Une marque prédicative en protoroman?

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Une marque prédicative en protoroman?
1. Objectif
Le but de cette étude est de formuler une hypothèse selon laquelle le protoroman
connaît une marque morphologique -s affectée à des noms (substantifs, adjectifs
et participes) et adverbes en fonction prédicative.
2. La formation du système prédicatif
2.1 La toile de fond: noms et adverbes
Voici d’abord le cadre grammatical dans lequel la marque prédicative supposée se
formera et évoluera. Il concerne deux pans de la grammaire: le système casuel et
la catégorie des adverbes.
2.1.1 Le système casuel
Des investigations fondées sur une analyse spatiale et temporelle du protoroman
(Dardel/Wüest 1993, Dardel 1999 et 2001) montrent que les cas nominaux romans sont passés, entre l’Antiquité et les parlers rom. modernes, par une alternance de réductions et d’augmentations des morphèmes casuels. En résumé, il y a
deux cycles de réduction, reliés par une période d’augmentation. En voici les principales étapes.
Dans l’Antiquité, le protoroman le plus ancien, que j’appellerai le «protorom.A», atteste une réduction massive de morphèmes latins, à savoir un système acasuel, dont la forme unique est l’accusatif; c’est le premier cycle de réduction, produit sans doute, en même temps que d’autres réductions morphologiques, par une
semi-créolisation liée aux conquêtes romaines; ce système est panroman, mais
n’est directement observable qu’en port., esp. et sarde; dans le reste de la Romania, il est masqué par les systèmes suivants, ressortissant à ce que j’appelle le «protorom.-B» et le «protorom.-C». Dans le protorom.-B, affectant dès les premiers
siècles de notre ère la Romania de la Catalogne à la mer Noire, apparaît en effet
un système bicasuel, observable entre autres dans l’opposition cas sujet/cas régime de l’afr. li murs/le mur; il est produit par l’introduction d’un nominatif en fonction de sujet et d’attribut, de forme classique (imperator, afr. emperere) ou non
classique (bovis, pour bos, afr. bues), sous l’influence plus ou moins directe de la
norme latine écrite. À ma connaissance, ce système n’est aujourd’hui identifiable
à l’état pur qu’en rhétoroman des Grisons, car, dans les autres aires ressortissant à
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Robert de Dardel
cette synchronie, s’ajoute, en protorom.-C, un troisième cas, le génitif-datif, réservé aux noms [+ animé], observable aujourd’hui, sinon dans les noms, du moins dans
les anciens pronoms toniques, par exemple dans le fr. leur (⬍ illorum), à la fois
adjectif possessif et pronom datif. La dernière phase de l’évolution est formée par
le second cycle de réduction, qui, pour les noms, commence déjà en période prélittéraire et aboutit de nos jours à un système bicasuel en roum. et acasuel en cat.,
gallo-rom., italo-rom. et rhétorom. des Grisons.
Dans cette hypothèse, compte non tenu de l’ordre des termes, est paulum
grandem et legit paulum librum du protorom.-A correspondent à respectivement paulus est grandis et paulus legit librum du protorom.-B.
2.1.2 Les adverbes
À l’origine, les adverbes modaux font système, comme en latin, avec des adjectifs
qualifiants ou quantifiants correspondants, mais revêtent, contrairement à ce
qu’on voit en lat. cl., la forme non marquée de ces adjectifs, de sorte que nous nous
trouvons en présence de ce qu’on appelle parfois des «adjectifs-adverbes», dont
les termes sont en partie commutables et les fonctions syntaxiques souvent indissociables dans les textes; on a par exemple, en protorom.-A
parabolat altum ‘il parle haut’
montem est altum ‘le mont est haut’
parabolat solum ‘il parle seul/seulement’
L’adjonction du suffixe adverbial -mentem est plus tardive et ne couvre pas toute
la Romania.
À la catégorie des adjectifs-adverbes s’ajoute, dès l’origine, celle des adverbes
lat. au degré comparatif, pourvus d’une finale -us (type minus) ou -is (type magis);
cette série est complétée par d’autres adverbes en -s, non comparatifs, tels foras
‘dehors [avec mouvement]’, nimis ‘trop, plus qu’il ne faut, extrêmement, énormément, beaucoup’ et satis ‘assez, suffisamment’.
Les adverbes de temps et de lieu (cras, heri, dum-interim, etc.) n’ont pas de
pendant adjectival homonyme.
2.2 Le premier plan: le système prédicatif
Sur ce fond déjà connu, sinon reconnu, se détache le phénomène protoroman à
peine soupçonné de la formation d’une marque prédicative.
2.2.1 Hypothèse (en première approximation)
Par référence à Dardel 1996:51-52, je considère que, généralement parlant, dans
une proposition assertive non marquée, le prédicat s’inscrit dans l’articulation dis-
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cursive en thème et rhème, en conformité avec l’articulation syntaxique en sujet,
verbe, objet, etc., et y équivaut à un rhème, en tant que celui de ces deux termes
qui répond à une question partielle (Quand Paul arrive-t-il? – [Il arrive] demain.
Que fait Pierre? – Il écrit.) ou qui, en réponse à une question totale, apporte le plus
d’information (Que se passe-t-il? – Deux voitures sont entrées en collision.). Dans
cette optique, le prédicat se situe dans le syntagme verbal en fonction de constituant immédiat de la proposition et s’y exprime soit par le verbe employé seul, soit,
en combinaison avec le verbe, par les constituants nominaux (attribut du sujet, objet, attribut de l’objet) et adverbiaux (circonstant, complément circonstanciel).
Il est toutefois des constructions où l’articulation en thème et rhème n’est pas
conforme à l’articulation syntaxique. Ceci se produit notamment dans les propositions VS avec un verbe d’existence ou de mouvement, que j’appelle «constructions existentielles» (cf. la non-base existentielle, Dardel 1996:56); il arrive alors
que le verbe soit thème et le sujet rhème. En voici un exemple: dans les indications
scéniques, la sortie d’un personnage est annoncée par la construction SV (Le comte sort), tandis que l’entrée d’un personnage sur scène l’est souvent par une assertive du type VS, où le prédicat est sujet (Entre un larbin, répondant à une question
mentale telle que Qui va entrer?).
