88 André-Pierre Contandriopoulos
large réussit, c'est-à-dire plus l'espérance de vie
augmente, plus les chances d'être malade croissent
aussi. L'expérience des pays développés au cours
du XXesiècle apparaît à cet égard, éloquente.
On observe simultanément que l'espérance
de vie a augmenté comme jamais auparavant,
trente ans de gain depuis la fin du XIXesiècle,
(en moyenne, deux ans tous les dix ans depuis
la deuxième guerre mondiale) et que la morbidité
a, elle aussi, connu un essor extraordinaire
en même temps qu'un changement de nature.
Les maladies infectieuses sont progressivement
remplacées par les maladies systémiques
de la vieillesse (transition épidémiologique)
(Freis 1989; Légaré 2003; Meslé et Valin, 1992).
La question de ce «qu'est» la santé reste
donc entière. Pour Canguilhem (1990), on peut
se sentir bien, mais on ne peut jamais savoir
que l'on est bien portant. La santé n'est pas
un concept scientifique alors que la maladie l'est.
Les connaissances scientifiques sur la maladie
révèlent peu de choses sur l'essence de la santé.
«La santé, vérité du corps, ne relève pas d'une explication
par théorèmes» (Canguilhem 1990, p. 20). La santé
pose des questions d'ordre philosophique,
«des questions où celui qui questionne est lui-même
mis en cause par la question» (Canguilhem 1990, p. 36).
La santé est silencieuse, alors que la maladie
est bruyante, bavarde, mesurable, comptabilisable.
«La santé c'est la vie dans le silence des organes, c'est
aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux»
(Canguilhem 1990, p. 28), ou encore, comme
le dit un proverbe oriental:«La santé est une
couronne sur la tête des biens portants que seuls voient
les malades».
Pour couper court à une discussion, il suffit
de répondre à la traditionnelle question:
«comment ça va ? », par « très bien, je me sens
en grande forme»... il n'y a rien à ajouter!
Au niveau collectif, la santé constitue
simultanément une ressource et un résultat.
Le «Haut Comité de la Santé Publique» de la France
écrit3:«La santé de la population est par nature
une ressource nécessaire– sinon suffisante– au
fonctionnement et au développement de toute société»
(p. 9) «Fondamentalement [la santé] est à la fois
un processus individuel qui s'enracine dans le secret
de nos gènes et de nos comportements les plus
intimes, une représentation sociale et un «obscur objet
de désir» dont l'appréhension [...] dépend en réalité
de l'angle sous lequel on l'examine, à tel point que la santé
d'une population ne semble faite que de paradoxes» (p. 10)
Dans les domaines de la santé publique,
de la promotion de la santé, des déterminants
de la santé, de l'épidémiologie et de la médecine
en général, il existe peu de travaux et de réflexions
sur la santé. Dans le livre Être ou ne pas être
en santé, R. Evans et ses collègues (1996) ne disent
presque rien sur le concept de santé, la question
étant réglée dès la première note de l'introduction:
«Les travaux présentés dans cet ouvrage se fondent
sur une idée particulière de la «santé» qu'il faut
préciser dès le départ. La plupart du temps, nous
prenons pour acquis que la santé c'est l'absence
d'incapacité ou de maladie. En d'autres termes,
quelqu'un qui ne se sent pas malade [...], qui n'est
atteint d'aucune pathologie médicalement définie
[...], et qui n'est pas blessé [...], est en «bonne santé».
Les individus réagissent tous très différemment
en termes de capacité fonctionnelle tant aux «maladies
ressenties» qu'aux maladies «diagnostiquées »;
quand on parle de santé, c'est de cette capacité
de fonctionner combinée à l'absence de maladie
cliniquement définie dont il est implicitement question.
Il existe bien sûr, d'autres conceptions de la santé.
Aujourd'hui, il est à peu près admis que la définition
très large de l'OMS «un état de bien-être complet»
est d'une faible utilité opérationnelle. Selon cette
définition, la «santé» c'est tout, donc rien de particulier.
Mais on voit apparaître aujourd'hui dans divers milieux
des réflexions nouvelles intéressantes qui peuvent
conduire à des acceptations différentes de la santé»
(Evans, et al. 1996:14). Ces réflexions nouvelles
sur ce qu'est la santé, l'objet même des travaux
et des interventions des personnes qui travaillent
dans le grand domaine de la santé publique,
nous semblent essentielles pour participer
activement et de façon pertinente, aux débats
actuels sur le rôle de l'État dans le domaine
de la santé, sur l'élaboration des politiques de santé,
sur l'évaluation des interventions.
Nous pensons que, pour faciliter cette
réflexion, il est utile d'explorer les différentes
dimensions du concept de santé en décrivant
brièvement ses dimensions ontologique, épistémo-
logique, méthodologique et téléologique. En
d'autres mots, il importe de tenter d'en dresser
«la topographie».