La question du métissage et de l?héritage africain dans la musique

Cahiers des Amériques latines
76 | 2014
Varia
La question du métissage et de l’héritage africain
dans la musique populaire de Veracruz, Mexique
Christian Rinaudo
Édition électronique
URL : http://cal.revues.org/3254
DOI : 10.4000/cal.3254
ISSN : 2268-4247
Éditeur
Institut des hautes études de l'Amérique
latine
Édition imprimée
Date de publication : 17 septembre 2014
Pagination : 33-51
ISSN : 1141-7161
Référence électronique
Christian Rinaudo, « La question du métissage et de l’héritage africain dans la musique populaire de
Veracruz, Mexique », Cahiers des Amériques latines [En ligne], 76 | 2014, mis en ligne le 17 septembre
2014, consulté le 30 septembre 2016. URL : http://cal.revues.org/3254 ; DOI : 10.4000/cal.3254
Ce document est un fac-similé de l'édition imprimée.
© Cahiers des Amériques latines
Christian Rinaudo*
La question du métissage
et de l’héritage africain
dans la musique populaire
de Veracruz, Mexique
En dépit de sa longue histoire comme port d’arrivée et de
commerce des esclaves africains1, on ne rencontre pas, dans
la ville de Veracruz contemporaine, d’activités collectives
visant à la formation d’une conscience d’appartenance à un même groupe
social auto-identifié comme noir, ou afro-descendant, ni dorganisations
cherchant à parler et agir au nom de « populations d’origine africaine »,
comme c’est le cas dans d’autres régions du Mexique [Lewis, 2012 ; Lara
Millán, 2008]. Ici, l’idée de l’existence d’un groupe spécifique du type
« les afro-veracruziens » n’a pas beaucoup de sens dans l’espace urbain
les habitants s’identifient surtout à partir de distinctions de classe ou
de références régionales. Et le terme jarocho, servant à désigner, souvent
indistinctement, les habitants du sud de l’État de Veracruz, de la côte du
Sotavento et de la ville de Veracruz elle-même, renvoie plus à la question du
* Université Nice Sophia Antipolis, Urmis (UMR CNRS 8245 - UMR IRD 205).
1. L’histoire de la population d’origine africaine au Mexique commence avec les premiers
conquistadores et se poursuit avec l’organisation du commerce d’esclaves pour pallier la baisse
démographique de la population indigène liée à la conquête. La plus grande quantité d’esclaves en
provenance d’Afrique a été introduite dans la première période de lépoque coloniale, entre 1580
et 1640 [Aguirre Beltrán, 1972]. Durant cette période, le nombre d’esclaves arrivés serait d’environ
30 000 pour le seul port de Veracruz, et de 100 000 pour l’ensemble des ports situés sur la côte
atlantique du Mexique [Ngou-Mve, 1999].
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métissage et de ses différentes « racines », espagnoles, indigènes et africaines,
qu’à celle d’une putative « identité noire ».
C’est pourtant dans ce contexte que l’on assiste depuis quelques années à la mise
en relief de la dimension culturelle dite noire ou africaine dans la musique populaire
de cette ville et de sa région. L’analyse d’un tel processus amène en premier lieu
à s’interroger sur ces qualificatifs totalisants qui désignent une culture populaire
comme noire ou africaine. Dans un texte célèbre, Stuart Hall expliquait que le
noir à l’origine d’une politique culturelle dite noire ne devait pas être considé
comme une essence, mais comme « un ensemble dexpériences noires distinctes
et historiquement définies » contribuant à produire un répertoire alternatif [Hall,
1992, p. 21-33]. Pour autant, il ne questionnait pas ce qu’il appelait le répertoire
noir, l’expérience noire, l’expressivité noire, l’esthétique noire ou la subjectivinoire,
expressions à partir desquelles il constatait le caractère divers que cette subjectivi
pouvait prendre : « c’est sur la diversiet non sur l’homogénéité de l’expérience
noire que nous devons porter notre attention créative » (idem). En d’autres termes, la
diversité à laquelle se référait Hall se limitait à la « variété des disparités subjectives
noires » selon la localisation sociale des sujets noirs en fonction de leur genre, classe,
orientation sexuelle, etc. Ainsi faudrait-il reformuler le questionnement de Hall à
la manière de Peter Wade lorsqu’il se demande, dans ses propres travaux, en quoi
la musique commerciale de la côte colombienne est-elle « noire » ? [Wade, 2011]
ou, comme cela est formulé dans les réponses et commentaires à la lettre ouverte
de P.Tagg [Raibaud, 2009 ; Tagg, 2009], ou encore dans le titre d’un numéro de
la revue Volume ! [2011] s’attachant à déconstruire les catégories raciales dans la
musique, « peut-on parler de musique noire ? ».