Dans ce cadre, en première approximation, l’hypothèse protoromane peut être
formulée en ces termes: tout prédicat non verbal, sujet compris, est sigmatique,
c’est-à-dire porteur d’une marque finale -s.
Théoriquement, cette marque se conforme à la description du marquage d’oppositions privatives (que Dik 1997/1:41-47 illustre par l’angl. book/books), où les
deux termes s’opposent corrélativement comme étant respectivement sans -s/avec
-s, non marqué/marqué, non prédicatif/prédicatif, plus fréquent/moins fréquent et
moins informatif/plus informatif. Dans la pratique, s’agissant du protoroman, qui
n’est pas directement interprétable en termes de fréquence, je présume que le trait
[plus informatif], qui découle de ce que le prédicat, répondant à une question, est
imprévisible, implique le trait [moins fréquent].
2.2.2 Origine morphologique et sémantique
Le point de départ de l’évolution en protoroman semble être l’ensemble d’adverbes lat. en -s du type cité plus haut, qui, en tant que comparatifs, ont en lat. écrit
un sens intensif, «indiquant – en l’absence de toute comparaison avec un autre terme – qu’une qualité existe à un degré relativement élevé» (Ernout/Thomas
1953:167; cf. aussi Baldi 2002:69). De là, le -s final, senti comme la marque des adverbes, s’étend à d’autres adverbes de l’Antiquité lat. (antea ⬎ antes, port. antes,
esp. antes, sarde antes; dunc ⬎ duncas ⬎ aesp. doncas, cat. donques, sarde dunkas)
et, plus tard, aux adverbes rom. en -mentem (oc. naturalmenz). Tout porte à croire
que c’est là l’origine de ce que les romanistes appellent le «-s adverbial».
Par l’entremise des adjectifs-adverbes, la marque prédicative des adverbes modaux contamine les adjectifs qualifiants et quantifiants. On aperçoit des indices
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très anciens de ce rapprochement dans l’emploi adjectival de melius (attesté par
les parlers rom.: acat. mills, fr. mieux, sarde médzus) et dans l’emploi adverbial
d’adjectifs en -us, comme dans le port. envidos, l’esp. ambidos, le cat. envides, le
afr. enviz et le surs. nuidis ‘à contre-cœur’, qui prolongent, munis d’un -s adverbial,
la forme masculine de l’adjectif invitus (REW 4537; FEW 4:803-04).
La contamination s’étend finalement à des substantifs (sarde servus) et à des locutions adverbiales (fr. à reculons, rhétorom. des Grisons cun gis ‘avec le jour’).
La marque, à l’origine liée au sens intensif de certains lexèmes adverbiaux, finit
de proche en proche par être produite aussi par la fonction prédicative nominale,
qui est en quelque sorte également intensive, mais sur le plan discursif. En d’autres
mots, il y a, me semble-t-il, à la faveur d’un trait sémantique [+ intensif] commun,
une extension du -s adverbial aux noms prédicatifs.
2.2.3 Genèse du système prédicatif
L’hypothèse d’une marque prédicative en protoroman une fois admise, il faut se
demander pourquoi elle s’y forme.
Il se peut que la formation d’un système de morphèmes prédicatifs résulte directement ou indirectement de la réduction des morphèmes casuels du premier
cycle et, de façon concomitante, d’un problème d’ambiguïté potentielle. Certes,
l’ambiguïté complète n’existe probablement dans aucun système linguistique, vu
que ce serait la négation de sa fonction communicative et vu le réseau de traits distinctifs grammaticaux, prosodiques, contextuels et situationnels qui entourent tout
énoncé et agissent isolément ou en combinaison, de façon éventuellement redondante. À ce titre, si, par l’évolution, le nombre de traits distinctifs diminue au point
d’atteindre un seuil critique, par compensation, un trait distinctif sera néanmoins
maintenu ou un trait nouveau introduit dans la structure menacée.
En supposant que l’origine du système prédicatif est de cette nature, il faut distinguer deux phases de sa genèse. Dans la première phase, nous aurions la généralisation du -s dans les adverbes et peut-être déjà une tendance à les distinguer,
par cette marque, d’adverbes en fonction non prédicative. Dans la seconde phase,
le -s serait introduit dans les noms, où, du fait de la rencontre du système acasuel
avec l’ordre de base du protorom.-A, VSO/VSA, le seuil critique est atteint ou
presque atteint; c’est alors peut-être comme trait redondant que la marque prédicative est introduite. Quoi qu’il en soit, l’évolution de la seconde phase se ramène
finalement à une ample restructuration morphosyntaxique: les morphèmes casuels
disparaissent et sont remplacés par le morphème prédicatif, comme ils le sont du
reste aussi par des prépositions.
2.2.4 Déclin du système
S’il est vrai que la marque prédicative est introduite dans le protoroman le plus
ancien pour compenser la disparition des morphèmes casuels latins et les
contraintes de la base VSO/VSA, cela pourrait expliquer pourquoi elle décline
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plus tard, approximativement au moment où se forment le système bicasuel et les
bases nouvelles, OVS/AVS et SVO/SVA.
Ce que nous observons alors dans les parlers romans, ce sont les signes d’une perte générale (sauf en rhétorom. grison) de la productivité du système prédicatif en -s:
en contexte (cf. les exemples en 3), les noms sigmatiques ne sont alors plus que des
anomalies et les adverbes et locutions adverbiales avec -s plus que des formes figées.
Un fait remarquable est que le -s subsiste dans le lexème adverbial, mais ne subsiste presque jamais dans le lexème nominal; c’est sans doute que l’adverbe, étant
très fréquemment prédicatif, le -s en est devenu une partie intégrante, alors que les
noms, affectés aux deux fonctions discursives, le prédicat et le non-prédicat, sont
finalement restés indépendants de cette marque.
