Une marque prédicative en protoroman?
1. Objectif
Le but de cette étude est de formuler une hypothèse selon laquelle le protoroman
connaît une marque morphologique -s affectée à des noms (substantifs, adjectifs
et participes) et adverbes en fonction prédicative.
2. La formation du système prédicatif
2.1 La toile de fond: noms et adverbes
Voici d’abord le cadre grammatical dans lequel la marque prédicative supposée se
formera et évoluera. Il concerne deux pans de la grammaire: le système casuel et
la catégorie des adverbes.
2.1.1 Le système casuel
Des investigations fondées sur une analyse spatiale et temporelle du protoroman
(Dardel/Wüest 1993, Dardel 1999 et 2001) montrent que les cas nominaux ro-
mans sont passés, entre l’Antiquité et les parlers rom. modernes, par une alter-
nance de réductions et d’augmentations des morphèmes casuels. En résumé, il y a
deux cycles de réduction, reliés par une période d’augmentation. En voici les prin-
cipales étapes.
Dans l’Antiquité, le protoroman le plus ancien, que j’appellerai le «protorom.-
A», atteste une réduction massive de morphèmes latins, à savoir un système aca-
suel, dont la forme unique est l’accusatif; c’est le premier cycle de réduction, pro-
duit sans doute, en même temps que d’autres réductions morphologiques, par une
semi-créolisation liée aux conquêtes romaines; ce système est panroman, mais
n’est directement observable qu’en port., esp. et sarde; dans le reste de la Roma-
nia, il est masqué par les systèmes suivants, ressortissant à ce que j’appelle le «pro-
torom.-B» et le «protorom.-C». Dans le protorom.-B, affectant dès les premiers
siècles de notre ère la Romania de la Catalogne à la mer Noire, apparaît en effet
un système bicasuel, observable entre autres dans l’opposition cas sujet/cas régi-
me de l’afr. li murs/le mur; il est produit par l’introduction d’un nominatif en fonc-
tion de sujet et d’attribut, de forme classique (imperator, afr. emperere) ou non
classique (bovis, pour bos, afr. bues), sous l’influence plus ou moins directe de la
norme latine écrite. À ma connaissance, ce système n’est aujourd’hui identifiable
à l’état pur qu’en rhétoroman des Grisons, car, dans les autres aires ressortissant à
cette synchronie, s’ajoute, en protorom.-C, un troisième cas, le génitif-datif, réser-
vé aux noms [+ animé],observable aujourd’hui,sinon dans les noms,du moins dans
les anciens pronoms toniques, par exemple dans le fr. leur (illorum), à la fois
adjectif possessif et pronom datif. La dernière phase de l’évolution est formée par
le second cycle de réduction, qui, pour les noms, commence déjà en période pré-
littéraire et aboutit de nos jours à un système bicasuel en roum. et acasuel en cat.,
gallo-rom., italo-rom. et rhétorom. des Grisons.
Dans cette hypothèse, compte non tenu de l’ordre des termes, est paulum
grandem et legit paulum librum du protorom.-A correspondent à respective-
ment paulus est grandis et paulus legit librum du protorom.-B.
2.1.2 Les adverbes
À l’origine, les adverbes modaux font système, comme en latin, avec des adjectifs
qualifiants ou quantifiants correspondants, mais revêtent, contrairement à ce
qu’on voit en lat. cl., la forme non marquée de ces adjectifs, de sorte que nous nous
trouvons en présence de ce qu’on appelle parfois des «adjectifs-adverbes», dont
les termes sont en partie commutables et les fonctions syntaxiques souvent indis-
sociables dans les textes; on a par exemple, en protorom.-A
parabolat altum ‘il parle haut’
montem est altum ‘le mont est haut’
parabolat solum ‘il parle seul/seulement’
L’adjonction du suffixe adverbial -mentem est plus tardive et ne couvre pas toute
la Romania.
À la catégorie des adjectifs-adverbes s’ajoute, dès l’origine, celle des adverbes
lat. au degré comparatif, pourvus d’une finale -us (type minus) ou -is (type magis);
cette série est complétée par d’autres adverbes en -s, non comparatifs, tels foras
‘dehors [avec mouvement]’, nimis ‘trop, plus qu’il ne faut, extrêmement, énormé-
ment, beaucoup’ et satis ‘assez, suffisamment’.
Les adverbes de temps et de lieu (cras,heri,dum-interim, etc.) n’ont pas de
pendant adjectival homonyme.
2.2 Le premier plan: le système prédicatif
Sur ce fond déjà connu, sinon reconnu, se détache le phénomène protoroman à
peine soupçonné de la formation d’une marque prédicative.
2.2.1 Hypothèse (en première approximation)
Par référence à Dardel 1996:51-52, je considère que, généralement parlant, dans
une proposition assertive non marquée, le prédicat s’inscrit dans l’articulation dis-
2 Robert de Dardel
cursive en thème et rhème, en conformité avec l’articulation syntaxique en sujet,
verbe, objet, etc., et y équivaut à un rhème, en tant que celui de ces deux termes
qui répond à une question partielle (Quand Paul arrive-t-il? – [Il arrive] demain.
