Santé publique
2008,volume 20,2,pp. 191-199
OPINIONS
& DÉBATS
Correspondance:
A.P.Contandriopoulos
Réception :
11/04/2008 –
Acceptation :
15/04/2008
La gouvernancedansle domaine
de lasanté:une régulation orientée
parlaperformance
Health governance: a performance-oriented regulation
André-PierreContandriopoulos(1)
La gouvernance est unconceptàlamode etaux contours flous qui est
apparu aumomentoùlesphénomènesde mondialisation deséchanges
commerciaux etfinanciers saccéléraient.Dansle domaine de lasanté,son
utilisation est plus récente etelle renvoie àtroisidéesfortes.
La première est que le périmètrederesponsabilitéauquel on s’intéresse,
n’est plus celuidesorganisationsexistantes.La gouvernance oblige àpenser
àun nouvel espacederégulation collective. Lesactionsdontil faut assurer
la coordination et sur lesquellesil faut rendredescomptes,ontdes
dimensionsinter-organisationnellesetinterprofessionnellesnon réductibles
àlasommation desactionsdechaque organisation oudechaque
professionnel. La gouvernance oblige àréfléchiràla coordination dacteurs
etd’organisations,quisont simultanémentautonomesetinterdépendants
pour assurer unaccèséquitable à des soinsde qualitéàune population
définie etpour contribueraux politiquesintersectoriellesdesanté. Le
conceptde gouvernance oblige àrepenserleséquilibresentrecentralisation
etdécentralisation.
La deuxième idée est que laforme de l’action collectivedoitêtrerepensée.
La gouvernance n’est pas seulement une autre fon de parlerde lagestion
oudumanagement, autrementditde laprisededécisionsen position
dautorité pour organiserde fon optimale des ressources.Elle manifeste la
cessitédetenircomptede la complexitédesprocessus à agencerpour
obtenirles résultats attendus.Processus entacsd’incertitudes,quise
déroulent souvent sur de longuesriodesetquireposent sur le jugement
de professionnelsautonomeset très scialisés.
La troisième idée est que lesoutilshabituelsdumanagement sont
insuffisants pour permettreaux responsablesderendrecomptede leurs
décisionsetdaméliorerde fon continue l’action collective pour assurerla
qualité,lasécurité etl’efficiencedes services.Leconceptde gouvernance
est indissociablementassocà celuide performance. Pour outillerla
gouvernance,il est cessairedeconcevoiretde mettre en œuvrede
nouveaux instruments dappréciation de laperformance.
La gouvernance:un nouvel espacederégulation collective
Il n’existe pas une conception uniquede laforme quedevraitprendre la
régulation du système desanté. Chacundesquatre grandsgroupesdacteurs
quiyinteragissent, a sapropreconception de lalogique quidevraitguider
(1) Départementdadministration de lasanté etGRIS, UniversitédeMontréal, C.P.6128Succ.Centreville -
Montréal, Qc -H3C3J7, Canada.
A.-P.CONTANDRIOPOULOS
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lesdécisions.Lesprofessionnels(médecins,infirmières,pharmaciens,
dentistes…) valorisentlalogique professionnelle ;lesgestionnaires(payeurs,
évaluateurs,fonctionnaires…) fondentleurs décisions sur lalogique
technocratique,sur larationalité formelle ;le monde marchand(soctés
pharmaceutiques, assurances,groupesfinanciers impliquésdansl’offrede
soins…) affirme lasurioritéde lalogique marchande;et,finalement,le
monde politique (lesélus,les représentants légitimesde groupes
constitués…) revendique laprimautéde lalogiquedémocratique[8,10].
Le pouvoirdechacundecesquatre groupesdacteurs reposesur sa
capacitédeconvaincre l’ensemble desacteurs sociaux qu’il parle etagitau
nom etdansl’intérêtde lapopulation. Ceteffort se manifeste parlesmots
utilisés(2) .Ainsi,lesprofessionnelsde lasanté parlentdes« patients » et,
plus généralement, des« malades»;lesgestionnairesparlentdes
«usagers », des«bénéficiaires» oudes«assurés»;le monde marchand
utilise les termes«consommateurs »,« ménages» ou«clients »;l’État se
réfèreaux «citoyens», aux « électeurs », aux «contribuables» ouau
« public» en général. Plus un groupe dacteurs peut parleren toute
légitimitéaunom de lapopulation,plus lalogiquederégulation qu’il
valoriseaura de poidsdanslesdécisionscollectives.Maisceteffort ne peut
jamais réussir totalement,puisquaucunsystème desanté n’est,en effet,
régulé par une seule desquatre logiques ; larégulation empiriquede
chaquesystème secaractérise par une dosedonnée (toujours non nulle) de
chacune deslogiques.Et, dautre part,larationalitédechacune des
décisionsdechacundesacteurs reposesur le faitqu’elle s’inscritdans une
seule deceslogiques.Il faut donc accepterl’idée que le système desanté
est constituéd’espacesdedécisionsdanslesquelsl’une oul’autredes
logiquesdomine. Etparconséquentqu’il existedesfrontresentreces
espaces,frontresautour desquelles seconcentrentles tensionsentre les
logiques.