2.2.5 Hypothèse (en seconde approximation)
Dans l’hypothèse formulée en 2.2.1, le système de la marque prédicative en protoroman est présenté comme une donnée valable globalement, de sa formation à
son déclin.
Comme la formation et la productivité du système à prédicat marqué se situent
à l’aube du protoroman et que ce système décline déjà dès les premiers siècles de
notre ère, d’éventuelles lacunes dans la documentation romane peuvent être interprétées comme la perte, en période prélittéraire, d’éléments prévus par l’hypothèse initiale; cette éventualité laisserait l’hypothèse initiale intacte.
Il n’est cependant pas sûr que les choses se soient passées ainsi, car on peut aussi imaginer un développement du système à -s prédicatif affectant les diverses
fonctions syntaxiques du prédicat de manière progressive, au cours de la période
protoromane, voire encore au niveau des parlers romans. C’est une possibilité qui
limiterait l’hypothèse initiale et qu’en seconde approximation il convient de laisser ouverte, d’autant plus que le comparatiste n’a pas toujours le moyen de trancher entre ces deux voies.
La question se pose à propos de l’objet direct. D’une part, dès le protoroman le
plus ancien, l’ambiguïté évoquée en 2.2.3 est écartée dans le cas d’un objet [-animé], du fait qu’il n’est que rarement sujet d’un verbe d’action, et dans le cas d’un
objet [+ animé], par l’introduction et la généralisation de ce qu’on appelle «l’accusatif personnel avec ad» (cf. l’esp. María vió a tu hermano). D’autre part, des objets directs avec -s ne sont apparus, en roman, que dans un contexte particulier, à
savoir dans la construction existentielle romane (2.2.1), où, à l’origine, le verbe est
soit esse (fr. il était un roi qui . . ., roum. e cald ‘il fait chaud’), soit un verbe d’action, originellement transitif, mais assimilé à un verbe d’existence, comme habere
(esp. hube fiestas ‘il y eut des fêtes’, fr. il y a de l’orage), et facere (esp. hace frío, fr.
il fait froid, it. fa freddo), soit encore un verbe intransitif de mouvement, comme
intrare (fr. entre un larbin) (Bourciez 1956:252-53). De plusieurs exemples en afr.
et en rhétorom. des Grisons il appert que la construction existentielle décrite en
2.2.1 a, en protoroman, avec les mêmes catégories verbales, une forme sui generis,
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selon la formule [verbe existentiel ou de mouvement [nom avec -s prédicatif]].
Etant donné que les verbes impliqués sont les uns esse, les autres des verbes transitifs ou intransitifs de mouvement, le nom regroupe indistinctement, dans un
«bloc» prédicatif composite, à la fois des sujets et des objets. La comparaison des
parlers romans indique que cette construction, selon la formule ci-dessus, y compris l’objet, remonte au moment où le système prédicatif en -s se trouve à son point
culminant, c’est-à-dire au protorom.-A. Dans ces conditions, la participation de
l’objet au système prédicatif sigmatique est attestée, mais dans un contexte minimal et archaïque. Ce n’est bien sûr que beaucoup plus tard qu’est introduit le sujet impersonnel «apparent» qu’illustre le français.
Le même problème méthodologique se présente à propos de l’attribut de l’objet; comme il est attesté dans deux parlers romans, l’afr. et le rhétorom. des Grisons,
il y a des chances pour qu’il remonte aux origines, selon l’hypothèse initiale; néanmoins, il faut compter avec la possibilité de développements parallèles tardifs, reposant sur un rapprochement, assez naturel, avec l’attribut du sujet. Je le considérerai – mais c’est une décision arbitraire – comme relevant de l’hypothèse initiale.
3. Description et illustration du système
Voici comment se présente le système à marque prédicative dans les parlers romans, en tant que prolongement du protorom.-A (3.1), puis du protorom.-B (3.2).
3.1 Protoroman-A: le système prédicatif à l’état pur
3.1.1 Exemples
sarde
[1] (acamp.) Servus volo esser a sancta Maria de Bonarcatu, . . . ‘Je veux être serviteur à Sainte-Marie de Bonarcatu’ (Condaghe di S. Maria di Bonarcado, Monaci 1955:12, t. 10.I,
l. 13)
[2] (camp.) berus esti, esti bberus ‘c’est vrai’ (Wagner 1938-39:99; DES 1:198)
[3] (alog.) Et Ithoccor d’Athen naraitili a iudike ca non pario solus ‘non pago l’indennizzo da
solo’ (Condaghe di San Pietro di Silki, Meyer-Lübke 1903:36; DES 2:425)
[4] (alog.) ca solus l’ockisi s’homine ‘moi seul ai tué l’homme’ (Condaghe di San Pietro di
Silki, Meyer-Lübke 1903:36-37; DES 2:425)
[5] (moderne) Solus ti mancan sos pes de molente, litt.: ‘ti mancano soltanto le zampe d’asino’ (molente) (le camp. pèi de molènti pouvant aussi signifier ‘tussilage’) (DES 2:426; traduction et commentaire de A. Zamboni, lettre du 15. 1. 2003)
[6] (alog.) Et issa [domo] de Favules torrarunmila ad integru a ssolus in quo mi la avea in carta ‘e la ‹domo› de favules me la consegnarono con i servi ‹integri› a me solo, come me lo
concedeva la ‹carta›’ (Condaghe di San Nicola di Trullas, DES 2:425)
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rhétoroman (surselvan)
[7]
jeu sun lavaus oz cun gis ansemen ‘ich stand heute bei Tagesanbruch auf’ (DRG 5:199b)
[8]
igl ei dis ‘il fait [litt.: est] jour’ (exemple fourni par R. Liver, lettre du 3. 2. 2002), ei ˜is
