L`Emergence contemporaine de l`interrogation éthique

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United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
L’émergence contemporaine de
l’interrogation éthique en économie
par
René PASSET
Professeur émérite en Sciences Economiques
à
l’Université Paris 1– Panthéon-Sorbonne
Secteur des Sciences sociales et humaines
United Nations Educational, Scientific and Cultural Organization
Organisation des Nations Unies pour l'éducation, la science et la culture
L’émergence contemporaine de
l’interrogation éthique en économie
par
René PASSET
Professeur émérite en Sciences Economiques
à
l’Université Paris 1– Panthéon-Sorbonne
Programme interdisciplinaire Ethique de l’économie
Secteur des Sciences sociales et humaines
Economie Ethique N°2
Les idées et opinions exprimées dans cette publication sont celles de l’auteur et ne reflètent pas
nécessairement les vues de l’UNESCO et n’engagent pas l’Organisation.
Les appellations employées dans cette publication et la présentation des données qui y figurent
n’impliquent de la part de l’UNESCO aucune prise de position quant au statut juridique des pays,
territoires, villes ou zones, ou de leurs autorités, ni quant à leurs frontières ou limites.
Publié en 2003 par l’Organisation des Nations Unies
pour l=éducation, la science et la culture
7, place de Fontenoy, 75352 Paris 07 SP
© UNESCO 2003
Printed in France
(SHS-2003/WS/22)
« Le concept de l’humanisation de la mondialisation est de fait une expression
moderne des obstacles qui se dressent à l’aube du nouveau siècle, sur la voie d’un
développement humain partagé. Il touche autant à l’économie qu’à la préservation des
cultures. Il concerne la façon dont l’humanité relèvera ses propres défis et prendra
des mesures respectueuses des valeurs humaines fondamentales qui sont au cœur de la
paix. Pour l’UNESCO, ce concept commande que l’Organisation jette des ponts en
direction des autres acteurs concernés du système des Nations Unies, des institutions
de Bretton Woods (la Banque mondiale et le Fond monétaire international), de
l’Organisation mondiale du commerce et des organisations non gouvernementales, en
vue de l’adoption et de la mise en pratique de l’humanisation de la mondialisation. En
particulier, si elle veut que ce concept soit pris en compte véritablement,
l’Organisation se doit d’être la source de la prise de conscience, par les institutions de
Bretton Woods, des impératifs éthiques et moraux d’un développement "à visage
humain". »
Equipe spéciale de réflexion sur l’UNESCO au XXIè siècle
Conseil exécutif de l’UNESCO
« Au moment où se dessinent les contours d’un système qui, en deçà et au delà des
relations inter-étatiques, devient à proprement parler mondial, le besoin se fait sentir,
dans de nombreux domaines de la vie économique, sociale et culturelle, de définir de
nouvelles règles du jeu, d’établir des normes et des principes de régulation, ou tout
simplement de fonctionnement, qui puissent être acceptables pour tous, parce qu’ils
reposent sur des valeurs reconnues et partagées par tous. »
Koïricho Matsuura
Directeur général de l’UNESCO
« Les idéaux de justice sociale n’ont cessé de refaire surface en dépit des obstacles
auxquels se sont successivement heurtés les divers projets visant à les appliquer. »
Amartya Sen
Prix Nobel d’économie
« Nous sommes une communauté mondiale, et comme toutes les communautés, il nous
faut respecter des règles pour pouvoir vivre ensemble. Elles doivent être équitables et
justes, et cela doit se voir clairement. Elles doivent accorder toute l’attention
nécessaire aux pauvres comme aux puissants, et témoigner d’un sens profond de
l’honnêteté et de la justice sociale. Dans le monde d’aujourd’hui, elles doivent être
fixées par des procédures démocratiques. Les règles qui régissent le fonctionnement
des autorités et institutions de gouvernements doivent garantir qu’elles prêtent
l’oreille et qu’elles répondent aux désirs et aux besoins de tous ceux qu’affectent les
mesures et les décisions qu’elles prennent. »
Joseph Stiglitz
Prix Nobel d’économie
Economie Ethique N°2
SHS-2003/WS/22
i
Présentation
Dr Ninou Garabaghi
Responsable du Programme interdisciplinaire
Ethique de l’économie
UNESCO
La Stratégie à moyen terme de l’UNESCO pour 2002-2007, a pour thème
fédérateur « humaniser la mondialisation ». Le nouveau programme interdisciplinaire
Ethique de l’économie a été conçu et développé au titre de ce thème fédérateur. Il a
pour objet de susciter et de soutenir les initiatives qui tendent à la définition, la
promotion et la diffusion dans la vie économique de valeurs éthiques susceptibles de
contribuer à l’humanisation de la mondialisation. Un premier état des lieux liminaire
de la problématique de l’humanisation de la mondialisation économique et des
initiatives en matière de promotion de valeurs éthiques dans la vie économique a été
réalisé au cours du biennium 2000-2001. Cet état des lieux liminaire a permis, entre
autres, d’élaborer à des fins analytiques et pratiques une définition de la notion
d’économie éthique qui a servi de base à la formulation de l’objectif du programme.
Forgé dans le cadre du paradigme du « développement humain durable et
partagé »1, le concept d’économie éthique se présente aujourd’hui avec pour objet la
définition, la promotion et la diffusion dans la vie économique de règles du jeu, de
principes et de normes éthiques universellement acceptables susceptibles de favoriser à
moyen terme la réconciliation de l’économique, du social, de l’écologique et du
culturel et à plus long terme d’assurer leur codétermination dans le processus de
mondialisation en cours. Fondé sur le principe du droit inaliénable de chaque être
humain à la vie et à la liberté2, le concept d’économie-éthique implique des principes
d’économicité qui restent à être définis sur une base universelle. Provisoirement et à
des fins heuristiques, il est possible d’énoncer trois principes : l’effet bénéfique
objectivement3 ; l’exclusion de toute destruction de services et de biens - produits par
les cultures et/ou dons de la nature - propres à des effets bénéfiques pour les êtres
humains4 ; le plein développement multidimensionnel de chaque être humain5.
A partir des résultats de l’état des lieux liminaire des initiatives en matière
d’économie éthique réalisé au cours du biennium 2000-2001, un schéma directeur pour
le programme Ethique de l’économie a été mis au point et validé lors d’une réunion
informelle d’experts organisée au Siège de l’UNESCO du 24 au 25 juin 20026. Dans
ce schéma directeur des axes de réflexion thématiques ont été identifiés pour
1
Rapport final de l’équipe spéciale de réflexion sur l’UNESCO au XXIe siècle - "Vers la paix et la sécurité au
XXIe siècle : les défis à relever et les possibilités à saisir pour humaniser la mondialisation", document
160 EX/48 du Conseil exécutif de l’UNESCO.
2
Socle des valeurs proclamées par la Déclaration universelle des droits de l’homme.
3
Il ne s’agit évidemment pas de décider, de vive force et contre leur gré, ce qui est bon pour les êtres humains
mais de les mettre en situation de pouvoir décider sur la base des savoirs disponibles de ce qui est bon pour eux.
4
Ce qui suppose la préservation de l’environnement dont dépend l’existence de tous les êtres humains et le
respect et la promotion de la diversité culturelle.
5
Ce qui implique l’obligation prioritaire de la couverture des coûts du statut humain de la vie.
6
Document SHS-2002/CONF.603/2.
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ii
l’orientation de l’état des lieux des connaissances et des pratiques en matière
d’économie éthique programmé pour 2002-2003. Dans un contexte caractérisé par la
floraison d’initiatives en matière d’économie éthique, il a paru indiqué de faire une
distinction entre les initiatives relevant de l’économie privée marchande, de
l’économie publique et de l’économie solidaire étant entendu qu’une attention
particulière doit être accordée aux interfaces. L’étude présentée ici s’inscrit dans la
série d’études entreprise au titre de l’état des lieux des connaissances et des pratiques
en matière d’économie éthique prévue dans le cadre de la mise en œuvre du
programme interdisciplinaire Ethique de l’économie.
La définition du terme économie n’est pas une tâche aisée de nos jours. Il est
vrai qu’il existe autant de définition de l’économie que de courants politiques. Mais
quelle que soit la définition choisie, l’économie ne peut en aucune façon être
considérée comme une science amorale comme d’aucuns s’emploient à le rappeler.
L’économie étant le produit d’une société, elle ne peut pas être autonome de la morale
et du politique. Les lois et réglementations, les contrats, les règles de déontologie et les
codes de conduites de tout genre sont autant de preuves que l’économie n’est pas
indépendante du droit. Or qu’est-ce que le droit sinon l’expression de la morale
dominante d’une société. En effet, le droit – qu’il s’agisse du droit dur (hard law) ou
du droit mou (soft law) – a pour tâche la mise en forme normative des valeurs
dominantes d’une société.
D’origines différentes, les mots morale et éthique sont étymologiquement
identiques. Complexification oblige, à l’usage ces mots se sont différenciés. Marquée
du sceau de la conviction, la morale commande. Interrogative, l’éthique s’intéresse aux
conséquences de nos actions ; elle recommande. Problématique, l’éthique devient un
concept ouvert qui traite de l’incertitude. Or plus que jamais, aujourd’hui nous vivons
dans une période d’incertitude. Bien que beaucoup mieux informés que par le passé,
les sociétés et les individus sont paradoxalement bien plus souvent confrontés à la
question du « que dois-je/devons-nous faire ? ». Avec l’accroissement de la
complexité, l’essor sans précédent de la science et de la technologie et l’élévation des
niveaux de connaissance, les dilemmes deviennent plus aigus et plus compliqués à
résoudre ; ils se posent à l’échelle individuelle, locale, nationale, régionale et
mondiale.
Un des enjeux majeurs de notre époque consiste à savoir comment dans une
économie mondiale fondée sur la suprématie du marché, les différents acteurs
économiques peuvent-ils assumer leurs responsabilités éthiques. Aujourd’hui,
l’économie marchande constitue la composante majeure mais en rien unique de
l’économie réelle. Au Nord comme au Sud, l’économie réelle est une économie
plurielle : économie privée, économie publique et économie solidaire ; économie
marchande, économie non marchande et économie non monétaire. Contrairement aux
apparences, si ces économies répondent à des logiques et des éthiques différentes, elles
ne sont pas pour autant en position d’indépendance réciproque ni en opposition
catégorique ; ces économies sont imbriquées souvent complémentaires, dans tous les
cas en interactions et en synergie de sorte qu’elles se dynamisent et se régulent
mutuellement.
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iii
Résumé
La question de l’éthique est devenue aujourd’hui incontournable en économie.
Dès-lors que les besoins fondamentaux de l’humanité sont en mesure d’être
couverts sans que la faim et la misère aient disparu du monde, dès-lors que la
croissance économique menace de détruire les mécanismes régulateurs de la
biosphère, les problèmes de la solidarité « intra » et « inter »- générationnelle
passent au premier plan. Or, il n’y a, en ces domaines aucune théorie
économique de l’optimum. Ces problèmes se situent sur le terrain des valeurs
et de l’éthique. La rationalité purement instrumentale qui liait la satisfaction
des besoins à la seule efficacité de l’appareil productif doit céder la place à
une rationalité fondée sur les finalités humaines. Ceci s’applique tout
particulièrement à l’entreprise, au développement durable et à la
mondialisation.
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Sommaire
Introduction ............................................................................................................................. 2
I- Le problème : à l’émergence contemporaine de l’interrogation éthique, l’économie répond
par un repliement renforcé sur une rationalité purement « instrumentale »............................... 3
Le temps et les conditions d’une rationalité instrumentale. ................................................... 4
La disparition de ces conditions rend aujourd’hui incontournable la question de l’éthique.. 6
La réponse à contre-sens du système économique................................................................. 8
II- L’entreprise : la question de l’éthique au cœur de l’entreprise........................................ 11
La nécessité d’arbitrer entre rationalité instrumentale et responsabilités humaines. ........... 11
Le courant contemporain en faveur de l’éthique de l’entreprise.......................................... 13
III- Le développement durable : pas de développement durable sans éthique..................... 18
Le « développement durable » est né des dégâts provoqués par la soumission de l’économie
à une rationalité purement instrumentale. ............................................................................ 18
La rationalité instrumentale se situe à l’opposé des exigences du développement durable. 21
Nécessité d’une rationalité ouverte sur la complexité, la nature et l’éthique....................... 24
IV- La mondialisation : possibilité et rationalité d’une mondialisation fondée sur une
éthique de la finalité humaine ................................................................................................. 26
La mondialisation, un phénomène ancien profondément renouvelé.................................... 26
Deux regards sur l’économie et la mondialisation : la rationalité des choses ou l’éthique
des finalités humaines. ......................................................................................................... 28
Cohérence interne et non-sens d’une rationalité sans éthique.............................................. 28
Rationalité et cohérence d’une approche « éthique » respectueuse des finalités humaines. 31
V- Proposition de programme d’action................................................................................ 37
1°- Spécification des normes éthiques à introduire en économie......................................... 37
Normes relatives aux finalités humaines du développement : ......................................... 37
Normes relatives à la responsabilité sociale de l’entreprise............................................. 37
Normes relatives au développement durable : ................................................................. 38
Normes relatives à la mondialisation : ............................................................................. 38
2° Modalités de mise en oeuvre. .......................................................................................... 39
Bibliographie........................................................................................................................... 40
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1
L’émergence contemporaine de l’interrogation éthique en économie
René Passet
Professeur émérite d’économie
à l’Université Paris 1–Panthéon-Sorbonne.
Introduction :
Après avoir étudié la question des relations entre « éthique et économie », le prix
Nobel d’économie Amartya Sen affirme que « l’économie est une science morale7 ».
Et Henri Bartoli souligne l’actualité de cette question : « Longtemps, l’action sur le
monde non humain n’a pas constitué uns sphère significative du point de vue éthique
… un monde intelligible était produit par l’action de l’homme, et ce monde était
moral ». Mais aujourd’hui, « la technologie moderne influence l’agir humain à travers
des changements critiques d’une telle importance qu’il convient au minimum de nous
interroger sur la crise ou la mue de civilisation où nous sommes…Ce dont il s’agit,
c’est de poser dans toute son étendue le problème d’une nature devenue une
nouveauté sur laquelle doivent s’exercer le questionnement éthique et la responsabilité
humaine8».
Etymologiquement, le mot « éthique » vient du grec Ethiqué qui signifie mœurs. Le
sens est donc identique à celui de « morale » qui vient du latin mores, signifiant
également mœurs.
Mais, à l’usage le sens du terme a évolué. Les deux dictionnaires bien connus de la
langue française – Larousse et Robert adoptent une définition commune: « La science
de la morale », c’est-à-dire, la science que l’on tire de l’étude des diverses religions
pour tenter de comprendre l’origine, les principes et la logique par lesquels se forment
les systèmes d’interdits et les jugements de valeur concernant le bien ou le mal. C’est
aussi le sens que lui donne Spinoza dans son Ethique démontrée par la méthode
géométrique ( paru en 1677, après sa mort).
Un pas de plus et on passe à l’idée d’une interrogation et d’une quête des valeurs qui
doivent guider l’action humaine. Paul Ricoeur réserve le « terme d’éthique pour tout le
7
8
Amartya Sen : Ethique et économie », PUF 1993 ; L’économie est une science morale, La Découverte 1999.
Henri Bartoli : L’économie, service de la vie- Presses Universitaires de Grenoble ,1996.
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2
questionnement qui précède l’introduction de l’idée de loi morale et désigne par
morale tout ce qui dans l’ordre du bien et du mal se rapporte à des lois, des normes,
des impératifs9 » C’est dans ce sens que le terme sera pris ici. Ainsi conçue l’éthique
se sépare de la morale. La première est interrogation, la seconde est prescription: « la
morale commande, l’éthique recommande ». En ce sens, on peut dire que l’éthique
s’arrête au point précis où la morale commence : le code et la prescription sont
l’aboutissement de la quête, mais en même temps, ils y mettent fin.
De ce point de vue, la « déontologie » – « ensemble des devoirs qu’impose à des
professionnels l’exercice de leur métier » (Robert) ou « ensemble des règles et devoirs
qui régissent une profession » (Larousse) – s’apparente davantage à la morale. Comme
elle, elle donne lieu à codification, la différence essentielle étant que cette codification
émane des représentants de la profession, alors que la morale met au premier rang le
souci du bien général dont les impératifs peuvent s’affirmer en contradiction avec ceux
de telle ou telle profession.
