Ruptures, revue transdisciplinaire en santé, vol. 11, n° 1, 2006, pp. 86-99.
Éléments pour
une « topographie »
du concept de santé
André-Pierre Contandriopoulos
Université de Montréal
Article
original
Les représentations de la vie, de la mort,
de la douleur, autrement dit de la santé,
et la compréhension des déterminants
de la santé et de la maladie sont à la base
de la conception de ce que devrait être le système
de soins, des attentes de la population à
son égard, du rôle que devrait jouer l'État
dans le domaine de la santé et des responsabilités
des individus (Beck, 1986). Elles ont évolué
au cours du temps en fonction, entre autres,
du développement des connaissances (Canguilhem,
1966; Foucault, 1963; Evans et al., 1996; Evans,
2002; Glouberman, 2001; Goldberg et al., 2003),
des techniques et aussi d'une certaine manière
des besoins liés aux changements démographiques.
Pour trouver les pistes qui permettront aux sociétés
développées de surmonter la crise qui frappe
leur système de soins1 (Contandriopoulos, 2000,
2003; Blais 2003; Beck 1986) et de faire de la santé
la véritable priorité du gouvernement, il devient
nécessaire de réfléchir sur les concepts de santé
et de maladie ainsi que sur leurs relations.
Les travaux scientifiques récents sur les
facteurs qui affectent la santé des populations mon-
trent que les facteurs, les situations, les contextes
Résumé :
Alors qu'il existe un large accord sur le fait que les représentations de la santé et de ses déterminants
sont à la base de la conception de ce que devrait être le système de soins, des attentes
de la population à son égard et du rôle que devrait jouer l'État dans le domaine de la santé,
nous constatons que très peu de travaux s'intéressent à ce qu'est la santé. Partant de l'idée
que la santé et la maladie sont des concepts indissociables sans pour autant êtres les inverses
l'un de l'autre, nous proposons une «topographie » du concept de santé en explorant ses dimensions
ontologique, épistémologique, méthodologique et téléologique.
La santé, vérité de la vie, apparaît comme une qualité fondamentale de l'être humain qui s'exprime
dans chacune des quatre dimensions (biologique, sociale, psychique, rationalité) définissant
tout être humain. Les connaissances à mobiliser pour rendre compte dans sa complexité du concept
santé maladie doivent provenir d'un dialogue à organiser entre les sciences de la vie, les sciences
sociales et les sciences du comportement. L'avancement des connaissances dans ce domaine repose
sur la mobilisation des méthodes scientifiques les plus pertinentes dans chacun des grands champs
disciplinaires (spécialisation méthodologique disciplinaire) et en même temps sur l'intégration
des résultats spécialisés dans un schéma interprétatif interdisciplinaire qui reste très largement
à construire. Plus les connaissances sur la santé et ce qui l'affecte s'affineront, plus il deviendra
possible de proposer des politiques de santé efficaces et légitimes.
Mots clés : Santé, maladie, déterminants de la santé, politiques de santé.
Éléments pour une « topographie » du concept de santé 87
qui sont porteurs de santé, c'est-à-dire qui accrois-
sent « la possibilité pour le vivant de s'accomplir»
(Foucault, 1997), mobilisent des mécanismes
qui ne sont pas de même nature que ceux qui
sont à l'œuvre quand il s'agit de diagnostiquer,
de traiter, voire de prévenir des maladies spéci-
fiques (Evans et al.,1996; Forum national sur
la santé, 1997; Drulhe, 1997). D'un côté, quand
on veut agir sur la santé en tant que capacité
à vivre bien et longtemps, les interventions
ciblent l'environnement dans lequel interagissent
les individus, aussi bien l'environnement physique
(milieu de travail, conditions de logement,
salubrité, pollution, etc.) que l'environnement
économique et social (pauvreté, chômage, isolement,
exclusion, etc.), ou encore l'environnement culturel
(droit de la personne, éducation, accès à l'infor-
mation et aux connaissances, etc.). D'un autre
côté, quand on veut agir sur la santé en réduisant
l'incidence, la durée, l'intensité ou les conséquences
des maladies spécifiques dont souffrent les
individus, les interventions visent le fonctionnement
biologique et psychique des êtres humains
et leurs comportements. Il s'agit, dans ce cas,
de modifier le cours des différents processus
biologiques et psychiques affectés par la maladie.