(GLR/2:81)
[9]
i fa gis (dis) ‘il fait jour’ (DRG 5:199b)
[10] i catscha gis (dis) ‘le jour point’ (DRG 5:199b)
[11] vesend el ton perderts bials et gratius ‘en le voyant si sage, beau et joli’ (GLR/2:81)
[12] render enzatgi ventireivels ‘render qualcuno felice’ (Renzi 1994:385, rédaction de Salvi)
ancien catalan
[13] qui no creurà ja es jutjatz ‘celui qui ne croira pas est déjà jugé’ (Badía i Margarit
1951:247)
[14] amb sols esguardar-la ‘seulement à la regarder’ (DES 2:426)
ancien occitan
[15] mas eu remanh fis e verais ‘but I remain faithful and sincere’ (G. de Bornelh, Jensen
1990:4)
[16] un cozí del rey de Castela era malautes (Biographies des troubadours, Jensen 1976:135)
[17] totz m’en cudei laissar ‘I intend to desist from it completely’ (G. de Bornelh, Jensen
1986:48)
[18] es vers que eu vendei aquestas maisos ‘it is true that I sold these houses’ (chartes, Jensen 1986:45)
[19] dréz es e bés que l’om e Deu s’esper ‘it is just and well that man places his hope in God’
(Boeci, Jensen 1986:45)
[20] dis li soaus: Seiner ‘she said to him gently: lord’ (Girart de Rossillon, Jensen 1986:46)
[21] La parladura de Lemosyn se parla naturalmenz et drecha ‘the Limousin dialect is spoken
in a natural and correct manner’ (Las Rasos de Trobar, Jensen 1986:303)
ancien français
[22] voirs est que je ne me fains mie ‘it is true that I am not pretending’ (Yvain, Jensen
1990:76)
[23] la dame une fille consut, quant a son signor primes jut ‘the lady conceived a daughter,
when she slept with her husband for the first time’ (Florimont, Jensen 1990:398)
[24] arrieres sont remés li quatre ~ li catre sont remés arriere ‘the four stayed behind’ (Erec,
Jensen 1990:398)
[25] de nule chose certes nel sai blasmer ‘I surely cannot blame him for anything’ (Vie de saint
Alexis, Jensen 1990:398)
[26] Enviz le fist, non voluntiers ‘Il [= saint Léger] le fit à contre-cœur, non volontiers’ (Vie
de saint Léger, Linskill 1937:162, v. 97)
[27] Il est yvers entrez . . . ‘L’hiver est commencé . . . ’ (Villehardouin, La Conquête de
Constantinople, Faral 1961/1:86/87, cité par Moignet 1979:88)
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[28] . . ./Ou nen i out uns d’eus tot sous/Qui osast prendre ses adous ‘ . . . et qu’il n’y en eut pas
un seul qui osât s’équiper’ (Béroul, Tristran et Iseut, Braet/Raynaud de Lage 1981/1:8/9,
cité par Moignet 1979:88)
[29] Einsi garniz de toutes bontés et de toutes vertuz terriennes entras tu ou haut ordre de
chevalerie. Mes quant li anemis, qui primes fist home pechier et le mena a dampnacion,
te vit si garniz et si coverz de toutes parz, si ot poor qu’il ne te poïst sorprendre en nule
maniere ‘Tu entras donc dans le noble ordre de chevalerie muni de toutes les grâces et
de toutes les vertus que peut posséder un être humain, si bien que le Diable, qui le
premier poussa l’homme à pécher et le mena à sa perte, te voyant ainsi fortifié et
préservé de tous côtés, eut peur de ne pas trouver le moyen de te séduire.’ (Queste del
Saint Graal, Pauphilet 1923:125, l. 7-11; Baumgartner 1983:120; cité par Moignet
1966:350)
francoprovençal
[30] lo lae é frey [frigidus] ‘le lait est froid’ (Ratel/Tuaillon 1956; cf. lo lae freyt [frigidum]
é pa bõ ‘le lait froid n’est pas bon’)
3.1.2 La variante emphatique
Il est possible que le prédicat marqué en tête de l’énoncé soit, conformément à une
règle protoromane (Dardel 1996:55-56), emphatique et accentué en conséquence (cf. [1, 4, 5, 14, 17, 19, 22, 26]); les deux énoncés de [24], avec arrieres en position
initiale et arriere en position finale, dans un contexte par ailleurs identique, sont
peut-être un indice que la marque prédicative en voie de disparition s’est cependant maintenue encore en position emphatique (cf. Greimas 1968:42). La première proposition de l’exemple [2] n’entre pas en ligne de compte ici, vu la tendance
du sarde à conserver le verbe en position finale.
3.1.3 Liste des constructions
Dans le corpus de 3.1.1., on peut distinguer les constructions suivantes. Le prédicat syntagmatique est (a) un adverbe, un adjectif-adverbe interprétable adverbialement ou une locution adverbiale: [4, 5, 6, 7, 14, 17, 20, 21, 23, 24, 25, 26]; (b) un
nom se rapportant à un sujet personnel (masculin ou féminin), explicite ou implicite: [1, 3, 13, 15, 16, 30]; (c) un nom se rapportant à un sujet impersonnel (neutre),
explicite ou implicite, ou à une subordonnée complétive: [2, 18, 19, 22]; (d) un nom
se rapportant à un objet direct: [11, 12, 29]; (e) un nom faisant partie d’une
construction existentielle (bloc prédicatif): [8, 9, 10, 27, 28].
3.2 Protoroman-B: interférences des systèmes prédicatif et bicasuel
Le système du protorom.-A, illustré en 3.1, entre forcément en contact, en protorom.-B, avec le système bicasuel. De là des interférences, que je vais passer en
revue et qu’illustre particulièrement bien le rhétoroman des Grisons.
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3.2.1 Interprétation de la marque prédicative
Il est probable que le -s, senti comme une marque prédicative en protorom.-A, où
le nominatif n’est plus vivant, est en revanche senti comme désinence du nominatif masculin singulier en protorom.-B, c’est-à-dire dès qu’intervient la déclinaison
bicasuelle, avec le nominatif en -us ou en -is.
