (p. 394). Personnage passif que seule la cause de la religion pousse à prendre l’initiative. Cette protagoniste, entièrement fictive, est liée à l’histoire par « son célèbre oncle »: Emeric Tekely (Imre Thököly). L’image de ce dernier est dominée dans le récit par des traits contradictoires, tout comme dans les textes historiques français de son temps: sa passion pour la liberté du pays le marque 16 17 Nous avons comparé le texte de Prévost et l’Histoire des Révolutions de Hongrie (La Haye, chez Jean Neaulme, 1739, t. V., p. 318, 382 et 400) pour voir les similitudes (O. P., t. VI., p. 382-386). Sur le sujet, voir notre étude « Prévost entre roman et histoire dans Le Monde moral » citée ci-dessus. O. P., t. VIII., p. 505. (Nous les présenterons brièvement à la fin de notre analyse.) LE SYNDROME DU RÉFUGIÉ 87 aussi bien que sa soif de gloire. Le roman n’oublie pas de mentionner non plus les dangers qu’il a encourus en devenant l’allié des « Infidèles » (p. 384). 18 Dans ce monde changeant et plein d’horreur, la fatalité peut rendre l’homme persécuté et fugitif d’un moment à l’autre. A côté de Brenner et de Mlle Tekely, l’ermite de la Porte de fer du Danube mérite également notre attention particulière. Son ermitage reflète déjà son destin malheureux: « un des plus tristes lieux du monde » (p. 401). Ce lieu de refuge a des points convergeants avec celui des autres personnages: le cloître, la prison ou la retraite, dans un pays éloigné, habité par des gens qui sont méfiants. La situation de l’ermite est symbolique. Il est solitaire et malheureux, entouré de secrets, privé des rapports humains ordinaires, exclu de la société et sans espoir d’y être intégré de nouveau un jour. Pourtant, il est le seul des « mécontents » fugitifs qui ait gardé des relations amicales avec les anciens combattants qu’il ne fréquente que dans le besoin et quand une cause commune les réunit. Son habit montre aussi qu’il a gardé un lien avec le passé: d’abord vêtu de noir comme ermite, pour sauver Mlle Tekely, il intervient dans l’uniforme des hussards: « vêtu de rouge, galonné en or, la tête couverte d’un bonnet militaire, à la manière hongroise, armé d’un grand sabre et d’un mousquet » (p. 405). Parmi les « illustres et malheureux fugitifs » de l’histoire hongroise, les mémoires de Brenner évoquent encore Julienne (soeur de Rákóczi), Hélène (Ilona Zrínyi, mère de Rákóczi, future femme de Thököly) et les deux fils de Rákóczi. Ces personnages historiques sont complétés par tout un cercle de réfugiés anonymes qui partagent le sort des personnages nommés. Trois sortes de destinées possibles sont mentionnées par le roman pour les insurgés vaincus: les réfugiés qui ont choisi l’émigration, ceux qui « avaient trahi l’amitié pour obtenir [les] dépouilles » des autres et ceux qui « gémissaient dans les fers » (p. 396). La série des célèbres réfugiés de l’histoire est complétée par Charles XII, roi de Suède, personnage de l’histoire, admiré pour sa vaillance et sa fidélité au principe d’une part et critiqué pour sa vanité extrême d’autre part. Il nous semble important de résumer les circonstances dans lesquelles les réfugiés sont présentés. Le réfugié, obligés de quitter son pays, perd sa place originelle dans la société. Le refuge qu’il peut trouver dans un pays étranger représente une rupture définitive avec son ancien monde. Il devient solitaire. Il 18 Voltaire souligne le caractère néfaste de ces guerres pour la Hongrie, mais il cède à l’opinion (« on dit ») selon laquelle c’est surtout Rákóczi qui est coupable du danger représenté par les Turcs. Du danger de l’alliance de Thököly avec les Turcs, Voltaire écrit de la manière suivante : « Le jeune Émerik Tékéli, seigneur hongrois, qui avait à venger le sang de ses amis et de ses parents, répandu à la cour de Vienne, souleva la partie de la Hongrie qui obéissait à l’empereur Léopold. […] Tékéli, que ce vizir avait fait roi, soupçonné bientôt après par la Porte ottomane de négocier avec l’empereur d’Allemagne, fut arrêté par le nouveau vizir, et envoyé, les fers aux pieds et aux mains, à Constantinople (1685) ». Essai sur les mœurs, t. II., p. 765766, 768. 