S’agissant de l’économie, je voudrais aborder successivement quatre aspects
fondamentaux de la question :
1°- souligner le caractère paradoxal de la situation actuelle dans laquelle, au caractère
devenu incontournable de la question éthique, l’économie répond par un repliement
sur une logique interne, purement instrumentale ;
2°- analyser les conséquences de cette situation pour l’entreprise, au cœur de laquelle,
par nature, se pose la question éthique ;
3°- démontrer que seule une économie ouverte sur la logique de la biosphère et sur
l’éthique est en mesure d’assurer un développement durable ;
4°- terminer en affirmant la rationalité et la possibilité d’une mondialisation fondée sur
une éthique des finalités humaines, rationalité et possibilité qui concernent, par une
sorte d’effet rétroactif, l’ensemble des problèmes évoqués dans les questions
précédentes.
-ILe Problème :
A l’émergence contemporaine de l’interrogation éthique, l’économie répond par
un repliement renforcé sur une rationalité purement « instrumentale ».
Il faut partir de l’idée simple que l’économie est une activité raisonnée de
transformation de la nature ayant pour finalité de satisfaire au mieux et au moindre
coût les besoins humains :
- « transformation de la nature », car celle-ci ne se présente pas sous la forme
permettant de satisfaire directement les besoins : » Comme le disait Henri
Guitton, les ressources de la nature « sont trop nombreuses ou pas assez, ; elles
ne se trouvent pas au bon endroit ni au bon temps, au moment voulu ; elles
n’ont pas la forme désirée (…) L’activité économique est ainsi la forme de
9
Cité par Marc-Alain Descamps : « Les définitions de l’éthique » - DEA d’éthique médicale – Université
ParisV- http://www.descamps.org/marc-alain/defethic.html.
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3
l’activité humaine par laquelle les hommes luttent pour réduire l’inadaptation
de la nature à leurs besoins 10».
- « activité raisonnée », car les ressources sont rares et les moyens dont disposent
les hommes pour opérer cette transformation sont limités ; la question est
d’affecter les moyens et d’orienter les efforts de façon à satisfaire au mieux et
au meilleur coût les besoins humains, en fonction de leur urgence et de leur
intensité ; on peut, dans une certaine mesure – et pour faire image – comparer
cela à l’art de faire une valise : dans un volume limité, placer des objets, dont le
choix permettra d’obtenir le maximum de satisfactions, compte tenu des
objectifs d’un déplacement dont la nature se détermine indépendamment de la
confection de la valise elle-même.
- « satisfaire les besoins humains » : dans la mesure où les hommes vivent en
société et que celle-ci n’est pas réductible à un somme d’individus, il s’agit
évidemment aussi bien des besoins individuels que des besoins collectifs
d’intérêt général ; cet impératif désigne la seule finalité possible de l’activité
économique.
Il ne saurait donc y avoir d’autre finalité en économie que la satisfaction des
besoins humains. Mais, ceci étant acquis, il est deux façons d’apprécier
l’accomplissement de cette finalité :
- Pour les uns - aujourd’hui encore largement dominants – c’est essentiellement à
travers la performance de l’instrument productif que l’on appréciera cet
accomplissement; la rationalité économique est avant tout instrumentale…
- Pour les autres, c’est seulement, au niveau de la finalité humaine et en termes
d’accomplissement de cette finalité, que l’on peut poser les critères permettant
d’assurer ( critères de choix) et d’apprécier ( critères d’évaluation), la
performance de l’appareil économique.
Je voudrais montrer que le temps de la rationalité instrumentale est révolu et que, si elle fut
longtemps légitime, les conditions qui la justifiaient ont aujourd’hui disparu.
Le temps et les conditions d’une rationalité instrumentale.
Aussi longtemps qu’une rationalité strictement instrumentale était suffisante, on
pouvait légitimement court-circuiter le problème des finalités humaines de l’économie.
L’éthique n’était nécessaire que pour corriger les abus du système.
La logique de l’instrument s’accordant avec celle des finalités, on peut considérer qu’il
s’agissait là d’une sorte de simplification « géniale ». Il est beaucoup plus simple en
effet de mesurer des quantités de produits matériels – des quintaux de blé par exemple
– que des degrés de satisfaction.
Au moment où l’économie moderne posait ses premières fondations (XVIII°s., XIX°s.
et au début du XX°), il en fut ainsi.
- Les niveaux de vie se situaient sensiblement en deçà du niveau de saturation des
besoins fondamentaux : Quesnay, Smith, Ricardo, Marx, nous présentent comme
10
Henri Guitton : Economie politique, t.1 - Dalloz Paris 1961.
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4
correspondant à la réalité de leur époque, des niveaux de salaires évoluant autour du
minimum vital…
Dans ces conditions, comme aujourd’hui dans le cas des populations les plus
démunies, le « plus » était aussi le « mieux », le quantitatif et le qualitatif marchaient
du même pas. Produire des quintaux de blé, c’était aussi produire des satisfactions
humaines.
Une logique des moyens était suffisante. Les critères de choix permettant d’assurer la
performance de l’appareil productif, constituaient le meilleur moyen d’assurer la
satisfaction des finalités humaines de l’économie.
- Jusqu’au début du XX° siècle, le facteur limitant de la croissance du produit était le
capital.
La ressource humaine, loin d’apparaître comme un facteur rare était censée croître trop
rapidement ( loi de Malthus) et la nature inépuisable, indestructible, non produite par
les hommes et n’ayant pas à être reproduite par eux était un « bien libre »
n’appartenant pas au champ du calcul économique (J-B.Say).
Le capital était le seul facteur rare, produit par les hommes et dont le rythme
d’accumulation commandait le rythme de croissance des économies. C’est pourquoi,
au temps de Ricardo, l’épargne – source de l’investissement - était vertu et la
consommation pêché. Il en sera ainsi jusqu’au moment où les circonstances ayant
changé, Keynes soutiendra la position contraire.
Or c’est toujours autour de la performance du facteur rare que se construit la rationalité
d’un système : c’est une des règles de base de la recherche opérationnelle. Le produit
national ne pouvait croître qu’au rythme du développement des investissements de
base : voir le rôle du Chemin de fer au XIX° siècle. En un mot, la croissance des
nations passait par l’accumulation capitaliste. Il était parfaitement normal d’apprécier
la performance en rapportant le supplément de produit obtenu à la quantité
supplémentaire du facteur qui avait permis de l’obtenir. Donc, en toute rationalité,
c’est autour de la performance du capital que se construisaient les critères
d’appréciation de choix des économies.
Si - à cette époque - l’éthique a son mot à dire, c’est pour dénoncer la cruauté de la
condition que le système inflige à la main-d’œuvre, mais elle ne remet pas en cause la
rationalité instrumentale elle-même. Des premiers socialistes à Zola, en passant par
Proudhon et Marx lui-même, la contestation humaniste s’attaque à la surexploitation
du travailleur, au surtravail et à sa spoliation dans la répartition. Dans sa contestation
radicale du système capitaliste, promis selon lui, à l’autodestruction, ce n’est pas la
rationalité instrumentale que Marx met en question : les lois de la « reproduction
simple » ou « élargie » restent les mêmes en système capitaliste ou socialiste. Ce qui
change, c’est le mode d’appropriation des moyens de production qui, en se
collectivisant, supprimera l’appropriation individuelle de la plus-value et en fera un
« surplus » social qui sera réinvesti au profit de toute la collectivité.
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La disparition de ces conditions rend aujourd’hui incontournable la question de
l’éthique.
A tous ces points de vue, la situation a changé.
Du côté des besoins, le niveau du minimum vital est largement dépassé pour la
majeure partie des populations ( pas pour toutes) des pays développés : de ce niveau,
ces économies sont passées - à partir des années trente - à celui de la satisfaction de
besoins de consommation durable (automobile, équipement domestique…), puis
aujourd’hui au développement des services, correspondant à l’émergence de
l’immatériel. Mieux, la production mondiale, considérée globalement et en moyenne
est suffisante pour permettre la couverture de la plupart des besoins fondamentaux à
l’échelle de la planète. Enfin, dans de nombreux secteurs, la situation de nombreux
marchés ( pétrole, automobile, aviation, chimie, agroalimentaire etc.), parmi les plus
importants, n’est pas la sous-production, mais la surproduction. Dans cette situation, le
« plus » cesse d’être le « mieux ». Si hier plus de blé faisait plus de bien être, pourraiton dire aujourd’hui la même chose aujourd’hui de plus d’automobiles ?
En ce qui concerne l’environnement, de la nature « bien libre », impérissable et
indestructible des premiers classiques, on est passé, dans les années 1970, à la prise de
conscience des pollutions spécifiques, ponctuelles et localisées pouvant être
considérées
comme
des
dysfonctionnements
du
système
(problèmes
environnementaux) ; puis, dans les années 1980, aux pollutions globales (trou de
l’ozone, effet de serre, réduction de diversité des espèces) mettant en cause les
mécanismes régulateurs de la biosphère considérée comme un système autoreproducteur de régulations et d’interdépendances. A ce dernier stade, on ne peut plus
parler de « dysfonctionnements » d’un système dont la logique ne serait pas en cause,
mais d’un véritable « conflit de logiques » entre deux modes de régulation dont l’un
concerne la croissance économique et l’autre les régulations par lesquelles la biosphère
se maintient apte à porter et reproduire la vie dans le temps.
Alors, le « plus » de la croissance matérielle quantitative cesse d’être le mieux pour
devenir le phénomène qui menace à terme le milieu porteur de toute vie…et de toute
activité économique.
La question des finalités, des valeurs – et donc de l’éthique – devient alors
incontournable :
Quand les besoins sont globalement couverts cependant que subsistent ou s’accroissent
d’importantes poches de pauvreté, le problème économique se déplace de la
production à la répartition. Faut-il faire disparaître les inégalités ? vaut-il mieux une
société égalitaire et statique ou une société inégalitaire et dynamique ? inégalitaire,
mais en fonction de quels critères et jusqu’à quel point ? etc.
L’économie n’a pas de réponse à cela. Ce que l’on appelle l’optimum de Pareto n’est
qu’un optimum de production défini par rapport à un système de répartition donné.
Mais il n’y a pas d’optimum économique de Pareto en matière de répartition. Luimême dit très clairement qu’il est incapable de démontrer d’une façon purement
objective et rationnelle laquelle de deux sociétés, la première riche et très inégalitaire
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et la seconde moins riche et plus égalitaire, est préférable à l’autre. Le choix dit-il est
affaire « de sentiment », c’est-à-dire de jugement moral et d’éthique. Ce qui veut dire
que c’est dans le champ des valeurs qu’il faut chercher des réponses : la théorie de la
justice de Rawls11, par exemple, n’est pas exempte de ce passage par les valeurs. Ainsi
définit-il une société juste comme :
- une société dont tous les membres jouissent pleinement d’un certain nombre de
libertés fondamentales,
- une société dont est bannie toute forme de discrimination,
- une société dont les inégalités sont fondées sur des considérations d’ordre
fonctionnel et dans laquelle, le moins favorisé accède à une condition meilleure
à celle qui serait la sienne dans une société égalitaire.
Le développement durable, de son côté, soulève la question de la solidarité intergénérationnelle : au nom de quoi, les hommes concrets d’aujourd’hui devraient-ils
réduire leurs satisfactions au profit des hommes de demain qui n’existent pas encore ?
Une fois de plus, la réponse ne peut se trouver dans le champ de l’économie : la
pseudo-optimisation dans le temps par égalisation intergénérationnelle des sacrifices
marginaux subis par la génération présente qui réduit ses consommations et des
avantages marginaux pour la génération qui bénéficie de ces sacrifices n’a d’autre
portée que purement formelle : chaque génération en effet ignore tout de ce que seront
les sources de satisfaction des générations futures…
Une fois de plus on se trouve renvoyé dans le champ des valeurs. L’impératif
catégorique de Kant ne marche plus : la symétrie qui fondait les obligations
réciproques a disparu. Si le droit et le devoir de chacun sur l’autre trouve son
fondement dans le droit et le devoir de l’autre envers lui, cela ne peut s’appliquer à la
relation intergénérationnelle : les générations futures n’existant pas ( à part les
descendants immédiats) n’ont pas, par définition, de devoir envers la génération
présente ; donc, ce n’est pas sur cela que peut se fonder le devoir de celle-ci envers
celles-là. …Hans Jonas, dans son ouvrage « Le principe responsabilité12 » s’interroge
alors sur ce que pourraient être les nouvelles bases objectives et universelles d’une
telle obligation. Il croit les trouver dans le fait que le devoir de maintenir la vie serait
inhérent à l’existence même de la vie.
Notre intention ici n’est pas d’entrer dans ce débat, mais de constater qu’il se situe, audelà de l’économique à proprement parler, dans le champ de la philosophie, des
valeurs et de l’éthique.
La question des valeurs est délicate car :
- d’une part l’économie ne peut plus les contourner : il n’y a pas de neutralité
possible ; la régulation marchande n’est pas neutre ; en faire l’unique régulateur
social c’est la promouvoir comme valeur suprême par dessus toutes les autres,
donc en faire une valeur socioculturelle, sortir du domaine du réfutable et
renoncer par la-même à toute possibilité de démonstration rationnelle de sa
supériorité ;
11
12
John Rawls :La théorie de la justice, 1971 ; trad. Fse Seuil 1987.
Hans Jonas : Le principe responsabilité, 1979, trad. fse Cerf 1990
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d’autre part, aucune science, et l’économie encore moins que les autres ne peut
prétendre démontrer des valeurs ; pas plus que ces dernières ne sauraient étayer
quelque conclusion scientifique que ce soit.
Cette question débouche sur le primat de l’humain. Les valeurs – peu importe ici
qu’elles soient laïques ou religieuses - engagent la personne dans sa totalité ; elles
concernent une vision du monde, de la personne, de sa place dans ce monde et des
finalités de la vie. Seul ce qui transcende – ce que chacun place au-dessus de lui-même
- peut donner sens à la vie ; l’instrument – économique ou financier – ne transcende
rien ; il se situe au niveau des moyens ; c’est l’homme qui peut lui donner son sens par
ce qu’il en fait …et non l’inverse.
En ce qui concerne la politique économique, les valeurs s’expriment notamment à
travers le respect des normes sociales et environnementales respectivement définies
par le BIT et les grandes conventions internationales (Rio, Kyoto…) relatives à la
protection de l’environnement et de la biosphère, ainsi que dans les droits
fondamentaux de la personne tels que les définit la charte des Nations Unies dont
l’article 103 nous dit que ses dispositions prévalent sur tout autre accord international.
La conséquence logique devrait donc être la subordination de la régulation marchande
au respect de ces normes et dispositions.
La réponse à contre-sens du système économique.
A cela, le système économique répond par une logique qui se réduit aux impératifs prioritaires
du seul instrument financier.
La politique inaugurée dans les années 1980, se caractérise par la mise en œuvre du
Consensus de Washington13, élaboré par le G7, dans la ligne idéologique de Friedrich
Hayek, Milton Friedman et l‘école de Chicago.
Parmi les principales dispositions de ces nouvelles « tables de la loi » figure la libre
circulation des capitaux dans le monde, traduite par le symbolique « 3D » :
déréglementation ou suppression des obstacles réglementaires à leur circulation ;
désintermédiation ou financement des entreprises et des Etats par recours direct au
marché financier sans passer par l’intermédiation du système bancaire et
décloisonnement c’est-à-dire ouverture des frontières et réduction des barrières
existant entre les divers marchés financiers et monétaires.
Le résultat est double :
13
« Consensus de Washington », telle est l’expression par laquelle – en 1989 – l’économiste John Williamson
(devenu plus tard économiste en chef de la Banque mondiale), désigne la politique définie par le G7. Il résume
cette politique en dix points qui constituent, encore de nos jours, le noyau dur du néolibéralisme : 1/ Budget :
austérité et limitation des dépenses publiques pour éviter les déséquilibres et l’inflation ; 2/ Fiscalité : favorable
aux riches censés investir et défavorable aux pauvres qui dépensent : allègement des taux applicables aux
revenus les plus élevés, réduction du nombre de contribuables exemptés à la base et généralisation de la TVA; 3/
Politique monétaire : taux d’intérêts réels positifs pour favoriser l’épargne et attirer les capitaux ; 4/ Changes :
taux de change faibles afin de favoriser la compétitivité sur les marchés extérieurs et donc l’exportation ; 5/
Liberté des échanges : abaissement des barrières douanières, libre circulation des mouvements de capitaux dans
le monde ; 6/ Investissements : attirer les capitaux étrangers en leur garantissant les mêmes avantages qu’aux
investissements nationaux ; 7/ Privatisation : vente des actifs de l’Etat et développement des entreprises
privées ; 8/ Concurrence : suppression des subventions notamment agricoles et détermination du juste prix par le
marché ; 9/ Déréglementation : élimination de toute réglementation contrariant l’initiative économique et la
libre-concurrence ; 10/ Renforcement des droits de propriété pour encourager la création privée de richesses.