La définition decesfrontresetleurs déplacements fonten permanence
l’objetdediscussionsetde négociations.Mais une foisinstitutionnalisées,
elles structurent un ordresocial particulieren définissantles rôlesetles
domainesd’exercicedesdifférents groupesdacteurs.Elles renforcent
certaines valeurs etcertaines représentations ; ellesencouragentcertaines
formesde pratiqueseten découragentdautres ; ellesfixentlesfrontres
desdifférentesorganisations.Enbref,ellesdéfinissentles structuresdu
système etlesformesparticulièresdesarégulation.
Cesontcesformesparticulièresderégulation du système desanté qui
ontétébrutalement remisesen question durantlesannées90 sous la
pression combinée de plusieurs grandesforces.Ledéveloppementdes
connaissancesetdes techniquesapermis unaccroissementconsidérable
dudomaine d’intervention etde l’efficacitéde ladecine alors que le
vieillissementde lapopulation etla dégradation de l’environnement
(2)Pour Bourdieu[2,3], l’enjeude laluttedesclassements sesituedans«
le monopole de lareprésentation
légitime dumondesocial»
[3]
. « Ce qui faitle pouvoirdesmots etdesmots d’ordre,pouvoirde maintenir
l’ordre oude le subvertir, c’est la croyancedanslalégitimitédesmots etdecelui qui lesprononce, croyance
qu’il n’appartientpasaux mots de produire… le pouvoir symboliquecomme pouvoirdeconstituerle donné par
l’énonciation, de fairevoiretde fairecroire, deconfirmeroudetransformerlavie dumonde et,parlà, l’action
sur le monde, doncle monde,…ne s’exerce ques’il est reconnu, c’est-à-dire méconnucomme arbitraire.
»[2].
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augmentaientet transformaientlesbesoinsdesanté. Cesdeux phénomènes
ontentraîné une augmentation importantede la demande envers le système
desantéàun momentoùlespressionsexercéesparlamondialisation sur
lesfinancespubliques,ontobligé lesÉtats à contrôler sévèrementles
dépensespubliqueseten particulierlesdépensesdesanté. C’est en
réponseàla crisecréée parcesforcesques’est répandule conceptde
gouvernance. En effet,pour faire faceà cettecrise,il n’yapasdautre
option quederéformeren profondeur le système desanté eten particulier
laforme desarégulation. Leconceptde gouvernance porteavecluiun
discours dechangement.Il indique que le système desanté ne peut plus se
concevoiretêtrerégucomme auparavant.La mutation quis’opèrese
manifeste par un ensemble detransitionsqui obligentàrepenseren
profondeur sarégulation.
On passedunsystème centrésur l’hôpitalàunsystème oùl’hôpital fait
partie dunréseau(3) .Lesmaladieschroniquesetfonctionnellesde longue
durée prennentlarelèvedesmaladiesaiguësetinfectieuses.Le médecin
travaillant seul etde fon autonome dans son cabinetouàl’hôpital,
est remplacé pardeséquipespluridisciplinaires.Lecolloquesingulier
devientuncolloque pluriel. L’extrême scialisation accrtle besoin
daccompagnementetdecoordination. Lesnouvelles technologiesde la
decine rendentpossible une médecine individualisée audomicile du
patient.Etle système desoinsdoitaccepterqu’il ne peut àluiseule,en
rendantaccessiblesàtoute lapopulation des servicesdesantéde qualité,
réduire lesdisparitésdesantédanslapopulation.
Larrivée duconceptde gouvernance impliquedeschangements aux trois
niveaux où s’exerce larégulation :macroscopique;soscopique, celuides
organisations ; etmicroscopique, celuides relationsentre lesacteurs
individuels.