3.2.2 Le sort de l’objet direct
Dans les exemples de [8], empruntés au sursilvan, avec un verbe d’existence (esse),
l’interprétation de dis comme sujet prédicatif d’une construction existentielle ne
fait pas de doute. Or, on peut y voir la survivance de l’ancien nominatif dies, qui
s’oppose à di, de diem, et qui subsiste aussi, peut-être comme prédicatif, en aengad.
(. . . agiauüscheuan che gnis dis, optabant diem fieri, chez Bifrun, Ac 27. 29, DRG
5:207); mais, dans la construction existentielle, dis semble s’être joint aux autres
noms prédicatifs en -s, y compris ceux qui assument à l’origine la fonction d’objet.
Cette interprétation d’un bloc prédicatif composite, suggérée en 2.2.5, est confirmée par le DRG (5:207, «Etymologisches»), qui cite pour le surs. plusieurs possibilités, dont les suivantes
[31] i fa (vegn, catscha, para) gis (dis) (DRG 5:199b) ‘le jour apparaît’
illustrées par [8-10], où dis semble être, au moins à l’origine, sujet des verbes ei, littéralement ‘il est jour’, et catscha , ‘le jour point’, mais en revanche objet de fa, ‘il
fait jour’. En afr. également, dans [27] et [28], on rencontre respectivement la
construction existentielle avec verbe de mouvement et le verbe transitif avoir au
sens de ‘il y a’; selon Moignet 1966:350, «on note aussi, chez Villehardouin,
quelques exemples du cas sujet avec l’unipersonnel il y a, qui est normalement
construit avec le cas régime, mais qui est perçu comme sémantiquement équivalent du verbe d’existence estre». Dans ces deux parlers, le -s, en apparence un ancien nominatif ou cas sujet du protorom.-B, est en réalité probablement la marque
prédicative du protorom.-A.
Pour le reste, comme cela a été dit dans l’hypothèse en seconde approximation
(2.2.5), il n’y a pas trace, dans les parlers romans, d’un objet direct protoroman avec
la marque prédicative.
3.2.3 Distribution de la marque prédicative dans l’adjectif
En rhétoroman (surs.), le traitement de l’adjectif ou du participe se présente d’une
façon différenciée, avec marque prédicative pour l’attribut, sans cette marque pour
l’épithète, comme dans le double exemple que voici
[32] quei prau ei verts ‘ce pré est vert’, in prau vert ‘un pré vert’ (Prader Schucany 1970:110;
Liver 1991:21,87s.)
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Cette structure admet deux interprétations diachroniques: l’épithète sans -s est
soit un vestige du système prédicatif du protorom.-A, où elle est normalement non
marquée, soit, ce qui me paraît plus probable, vu sa productivité, un vestige du système bicasuel du protorom.-B, après la disparition du nominatif; en afr., on aurait
en revanche encore un nominatif: un praz verz.
3.2.4 Traitement du genre
En vertu de son origine adverbiale, le prédicat marqué n’est pas affecté par le
genre du sujet, explicite ou implicite, auquel il se rapporte. Dans la plupart des
exemples, le terme marqué se rapporte à un masculin, mais, dans le corpus, il se
rapporte aussi à un sujet impersonnel (un pronom originairement neutre, selon
3.1.3, d, ou une subordonnée complétive, selon 3.1.3, e) ou à un sujet féminin ([20,
23]). Les cas où un prédicat non marqué se rapporte à un sujet impersonnel, comme dans le second exemple ci-dessous
[33] (surs.) il cavagl ei vegls ‘le cheval est vieux’, quei ei ver ‘c’est vrai’ (Liver 1991:21)
relèvent d’une interférence avec le système bicasuel, lequel conserve la distinction
des genres: afr. il est bons, avec un sujet personnel masculin/il est bon que . . ., avec
un sujet impersonnel.
3.2.5 Traitement du nombre
En général, le nombre pluriel n’affecte pas non plus le terme prédicatif marqué
([24]).
Mais peut-on parler d’une marque prédicative spécifique du pluriel, comme le
suggère la construction surs. non productive qu’illustre l’exemple suivant?
[34] els vegnan clamai ‘sie werden gerufen’ (Schmid 1951/52:41; Liver 1986)
Peut-être bien. Le nominatif pluriel en -i y est un vestige de la déclinaison bicasuelle introduite en protorom.-B et que représente le paradigme murus/murum//
muri/muros:
[x]
filii sunt boni [sans marque prédicative]
filii legunt libros
Dès lors, il se peut que, selon le modèle du nominatif murus//muri du système bicasuel et par référence à la marque prédicative -s du singulier (murus), le -i du pluriel ait été interprété comme marque prédicative pour le pluriel, d’où la structure
[y].
[y]
filii sunt BONI [avec marque prédicative]
filii legunt libros
Une marque prédicative en protoroman?
11
Dans ce cas, du moment que l’opposition nominatif/accusatif n’existe plus au
singulier, mais se maintient encore au pluriel en distribution complémentaire
(⬍ -i/-os), il se peut que [34] présente bel et bien un attribut à marque prédicative.
Il se peut même que cette particularité syntaxique ait contribué à la conservation
du type.
3.3 Survivance du système prédicatif au système bicasuel
On a vu qu’à la fin du protorom.-A, sur le système acasuel existant [v]
[v]
filium est BONUS [avec marque prédicative]
filium legit librum
se greffe le système bicasuel [w]
[w]
filius est bonus [sans marque prédicative]
filius legit librum
Toutefois, comme, par la suite, dans le second cycle, le système bicasuel subit une
réduction morphologique, avec suppression, dans les noms parisyllabiques, du nominatif masculin singulier, il semble bien que la tendance à conserver un -s dans
l’attribut du sujet (3.1.3, b et c) ne soit rien d’autre que la survivance de la marque
prédicative, selon la structure [v].
3.4 Résumé
Les structures syntaxiques des parlers relevant du protorom.-B présentent donc
des traits typiques aussi bien du système hérité du protorom.-A que du système bicasuel, ce que schématise le tableau chronologique suivant, illustrant la situation
dans les noms.