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d’une part le repliement de la « sphère financière » sur sa propre logique,
déconnectée des impératifs de l’économie réelle : celui qui veut investir ou
emprunter peut rechercher le meilleur rendement en se contentant de passer
d’une monnaie ou d’un titre à l’autre, d’une obligation en euro à un titre en
dollar et d’une obligation privée à un bon du trésor : « la finance internationale
suit désormais sa propre logique, qui n’a plus qu’un rapport indirect avec le
financement des échanges dans l’économie mondiale14 » ; en un mot, la logique
monétaire se boucle sur elle-même ; la Bourse se situe au centre de la vie
économique ; la spéculation devient un des principaux moyens de gagner de
l’argent ;
d’autre part son renforcement et sa capacité d’imposer cette logique à tous les
niveaux de la vie économique : de 1989 à 1998, le volume du marché des
changes est multiplié par trois, le volume des fonds contrôlés, en 2000, par les
grandes institutions financières (banques, sociétés d’assurance, fonds de
pension, fonds spéculatifs…) s’élève approximativement à 30 000 milliards de
dollars, soit l’équivalent du produit mondial15 ; une journée de spéculation sur
devises représente 1500 à 1600 milliards de dollars16, soit à peu près le montant
des réserves d’or et devises de toutes les principales banques centrales dans le
monde ; c’est dire que cette « sphère financière » possède la « puissance de
feu » qui lui permet d’imposer sa loi à tous les niveaux de la vie économique :
entreprises, nations et institutions internationales ; c’est désormais l’instrument
qui impose sa loi, le capitalisme s’est fait actionnarial.
La différence avec le courant de pensée libéral tient tout entière dans ce renversement
de la dialectique des fins et des moyens.
- Pour le courant libéral traditionnel : la finalité reste la satisfaction des besoins
humains et le marché est supposé en être le meilleur instrument. Il en est ainsi,
avec de fortes nuances bien sûr, de la plupart des premiers classiques : Smith
(qui dénonce clairement les dérives dues à la domination du profit), JeanBaptiste Say, Ricardo, Stuart Mill (aux accents toujours extrêmement
humains)… Un empirisme certain les conduit à subordonner le jeu du marché à
ses conséquences sociales. Il en va de même avec l’école néo-classique :
Menger, Jevons, expriment des préoccupations environnementales ; Walras,
lorsqu’il passe de son « économie pure » à « l’économie appliquée » et à
« l’économie sociale », se réclame du socialisme et milite pour les coopératives.
Alfred Marshall17 place les valeurs « de chevalerie » au-dessus de la recherche
du gain ; Leurs continuateurs contemporains – en France Courtin, Allais, Rueff,
Boiteux…, aux Etats-Unis John Rawls - sont de la même veine. Keynes – qu’on
ne saurait passer sous silence, bien qu’il n’appartienne pas à l’école libérale au
14
Dominique Plihon : Le nouveau capitalisme – Coll. Dominos- Flammarion, 2001.
« Comparaison n’est pas raison » dit la sagesse populaire : nous savons bien que nous faisons ici le
rapprochement un stock et un flux ; mais le second – familier à l’ensemble des citoyens – n’est là que pour
donner une idée de l’importance du premier.
16
Ce montant atteignait jusqu’à 1800 à 2000 milliards de dollars avant l’apparition de l’euro dont un des effets
bénéfiques fut de supprimer toute spéculation entre monnaies de la zone concernée, tout en créant une monnaie
plus stable, elle-même moins vulnérable à la spéculation.
17
Alfred Marshall: The social possibilities of economic chivalry. Economic Journal mars 1907.
15
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sens strict - souligne la nécessité de « combiner l’efficacité économique, la
justice sociale et la liberté politique18 » On peut ne pas partager la confiance
que ces auteurs font à la régulation marchande tout en reconnaissant la
légitimité des finalités humaines poursuivies.
- Le néo-libéralisme, au contraire, renverse la relation : il finalise l’instrument et
instrumentalise la finalité. La performance financière posée comme objectif
suprême justifie tous les sacrifices humains : flexibilité des salaires et de
l’emploi, régression de la protection sociale ; cela pouvant aller jusqu’au
blocage de l’accord passé à Doha qui autorisait les pays pauvres à produire des
médicaments génériques à bas prix pour combattre le Sida : la vie humaine pèse
donc moins que les recettes des brevets, proclamées indispensables à la
recherche pharmaceutique, évidemment justifiée par sa contribution …au salut
des vies humaines.
Les libéraux de la grande tradition ne sont guère tendre envers cette attitude. L’un des
plus éminents d’entre eux, le prix Nobel Maurice Allais, n’hésite pas à qualifier la
forme de mondialisation qu’elle génère de « chienlit mondialiste laisser-fairiste », en
précisant qu’ « une économie de marché ne peut fonctionner que dans un cadre
institutionnel, politique et éthique qui en assure la stabilité et la régulation ».
De ce renversement de relation découle un changement de radical au sein même du
système économique :
- Au temps du capitalisme managerial, où se trouvaient directement confrontés les
intérêts des entrepreneurs et ceux des travailleurs représentés par leurs syndicats, un
« cercle vertueux » dit « fordiste », régissait les relations entre salaires et profits.
Chacun des interlocuteurs avait compris que son revenu était lié à celui de l’autre ; pas
de profit sans salaires convenables permettant d’accroître les débouchés ; pas de
salaire convenable sans profits permettant d’investir, de produire et de vendre. Audelà de l’âpreté des négociations et des conflits sociaux, existait une zone de
compromis possible dont les interlocuteurs étaient pleinement conscients. La solidarité
l’emportait sur les antagonismes.
- Avec le capitalisme « actionnarial », le « cercle vicieux » des intérêts foncièrement
opposés se substitue au précédent. La rente de l’actionnaire en effet, ne se nourrit pas
de l’augmentation des autres revenus mais des ponctions qu’elle effectue sur eux.
Chacun des points du consensus de Washington obéit à cette considération : réduire la
masse salariale, la dépense publique, la protection sociale, privatiser les activités
publiques, privilégier la lutte contre l’inflation – par l’équilibre budgétaire notamment
- pour éviter que la hausse des prix ne vienne ronger « l’intérêt réel »…En un mot, le
revenu de l’actionnariat contre tous les autres…la relation est ici foncièrement
conflictuelle.
Il est évident que ce conflit entre les exigences d’une époque et les réponses du
système va se trouver au cœur des problèmes concernant l’entreprise, la
mondialisation et le développement durable.
18
J-M. Keynes : Essais de persuasion – trad fse Gallimard 1933.
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10
– II –
L’entreprise :
La question de l’éthique au cœur de l’entreprise.
L’entreprise se situe au centre de la vie économique et sociale. Elle est au contact :
- de la nature qu’elle transforme,
- de l’ensemble des facteurs de production – et notamment le facteur vivant, le
travail humain – qu’elle combine entre eux,
- du consommateur auxquels sont destinés les fruits de ses activités,
- et d’une société dont elle utilise les infrastructures, les services généraux
(éducation, santé…) et que ses implantations peuvent perturber…
Cela donne la mesure de ses responsabilités: responsabilités envers le milieu naturel,
envers les travailleurs qu’elle emploie, envers les consommateurs auxquels elle destine
le fruit de ses activités et, plus généralement envers la société tout entière, surtout
lorsque, par sa taille ou par la nature de ses activités, elle est en mesure d’avoir une
influence notable sur son évolution.
Les premiers travaux sur l’entreprise socialement responsable sont apparus dès le
début des années 1960 aux Etats-Unis, mais il faudra attendre les années 1990 pour
voir se développer un véritable courant de pensée managerial orienté vers « l’éthique
des affaires.
La nécessité d’arbitrer entre rationalité instrumentale et responsabilités humaines
La diversité des responsabilités énumérées ci-dessus fait apparaître, au sein de
l’entreprise, des conflits de logiques entre lesquelles il faut arbitrer au nom de
principes qui ne sont pas seulement marchands et qui appellent donc le recours à
l’éthique. On peut regrouper les données de ces conflits autour de deux dimensions, à
la fois indissociables, complémentaires et antagonistes, de l’entreprise.
L’entreprise –comme instrument de production– doit d’abord obéir aux impératifs de
la rationalité instrumentale. De ce strict point de vue, elle est dominée par des
objectifs économiques et se décharge sur la collectivité de tout ce qui touche aux
aspects sociaux de son activité : son rôle est de réaliser les combinaisons productives
les plus efficaces des facteurs de production ; d’améliorer sa productivité et donc de
réduire ses coûts; de créer des richesses et de contribuer ainsi à la croissance du
produit national ; de défendre ou étendre ses parts de marché, de distribuer des
dividendes. Monsieur Milton Friedman s’en tient à cette conception lorsqu’il écrit
que « peu d’évolutions pourraient miner aussi profondément les conceptions mêmes de
notre société libre que l’acceptation par les dirigeants d’entreprise d’une
responsabilité sociale autre que celle de faire le plus d’argent possible pour leurs
actionnaires. C’est une doctrine fondamentalement subversive 19 ».
De ce point de vue, l’emploi n’est pas la finalité de l’entreprise ; ses recrutements et
ses licenciements dépendent de la combinaison productive qui lui paraît la plus
rentable. Tout ce qui touche à la solidarité, la protection sociale – et concerne donc la
cohésion sociale – relève du politique et de la responsabilité étatique. En somme, que
l’unité de production... produise, que l’Etat représentant de la collectivité fasse du
social… et « les moutons seront bien gardés ».
19
Milton Friedman : Capitalisme et Liberté – 1962 ; trad. Fse Robert Laffont 1971.
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11
Mais en tant qu’unité sociale, l’entreprise a une influence qui lui confère des
responsabilités en termes de finalités humaines. Elle est un lieu d’intégration sociale
par le plus puissant des intégrateurs : le travail ; elle crée de l’emploi, mais aussi du
chômage ; elle est une cellule de formation, notamment pour les jeunes ; elle produit
des biens et des services qui intéressent les hommes en tant que consommateurs, mais
elle produit aussi des rejets et des déchets qui les intéressent en tant que citoyens ; elle
transforme le milieu naturel ; elle est un lieu de pouvoir sur la société et d’arbitrage
entre pouvoirs en son sein où se rencontrent les représentants du capital du travail et de
la gestion ; elle contribue à la répartition du produit national…
Il y a là toute une dimension sociale – et politique – dont il est impossible de faire
abstraction et qui, par beaucoup d’aspects vient en conflit avec une conception
purement instrumentale de l’entreprise.
L’entreprise « responsable » doit donc s’efforcer de concilier ces deux rôles. Elle ne
saurait faire abstraction des impératifs économiques, mais elle ne saurait, non plus,
ignorer ses responsabilités humaines et sociales.
Vis-à -vis des travailleurs : Le choix des combinaisons productives efficaces doit donc
tenir compte à la fois des impératifs de productivité et des conséquences sur l’emploi ;
les modalités de celui-ci ne peuvent négliger les impacts sur les rythmes, le stress et la
santé des travailleurs ; le recours à des formules comme le temps partiel ou le partage
du travail ne doivent pas s’effectuer uniquement en fonction d’objectifs de
« flexibilité », mais aussi de considérations humaines.
L’entreprise doit participer à la formation : formation des jeunes par des contrats
d’apprentissage, des contrats de qualification et en proposant des stages ; aide aux
salariés en poste, recyclage, remise à jour des connaissances, en vue de faciliter leur
adaptation à l’évolution technologique ;
Vis-à-vis de la société : elle doit assumer ses devoirs de qualité à l’égard du
consommateur (voir les affaires d’importation frauduleuse de viandes ou de
nourritures frelatées) ; elle doit assumer un impératif de sécurité envers le voisinage
(usine AZF à Toulouse) ; plus largement, il lui faut assumer ses responsabilités
sociales et culturelles : protection du travail comme statut social en portant une
attention particulière – avec l’aide de l’Etat – aux jeunes demandeurs d’emploi, à la
réinsertion des chômeurs de longue durée, et aux chômeurs de plus de cinquante ans ;
il est bon qu’elle participe à des activités culturelles et de mécénat.
Vis-à-vis de la nature : assumer ses responsabilités écologiques, par la lutte contre les
pollutions, par l’économie de ressources naturelles, par le recyclage et par la protection
des paysages.
La question de savoir dans quelle mesure l’entreprise peut et doit assumer l’ensemble
de ces responsabilités pose le problème du pouvoir de décision en la matière : le
pouvoir des actionnaires (shareholders) doit-il seul en décider au sein de l’entreprise
ou bien faut-il associer l’ensemble des parties concernées (stakeholders) ? Est-il
conforme à l’éthique que les détenteurs d’actions puissent seuls décider du
licenciement des travailleurs ( c’est-à-dire du malheur de familles entières), au nom du
rendement d’un patrimoine financier, sans que ces derniers aient leur mot à dire en la
matière ?
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12
Le courant contemporain en faveur de l’éthique de l’entreprise.
Tout un courant se développe aujourd’hui en faveur de l’éthique de l’entreprise.
L’ONU propose son « Pacte global » (Global compact) aux multinationales; l’OIT et
l’OCDE les invitent à suivre leurs « lignes directrices », ; la Commission européenne
élabore un « livre vert » ; le gouvernement français fait voter une loi sur « les
nouvelles régulations économiques » ; les confédérations syndicales françaises (à
l’exception de FO) créent un « Comité intersyndical de l’épargne salariale » destiné à
privilégier les « investissements socialement responsables » ; les entreprises
multinationales elles-mêmes entrent dans le jeu : « Corporate Social Responsability
Europe » est une fondation qui regroupe notamment British Telecom, Suez, IBM,
France Telecom, Danone, Shell, Nike etc. le « World Business council for sustainable
development (WCSD) » rassemble 150 multinationales appartenant à trente pays,
telles que ATT, BP, Ford, GM, Monsanto, Shell, Unilever,etc…
Il y a plusieurs raisons à cet engouement. La politique de « flexibilité » - des salaires et
de l’emploi – préconisée au nom de la « rentabilité économique » est à l’origine d’un
chômage qui est venu dégrader les relations entre l’entreprise et les citoyens au
moment précis où – même dans des pays « réfractaires » comme la France – la
« réconciliation » semblait s’opérer ; la question des OGM ou des plantes dont le
germe s’autodétruit à maturité de façon à rendre les agriculteurs dépendants des firmes
agro-industrielles (le « Terminator » de Monsanto) ont créé une profonde méfiance des
consommateurs envers les producteurs ; les marges excessives pratiquées par les
grandes surfaces au détriment des producteurs qu’elles pressurent et des
consommateurs qu’elles exploitent ( chaque fois qu’il y a conflit, la presse diffuse les
écarts considérables entre les prix payés aux agriculteurs et ceux pratiqués envers les
consommateurs ) ; les dégradations environnementales ; les dégâts provoqués par les
naufrages de grands pétroliers ( où de plus en plus les coupables échappent à toute
identification grâce à d’astucieux montages juridiques), le flou qui s’établit aux
frontières de l’économie légale et de l’économie illégale, les paradis fiscaux, les
implications de l’économie « propre » dans le blanchiment de l’argent « sale »…tout
cela a développé une profonde suspicion entre les citoyens et le monde de la
production.
Des événements récents ont aggravé cette situation. En décembre 2001, la faillite du
courtier en énergie Enron met en évidence la dissimulation d’une dette de 21 milliards
de dollars, avec la complicité du cabinet d’Audit Andersen. En février 2002, le
conglomérat Tyco avoue avoir dissimulé de ses comptes une dépense de 8 milliards de
dollars liée à l’acquisition de 700 sociétés. Fin juin, le groupe d’imagerie Xerox
reconnaît avoir gonflé ses résultats avant impôt de 1,4 milliard de dollars sur la période
1997-2001. Worldcom, le premier groupe mondial des télécommunications, reconnaît
avoir répertorié - en 2001 et au premier trimestre 2002 - 3,8 milliards de dollars de
charges courantes en dépenses d’investissements. Le dépôt de bilan de ce groupe, le 21
juillet 2002, constitue la plus grande faillite de tous les temps. La suspicion s’étend.
