A.-P.CONTANDRIOPOULOS
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Santé publique
2008,volume 20,n° 2,pp. 191-199
lesdécisions.Lesprofessionnels(médecins,infirmières,pharmaciens,
dentistes…) valorisentlalogique professionnelle ;lesgestionnaires(payeurs,
évaluateurs,fonctionnaires…) fondentleurs décisions sur lalogique
technocratique,sur larationalité formelle ;le monde marchand(sociétés
pharmaceutiques, assurances,groupesfinanciers impliquésdansl’offrede
soins…) affirme lasupérioritéde lalogique marchande;et,finalement,le
monde politique (lesélus,les représentants légitimesde groupes
constitués…) revendique laprimautéde lalogiquedémocratique[8,10].
Le pouvoirdechacundecesquatre groupesd’acteurs reposesur sa
capacitédeconvaincre l’ensemble desacteurs sociaux qu’il parle etagitau
nom etdansl’intérêtde lapopulation. Ceteffort se manifeste parlesmots
utilisés(2) .Ainsi,lesprofessionnelsde lasanté parlentdes« patients » et,
plus généralement, des« malades»;lesgestionnairesparlentdes
«usagers », des«bénéficiaires» oudes«assurés»;le monde marchand
utilise les termes«consommateurs »,« ménages» ou«clients »;l’État se
réfèreaux «citoyens», aux « électeurs », aux «contribuables» ouau
« public» en général. Plus un groupe d’acteurs peut parleren toute
légitimitéaunom de lapopulation,plus lalogiquederégulation qu’il
valoriseaura de poidsdanslesdécisionscollectives.Maisceteffort ne peut
jamais réussir totalement,puisqu’aucunsystème desanté n’est,en effet,
régulé par une seule desquatre logiques ; larégulation empiriquede
chaquesystème secaractérise par une dosedonnée (toujours non nulle) de
chacune deslogiques.Et, d’autre part,larationalitédechacune des
décisionsdechacundesacteurs reposesur le faitqu’elle s’inscritdans une
seule deceslogiques.Il faut donc accepterl’idée que le système desanté
est constituéd’espacesdedécisionsdanslesquelsl’une oul’autredes
logiquesdomine. Etparconséquentqu’il existedesfrontièresentreces
espaces,frontièresautour desquelles seconcentrentles tensionsentre les
logiques.
La définition decesfrontièresetleurs déplacements fonten permanence
l’objetdediscussionsetde négociations.Mais une foisinstitutionnalisées,
elles structurent un ordresocial particulieren définissantles rôlesetles
domainesd’exercicedesdifférents groupesd’acteurs.Elles renforcent
certaines valeurs etcertaines représentations ; ellesencouragentcertaines
formesde pratiqueseten découragentd’autres ; ellesfixentlesfrontières
desdifférentesorganisations.Enbref,ellesdéfinissentles structuresdu
système etlesformesparticulièresdesarégulation.
Cesontcesformesparticulièresderégulation du système desanté qui
ontétébrutalement remisesen question durantlesannées90 sous la
pression combinée de plusieurs grandesforces.Ledéveloppementdes
connaissancesetdes techniquesapermis unaccroissementconsidérable
dudomaine d’intervention etde l’efficacitéde lamédecine alors que le
vieillissementde lapopulation etla dégradation de l’environnement
(2)Pour Bourdieu[2,3], l’enjeude laluttedesclassements sesituedans«
le monopole de lareprésentation
légitime dumondesocial»
[3]
. « Ce qui faitle pouvoirdesmots etdesmots d’ordre,pouvoirde maintenir
l’ordre oude le subvertir, c’est la croyancedanslalégitimitédesmots etdecelui qui lesprononce, croyance
qu’il n’appartientpasaux mots de produire… le pouvoir symboliquecomme pouvoirdeconstituerle donné par
l’énonciation, de fairevoiretde fairecroire, deconfirmeroudetransformerlavie dumonde et,parlà, l’action
sur le monde, doncle monde,…ne s’exerce ques’il est reconnu, c’est-à-dire méconnucomme arbitraire.
»[2].