88 OLGA PENKE se sent constamment poursuivi et doit changer de place. Il traverse des lieux obscurs pendant son voyage, se trouve souvent obligé de se servir d’accompagnateurs peu sûrs et doit se contenter de lieux de refuges provisoires peu rassurants. Il voyage en « voiture » (non couverte) ou à cheval, moyens de transport capables de traverser les montagnes rocheuses, les forêts 19 . Les scènes de fuite sont rarement présentées en détail, mais si elles sont montrées, c’est leur caractère obscur et effrayant qui est mis en relief: l’« épaisseur des bois » où retentissent les « bruits sourds » (p. 404-405) ou le voyage sur l’eau qui semble encore plus dangeureux. Souvent il leur manque aussi le lieu de la destination prévue. Ces situations et ces espaces nous font penser aux romans noirs. Pour se cacher ou se retirer du monde, les réfugiés cherchent souvent les espaces fermés. Ils réfugiés se retirent provisoirement dans un couvent: ainsi Rákóczi, ayant un « goût pour la solitude de Grosbois » veut « mener la vie des Camaldules » (p. 381), Mlle Tekely est élevée dans « un couvent sûr et bien reglé » (p. 386), Brenner prend « l’habit de son ordre » « au collège de l’Oratoire » à Nantes, on le mentionne comme « novice », « simple ecclésiastique » (p. 381, 383). L’ermitage est un lieu symbolique du refuge, comme nous l’avons déjà mentionné. Celui du roman « est situé entre deux roches, les plus escarpés de la montagne » et possède aussi une chambre secrète (p. 406). Les « fugitifs » de la guerre d’indépendance doivent se contenter de ces solutions plutôt provisoires, mais le pire est le sort de ceux qui sont emprisonnés (deux personnages à la Bastille, quatre dans les prisons de Vienne) ou l’exil définitif, comme celui que choisissent Rákóczi et ses partisans. S’ils veulent vivre en société, ils sont obligés de se marier secrètement et de mener « une vie obscure » dans une maison éloignée de la ville (p. 385). Le roman ne présente pas l’intégration parmi les possibilités 20 . Nous passons vite sur les figures de réfugiés qui apparaissent dans les deux derniers livres du roman, leur présentation nous mèneraient loin de notre sujet. Nous y apprenons en détail l’histoire de l’ermite, ancien page d’Emeric Tekely, pénitent qui se reproche des « engagements [...] qu’il avait au service des Infidèles » (p. 407). Cette histoire nous conduit le plus loin dans le passé. Une autre histoire insérée bien longue (p. 420-427), celle de l’Autrichien – « malheureux aventurier » (p. 426) – nous éloigne également de l’histoire de Brenner, dans le temps et dans l’espace. La malheureuse retraite de Charles XII, l’enlèvement et l’emprisonnement du grand-père de Mlle Tekely et de sa famille font également partie de l’histoire des fugitifs moins sympathiques que ceux que nous apprenons à connaître dans le Livre cinquième. Il est intéressant de 19 20 Cette voiture est tirée par des boeufs et diffère dans le roman de la voiture de luxe appelée « carrosse ». Sur l’émigration hongroise et sur les réalités de leur intégration voir : Ferenc Tóth, Ascension sociale et identité nationale. Intégration de l’immigration hongroise dans la société française au cours du XVIIIe siècle (1692-1815), Budapest, 2000, surtout : p. 52-68. LE SYNDROME DU RÉFUGIÉ 89 remarquer que seuls les fugitifs chrétiens peuvent compter sur la compassion du narrateur. L’évocation de la guerre d’indépendance hongroise, perdant en 1760 toute actualité politique, permet à Prévost de replonger dans son époque de prédilection: la fin du XVIIe et les premières décennies du XVIIIe siècle et de réfléchir à la question de savoir comment les crises de l’histoire influencent le sort des individus de caractère et de situation sociale très différents. L’errance involontaire des réfugiés hongrois offre une série d’exemples permettant d’illustrer la fatalité de l’histoire et la situation « malheureuse » des réfugiés, voués au voyage continuel ou à la recherche des ermitages, se trouvant obligés à devenir l’outil des pouvoirs qui n’embrassent leur cause que si elle coïncide avec leurs intérêts. Ils sont des êtres fondamentalement contradictoires et restent toujours suspects. Ils doivent se résigner à l’exil définitif, ne pouvant rien faire ni pour améliorer leur sort ni pour changer une opinion publique peu compréhensive. Prévost montre le sort de ces « malheureux fugitifs » avec une compassion et une solidarité qui peuvent être considérées comme exceptionnelles pour l’époque.