Tél. 044 388 82 00, Fax 044 388 82 01
entré dans le système académique
anglo-saxon. J'étais dernièrement à
Iéna, en Allemagne, où des généti-
ciens d'un institut Max Planck ont
montré qu'il y avait des ressem-
blances génétiques, il y a 5000 ans,
entre la région des steppes et le nord
de l'Europe. Si vous voulez vous faire
financer, plutôt que de dire «j'ai
retrouvé des ressem-
blances entre 15 squelettes
de telle région et 15 de telle
autre», vous dites «j'ai
retrouvé les Indo-Euro-
péens»... En dehors du monde aca-
démique, l'idée habite certains
nationalismes, y compris en Russie
et en Inde.
Vous évoquez deux choses à l'origine
du mythe: la quête européenne d'un
mythe fondateur et la découverte des
ressemblances entre les langues. Un
de ces deux aspects engendre-t-il
l'autre? Ça commence sur le plan
linguistique. Les linguistes sérieux
disent d'ailleurs que la question
indo-européenne est purement lin-
guistique. Dès la Renaissance, on
avait remarqué ces ressemblances.
On avait alors un principe explicatif
dans la Bible: Dieu parle en hébreu
à Adam. Il y avait donc des érudits
qui essayaient de faire dériver le latin
et le grec de l'hébreu. A partir du
moment où laBible perd de son auto-
rité, au XVIIe-XVIIIe siècle, et qu'on
découvre le sanskrit (la langue
ancienne de l'Inde), le champ des
hypothèses devient plus vaste. On a
un exemple à disposition: les langues
romanes - français, espagnol, ita-
lien... - descendent du latin à travers
la conquête romaine. On essaie dès
lors d'appliquer cet exemple familier
pour expliquer les ressemblances.
A partir delà, l'hypothèse indo-eu-
ropéenne sert de solution pour un
autre problème, propre à l'Europe.
Tout groupe humain a un mythe
d'origine. Dans le cas des Européens,
ce mythe est donné par la Bible. Mais
on doit la Bible aux Juifs, c'est-à-dire
à une population que, dans l'Europe
d'alors, on assassine, on expulse ou
on spolie dès qu'il y a un problème.
Cela crée une situation schizophré-
nique, très présente au XVIIIe siècle.
Des gens comme Voltaire se
demandent: est-ce qu'on doit vrai-
ment notre culture à ce peuple de
gardiens de chèvres qui vivaient
dans le désert?
La quête d'une langue source et d'un
peuple originel aboutit, selon votre
expression, à désigner un «berceau à
roulettes»... Dans la première moitié
du XIXe siècle, la linguistique est
une science allemande. En l'ab-
sence d'unité politique, la langue
est la seule chose qui définit l'iden-
tité allemande: la notion d'un
peuple originel est alors une
manière de penser l'unité de la
nation. A partir de la linguistique,
on voit apparaître ainsi l'idée d'un
peuple indo-européen, que les Alle-
mands appellent «indo-germa-
nique » et qui coïncide avec les
Germains tout court. Des bords de
la Baltique, ce groupe humain
«La notion
d'un peuple
originel
est une manière
de penser l'unité
de la nation»
JEAN-PAUL DEMOULE,
ARCHÉOLOGUE
serait parti à la conquête du
monde, s'abâtardissant à mesure
qu'il allait vers le Sud: il faudrait
donc restaurer, dit-on, sa pureté
originelle... A partir de la fin du
XIXe siècle, les Indo-Européens
deviennent un objet scientifique
pour les autres pays d'Europe.
Concernant le «berceau à rou-
lettes», on observe une logique de
rapatriement d'Est en Ouest. Au
début, puisque la notion tient à la
découverte du sanskrit, on situe ce
peuple en Inde. Un érudit suisse, le
Genevois Adolphe Pictet, invente
ensuite la paléontologie linguistique:
on recherche les mots communs aux
différentes langues, on considère
qu'ils appartiennent à la langue
d'origine et on suppose qu'ils
décrivent le paysage et la société où
cette langue était parlée. Si on trouve
les mêmes mots pour désigner le
chêne, le hêtre et le mouton, on en
déduit que ces éléments étaient pré-
sents dans la patrie originelle. Pour
Pictet, le berceau idéal est donc l'Asie
centrale montagneuse, l'Afghanis-
tan, avec des paysages qui res-
semblent un peu à la Suisse... Plus
tard, le berceau bouge vers les ste-
ppes au nord de la mer Noire, dans
l'Ukraine actuelle. Puis, à partir de
la fin du XIXe siècle, les savants alle-
mands nationalistes proposent la
Baltique, la Scandinavie et le nord
de l'Allemagne. Les Anglais conti-
nuent à préférer un berceau asia-
tique, plutôt proche-oriental, et les
Français sont partagés.
Comment l'hypothèse indo-euro-
péenne alimente-t-elle celle d'une
«race aryenne»?Le mot «aryen», uti-
lisé par le nazisme et repris dans la
politique raciale du gouvernement
de Vichy, est un synonyme d'«in-
do-européen». Les textes indiens les
plus anciens, datés de 15oo à 1000
av. J.-C., décrivent les luttes des
forces du bien contre celles du mal:
les premières sont appelées arya et
les secondes, dâsas. Certains
indo-européanistes ont voulu pen-
ser que ces légendes décrivaient des
faits réels, et notamment l'arrivée
des Indo-Européens en Inde.
Y a-t-il des traces archéologiques qui
étayent le mythe? On raisonne sou-
vent de manière circulaire: si on
suppose que les Indo-Européens
viennent des steppes d'Ukraine, dès
qu'on fait des trouvailles dans cette