On conçoit bien que si les phénomènes
de maladie et de santé ne sont pas indépendants,
ils ne sont pas pour autant réductibles l'un à
l'autre. Les concepts de santé et maladie sont
indissociables, mais la maladie n'est pas pour
autant l'inverse de la santé (Canguilhem, 1966).
Si certaines populations vivent plus longtemps
que d'autres, cela ne signifie pas nécessairement
que les membres de ces populations sont moins
malades. Les Japonaises ne sont pas moins
malades que les Françaises ou les Québécoises,
les femmes des pays riches qui vivent en
moyenne plus longtemps que les hommes
ne sont pas, elles non plus, moins malades!
(Contandriopoulos, 1999). «Être en bonne santé,
c'est pouvoir tomber malade et s'en relever, c'est
un luxe biologique.» (Canguilhem, 1966:132).
La santé ne peut être appréhendée par l'image
d'un continuum allant, sans interruption et sans
rupture, d'un état complet de bien-être jusqu'à
la mort, en passant par toutes les formes possibles
de maladie et d'incapacités. Et pourtant, cette
représentation paraît implicite dans la plupart
des discours sur la prévention (figure 1). La maladie
et la santé sont conçues comme des concepts à
ce point complémentaires que toute politique
qui réduit l'espace de la maladie semble augmenter
automatiquement celui de la santé. Cette idée,
séduisante par sa simplicité, est pourtant fausse2.
Toutes les observations disponibles montrent
qu'à l'échelle d'une population et sur un horizon
temporel assez long, plus la prévention au sens
Figure 1 : Maladies et santé sont complémentaires
88 André-Pierre Contandriopoulos
large réussit, c'est-à-dire plus l'espérance de vie
augmente, plus les chances d'être malade croissent
aussi. L'expérience des pays développés au cours
du XXesiècle apparaît à cet égard, éloquente.
On observe simultanément que l'espérance
de vie a augmenté comme jamais auparavant,
trente ans de gain depuis la fin du XIXesiècle,
(en moyenne, deux ans tous les dix ans depuis
la deuxième guerre mondiale) et que la morbidité
a, elle aussi, connu un essor extraordinaire
en même temps qu'un changement de nature.
Les maladies infectieuses sont progressivement
remplacées par les maladies systémiques
de la vieillesse (transition épidémiologique)
(Freis 1989; Légaré 2003; Meslé et Valin, 1992).
La question de ce «qu'est» la santé reste
donc entière. Pour Canguilhem (1990), on peut
se sentir bien, mais on ne peut jamais savoir
que l'on est bien portant. La santé n'est pas
un concept scientifique alors que la maladie l'est.
Les connaissances scientifiques sur la maladie
révèlent peu de choses sur l'essence de la santé.
«La santé, vérité du corps, ne relève pas d'une explication
par théorèmes» (Canguilhem 1990, p. 20). La santé
pose des questions d'ordre philosophique,
«des questions où celui qui questionne est lui-même
mis en cause par la question» (Canguilhem 1990, p. 36).
La santé est silencieuse, alors que la maladie
est bruyante, bavarde, mesurable, comptabilisable.
«La santé c'est la vie dans le silence des organes, c'est
aussi la vie dans la discrétion des rapports sociaux»
(Canguilhem 1990, p. 28), ou encore, comme
le dit un proverbe oriental:«La santé est une
couronne sur la tête des biens portants que seuls voient
les malades».
Pour couper court à une discussion, il suffit
de répondre à la traditionnelle question:
«comment ça va ? », par « très bien, je me sens
en grande forme»... il n'y a rien à ajouter!
Au niveau collectif, la santé constitue
simultanément une ressource et un résultat.
Le «Haut Comité de la Santé Publique» de la France
écrit3La santé de la population est par nature
une ressource nécessaire sinon suffisante au
fonctionnement et au développement de toute société»
(p. 9) «Fondamentalement [la santé] est à la fois
un processus individuel qui s'enracine dans le secret
de nos gènes et de nos comportements les plus
intimes, une représentation sociale et un «obscur objet
de désir» dont l'appréhension [...] dépend en réalité
de l'angle sous lequel on l'examine, à tel point que la santé
d'une population ne semble faite que de paradoxes» (p. 10)
Dans les domaines de la santé publique,
de la promotion de la santé, des déterminants
de la santé, de l'épidémiologie et de la médecine
en général, il existe peu de travaux et de réflexions
sur la santé. Dans le livre Être ou ne pas être
en santé, R. Evans et ses collègues (1996) ne disent
presque rien sur le concept de santé, la question
étant réglée dès la première note de l'introduction:
«Les travaux présentés dans cet ouvrage se fondent
sur une idée particulière de la «santé» qu'il faut
préciser dès le départ. La plupart du temps, nous
prenons pour acquis que la santé c'est l'absence
d'incapacité ou de maladie. En d'autres termes,
quelqu'un qui ne se sent pas malade [...], qui n'est
atteint d'aucune pathologie médicalement définie
[...], et qui n'est pas blessé [...], est en «bonne santé».