Des enquêtes sont ouvertes aux Etats-Unis sur deux groupes de télécommunications
en difficulté, Global Crossing et Qwest, ainsi que sur deux groupes pharmaceutiques
Merck et BMS qui auraient gonflé leur chiffre d’affaires, sur 12 banques soupçonnées
d’avoir mélangé leurs activités de recherche et d’analyse et d’avoir recommandé des
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13
titres à l’achat dans le seul but d’obtenir des contrats pour leurs banques d’affaires; les
plus grands noms de la finance (JP Morgan Chase, Citigroup…», En France, les petits
actionnaires de Vivendi Universal s’estimant lésés « par une présentation erronée du
bilan et de la présentation financière de la trésorerie » portent plainte pour « faux et
usage de faux ». La liste n’est pas exhaustive, loin s’en faut…
Lorsque 80 millions d’actionnaires américains découvrent qu’ils ont été trompés, que
les entreprises leur mentaient, que les bilans étaient truqués, ils ne croient plus au
système. Crise boursière et crise de l’économie réelle se nourrissent mutuellement :
« La falsification et la fraude - déclare, le 16 juillet 2002, le Président de la Fed,
Monsieur Alan Greenspan devant la Commission Bancaire du Sénat Américain détruisent le capitalisme et la liberté de marché, et plus largement les fondements de
notre société ».
Jeff Knight, responsable des investissements chez Putnam Investments déclare : « La
confiance des gens dans les marchés d’actions a été profondément ébranlée. Il faudra
des années avant qu’elle revienne » (Monde 24-07-02). « Si les actionnaires d’une
entreprise ne sont pas raisonnablement sûrs que les bénéfices annoncés sont réels et
que les dirigeants ne profitent pas de leur position pour s’enrichir à leur détriment, il
n’y a plus de capitalisme », ajoute Robert Litan, responsable des études économiques
de la Brookings Institution – (Monde 24-07-02).
Les autorités réagissent en se gardant bien de remettre en cause la logique du système.
Elles dénoncent :
- les errements des PDG responsables des malversations : « Si nous réglons le
problème des PDG –affirme Monsieur Greenspan- les autres problèmes
disparaîtront20 » et le Président des Etats-Unis annonce « une nouvelle éthique qui
augmentera la confiance des investisseurs, rendra les salariés fiers de leurs
entreprises et redonnera confiance au peuple américain21 »
- les dysfonctionnements du système : manque de transparence des marchés
financiers, dépendance des membres des conseils d’administration vis-à-vis des
activités qu’ils supervisent, multiplicité des systèmes comptables, imbrication des
professions d’analystes ou d’audit avec les firmes qu’elles sont censées contrôler,
faiblesses des autorités boursières de surveillance (la SEC aux Etats-Unis ou la COB
en France)… En somme, quelques brebis galeuses à éliminer, quelques boulons à
resserrer, et la question sera réglée.
Pourtant, l’évolution constatée peut conduire à se demander si la corruption et la
fraude, trop rapidement dénoncées comme des dysfonctionnements ne sont pas la
conséquence inéluctable d’un système dans lequel la logique financière prévaut sur
toutes les autres. N’est-ce pas la soif de résultats des institutions financières ( les 15%
de rendement – désormais bien connus - des capitaux propres) qui incite les
entreprises à favoriser la « croissance externe » par des fusions gigantesques qui
souvent tournent mal ? n’est-ce pas parce que le refinancement des entreprises est lié à
l’évolution de leur valeur boursière, elle-même subordonnée à leurs résultats de court
terme, que l’on trafique les comptabilités? l’importance démesurée prise par les stock
options dans les rémunérations des dirigeants ne constitue-t-elle pas, pour certains, une
20
21
Discours du 16 juillet à la Commission bancaire du Sénat.
Discours du 9 juillet à Wall Street.
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14
raison supplémentaire de succomber à la tentation des falsifications qui gonflent leur
patrimoine personnel ?
Le rétablissement de la foi des citoyens envers leurs entreprises devient un impératif
de survie pour un système libéral qui ne peut vivre que sur la confiance. Une
conclusion s’impose : si la logique même du système est en cause, on ne saurait s’en
remettre au seul bon vouloir des entreprises ; il faut créer les conditions objectives
imposant à l’ensemble des acteurs de l’économie, des comportements plus conformes
à l’éthique.
1°/- Encourager le bon vouloir des entreprises mais ne pas s’en contenter :
- Face à l’effondrement des contre-pouvoirs de l’économie néo-libérale, au recul de la
réglementation publique et à l’affirmation d’un individualisme amoral, se développe
un courant de pensée managerial favorable à une autolimitation permettant de
devancer toute intervention de la puissance publique. Pour cela les entreprises
entendent démontrer leur aptitude à se réguler elles-mêmes. Telle est notamment la
position de l’organisation patronale française, le MEDEF. L’entreprise, pour préserver
sa compétitivité doit choisir elle-même ses règles de comportement éthique en
fonction de ses impératifs propres. Sa responsabilité sociale ne saurait donc relever de
la contrainte mais du volontariat. On entend promouvoir la libre concertation avec
des partenaires choisis plutôt que la négociation obligatoire avec des interlocuteurs
imposés. Ainsi le président du « Business Action for Sustainable Development»
déclare-t-il à Johannesburg, en septembre 2002 : « L’une des réussites de ce sommet
est de démontrer la puissance des partenariats. Nous préconisons le développement de
partenariats globaux pour définir des normes dans différents secteurs(…) normes par
rapport auxquelles le business international sera jugé. Les résultats influenceront
également les processus législatifs nationaux ».
Il s’agit d’abord d’une attitude défensive, visant à lutter contre les excès qui nuisent à
la légitimité du système et de répondre à la contestation des mouvements
consuméristes qui organisent des actions symboliques, pouvant aller jusqu’au boycott
d’entreprises répréhensibles : lutte contre les pratiques de sous-traitance de Nike ou de
Reebok, contre les négligences environnementales de Shell ou de Total-Fina-Elf,
contre les licenciements « de convenance boursière » de Danone ou Marks et Spencer,
contre la « marchandisation » du monde, contre les complicités entre des firmes
pétrolières et certains dictateurs corrompus ; réaction des étudiants américains contre
l’exploitation des travailleurs des sweatshops dans les pays du Sud et pour des salaires
décents aux Etats-Unis même, pour les personnels de service peu qualifiés ;
revendication pour le respect des normes sociales du BIT et environnementales
définies par les grandes conventions internationales.
Il s’agit ensuite d’une attitude plus offensive visant à donner l’image d’entreprises
attentives aux problèmes écologiques et sociaux destinée à leur assurer les bonnes
grâces de leurs employés, comme de leur clientèle et de l’opinion publique. On pense
ainsi pouvoir concilier l’amélioration de la condition de vie des travailleurs, la qualité
de l’environnement et la profitabilité de l’entreprise.
Il faut cependant noter qu’en dépit du bruit fait autour de quelques exemples
constamment évoqués (Shell, Nike, Adidas, Body shop, Ben & Jerrys…) l’ampleur
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du mouvement reste limitée : selon le Livre Vert, 5% seulement des investissements
réalisés à la City prendraient en compte des critères non exclusivement financiers.
L’éthique, lorsqu’elle devient un argument de vente, cesse d’être de l’éthique pour
devenir du marketing. Peu importe dira-t-on, du moment que le résultat est là. A cela
près que la fragilité d’une telle motivation montre qu’elle peut être remise en cause dès
que l’intérêt commercial des entreprises « vertueuses » n’est plus aussi évident.
Il appartient donc aux institutions publiques de « conforter » ce bon vouloir spontané
des entreprises. Elles disposent pour cela, de trois types d’instruments.
- Les codes de bonne conduite, chartes ou déclarations de principes éthiques, tels que
le « Global Compact » lancé en 2000 par le Secrétaire général des Nations Unies,
Monsieur Kofi Annan. Plusieurs fondations ou associations cherchent à orienter les
entreprises vers de tels engagements : en France par exemple, L’Observatoire de la
Responsabilité Sociales des Entreprises.
Il faut cependant souligner le flou des dispositions consignées dans ces documents et
l’absence de critères d’évaluation ne permettant guère d’apprécier le degré
d’application des engagements souscrits.
- Les labels ou certificats attribués par des organismes indépendants. Ainsi :
- l’ONG nord-américaine « Social Accountability International » a défini une norme
SA8000 contrôlée par des cabinets d’audit indépendants ;
- en Grande-Bretagne, « l’Institute of Social and Ethical Accountability » propose une
procédure AA1000 intégrant la responsabilité sociale dans les indicateurs de gestion
des entreprises ;
- une ONG américaine, la « Global Reporting Initiative » propose des indicateurs de
performance durable des trois points de vue économique écologique et social, avec la
participation de la confédération AFL-CIO ainsi que grandes entreprises telles que
General Motors, Nike, Ford , Total-Fina-Elf…
- Les labels sont très diffusés au Danemark ;
- La Belgique s’est dotée d’une loi sur les labels sociaux (loi du 27-02-2002)
etc.
L’avantage des labels est d’être publics et contrôlés de façon indépendante. Leur
difficulté réside dans la définition d’indicateurs valables pour toutes les entreprises et
permettant les comparaisons dans l’espace comme dans le temps.
- Des organismes de conseil en investissement « socialement responsables » et de
notation. Il s’agit d’agences attribuant aux entreprises des notes reflétant leurs
performances écologiques et sociales. Ces agences ont souvent pour clients des fonds
« éthiques » ou des organismes d’investissement voulant orienter leurs investissements
vers des entreprises socialement et « environnementalement » correctes. Elles
procèdent par analyse des documents de l’entreprise ( bilan financier, « bilan social »
obligatoire en France pour les entreprises de plus de 300 salariés, etc..) questionnaires
envoyés à l’entreprise, entretiens avec les syndicats ou le management.
En France, une filiale de la Caisse des Dépôts, l’ARESE, a développé une telle offre.
Cette filiale vient d’être absorbée – avec l’accord de la Caisse des Dépôts – par
VIGEO une nouvelle agence de notation créée par Madame Nicole Notat, ex-secrétaire
générale de la CFDT.
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La limite de cette procédure réside dans l’absence de publicité des résultats, car il
s’agit d’études payées par l’entreprise et qui donc lui appartiennent.
Face à ces initiatives, les entreprises insistent sur la nécessité d’engagements
volontaires et non contraignants ainsi que sur la nocivité des tentatives de
normalisation ou de généralisation des démarches.
Cependant, au vu de certains noms d’entreprises participant à ces initiatives, sans que
cela les empêche de « s’illustrer » par un mépris évident et répété des problèmes
environnementaux ou sociaux, on doute que ce type de « volontariat stimulé » –
même si l’on veut lui accorder un préjugé favorable – suffise à régler le problème. Plus
largement, s’en remettre à la négociation « consentie » entre partenaires se choisissant
eux-mêmes, peut avoir pour effet de privilégier les points de vue des parties prenantes
(actionnaires, salariés, consommateurs ) au détriment de l’intérêt général qui est
primordial en la matière. S’en remet-on au bon vouloir des usagers de la route pour
régler les problèmes de la circulation et de la sécurité routières ?
2°/- Créer les conditions imposant l’adoption de comportements éthiques respectueux
des normes sociales et environnementales :
Cela est d’autant plus nécessaire qu’il s’agit des conditions de reproduction des
milieux, sans le respect desquelles le système économique s’auto-détruit en entraînant
la société dans sa chute. Le problème n’appartient donc pas à une catégorie de citoyens
quelle qu’elle soit, qui entendent faire leur propre loi en la matière. C’est le problème
de tous les citoyens.
Il faut, pour cela :
- Contraindre les acteurs à concrétiser leurs engagements.
Améliorer les conditions de travail et les salaires, s’interdire de recourir à
l’exploitation des enfants par sous-traitants interposés, éliminer les sources de
pollution au lieu de rejeter ses déchets dans le milieu naturel, tout cela a un coût.
Pourtant, dans la plupart des cas, les déclarations de bonnes intentions des entreprises
ne s’accompagnent d’aucun programme précis, ni d’aucune évaluation des coûts
entraînés par leur mise en œuvre. Cela ne se justifierait que si ces coûts étaient nuls ou
nécessairement inférieurs aux gains à attendre d’une conduite socialement responsable.
Il resterait alors à se demander pourquoi toutes les entreprises n’adoptent-elles pas
spontanément une telle conduite…ou à douter de leur volonté réelle de mettre en
œuvre leurs engagements.
Il faut donc contraindre les entreprises qui affirment leur prétention à définir et
préciser les mesures concrètes qu’elles entendent adopter et les moyens financiers
qu’elles prévoient de mobiliser pour obtenir ce résultat. Que pensent-elle faire pour
assurer un partage équitable des gains de productivité avec leurs salariés, pour
améliorer les conditions de travail, assurer l’égalité entre hommes et femmes, assurer
la sécurité de l’emploi ? Quelles dispositions entendent-elles adopter pour protéger
l’environnement ? Sont-elles prêtes à se soumettre au contrôle d’indicateurs élaborés
et contrôlés par des organismes réellement indépendants ?
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Tout ceci dans le cadre de la loi qui a notamment pour responsabilité de transposer,
dans le droit national, le respect des normes sociales (BIT) et environnementales
(grandes conventions internationales) auxquelles ont souscrit les gouvernements
nationaux. Loi nationale qui, faut-il le rappeler s’impose à toute forme de contrat ou
d’accord souscrit entre groupes ou particuliers.
- Favoriser le développement de l’économie dite « sociale ou solidaire ». Cette
question constitue un thème se suffisant à lui-même. On ne saurait ici que l’effleurer.
Tout système économique doit assumer l’accomplissement d’un triple ensemble de
fonctions : les unes d’intérêt individuel pouvant être confiées à l’initiative privée dans
la mesure où elle poursuit cet objectif sans conférer à ceux qui l’assument un pouvoir
tel qu’il leur permettrait de détourner l’intérêt de la collectivité à leur avantage, les
autres d’intérêt général non réductible à une somme d’intérêts particuliers, devant être
assumées sous le contrôle de la collectivité publique ; les dernières enfin d’intérêt
social qui, quoique touchant à l’intérêt général, peuvent être laissées à la libre initiative
des agents, parce qu’elles sont assumées sous des formes (mutuelles, associations,
coopératives…) telles qu’elles ne risquent pas de détourner le pouvoir au profit de
quelques-uns.
Cette économie, selon l’un de ses principaux spécialistes22 prône « un encadrement
institutionnel du marché ; la nécessité de règles et de normes qui canalisent la marché,
en opposition au postulat du marché autorégulateur » loin de se substituer à l’action
étatique, elle cherche, en articulation avec elle, à réencastrer l’économie dans un projet
d’intégration sociale et culturelle. Elle émane d’actions collectives visant à instaurer
des régulations internationales et locales, complétant les régulations nationales ou
suppléant à leurs manques. De ce point de vue, une importance particulière doit être
apportée à trois types d’institutions : le commerce équitable ( Max Havelaar…), les
finances solidaires ( banque éthique, micro-crédit…) et les réseaux d’échanges non
monétaires (systèmes d’échanges locaux ou SEL ; systèmes d’échange de services ;
systèmes d’échanges de savoir, etc.) Nous ne sommes plus ici dans le cadre de
l’entreprise marchande au sens propre, mais il est évident que les pressions provoquées
par le développement de ces institutions ne pourraient que contribuer à faire évoluer
cette dernière dans le bon sens.
– III –
Le développement durable :
Pas de développement durable sans éthique.
Le « développement durable » est né des dégâts provoqués par la soumission de
l’économie à une rationalité purement instrumentale.
- Au commencement était la « croissance », conception unidimensionnelle,
quantitative et matérialiste de l’économie, qui n’avait rien d’absurde lorsque les
niveaux de vie se situaient dans des zones proches du minimum vital et que l’activité
économique ne dégradait pas le milieu naturel. Dans ce cas, le meilleur indicateur du
progrès économique semble bien être le « produit national » (global ou par tête),
22
Jean-Louis Laville: Face à la société de marché, globaliser la solidarité, Transversales 3° trimestre 2003.
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18
concept à la fois quantitatif et unidimensionnel. Les mots « croissance » et
« développement » sont alors considérés comme rigoureusement équivalents et utilisés
indifféremment dans des sens strictement identiques.
Cependant, dès le début des années 1970, la multiplication des accidents
dommageables pour l’environnement (les naufrages répétés de pétroliers géants),
montre que la croissance économique s’accompagne d’événements préjudiciables aux
hommes et à la nature. Il s’agit d’atteintes spécifiques et localisées, apparaissant autour
des lieux d’activité économiques et considérées comme des dysfonctionnements du
système. On parle alors d’environnement : ce qui environne est ce qui se situe
« autour ». On commence pourtant à pressentir qu’au-delà du caractère accidentel de
chaque événement pris isolément, se profile une logique générale mettant en cause le
système économique. En 1972, le célèbre rapport du Club de Rome « The limits to
growth23 » porte, avec éclat, le problème à la connaissance du grand public. La même
année, le livre The entropy law and the economic process de l’économiste américain
d’origine roumaine, Nicolas Georgescu-Roegen24 souligne qu’on ne peut pleinement
appréhender l’évolution économique qu’en la situant dans la dégradation –
« entropie » – du flux d’énergie solaire qui parvient sur notre planète. L’activité
économique, selon lui, ne peut qu’accélérer cette dégradation.