Le protorom.-A I représente le système acasuel sans marque prédicative; il est
attesté en port. et esp., où la marque prédicative ne se présente que dans les adverbes (cf. 4.4). Le protorom.-A II représente le système acasuel avec la marque
prédicative pour les seuls attributs; le sarde en est un représentant. Le protorom.B I représente le système bicasuel au nominatif, avec distinction des genres, mais
sans marque prédicative; nous en avons des témoins en ancien gallo-roman. Le
protorom.-B II représente ce qui reste du système bicasuel après la disparition du
nominatif, donc sous sa forme accusative, mais avec maintien plus ou moins résiduel de la marque prédicative dans l’attribut du sujet; il y en a des exemples en
cat., gallorom. et rhétorom. des Grisons.
12
Robert de Dardel
protoroman
A et B
nom prédicatif
nom non prédicatif
exemples
e.a. en . . .
attribut du sujet
attribut du sujet
sujet personnel
(masculin)
sujet impersonnel
(neutre)
‘le pré est long’
‘c’est long’
‘le pré long’
AI
pratum est
longum
illud est
longum
pratum
longum
portugais
espagnol
A II
pratum est
illud est
LONGUS
pratum
longum
sarde
LONGUS
BI
pratus est
longus
illud est
longum
pratus longus
gallo-roman
B II
[pratum est
LONGUS]
[illud est
LONGUS]
pratum
longum
catalan
gallo-roman
rhétoroman
des Grisons
structures
I et II
épithète
Tab. 1: Contamination des systèmes acasuel et bicasuel par la marque -S (noms)
3.5 Généralisation d’un trait
Comme je l’ai suggéré au début, dans les adverbes latins, le -s final est originairement associé à un certain degré d’intensité, que comporte le sens de plusieurs de
ces adverbes; puis cet -s est transposé à d’autres adverbes et à des noms potentiellement intensifs dans leur emploi prédicatif.
Ce processus, la généralisation d’un trait tendant à l’isomorphisme, n’est pas inusuel. En protoroman même, nous avons une généralisation de la conjonction de
subordination ke, laquelle, au moment de sa formation à partir du pronom relatif
ke, se répand dans presque tout le système, avec l’unique fonction de marquer la
subordination, tandis que le sens de la subordonnée (cause, but, etc.) n’est plus exprimé que par le rapport sémantique des deux propositions en présence, combiné
avec les modes et les temps (Dardel 1983:67-73). Un phénomène analogue s’observe dans le créole de la Dominique. «Dans les énoncés positifs où le prédicat ne
fait qu’identifier le sujet, la prédication est transférée, en l’absence de tout autre
déterminant, à une ‹copule› se (du français c’est): neg se mun ‘les nègres sont des
hommes’, kopye se vole ‘copier c’est voler’, mw se yõ nõm ‘je suis un homme’, u
se yõ fam ‘tu es une femme’ . . . » (Taylor 1968:1030s., avec mention de quelques
contraintes supplémentaires).
Une marque prédicative en protoroman?
13
4. Examen critique des témoins romans
4.1 Un déclin précoce
Tout porte à croire que la productivité maximale du système à marque prédicative -s se situe dans le protoroman le plus reculé, car, en regard de l’importance et
de l’étendue du système postulé en protoroman, les témoignages dont nous disposons en roman ne forment qu’une maigre poignée, qu’il s’agisse de témoins anomaux ou de témoins figés.
4.2 Exemples nominaux en contexte
En sarde, à la place de berus, solus et servus ([1-5]), on attendrait beru, solu et servu, qui sont les formes courantes. La plupart des exemples sardes anciens, à savoir
[1, 3, 4 et 6], ont ceci de particulier qu’ils se trouvent dans des discours directs.
Dans les parlers romans ressortissant au protorom.-B, époque où la déclinaison
bicasuelle opposant un cas sujet à un cas régime est en voie de disparition, la présence d’un morphème -s frappe l’observateur moderne, qui y voit – ce qui est normal – la persistance isolée du cas sujet. Or, il se trouve que, dans les exemples
tardifs, ce morphème subsiste dans le nom prédicatif, mais guère dans le nom non
prédicatif, d’où l’on doit conclure qu’il s’agit en réalité de la marque prédicative
plutôt que de la marque casuelle. Les quelques passages suivants illustrent l’interprétation ou trahissent l’embarras de grammairiens et d’éditeurs de textes.
Voyons d’abord des remarques concernant des exemples qui comportent un sujet personnel, explicite ou implicite (3.1.3, b). À propos de [13], Badía i Margarit
1951:247 commente: «Tambien en los comienzos del catalan (en textos dialectales)
se encuentran unos pocos restos del antiguo caso nominativo en -s; generalmente
son predicados nominales o tipos equivalentes». À propos de [16], avec malautes
⬍ male-habitus, Jensen 1976:135 commente: «strangely enough it is the proparoxytone in -e, so often left without a flectional -s, which here, alone, respects the
declension»; ailleurs, le même auteur, Jensen 1986:31, voit dans cet exemple les
signes d’une dégradation du système bicasuel. Ratel/Tuaillon 1956 remarquent
à propos de [30] qu’en Maurienne, actuellement, on constate une survivance de
l’opposition gallorom. cassujet/casrégime par la conservation prolongée du -s, particulièrement en position finale de phrase, phénomène où les auteurs voient un
processus de phonétique syntaxique; à mon avis, comme la position finale doit correspondre souvent à celle de l’attribut du sujet, on pourrait y voir aussi une survivance du prédicat sigmatique.
Je passe aux exemples à sujet impersonnel (3.1.3, c). Les tournures qu’illustrent
l’afr. veirs est que . . . ([22]) et l’occitan es vers que . . . et dréz es . . . que . . . ([18], [19])
embarrassent Jensen (1986:46; 1990:76), qui ne s’explique le -s qu’en interprétant
le terme comme un substantif plutôt que comme un adjectif.Alors que, «dès le XIIe
14
Robert de Dardel
siècle, une tendance se dessine [en afr.] à mettre le substantif attribut au cas régime» (Moignet 1979:89), le cas sujet est de règle après il est impersonnel (Moignet
1979:88, à propos de [27]); d’autre part, selon le même auteur (ibidem), [28] résulte probablement de l’analogie du cas sujet tel qu’on le trouve dans [27].