Que fait Pierre? – Il écrit.) ou qui, en réponse à une question totale,apporte le plus
d’information (Que se passe-t-il? – Deux voitures sont entrées en collision.). Dans
cette optique, le prédicat se situe dans le syntagme verbal en fonction de consti-
tuant immédiat de la proposition et s’y exprime soit par le verbe employé seul,soit,
en combinaison avec le verbe, par les constituants nominaux (attribut du sujet, ob-
jet, attribut de l’objet) et adverbiaux (circonstant, complément circonstanciel).
Il est toutefois des constructions où l’articulation en thème et rhème n’est pas
conforme à l’articulation syntaxique. Ceci se produit notamment dans les propo-
sitions VS avec un verbe d’existence ou de mouvement, que j’appelle «construc-
tions existentielles» (cf. la non-base existentielle, Dardel 1996:56); il arrive alors
que le verbe soit thème et le sujet rhème. En voici un exemple: dans les indications
scéniques, la sortie d’un personnage est annoncée par la construction SV (Le com-
te sort), tandis que l’entrée d’un personnage sur scène l’est souvent par une asser-
tive du type VS, où le prédicat est sujet (Entre un larbin, répondant à une question
mentale telle que Qui va entrer?).
Dans ce cadre, en première approximation, l’hypothèse protoromane peut être
formulée en ces termes: tout prédicat non verbal, sujet compris, est sigmatique,
c’est-à-dire porteur d’une marque finale -s.
Théoriquement, cette marque se conforme à la description du marquage d’op-
positions privatives (que Dik 1997/1:41-47 illustre par l’angl. book/books), où les
deux termes s’opposent corrélativement comme étant respectivement sans -s/avec
-s, non marqué/marqué, non prédicatif/prédicatif, plus fréquent/moins fréquent et
moins informatif/plus informatif. Dans la pratique, s’agissant du protoroman, qui
n’est pas directement interprétable en termes de fréquence, je présume que le trait
[plus informatif], qui découle de ce que le prédicat, répondant à une question, est
imprévisible, implique le trait [moins fréquent].
2.2.2 Origine morphologique et sémantique
Le point de départ de l’évolution en protoroman semble être l’ensemble d’ad-
verbes lat. en -s du type cité plus haut, qui, en tant que comparatifs, ont en lat. écrit
un sens intensif, «indiquant – en l’absence de toute comparaison avec un autre ter-
me – qu’une qualité existe à un degré relativement élevé» (Ernout/Thomas
1953:167; cf. aussi Baldi 2002:69). De là, le -s final, senti comme la marque des ad-
verbes, s’étend à d’autres adverbes de l’Antiquité lat. (antea antes, port. antes,
esp. antes, sarde antes;dunc duncas aesp. doncas, cat. donques, sarde dunkas)
et, plus tard, aux adverbes rom. en -mentem (oc. naturalmenz).Tout porte à croire
que c’est là l’origine de ce que les romanistes appellent le «-s adverbial».
Par l’entremise des adjectifs-adverbes, la marque prédicative des adverbes mo-
daux contamine les adjectifs qualifiants et quantifiants. On aperçoit des indices
3Une marque prédicative en protoroman?
très anciens de ce rapprochement dans l’emploi adjectival de melius (attesté par
les parlers rom.: acat. mills,fr.mieux, sarde médzus) et dans l’emploi adverbial
d’adjectifs en -us, comme dans le port. envidos, l’esp. ambidos, le cat. envides,le
afr. enviz et le surs. nuidis ‘à contre-cœur’, qui prolongent, munis d’un -s adverbial,
la forme masculine de l’adjectif invitus (REW 4537; FEW 4:803-04).
La contamination s’étend finalement à des substantifs (sarde servus) et à des lo-
cutions adverbiales (fr. à reculons, rhétorom. des Grisons cun gis ‘avec le jour’).
La marque, à l’origine liée au sens intensif de certains lexèmes adverbiaux, finit
de proche en proche par être produite aussi par la fonction prédicative nominale,
qui est en quelque sorte également intensive, mais sur le plan discursif. En d’autres
mots, il y a, me semble-t-il, à la faveur d’un trait sémantique [+ intensif] commun,
une extension du -s adverbial aux noms prédicatifs.
2.2.3 Genèse du système prédicatif
L’hypothèse d’une marque prédicative en protoroman une fois admise, il faut se
demander pourquoi elle s’y forme.