Dans les années 1980, apparaissent les atteintes dites globales à la nature : en 1985, se
vérifie l’hypothèse émise des 1974 par deux chercheurs américains – Molina et
Rowlands – que les chloroflurocarbones attaquent l’ozone stratosphérique ; on
s’inquiète des pluies acides ; la question des émissions de CO2 et de leur impact sur la
température de la planète ( soulevée en 1896 par le Suédois Svante Arrhenius) se
trouve confirmée en 1989, par les études de la NASA ; on se préoccupe de la réduction
de la biodiversité. Le problème change de plan ; ce sont les mécanismes régulateurs
par lesquels la nature maintient son aptitude à porter la vie qui se trouvent remis en
cause. De l’environnement on passe à la biosphère conçue comme un système intégré
d’interdépendances et de régulations, par lesquelles les espèces vivantes et les milieux
qui les portent se reproduisent dans le temps. Ce n’est plus de dysfonctions qu’il faut
parler, mais d’un véritable conflit entre la logique qui préside à la croissance
économique et celle par laquelle la biosphère maintient son aptitude à reproduire la
vie. Conformément au regard que les sciences contemporaines nous invitent à porter
sur l’univers, mon livre L’économique et le vivant (1979)25, situe le processus
économique, non plus dans le seul mouvement de dégradation entropique – comme le
faisait Georgescu-Roegen – mais dans celui de « destruction créatrice »qui l’englobe
et la dépasse : si, en rayonnant son énergie, le soleil s’éteint tous les jours un peu
(entropie), c’est ce même rayonnement qui, parvenu sur notre planète, permet le
développement de la vie( création)... La question posée dans ce livre, est déjà celle du
développement durable : on y parle, « d’une approche globale et d’un éclairage
multidimensionnel » visant à « dégager les conditions d’une insertion durable des
activités humaines dans le milieu qui les porte » ; on s’efforce de mettre en évidence
23
Club de Rome : trad.fse Halte à la croissance – Fayard 1972.
Nicolas Georgescu-Roegen: The entropy law and the economic process, Harvard University Press 1971.
25
René Passet : L’économique et le vivant- Payot 1979 ; 2° ed. Economica 1996.
24
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les mécanismes naturels avec lesquels il convient d’harmoniser ceux de la régulation
économique ; et on s’attache à préciser les modalités de cette harmonisation.
En 1987, avec le célèbre Rapport Brundtland26, l’expression « développement
durable » – « un développement qui permet de satisfaire les besoins du présent sans
compromettre la capacité des générations futures de satisfaire leurs propres besoins »
– s’imposera au monde.
C’est alors que le concept de développement se sépare radicalement de celui de
croissance. Déjà, dans les années 1960, François Perroux distinguait nettement les
deux phénomènes. Dans la même voie, mais en relation plus étroite avec les problèmes
de reproduction de l’ensemble des sphères qui portent la vie, je définis, pour ma part, à
partir de 1979, le développement comme « une croissance, complexifiante
multidimensionnelle ».
- Croissance, car il n’est d’évolution progressive possible que dans la mesure où
l’économie dégage des surplus susceptibles d’alimenter son mouvement ; la croissance
ne se confond plus aujourd’hui avec l’accumulation matérielle ; s’il en fut longtemps
ainsi, et s’il en est encore ainsi pour de nombreuses nations à très bas niveau de vie,
elle revêt – pour une bonne part - dans les nations avancées, la forme immatérielle de
services permettant d’entrevoir la possibilité d’une croissance continue dans un monde
fini ; d’autant que les moteurs mêmes de cette croissance se déplacent du champ de
l’énergétique à celui de l’immatériel : l’information, le savoir, la formation,
l’organisation…
- Complexifiante, car une économie dont le produit augmente est soumise à un double
mouvement :
- de diversification dans la mesure où elle multiplie ses activités : aux productions
primaires
(agriculture,
matières
premières…)
viennent
s’ajouter
progressivement, des activités de transformation, d’échanges et de services... ; la
nation, comme disait, déjà Friedrich List, devient un système complexe ;
- de relation et d’intégration également, rendu indispensable par le mouvement
précédent, car la nation – ou plus généralement le système – ne préserve son
unité que dans la mesure où les activités qu’il (ou elle) abrite entretiennent entre
elles de fortes relations d’interdépendance; les gens de ma génération, qui ont
vécu la mise en place des matrices de Leontief, savent très bien qu’un des
meilleurs indicateurs du développement d’une nation a très vite été « le
noircissement de sa matrice », c’est-à-dire la possibilité d’inscrire des chiffres
dans les « cases » situées à l’intersection des différents secteurs ou branches qui
la composent, mettant en évidence l’intensité de leurs relations à l’intérieur des
frontières.
- Multidimensionnelle, car l’économie se situe au carrefour de trois sphères :
- la biosphère que l’on transforme ; dans laquelle les sociétés humaines trouvent
leurs ressources et déversent leurs déchets ;
- la sphère économique au sein de laquelle se déroulent les activités calculées
inhérentes à cette transformation ;
26
Gro Harlem Brundtland: « Our Common Future » ( The world Commission on environment and development1987),
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20
-
la sphère humaine, à la fois instrument, actrice et finalité de ces transformations,
lesquelles n’ont de sens que dans la mesure où elles restent subordonnées à cette
finalité.
Contrairement à la croissance – phénomène quantitatif et unidimensionnel mesuré par
l’augmentation du produit national – le développement est donc un phénomène
complexe – à la fois quantitatif, qualitatif et multidimensionnel – respectant les
mécanismes régulateurs des sphères humaine et naturelle dans lesquelles il
s’accomplit. Par définition il est donc « durable 27». L’ensemble des conditions sur
lesquelles il repose - relatives à l’articulation des logiques à la fois différentes,
indissociables et irréductibles à l’une d’elles, des trois sphères impliquée dans son
accomplissement - en fait même la version dite « forte » du développement durable. A
noter que ce qui doit être durable, ce sont les fonctions et non les choses : ce n’est pas
la « durabilité » des choses mais leur renouvellement qui permet la pérennité des
systèmes ; de ce point de vue, la mort permettant le renouvellement permanent des
populations, à la base, reste la meilleure « ruse » de la vie…
Le développement, tel que nous l’avons défini comporte un triple impératif
d’ouverture de l’économie sur les sphères qui l’englobent, d’interdépendance avec ces
dernières et de soumission à des valeurs que l’économie, en raison de son statut de
moyen - et non de finalité - ne sait pas produire.
La rationalité instrumentale se situe à l’opposé des exigences du développement
durable.
Sa logique se situe, point par point, aux antipodes de ces exigences.
- A l’interdépendance, elle substitue le conflit. Son impératif n’est pas de création de
richesses, de mise en valeur des territoires ou de satisfaction des besoins humains,
mais simplement de fructification rapide des patrimoines financiers. Au cercle
« vertueux » fordiste par lequel la croissance du profit et celle du salaire se
nourrissaient mutuellement, elle substitue un cercle foncièrement « vicieux » dans la
mesure où le dividende du capital se nourrit de la régression de tous les autres
revenus. De là résulte une triple fracture : sociale dans la mesure où le licenciement
des travailleurs et l’exclusion deviennent les moyens de réserver au capital financier
les gains de productivité du système ; mondiale dans la mesure où les capitaux affluant
vers les zones de haute rentabilité qui sont les pays riches et délaissant les autres,
creusent les inégalités, dans la mesure ou, affluant et refluant au gré des anticipations,
ils déstabilisent les régions fragiles comme l’Asie du Sud-Est en 1997, où les Plans
d’ajustement structurels condamnent les pays pauvres endettés à sacrifier leurs
possibilités de développement au remboursement prioritaire des créanciers ;
environnementale enfin, dans la mesure où la mise en valeur rapide du capital
financier et la course productiviste qui en découlent provoquent l’épuisement, la
pollution et le dérèglement de la biosphère.
27
Si nous utilisons, comme tout le monde, l’expression « développement durable » c’est donc pour nous
soumettre à l’usage commun plus que par nécessité.
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- A l’ouverture sur les sphères humaine et naturelle elle substitue le repliement sur le
sous-système financier de la sphère économique. Loin de s’ouvrir, la logique
marchande tend, par nature, à absorber. Cela remonte bien au-delà de l’économie « de
marché » proprement dite ; lorsque au néolithique les populations se sédentarisent
l’espace devient champ, l’animal troupeau ; lorsque à la fin du XIX° siècle la machine
relaie la force musculaire de l’homme, le travail devient « force » c’est-à-dire
marchandise achetée et vendue indépendamment de la personne qui la porte ;
aujourd’hui, lorsque la technologie intervient dans les activités intellectuelles et
mentales de la personne, c’est celle-ci, tout entière qui devient objet de
marchandisation : de la culture au spectacle en passant par l’éducation et la santé, il
n’est plus un domaine qui se trouve hors d’atteinte des appétits marchands ; le vivant –
hier sacré – le code génétique humain, font l’objet de brevets ; un critère commercial,
la Life Time Value (LTV), exprime la valeur de l’individu par le potentiel d’achat
qu’il représente - et que chaque firme va tenter de s’approprier – compte-tenu de ses
habitudes de consommation et de l’espérance de vie qui lui est attribuée.
Cette situation soumet la nature à une logique qui n’est pas la sienne.
Deux conséquences en résultent. Tout d’abord, une logique s’impose, qui n’est plus de
bien-être humain ni de gestion des ressources mais de fructification rapide des
patrimoines financiers. De là l’impératif bien connu d’un rendement de 15% des
capitaux propres que les organismes financiers – fonds de pensions en particulier –
imposent aux entreprises. Il en résulte une tendance certaine à la surexploitation des
ressources.
Ensuite, l’imposition de rythmes qui n’ont rien à voir avec ceux des grands cycles biogéo-physico-chimiques qui mènent la nature. Le prix Nobel d’économie James Tobin
rapportait naguère le propos d’un important homme de finances affirmant fièrement
que son très long terme était « les dix prochaines minutes » ; il affichait par là ce qu’il
croyait être son réalisme. Ainsi donc, c’est à ce « très long » terme-là que l’on plie la
nature. Surexploitation, imposition de rythmes accélérés, cela s’appelle course
productiviste et saccage de la nature.
- A l’ouverture sur les valeurs enfin, elle substitue la prééminence du marché que
nous avons évoquée plus haut. L’ouvrage récent de Stiglitz – La grande désillusion28 –
démontre abondamment, exemples à l’appui, combien cette logique peut être
destructrice des sociétés humaines.
La rationalité instrumentale ne peut donc s’approprier le développement durable
qu’en le mutilant et le dénaturant.
Mutilation et dénaturation du concept : Toute sa stratégie consiste à réduire la
reproduction des trois sphères à celle d’un seul facteur, le capital qui entre dans son
univers conceptuel. Condition de soutenabilité que l’on qualifie de « faible ». La
nature nous disent des auteurs comme Dasgupta, Heal, Solow, Hartwick ou le Stiglitz
d’avant la Banque mondiale, n’est productive que par le travail humain qui s’y trouve
incorporé : en tant que facteur de production, elle ne représente que de la matière
première transformée par le travail …c’est-à-dire un capital. Nature et capital
technique ne sont donc pas deux facteurs différents, mais deux formes différentes d’un
28
Joseph E. Stiglitz, Prix Nobel d’économie : La grande désillusion – Fayard 2002.
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même facteur : le capital productif. De telle sorte que, lorsque la première, s’épuise on
peut compenser sa réduction par l’augmentation du second, de façon à maintenir
constant le flux de production découlant d’un capital total inchangé. On nous montre
(Règle de Hartwick) comment cette compensation est possible par le transfert d’une
rente de rareté liée à l’épuisement du capital naturel, laquelle rente doit s’accroître au
rythme du taux d’actualisation de l’économie qui, à l’optimum de concurrence pure et
parfaite, est égal au taux de croissance. La conclusion est donc que le développement
durable se joue au niveau du seul capital technique, c’est-à-dire au sein de la sphère
économique, selon les bonnes lois de l’économie traditionnelle.
Vision purement unidimensionnelle et quantitative et plus que contestable : lorsque le
« capital naturel » s’amenuise c’est que les prélèvements qu’il subit sont supérieurs à
ses rythmes de reconstitution. Maintenir – provisoirement – le flux en intensifiant les
prélèvements revient à accélérer la destruction du « capital naturel ». Jusqu’au jour où
il aura totalement disparu. Quand le flux des lapins s’amenuise, on peut maintenir un
temps les prélèvements en intensifiant la puissance de feu des chasseurs…jusqu’au
jour où il n’y a plus de lapins.
Inefficacité des politiques en découlant : « Le problème des pollutions, dit par
exemple Monsieur W. Beckerman29, n’est qu’une simple question de correction d’un
léger défaut d’allocation des ressources au moyen de redevances de pollutions ». Une
taxe suffirait à rétablir l’égalité entre les coûts privés que supporte la firme et les coûts
que son activité inflige à la société ; optimum individuel et optimum collectif
coïncideraient de nouveau et la recherche du profit individuel resterait le meilleur
moyen d’assurer l’avantage social.
On se bornera à rappeler que les vertus régulatrices du prix ne sauraient s’étendre à la
biosphère : quel pourrait être le prix de l’ozone se raréfiant ? Celui d’une fonction
comme la régulation thermique de la planète ? Et, à supposer que ces prix aient un
sens, l’irréversibilité des processus naturels entre en jeu : si l’on attend, pour
commencer à gérer, que soient apparues les raretés transformatrices de biens libres et
gratuits en biens économiques ayant un prix, il est le plus souvent trop tard. Par
ailleurs, il est évident que réduire la biosphère à de simples coûts économiques
(nettoyage de vêtements, ravalement de façades, insonorisation d’appartements,
dépenses de santé…) ou les évaluer au prix que leur attribuent les particuliers
(révélation des préférences) laisse entièrement de côté l’essentiel, c’est-à-dire les
atteintes portées aux mécanismes assurant la reproduction des systèmes naturels : une
forêt, une espèce, un élément naturel anéantis, ce ne sont pas seulement des valeurs
marchandes qui disparaissent, mais aussi des fonctions commandant la reproduction
d’un milieu dont dépend toute vie…et toute possibilité de reproduction du système
économique lui-même.
Cette conception instrumentale repose sur l’idée – implicite ou explicite – qu’une
même logique régule l’Univers à tous les niveaux : de la particule au cosmos, en
passant par les sociétés humaines et les systèmes économiques. S’il en était ainsi, tous
les domaines obéiraient effectivement aux mêmes lois et l’optimisation économique ne
pourrait jamais s’effectuer au détriment des hommes ni de la nature : ce qui est bon
pour l’économie le serait également pour la biosphère. Cette conception – d’une
pensée qui se veut à la fois générale, universelle et intemporelle – relève en fait d’une
29
Wilfrid Beckerman: Oxford economic papers, novembre 1972.
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vision horlogère et mécaniste bien datée, de l’Univers : celle de Galilée, de Descartes
et de Newton. A tous les niveaux de l’horloge, en effet du ressort au rouage et au
système tout entier, ce sont les mêmes lois de la mécanique que l’on rencontre. Cette
image n’a que trois siècles et demi de retard…
Nécessité d’une rationalité ouverte sur la complexité, la nature et l’éthique.
Seule une rationalité ouverte sur la complexité, la nature et l’éthique peut appréhender
le développement durable.
La vision contemporaine du monde a sensiblement évolué. Elle est celle de la
complexité30. Elle s’est pluralisée, parce que les lois qui régissent l’Univers varient
selon les niveaux d’organisation : elles s’expriment différemment dans l’univers de la
relativité d’Einstein, l’univers médian qui nous entoure et l’univers quantique de
l’infiniment petit.
Elle s’est dynamisée, parce que loin de se présenter comme une horloge achevée,
l’univers ne cesse d’évoluer, conduit par un mouvement de complexification dont on
sait comment il s’exprime, mais non où il mène, ni même s’il mène quelque part.
Elle s’est ouverte enfin à la destruction créatrice, grâce notamment aux travaux d’Ilya
Prigogine explorant les mécanismes par lesquels la matière se complexifiant a pu
produire le vivant ; cette notion de destruction créatrice est celle-là même par laquelle
Schumpeter qualifiait le processus de l’évolution économique.