Plus embarrassant encore est, dans la conception traditionnelle du système bicasuel, le recours à un -s pour l’objet et l’attribut de l’objet. Moignet 1966:350 qualifie le passage de la Queste del Saint Graal, [29], de construction étonnante, due
sans doute à un hypercorrectisme, «en réaction contre la tendance à signifier l’attribut du sujet au cas régime». En ce qui concerne finalement les dérivés apparents
de dies en rhétorom. des Grisons, le passage déjà cité (3.2.2) du DRG (5:207) précise: « . . . indeklinables, bes. in prädikativer Funktion erscheinendes surselv. dis, gis
‘Tagesanbruch, Tageslicht’».
4.3 Exemples nominaux et adverbiaux hors contexte
Ce n’est pas le lieu de s’aventurer dans le réseau inextricable d’origines étymologiques possibles (latinismes, formules juridiques, influence du vocatif, et j’en passe), ni de probables interférences de paradigmes des noms et adverbes romans en
-s. Cet imbroglio est particulièrement bien illustré par la littérature relative au sarde (Meyer-Lübke 1903:15 et 37; Wagner 1938-39:98-100, 1951:322-23; DES passim; Hall 1979), mais il se manifeste aussi dans les recherches sur d’autres parlers
rom., dont on trouve un écho, fût-il ténu, dans la plupart des ouvrages de diachronie. Je ne serais pas surpris, par conséquent, si plusieurs des explications proposées
pouvaient être remplacées de façon plus intégrée et cohérente par celles qui découlent de mon hypothèse protoromane.
Pour les substantifs, on peut citer peut-être l’it. septentrional martes ‘mardi’, où
le -s se maintient malgré une tendance générale à la chute du -s final (Rohlfs 196669/1:432), les noms des jours surs. cités en 4.4 et le rhétorom. basegns ‘Not, Mangel, Bedürfnis’, dans far basegns ‘nötig, erforderlich sein’ (HR s. basegns; «bei -s
handelt es sich vermutlich um die Pluralendung»), exemple déjà signalé par
Meyer-Lübke (GLR/2:81) sous la forme ver basengs ‘avoir besoin’.
Pour les adverbes, je pense d’une manière générale au -s adverbial commun à tous
les parlers ayant conservé un s final, comme le port. antes, mentres, l’esp. antes, le cat.
doncs, l’aoc. -menz (⬍ -mentem), l’afr. sempres, dementres, le sarde benes, eris, forsis
(⬍ ait. forsi), innantis, paris, et le suts. speras ‘daneben, nebenan, unweit’ (HR), l’engad. invidas et le surs. nuidis (tous les deux dérivés de invitus, DRG 9:734-37); plusieurs d’entre eux, communs à divers parlers romans, remontent probablement au
protoroman. Il existe à ce sujet des collections d’exemples importantes, notamment
Meyer-Lübke (GLR/2:690), pour l’ensemble de la Romania, HR (passim), pour le
rhétorom. grison, et Wagner 1951:362-63, le DES et Blasco Ferrer 1984:112-15,
237-40, 246-47, pour le sarde. Paraissent se rattacher à cette structure adverbiale en
-s aussi des locutions, comme l’esp. a ciegas, l’arag. de noches, le fr. à reculons, l’afr.
Une marque prédicative en protoroman?
15
de jorz, le rhétorom. grison tuccar da gis ‘Frühläuten’ (HR), avon dis ‘vor Tag’ (DRG
5:198), la tournure cun gis ‘avec le jour’ et d’autres constructions prépositionnelles
avec gis, dont le DRG (5:199s.) cite des exemples non seulement pour le surs., mais
aussi pour le suts. et même pour Bravuogn, dans le centre des Grisons.
Ce qui frappe, dans l’héritage lexical du protoroman, c’est la fréquente coprésence de la forme marquée, issue de sa fonction prédicative, et de la forme non marquée, issue de sa fonction non prédicative. On observe trois corrélations, qui sont
actuellement approximatives, parce que partiellement estompées: (1) dans les adjectifs-adverbes, la coexistence en fonction adjectivale d’une forme avec -s et d’une
forme sans -s, par exemple dans le sarde berus/beru et dans le rhétorom. (surs. occidental) kuntjánts sc’in papa ‘heureux comme un pape’, en distribution diatopique
avec cuntaint (DRG 4:466-67, la forme en -s étant à l’origine celle de l’emploi prédicatif), parent ~ parenz (HR s. cuntent), vengonz ‘digne’ (HR s. cuntent, avec généralisation de la forme prédicative au masculin); (2) la corrélation de l’opposition
morphologique -s/-0 et de la distinction syntaxique adverbe/adjectif, par exemple
dans l’acat. volenters, adverbe, à côté de volenter, adjectif (DCVB 10:865), dans l’oc.
longas ‘longtemps’, à côté de lonc ‘long, loin, lointain’ (Levy 1961), et dans l’afr.
primes, premerains ‘premièrement’, à côté de prim/premerain ‘premier’, volentiers,
adverbe, à côté de volentier, adjectif (AFW 11:718-23), merveilles ‘extraordinairement’, à côté de merveil ‘extraordinaire’; cette corrélation-ci concerne surtout le
catalan et le galloroman, où le -s adverbial est signalé (par exemple pour volontiers:
FEW 14:613-14; DELF s. v. «avec -s adverbiale antérieure aux premiers textes»;
Regula 1955-66/2:50-51; 1956/57:230-31). (3) une corrélation entre l’adverbe et la
préposition, par exemple dans le portugais antes/ante et mentres/mentre. Dans l’ensemble, tout se passe finalement comme si la marque prédicative, dans ces diverses
structures oppositives, avait ses racines en protoroman.