Auniveaumacroscopique
,larégulation démocratiquedomine. Elle est
mobilisée pour définirlesgrandsprincipesorganisateurs quiassurentla
cohérencede l’ensemble du système. Elle portesur desquestionscomme
l’envergurede la couverturedu régime dassurance-maladie,lapopulation
assurée,larépartition despouvoirs entre lesniveaux dedécision (degrésde
décentralisation),la définition deschampsd’exercicedesdifférents
professionnels,lesformesde financementdu système desoinsetles
articulationsentre lespolitiquesintersectoriellesdesanté etlespolitiques
desoins.Leconceptde gouvernance, auniveaumacroscopique,renvoie aux
idéesdune plus grande participation directedescitoyensaux décisions,
dune décentralisation accrue pour mieux utiliseret responsabiliserles
compétences, de l’adaptation du système desantéaux particularitéslocales,
dune plus grande ouvertureà de nouvellesformesde financementetdu
recours accru àl’intersectorialité etàl’imputabilité pour apprécierles
conséquences sanitairesdespolitiquespubliques.
(3Cest une véritable révolution de type copernicienne que doit vivre lhôpital public.Ancienne forteresse
enfermant sespropresmalades(etleurs dossiers !) etautour de laquelle gravitaientlespatients ambulatoires
etlesautresacteurs de lasanté,il vadevenir un deséléments qui graviterontautour dupatient,dans son
parcours de soinscoordonné »[6].
A.-P.CONTANDRIOPOULOS
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Auniveaude l’organisation de l’offredesoins
, cesont surtout leslogiques
marchande et technocratique quisontàl’œuvre. Ellespermettentdedéfinir
lesmodalitésdaccèsaux services,les responsabilitésetles règlesde
gestion desdifférentesorganisations(hôpitaux, CLSC, cabinets privés,
CHSLD…),le contrôle despratiquesprofessionnelles,les systèmes
d’information,lesmodalitésde paiementdesétablissements etdes
professionnels,lagestion de laqualité… Endautres termes, cesdeux
logiquesdéfinissentl’architecture etles règlesde fonctionnementdu
système dedispensation des services.L’espacederégulation qu’elles
investissent reste limité, duncôté,parlesgrandsprincipesorganisateurs du
système desanté quirésultentdedécisionsprisesauniveaumacroscopique
et, de l’autre,parlesexigencesde la clinique oùdomine lalogique
professionnelle (4).Leconceptde gouvernanceauniveaude l’organisation
des soins renvoie àl’idée que,pour éliminerlesbarrresetles rigiditésdu
système actuel,il est cessairede fonctionneren réseaux, d’introduire
descanismesde marché internes, dedécentraliserlesdécisionsetde
généraliserles systèmesd’évaluation etdamélioration continuede la
qualité.
Auniveaumicroscopique
, c’est-à-diredansle système clinique,lalogique
professionnelle est dominante. Lesystème clinique est aucœur du système
desoins, c’est lui qui permetdaccueillirlespersonnes souffranteset
inqutes, dediagnostiquer, de prévenir, detraiter, de pallier, d’observer
leurs problèmesdesanté etde lesorienterdansle système desoins.Lebut
de la cliniqueconsisteàoffrirà chaque personne souffrante les servicesles
mieux adaptésàsesbesoins scifiques(qualité et scificité) grâceaux
connaissancesexistantes(universalisme) etaux compétencesdesdifférents
professionnels(efficience) – ce qu’elle réussità accomplirparl’intégration
des soinsdansl’espace, dansle tempsetentre lesprofessionnels
(continuité,globalité et réactivité). Lesexigencesde la clinique placentles
professionnelsdans une situation paradoxale :ilsdoivent,en toute liberté,
exerceraumieux leur jugementpour adapterleurs connaissancesaucas
particulierdechaque patient,mais,en même temps,ilsdoivent sassurer
queleurs décisions sontfondées sur desconnaissances scientifiques
reconnues[5].C’est à cettecondition qu’ils serontàmême de pouvoir rendre
descomptesdesdécisionsprisesen fonction de normesetdecritères
généraux [4,11,15].Lesystème cliniquesedistinguedetous lesautres
secteurs oùl’on offredes services(assurances, banques…) parl’existence
dun noyauirréductible d’incertitude lié aufaitque ni le diagnosticni l’effet
des traitements ne peuventêtre prévus avec certitude. La logique
professionnelle permetdeconcilierla double exigencede la clinique:faire
du«sur mesure»[15]et rendredescomptesen fonction de normesetde
connaissancesgénérales.