Cette conception appelle une économie multidimensionnelle, dynamique et coévolutive avec le monde dans lequel elle s’inscrit et subordonnée aux valeurs
humaines qu’elle a pour objet de servir :
- Une économie multidimensionnelle, par la prise en compte des environnements
socioculturel et naturel sur lesquels elle est ouverte et qu’en même temps, elle porte en
elle : tout phénomène économique, appartenant en même temps aux sphères humaine
et naturelle, en possède les dimensions et se trouve soumis à leurs lois.
Interdépendante avec ces sphères, l’économie ne saurait enfreindre leurs modes de
régulation sans compromettre sa propre pérennité. Mais incapable de produire les
normes assurant leur fonctionnement (qui n’ont rien à voir avec les lois du marché),
elle ne peut les appréhender que dans le respect de leur propre logique. En ce sens elle
ne peut être que multidimensionnelle et c’est dans les limites des contraintes définies
par ces normes, que se situe le champ légitime de l’optimisation économique.
Multidimensionnelle également, dans la mesure où, de plus en plus réduite à une
simple logique des valeurs monétaires, l’économie se doit de retrouver les dimensions
du réel qu’elle transforme. Dans sa relation avec la nature, ce sont des flux
énergétiques et matériels qu’elle véhicule. Il ne s’agit évidemment pas d’évacuer le
monétaire pour le réel mais de traiter l’économie dans la plénitude de ces deux
dimensions partiellement antagonistes et dans toute la complexité de leur articulation.
- Une économie dynamique et co-évolutive portée par l’évolution complexifiante de la
planète qu’en même temps, elle menace de mettre à mal par ses prélèvements et ses
rejets. Le problème du développement économique, c’est, comme le dit Vincent
Labeyrie, celui de «son insertion dans l’escalade co-évolutive de la nature ».
30
Voir l’œuvre d’Edgar Morin et en particulier la série de ses ouvrages sur La Méthode, publiés aux Editions du
Seuil à partir de 1977.
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- Une économie subordonnée aux impératifs éthiques de la finalité humaine, c’est-àdire servante et non maîtresse de l’humanité. Si l’économie de la rationalité
instrumentale ramène tout à ses propres finalités, l’économie que nous venons de
décrire est subordonnée à des impératifs et des régulations qui la dépassent, dans le
respect du monde qui la porte et au service des valeurs humaines. Nous savons que les
valeurs, engageant chaque être dans sa conception du monde sont diverses et que,
faute de pouvoir être démontrées ou réfutées, elles se situent hors du champ de la
science. Il nous faut donc, pour vivre en société, accepter la différence de l’autre. C’est
là une invitation à la tolérance.
Cette économie possède ses méthodes et ses instruments. Elle ne rejette pas la méthode
cartésienne dont la fécondité n’est plus à démontrer, mais elle en définit les limites et
préconise les méthodes d’approche du monde complexe que nous découvre le regard
des sciences contemporaines : à l’isolement expérimental elle substitue
l’interdépendance qui relie ; à la causalité linéaire directe, la circularité et la
rétroaction ; à la vision simple d’un univers unidimensionnel celle de niveaux
d’organisation multiples, interdépendants et régis par des logiques différentes voir
conflictuelles ; à la neutralité de l’observateur – impérative lorsqu’elle est possible – la
prise en compte de son influence sur l’objet lorsqu’elle est inévitable ; à l’idée que le
tout n’est que la somme des parties ( et la société une simple somme d’individus ),
celle qu’il est autre chose et que ni le social ni l’individuel ne sauraient se réduire l’un
à l’autre ; au caractère répétitif des mouvements horlogers circulaires, l’étude des
processus de destruction créatrice se déroulant à travers le franchissement de seuils et
les changements de logiques…
Ses outils ne se limitent pas à ceux de l’économie traditionnelle et ils intègrent les
mesures de flux en termes réels ou énergétiques, ils empruntent aux sciences de
l’information des indicateurs de diversité permettant d’apprécier la stabilité des
systèmes, tout indicateur social, biologique, physique ou humain l’intéresse.
Cette situation appelle une « gestion normative sous contrainte31 ». Il est temps de se
souvenir en effet, au niveau des systèmes globaux, de ce que chacun accepte de
reconnaître lorsqu’il s’agit de l’individu ou de la firme : l’économie, née de
l’inadaptation du monde, n’existe que par la limitation des choix possibles. Parmi ces
limitations - ou « contraintes » - doivent figurer, comme autant de normes, dans les
fonctions d’utilité sociale ou de préférences gouvernementales, les mécanismes et
régulations par lesquels le milieu et les sociétés assurent leur reproduction. Paul
Ricoeur ne définit-il pas l’éthique comme « une orientation de l’agir humain par des
normes 32» ?
Les unes sont d’ordre quantitatif ; il s’agit :
- concernant la nature, du respect des rythmes de reconstitution des ressources
renouvelables ; des taux de prélèvements assurant les délais indispensables aux
« prises de relais » par de nouvelles ressources, dans le cas de stocks qui ne se
reconstituent pas ; des limites d’émissions de polluants, compatibles avec la
capacité d’auto épuration des milieux,
31
32
René Passet : L’économique et le vivant, op. cit.
Paul Ricoeur : Avant la loi morale : l’éthique, Encyclopaedia Universalis – Les Enjeux 1985.
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-
concernant les hommes, du respect des normes nutritionnelles, variables en
fonction de la nature et de l’intensité des efforts fournis ; de la transmission
d’un savoir et d’un état de santé sans lesquels la ressource épuise ses capacités.
Les autres sont d’ordre qualitatif : diversité des écosystèmes conditionnant leur
stabilité, beauté des sites, respect des biorythmes humains, qualité de la vie, respect
des valeurs fondamentales.
Il s’agit d’assurer en priorité, à tous les niveaux, les conditions minimales sans
lesquelles les exigences de la simple reproduction n’étant pas remplies, il serait vain
d’épiloguer sur le bien-être. Il s’agit ensuite, dans toute la mesure du possible de
permettre à tous d’accéder, dans la justice, au plus haut niveau de bien-être sans,
comme le dit le rapport Brundtland, compromettre la capacité des générations futures
d’en faire autant.
La différence majeure entre cette économie et l’économie orthodoxe réside sans aucun
doute dans son rejet de tout réductionnisme et son refus de confondre la rationalité
instrumentale avec l’accomplissement des finalités humaines. C’est toute l’économie
qui doit se repenser. On ira jusqu’à dire que, dans cette optique, il n’y a pas
d’économie du développement durable, mais une économie qui, sans renoncer à ses
domaines traditionnels, est apte ou non à articuler ses propres lois avec celles de la
nature. Il n’y a pas une politique spécifique du développement durable, mais seulement
une politique économique, respectueuse ou non des lois de la biosphère et des
impératifs éthiques qui constituent le seul lien durable des sociétés. L’enjeu est
considérable car, comme le dit Jacques Robin, « c’est peut-être dans une lutte
commune pour préserver la biosphère que notre humanité trouvera le sens de sa
réunion33 », réunion des hommes et des peuples qui, on le sait constitue la seule vraie
mondialisation.
– IV –
La mondialisation :
Possibilité et rationalité d’une mondialisation fondée sur
une éthique de la finalité humaine.
La mondialisation, un phénomène ancien profondément renouvelé.
La mondialisation appartient au domaine des faits : « le fait de devenir mondial, dit le
Robert, de se répandre dans le monde entier ». Il ne sert à rien de nier un fait : quand il
est, il se contente d’être…avec obstination. On ne l’influence qu’en partant de la
réalité de son existence. On ne le supprime pas par décret : pas plus aujourd’hui la
mondialisation ou l’ordinateur qu’hier la nation ou la machine à vapeur…
Il s’agit d’un fait vieux comme le monde : depuis les Phéniciens au IX° siècle avant
Jésus-Christ, en passant par les Grecs, les foires de Champagne au Moyen-Age, la
découverte du Nouveau-Monde à partir de 1492, les villes méditerranéennes de la
Renaissance, les conquêtes coloniales aux XVIII° et XIX° siècles, le développement
des moyens de communication au XX° siècle, les hommes n’ont cessé de se lancer à la
33
Jacques Robin : Changer d’ère, Seuil 1989.
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26
conquête de l’espace…au-delà même de la planète. Sans doute s’agit-il d’un élan
profondément ancré dans l’essence même de la vie : Jean Piaget, dans un de ses
derniers livres, Le comportement moteur de l’évolution (1976), soulignait la tendance
spontanée de la plus élémentaire des cellules vivantes à explorer le monde qui
l’entoure et donc à évoluer en s’adaptant à des milieux nouveaux.
C’est un fait dont on ne saurait nier les aspects bénéfiques. Le Produit mondial
multiplié par neuf au cours du dernier demi-siècle, le Produit par tête français
augmenté de 53% en un quart de siècle ; le recul des taux de mortalité en Asie, en
Afrique et en Amérique latine où en quarante ans les gains obtenus sont l’équivalent
de ceux que l’Europe avait mis 150 ans à enregistrer à partir du début du XIX° siècle ;
le recul de la malnutrition et la disparition des famines chroniques en Asie du Sud34,
même si l’on attribue l’essentiel de ces phénomènes au progrès technologique, il
faudrait être aveugle ou de mauvaise foi pour nier que l’abaissement des frontières et
l’intensification des échanges entre les peuples y entrent pour un bonne part
C’est en même temps, un phénomène profondément renouvelé. Car la mondialisation
ne se définit pas seulement de manière quantitative. Sans doute les flux de capitaux et
de marchandises dans le monde ont-ils revêtu à d’autres époques une importance
relative aussi grande qu’aujourd’hui par rapport au produit mondial : ainsi en France,
l’échange international représentait-il 25% du PIB, au début des années 1920, tout
comme à la fin du même XX° siècle.
Mais deux phénomènes récents – l’un technique, l’autre politique - sont venus en
transformer profondément la portée :
- L’apparition de l’ordinateur et l’émergence de l’immatériel : « Nous sortons du
néolithique » se plaisait à dire le grand paléontologue André Leroi-Gourhan. Il
signifiait par là qu’au néolithique, en se sédentarisant, les populations humaines –
utilisant systématiquement le sol comme réceptacle de l’énergie solaire pour faire
croître la plante et élever l’animal – étaient entrées dans une phase de développement
tirée par l’énergie ( le soleil, le vent, l’eau, la vapeur, l’électricité, le pétrole, l’atome,
les énergies physico-chimiques…- et que nous entrions dans une nouvelle phase dont
les moteurs se déplaçaient, hors de ce champ, vers celui de l’immatériel. C’est une
révolution considérable, dont nous commençons à peine à entrevoir les effets.
L’ordinateur est aussi cet instrument qui permet de relier l’un à l’autre, en temps réel,
tous les points le monde entier : ainsi, pour n’évoquer qu’un exemple frappant, a-t-on
pu suivre instantanément, sur toute la planète, la tragédie de Manhattan à mesure
qu’elle se déroulait. « Une économie capable de fonctionner en temps réel à l’échelle
de la planète»…c’est ainsi que Manuel Castells35 définit la « globalisation » actuelle ;
il s’agit d’une situation nouvelle et qui transforme radicalement la nature du
phénomène « mondialisation ».
Un monde d’interdépendances généralisées, organisé en réseaux et mené par les forces
de l’immatériel, c’est cette mutation, bien plus que le développement des échanges qui
caractérise la mondialisation contemporaine. Mais ce qui découle de ce cadre
renouvelé dépend de la politique à laquelle on le soumet. Il est permis de mettre en
cause les formes nouvelles que ce fait a prises de nos jours.
34
35
PNUD : Rapport mondial sur le développement humain 2001.- De Boeck Université
Manuel Castells : L’ère de l’information – tome I : La société en réseaux – Fayard 1998.
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Deux regards sur l’économie et la mondialisation : la rationalité des choses ou
l’éthique des finalités humaines.
Le regard que l’on porte sur l’économie diffère radicalement selon que l’on observe
celle-ci à travers la logique des choses ou à travers celle des personnes. Soient deux
unités semblables d’un même bien économique ( deux quintaux de blé de même
qualité, en compétition sur le marché par exemple). Il y a deux façons de les regarder :
- On peut voir la chose elle-même : « logique des choses mortes 36» ; de ce point de
vue, rien n’autorise à favoriser l’un par rapport à l’autre; donc « que le meilleur
gagne » ; le meilleur, c’est le plus compétitif, celui qui sera offert au plus bas prix; on
se trouve donc dans une logique de compétition ; c’est l’attitude qui découle
naturellement d’une rationalité purement instrumentale; c’est aussi celle que
conditionne la politique de mondialisation telle que la conçoivent les grandes
institutions internationales comme la Banque mondiale, le FMI ou l’OMC.
- On peut aussi voir les hommes et les femmes qui ont produit cette marchandise, les
conditions dans lesquelles ils l’ont fait et les enjeux que l’échange comporte pour eux :
d’un côté les travailleurs d’une agriculture industrialisée de pays riches produisant en
grandes quantités et à bas prix et pour lesquels l’enjeu se limite à un peu plus ou un
peu moins de recettes internationales ; de l’autre le produit d’une agriculture vivrière,
cultivé à main d’homme, dans des conditions ingrates, avec de faibles rendements à
des prix de revient non compétitifs, mais dont l’enjeu est la survie même des
populations. Le critère humain place au premier rang, l’impératif de satisfaction
prioritaire des besoins fondamentaux de la population ( découlant de la notion de
« coûts de l’homme » tels que les définissait François Perroux ou des indicateurs de
développement humain du PNUD) ainsi que, dans toute la mesure du possible, des
impératifs de bien-être et d’épanouissement de la personne ; à une logique de
concurrence se substitue une logique de solidarité. La justice n’est plus alors dans
l’identité de traitement, mais dans la différenciation, à l’avantage du plus défavorisé,
tel que cela résulte notamment Théorie de la justice de John Rawls, un auteur
cependant proche de la pensée libérale.
Pour les raisons que nous avons dites plus haut, c’est cette logique qui nous paraît
devoir s’imposer aujourd’hui. Le progrès ne saurait se mesurer qu’en termes
d’avancement vers la réalisation de finalités que l’on poursuit :
- aussi longtemps que la performance quantitative de l’instrument permettait
d’obtenir ce résultat, il était raisonnable de s’en remettre à elle (le quantitatif est plus
facile à mesurer que le qualitatif) ;
- mais dès lors qu’il n’en est plus ainsi, les critères de choix économiques et
la mesure des performances ne sauraient se situer que dans le champ des finalités
humaines.
Cohérence interne et non-sens d’une rationalité sans éthique.
De la rationalité instrumentale, déjà maintes fois évoquée ici, découle une
mondialisation sans éthique, conçue selon une logique « rétrécie » cohérente mais
générant une triple série de conséquences relevant du non-sens.
36
René Passet : L’économique et le vivant – 1° ed. Payot 1979; 2° ed. Economica 1996.
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Cohérence interne : Le regard « des choses » a sa rigueur et sa rationalité dont la
cohérence interne ne saurait être contestée. Il induit, comme nous l’avons vu, une
logique de compétition dont les implications se retrouvent dans les principes
fondamentaux autour desquels s’élabore la mondialisation contemporaine : ils étaient
hier au cœur de la tentative avortée d’accord multilatéral sur l’investissement (AMI) ;
ils réapparaissent aujourd’hui dans la politique du FMI ou de l’OMC.
- Division internationale du travail en fonction de la dotation naturelle en facteurs de
chaque pays : La compétition et la recherche du meilleur coût impliquent l’utilisation
la plus efficace possible par chaque nation des ressources dont la nature l’a dotée ; que
le Portugal, dit au XIX° siècle Ricardo, favorisé par le climat et la main-d’œuvre,
produise essentiellement du vin, cependant que l’Angleterre, moins ensoleillée mais
plus riche en capital, se spécialise dans la fabrication de drap… chacun fabriquera
ainsi plus du bien pour lequel il est favorisé et obtiendra, par l’échange, davantage du
bien qu’il ne fabrique pas et à meilleur prix ; les ressources du globe seront utilisées
avec le maximum d’efficacité ; tout le monde y gagnera donc et le produit mondial
sera le plus élevé possible. C’est la conviction qu’affirment aujourd’hui les grandes
organisations internationales.
- Clause de la nation la plus favorisée. Si la compétition est la règle, il ne faut pas en
fausser le jeu. Tout avantage consenti à une nation par rapport aux autres constituerait
une distorsion de concurrence venant fausser le jeu des dotations naturelles. La règle
qui en découle automatiquement sera donc de n’accorder à aucune nation quelque
avantage que ce soit qui ne s’étende automatiquement à l’ensemble des nations.
