Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène GILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 Le Réseau National de Défense des Droits Humains (RNDDH) remercie le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique de l'opportunité qui lui est offerte d'apporter sa quote-part dans la réalisation des assises d'aujourd'hui, en intervenant sur le drame que représente la "Détention Préventive Prolongée en Haïti". Cette intervention sera divisée en trois grandes parties. Au cours de la première partie, nous fixerons ensemble les définitions et la terminologie tout en passant en revue les dispositions légales relatives à la détention préventive. Dans la deuxième partie, nous essaierons, à la lumière de la situation actuelle en Haïti, d'analyser les impacts de ce fléau qui s'est systématisé et contre lequel les autorités judiciaires affichent chaque jour un dédain aussi constant qu'incompréhensible. Dans la troisième partie nous analyserons les différentes mesures qui ont été prises par les autorités judiciaires et nous proposerons quelques pistes de solution. I. Quelques notes explicatives La détention est une peine privative de liberté consistant en l'incarcération d'une personne, dans un lieu connu, généralement appelé prison et astreint à des conditions préétablies. Ces conditions, prévues de manière générale, dans des instruments régionaux et internationaux relatifs aux droits de l'homme, sont aussi détaillées, en ce qui nous concerne, dans les Règlements Internes des Etablissements Pénitentiaires. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 1 Détention préventive La détention préventive suppose, pour sa part, l'application d'un ordre d'écrou à l'encontre d'une personne en conflit avec la loi, en attendant qu'une enquête judiciaire vienne décider s'il y a des indices devant aboutir au renvoi de cette personne par devant une autorité de jugement, ou tout simplement hors des liens de la détention. Selon le Dictionnaire des Droits de l'Homme, la Détention préventive encore appelée Détention provisoire, signifie tout simplement une mesure d'emprisonnement avant jugement. C'est donc la mesure par laquelle un Magistrat prive de sa liberté une personne soupçonnée d'avoir commis une infraction pénale avant toute décision juridictionnelle la déclarant coupable des faits qui lui sont reprochés. Détention préventive prolongée Selon le Code d'Instruction Criminelle haïtien, une personne contre laquelle est ouverte une instruction judiciaire peut voir décerner à son encontre un ordre d'écrou, notamment dans les cas emportant une peine d'emprisonnement. Pour sa part, la loi du 26 juillet 1979 sur l'appel pénal stipule que l'appareil judiciaire dispose en fait d'un délai maximal de quatre mois pour décider si les indices sont assez concordants pour envoyer une personne par devant une instance de jugement ou pour la remettre en liberté. A la lumière de cette disposition, toute personne contre qui un ordre d'écrou a été émis et qui a déjà passé quatre mois en prison sans être jugée est en situation de détention préventive prolongée. Contraire à la Loi, la détention préventive prolongée viole aussi les dispositions des instruments régionaux et internationaux portant sur la détention et consacrant le droit aux garanties judiciaires. Ces instruments sont nombreux. Cependant, à titre d'exemple, rappelons que l’article 24 de la Déclaration Américaine des Droits et Devoirs de l’Homme stipule clairement que Tout individu qui a été privé de sa liberté a droit à ce que le juge vérifie immédiatement la légalité de cette mesure et à être jugé sans retard, ou, dans le cas contrairement, à être mis en liberté. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 2 II. Justification et universalité de la détention préventive La mesure de détention préventive est souvent considérée comme étant une décision prise dans le but d'empêcher à la personne soupçonnée d'avoir commis une infraction à la loi pénale, de s'enfuir tout en la rendant disponible pour le Magistrat chargé de mener l'enquête judiciaire. Elle est aussi souvent appréciée par les victimes des actes répréhensibles qui, ayant appris que des personnes ont été arrêtés dans le cadre de leur dossier, se sentent fortes et ont l'impression que justice est sur le point d'être rendue. Il convient aussi de souligner que la mesure en soit, qui consiste à mettre une personne en prison avant qu'elle ne soit jugée est utilisée partout dans le monde, ce, en dépit du fait que les avocats la combattent souvent en invoquant les libérations provisoires, les libérations sous caution ou même, les levées de mandat d'écrou. Ces procédures supposent que l'enquête judiciaire continue mais que l'inculpé disposant d'un domicile connu, peut s'adonner à ses activités, en attendant l'issue de l'enquête judiciaire menée à son encontre. III. Situation actuelle en Haïti Au 22 avril 2016, la population carcérale haïtienne totale est estimée à onze mille sept cent quarante et un (11.741) détenus dont huit mille cinq cent quarante-cinq (8.545), soit 72.77 % sont en attente de jugement. Il s'agit là d'une situation catastrophique car, elle suppose que dans le pays, la détention préventive est devenue la règle mais non l'exception. Causes de la détention préventive prolongée au regard de la situation en Haïti Les causes de la détention préventive prolongée sont multiples. Nous voulons en évoquer huit (8) d'entre elles : 1. La toute première cause de la détention préventive prolongée est qu'en Haïti, toutes les enquêtes commencent par l'arrestation des personnes incriminées. Les _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 3 Magistrats considèrent l'ordre d'écrou avant jugement comme étant la règle mais non l'exception. 