Un tel questionnement implique de s’intéresser aux usages sociaux des catégo-
ries et des stéréotypes renvoyant à l’héritage africain. Dans le Mexique contempo-
rain et urbain, ces usages sont ceux qui apparaissent dans les processus historiques
de transformation des représentations du tissage et des identités régionales,
mais aussi qui émergent dans des situations concrètes telles qu’on les observe dans
les espaces urbains la dimension ethnique nest pas toujours présente et peut
prendre des sens différents selon les contextes, allant de la valorisation au stigmate,
de l’expression d’un supplément d’âme aux manifestations de l’exclusion.
Dans cette optique, le travail d’enquête alientre2007 et 2012 dans la ville
de Veracruz a consisté à étudier les moments, les modalités et les raisons pour
lesquelles des frontières ethniques sont marquées, entretenues, signifiées, reven-
diquées, déniées ou valorisées. Nous nous sommes notamment intéressé à l’his-
toire des catégories en tenant compte des spécificités des acteurs qui en font
usage : universitaires, représentants d’institutions culturelles, promoteurs culturels,
musiciens, danseurs. Lobjectif était de rendre compte des conditions démergence,
de diffusion, d’appropriation ou de rejet de catégories comme celles de noir, brun
(moreno), afro-métis, afro-descendant, afro-caribéen, sans compter celles désignant
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des appartenances locales comme jarocho, pour nen citer qu’une, dont Ricardo Pérez
Montfort a bien montré les conditions dans lesquelles s’est opéré l’oubli de son
usage premier comme catégorie du métissage [Pérez Montfort, 2007].
L’approche ethnographique adoptée a également porté sur des contextes
ou des moments de plus ou moins forte expression d’une groupalité [Brubaker
2002] pouvant être définie en termes culturels, sur les usages sociaux des catégo-
ries renvoyant à la couleur de la peau [Glenn, 2009] ou à une putative origine
africaine, sur la mise en valeur de l’héritage africain dans la définition des
politiques culturelles, sur les acteurs qui insistent sur les racines africaines de la
ville et son inscription dans l’espace caribéen, sur les mises en scènes individuelles
et collectives d’un rapport à l’Afrique et à la Caraïbe. Une attention particu-
lière a également été accordée à la gestion des apparences physiques [Lyman et
Douglass, 1973], aux manières de marcher, danser, s’habiller qui puisent dans les
registres mondialisés et relocalisés de ce qui peut être socialement défini comme
une culture noire [Sansone, 2003].
Ainsi, l’hypothèse qui a guidé cette démarche est que ces phénomènes, parfois
peu consistants, inconséquents dans certaines situations, jouent en réalité un
rôle important dans le maintien des frontières ethniques. En dehors des cas
des consciences identitaires s’élaborent contre l’idéologie du métissage, d’autres
relations entre métissage et ethnicité peuvent être observées, qui ne laissent pas
dêtre importantes socialement [Rinaudo, 2012]. Celle par exemple qui s’éta-
blit dans les relations de pouvoir à partir des distinctions sans cesse marquées
et reproduites entre les « gens chics », à la peau claire, bien vêtus, vivant dans les
quartiers résidentiels, fréquentant les restaurants chers et les discothèques à la
mode, et les gens pauvres, du peuple, facilement qualifiés d’Indiens, Noirs, paysans,
ouvriers, comme le signalait Guillermo Bonfil lorsqu’il décrivait la coupure entre
le « Mexique imaginaire », moderne, de culture urbaine, cosmopolite, héritier de
la conquête espagnole et de ses projets de civilisation, et le « Mexique profond »
[Bonfil Batalla, 1990]. Ou encore, la relation entre métissage et ethnicité, qui
consiste à sans cesse penser, justifier, réaffirmer l’idée de métissage et à décliner,
ordonner, ses différentes racines et les populations qui y sont associées.