- Clause du traitement national : ce qui précède s’applique évidemment à la nation
elle-même, dans ses relations avec ses propres entreprises ; elle ne doit pas, favoriser
celles-ci par rapport aux entreprises étrangères ; d’où l’interdiction de toute
subvention, aide ou intervention publique susceptible de fausser la compétition, la
règle étant la privatisation et la soumission aux lois de la régulation marchande de
toute activité susceptible d’être assurée par le marché.
- Libre circulation des capitaux dans le monde et libre fluctuation des cours de
change. C’est la libre circulation qui, nous dit-on, permettra aux capitaux d’exploiter
partout les avantages comparatifs, en se portant là où ils sont nécessaires ; de son côté
la libre fluctuation du cours des devises, en fonction de l’offre et de la demande,
assortie de la libre spéculation devait avoir – nous l’avons vu - selon Monsieur
Friedman, un effet stabilisateur : les cours des devises se fixeraient en effet au niveau
où chacune d’elle aurait le même pouvoir d’achat dans tous les pays ( parité des
pouvoirs d’achat) et si, pour une raison quelconque une devise s’en éloignait, la
spéculation l’y ramènerait instantanément.
Tout cela paraît cohérent dans une perspective de compétition et, en tout cas éclaire les
politiques de mondialisation telles qu’elles sont encore conçues…à contre-temps selon
nous.
Non-Sens : Cependant, quand l’instrument impose sa loi, nous sommes dans un
monde inversé, un monde forcément insensé car seul ce qui transcende peut donner
sens à la vie. Ce qui transcende, ce sont les valeurs, que l’on met au-dessus de soi, les
valeurs pour lesquelles on vit et pour lesquelles, parfois, on accepte de mourir. Les
résultats de cette inversion apparaissent clairement.
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L’aggravation des inégalités et de l’instabilité dans le monde :
La libre circulation des capitaux, qui devait réduire les inégalités, les aggrave.
L’ouverture des frontières leur permettrait, nous disait-on, de s’orienter prioritairement
vers les régions où les besoins étant moins bien satisfaits, les investissements seraient
plus fructueux. C’était oublier qu’entre le besoin et la demande se glisse le pouvoir
d’achat et que l’intensité des besoins insatisfaits ne suffit pas à attirer les capitaux vers
les pays pauvres. Les capitaux cherchent le rendement et la sécurité. Ils s’orientent
donc d’abord vers les régions riches et stables du monde : 80% vers les pays de la
« Triade » (Etats-Unis, Europe et Japon) et le reste se concentre pour l’essentiel sur
une dizaine de pays émergents, au premier rang desquels se trouvent la Chine et l’Inde.
Le résultat, en termes d’inégalité apparaît clairement.
L’enrichissement moyen s’accompagne d’une aggravation des écarts aux extrêmes. Le
« Rapport mondial sur le développement humain 2001 » du PNUD (p.19) souligne
que, selon une enquête récente de Milanovic, portant sur 84% de la population
humaine, en 1993 :
« - le revenu des 10% d’êtres humains les plus pauvres ne représentait que 1,6% de
celui des 10% les plus riches ;
- à l’échelle planétaire, les 1% les plus riches disposaient d’un revenu cumulé égal à
celui des 57% les plus pauvres ; (…)
- 25% des habitants de la planète se partagent 75% du revenu mondial ».
Instabilité. La libre circulation des devises couplée à la libre fluctuation de leur cours
devait, selon Monsieur Friedman, conduire les taux de changes à se fixer au niveau dit
« de la parité des pouvoirs d’achat », où le pouvoir d’acquisition de toutes les devises
serait équivalent dans tous les pays. Si le cours d’une devise s’élevait au-dessus de ce
niveau, il deviendrait plus onéreux de recourir à elle pour se procurer des
marchandises ; elle serait donc délaissée au profit de devises moins chères permettant
d’obtenir les mêmes marchandises à meilleur marché. Au moindre écart, grâce à la
spéculation, la loi de l’offre et la demande ramènerait donc en permanence l’ensemble
des monnaies vers leur niveau naturel d’équilibre. De toute évidence, cette
« spéculation stabilisatrice », ignore l’histoire des moutons de Panurge…c’est-à-dire
les effets cumulatifs et déséquilibrants des phénomènes d’entraînement mutuels. Dans
les faits, nous avons vu les capitaux attirés par la rumeur publique, se précipiter
massivement vers des Eldorados mythiques, pour s’en retirer non moins massivement
– et brutalement – dès que se révélait la réalité des choses, déstabilisant ainsi les
systèmes les plus fragiles, victimes des entrées et sorties se succédant brutalement au
gré des anticipations…laissant les économies déséquilibrées et exsangues. Rappelons
simplement quelques dates : Mexique 1994, Sud-Est asiatique 1997, Russie 1998,
Brésil 1999, Argentine et Turquie 2000. Les faillites, le chômage et la misère qui en
ont résulté n’avaient, en ce qui les concerne, rien de mythique.
Les atteintes aux milieux naturels et à la biosphère :
Nous venons de les étudier dans la partie précédente.
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La destruction du sens et la décomposition des sociétés :
Un monde dans lequel la logique de l’instrument tient lieu d’éthique est un monde fou.
Les choses se pervertissent : le sacrifice des hommes devient le moyen d’assurer « la
bonne marche » du système productif, mais la bonne marche pour quoi faire s’il ne sait
produire que le malheur de ceux qu’il devrait servir ? ce n’est plus le média qui est au
service du spectacle, mais celui-ci qui, via l’audimat, alimente celui-là en recettes
publicitaires ; le sport dont chacun sait qu’il est « la santé » exploite jusqu’à les
détruire quelques pantins vedettisés et la justice italienne enquête sur le nombre
inquiétant de morts suspectes affectant le football ou le cyclisme transalpins.
Quand le seul critère de succès, justifiant tout, est la réussite financière, quand les
repères éthiques ont disparu, au nom de quoi pourrait-on réguler la société ? Les uns,
baissant les bras, vont chercher refuge dans les paradis artificiels et s’abandonnent à
toutes les drogues ; les autres se révoltent et cassent, pour le plaisir de « casser » ce
monde incompréhensible qui les exclut ; d’autres enfin, vont chercher dans la fausse
spiritualité des sectes ou des intégrismes, des substituts douteux aux valeurs que la
société ne produit plus.
En même temps que les repères, les lignes de démarcation entre économie « propre »
et économie « sale » s’estompent. Véritables zones de non-droit, les paradis fiscaux
permettent aux firmes censées appartenir à la première économie, de tourner la loi
fiscale pour en tirer des avantages de compétition ou de frauder leur comptabilité en
utilisant le biais de sociétés virtuelles ; ils sont le lieu incontournable du blanchiment
de l’argent issu de tous les trafics illégaux, ; ils alimentent les filières de financement
du terrorisme… Les opérations de l’économie « propre » bénéficient des mécanismes
de l’économie « sale » et réciproquement celle-ci ne pourrait se développer sans la
compétence d’hommes de loi – honorés sinon honorables – ayant pignon sur rue, sans
la « compréhension de quelques banquiers peu curieux de connaître l’origine des fonds
qui leur sont confiés. Une véritable symbiose s’établit entre les deux économies.
Comme le dit le juge Jean de Maillard37, elles ne se développent pas l’une contre
l’autre, mais l’une par l’autre, en symbiose.
Rationalité et cohérence d’une approche « éthique » respectueuse des finalités
humaines.
En soulignant « la rationalité et la cohérence » d’une mondialisation à finalité
humaine, on signifie l’intention de se situer sur le terrain du discours scientifique le
plus strict - « exposé à la réfutation » selon la définition de Popper38 - et non sur celui
des bons sentiments. Le fait qu’il n’y ait pas nécessairement à rougir de ces derniers ne
nous autorise pas, en effet, à mélanger les genres.
De la compétition nous passons, comme nous l’avons dit, à la solidarité.
- Aux avantages comparatifs – soi-disant naturels – s’oppose le droit des peuples à
construire leurs avantages comparatifs.
Car les avantages comparatifs n’ont rien de naturel et se construisent. Il en a toujours
été ainsi, mais aujourd’hui plus que jamais, un seul facteur – le capital technique –
écrase tous les autres. L’agriculture, par exemple, n’était-elle pas l’activité de main37
38
Jean de Maillard: Le marché fait sa loi, Mille-et-une-nuits , 2001.
Karl R. Popper : La logique de la découverte scientifique-1959 ; trad. Fse Payot 1973.
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d’œuvre par excellence, fortement conditionnée par les facteurs naturels de sol et de
climat ? Or que constatons-nous, sinon l’écrasante supériorité de l’agriculture
industrialisée – avec des rendements par tête jusqu’à 500 fois supérieurs (50 fois en
moyenne) à ceux des modes de production traditionnels à base de main-d’œuvre ?
Il ne s’agit donc plus de se soumettre à des conditions soi-disant naturelles, mais de
mettre les populations les plus défavorisées en mesure de se doter du seul facteur – le
capital technique – qui leur permettra de construire leurs « avantages comparatifs ».
Or, ce n’est pas par l’ouverture qu’ils pourront y parvenir, mais en se protégeant
comme l’ont fait dans le passé les nations aujourd’hui développées…ou, plus
récemment, les nations dites émergentes, comme la Corée du Sud, la Chine ou
l’Inde… Nous retrouvons ici les grands principes du « protectionnisme éducateur » de
Friedrich List.
- A la clause de la nation la plus favorisée s’oppose le droit des peuples à se constituer
en communautés économiques d’intérêts complémentaires et protégés en leur
pourtour.
Au nom de quelle rationalité humaine interdirait-on aux plus défavorisés de mettre en
commun leurs similitudes et leurs complémentarités ? de se rassembler librement pour
construire ensemble – en se protégeant – les bases de leur développement humain,
comme l’ont fait, en leurs débuts, tous les pays aujourd’hui développés.
Tel était également l’esprit de l’Europe du Traité de Rome qui, en 1957, mettait en
œuvre la construction, non point d’un simple traité de libre-échange, mais d’une
communauté appelée à réduire progressivement ses barrières et ses disparités
intérieures, tout en se différenciant de l’extérieur par une clause de préférence
communautaire. Protection ne signifie pas isolement : on peut faire ici une analogie
tout à fait légitime avec la membrane de la cellule vivante qui constitue la démarcation
lui permettant d’affirmer son identité en même temps qu’elle filtre organise activement
ses échanges avec l’extérieur. Au nom de quelle rationalité humaine veut-on
aujourd’hui imposer à l’Europe de se dissoudre dans une vaste zone de libre-échange
international où elle perdrait sa personnalité c’est-à-dire sa raison d’être ? L’Europe est
porteuse d’une histoire, d’une tradition et d’une conception de l’homme qui lui sont
propres. Au nom de quoi lui interdirait-on de les affirmer ? Au nom de quelles valeurs
humaines interdirait-on à tout groupe de nations sous-développées, de mettre en
commun leurs efforts pour amorcer leur développement ?
De quelle égalité de traitement enfin, nous parle-t-on, lorsque, pour la première fois
dans l’histoire humaine, une nation et une seule est en mesure d’imposer
unilatéralement sa loi à toutes les autres, dans tous les domaines ( politique, militaire,
économique, culturel…). Interdire d’organiser toute préférence de zone, est-ce
favoriser l’égalité des conditions ou se livrer à la volonté dominant ?
- A la préférence nationale s’oppose la droit des peuples à satisfaire par eux-mêmes
leurs besoins fondamentaux.
Quand la libre concurrence aboutit à la ruine des agricultures vivrières des pays
pauvres, ce que l’optique des finalités humaines suggère de considérer, ce n’est pas
l’accroissement de productivité lié à l’expansion de l’agriculture moderne, mais la
dépendance alimentaire et la famine des populations privées de leur moyen d’existence
et ne possédant pas les moyens de se reconvertir vers d’autres activités. Ce qui
s’impose alors c’est le droit à la souveraineté alimentaire des peuples, garanti par la
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protection aux frontières contre la concurrence des agricultures industrialisées
et…subventionnées (au nom de l’égalité des conditions ?) notamment par l’Europe et
les Etats-Unis.
Il en va de même en ce qui concerne les droits fondamentaux de la personne :
l’éducation, la santé, la culture ne produisent pas de « l’avoir » mais de « l’être ». Au
nom de quoi soumettrait-on la production de « l’être » aux impératifs et aux
orientations de la seule loi marchande ? Il appartient, au contraire, à la puissance
publique d’assurer - directement ou sous son contrôle - l’égalité d’accès de tous les
citoyens à ces biens constitutifs de la personne, sans discrimination d’aucune sorte et
notamment financière.
Lorsque les accords de Marrakech fondant l’OMC font entrer dans le champ du
privatisable toute activité publique déjà partiellement assumée par le secteur privé – ce
qui est le cas, en France, de l’enseignement et de la santé…- c’est à ces principes
qu’ils portent atteinte. Il est anormal que l’organisation marchande internationale –
l’OMC – soit la seule dotée du pouvoir judiciaire lui permettant de faire appliquer sa
loi et donc de la faire prévaloir sur toute autre considération. Nous dirait-on que
l’OMC n’en abuse pas, que cela ne changerait rien. Le respect des normes n’a pas à
dépendre du bon vouloir des acteurs mais d’un impératif juridique. Les institutions
internationales manquent d’un « chef d’orchestre » en mesure d’assurer l’application
de normes, par-dessus les institutions spécialisées à vocation partielle. C’est dans cet
esprit que Jacques Delors propose, depuis plusieurs années, la création d’un Conseil de
Sécurité économique et social, doté d’un pouvoir judiciaire qui s’imposerait à tous.
La Charte des Nations-Unies proclame la supériorité des droits fondamentaux de la
personne sur toute autre convention et notamment commerciale. Dans le même esprit,
les « biens communs de l’humanité » : l’air, l’eau, le génome, le savoir, la culture
(« patrimoine de l’humanité », disait Pasteur) par essence appartiennent à tous ; au
nom de quel impératif humain les soumettrait-on aux régulations de l’appropriation
privée et de la régulation marchande ?
Enfin ce qui concerne l’intérêt général ne se réduit pas à une simple addition d’intérêts
individuels. La rentabilité d’un équipement collectif ne s’exprime pas dans le court
terme à travers le compte d’exploitation de l’unité productive qui en assume la charge,
mais dans le long terme et par son impact sur le produit national : ainsi le TGV
Méditerranée a-t-il pu être construit bien que l’amortissement des investissements
nécessaires soit appelé à s’étaler sur une quarantaine d’années parce que l’Etat – seul
agent susceptible d’avoir un tel horizon prévisionnel - a pu assurer la garantie des
emprunts correspondants…, et parce que lui seul pouvait prendre en compte l’impact
de cette voie de communication sur l’ensemble des activités économiques de la région.
Le marché lui, ne comptabilise que les impacts monétaires le concernant directement ;
et l’actualisation, en dépréciant le futur, rétrécit son horizon prévisionnel. Au nom de
quoi veut-on en faire le grand régulateur…de ce qu’il ne sait pas réguler ?
- A la libre circulation des capitaux dans le monde s’oppose le droit des peuples de se
protéger contre les entrées et les sorties brutales qui déstabilisent durablement les
économies et les sociétés et le devoir des riches de les aider.
Un seul exemple, l’Asie du Sud-Est : entre les afflux massifs en 1996 de capitaux
attirés par quelque Eldorado illusoire et les sorties non moins massives de 1997, la
différence représente 11% des produits nationaux de la région ; la crise qui s’ensuit
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chasse 13 millions de personnes de leur emploi, en Indonésie, les salaires réels chutent
de 40 à 60% et la Banque mondiale ajoute que, dans ce même pays, 1,5 millions
d’enfants auraient quitté l’école, cependant qu’en Corée du Sud le taux de pauvreté
passait de 8,6% à 14,8%… Où est la « spéculation stabilisatrice » ? Qu’il nous soit
permis de penser, au vu de ces conséquences, que la prise en compte des impératifs
humains du développement pourrait justifier le rétablissement du contrôle des Etats sur
les entrées et sorties de devises dont ils font l’objet. On objecte la probabilité d’une
fuite des capitaux : Mais il se trouve que lorsqu’en 1996, dans le Chili d’après
Pinochet ou en Malaisie après 1998, sont proclamées de sérieuses mesures de contrôle
des mouvements de capitaux, c’est le contraire qui se produit : les capitaux, nous dit
Stiglitz, sont plutôt rassurés par le surcroît de sécurité que leur assure la stabilisation
des flux financiers et, loin de fuir, ils affluent.