Il se peut que la formation d’un système de morphèmes prédicatifs résulte di-
rectement ou indirectement de la réduction des morphèmes casuels du premier
cycle et, de façon concomitante, d’un problème d’ambiguïté potentielle. Certes,
l’ambiguïté complète n’existe probablement dans aucun système linguistique, vu
que ce serait la négation de sa fonction communicative et vu le réseau de traits dis-
tinctifs grammaticaux, prosodiques, contextuels et situationnels qui entourent tout
énoncé et agissent isolément ou en combinaison, de façon éventuellement redon-
dante. À ce titre, si, par l’évolution, le nombre de traits distinctifs diminue au point
d’atteindre un seuil critique, par compensation, un trait distinctif sera néanmoins
maintenu ou un trait nouveau introduit dans la structure menacée.
En supposant que l’origine du système prédicatif est de cette nature, il faut dis-
tinguer deux phases de sa genèse. Dans la première phase, nous aurions la géné-
ralisation du -s dans les adverbes et peut-être déjà une tendance à les distinguer,
par cette marque, d’adverbes en fonction non prédicative. Dans la seconde phase,
le -s serait introduit dans les noms, où, du fait de la rencontre du système acasuel
avec l’ordre de base du protorom.-A, VSO/VSA, le seuil critique est atteint ou
presque atteint; c’est alors peut-être comme trait redondant que la marque prédi-
cative est introduite. Quoi qu’il en soit, l’évolution de la seconde phase se ramène
finalement à une ample restructuration morphosyntaxique:les morphèmes casuels
disparaissent et sont remplacés par le morphème prédicatif, comme ils le sont du
reste aussi par des prépositions.
2.2.4 Déclin du système
S’il est vrai que la marque prédicative est introduite dans le protoroman le plus
ancien pour compenser la disparition des morphèmes casuels latins et les
contraintes de la base VSO/VSA, cela pourrait expliquer pourquoi elle décline
4 Robert de Dardel
plus tard, approximativement au moment où se forment le système bicasuel et les
bases nouvelles, OVS/AVS et SVO/SVA.
Ce que nous observons alors dans les parlers romans,ce sont les signes d’une per-
te générale (sauf en rhétorom.grison) de la productivité du système prédicatif en -s:
en contexte (cf. les exemples en 3), les noms sigmatiques ne sont alors plus que des
anomalies et les adverbes et locutions adverbiales avec -s plus que des formes figées.
Un fait remarquable est que le -s subsiste dans le lexème adverbial, mais ne sub-
siste presque jamais dans le lexème nominal; c’est sans doute que l’adverbe, étant
très fréquemment prédicatif, le -s en est devenu une partie intégrante, alors que les
noms, affectés aux deux fonctions discursives, le prédicat et le non-prédicat, sont
finalement restés indépendants de cette marque.
2.2.5 Hypothèse (en seconde approximation)
Dans l’hypothèse formulée en 2.2.1, le système de la marque prédicative en pro-
toroman est présenté comme une donnée valable globalement, de sa formation à
son déclin.
Comme la formation et la productivité du système à prédicat marqué se situent
à l’aube du protoroman et que ce système décline déjà dès les premiers siècles de
notre ère, d’éventuelles lacunes dans la documentation romane peuvent être in-
terprétées comme la perte, en période prélittéraire, d’éléments prévus par l’hypo-
thèse initiale; cette éventualité laisserait l’hypothèse initiale intacte.
Il n’est cependant pas sûr que les choses se soient passées ainsi, car on peut aus-
si imaginer un développement du système à -s prédicatif affectant les diverses
fonctions syntaxiques du prédicat de manière progressive, au cours de la période
protoromane, voire encore au niveau des parlers romans. C’est une possibilité qui
limiterait l’hypothèse initiale et qu’en seconde approximation il convient de lais-
ser ouverte, d’autant plus que le comparatiste n’a pas toujours le moyen de tran-
cher entre ces deux voies.
La question se pose à propos de l’objet direct. D’une part, dès le protoroman le
plus ancien, l’ambiguïté évoquée en 2.2.3 est écartée dans le cas d’un objet [-ani-
mé], du fait qu’il n’est que rarement sujet d’un verbe d’action, et dans le cas d’un
objet [+ animé], par l’introduction et la généralisation de ce qu’on appelle «l’ac-
cusatif personnel avec ad» (cf. l’esp. María vió a tu hermano). D’autre part, des ob-
jets directs avec -s ne sont apparus, en roman, que dans un contexte particulier, à
savoir dans la construction existentielle romane (2.2.1), où, à l’origine, le verbe est
soit esse (fr. il était un roi qui .. ., roum. e cald ‘il fait chaud’), soit un verbe d’ac-
tion, originellement transitif, mais assimilé à un verbe d’existence, comme habere
(esp. hube fiestas ‘il y eut des fêtes’, fr. il y a de l’orage), et facere (esp. hace frío,fr.
il fait froid, it. fa freddo), soit encore un verbe intransitif de mouvement, comme
intrare (fr. entre un larbin) (Bourciez 1956:252-53).De plusieurs exemples en afr.
et en rhétorom. des Grisons il appert que la construction existentielle décrite en
2.2.1 a, en protoroman, avec les mêmes catégories verbales, une forme sui generis,
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