(4) Onattribuesouventlesproblèmesdu système desantéaricain àl’intrusion deslogiquesmarchande
et technocratiquedansle domaine de la clinique etde larégulation macroscopique. « Il est clairqueconsi-
rerlamédecine comme une marchandisesoumiseàlalogique de lentrepriseremodèle lafon dontles
soinsmédicaux sontfinancésetdispensésaux États-Unis,depuisle mode de commercialisation des services
etlaprolifération desorganismesmédicaux privés,jusqu’àlamicrogestion descisionscliniques,des
traitements etdumême coup de larelation entre le médecin et son malade. De plus en plus,lobjectif est de
vendreun“produit” plutôtque de dispenserdes soinsetce, à desclients” plutôtqu’àdespatients »[12].
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La question de lagouvernancede la clinique(5) se pose parce que les
grandesforcesquis’exercent sur le système desanté ont transformé en
profondeur le domaine de la clinique. L’exercicede ladecine ne peut plus
seconcevoir uniquementcomme une relation individuelle entreun patientet
un médecin,il demandedesmoyensetdesexpertisesqui obligentàle
pensercomme un phénomène collectif sedéployantdansdesorganisations
(formellesouinformelles). L’espacede la cliniqueconstitueunvéritable
système dactionsoùdoivent secoordonnerlespratiquesde professionnels
autonomeset très scialisés.Pour conciliercoordination etlibertés
professionnelles,lagouvernanceclinique,oblige àrepenserlesformesde la
coordination etd’élargirle conceptdautonomie professionnelle.
Enrésu, aucune desquatre logiquesàl’œuvredansle système desoins
ne domine de fon absolue etaucun groupe dacteurs ne peut dicter saloi
aux autres.Chaque logiqueconstitueun langage àpart entre,fondésur sa
proprevision du système desoins, de larationalité quidevraitorienter ses
décisions, dufonctionnementquidevraitêtre le sien, de laplace etdu rôle des
différents acteurs etdes relationsquecesystème devraitentreteniravecle
restede lasocté. L’enjeude lagouvernancedu système desoinsconsiste
donc à organiserlesespacesd’expression etdetension qui existententre les
quatre grandeslogiquesderégulation, de fon à ce que lesdécisionsprises
en fonction de l’une oude l’autre,parl’undesacteurs du système,soient
comprisesetperçuescomme légitimespar tous lesautres.Ilsagitlà de la
condition
sine quanon
pour ques’opèreune intégration dynamique et
cohérente entre lesdécisionsconcernantlesgrandsprincipesorganisateurs
du système,l’organisation de l’offredesoinsetlesdécisionscliniques.
La gouvernance:penserdifféremmentl’action collective
La gouvernance peut sedéfinircomme la conception,la conduite et
l’évaluation de l’action collectiveàpartirdune position dautorité[13].Elle
sappuie sur :(1)
unsystème de gestion
(ensemble des règlesquidéfinissent
lesmodalitésdedistribution dupouvoiretdes responsabilités);(2)
un
système d’information
(ensemble desdonnéesetde leur système
d’exploitation nécessaire pour que le système organisédaction soit
intelligible et transparentàtout momentpour lesprofessionnels,les
gestionnaires,lesplanificateurs,lespatients etlapopulation) ;(3)
unsystème
de financement
(ensemble desincitations véhiculéesparlesmodalitésde
financementdu système,lescanismesdallocation desbudgets etles
dispositifsde paiementdesacteurs)[4,9].La cohérence entreces trois
systèmespermetàlagouvernancederéaliserles troisgrandesfonctionsqui
la caractérisent.
La fonction d’orientation
, ce queHatchuel [13] appelle laprospective,peut
sedéfinircomme le :«
processus de production collectivedeconnaissance
(5) Pargouvernanceclinique,nous entendonsla conduite, à partirdune position dautorité, desactions stra-
tégiquesetmanarialescessairespour coordonnerlespratiquesde professionnelsautonomesen situa-
tion d’interdépendancedansl’exercicede leurs responsabilitéscliniques, dansle but dassurerlaqualité et
lasécuritédes trajectoiresdesoinsdechaque patient.
La gouvernancecliniqueconsisteàmobiliserdes savoirs, duleadership, desoutils, desleviers dactionspour
quedanslesorganisationsdesanté,le domaine de la clinique etle domaine organisationnel interagissenten
synergie pour orienterl’organisation dans son ensemble, dansle sensdune amélioration continuedesa
performance.
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