SUR LES INJUSTES PROCÈS FAITS À HEGEL ET LA PHILOSOPHIE SPÉCULATIVE 51
notamment dans les PPD 10. On peut dire en effet que dans cet ouvrage Hegel expose,
dans le détail, sa pensée du politique, quoique le philosophe précise, dans la Préface
même de ces Principes : « Étant donné la nature concrète et en soi différenciée de l’ob-
jet, nous avons négligé de faire ressortir et de prouver dans les moindres détails la
marche de l’argumentation logique, car cela pouvait tout d’abord passer pour superflu
puisque la méthode scientifique était supposée connue, et ensuite, chacun s’apercevra
– cela saute aux yeux – que le tout et la distribution de ses parties repose sur l’esprit
logique »11. Il faut donc entendre « dans le détail » par : selon l’ensemble des détermi-
nations engagées12.
Ainsi, du fait même que « la méthode scientifique [y est] supposée connue », les
PPD risquent précisément d’être abordés inadéquatement par les lecteurs qui y
entrent directement, à savoir sans la médiation par la pensée de la « méthode ». La
pensée supporte mal les raccourcis. Comprendre l’aspect d’une doctrine, surtout si elle
atteint le niveau de la spéculation et qu’elle se fonde en conséquence comme systéma-
tique, exige du lecteur qu’il parcoure cette dernière en entier, sans quoi chacune des
critiques formulées à son encontre ne peut être que d’entendement et, par là, non
valable.
Soit. Mais Hegel ne parle pas tant ici de l’ensemble du système que de la « métho-
de ». De quelle méthode s’agit-il ? De la méthode de la pensée (spéculative) telle
qu’elle se déploie dans La Science de la logique 13, livre aride s’il en est mais parce qu’il
offre à penser dans l’élément pur de la pensée, dans ce que Hegel appelle « le royau-
me des ombres » 14. Mais l’aridité de la logique, son abstraction, qui fait sa difficulté
propre, n’est bien sûr pas une raison suffisante pour justifier l’omission d’une entrée
sérieuse dans son mouvement si l’on entreprend de se prononcer sur (contre) le spé-
culatif 15. Sur le fond, seul un exposé spéculatif (une redite ? 16) de la logique spéculati-
ve permet de prendre toute la mesure de la méprise que constitue la considération de
la pensée politique hégélienne comme une apologie de l’Étatisme et comme un germe
possible de l’idéologie totalitaire, voire du nazisme en particulier. Et permet, corollai-
rement, de prendre la mesure de l’ouverture fondamentale de la philosophie hégé-
lienne sur l’« altérité », alors que nombreux sont ceux qui jugent qu’elle opère l’en-
10. En dépit de ce que peut laisser penser le titre, l’essentiel des Principes de la Philosophie du droit ne porte
pas sur le droit au sens juridique du terme: « Quand nous parlons ici de droit, nous n’entendons pas seule-
ment le droit civil, comme on le fait d’ordinaire, mais la moralité, la vie éthique et l’histoire universelle qui,
elles aussi, rentrent dans sa sphère, parce que le concept unit les pensées selon la vérité » (PPD, adition au.
§ 33, p. 92).
11. C’est moi qui souligne ; p. 46.
12. Dans la Philosophie de l’Esprit (troisième moment de l’Encyclopédie des Sciences philosophiques), la pensée
hégélienne du politique trouve également une place d’importance, mais avec moins de précision, le souci de
Hegel étant, dans l’Encyclopédie, de faire accéder le lecteur au mouvement de la totalité du système de la Pen-
sée. Les deux ouvrages se complètent donc, mais sans exclure, ni l’un ni l’autre, le passage nécessaire par le
premier moment de l’Encyclopédie qui est celui de la Logique.
13. « Chacun des degrés considérés jusqu’à présent est une image de l’absolu, mais tout d’abord selon une
manière bornée, et de la sorte il se propulse en direction du tout, dont le déploiement est ce que nous avons
désigné comme méthode » (La Science de la logique de 1830 – dite « Petite Logique » –, traduction de B. Bour-
geois, Vrin, Paris, 1970, Addition au § 237, p. 623).
14. La Science de la logique de 1812 (dite « Grande Logique »), traduction de P.-J Labarrière et G. Jarczyk,
Aubier- Montaigne, Paris, 1972, Introduction, p. 32.
15. Deux professeurs de l’Université de Nice ont successivement refusé d’être directeurs de ma Maîtrise consa-
crée précisément à cette Logique pour cette raison avouée que c’est une œuvre… trop difficile à comprendre !
16. « […] prouver signifie, en philosophie, la même chose que montrer comment l’ob-jet se fait par lui-même
et à partir de lui-même ce qu’il est. » (La Science de la logique, addition au § 83, p. 518). De sorte que, « que
l’Idée est la vérité, c’est ce dont la preuve n’a pas à être réclamée maintenant seulement ; tout l’accomplisse-
ment et développement précédent de la pensée contient cette preuve » (Idem, addition au § 213, p. 616).