2. Les magistrats travaillent sur la base d'un horaire fantaisiste, établi selon leur propre disponibilité. Certains sont présents au bureau après dix (10) heures et repartent avant midi. Des fois, ils oublient même les extractions judiciaires par eux ordonnées. Le non fonctionnement de l'inspection judiciaire qui font ce qu'ils veulent, dans le mépris du droit aux garanties judiciaires des personnes incarcérées. 3. Au moment de leur incarcération, certaines personnes fournissent aux autorités un faux nom qu'elles oublient par la suite. Le suivi judiciaire de leur dossier ne peut alors être fait et celles-ci sont considérées comme étant des sans dossiers. 4. La corruption qui gangrène l'appareil judiciaire porte certains magistrats à considérer la détention préventive comme étant un moyen de pression. Certaines personnes sont maintenues en prison en attendant de pouvoir rassembler le montant exigé pour acheter leur liberté. 5. D'autres Magistrats, par peur de voir leur nom associé à la corruption, préfèrent que les personnes passent des années en prison avant d'être jugées plutôt que d'être pointés du doigt comme ayant reçu des pots de vin pour libérer celles-ci. 6. Des dossiers qui pourraient donner lieu à des citations directes au correctionnel sont aussi soumis aux Juges d'instruction par les Parquetiers pour enquêtes judiciaires. 7. Le non - renouvellement du mandat des Juges qui selon la Constitution, doit se faire par l'Exécutif sur rapport favorable du Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire. En 2015, pour huit mille cinquante (8050) personnes qui étaient en attente de jugement, soixante trois (63) Magistrats instructeurs étaient en fonction, soit un Magistrat instructeur pour chaque cent vingt sept (127) détenus. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 4 8. Enfin, une autre cause aujourd'hui vient aggraver la situation : il s'agit des rapports houleux et conflictuels qui existent entre le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire (CSPJ) et le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique. Conséquences de la détention préventive prolongée au regard de la situation en Haïti Le travail continu du RNDDH au sein des prisons du pays ainsi qu'un programme d'assistance légale pro bono mis sur pied par l'organisation, dédié à des personnes en situation de détention préventive prolongée permettent à l'organisation de mettre en exergue les graves impacts de ce fléau sur la société haïtienne. La première conséquence de la détention préventive prolongée est la garde illégale en prison pendant plusieurs mois voire, des années, de personnes qui pourtant jouissent selon la loi de la présomption d'innocence. D'autres conséquences graves ont aussi été découvertes par le RNDDH. Par exemple, dans le cadre d'une étude réalisée au cours de l’année 2011, intitulée Impacts de la Détention préventive prolongée sur la population, cent dix (110) prisonniers en attente de jugement ont été aléatoirement rencontrés. Les chiffres parlent d'eux-mêmes : 79.09 % d'entre eux étaient des pères et mères de famille. 92.7 % d’entre eux s’adonnaient à une activité génératrice de revenus avant leur incarcération. Ils étaient pour la plupart des cultivateurs, des policiers, des commerçants, des chauffeurs, des techniciens en construction et des électriciens. Seuls huit (8) d'entre eux ne travaillaient pas. 93.63 % d'entre eux avaient, avant leur incarcération, un (1) à cinq (5) enfants et 6.37 % avaient six (6) enfants ou plus. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 5 Seuls 41.81 % avaient leur dossier par devant un cabinet d'instruction. 33.63 % étaient carrément oubliés par les autorités judiciaires qui avaient ordonné leur mise en détention car ils n'avaient jamais alors, bénéficié d'une extraction judiciaire pour être auditionnés par les autorités chargées de mener l'enquête sur les faits qui leur étaient reprochés. Donc, des pères et des mères de famille sont incarcérés et gardés en détention illégalement prolongée alors que les membres de leur famille – qui ne dépendaient que d’eux avant leur incarcération – se sont retrouvés dans la mendicité et dans la pauvreté extrême, souvent du jour au lendemain. Pour leur part, les jeunes ont été exposés à la délinquance et à la délinquance juvénile suite à l'arrestation de leurs parents. Ils n'ont pu continuer avec leurs études et certains, pour subvenir à leurs besoins, se sont livrés à la prostitution. Une autre conséquence grave est liée au problème de l'espace carcéral en Haïti. En