Au droit des peuples riches de faire fructifier sans contrôle leurs capitaux ou de
négocier librement partout - et comme ils l’entendent - dans le monde, au détriment
des pauvres, le regard de la finalité humaine conduit à substituer le devoir de les
aider, par l’annulation de la dette internationale qui les saigne à blanc, par la
suppression des PAS qui les étrangle et par l’aide publique internationale financière et
technique. A la froide logique des choses mortes, s’oppose donc, une économie
fondée sur la solidarité des peuples.
Une dernière question : peut-on construire une économie efficace sur une rationalité
des finalités humaines ?
Cette question telle qu’elle nous est souvent posée appelle deux remarques préalables.
- Tout d’abord elle suppose que l’on apprécie la performance, non point dans les
termes de la rationalité finalisée que nous préconisons, mais par rapport à la rationalité
instrumentale dont nous pensons avoir démontré qu’elle était obsolète ; est-ce bien
…rationnel ? mais soit, nous relèverons le défi…
- Ensuite, il faut affirmer très clairement que l’apologie de la rationalité des finalités
humaines n’a pas pour corollaire celle de l’irrationalité de l’organisation de l’appareil
productif. Nous sommes-nous fait à un moment quelconque, l’apôtre de l’irrationnel ?
Il ne s’agit pas d’irrationalité, mais de subordination d’une forme de rationalité à une
autre… « d’optimisation sous contrainte » en un mot, c’est-à-dire de l’essence même
de l’économie. Celle-ci, en effet n’existe qu’en raison de la limitation des possibles.
Qui sont les vrais économistes ? ceux qui proposent d’optimiser sous contrainte ou
ceux qui raisonnent comme si nous nous trouvions dans un univers de Cocagne où les
ressources étant infinies, point ne serait besoin de calcul économique ?
L’efficacité dont on nous parle est bien celle du système actuel proposé comme norme
et modèle. Alors, regardons autour de nous et nous verrons :
- Le chômage, l’exclusion sociale, la désagrégation des valeurs et des sociétés : une
étude menée en 1998 estimait à 1100 milliards de Francs – soit 168 milliards d’euros ( trois fois le montant des « dépenses pour l’emploi), les coûts directs et indirects, ainsi
que les manques à gagner liés au sous-emploi en France39.
39
Etude menée pour le compte de l’Association « Un travail pour tous » par un groupe de 70 économistes,
ingénieurs, responsables syndicaux ou d’associations, travailleurs sociaux et membres de la haute fonction
publique.
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- Les grands fiascos que l’on dénonce à juste titre lorsqu’il s’agit du secteur public ( le
Crédit Lyonnais), mais qu’on passe pudiquement sous silence lorsqu’il s’agit de
secteur privé : Motorola en1999 : 6 milliards de dollars envolés dans l’espace, le
Tunnel sous la Manche avec un dépassement de coût de 7,5 milliards de dollars LTCM (1998) : 5 milliards de dollars évanouis en vaines spéculations, etc.
- Les grandes fusions suivies de grandes catastrophes au terme desquelles, la valeur
boursière de l’ensemble constitué est inférieure à la valeur antérieure de chacune de
ses composantes prises séparément. ( Daimler-Chrysler (1998), France-TélécomOrange…) : « Le Monde » du 20 août 2001 analyse 12 grandes fusions qui se sont
soldées par une perte en capital d’environ 800 millions de dollars…
- Les effondrements de cours dissipant en fumée le patrimoine boursier des
entreprises : selon Business Week, 4600 milliards de dollars en 2000 soit l’équivalent
de la moitié du PIB des Etats-Unis; comparaison injustifiée dira-t-on car ce ne sont que
des valeurs virtuelles qui disparaissent ; c’est vrai, mais il faut être conséquent avec
soi-même : cela signifie clairement que les soi-disant créations de richesses n’étaient
elles-mêmes que vent et virtualités ; les conséquences réelles de ces dissipations n’en
sont pas moins dramatiques lorsque les salariés y perdent à la fois leur emploi leur
épargne retraite, cependant que les dirigeants, dissimulant un temps les mauvais
résultats de leurs entreprises, négocient leurs stocks-options au plus haut et peuvent –
comme chez Enron – se retirer en empochant quelques centaines de millions de
dollars.
- La destruction de l’environnement dont les coûts ne se mesurent pas seulement par
internalisation des coûts dans la sphère économique…ces coûts sont estimés
représenter 6% du Produit national allemand et de 4 à 9% du produit régional
méditerranéen (Banque mondiale) ; Greenpeace estimait à fin 2000, le coût du seul
naufrage de « l’Erikà » à 1 milliard d’euros et beaucoup pensent que le « Prestige »
dépassera cette somme ;
- Le terrorisme dont la graine – le fanatisme religieux le plus obtus et le plus
rétrograde – n’a pu éclore que sur le terreau de misère, d’inégalité et d’humiliation que
lui offre la mondialisation néo-libérale, grâce à l’engrais de l’argent sale que lui
procurent les techniques de blanchiment favorisées par les paradis fiscaux dont cette
économie s’accommode fort bien ? Sans doute bientôt, le coût d’une guerre.
- Tout cela n’aurait donc pas de coût économique et ne retomberait pas à terme sur
l’appareil économique ? La caractéristique de ces coûts c’est que les bénéfices qui sont
à l’origine de la plupart d’entre eux ( économies en salaires liées aux licenciements,
économies en dépenses de dépollution liées aux rejets sur le milieu, fraudes etc.) sont
immédiats et « internalisés » par les acteurs qui les déclenchent, alors que leurs coûts
s’étalent sur le long terme et se diffusent sur l’ensemble de la société. Le « licencieur »
a intérêt à licencier, le pollueur à polluer, car il engrange seul les bénéfices de ses
actions alors qu’il en partage le coût avec tous les autres. Mais en dernier ressort, cela
se répercute bien sur l’ensemble de la collectivité et finit par se traduire en
prélèvements sur le produit national…c’est-à-dire, directement ou indirectement sur
l’appareil productif lui-même. Au niveau de la collectivité, nationale ou internationale,
tous agissant ainsi, courent ensemble à leur propre perte.
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Compte-tenu de tout cela, la supériorité de leur système paraît-elle toujours aussi
évidente aux défenseurs de la rationalité instrumentale qui n’est que le support d’une
« économie des choses mortes ».
Il se pourrait qu’au niveau de la collectivité se vérifie aussi la formule « ethics pay »
plus généralement appliquée à l’entreprise. La vraie question qui se pose n’est donc
pas de faisabilité mais de volonté de faire…
***
Une même logique éclaire donc l’ensemble des problèmes que nous avons rencontrés
ici : en répondant au besoin d’ouverture de notre temps par le repliement, à
l’interdépendance par la recherche linéaire du profit, à la prise en compte du réel par
une conception monétariste qui l’évacue, au long terme par « les dix prochaines
minutes », l’économie se condamne à ne plus assumer ses responsabilités sociales. Elle
s’auto-détruit en détruisant la biosphère et la société qui la portent et engendre une
forme de mondialisation qui asservit l’humanité aux instruments qui devraient la
servir : « Nous sommes, disait Jacques Ellul, en présence de la plus grande innovation
technique, l’intégration de l’homme et du corps social dans l’univers technique40 ».
Il est donc urgent de comprendre que le temps de la rationalité instrumentale a vécu et
il est important de savoir qu’une rationalité fondée sur les finalités humaines est
cohérente et possible. La rationalité s’est déplacée vers le champ des finalités
humaines et on ne veut pas le voir. La conclusion fondamentale qui en découle
concerne la relation du politique à l’économique. Le politique se situe au niveau des
finalités ; il a pour fonction de produire – par arbitrage - le compromis social
découlant de la diversité des représentations sociales démocratiquement confrontées.
L’économique, en ce qui le concerne, relève des moyens et ne trouve son sens que
dans les fins au service desquelles il se situe. Le temps n’est plus où une rationalité
strictement instrumentale servait, pour l’essentiel, les finalités humaines. Sans doute,
comme le souligne Edgar Morin41, est-il impossible de déduire une politique d’une
éthique, mais l’humanité est condamnée à retrouver le sens des valeurs ou à sombrer
dans les délires d’une « efficacité » sans but…
Cela pose le problème redoutable du pouvoir, problème dont on a bien conscience
qu’il se situe très au-delà de ce qui nous est demandé ici. Disons simplement que :
si toute logique sociale résulte de la nature des pouvoirs qui s’exercent sur la société ;
et si notre analyse soulignant le rôle excessif du pouvoir financier dans le monde
contemporain est exacte,
il en résulte qu’aucun changement profond et durable de comportement ne saurait
intervenir, tant que la fonction politique n’aura pas rétabli sa prééminence sur la
fonction économique et financière pour lui imposer le respect des normes sociales et
environnementales qui conditionnent toute éthique en économie.
Dès lors qu’une certaine conception de la mondialisation, donnant la priorité absolue à
la libre circulation des capitaux a déplacé le pouvoir effectif de la sphère politique des
40
41
Jacques Ellul : Le bluff technologique, Hachette 1988.
Edgar Morin : Introduction à une politique de l’homme, Seuil 1965.
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Etats nationaux à la sphère privée de la finance mondiale, seule la concertation
internationale des Etats et des peuples peuvent retourner cette situation. C’est de cette
solidarité-là que le monde a besoin aujourd’hui.
–V–
Proposition de programme d’action
Des considérations ci-dessus, découle l’intérêt d’approfondir un certain nombre de
questions. Les propositions ci-dessous sont conçues dans une perspective de mise en
œuvre des conclusions qui précèdent et non d’approfondissement d’un débat qui
resterait purement théorique. Nous considérons que les impératifs d’une économie
éthique impliquent la définition d’un certain nombre de normes dans le cadre
desquelles doivent se situer les processus d’optimisation et de développement
économique. Nous nous interrogeons sur la nature de ces normes et les conditions de
leur mise en œuvre.
1°- Spécification des normes éthiques à introduire en économie
Normes relatives aux finalités humaines du développement :
Leur définition soulève un certain nombre de problèmes :
- Les unes sont relatives à la couverture des besoins ou droits fondamentaux de la
personne ainsi qu’à leur accès aux ressources de base : approfondissement de ce que
François Perroux appelait la « couverture des coûts de l’homme » ou des indicateurs
du développement humain tels que ceux que publie régulièrement le PNUD. Les situer
dans une perspective dynamique de développement et d’évolution et pas seulement
d’ajustement statique à un moment donné. Faire l’inventaire des travaux effectués
dans ce domaine.
- Comment mettre en œuvre ces différents indicateurs pour en faire la base de
politiques effectives?
- Au-delà de cette question se situe celle du respect des valeurs propres à chaque
société. Existe-t-il des valeurs communes suffisamment acceptées par tous pour
pouvoir être promues partout sans porter atteinte aux conceptions propres à chaque
société ? Comment faire pour que le développement et « la civilisation » ne se
confondent pas avec l’imposition à l’échelle de la planète des conceptions propres aux
nations économiquement les plus avancées et les plus puissantes ?
Normes relatives à la responsabilité sociale de l’entreprise
Définir et approfondir la nature de ses responsabilités sociales, en relation avec les
organisations professionnelles ou syndicales et les mouvements de consommateurs ou
écologiques concernés. Qui doivent être les « stakeholders » ? et quelles conséquences
pour l’organisation de l’entreprise ?
Dans quelle mesure la prise en compte de ces responsabilités est-elle compatible ou
incompatible avec les impératifs de rentabilité ? Faire le point des études existant en la
matière.
Par quelles mesures la puissance publique peut-elle encourager les entreprises à se
doter de codes d’éthique et comment peut-elle en assurer la vérification? dans quelle
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mesure la puissance publique doit-elle passer de la stimulation à l’obligation
sanctionnée par le droit ?
Normes relatives au développement durable :
La question est celle de l’articulation de l’optimisation économique avec les
mécanismes régulateurs de la biosphère.
- La biosphère, c’est d’abord la sphère humaine, et nous retrouvons ici les questions
soulevées plus hautes à propos des finalités humaines du développement.
- La biosphère, c’est aussi la nature physique et vivante :
- Sa reproduction suppose donc d’abord le respect des modes de régulation du
vivant. Elle soulève la question de l’insertion du processus du développement
économique dans les processus écologiques.
- Les régulations des milieux physiques : cycles bio-géo-physico-chimiques ; la
question des ressources renouvelables et des ressources non-renouvelables ;
quel critères quels indicateurs, quelles normes ?
- S’agissant des régulations du vivant comme de celles des milieux physiques,
bien situer les choses à leur vrai niveau : c’est la prise en compte de ces
régulations qui permet de produire la norme de reproductibilité ; le calcul
économique n’est pas en mesure de produire ces normes, mais il a cependant un
rôle important à jouer : c’est de définir les procédures par lesquelles on peut
assurer le respect de ces normes dans les meilleures conditions de coût et
d’efficacité. Cela appelle approfondissement par concertation transdisciplinaire
d’économistes, sociologues, psychologues juristes, écologues, biologistes,
physiciens, représentants des sciences de la Terre, notamment.
La question des biens communs de l’humanité : comment les déterminer, quel statut
juridique leur donner, quel mode de gestion et à qui confier cette gestion ?
Normes relatives à la mondialisation :
- Politiques de développement en fonction des niveaux de développement.
Quelles priorités selon les niveaux de développement des différentes nations? Il faut se
garder de traiter ici toutes les nations comme obéissant à un même logique. Les
priorités ne sont pas les mêmes en fonction des niveaux de développement. Le
développement des uns passe par la constitution des investissements de base non
rentables à court terme : (infrastructures, éducation, santé…) ; à un niveau plus avancé
c’est la production de biens de consommation durables qui « tire » le développement
économique, un peu plus avant enfin, ce sont les facteurs « immatériels »
(connaissance, organisation) et le secteur des services. Il importe de réaffirmer tout
cela et d’en tirer les conséquences en termes de financement et d’ouverture à l’échange
international. Sur ce dernier point, il faut approfondir le lien encore flou entre le
rythme de développement des pays les plus pauvres et leur degré d’ouverture à
l’échange de marchandises et aux mouvements internationaux de capitaux privés.
Faire le bilan des études existantes et en suggérer éventuellement de nouvelles.
- La question de la coopération entre pays développés et moins développés doit être
réexaminée sous l’angle de la solidarité et des devoirs des premiers envers les
seconds : revoir la question de la dette publique internationale ( allègements réels et
pas seulement symboliques ou de façade ; éventuellement modalités et conditions
d’une annulation ), réexamen des plans s’ajustement structurels, évaluation de leurs
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conséquences pour les nations qui y sont soumises, garanties qui pourraient être
substituées à ces plans en cas d’annulation.
2° Modalités de mise en oeuvre.
Sur la base des questions ci-dessus, on peut concevoir plusieurs modalités
d’intervention :
-
-
-
La première et la moins ambitieuse consisterait à organiser, sur un ou quelquesuns de ces thèmes, considérés comme plus importants, une conférence
internationale réunissant les plus grands spécialistes de la question, pour en tirer
conclusions et recommandations.
La seconde consisterait à établir un calendrier permettant de traiter l’ensemble
de ces thèmes considérés indépendamment les uns des autres, dans les mêmes
conditions de compétence des participants.
La troisième, plus ambitieuse et qui serait certainement préférable, consisterait
à traiter successivement l’ensemble de ces thèmes comme un tout, selon un
calendrier étalé dans le temps (pas trop cependant pour éviter le risque de
dilution) en combinant à chaque fois, la participation d’intervenants spécialisés
sur les questions particulières à une conférence et d’intervenants plus
polyvalents s’engageant à suivre l’ensemble des manifestations.
Lorsque la totalité des thèmes aurait été examinée, un colloque final serait
organisé, afin d’établir la synthèse des conclusions et recommandations
dégagées au cours des différents colloques spécifiques. Il serait souhaitable que
l’ensemble de ces activités donne lieu à publication.
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Publications du programme interdisciplinaire Ethique de l’économie* :
Schéma directeur du programme Ethique de l’économie, 2002, anglais/français,
(SHS-2002/CONF.603/2).
Série « Economie Ethique »
1.
Pour une éthique de l'économie : le droit, élément de frein ou de progrès?, par
Monique Chemillier-Gendreau, 2003, (SHS-2003/WS/21).
2.
L’émergence contemporaine de l’interrogation éthique en économie, par René
Passet, 2003, (SHS-2003/WS/22).
3.
L’économie éthique publique : biens publics mondiaux et patrimoines
communs, par Philippe Hugon, 2003, (SHS-2003/WS/23).
Contact :
Dr Ninou Garabaghi, UNESCO
Secteur des Sciences sociales et humaines
Tél. : +33 (0)1 45 68 45 14 / e-mail : [email protected]
*Documents accessibles en ligne : http://unesdoc.unesco.org/ulis/index.html
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