Pour traiter ces questions, un des principes thodologiques retenu a é de resti-
tuer le sens social que les acteurs confèrent aux finitions ethniques parmi d’autres
possibles (sexuelle, générationnelle, sociale, etc.). En d’autres termes, il s’agit de
prendre au sérieux les propos de Moerman selon lesquels « l’ethnicité nest pas […]
une peau dans laquelle les personnes sont cousues, mais un vêtement parmi d’autres
dans leur garde-robe ; ce nest pas “un travail à plein-temps”, mais une che pratique
quelquefois accomplie, un rôle quelquefois joué, un flexe quelquefois provoqué »
[Moerman, 1994, p. 135]. De ce point de vue, dans un espace urbain marqué par
la présence d’une classe moyenne qui s’emploie à rendre visible la distance sociale
vis-à-vis des classes populaires, un autre principe important pour l’enquête a été de
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tenir compte du fait que les définitions ethniques sont souvent enchâssées dans des
logiques de distinction sociale et de réponses aux distinctions sociales.
C’est donc à partir de ce regard sociologique, capable de saisir ce qui se joue dans
les situations concrètes, tout en étant suffisamment panoramique pour voir comment
les finitions ethniques s’articulent avec d’autres logiques sociales, que ce terrain
urbain portant sur la mise en relief de la dimension culturelle perçue comme noire ou
africaine dans la musique populaire a é abor. D’un point de vue plus strictement
thodologique, celui-ci a consis à recueillir tout type de sources crites, orales,
entretiens ethnographiques, observations de situations sociales concrètes) dans les
divers domaines où des distinctions liées à la couleur de la peau, aux traits physiques
ou à l’imputation de caractéristiques culturelles sont rendues saillantes.
Dans un premier temps, cest surtout au niveau de politiques culturelles formu-
lées en termes de troisième racine que la question de la présence africaine a fait
l’objet de débats et de positions spécifiques de la part des différents acteurs locaux.
Ainsi, après avoir retracé les principaux éléments qui ont contribué à la mise
en œuvre d’une politique culturelle centrée sur cette dimension afro-caribéenne,
on s’intéressera aux discours de musiciens de Veracruz avant de procéder à la
description ethnographique d’un programme culturel pour tenter de comprendre
comment s’exprime cette dimension africaine du métissage.
Mise en œuvre d’une politique culturelle afro-caribéenne
Dans ses travaux sur la culture populaire et les stéréotypes nationalistes
mexicains, Ricardo Pérez Montfort a bien montré comment, dans les années
1920-1930 au Mexique, la construction de symboles culturels nationaux s’est
faite aux dépens de la grande diversides formes dexpressions gionales [Pérez
Montfort, 2003]. Les années 1970-1980 marquent la fin de cette période postrévo-
lutionnaire et d’un nationalisme culturel centraliste et homogénéisateur [Jiménez,
2006]. Commence alors un processus de décentralisation culturelle impulsé par
l’administration fédérale, et la mise en place, dans tous les états de la République,
de sectariats, instituts ou conseils de la culture. Créé en 1987, l’Institut culturel de
Veracruz (Ivec) va mettre en œuvre une politique qui va insister sur une définition
afro-caribéenne de la région identifiable à partir de trois éléments.
Le premier dentre eux a consisté à faire la promotion du son2 jarocho rural, et
du fandango communautaire caractéristiques de la région reconnue par García
2. Le son est une musique populaire d’origine rurale répandue dans la Caraïbe hispanophone et
pouvant combiner des influences diverses, espagnoles, indigènes, africaines. Il se caractérise par
l’improvisation de textes autour d’un thème (un animal, un personnage…). Le terme son est utilisé
dans plusieurs styles musicaux : le « son cubain » connu à Cuba sous le nom de « son montuno » et
mondialement popularisé dans les année 1930, le « son jarocho » de Veracruz, le « son huasteco »
de la Sierra Huasteca au Mexique…
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