de base des citoyens en tant que personnes libres et égales, ce qui est
pourtant une exigence absolument prioritaire d’une analyse des institutions
démocratiques. C’est alors que l’idée du contrat social, mais rendue plus
générale et plus abstraite au moyen de l’idée de position originelle,
m’apparut comme la solution. Le premier objectif de la théorie de la justice
comme équité était donc de fournir une analyse convaincante des droits et
des libertés de base ainsi que de leur priorité. Le second objectif était de
compléter cette analyse par une conception de l’égalité démocratique, ce qui
m’a conduit au principe de la juste égalité des chances et au principes de
différence »13.
Nous laissons de côté provisoirement la fin de la citation qui anticipe sur les
concepts et les enjeux les plus théoriques exposés dans la première partie de
l’ouvrage. On sera plus attentif au fait que la critique de l’utilitarisme s’inscrit dans
le projet plus vaste de constituer la conception philosophique adéquate à une
démocratie constitutionnelle.
La théorie de la justice a l’utilitarisme pour adversaire déclaré puisqu’elle a
pour but de prendre sa place dans la philosophie morale et politique. La théorie de
la justice comme équité se construit contre l’utilitarisme. Mais cette réfutation
prend appui sur une conviction plus profonde : que la culture démocratique porte
en elle une exigence fondamentale en direction des libertés et des droits de base
des citoyens, que cette exigence est absolument prioritaire, et qu’elle exprime notre
sens de la justice. Or l’utilitarisme se trouve incapable de justifier cette exigence.
Autrement dit l’utilitarisme, quelque soit sa consistance, son constructivisme, est
en contradiction avec la conscience moderne de la justice, ou comme il l’écrit
encore plus précisément en 1993 dans Libéralisme politique, avec « un fond
commun d’idées et de principes fondamentaux, qui implicitement, sont acceptés »,
avec « certaines idées fondamentales implicites dans la culture politique publique
d’une société démocratique »14.
Mais quelle est pour ainsi dire la méthode ou l’outil critique qui permet de
réfuter l’utilitarisme à partir de la conviction de la priorité des droits-libertés,
implicite à la culture démocratique ? Rawls le précise à la suite de la citation de la
préface à l’édition anglaise :
13 p. 10.
14 p. 32 et p. 38.Rawls considère que le « pluralisme des conceptions du bien » est
au fondement du libéralisme et de nos sociétés modernes. Ce fait du pluralisme, y compris
ds idées libérales, représente le contexte indépassable ou la contrainte spécifiquement
moderne de la pensée. A ce titre, le projet rawlsien d’une théorie simplement politique, et
finalement sociale, de la justice, situe, de fait, la Théorie de la justice du côté de ce qu’on
appelle la philosophie post-métaphysique, qui a renoncé à toute espèce de fondation
transcendante, ontologique ou théologique, des valeurs ou des normes. Et pourtant le pari
libéral de Rawls est de croire qu’il est possible et raisonnable, malgré cette
incommensurabilité des conceptions du bien, qui laisse chacun libre de vivre en fonction
d’une vision du monde particulière, à condition de ne pas vouloir l’imposer aux autres, de
s’accorder sur une conception du juste, des principes du droit juste, compatible avec la
plupart des intuitions morales partagées. Sur ce point, voir Alain Boyer, « Justice et
égalité », Notions de philosophie, III, Folio, 1995, pp 53-54.