Les individus réagissent tous très différemment
en termes de capacité fonctionnelle tant aux «maladies
ressenties» qu'aux maladies «diagnostiquées »;
quand on parle de santé, c'est de cette capacité
de fonctionner combinée à l'absence de maladie
cliniquement définie dont il est implicitement question.
Il existe bien sûr, d'autres conceptions de la santé.
Aujourd'hui, il est à peu près admis que la définition
très large de l'OMS «un état de bien-être complet»
est d'une faible utilité opérationnelle. Selon cette
définition, la «santé» c'est tout, donc rien de particulier.
Mais on voit apparaître aujourd'hui dans divers milieux
des réflexions nouvelles intéressantes qui peuvent
conduire à des acceptations différentes de la santé»
(Evans, et al. 1996:14). Ces réflexions nouvelles
sur ce qu'est la santé, l'objet même des travaux
et des interventions des personnes qui travaillent
dans le grand domaine de la santé publique,
nous semblent essentielles pour participer
activement et de façon pertinente, aux débats
actuels sur le rôle de l'État dans le domaine
de la santé, sur l'élaboration des politiques de santé,
sur l'évaluation des interventions.
Nous pensons que, pour faciliter cette
réflexion, il est utile d'explorer les différentes
dimensions du concept de santé en décrivant
brièvement ses dimensions ontologique, épistémo-
logique, méthodologique et téléologique. En
d'autres mots, il importe de tenter d'en dresser
«la topographie».
Dimension ontologique
Il est intéressant avec Canguilhem (1990,
1992) de remarquer que le mot santé est très peu
présent dans les dictionnaires médicaux; quand
il y figure, il renvoie soit à la définition très
générale de l'OMS4, soit à santé publique. Mais,
dans ce dernier cas, autrement dit «à partir
du moment où santé a été dit de l'homme en tant
que participant à une communauté sociale ou profes-
sionnelle, son sens existentiel a été occulté par
les exigences d'une comptabilité... Ce qui est public,
publié, c'est très souvent la maladie» (Canguilhem
1992:12-14).
Pour progresser dans la compréhension
de ce qu'est la santé, deux avenues sont souvent
prises. La première consiste à retracer dans l'histoire
comment le concept de santé a été utilisé et quelles
en sont les sources étymologiques (Bernadis, 1992,
Houtaud, 1999), et la deuxième est d'analyser
comment il est traité dans les différentes
disciplines universitaires5et par les philosophes
(Canguilhem, 1966, 1990, 1992)
La santé, vérité de la vie (Canguilhem, 1992),
est une qualité fondamentale de l'être humain.
Si l'on admet que tout être humain est simul-
tanément et de façon indissociable6(figure 2):
• un être biologique, vivant, dynamique,
unique;
• un être social en interaction permanente
avec d'autres êtres humains, situé dans le temps
et l'espace, dépendant de son environnement et
agissant sur lui;
• un être d'émotions, de sensations, de désirs,
d'intentions, un être spirituel;
• un être de connaissance, de rationalité,
de réflexions;
alors, la santé s'exprimera dans chacune
de ces quatre dimensions.
Elle peut, de plus, s'appréhender à partir
de l'unicité de chaque personne ou encore
de la masse des individus d'une population.
Le passage de la santé des individus à la santé
de la population pose un problème fondamental.
Éléments pour une « topographie » du concept de santé 89
Figure 2 : La santé : qualité fondamentale de l’être humain.
Le problème ne comporte pas seulement un aspect
techniquecomment agréger des indicateurs
reflétant les différentes dimensions du concept
de santé? mais aussi une réflexion éthique,
comment incorporer dans le concept de santé
de la population la question des disparités de santé
et celle de l'équité par rapport aux soins et à
la santé? Cette question est discutée plus loin
lors de l'analyse de la dimension téléologique
du concept de santé.