effet, la détention préventive prolongée engendre la violation d'autres droits humains car, en plus de ne pas être jugé dans le délai légal, les victimes occupent les même cellules que les condamnés et subissent les mêmes conditions de détention que ces derniers. N'étant pas soumises à un régime d'emprisonnement souple caractérisé par leur statut juridique, elles subissent la promiscuité à laquelle sont soumis tous les incarcérés ce qui les exposent aux maladies contagieuses, telles que la galle, la grattelle, le choléra, etc. Si la détention préventive est d'abord et surtout une atteinte grave au droit à la liberté, elle est aussi un frein à la réinsertion sociale des personnes détenues. En effet, la réinsertion suppose un programme personnalisé pour chaque individu emprisonné, déclaré coupable. Ce programme a pour objectif de permettre à une personne condamnée, après avoir purgé sa peine, de retourner dans la société, meilleure qu'avant. Lorsque 72.7 % des personnes en prison sont en situation de détention avant jugement, aucun programme sérieux ne peut être mis en œuvre. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 6 IV. Différentes mesures prises par les autorités judiciaires Depuis 1998, les autorités judiciaires créent des commissions appelées à faire le diagnostic de la détention préventive prolongée et à réfléchir sur des recommandations. De la première commission alors dénommée Bureau de Contrôle de la Détention Préventive (BUCODEP), mise en place avec l'aide de USAID, à toutes celles qui, récemment encore, ont jalonné notre histoire, les résultats n'ont jamais été à la hauteur des attentes de la population haïtienne. Nombreuses de ces commissions n'ont été bonnes qu'à engloutir des sommes faramineuses. La création de task force, la mise en place de séries sporadiques de programmes très médiatisés comme "pas un jour de plus " ; "opération coup de poing" ont vu leur nom emporter plus de succès que les programmes eux-mêmes. Partageons quelques chiffres : Années Population carcérale totale Personnes en attente de jugement Pourcentage 2006 4599 3850 83.71 % 2007 5314 4258 80.12 % 2008 8272 6675 80.69 % 2009 10219 8186 80.10 % 2010 3405 (après le séisme) 2027 59.63 % 2011 7254 5102 70.33 % 2012 8557 6174 72.15 % 2013 10220 7250 70.93 % 2014 10430 7426 71.19 % 2015 11122 8050 72.37 % 2016 11741 (22 avril 2016) 8545 72.77 % De 2006 à 2016 en dix années, la population carcérale a augmenté de 60.82 % mais, la moyenne de personnes en attente de jugement est de 81.40 % _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 7 En 2015, l'ex Ministre de la Justice et de la Sécurité Publique, Me Pierre Richard CASIMIR avait même proposé d'introduire dans le système judiciaire haïtien le port du bracelet électronique comme une alternative à la prison préventive. Cette proposition a été rejetée par le RNDDH ainsi que par d'autres organisations de défense des droits humains car, si des mesures ne sont pas prises pour porter les Magistrats à décider dans le délai de la Loi, sur les cas des personnes arrêtées et incarcérées, la situation ne changera jamais. Venir avec le port du bracelet électronique c'est simplement offrir aux Magistrats une autre possibilité de violer le droit aux garanties judiciaires des Haïtiens : si cette mesure entre en vigueur, dans moins de deux (2) mois, la mode en Haïti sera au port du bracelet électronique. V. Recommandations La déconstruction du problème telle que nous venons de le faire, permet au RNDDH d'affirmer que sortir de la détention préventive prolongée se résume à trois (3) choses : 1. Porter les Parquetiers et les Juges à faire le travail pour lequel ils ont été embauchés c'est à dire : Arrêter les délinquants, Enquêter sur les actes répréhensibles commis et Appliquer la Loi en jugeant les personnes en conflit avec la Loi. 2. Inviter les Magistrats à adopter la technique "premiers arrivés premiers servis", ce qui permettra de rompre d'avec cette habitude qui veut que certaines personnes, sur la base de leur statut social et économique, ne peuvent souffrir un mois en détention préventive alors que d'autres passent des années sans être jugées. 3. Accepter définitivement que l'histoire d'Haïti a prouvé que la résolution de la détention préventive prolongée ne passe pas par la création d'une quelconque commission. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 8 Pour conclure, le RNDDH qui chaque jour se frotte à des milliers de prisonniers désespérés, vous invite à vous questionner sur cet adage qui affirme que toute personne soupçonnée d'avoir commis un acte répréhensible jouit de la présomption d'innocence. L'organisation de droits humains estime pour sa part qu'il est cruel de dire à une mère de famille, à un mineur et à un homme que même après qu'ils aient passé cinq (5) ans en prison sans être jugés, ils sont innocents jusqu'à ce qu'un tribunal leur ait déclaré le contraire. Merci. _____________________________ Forum sur la Détention Préventive Prolongée organisé par le Ministère de la Justice et de la Sécurité Publique Texte présenté par Marie Yolène G ILLES COLAS, Assistante Responsable de Programmes 5 Mai 2016 9