Avec le déclin du système à marque prédicative, ces corrélations ne sont plus
senties, ce qui explique la coexistence plus ou moins arbitraire de dérivés des deux
formes dans les parlers rom.: esp. mientre, mientres, mientras, oc. donc, doncs, doncas, sarde pari, paris, rhétorom. dadaint, dadains (DRG 5:23-24).
4.4 Les lacunes de la documentation
Indépendamment de la disparition de témoins due au déclin du système prédicatif (4.1), la documentation romane pertinente à ce système est aussi structuralement lacunaire. L’absence de témoignages en it. et en roum. s’explique par la chute, au Moyen-Âge, de tout -s final. L’absence de témoignages nominaux en port. et
en esp. s’explique sans doute par l’évolution phonétique prélittéraire: le passage
de -us et -is des adverbes des types melius et magis à -os et -es aurait créé dans
les noms un conflit homonymique avec les désinences -os et -es de l’accusatif pluriel; significativement, le sarde, où cette évolution phonétique ne se produit pas (cf.
médzus ⬍ melius) échappe à cette limitation; la conservation du -s final dans des
16
Robert de Dardel
noms de jours en surs. (gliendisdis, mardis, venderdis) semble avoir été rendue possible par le fait qu’ils ne se prêtent guère à une opposition singulier/pluriel (DRG
5:207); en rhétoroman, l’obstacle de l’homonymie invoqué pour l’ibéro-roman a
peut-être été neutralisé par l’introduction de pluriels masculins en -i dans le système bicasuel (Dardel 1999:38-39). L’explication de l’absence de formes sigmatiques nominales par la fusion de phonèmes vocaliques et les conflits homonymiques qui en résultent est suggérée par Hall 1979:136, mais dans le cadre d’une
structure un peu différente (cf. 5).
5. Les recherches antérieures
La prolifération d’adverbes sigmatiques en latin écrit, en protoroman et en roman
a de tout temps retenu l’attention des historiens de la langue. D’autre part, la fonction prédicative du -s dans les noms en rhétorom. des Grisons est signalée déjà par
Meyer-Lübke (GLR/2:81-82).
Peu après la Seconde guerre ont paru les études de Regula (1955-66/2:50-51;
1956-57:230-31), qui, se penchant sur le -s adverbial en gallorom., le rattache dans la
plupart des cas aux adverbes lat., directement (puis ⬍ postius) ou indirectement,
par voie analogique (orendroites ⬍ hora in directa + -s); dans quelques cas, toutefois, comme invitus (cité en 2.2.2), il postule à l’origine un nominatif masculin figé.
Plus récemment, le comparatiste américain Hall (1979, 1980) étend les recherches à d’autres parlers romans; dans solus et bérus des exemples sardes, ainsi
que dans quelques exemples nominaux en cat., gallorom. et rhétorom., cet auteur
voit les derniers représentants d’un cas latin, le nominatif singulier en -us et en -is;
il s’agirait, selon lui, d’un emploi résiduel, uniquement prédicatif et marqué -s, pour
l’essentiel prélittéraire et remontant, en protoroman, à un système bicasuel, dont
toutes les autres fonctions syntaxiques, y compris celle de sujet, sont non marquées; pour la forme ainsi décrite, Hall (1980:263) forge le terme de «predicate
case». Ce sont les études de Hall qui ont attiré mon attention sur le phénomène.
Toutefois, comme son cas prédicatif est incompatible avec mon hypothèse d’un
système acasuel en protorom.-A et que, par dessus le marché, il ne fait pas entrer
en ligne de compte les adverbes rom. en -s, je me suis douté que, si son intuition
est juste, la portée de son hypothèse est peut-être plus étendue qu’il ne pense et
dépasse le domaine des seuls cas. Aussi ai-je, ici, remanié son hypothèse en conséquence et préféré parler d’une «marque prédicative». Mon choix d’un point de
départ dans les adverbes plutôt que dans les noms repose en outre sur les constatations que voici: la marque prédicative -s est indépendante des genres, ce qui s’accorde mieux avec la catégorie des adverbes qu’avec celle des noms; la grande
majorité des exemples romans concernent des adverbes ou des adjectifs-adverbes,
tandis que les substantifs y sont rares.
Dans une étude récente sur le système casuel originel du rhétoroman des Grisons (Dardel 2001), je soutiens que, sur la foi des vestiges observables, ce parler
Une marque prédicative en protoroman?
17
se rattache historiquement au système bicasuel du protorom.-B, avec au départ
une alternance nominatif/cas obliques, encore sensible, au niveau des lexèmes,
dans les substantifs [+ animé] (par exemple le surs. páster/pastúr ⬍ pastor/pastorem). Dans ladite étude, je laisse provisoirement de côté les constructions avec un
attribut marqué, mais je les reprends ici, pour conclure, on l’a vu, qu’il s’agit probablement, comme dans les rares exemples en cat. et en gallorom., de l’ancienne
marque prédicative, à la fois antérieure et postérieure au système bicasuel à nominatif marqué comme cas, et indépendante de lui.
6. Conclusion
Telle est donc l’hypothèse pour le protoroman. Si les données romanes sur lesquelles elle s’appuie sont maigres, elles sont en revanche à la fois anomales dans
les parlers romans concernés et concordantes entre elles, ce qui confère tout de
même un certain poids à la reconstruction. Aussi, à la question formulée dans le
titre, «Une marque prédicative en protoroman?», suis-je tenté de répondre par un
«Oui!» point trop catégorique. Seul un examen très poussé des parlers romans
pourrait nous donner plus de certitude.
Si elle est correcte, mon hypothèse doit permettre de débrouiller plusieurs problèmes de morphosyntaxe et d’étymologie romane1.
Haren
Robert de Dardel
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1 Last but not least, je désire remercier ici trois collègues pour l’aide qu’ils m’ont apportée pendant l’élaboration de cette étude: madame Ricarda Liver (professeur émérite de l’Université de
Berne), monsieur Co Vet (professeur à l’Université de Groningen) et monsieur Alberto Zamboni (professeur à l’Université de Padoue).
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Robert de Dardel
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