La santé biologique est celle qui, selon
Leriche, se manifeste par «la vie dans le silence
des organes... La maladie, c'est ce qui gêne les hommes
dans l'exercice normal de leur vie... et surtout ce qui
les fait souffrir»7. Pour Canguilhem (1966), la santé
correspond à la normativité positive de la vie,
«la physiologie est la « science des allures
stabilisées de la vie»». Les maladies, conçues
comme des dérèglements des fonctions
biologiques, constituent les manifestations
négatives de la santé, elles déstabilisent la vie.
La vie et ses dérèglements peuvent s'exprimer
à travers différentes sphères de fonctionnement
de l'être vivant:les organes, les tissus, les cellules,
les molécules, les gènes, qu'explorent de façon
de plus en plus poussée et précise les sciences
de la vie. Mais l'être humain vivant forme un tout
qui ne peut se réduire au bon fonctionnement
de chacun de ses éléments. Tous ces niveaux
d'analyse restent interdépendants. «La santé,
vérité du corps, ne relève pas d'une explication
par théorèmes. Il n'y a pas de santé d'un mécanisme...
Pour une machine, l'état de marche n'est pas la santé,
le dérèglement n'est pas une maladie... il n'y a pas
de mort de la machine» Canguilhem (1992:11)
Le «silence des organes» ne suffit proba-
blement plus aujourd'hui pour parler de santé,
il faudrait aussi parler du silence des tissus,
des cellules, des molécules, des gènes,... Autrement
dit, il faudrait pouvoir discerner le silence
que constitue la santé, derrière le bruissement
de la vie amplifié par les technologies de la
médecine moderne. Mais la connaissance
du bruit peut-elle aider à connaître le silence?
La connaissance des maladies ne peut,
au mieux, que fournir un éclairage partiel sur
ce qu'est la santé. Mais la santé ne peut se con-
cevoir sans référence à la maladie8, les concepts
de maladie et de santé ne sont pas indépendants,
ils constituent dans leurs relations ce qui peut
être appelé le concept «santé-maladie »
(Kleinman, 1986, Almeida 2006). Ce concept
ne se limite pas à la dimension biologique
de l'être humain, il exprime aussi sa présence
dans ses autres dimensions.
La santé sociale est essentiellement associée
à l'adaptation de l'homme aux environnements
physiques, sociaux, symboliques dans lesquels
il est situé.
Elle s'exprime par la capacité pour le vivant
de s'épanouir, d'éviter de tomber malade. Tout
ce qui entraîne une «usure prématurée de la vie»
constitue une atteinte à la santé. La santé est
une ressource partiellement dépendante
de l'environnement et partiellement transmise
génétiquement (tout en admettant que le bagage
génétique demeure lui-même dépendant
de l'environnement). Cette ressource que constitue
la santé est mobilisée pour répondre aux exigences
du milieu. «La santé est un ensemble de sécurités
et d'assurances. [...] Sécurité dans le présent et assurance
dans l'avenir9» «La mauvaise santé, c'est la restriction
des marges de sécurité organique, la limitation du pouvoir
de tolérance et de compensation des agressions
de l'environnement» (Canguilhem 1990, p. 20).
La santé en tant qu'adaptation de la vie
à son environnement s'exprime alors par la durée
et la qualité de la vie. Elle devient au niveau collectif
objet de calculs et d'interventions. Elle est l'enjeu
du biopouvoir, source de légitimité pour l'État
(Foucault, 1997).
La santé psychique se manifeste par
les sentiments de plénitude, de bonheur, de bien-
être. Elle se révèle constamment dynamique
dans le sens où ces sentiments se montrent
fuyants ou la quête de ces derniers n'est jamais
achevée. Ils représentent la raison d'être de la vie.
«Le désir est la condition même de l'être. Toutes
les informations qui entrent dans le cerveau par
les organes des sens (tact, vision, etc.) sont prises
en charge par ces systèmes désirants ou affectifs.
S'il n'y a pas de désir, l'animal n'est plus qu'une
statue de sel. C'est par ces systèmes désirants que
se créent l'attachement, l'amitié, voire la société»
(Vincent, 2002).
La santé repose sur la capacité réflexive
de l'être humain. L'objectivation, ou de façon plus
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